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lettres de l'imagier

  • Au bonheur des Nègres

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    Une lettre retrouvée. Ce que mon ami Philip écrivait, ce première jour de l'ère Obama, à mon ami Bona.

     

    Paris, mercredi 21 janvier 2009.

    Cher Nègre de l’aube,

    Hier matin Paris avait revêtu sa doudoune. Les néons noués en croix vertes, enseignes clignotantes qui annoncent, sur la rue, les officines à suppositoires, affichaient à peine deux degrés celsius au dessus du néant. Courbé sur ma bécane, congelé sur ma selle qui l’était tout autant, j’écrasais le pédalier en haut de la rue Monge, dans ce style qui fit la fortune de Joop Zoetemelk, surnommé le Hollandais du Tour, lorsqu’ un citoyen black, profitant de mon allure de candidat à la voiture ballet, se planta, sans risque, sur ma trajectoire, son sourire tout en ivoire me barrant la route.

    Le voir c’était le reconnaître, et ceci dans la même seconde, tant ce visage rayonnant m’est si cher et si familier, même camouflé dans une espèce de passe-montagne bricolé, sorte de choucroute inspirée des étoffes habilement nouées sur le sommet de leur chef par les chasseurs malinkés sillonnant les plateaux toujours giboyeux de la Haute Guinée. C’est Doumbia, dit Doumdoum pour les intimes. Mon vendeur de Monde à la sauvette, mon ami depuis deux ans.

    Sa peau, son visage et ses lèvres, sa tête nue, un ensemble fin et élégant, plutôt habitué aux longues heures de pasteur passées au soleil de la savane, à surveiller les troupeaux, à l’ombre tiède d’un manguier, n’apprécie pas du tout ces journées sombres et ingrates de l’hiver parisien, battues par ce petit noroît aigrelet qui vous traverse les meilleures des jaquettes.

    Devant ma surprise de le trouver ici , à cette heure avancée de la matinée, dans le Vème, alors qu’il aurait déjà dû prendre livraison de sa pile de Monde, pour l’écouler aux lecteurs du XVIème, tout engoncés dans leur respectabilité, et aussi de sa poussette pleine d’exemplaires plastifiés qu’il doit glisser dans des boîtes aussi accueillantes que les rombières restées planquées dans leurs étages, il me confirme son arrêt de travail volontaire qu’il a décrété, unilatéralement, chômage technique. Ce froid n’est pas pour lui, il a appelé son chef, Le Monde peut l’oublier ce jour.

    Tout heureux de tomber sur moi, il me propose de passer au kiosque, chez Fathi avec qui il traficote quelques améliorations de revenus, très cachottier. Nous partons pour faire le chemin ensemble et en cour de route nous débusquons un PMU où Doumbia pourra faire son tiercé. Nous stoppons à la Corniche d’Oran, bar tabac où les joueurs maghrébins et de toute l’Afrique se pressent au comptoir et à la caisse débordée par vagues, au rythme des annonces des courses, tout en pataugeant dans plusieurs couches de quittances, de billets de loterie, de formules de tiercés déjà jouées, déjà perdues, larguées par dépit spontané à même le sol.

    Tout fébrile, Doumbia le Malinké, originaire de Kankan, ville des rives vertes du fleuve Milo, cour d’eau paresseux, qui coule sans se soucier vraiment de rien, selon la formule de mon ami, échange quelques pronostics tout en feignant de s’intéresser aux propos d’un tuyauteur algérien. Ali, originaire de Boumerdès, a tout perdu dans le tremblement de Terre de 2003, qui frappa sa ville natale et détruisit la maison pour laquelle il avait travaillé toute sa vie et dans laquelle il venait d’emménager. Et le voilà de retour en France, dépouillé de toutes ses richesses. Ali que tous ici surnomment affectueusement « Ali Les Bons Tuyaux », en hommage à un personnage des «Nouveaux Chevaliers au grand cœur, qui n’ont peur de rien…mais qui gagnent toujours à la fin ». Ali, toujours en costard, élégant, et en chaussures blanches pur cuir, le visage complètement vérolé et envahi de cicatrices, suite à un accident de chantier qui lui fit frôler la fin, Ali au dentier neuf et si éclatant, dernier signe de sa richesse perdue, mais qui rappelle à tous, sans qu’il s’en doute lui-même, le sosie d’un Frankenstein échappé d’une série b.

    Doumbia, grand seigneur des Hauts Plateaux de l’Est, lui file une pièce de deux euros, toujours préparée à cet effet, pour ce tuyau déjà percé de part en part. Mais Ali - et c’est pour cela qu’ils continuent tous à le payer, chacun avec une moue de léger dédain, un peu feinte - fait partie des jeux, il fait l’ambiance, comme les écrans qui tapissent le bar et comme les serveurs moroses, mal payés eux aussi, mais qui excellent dans l’art de se glisser entre les joueurs, attentifs à ne pas faire chavirer les demis agrippés à leurs plateaux volant au-dessus des têtes. Doumdoum sort en saluant à la cantonade et en gratifiant tout cet entourage qui lui est familier de grands rires sonores et chantants. Quand il ressort, le silence des joueurs retombe sur le bar.

    C’est qu’il ne joue pas pour gagner, ce fils de petit éleveur de bétail de la savane ouest soudanienne. Il joue simplement quelques euros pour vivre autre chose que la vente du Monde, pour vivre autre chose que traîner pendant son temps libre sur un lit au milieu des quatre gosses de la famille guinéenne, mélinké comme lui, qui l’héberge de bon cœur dans son trois-pièces. C’est qu’il a perdu sa toute petite, mais si confortable, chambre de bonne...

    Il l’a perdue dans le grand incendie du Boulevard Vincent Auriol, dans le XIIIème, qui faucha vingt-cinq vies, dont onze enfants en bas âge. Sa petite chambre était sous les toits. Il découvrit l’horreur en rentrant du travail, comme un père, de ses amis, découvrit les corps carbonisés de ses cinq petits et de son épouse. C’est au cours du rassemblement à la mémoire de toutes ces victimes africaines que je fis la connaissance de Doumbia. Ces larmes sur ce visage, si gris ce jour là, et pourtant si doux, m’avaient arraché les miennes. Nous étions restés bien longtemps les yeux brûlants, après la fin de la cérémonie, à nous raconter des bouts de nos vies, assis à même la rue, au milieu du rond point de la Place d’Italie, devant des ribambelles de canettes de bières pour apaiser les chagrins, pendant que les agents, partageant cette fois-ci l’émotion des manifestants qu’ils avaient la charge de surveiller, détournaient la circulation pour nous laisser le temps de reprendre nos esprits.
    .
    Sa paie de vendeur de baveux et ses gains d’activités éparses, il les envoie fissa fissa chaque mois, par la Western Union du coin de la rue de la Goutte d’Or, à sa famille, à sa fille de 17 ans qui commence des études à l’université Anta Diop de Kankan. De sa famille , de son ou de ses épouses, Doumbia ne m’en parle qu’en silence, une tristesse grise et tendre envahit alors à nouveau ce visage si expressif, il s’éteint et se tait.

    Panopticon1131.jpgMais quand nous nous voyons c’est la fête, on rit beaucoup pour rien, on se regarde et on rit. Cela ne m’était plus arrivé depuis belle lurette, de regarder un ami au fond des yeux et de rire d’un fou rire à s’étouffer. Or, avec Doumia, c’est toujours ainsi. On rit et on pleure, la frontière entre les deux émotions n’est pas palpable et c’est bien ainsi.

    Hier en fin d’après-midi, à la fin de ma garde du kiosque, Fathi, de retour de la mosquée, me souffle à l’oreille qu’il a prié pour les enfants morts à Gaza, son geste délicat est empreint de discrétion pour ne pas se faire entendre des clients, on ne sait jamais, il pourrait il y avoir un pro-Israélien parmi eux. Mon ami djerbien reste toujours discret même dans ses joies et ses chagrins, est-ce dû à la légendaire pudeur de l’insulaire ou au jeu supposé imposé par les lois coutumières du pays d’accueil auxquelles se soumettent en apparence, sans rechigner, mes amis immigrés. Je ne saurais le dire.

    Me voyant libéré de mes obligations auprès de Fathi, mon tribut à l’amitié et aux échanges, Doumbia me propose de faire un tour avec lui au Foyer Africain de la rue du Château des Rentiers qui se trouve tout près de chez moi, pour y retrouver un de ses cousins. Ce Foyer, je le connais déjà pour y avoir fricoté avec des militants de la cause des Sans-Papiers. Mais mes amis d’alors se sont fait chartérisés depuis par le Ministère de l’Identité Nationale. Lorsque nous y pénétrons en échappant avec succès au contrôle du vigilant concierge blanc de l’entrée, chargé de veiller à protéger ses pensionnaires des influences néfastes des idées républicaines, nous parcourons, à la recherche du cousin Diallo, les coursives de ce bâtiment étroit de cinq étages, authentique navire négrier moderne, restant à quai, mais aux cabines surpeuplées de travailleurs en attente de régulation.

    Nous visitons les chambres une à une, la chaleur y est étouffante, les odeurs des mâles travailleurs exhalent acidités et senteurs de gels douche extra doux. Indifférence polie et cris d’amitiés se succèdent à nos passages dans chaque chambre. Les hommes mangent, boivent, discutent avec passion dans leurs diverses langues chatoyantes que je suis totalement incapables de décrypter. Dans toutes les chambres une ou deux ou trois télévisions sont allumées, et toutes diffusent l’investiture et le visage d’Obama.

    Ramallah167.jpgCes immigrés africains en France, entassés ici dans cet immeuble ingrat, par des contractants se prétendant abusivement thuriféraires des droits de l’homme, ces immigrés, souvent humiliés, sont ce soir emplis de la fierté d’assister à cet événement mondial, abasourdis qu’ils sont par l’audace de ce premier président américain noir qui ose rappeler à la face du monde, qu’il n’y a pas cinquante ans, les noirs ne pouvaient pas boire une bière dans le même bar que les blancs et étudier dans les mêmes universités.

    Les bières circulent et s’entrechoquent, les plaisanteries circulent vite. Celle qui nous fait tous rire est reprise par un grand Sénégalais élégant dans son boubou bleu roi. « Vous avez vu ces tordus de blancs, ils ont encore trouvé un nègre pour faire leur sale boulot : prendre la présidence d’une Amérique en crise et au bord de la faillite. » La soirée avance, nous restons coincés chez des guinéens amis de Doumbia. Le cousin est introuvable. Doumdoum a déjà oublié que nous étions venus lui parler. Il a trouvé pleins d’autres cousins pour l’occasion.

    Je suis au milieu d’eux, seul blanc, comme si j’étais des leurs. Les plats et les bières n’en finissent plus de circuler. Les discours d’Obama ont fait place aux musiques et aux déclamations. La fête sera longue. Ce soir le Maître du monde est noir. L’Afrique se sent un peu Maître du monde, elle aussi. On ne va pas bouder notre plaisir.

    Il est deux heures du mat. Je n’ai pas sommeil. Je suis de retour chez moi. Jean-Louis je commence cette lettre ci-dessus, pour te l’envoyer avant tes prochaines pensées de l’aube.

    Salut frère Négro des neiges,

    Philip

    Images: Fleur de volcan. Encres et techniques mixtes de Bona Mangangu.
    Photos de Philip Seelen et Pascal Janovjak.

  • Ma Seine et mon ciel

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    Lettres de l’Imagier (5)

    Paris, ce 28 janvier 2009.

    Cher compère de l’Alpe,

    Parti ce matin en bicyclette à la chasse aux images pour nourrir nos panopticons, du côté du Quai d’Ivry, j’ai surpris ma grande Seine pleine de ses eaux couleurs sépias messagères de mauvaises crues quinteuses. En ces jours frileux et tout pisseux de janvier où ses riverains se terrent at home, ravagés par le myxovirus influenzae, le teint terreux que charrie mon fleuve préféré inquiète ses rives qui, à l’égal des cordons de CRS, craignent des débordements.

    Certains jours, quand Paris et ses rues me saturent les yeux, j’aime bien venir là où le dieu Ra se fait plus libéré. Partant du Pont de Tolbiac, je remonte la rive droite plein soleil, je longe les quais du Port de Bercy à bicyclette, avec Montand en rengaine. Je pédale sur le sentier qui se faufile timide et coincé, entre les tentacules de l’échangeur engorgeant la pénétrante A 4 grouillante de véhicules qui fuient le périphérique, et les ponts jumeaux Nelson Mandela, pour rejoindre l’Ile Martinet et son quai aux chalands. Là je surplombe le i grec que forme le confluent de la Seine et de la Marne en bataille de célébrité avec sa sœur.

    En ce jour sale de janvier les couleurs ont viré au tirage noir blanc affiné par les nuances infinies de ses gris. Les nuages grisaillent lourds les deux bords du courant. Les Hachelems ouvriers d’Ivry, désuets et rabougris, avec leurs faces reblanchies à la va-vite, et les neuves tours vertes, vitreuses et prétentieuses abritant des blaireaux de classe moyenne qui leur font face, sur la rive de Charenton le Pont, affichent tous un sommet coupé au brouillard. Les nuages gorgés de pluies filent en pelotons serrés sans se désunir sous les coups appuyés du suroît.

    Imagier10.jpgCondamné sans sursis à subir les rincées, en fuite sur mon vélo, poursuivant des moinelles aux virevoltes culbutées et chahutées par les rafales, je cherche refuge dans l’abri de mes amis Sans-logis situé au dessous des structures lourdes et inquiétantes de l’A 4. Longeant à contresens le flux régulier des huit pistes bouchonnées par les multiples candidats aux Castorama et Mammouth du coin, je surgis à bout de souffle et trempé dans le trou béant, sous le courant incessant des bagnoles.

    Je crie un salut et le vide de la cavité me fait écho. Seul martèle le silence ce rythme typique, battu en basses sourdes, lancinant, émis par le roulement des essieux en résonance sur les joints du macadam routier au-dessus de ma tête. Les matelas humides, entassés là, sortent de leur solitaire langueur hivernale et m’observent, surpris de trouver si tôt dans l’année un candidat nouveau à leur crasseux moelleux… La caverne de Platon de mes SDF est vide. Nada et personne pour seule présence.

    Dépité de ne pas trouver là les immuables Polonais de Jacek et de sa bande de zozos enchaînés à leur ivresse douce mais qui font toujours un accueil chaleureux à mon couple aguicheur de Krakowska, le populaire saucisson de Cracovie et de Vodka à l’herbe de bison que j’achète pour eux chez Bogdan Fedorczak, le traiteur de Lvov réfugié à Noisy le Sec.

    Même la si solide et si solitaire Irène, pourtant, toujours là au Nouvel An, s’est envolée, emballée dans son inséparable sac de couchage de l’armée américaine, sa deuxième peau, ce cadeau, dit-elle, de son Luis, un soldat républicain et ibère de la Buena, cette compagnie de pionniers espagnols de la Colonne Dronne qui la première libéra Paris, établi au Kremlin Bicêtre après la Libération.

    Ces disparitions soudaines sont l’œuvre d’une patrouille du Samu Social. Lucien Petit-Breton, venu piger qui poussait des cris dans le vide, vivant là à demeure dans sa cabanette toute faite de matos Ytong, ces parpaings synthétiques récupérés dans la déchetterie du Casto du coin, confirme. Petit-Breton, semblant vivre là à l’année, petit aristo des sans-logis, le visage disparaissant sous sa barbe densément hugolienne et sa forêt infinie de cheveux gris, est fier de son cabanon réfugié dos au mur monumental, soutien de la grande bretelle. Dans son neuf mètres carrés, il est au sec, il se chauffe, s’éclaire et cuisine avec le jus qu’il pique aux WC dames de l’aire de repos située juste au-dessus de son toit de papier goudronné, grâce à la complicité aveugle des hommes de l’entretien qui lui concèdent cette habile dérivation pendant les mois en r.

    - Philou, tu les trouveras tous aux Malmaisons, à l’hébergence d’urgence. La Maraude les a fait embarquer à cause des risques de gel et d’inondation par ici. Tu sais que le coin est précaire. Moi je reste, si je pars je perds tout et tout ce qui me retient dans cette vie est ici. J’ai ma Seine et mon ciel pour moi seul. C’est mon paradis. On cause un peu tous les deux. Lucien en a besoin, la solitude recherchée lui pèse aussi. Il me l’avoue. Son confort minimum lui coûte cher.

    Imagier9.jpgLe départ de ses voisins de cloche l’a laissé face à face avec une solitude trop ample à vivre pour lui seul. Ces jours ici, avec cette météo plus personne ne passe sur le quai. Pour la manche c’est comme pour le mercure proche du dessous de zéro.
    - Là, plus fort que ceux du Grand Bleu, je touche les grands fonds, qu’il me lâche. Il cache ses yeux sous le front posé délicatement sur les deux genoux, qui battent la mesure d’un air qu’il est le seul à entendre, ou il tremble de solitude, je ne saurais le dire.

    Touché par son accueil et ne trouvant aucun mot utile à lui dire, je lui réponds tout en silence lui laissant dans ses mains froides et noires de tristesse un des paquets de gris et le Rizla + de Luxe, papier à cibiche que j’avais amené pour Irène la rouleuse. Enfin je me déleste de la moitié des Krakowska prévues pour la bande à Jacek, tout en lui coulant le demi du litron d’Herbe de Bison dans un kilo de rouge usagé qui échappera ainsi aux gosiers des Slaves pour l’instant disparus.

    Resté bredouille à la recherche de mes autres amis de l’Ile Martinet, j’affronte alors de face, sur mon deux-roues à mollets, les coups de brise violents qui transforment mon retour sur la colline du XIIIème en col de première catégorie. Arrivé aux Malmaisons, je cherche mes amis, mais personne ne répond à mon appel. Il est 15 heures et le centre d’urgence est fermé pour ravaudage d’hygiène. « Il n’y aura personne avant la nuit tombée », m’informe d’autorité une gardienne qui me pense demandeur d’urgence. « Vous pourrez prendre votre douche, votre lit et votre paquet repas juste avant le 20 heures, qui n’est plus le 20 heures », me précise-t-elle, mais le JT de 19 heures 57. Tout en essayant de trouver un sens à sa remarque, j’ai déjà entamé une recherche géographique de mes nomades du bitume.

    Mais mon quartier n’est pas si vaste et les sans-logis qui le fréquentent ne sont pas si difficiles à retrouver, tant leurs habitudes quotidiennes sont attachées à des lieux précis et restreints. Je tombe sur Jacek. Il est seul. Il a déposé son impressionnante carcasse, aussi haute que large, à même le bitume de Massena, à la hauteur de la Tour de Messine, trente étages de HLM brut occupés par le petit peuple asiatique du quartier. La nuit est tombée, il bruine.

    Jacek semble se réchauffer, son corps déployé sur une maigre et coupante ventilation du métro. Une impression de lointaine chaleur, empreinte des odeurs de pneus chauds exhalées par les rames bondées à ces heures et défilant toutes les trois minutes, à la verticale, trente mètres sous lui, semble le satisfaire. Emmailloté dans des dizaines d’étoffes coloriées et disparates, il s’est bordé de bouteilles vides ou à moitié pleines, il ronfle. Je n’ose le réveiller. C’est le Nouvel An chinois et les rafales de mille pétarades résonnent sur les vingt tours du quartier. Rien n’y fait.

    Jacek doit déjà être en Pologne à Cracovie, accoudé à son bar préféré, plaisantant lourdement avec sa bande de zozos sur la serveuse ukrainienne fraîchement débarquée. Je lui glisse le demi restant de vodka et sa part de Krakowska au milieu de son si maigre édredon d’étoffes. La bruine a cessé, un temps essoufflé, le vent froid s’est bien repris. Il est 17 heures 57 encore deux heures avant le JT de 19 heures 57 sur les écrans d’urgence aux Malmaisons, mais sans Jacek.

    L’Angliche, comme tout le monde le surnomme dans le quartier c’est Kenny. Il doit atteindre les deux mètres. A toutes les saisons, ce géant, rare survivant sans doute des anciens Britons, porte la même veste bleu matelassée, et les mêmes jeans. La tonsure épaisse de ses cheveux poivre et sel cache mal son front, ses joues, son nez et ses lèvres bouffies et rougies comme si un incendie couvait en permanence sous son visage. Du matin au soir il n’est jamais couché, jamais assis. Il est éternellement debout regardant un horizon qui nous échappe à tous. Le matin à l’entrée ouest de l’Allée Marc Chagall. Dès midi, tout l’après midi et pour la soirée à la sortie du parking de la Rue Gandon.

    Imagier8.jpgIl est debout. Parfois un cartable sous le bras contenant une bibine d’alcool fort. Il est debout. Il sourit quand on le salue ou qu’on lui adresse une pièce ou la parole. Il est debout. Il répond dans un sabir indéchiffrable rappelant un anglais lointain. Il est debout. Au milieu de la nuit il disparaît. Le matin on peut le retrouver à l’entrée ouest de l’Allée Marc Chagall. Il est debout. Et ainsi de suite années après années. Il est debout. Nul ne peut dire s’il se souvient quand il est apparu dans notre entourage pour la première fois. Il est debout. Sans doute il y a longtemps. Il ne manque jamais un jour. Toujours debout. Sentinelle de lui même.

    Irène je la retrouve devant son Picard, la succursale de la chaîne du froid de l’avenue d’Italie à côté du square du Moulin de la Pointe où est apposée la plaque commémorant les républicains espagnols de la colonne Dronne pénétrant Paris pour la libérer. Débrouille, elle a trouvé une tente Quechua qu’elle a fixée à la sortie de l’air chaud des climatiseurs de Picard. Elle est pénarde. Son visage encore un peu rose blanc de sa dernière douche accueille déjà, avec réticence les premières traces du souillon noir de la vie en rue. Ce soir elle chante à tue tête Les Rois Mages en Galilée, sa chanson préférée, dont elle connaît toutes les paroles. Son paquet de gris me vaut une pause dans le massacre du tube de Sheila et une accolade infinie. Je rougis devant les passants surpris par cette scène d’effusion toute en chanson. On se quitte.

    M’en retournant chez moi, par le Square Hélène Boucher, une silhouette à terre, appuyée contre la paroi de la station des bus desservant les banlieues sud, un gobelet à monnaie entre les jambes, me rappelle quelqu’un. C’est Lucien Petit-Breton. Il est de retour en ville au milieu des lumières muettes et de la course sourde des gens pressés. - Bonjour Messieurs Dames vous n’auriez pas une pièce ou deux s’il vous plaît ? Pour lui les affaires reprennent. On se salue de loin, un rien complices. Lui non plus n’ira pas aux Malmaisons assister tout propre au JT de 19 heures 57.

    La pluie s’est remise à mouiller. Il fait froid. Je suis trempé et transi. De retour ici pour t’écrire cette lettre, et avant de démarrer, je me prépare un café grande tasse.

    A bientôt le Préalpin,
    Philip.

    Images: Philip Seelen

  • Tous frères comme ça

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    Lettres de l’Imagier (3)

    Paris, ce lundi 12 janvier 2009.

    Vieux frère,

    Je travaillais samedi à la vente de toutes ces Unes quotidiennes, ivres de nouvelles terribles en provenance de Terre Sainte, au kiosque du boulevard des Filles du Calvaire, appartenant à mon ami Fathi.

    Fathi, un fils de Djerba La Douce. Il y a 25 ans son père, petit agriculteur, bon chasseur de lièvre, mais sans ressource suffisante pour sa grande famille, l'encouragea au voyage pour la riche France.

    L'employé d'épicerie qu'était devenu Fathi après l'école, se résolut, l'âme déchirée, à suivre les conseils de son père et à embarquer sa petite famille pour ce dur, ce si triste voyage vers le Septentrion tant vanté, ce Royaume de l'Exil, là où sortent de terre les blancs frigidaires, les cuisinières à gaz et les belles Peugeot (prononce Pijot) 404 d'occasion.

    Installé avec sa famille dans un deux pièces-cuisine à la Rue de Suez, accroché dix-huit heures par jour au comptoir d'une épicerie de la grande chaîne parisienne de l'Arabe du Coin, dite aussi des Dépanneurs, il apprit à vivre à Paris plus chichement qu'à Djerba, mais sans jasmin et surtout sans ses amis îliens de son enfance.

    Panopticon112.jpgAprès 20 ans d'épicerie, Fathi saisit l'opportunité d'investir ses économies dans l'achat du fond de commerce d'un kiosque à journaux de la chaîne des NMPP. Gagnant à peine l'équivalent d'un salaire minimum avec revues de cul, peoples et quotidiens, il améliore l'ordinaire pour payer les études des gosses avec des activités dont il cache subtilement l'existence et la nature.

    C'est devenu un ami, on se raconte nos secrets, nos peurs et nos doutes, son humour et son sourire de djerbien sont blindés à toute épreuve. Fathi est profondément croyant:

    Pour les musulmans, « Le meilleur jour dans lequel le soleil s’est levé, c’est le vendredi: c’est le jour où Adam a été créé, le jour où il a été introduit au Paradis et le jour où il en a été chassé. En outre l’Heure de la résurrection ne peut être que le vendredi ».

    Donc tous les vendredis Fathi est à la prière. Il ferme le kiosque s'il ne trouve personne de confiance pour le remplacer. Avec le temps et la profonde sympathie que nous éprouvons l'un pour l'autre, j'ai fini moi aussi certains vendredis derrière le comptoir. En échange de quoi je peux lire gratuitement tous les journaux et les revues à ma disposition.

    Une tradition aussi que nous respectons dans notre pacte méditerranéen d'échange amical, c'est le poulet rôti hebdomadaire, ou le couscous que nous partageons installés assis de guingois entre les présentoirs de presse.

    Et ce samedi c'est ce poulet que nous avons partagé. Ce poulet je l'achète chez mes amis David, Daniel et Joseph, juifs pratiquants, qui tiennent un tout petit magasin-cuisine où ils préparent les plats qu'ils vendent en respectant leכשרות המטבח והמאכלים, autrement dit le kashrout hamitba'h vèhamaakhalim qui est le terme désignant le code alimentaire du judaïsme.

    Panopticon244.jpgC'est Fathi qui m'a fait connaître ces trois compères, en exil de Méditerranée eux aussi. Fathi leur fait confiance pour respecter les règles de l'abattage rituel, confiance qu'il n'accorde guère aux poulets rôtis des boucheries Halâl de l'avenue qu'il soupçonne de tricher sur la provenance, en toute complicité avec les autorités françaises de contrôle.

    Donc c'est ce poulet cuisiné selon le respect juif de la Cacherouth que nous partagions lorsqu' a surgit la foule de l'immense manifestation de protestation contre les massacres commis à Gaza par l'armée et le gouvernement d'Israël.

    Habitué de ce type de situation, Fathi interrompit nos agapes pour mettre à l'abri des vandales son gagne pain quotidien. La foule s'écoula heurtant sans gêne les parois du petit kiosque, transformé en un frêle esquif, au milieu de la tourmente humaine.
    Fathi faisait profil bas. Il m' enjoignit avec autorité de cacher la presse arabe ainsi que la Tribune Juive et les Actualités Juives. Je ne l'avais jamais vu dans cet état de crainte panique. Soyons prudents, se justifia-t'il, au cours d'une de leur manif ils m'ont détruit mes présentoirs, enragés de voir presse arabe et presse juives côte à côte. Ils m'ont traité d'Arabe collabo. Mais la suite s'est bien passée. Le calme est revenu autour du kiosque après une heure ou deux.

    Le poulet était froid. Je suis parti chez le Kurde du "sandwich grec" d'à côté, pour faire réchauffer notre volatile refroidi. Dans sa boutique, Dirsîm regardait les dernières nouvelles de Gaza sur son écran plat tout en réchauffant mon poulet."Y en a encore que pour ces satanés Arabes palestiniens. Quand l'armée turque bombarde et massacre un village du kurdistan, on n’en voit pas une seule image. C'est normal l'Europe et maquée avec les Turcs. Nous et notre tragédie on nous oublie. Nous sommes sacrifiés sur l'autel du fric et du commerce."

    En traversant le boulevard, je croise un groupe d'une vingtaine de femmes tout de noir vêtus, elles reviennent de la manifestation. Elle brandissent encore à l'adresse de badauds des pancartes "Israël-Palestine" "L'occupation qui tue nos deux peuples" "Les femmes en noir". Je m'adresse à l'une d'elle qui se déclare juive et israélienne et s'empresse de m'expliquer que le Groupe Femmes en Noir est né sur une place de Jérusalem Ouest en janvier 1988, au début de la première intifada, de la rencontre de sept femmes israéliennes, parmi lesquelles la féministe et pacifiste, Hagar Roublev, malheureusement décédée depuis.

    Elles ont choisi le silence et le noir pour protester contre l'occupation militaire de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, décidée par le gouvernement israélien. Ce choix de manifester en noir et en silence s'est inspiré des pratiques d'autres femmes dans d'autres luttes au monde: les femmes sud-africaines contre l'Apartheid, les mères et grand-mères de la place de Mai, qui chaque semaine en Argentine, manifestent pour leurs enfants et petits-enfants disparus.

    L'idée d'une manifestation en silence et vêtues de noir, avec des pancartes, des symboles en forme de main, avec le slogan "Stop à l'occupation", s'est répandue spontanément dans plusieurs villes israéliennes. Cette forme de protestation symbolique - non-violente est typiquement l'oeuvre des femmes. Tous les vendredis en Israël, des femmes en noir continuent à manifester contre la violence de leur gouvernement, pour réclamer des solutions politiques pacifiques et pour témoigner de leur espoirs de paix. J'embrasse cette belle femme, qui me rend chaleureusement mon accolade.

    Le poulet de nouveau à moitié froid, je retrouve Fathi qui a préparé un thé à la menthe et des pâtisseries, Aboubakar le Nigéria n vendeur du Monde à la sauvette nous a rejoints avec Jorgan, le juif marocain, boutiquier juif d'en face, tous les deux commente avec passion le dernier tiercé, Jorgan est heureux il a gagné 200 euros, et Boubakar perdant mais complice lui balance sa face pleine de sourires.

    Gaza4.jpgDe retour à l'Allée Marc Chagall j'ai découvert sur mon ordinateur toutes ces images témoignant du supplice des enfants de Gaza. J'ai regardé longtemps couler mes larmes devant le miroir de la salle de bain, avant de me décider à faire un choix parmi des centaines d'icônes plus terribles les unes que les autres.

    Un samedi comme un autre de la vie à Paris.

    La Seine te coule un doux salut.
    Philip.


    Images : Philip Seelen et divers photographes palestiniens.Gaza21.jpg

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