Littérature en conversations automobiles
Le père-grand à sourire juvénile, jolie salopette et débit à scrupuleuses saccades suspensives nous emmène en voyage. Première destination le Moyen Age en 58 minutes, ce qui fait en voiture un agréable déplacement matinal, histoire de prendre son breakfast dans une autre ville que la sienne.
Ce décentrage initial est exactement ce que propose, dès sa première conversation avec Lucien Giraudo, Michel Butor amorçant sa Petite histoire de la littérature française en 6 CD. On peut évidemment écouter ceux-ci dans un fauteuil Chesterfield ou un hamac, mais l’idéal me paraît de doubler le voyage en partant avec son Butor sur la route. J’ai entendu « Maudit, maudit, maudit ! », l’extraordinaire passage de La légende de Saint Julien l’Hospitalier, où le grand cerf martyr à dix-huit andouillers dit son fait au chasseur giscardien, au coin d’un bois d’Alémanie profonde, le temps que j’avais pris pour parcourir la distance correspondant aux 4 premiers CD, de l’intro de Butor (Faut-il découper l’histoire littéraire ?) à sa lecture de Flaubert succédant juste au thème Réaction et révolution. Un peu plus tard, cent kilomètres plus à l’Est, Butor me lisait cet autre passage prodigieux qu’il a choisi, de Connaissance de l’Est de Claudel, évoquant un crépuscule chinois.
Michel Butor lit admirablement. On dirait Michel Foucault dans sa cuisine blanche en juste un peu moins précieux: nette découpe mais fruitée, al dente comme Les Deux pigeons de La Fontaine.
Et puis Michel Butor est intéressant. Pas exhaustif du tout, ni académique pour un pet: historique et transversal, dans l’immanence surtout à la française, mais ne discontinuant de raconter « sa » littérature qui recoupe évidemment « la » littérature, avec ses éclairages à lui. Par exemple, parlant de Balzac qu’il connaît comme sa poche ventrale, ou de Zola comme sa sacoche, il évoque le passage d’une société à l’autre ou la signification du grand magasin, après avoir expliqué le passage de l’alexandrin à la prose poétique via Châteaubriand.
A qui s’adresse cette «petite histoire» ? A tout le monde, si tant est que tout le monde reste curieux d’un peu tout, mais il faut que ce tout le monde ait déjà son petit bagage, car le propos de Butor est principalement complémentaire.
Lucien Giraudo, très discret, un peu trop même parfois, est le copilote du débonnaire God virtuel. Le conducteur de la voiture audiophone, parfois aussi, reste sur sa faim. Mais c’est la loi de la conversation non systématique quoique suivant son plan. On passe ainsi « autour » de Proust sans y entrer vraiment (sauf qu’on y entre quand même par une brève lecture), mais Proust est situé comme Apollinaire est situé (par rapport à la Grande Guerre et aux peintres) au tournant d’une nouvelle époque elle aussi située par rapport aux six ou sept siècles qui précèdent. Situer est très important. J'entends aujourd'hui, surtout, situer est hyper-important.
Aux dernières nouvelles en effet, neuf étudiants américains sur dix ne savent plus qui est Hitler (Adolf), le dixième affirmant qu’il doit s’agir d’un marchand d’armes du XXe siècle. C’est dire que l’étudiant américain trouvera profit à écouter Michel Butor qui lui permettra de situer Corneille (avec lecture d’une séquence du Menteur) après Rabelais, ou Beckett à l’époque du premier hamburger Happy Meal.
Ceci encore: Un DVD accompagne les 6 CD, où Michel Butor parle de ses livres-objets. Egalement importante : l’anthologie, sous forme de petit livre broché, qui complète le package avec une trentaine de textes constituant autant d’illustrations non convenues, du Testament de Villon ou Des Cannibales de Montaigne aux Adieux du vieillard de Diderot, ou d’un bout de La duchesse de Langeais à La tour Eiffel sidérale de Cendrars. L’ensemble, paru aux éditions CarnetsNord, coûte 72, 50 francs suisses. En euros, c’est donc un peu moins la ruine. L’essence de la Packard (le voyage doit se faire en Packard, comme la Recherche du temps perdu en 111 CD, pour 365 euros, se fera naturellement en Bentley volée) doit être comptée dans l’addition. Chère littéraure…
Carnets de JLK - Page 178
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Butor pour la route
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Bukowski ou la grâce du dégueulasse
Retour sur la bio d’un affreux, sale et méchant poète, entre autres éclairages latéraux...
Son père était un sale type borné qui le battait, sa mère une méchante garce, ses jeunes années furent empoisonnées par la purulence de l’acné le complexant et l’isolant comme un paria : bref c’est sous les pires auspices que Charles Bukowski (1920-1994) fit ses débuts dans une vie où il ne cessa d’accumuler « un gros lot d’emmerdes », incessamment aggravé par un caractère de sanglier et une sorte de pureté dans la déchéance qui le fit toujours se comporter plus mal qu’on ne s’y attendait, même s’il ne viola pas tout à fait Catherine Paysan sur le plateau de Bernard Pivot ni ne chia vraiment dans les lieux branchés ou snobs qui s’ouvraient à lui. Or cet affreux personnage que l’alcool rendait encore plus méchant et sale qu’au naturel, était également une espèce d’écrivain et une sorte de poète, un écrivain « culte » comme on dit et un poète que d’aucuns dirent aussi important que William Blake, ce qui est aussi exagéré que faux. Mais le réduire à une nullité surfaite serait également injuste. Abstraction faite du mythe vivant et des séquelles de l’iconolâtrie d’époque, Charles Bulowski, dans la lignée de John Fante dont la découverte lui révéla les virtualités d’une poésie de la gadoue et du « vrai », a bel et bien laissé une œuvre, et considérable quoique inégale, dont la large partie autobiographique (mais aussi transposée que chez Céline, en nettement moins tenu quant à la musique et à l’inventivité verbale), autant que les nouvelles parfois étincelantes (disons une vingtaine de vrais joyaux dans un amoncèlement de choses excellentes ou de tout-venant vite fait sur le gaz) et les poèmes de plus en plus abondants, véritable ruissellement sur la fin, méritent plus qu’un regard condescendant ou qu'un engouement écervelé.
Etait-il, pour autant, indispensable de consacrer 386 pages à cette « vie de fou », qui confirme absolument la rumeur selon laquelle le vieux dégueulasse l’était plus encore qu’il ne l’a dit lui-même ? A vrai dire le ton et la façon de cette chronique signée Howard Sounes plaident pour les grandes largeurs de ce récit plongeant immédiatement le lecteur dans le vif du sujet avec le récit d’une lecture publique, datant de 1972, au début de sa gloire dans l’underground californien, qui finit en imprécations et en injures comme à peu près toutes les interventions publiques de l’énergumène.
Retraçant ensuite les tenants et l’évolution de cette vie longtemps mal barrée, l’auteur brosse son portrait en mouvement sur fond d’Amérique des marges, avant d’illustrer les accointances du poète « maudit » avec l’univers doré sur tranche de Hollywood (qu’il a lui-même décrit dans le récit éponyme), notamment dans ses relations avec un véritable ami, en la personne d’un certain Sean Penn, qui ne faillit lui casser la gueule qu’au soir où il se montra désobligeant à l’égard d’une certaine Madonna.
Loin de se borner à de l’anecdote pipole, même si son livre en fourmille assez plaisamment, Howard Sounes s’attache également à l’évolution de l’œuvre et montre bien en quoi la poésie de Bukowski participe d’une sorte de rédemption, lacunaire mais réelle. Schubert dans le merdier, lumière très pure des choses ordinaires, proche parfois du lyrisme des poèmes de Carver, pas toujours faciles à traduire. Comme Verlaine filait de l’or pur dans sa propre abjection, « Hank » touche parfois à la grâce, souvent à l’émotion.
De l’émotion :
« …j’étais là à regarder passer
les voitures dans la rue et je pensais
ces veinards de fils de pute ne
savent pas la chance qu’ils
ont
d’être niais et de pouvoir rouler au
grand air
pendant que je suis assis au bout de mon âge
piégé
rien qu’un visage à la fenêtre
auquel personne n’a jamais
prêté attention. »
Et de la grâce :
« et quand je pense qu’après ma mort,
il y aura encore des jours pour les autres, d’autres jours,
d’autres nuits,
des chiens en maraude, des arbres tremblant dans
le vent.
Je ne laisserai pas grand-chose.
Quelque chose à lire, peut-être.
Un oignon sauvage sur la route
écoeurée.
Paris dans le noir ».
Bukowski à Apostrophes
"Ha ! Ha ! Ha ! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs ! C'était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J'aurais dû le savoir. J'avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c'était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n'y avait pas d'air, c'était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins ! C'était horrible... Je suis devenu dingue."
(Extrait de l’entretien accordé par Charles Bukowski à Jean-François Duval en 1986)Howard Sounes. Charles Bukowski, une vie de fou. Le Rocher, 386p.
Jean-François Duval. Buk et les beats. Michalon, 1998.
A recommander aussi: la présentation du DVD consacré à Bukowski, assorti de séquences filmées où l'on entend la (belle) voix du malandrin: http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/search/label/Bukowski
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Désamour à répétition
Emmanuel Pons persiste et signe…
Entré en littérature avec un premier roman d’une cinglante élégance, intitulé Je viens de tuer ma femme, Emmanuel Pons persiste et signe dans le genre acide avec une nouvelle horreur dédiée à sa mère dont il précise gentiment qu’elle « n’est pas celle de ce roman ». A celle-ci, sur son lit de mort, le narrateur balance illico ses premières vacheries, qu’il ne tarde à justifier en brossant un début de portrait de la défuntée pas vraiment avenant. « Ma mère est morte, L’autre bonne nouvelle, c’est qu’elle est morte riche », lit-on avant d’apprendre que, déjà, l’orphelin ravi songe à la Ferrari qu’il va se payer avec l’héritage, que sa femme Madeleine fraîchement enceinte se réjouit de partager avec lui. Bel avenir que six millions d’euros de viatique et un petit garçon à cajoler quand on n’a pas eu droit au moindre câlin de sa garce de mère… Hélas, huit ans plus tard, l’on ne saurait dire que cette mise a vraiment fructifié. Plus précisément, et c’est en somme très moral tout ça : le pauvre Patrick, observé par sa moitié dont les soupirs ponctuent le récit en contrepoint, loin de se libérer de l’emprise de sa mère haïe, s’est enfoncé dans le stress de la gestion de sa fortune et se comporte en aussi mauvais père, avec son affreux rejeton, que sa mère l’a été.
Tout cela pas joli-joli, mais diablement enlevé…
Emmanuel Pons. Ma mère, à l’origine. Arléa, 131p.
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Le volcan et la Sixtine
Nouvelle traduction du chef-d’œuvre de Malcolm Lowry
Le livre « culte » de Malcolm Lowry, dont la composition connut des tribulations aussi épiques (de perte du manuscrit en incendie funeste) que sa traduction, a rassemblé, à travers les années et les générations de lecteurs, une manière de société secrète évoquée par le critique et éditeur Maurice Nadeau, qui en défendit la première version française de Clarisse Francillon avec une vaillance rapportée à l’ensemble de l’œuvre du grand écrivain anglais.
Comme on l’a vu pour les nouvelles traductions de Dostoïevski signées André Markowicz, la présente version de Sous le volcan (après Au-dessous du volcan, qui nous semblait plus évocateur…) nous propose bien plus qu’un lifting : une véritable refonte qui va « vers le français », au dam des obscurités et des tremblements envoûtants qui faisaient le charme hirsute de ce qu’on a dit une « Divine comédie ivre », mais au profit d’une plus grande fluidité et d’une meilleure intelligibilité. Autant dire que Jacques Darras, qui signe également la très remarquable préface, fait le chemin inverse d’un Markowicz remontant à la source parfois brute (voire brutale) du russe, sans donner pour autant dans l’altération des « belles infidèles » du début du XXe siècle. Entre les deux livres notre cœur balance, comme entre l’ancienne et la nouvelle Sixtine... Reste que c’est par Darras que le lecteur de 2001 trouvera le meilleur accès au labyrinthe de ce chef-d’œuvre crypté.
Sous le volcan, de Malcolm Lowry, nouvelle traduction de Jacques Darras.
Grasset, Les Cahiers Rouges, 549p. -
Le corps obscur
...Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il ? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux que je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps...
Image: Philip Seelen
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Un théâtre de l’empathie
ENTRETIEN Un festival de théâtre pour lui seul : c’est le privilège d’Eric-Emmanuel Schmitt, cette semaine à Evian, où 8 de ses pièces sont présentées. A cela s’ajoutant La tectonique des sentiments, jouée à Paris, et La rêveuse d’Ostende, nouveau recueil de nouvelles.
Eric-Emmanuel Schmitt est aujourd’hui l’un des meilleurs «vendeurs» de la scène littéraire française, taxé d’auteur francophone le plus lu dans le monde en 2003, et multipliant les succès par ses livres, traduits en plus de 30 langues, autant que par les représentations théâtrales et les films qui en sont tirés - l’Académie française lui ayant décerné son Grand prix de théâtre pour l’ensemble de son oeuvre. Limpidité de l’expression, primat de l’imaginaire et de l’émotion appliqué à des situations humaines universelles, optimisme existentiel sur fond de quête spirituelle : tels sont quelques-uns des atouts de l’écrivain, qui prépare actuellement l’adaptation cinématographique d’ Oscar et la dame rose…
- Des huit pièces qui vont être données à Evian, pourriez-vous dégager un caractère commun ?
- Cela me serait difficile sans regard extérieur, mais le fait que mes pièces soient jouées dans une cinquantaine de pays me permet d’évaluer ce qui est perçu en général de mon théâtre : un mélange de divertissement et de réflexion sur la vie. J’aime raconter des histoires qui aient un sens, et j’aime créer des personnages très divers et parfois égarés, sans les juger. Je ne fais de théâtre à thèse même si j’aime bousculer les gens par les questions que je pose et les situations que je propose, sans les troubler gratuitement. Dans Oscar et la dame rose, j’ai touché au tabou de la maladie mortelle de l’enfant, mais ce sujet à faire fuir a touché les publics du monde entier par le fait, je crois, qu’il débouche sur l’acceptation de la vie. Mon théâtre reste accessible à chacun, jouant sur la simplicité et le sérieux si possible non affiché. Voltaire disait qu’une histoire drôle doit être courte, et je dirais qu’il en va de même d’une histoire sérieuse…
- Comment l’idée de La tectonique des sentiments vous est-elle venue ?
- De l’histoire de Madame de la Pommeraye, dans Jacques le fataliste de Diderot, qui entreprend de se venger. Mais je voulais aller au-delà de la vengeance d’une femme: dans une sorte de parcours initiatique où elle découvrirait finalement les impasses de la passion et de l’orgueil. J’ai personnellement une grande méfiance à l’égard de la passion, bien sûr fondée sur l’expérience, et c’est ce que je voulais évoquer : ce tumulte de gens qui aiment ou croient aimer, et se blessent en aimant mal.
- Comment construisez-vous vos personnages ?
- Essentiellement par empathie. Ce ne sont pas des marionnettes que je manipule, mais des individus que j’essaie de comprendre comme des clients de bistrots que j’écouterais parler de leur vie. Cela fait un peu « bateau » de dire qu’on est « à l’écoute » de ses personnages, mais c’est bel et bien comme ça que je vis : un peu comme une éponge à la Simenon, un auteur que j’adore pour sa façon de faire de la littérature qui se moque de la littérature. Le grand écrivain égyptien Naguib Mahfouz m’a dit un jour qu’il se nourrissait lui aussi de tout ce qu’il entendait dans les cafés et les rues du Caire, ce qu’on pourrait dire la voix de l’humanité.
- Tant dans La tectonique des sentiments que dans La rêveuse d’Ostende, vous réservez de beaux rôles à de vieilles dames…
- C’est vrai que les vieilles personnes ont parfois beaucoup à nous apprendre, alors que la société actuelle tend à les oublier, et je suis très sensible au fait qu’elles sont souvent dépositaires d’un secret. Or cela aussi est un aspect que je déplore aujourd’hui : qu’on n’en finisse pas de se confesser en public et de se livrer à tous les déballages, sans respect du vrai secret de chacun.
- Vous venez tout droit des Lumières, notamment par Diderot auquel vous avez consacré votre thèse, tout en professant une foi respectueuse du mystère. Qu’est-ce à dire ?
- J’ai beau être agrégé de philosophie et m’être consacré dans mes jeunes années à la recherche de LA vérité : il m’a fallu déchanter de ce côté-là, mais l’expérience de la vie, et certaines leçons cuisantes, plus encore la découverte du mystère enveloppant notre condition de mortels, m’ont fait écrivain, du côté de ceux que j’appelle les « chevaliers de l’incertain». Tout ce que j’écris est structuré par le doute. Je pourrais dire comme Diderot que je m’endors « pour » et me réveille « contre », et j'ajouterai enfin que tout mon trajet de vie consiste, bien plus qu’à le résoudre : à apprivoiser le mystère…
Eric-Emmanuel Schmitt. La tectonique des sentiments. Albin Michel. La pièce est actuellement à l’affiche à Paris, au Théâtre Marigny-Hossein, avec Clémentine Célarié et Tcheky Karyo. Jusqu’au 30 mars.
La rêveuse d’Ostende. Nouvelles. Albin Michel.
Huit d’un coup…
Pendant quatre jours, du jeudi 28 février au dimanche 2 mars, la ville d’Evian-les-Bains se met à l’heure d’Eric-Emmanuel Schmitt : dix troupes de la région jouant actuellement ses pièces ont décidé de se réunir pour lui rendre hommage. Elles présentent au Théâtre Antoine Riboud (théâtre du Casino) à la Médiathèque et à la MJC: Variations énigmatiques ;Mr Ibrahim et les fleurs du Coran ; Le Visiteur ;Petits crimes conjugaux ; Oscar et la dame rose ; Hôtel des deux mondes ;La nuit de Valognes ;Le Libertin.
Les spectacles seront donnés en plusieurs points de la ville : le Théâtre Antoine Riboud (Théâtre du Casino), la Médiathèque et la MJC. L’auteur fera le déplacement de Bruxelles pour la circonstance.
Evian-les-Bains, du 28 février au 2 mars. Infos : Horaires et planification sont susceptibles d’être modifiés ; avant tout déplacement renseignez-vous à l’Office du tourisme : 04 50 75 04 26 ou 04 50 94 20 51. http://www.eviantourism.com -
De la poésie du monde
Décréation. - Tout est à travailler, à travailler et retravailler, me dis-je tôt l’aube en songeant à tout ce qui nous menace de dispersion et de décréation. A tout instant on est menacé de sombrer. A tout instant la distraction et la dispersion menacent. Diablerie. Le diable est celui qui disperse, l’anti-créateur.Dostoïevski. – Du fait même de son retour à la source endiablée, la traduction d’André Markowitz de Crime et châtiment rend, mieux que les précédentes plus élégantes, l’espèce de fureur agitée voire parfois d’hystérie de l’écrivain. Le mal est là qui court: Raskolnikov doit LE faire, il en est obsédé, cela l’attire et lui fait horreur: il doit prendre le sang de l’usurière, c’est la pire des choses qu’il puisse faire se dit-il sans croire un instant aux raisons qu’il se donne de liquider la vieille carne, et pourtant il doit LE faire comme Juda doit trahir le Christ après avoir été désigné.
Gauche et droite en littérature. - En matière d’idées, j’ai trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, à commencer par L'Inassouvissement, la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz? Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite?
CELA. - Je lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je le relis ces jours, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, et plus je lis et relis et plus je constate que, dans cet océan, chaque vague en est à sa place pour autant qu’elle participe de la substance et du mouvement de CELA . Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun en fonction du chant et de la danse de CELA. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir: que CELA monte.
Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux.Aquarelle JLK: au bord de l'Hérault.
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Une jubilante Mascarade
Au Petit théâtre de Lausanne, en création, la Compagnie Baraka se réapproprie la pièce de Nancy Huston et Sacha Todorov avec deux épatants comédiens à multifacettes. On rit généreusement au fil du jeu de rôles imaginé, dans Mascarade, par Nancy Huston et son fils Sacha, d’abord en toute légèreté « enfantine », puis dans une tonalité plus grinçante et « jaune », où les problèmes des adultes, sur le divan d’un psy joliment caricaturé, nous ramènent à la case départ des vieilles blessures faisant de beaucoup d’entre eux de vieux gamins.
Le thème dominant, éminemment théâtral et dès les origines de cet art, du masque et de ce qu’il masque ou démasque, justement, est traité par les auteurs comme une suite de variations sur des situations connues, à commencer par la rencontre du loup et de la chèvre, laquelle échappe à son pauvre sort en s’improvisant chasseur avant que le loup ne se mue en tyrannique épouse fomentant le meurtre de ce nul, devant laquelle se dresse alors un flic, que défie un rappeur à la coule bientôt troublé par une mijaurée que sa mère harcèle en dépit des conseils de son thérapeute...
Sur ce canevas à l’étincelant crescendo verbal, en tout cas jusqu’à l’apparition de la mère et du psy aux réparties plus attendues, voire plus pesantes, l’équipe de la Compagnie Baraka, sous la direction de Georges Guerreiro, assisté de Vincent Babel, signe une création assez épatante dans l’ensemble, dont l’interprétation virevoltante et drolatique des deux comédiens, Frédéric Landenberg et Diego Todeschini, constitue un atout plus qu’appréciable.
Dans un décor kitsch de nid de Barbie, signé Masha Schmidt, à fond de peluche rose bonbon où telle escarpolette gainée de plumes d’anges jouxte moult jouets mous et doux pour têtes blondes super gâtées, une intro un peu longuette, où deux jardiniers jardinent ce parodique jardin des délices enchanteresses, aboutit soudain à l’apparition d’une irrésistible chevrette que vient harceler (sexuellement, prétend la donzelle) le loup dont les intentions sont traditionnellement moins apéritives.
Dans les grandes largeurs, l’intention des auteurs de figurer le chassé-croisé des relations de domination selon le rôle qu’on endosse, avec tous les reversements subséquents, qu’il s’agisse de conflits de fonctions ou de genre, d’espèces ou de générations, est modulée par un dialogue fourmillant d’inventions verbales et de pointes propres à ravir le jeune public (l’indication « dès 9 ans » est à souligner), et les enfants de plus 17 ans feront leur miel de moult autres aspects d’un humour aux multiples connotations, parfaitement ressaisi par le metteur en scène et les comédiens.
Lausanne, Le petit théâtre. 12, place de la Cathédrale. Mascarade, jusqu’au 16 mars. Mercredi et dimanche : 17h. Vendredi : 19h. Samedi : 15h et 19h. Infos et réservations : 021 323 62 13. Ou www.lepetitheatre.ch
Photo: Pénélope Henriod
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Vertiges du savoir
Sur Les livres que je n’ai pas écrits, de George Steiner (1)
Si les livres que George Steiner regrette (plus ou moins) de n’avoir pas écrits ne sont que sept, le genre devrait occuper des centaines et des milliers de rayons de la Bibliothèque de Babel pour peu qu'on multiplie les sept livres présents par le nombre d’écrivains repentants depuis le nuit des temps.
La vertigineuse rêverie commence d’ailleurs, ici, sous les meilleurs auspice, puisque le premier livre non écrit par l’auteur concerne un érudit monstrueux dont la bibliographie connue compte déjà 385 titres. Or combien de livres Joseph Needham se fût-il reproché de n’avoir pas écrits ?
Ce qui est sûr c’est que la raison qui a empêché George Steiner d’écrire, dans les années 70, l’ouvrage consacré au fameux savant biologiste et sinologue, à l’invitation de l’éditeur de la collection Modern Masters, nous fait toucher illico à la faille d’un titan du savoir. C’est en effet pour un motif purement éthique (plus précisément éthico-politique) que le lien fut rompu à la première rencontre des deux hommes, après que Steiner eut sondé Needham sur les arguments qui, quelque temps plus tôt, avaient poussé le savant à déclarer en public sa conviction que les Américains pratiquaient la guerre bactériologique en Corée. Needham était-il scientifiquement convaincu de la chose ? Le seul doute du jeune homme provoqua la colère du grand homme, en dépit de son premier ravissement à l’idée d’entrer dans le panthéon des Maîtres Modernes, et jamais ils ne se revirent.
C’est pourtant un projet de livre fascinant que George Steiner déploie ici en exposant le grand dessein de Joseph Needham, venu de la science dure et se redéployant tous azimuts dès qu’il amorce son grand œuvre dont l’entier comptera 30 volumes, sous le titre de Science and Civilisation in China.
Le comparant à Voltaire et à Goethe, George Steiner illustre l’extraordinaire mélange de connaissances et d’intuitions de Needham, tout en posant quelques questions aussi gênantes que fondamentales. Pourquoi, ainsi, ce connaisseur parfait de la civilisation chinoise, qui voit en Mao le restaurateur d’une haute tradition interrompue des siècles durant, et qui a beaucoup voyagé dans la Chine contemporaine, s’aveugle-t-il à ce point sur les atrocités de la Révolution culturelle ? Et à quelles fins finales ce monument extravagant de savoir ?
L’une des réponses de l'essayiste est particulièrement saisissante, qui rapproche les œuvres totalisantes de Needham et de Proust : «Science and Civilisation in China et la Recherche constituent, je crois, les deux plus grands gestes de remémoration, de reconstruction totale de la pensée, de l’imagination et de la forme modernes ». Par ailleurs, une échappée sur l’œcuménisme culturel et philosophico-religieux de Needham n’est pas moins éclairante. Needham: « Le taoïsme était religieux et politique; mais il était évidemment tout aussi puissamment magique, scientifique, démocratique et politiquement révolutionnaire ». Et Steiner de s’interroger : « Serait-ce le reflet de Needham dans un miroir ? »
Comme toujours, George Steiner se montre aussi érudit que porté à la critique « fictionnaire » de l’érudition, au point qu’on se demande parfois si Joseph Needham n’est pas une invention de son cru, comme une créature de Nabokov ou de Borges ? Mais non, et Laurence Picken l’a corroboré: Joseph Needham est bel et bien l’auteur de « la plus grande entreprise jamais menée par un seul homme de synthèse historique et de communication entre les cultures ».
Lirons-nous Needham pour autant ? Pour ma part, je m’en tiendrai paresseusement et définitivement à la Recherche en notant pourtant, sous la plume de George Steiner, cette réflexion qu’il rapporte au « processus de déploiement du style » et à « l’élaboration d’u ton distinctif » de Joseph Needham lui-même : « Toute œuvre d’0art, toute œuvre littéraire digne de ce nom aspire à engendrer le dessein qui lui est propre, cherche à boucler la boucle sur ses origines »…
George Steiner, les Livres que je n’ai pas écrits. Gallimard, 287p. -
Les feux de l’envie
En lisant Les livres que je n’ai pas écrits de George Steiner (2)
« Je n’ai pas écrit mon étude sur Cecco d’Ascoli », conclut George Steiner à la fin du deuxième chapitre de ce livre, ajoutant : « Elle n’eût peut-être pas été sans intérêt. Mais le sujet m’était trop sensible ».
Quel sujet ? La jalousie. L’envie qu’un auteur peut éprouver envers un autre qui lui est ouvertement préféré. Le ressentiment plus ou moins avoué, en outre, qu’un critique même suréminent peut ressentir à l’égard d’un « vrai » créateur. On a, de fait, beau savoir qu’un critique peut être plus intelligent, voire plus génial qu’un poète ou qu’un romancier : le fait est que seul ceux-ci sont considérés comme des « créateurs » plus ou moins « élus » ou égaux de Dieu.
A la fin de ce chapitre aussi intéressant que troublant - sachant qui est George Steiner et ce qu’il a lui-même éprouvé quand tel ou tel voisin de bureau, à Cambridge, recevait LE téléphone de Stockholm, où les poètes et les romanciers ont toujours été préférés aux critiques par les académiciens chargés de décerner le Nobel de littérature -, l’essayiste évoque, avec un talent de vrai créateur soit dit en passant, ce qu’a dû être la mort sur le bûcher de Francesco Stabili, dit Cecco d’Ascoli, auteur de L’Acerba, mortifié sa vie durant par la grandeur de Dante alors qu’il était lui-même convaincu d’avoir écrit l’anti-Comédie, condamné pour d’autres motifs par l’Eglise à griller tout vif avec l’ensemble de ses livres, le 16 septembre 1327.
« L’interprétation est essentielle, mais elle n’est pas la composition », relève humblement George Steiner, lecteur champion de l'herméneutique et du comparatisme s’il en fut. « On a dit que les grands critiques étaient plus rares que les grands écrivains », note-t-il comme pour se rassurer, mais la phrase d’après fait remonter le feu de la cuisinière en plein air : « Par leur style et le caractèpre novateur de leurs propositions, quelques critiques se sont rappochés de la littérature elle-même. Mais le fait fondamental demeure : des années-lumière séparent le poème ou la fiction voués à durer du meilleur des discours critiques ».
Cela étant, et par les temps qui courent, on trouvera bien plus de profit et d’agrément à la lecture des Livres que je n’ai pas écrits de George Steiner, qu’à celle de la plupart des 666 romans parus la saison passée ou prochaine. Peut-être est-ce même le plus original, le plus « libre », le plus personnel de ses livres, aussi «créatif» sans doute que Le transport de A.H., et plus obscurément émouvant, notamment par le chapitre suivant, intitulé Les Langues d'Eros, où le vénérable érudit s’en va nous parler de cul. De cul nous parlera donc Steiner George dans le chapitre 3 des Livres que je n’ai pas écrits? Yes, Madam, et ça vaut le détour, mais ce sera pour plus tard...
George Steiner. Les livres que je n’ai pas écrits. Gallimard, 287p. -
Jouisseur polymorphe
TICKET DE SORTIE: Ecrivain, cinéaste, avant-gardiste agitateur élu (mais jamais reçu) à l’Académie française, Alain Robbe-Grillet n’est plus.
Le « pape du Nouveau Roman » est mort : Inferno subito ! Ainsi pourrait-on saluer, de deux clichés en une formule, la disparition d’Alain Robbe-Grillet, mort à Caen à l’âge de 85 ans. Ecrivain novateur dont les débuts firent scandale dès la parution des Gommes (1953) et du Voyeur (Prix des critiques 1955 qui fit démissionner plusieurs jurés), cinéaste non moins controversé, et peintre sur le tard, Alain Robbe-Grillet laisse une œuvre abondante et multiple qui défie tout classement. De fait, l’image du chef d’école ne fut jamais qu’un emblème assez factice pour manuels de littérature, même si l’auteur de Pour un nouveau roman (paru en 1963) avait bel et bien théorisé la rupture esthétique réunissant, au début des années 50, un groupe d’auteurs à vrai dire peu homogène (tels Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Michel Butor et Claude Simon, autour de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit dont Robbe-Grillet était le conseiller littéraire), qui n’avaient en commun que la remise en question du roman traditionnel et sa représentation de la réalité, profondément ébranlée par le chaos de la guerre. Par ailleurs, si Robbe-Grillet fut également taxé d’érotomanie, plus encore avec son cinéma que dans ses romans, dès L’immortelle (1963) et jusqu’à La belle captive (1981), en passant par Glissements progressifs du plaisir (1974), le réduire à un manipulateur de fantasmes serait aussi réducteur que de limiter le romancier à un « ingénieur » à la vision purement objective, rompant avec toute psychologie et tout humanisme.
Désillusionniste « à vide »
Maniant les formes littéraires (après les romans du début) et les images (en va et vient constant entre littérature et cinéma), Robbe-Grillet, ancien ingénieur agronome à jamais passionné de botanique, entre autres curiosités multiples, a beaucoup joué, non loin d’un Godard, sur les stéréotypes et les mythologies, dans la perspective d’une vision panoptique du réel, moins impersonnelle et froide qu’on l’a souvent dit. Le meilleur exemple en est Le miroir qui revient (1985), dont la composante autobiographique est ancrée, comme celle d’un Sartre, dans la révélation privilégiée des mots.
D’entre les écrivains français contemporains, Vladimir Nabokov vouait à Robbe-Grillet une admiration particulière, qui dépassait probablement l’admiration particulière que Robbe-Grillet vouait à l’auteur de Lolita : c’est que, chez Robbe-Grillet, le parti de l’artifice extrême était censé cristalliser une vision purement « artiste », et d’autant plus vraie, chère à Nabokov. Or l’artifice, chez Robbe-Grillet, se sera souvent réduit à des variations sur des thèmes ressassés, éculés, sinon vides, dont la dernière preuve fut la « provocation » de son dernier roman, Un roman sentimental (Fayard, 2007), paru sous emballage plastique « préservatif » et jouant jusqu’à plus soif de fantasmes ou de toutes petites filles barbotaient dans la sauce «robbe-grillée». Fin de partie assez pathétique qu’il fallait rappeler, avec un grain de sel, puisque ainsi « va toute chair »…Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 19 février 2008
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Un réaliste magique
RÉTROSPECTIVE Le Musée gruérien de Bulle rend hommage à Jean-Lou Tinguely, dont le réalisme extrême n’est pas exempt de poésie.
Porter le nom de Tinguely, pour un artiste fribourgeois, ne devait pas être facile du vivant du fameux sculpteur d’avant-garde, déjà célèbre dans le monde entier et désormais gratifié de son propre musée, mais Jean-Lou Tinguely (1937-2002), peintre initialement autodidacte (formé aux arts décoratifs) n’en a pas moins bâti une œuvre singulière, à l’écart des modes. Une première rétrospective à Bulle, en 1986, lui rendit hommage, aujourd’hui relancée par une intéressante exposition mise sur pied au Musée gruérien à l’initiative de Denis Buchs, conservateur, et réalisée avec soin et compétence par Béatrice Lovis, avec la collaboration de Verena Villiger et Gaëtan Cassina.
Constituée essentiellement de paysages (campagnes de l’arrière-pays romand, villages, rues, rares escapades au Lubéron ou à Venise) et de natures mortes (plus quelques intérieurs de cafés ou de maisons), la peinture de Jean-Lou Tinguely se caractérise par un réalisme extrême, follement minutieux dans son dessin et ses détails, et solidement construit dans ses compositions. A la limite parfois de la représentation conventionnelle ou du graphisme statique, cet art de très longue haleine, jouant sur d’impeccables glacis, semble d’abord un peu trop sage, voire ennuyeux, pour gagner bientôt en étrangeté, parfois même en magie ou en poésie ; non loin des réalistes américains ou russes du début du XXe siècle, il flirte parfois avec les hyperréalistes des années 70-80, tout en restant moins conceptuel, plus tendrement nostalgique, plus ingénu; de plus en plus maîtrisé, aussi, dans sa façon de capter la lumière et de jouer avec la couleur et l’architecture de la toile, ou d’introduire certains détails aux effets de réel saisissants, comme ce cornet marqué Aligro posé dans une composition évoquant les maîtres anciens.
Dans un climat « silencieux » où n’apparaissent que quelques personnages ou quelques animaux, avec de récurrents outils aratoires, le temps semble suspendu, chez Jean-Lou Tinguely, comme dans les tableaux « métaphysiques» de Chirico. Également fasciné par le premier Balthus paysagiste, Jean-Lou Tinguely le « cite » ici et là sans en atteindre la maestria classique, mais une visite à cette exposition très bien documentée nous vaut, à tout le moins, une réelle découverte.
Bulle, musée gruérien : « Jean-Lou Tinguely, La célébration du réel », jusq’au 30 mars. Ma-sa : 10h-12h, 14h-17h ; Di, 14-17h. 24 mars : fermé. Visite commentée par l’artiste Jacques Cesa, 2 mars, 15h. Catalogue substantiel réalisé par Béatrice Lovis. En vente au musée ou par internet : www.musee-gruerien.chFribourg, l'ancienne école du Jura ou Theresianum. Huile sur toile, 97x130cm. 1987. PP.
Urinoir à Fribourg, derrière l'Hôtel de Ville. Huile sur toile, 83x60cm. 1976. PP.
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Psaume du silence
Echos de Sylvie Germain, Etty Hillesum et Paul Celan.
« Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. Je voudrais n’écrire que des mots insérés organiquement dans un grand silence, et non des mots qui ne sont là que pour dominer et déchirer ce silence. (…) Je voudrais tracer ainsi quelques mots au pinceau sur un grand fond de silence. Et il sera plus difficile de représenter ce silence, d’animer ce blanc, que de trouver des mots. Il s’agira de trouver un juste dosage entre le dit et le non-dit, un non-dit plus gros d’action que tous les mots que l’on peut tisser ensemble. (…) Chaque mot serait comme une pierre milliaire ou un petit tertre au long des chemins infiniment plats et étendus, de plaines infiniment vastes ». (1)
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« Loué sois-tu, Personne.
Pour l’amour de toi nous voulons
Fleurir.
A ta
Rencontre.
Un rien
étions-nous, sommes-nous resterons-
Nous, fleurissant :
La rose de Rien,
De Personne ». (2)
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« Par-dessus, par-dessus les piquants de la rose des vents, par-dessus les pointes des barbelés de tous les camps, par-dessus les ronces du temps, par-dessus les couronnes d’épines lacérant le cœur des victimes – le psaume du silence.
Le psaume du silence, composé d’une multitude de mots de pourpre : sang, et sueur de sang, et larmes de sang des victimes innombrables, ces roses de Rien, de Personne qui sans fin jonchent notre mémoire, écorchent notre conscience ». (3)
Ces citations sont tirées 1) d’Une vie bouleversée, Journal 1941-1943 (Seuil, 1985), d’Etty Hillesum, et de 2) Strette de Paul Celan (Poésie/Gallimard, 1999), insérées dans 3) Les échos du silence de Sylvie Germain (Albin Michel, 2006)
JLK : Lago delle streghe, huile sur toile, 2007. -
Welcome au bout de nulle part
Bruno Ulmer documente, dans Welcome Europa, l’errance désespérante de jeunes migrants que la détresse pousse à se prostituer. Un film d’une grande humanité et d’une force expressive saisissante. A voir à Paris. Interview.
Ils sont huit, Kurde ou Marocain, Roumains ou Algérien. Ils ont quitté leur terre ingrate en espérant trouver, dans l’Euro-Paradis, un travail qui les fasse vivre et leur permette d’aider leur famille. Au lieu de cela, faute de papiers et du fait de leurs faciès: c’est en enfer qu’ils ont abouti. Bruno Ulmer, ancien urgentiste des hôpitaux, lui-même né au Maroc et préoccupé par les problèmes de migration et d’identité, leur a consacré ses premiers documentaires (Casa Marseille Inch’Allah, sur les clandestins marocains, et Petites bonnes, traitant de l’esclavage domestique) relayés par des livres et une association d’entraide. Dans la même visée du témoignage engagé, Welcome Europa relève du «cinéma vérité».
- Pourquoi vous intéresser à la prostitution masculine des clandestins?
- Parce que le thème, tabou, a été très peu documenté. On a beaucoup parlé des migrants qui se reconstruisent, mais pas assez de ceux qui, solitaires et sans cadre légal, se retrouvent acculés, sans être homosexuels, à ce que j’appelle une prostitution de survie. Pour ceux-ci, qui ne trouvent pas de travail et ne veulent pas risquer le vol ou le deal, la prostitution semble une solution « facile ». Or, du point de vue de l’identité, on constate que c’est destructeur et même fatal.
- Comment avez-vous choisi vos huit « acteurs » ?
- Lorsque j’ai convaincu ma productrice d’Arte, Hélène Badinter, que le sujet valait d’être documenté, j’ai beaucoup voyagé en Europe, de Grèce en Espagne et d’Italie aux Pays-Bas, pour repérer lieux et types. En effet, il y a une sorte de déterminisme des errances, par nationalités, de même qu’il y a une typologie du clandestin solitaire. Dans la foulée, en liaison avec des associations, et parfois par hasard, j’ai repéré mes « acteurs ». Avec mon seul cameraman, nous avons gagné leur confiance, les avons parfois aidés financièrement, mais sans payer leur participation. Le contrat précisait que jamais nous ne les filmerions en présence d’un client.
- Les séquences sont-elles parfois « jouées » ou « répétées » ?
- Aucune fiction, sauf l’épisode de la lettre initiale du Kurde écrivant à sa mère, ni aucune « interprétation ». Nous étions sans cesse sur le qui-vive et ne filmions, caméra sur l’épaule et sans lumière, que les scènes parlantes. Comme les jeunes « oubliaient » la caméra, nous avons obtenu ces séquences « données » par la vie.
- Le film n’apporte aucun commentaire sociologique ou statistique. A quoi correspond ce choix ?
- Tout ce qu’il y a à dire est modulé par ce que les « acteurs» disent ou ce que disent leurs visages et leurs gestes. J’ai choisi de filmer en pellicule pour raccourcir la profondeur de champ, car ils vivent dans ce monde flou et mouvant. En contrepoint, ce que j’appelle les « confessions », en gros-plan, est pris en vidéo noir-blanc qui accentue l’expression des regards et sculpte la lumière des visages. Je ne suis pas là pour juger mais pour témoigner. Je ne cherche pas à « esthétiser » le sujet, mais je crois que le documentaire participe de l’art cinématographique, que je vis aussi en tant que peintre.
- Avez-vous gardé le contact avec les protagonistes de Welcome Europa ?
- Dans la mesure du possible, mais certains ont été renvoyés dans leur pays, comme le jeune Allal, mineur, qui allait s’intégrer à Marseille et qu’on a renvoyé à Tanger alors que ses parents vivent à mille kilomètres de là, ou Igor le Roumain, incarcéré après notre rencontre, relâché et renvoyé dans son pays. Mehmet le Kurde, qui apparaît comme le fil conducteur du récit, et n’a jamais touché lui-même à la prostitution, a obtenu un statut de réfugié politique et trouvé du travail. Je lui ai d’ailleurs laissé le mot amer de la fin : «J'ai bien compris que, pour que certains vivent, il fallait que d'autres meurent.»
Durée du film : 1 h. 30.
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Ceux qui vont de l'avant
Celui qui finit les phrases des autres / Celle qui injurie les téléphonistes / Ceux qui dérobent les ornements floraux / Celui qui se dit la réincarnation du Grand Cordelier / Celle qui mâche des crayons / Ceux qui sentent le vieux / Celui qui ne sort jamais sans son couteau suisse / Celle qui arbore des souliers verts / Ceux qui ne supportent pas les patois préalpins / Celui qui combat ses pellicules / Celle qui reprend son nom de jeune fille / Ceux qui prônent la circoncision généralisée / Celui qui bouscule les parallèles (dit-il) / Celle qui pense que les SMS sont cancérigènes / Ceux qui se douchent quand ils ont voyagé avec un Africain (disent-ils) / Celui qui boit les paroles de François Hollande / Celle qui pense que Jean Ferrat devrait se raser la moustache / Ceux qui savant Santiano d’Hughes Aufray par cœur / Celui qui ouvre les yeux sous l’eau / Celle qui bat la mesure en argumentant / Ceux qui espèrent que le prochain Saint Père sera latino / Celui qui se dit un sosie de Bourvil / Celle qui est jalouse des seins de sa fille coiffeuse / Ceux qui brûlent les lettres adressées à leur conjoint / Celui qui se vante de tuer des corneilles / Celle qui vise bas / Ceux qui n’iront jamais en Allemagne, etc.
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Prix Robert Walser au Loup
La Symphonie du Loup, de Marius Daniel Popescu, publiée aux éditions Corti, a été distinguée à l’unanimité du jury du Prix Walser 2008. Les moutons noirs sont à la fête!
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Le quotidien sacralisé
Sur l'édition préoriginale de La Symphonie du Loup, de Marius Daniel Popescu
L’une de mes plus grandes joies, en tant que lecteur de métier, a toujours été d’assister à l’éclosion d’une œuvre nouvelle. Dans un monde qu’Armand Robin disait celui de la « fausse parole », où la dévaluation et la prostitution du langage atteignent aujourd’hui des proportions universelles, l’émergence d’une voix réellement singulière, modulée en style sans pareil, me touche toujours autant que la redécouverte de tel ou tel grand livre. C'est dire que je ne cherche pas la nouveauté pour elle-même, à l’imitation de tant de jobards se pâmant devant le dernier gadget au goût du jour, mais l’expression, imprévisible à tout coup, d’une perception renouvelée des choses et des mots.
J’aurai vécu un tel choc à la découverte des livres de Thomas Bernhard, puis à celle d’Antonio Lobo Antunes, et plus récemment dans l’amorce d’un livre soudain jailli comme d’une source, sous la plume de Marius Daniel Popescu, poète et prosateur d’origine roumaine (né à Craiova en 1963 et vivant à Lausanne depuis 1990) qui ne savait pas, il y a dix ans de ça, un mot de français. Or c’est à la cristallisation d’une langue-geste originale, d’un style à la fois limpide et percutant, et d’un art de la narration jouant sur l’expression orale et l’alternance de multiples strates vocales, qu’on assiste ici. Plus encore, c’est à la transmutation d’un regard, à la fois candide et grave, et à l’affirmation, tendre et violente, d’une pensée incarnée que nous confronte l’écrivain.
A propos des quatre premiers recueils de Marius Daniel Popescu parus en Roumanie, les auteurs d’une anthologie de la poésie roumaine des années 80 et 90 écrivaient que « l’idéal de cette poésie transparente est de révéler la métaphysique des faits de chaque jour ». Ce qui frappe en effet, chez Popescu, tient à sa façon de « sacraliser » la plus humble réalité sans la désincarner pour autant, avec les mots les plus usuels. Les mots sont pour lui les signes rituels d’une sorte de baptême où chaque chose serait requalifiée au plus simple et au plus juste, dans une lumière épurée.
Humainement parlant, peu d’individus que j’aie rencontré m’auront jamais donné l’impression de se payer moins de grands mot que Marius Daniel Popescu. Littérairement parlant, peu d’auteurs des nouvelles générations me semblent capables de dire autant que lui avec si peu d’effets de rhétorique. Par son mélange de limpidité et de véhémence, de porosité extrême à la vie de tous les jours et de pulsations rythmique et mélodiques marquant chaque phrase, Popescu m’apparaît, dans la centaine de pages inédites que je connais de lui, comme un capteur d’émotion et un enlumineur de réalité dont il faut attendre beaucoup.
Ce texte accompagnait la publication, sous le titre Les couleurs de l’hirondelle, des premières pages inédites de La Symphonie du Loup à venir, publiées dans le numéro 43-44 du Passe-Muraille, en décembre 1999.Photo JLK
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Les derviches
…A présent nous jouons au jeu des pendules, dit le beau Malabar, mais que ceux qui ont du poil, et seuls les grands y ont donc droit, pourtant j’entends leur conciliabule à distance, et j’apprends, en rageant d’autant plus, que cette fois le jeu des pendules ne sera pas qu’à la longueur mais à l’hélice et au torpédo - la dernière imagination de Malabar, vraiment le top, et je me sens d’autant plus concerné, moi l’imberbe exclu, que j’ai rêvé cette nuit de derviches jetés des avions dans la mer d’Aral et ne cessant de tourner avant de s’enfoncer en mugissantes vrilles jusqu’au cœur du silence liquide… -
Au pays dénaturé
No country for Old Men, du livre au film
Vaut-il mieux lire d’abord Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy, et ne voir qu’ensuite le film qu’en ont tiré les frères Ethan et Joel Coen, ou voir d’abord celui-ci et ne lire le roman qu’ensuite ?
Poser la question revient à se demander ce que le film apporte au livre ou ce que le livre apporte au film, et la réponse me semble alors toute simple : que le film apporte au livre des images visibles alors que le livre déploie en nous les invisibles images d’un beaucoup plus grand film.
Dans l’état actuel du cinéma américain, l’on pourrait dire que le film des frères Coen est, sinon la meilleure, du moins la plus admissible transposition qu’on pouvait attendre d’un roman qui est bien plus qu’un thriller de la frontière où la violence se déchaîne : une méditation sur le mal qui court et la barbarie qui revient. Or le blues lancinant qui traverse tout le livre se retrouve bel et bien dans le film, comme s’y retrouve, même éparse et comme affadie, la menace physiquement perceptible de la justice démoniaque exercée par le Méchant.Les remarquables acteurs qui incarnent respectivement le shérif Bell, figure du Bon (Tommy Lee Jones) et le redoutable Chigurh, figure de l’absolu Méchant (Javier Bardem) constituent une paire visible tout à fait admissible, bien plus étoffée évidemment dans le roman mais non moins cohérente et nettement dessinée dans le film. De la même façon, les paysages et les objets ne nuisent pas à la visibilité plus profonde des images du roman. Curieusement cependant, c’est dans ce qui constitue le propre du langage cinématographique que le film des frères me semble le plus défaillant par rapport au livre, par le défaut de rythme et de densité qui fait que la violence explose comme dans n’importe quel film actuel plus qu’elle ne s’affirme comme la décréation du monde constituant le job du Diable.
Aux yeux du lecteur superficiel, le roman de Cormac McCarthy peut faire figure, je l’ai constaté, de polar raté, tandis que le film « tient » au même regard de surface, alors qu’il peine, aux yeux de qui voit vraiment ce qu’il y a dans le roman, à faire voir vraiment ce que, peut-être un film plus physique et métaphysique à la fois (je pense au fulgurant En quatrième vitesse de Robert Aldrich) eût vraiment montré… -
Avatars de Jacques Chessex
La querelle, l’invective dans les cafés et les journaux, voire la bagarre à poings nus, n’auront point trouvé de représentant plus acharné que le meilleur des prosateurs romands apparus dans la filiation directe de Ramuz. Le dernier exemple d’un conflit spectaculaire auquel le Goncourt romand aura été mêlé remonte à la parution, en 1999, de son fameux pamphlet, Avez-vous jamais giflé un rat?, en réponse à un essai non moins virulent s’attaquant à lui sous la plume (à vrai dire médiocre) de l’enseignant lausannois Charles-Edouard Racine, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie.
Il y a du forcené en Jacques Chessex, pour le pire autant que pour le meilleur. Rien de ce qui est écrit ne lui est étranger, pourrait-on dire de cet écrivain flaubertien par sa passion obsessionnelle, quasiment religieuse, du Monumentum littéraire. Chessex est écrivain sans discontinuer et depuis toujours à ce qu’il semble, à l’imitation d’un père fou de mots avant lui (Pierre Chessex était historien, rappelons-le, spécialiste des étymologies), toute sa vie sera mise en mots et sa carrière d’homme de lettres, qui rappelle le fameux Eloi de Jules Renard, fera l’objet d’une stratégie tissée de plans et de calculs, de flatteries et de rejets, d’avancées sensationnelles (le premier Goncourt romand, en 1973) et de faux pas signalant la passion désordonnée d’un grand inquiet peu porté, au demeurant, à s’attarder dans les mondanités.
Jacques Chessex s’est portraituré maintes fois en renard, et c’est en effet la figure de bestiaire qui lui convient le mieux, rappelant la distinction d’Isaiah Berlin, à cela près qu’il y a aussi chez lui du hérisson bardé de piquants et rapportant tout à son Œuvre. Celle-ci n’a rien pour autant de statique ni de prévisible: elle impressionne au contraire par son évolution constante et son enrichissement, sa graduelle accession à une liberté d’écriture aux merveilleuses échappées, rappelant à l’évidence le meilleur Cingria ou le Traité du style d’Aragon.
L’œuvre de Jacques Chessex (né en 1934) tire l’essentiel de sa dramaturgie et de sa thématique d’un scénario existentiel marqué par le suicide du père, évoqué et réinterprété à d’innombrables reprises, à la fois comme une sombre nue zénithale et un horizon personnel dégagé, un poids de culpabilité et une mission compensatoire, une relation particulière avec la mort et un appel à la transgression.
L’œuvre de Jacques Chessex procède à la fois d’un noyau poétique donné et d’un geste artisanal hors du commun, d’un élan obscur et d’un travail concerté sans relâche. Dès la parution du premier de ses recueils, l’année de ses vingt ans, et avec les trois autres volumes qui ont suivi rapidement, le jeune poète se montre à la fois personnel, déterminé et bien conseillé, visant aussitôt la double reconnaissance romande et parisienne. Après quatre premiers recueils de poèmes qui s’inscrivent sans heurts sur la toile de fond de la poésie romande, l’écrivain va s’affirmer plus nettement dans les récits de La tête ouverte, publié chez Gallimard en 1962, et surtout avec La confession du pasteur Burg, paraissant en 1967 chez Christian Bourgois et qui amorce la série des variations romanesques sur quelques thèmes obsessionnels, à commencer par celui de l’opposition de l’homme de désir et des lois morales ou sociales. De facture plutôt classique, La confession du pasteur Burg, que l’auteur appelle encore récit, représente bel et bien le premier avatar d’un ensemble romanesque à la fois divers et très caractéristique en cela qu’il «tourne» essentiellement et presque exclusivement autour d’un protagoniste masculin constituant la projection plus ou moins directe de l’auteur. La cristallisation sera la plus dense dans Jonas, grand livre de l’expérience alcoolique, mais le romancier saura rebondir parfois à l’écart de l’autofiction, comme Le rêve de Voltaire l’illustre de la manière la plus heureuse. Ce qui nous paraît en revanche limité, chez le Chessex romancier, tient au développement des personnages et surtout des figures féminines, qui relèvent plus du type que de la personne intéressante en tant que telle.
Le lendemain de l’attribution du prix Goncourt 1973 à L’ogre, un certain Jean-Louis Kuffer publiait, dans La Tribune de Lausanne, un article intitulé Un roman fait pour le Goncourt, dont le ton de juvénile impudence contrastait évidemment avec les vivats locaux, et pourtant il y avait du juste dans la mise en exergue du côté fait de L’ogre, et nous dirions plus précisément aujourd’hui, et sans intention critique malveillante pour autant: fait pour la France.
A l’évidence, et de son propre aveu d’ailleurs, Jacques Chessex a conçu son œuvre comme une suite de batailles, et le lui reprocher serait vain, même s’il est légitime de préférer tel aspect de son œuvre à tel autre. A cet égard, ses «romans Grasset» participant, peu ou prou, à la veine d’un certain réalisme français, issu de Flaubert et de Maupassant, auquel Edouard Rod s’est également rattaché, ont sans doute compté pour l’essentiel dans la reconnaissance de Jacques Chessex par la France, même s’ils ne représentent pas, à nos yeux, la véritable pointe de son œuvre. Cela étant, celle-ci est à prendre dans son ensemble multiforme, marqué par des hauts et des bas mais intéressant en toutes ses parties.
Jacques Chessex n’a cessé, de fait, de creuser plusieurs sillons, en alternance ou simultanément: la poésie, rassemblée chez Bernard Campiche en 1999 dans la collection référentielle de L’Oeuvre, en 3 volumes comptant quelque 1500 pages; le roman ou les nouvelles, dont certains recueils (Où vont mourir les oiseaux ou La saison des morts) comptent parmi les plus belles pages de l’auteur; les proses, autobiographiques le plus souvent, mais tissées de digressions et portraits constituant un autre aspect du grand art de Chessex, du (trop) fameux Portrait des Vaudois à L’Imparfait si délié dans sa libre inspiration et respiration, ou de Carabas à l’admirable Désir de Dieu; enfin de nombreux essais, dont un Charles-Albert Cingria qui a fait date et un très remarquable Flaubert, Les saintes écritures consacrées aux auteurs romands et nettement plus datées, entre autres écrits sur des peintres et autres lieux.
Dans la postérité de Ramuz, l’œuvre de Jacques Chessex est incontestablement, avec celles d’Alice Rivaz, de Maurice Chappaz ou de Georges Haldas, des plus marquantes de la littérature romande et francophone. Du seul point de vue des pointes de son écriture, Chessex nous semble n’avoir qu’un égal, en la personne de Maurice Chappaz. Or ce qui saisit, chez cet écrivain littéralement possédé par le démon de la littérature est, malgré des hauts et des bas, sa capacité de rebondir, de se rafraîchir et d’entretenir un véritable jaillissement créateur continu, comme dans la formidable galerie de portraits de ses Têtes ou dans Le désir de Dieu qu’on pourrait dire son provisoire testament existentiel, esthétique et spirituel. -
Fantasmes romanesques
Sale fille confirme le talent sulfureux d’Anne-Sylvie Sprenger
« J’aurais voulu que ma mère m’aime. Qu’elle s’intéresse à moi, qu’elle s’inquiète de mes silences, me rassure les soirs d’orage », soupire la jeune Julie, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas été gâtée en matière de sollicitude maternelle. Mal dotée par la nature, même laide à son propre dire, elle n’a jamais entendu que des reproches après avoir servi, dès sa prime adolescence, d’objet sexuel à sa mère éperdue de solitude en dépit (ou à cause) des multiples amants la baisant debout et la battant comme plâtre sous les yeux de sa fille à la fois dégoûtée par ces « choses sexuelles » et tout de même fascinée. Ainsi le besoin d’être aimée se confond-il d’emblée, pour l’adolescente, avec des pratiques auxquelles elle avoue prendre plaisir. « Je me suis abandonnée à ces saletés parce que je suis une petite vicieuse et que j’aime ça, c’est bien sûr ». Elle y a tôt et violemment associé des petites filles du voisinage, refusant en revanche tout contact ultérieur avec les hommes, ces brutaux velus qui lui ont pris sa maman sans qu’aucun d’eux ne l’ait reconnue pour sa fille. Par la suite, c’est une quadra prénommée Violette, en panne conjugale momentanée, qui lui révèle sa propre jouissance au cours de séances évoquant des combats tarentules plus que de suaves scènes d’amour lesbien. Cette catégorie ne convient d’ailleurs guère aux relations proprement « innommables » que Julie entretient avec le sexe, associé à tout coup à la mort, comme l’innocence du premier oiseau qu’elle achève à coup de marteau est lié à la révolte contre la souffrance qui la fait étouffer sa grand-mère en fin de vie – cette « nouvelle maman », après la mort de la vraie, dûment étranglée puis jetée sous le train par sa fille aimante, qui lui chantait la si tendre berceuse traversant tout le livre de sa petite musique de nuit : « I chöre/N’es Glöckli/Da lütet/So nett », « J’entends/les cloches/Elles sonnent/ si joliment ».
Il y a presque de quoi rire, à la lecture de Sale fille, tant l’abomination y prolifère et jusqu’à saturation, aux lisières de l’humour noir et de la pornographie panique sonnant le retour du refoulé puritain. C’est d’ailleurs dans les parages de Morges, la ville aux mômiers, que cela se passe, où les ombres hallucinées de Louis Soutter, saintes et catins, dansent leurs sarabandes au pied de la croix du Seigneur compatissant.
Dans un climat tout proche aussi de celui qui baigne la part érotico-mystique des livres de Jacques Chessex, d’ailleurs cité en exergue, Anne-Sylvie Sprenger reconduit les hantises obsessionnelles de l’éclatant Vorace, en développant ici des variations sur le thème médiéval de la luxure et de la mort. Morbide et dégoûtant, diront peut-être certains ; complaisant dans la saleté, estimeront d’autres. Je conclurai plutôt à l’aspiration radicale et véridique, chez l’auteur, à un exorcisme sec et franc « comme l’os », en espérant son dépassement ultérieur du côté de la vie…
Anne-Sylvie Sprenger. Sale fille. Fayard -
La grâce incarnée
Jacob Berger, présent aux Journées de Soleure pour y présenter son dernier film, 1 Journée, observe avec autant d’acuité que de tendresse les crises de la relation. Thème récurrent dans le cinéma des auteurs actuels.
Qu’est-ce qui « foire » dans tant de relations actuelles, et d’abord au sein de la famille ? Trop peu d’amour ? Trop d’égoïsme ? Pas assez d’attention ? Désirs frustrés ? Rôles imposés ? C’est de tout cela, et de bien plus encore, que parle 1 Journée de Jacob Berger, film aussi remarquable par sa densité émotionnelle que par son élaboration formelle (lire 24Heures du 23 janvier), qui revient plus précisément sur la relation de filiation abordée dans Aime ton père (2002), deuxième long métrage du réalisateur quadragénaire (fils de l’écrivain John Berger, il est né en Grande-Bretagne en 1963), après Les anges, très remarqué à sa sortie (1990).
- Qu’aviez-vous à cœur d’exprimer dans 1 Journée ?
- A l’origine, j’avais l’envie de continuer mon exploration de la vie familiale et de parler du couple. Je défends cette théorie qu’en temps de paix, dans nos contrées, nous passons l’essentiel de notre temps à en découdre avec les autres, qu’il s’agisse de sentiment ou de ressentiment, de colère, de jalousie, de désir, etc. Il y a là une réalité humaine très vibrante mais qu’on évoque le plus souvent par la bande, et que j’ai voulu aborder de façon frontale. Une figure nous intéressait particulièrement, Noémie Kocher (co-scénariste) et moi, c’était la femme absente à elle-même : l’épouse, la mère, la femme au travail qui joue son rôle sans incarner sa vie. Or j’avais envie de la montrer au moment où elle décide de prendre sa vie en mains, ne fût-ce que pour partir.
- Comment vous est venue l’idée de la triple narration ?
- La question du point de vue m’intéressait, que j’ai déjà traitée dans Aime ton père. Il me semble d’ailleurs que c’est la nature du cinéma de passer ainsi d’un regard à l’autre, et l’idée de raconter la même journée par trois personnages correspondait à mon désir, dans un cadre apparemment classique, de raconter une histoire de façon nouvelle. Or je crois que ce regard multiple est le plus adéquat à la saisie du monde à facettes dans lequel nous vivons, où ce que l’un appelle terrorisme est combat de survie pour l’autre. Ainsi ce qui nous semble d’abord lâcheté, chez le père de mon film, participe du caractère tragique de sa recherche d’une punition.
- Quel a été l’apport de Noémie Kocher dans le scénario ?
- Le film avait besoin d’un point de vue féminin. Si j’ai gardé la main sur la structure du scénario, Noémie l’a énormément nourri, également du côté de l’enfant, par exemple dans sa la poésie personnelle du gosse ou sa façon magique de compter.
- Avez-vous construit les personnages en pensant à des acteurs identifiés ?
- Oui et non, car le casting a pris du temps. Noémie a vite « vu » Natacha Régnier, qui a accepté dès que je lui ai montré Aime ton père. Pour l’homme, il me le fallait très masculin, avec une forte énergie érotique, en même temps que de la fragilité, ce qui ne court pas les rues en Suisse et en France, contrairement aux Etats-Unis. Bruno Todeschini m’a paru l’un des deux ou trois oiseaux rares. Quant à Noémie, je savais d’emblée qu’elle serait la maîtresse…
- Et l’enfant ?
- C’était le gros problème. Trouver un petit acteur capable de « tenir » un film entier n’est pas facile. Je voulais un enfant qui ait du plaisir et de la fierté à jouer : un môme qui exprime une forme un peu sauvage d’intelligence. Or Louis Dussol, qui n’a pas de père, a montré d’emblée le désir de répondre à mon attente. Très vite, il a trouvé une espèce de gravité, d’insolence dans le regard qui m’électrisait.
- Ses répliques ne sont-elles pas parfois celles d’un adulte ?
- En fait il parle très peu, et sa mère, neurasthénique, le pousse à jouer parfois un rôle « protecteur ». Cela étant, cette maturité grave fait partie du personnage, comme on la retrouve souvent chez des gosses angoissés ou en douleur.
- Qu’est-ce pour vous que le propre du cinéma ?
- On dirait autre chose à chaque film nouveau, mais je crois qu’il y dans le cinéma quelque chose qui défie l’intellect. L’intention ne s’y exprime jamais totalement, comme dans les autres arts. Je dirai qu’il y a une sorte de présence du saint esprit dans le cinéma : le souffle de la vie, la puissance du désir, la violence de l’attraction ou de la haine ne se commentent pas : ils sont incarnés. Le cinéma est à la fois une lourde machine qui vous demande un travail d’entrepreneur, mais il lui arrive d’être visité par ce miracle de l’incarnation. C’est ce qui fait sa grâce.Photo: Pierre Abensur
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La mort du père
La Symphonie du Loup, de Marius Daniel Popescu (premières pages)
Il avait presque quarante ans, une bonne partie de ses cheveux étaient blancs, il nous a quittés deux jours après l’accident. Ces deux jours-là, il était dans le coma, à l’hôpital où ils l’ont opéré à la tête. Les chirurgiens qui l’ont opéré disaient qu’il avait des chances de s’en sortir. Ils lui ont découpé une partie du crâne. Ils avaient demandé à sa femme une signature pour l’intervention chirurgicale. Sa femme a signé qu’elle acceptait les risques de l’opération. Ils étaient mariés depuis deux ans. Ils habitaient dans une petite maison et avec eux il y avait sa fille à elle, de son premier mariage, sa mère à elle et il y avait encore sa grand-mère à elle. Il vivait avec ces quatre femmes dans la maison. La fille à elle avait dix-huit ans. La grand-mère à elle avait huitante ans. Il était ingénieur en génie civil. La mère à elle était sourde-muette. Elle avait presque soixante ans. Quand il est mort, il travaillait sur un chantier en province. C’était un chantier où il dirigeait la construction d’une fabrique de fromage. Ces temps-là, il rentrait à la maison seulement le samedi soir. Il repartait sur le chantier le lundi matin. Vers huit heures du matin. Le lundi matin, sa femme n’allait pas au travail. Sa femme était la gérante d’un magasin d’instruments de musique. Elle vendait des violons, des pianos, des flûtes et des batteries. Elle était plus jeune que lui. Elle avait douze ans de moins que lui. Il pratiquait le métier d’ingénieur depuis une dizaine d’années. C’était son deuxième métier. Son premier métier était celui de maître de sports. Il avait pratiqué l’athlétisme. Il avait fait des études de maître de sports. Quand tu es né, il enseignait le sport à des sourds-muets, dans une école spéciale. Il a appris la nouvelle de ta naissance par téléphone. Il n’y avait pas beaucoup de téléphones à l’époque. Il a appris la nouvelle de ta naissance vers neuf heures du soir et il a pris un taxi pour se rendre à l’hôpital. Tu aimais bien aller avec lui en taxi. Quand le taxi passait d’une portion de route couverte par de l’asphalte à une portion de route couverte par des pavés, tu aimais bien le changement de sons créé par le frottement des roues du taxi sur la couverture de la route. Le son des roues du taxi, sur les pavés, étaient comme une cavalerie à la charge. Tu aimais bien jouer au cavalier qui chargeait les ennemis. Il a donné un gros pourboire au chauffeur du taxi. Pendant tout le trajet, il a dit plusieurs fois au chauffeur qu’il venait d’être père. Il a quitté le taxi et il a parcouru en courant l’espace qui menait au service des nouveaux-nés et il a gravi les marches des escaliers trois par trois, jusqu’à la porte, et il a sonné. Le portier de la maternité est sorti pour lui dire qu’il ne pouvait pas te voir en dehors des heures de visite; le portier de la maternité pensait à un gros pourboire, et il lui a dit qu’il devait venir le lendemain matin, à partir de dix heures. Ton père a cassé la gueule du portier de la maternité. Il lui a donné deux coups de poing. Il a visé d’abord l’oeil droit du portier de la maternité puis, avec la deuxième coup il a visé la bouche. Deux coups de poing en pleine figure pour le portier de la maternité. Puis il est monté tout seul à l’étage. Il a commencé à ouvrir les portes des salles et il appelait ta mère par son prénom. Il a réveillé tout le monde. Il vous a vite trouvés. Les infirmières et les médecins n’ont pas pu l’empêcher de vous voir à dix heures du soir. Il savait que tu étais né prématurément. Tu es né à sept mois et, quand il est entré dans la pièce où tu étais avec ta mère, il t’a vu dans la couveuse et il a dit à l’infirmière «sortez-le!», et l’infirmière t’a sorti immédiatement et il t’a pris dans ses bras et il t’a embrassé et il a dit que tu avais un gros nez. Il a embrassé ta mère. Il te portait dans ses bras et il souriait dans la chambre d’hôpital. Tu n’as pas un gros nez. Tu as son nez à lui. Il n’est pas resté longtemps à la maternité. Il est resté à peu près un quart d’heure puis il est redescendu et il est sorti en passant à côté du portier de la maternité qui était en train de se faire soigner par deux infirmières. Il est allé chercher ses amis. Il a trouvé une dizaine de ses amis et il les a invités dans le meilleur restaurant de la ville. Il leur a offert à manger et à boire toute la nuit. Il a mangé et il a bu avec eux. Il leur a parlé de toi et de ton nez. Quand un vendeur de roses est entré dans le restaurant, il l’a appelé d’un signe de la main et il lui a acheté toutes les fleurs. Il est revenu tôt, le matin, à la maternité. Il est descendu du taxi avec les roses dans les bras. Le portier de le veille est venu lui ouvrir. Le portier de la veille avait les lèvres gonflées et bleues et il avait un oeil couvert par l’enflure de la joue. Le portier de la veille lui a ouvert la porte de la maternité, ton père est entré sans rien dire et le portier a refermé la porte et il est retourné dans sa petite cabine de portier. Ton père a donné toutes les roses à ta mère. Physiquement, tu lui ressembles. Autrement, tu ne ressembles à personne de la famille. Une fois, ta mère t’a dit que tu étais fils de Dieu; c’est parce qu’elle ne voulait pas d’enfant. Elle travaillait beaucoup et son travail la tenait loin de sa maison. Elle était expert comptable et elle était toujours en route. Elle vérifiait les comptes de plusieurs entreprises. Elle ne voulait pas avoir d’enfant. Quand elle était enceinte de toi, c’est ton père qui voulait l’enfant. Ta mère t’a dit qu’elle avait payé ton avortement. Chaque fois qu’elle allait à l’hôpital, pour avorter, il allait avec elle. Il l’accompagnait et, en chemin, il la persuadait, chaque fois, de rentrer à la maison. Il lui a fait rebrousser le chemin de l’avortement. Quatre fois, il a tout fait pour qu’elle n’avorte pas. La quatrième fois, quand elle voulait aller à l’hôpital, il lui a dit que c’était impossible. Il lui a dit que personne ne ferait cet avortement parce que c’était trop tard. Tu étais assez grand, dans le ventre de ta mère. Plus personne ne pouvait te toucher. C’est comme ça qu’elle t’a gardé. Ta mère et ton père s’aimaient beaucoup. Il t’ont beaucoup aimé, depuis le début. Cette histoire d’avortement, c’est une histoire de Dieu. C’est pour cela que ta mère a dit que tu étais fils de Dieu. Elle a voulu te dire que tu allais mourir par la volonté de Dieu et non par la volonté des hommes. Ton père lui avait transmis la volonté de Dieu. C’est comme ça qu’elle a interprété le désir de ton père de garder l’enfant. Maintenant, tu es là. Tu es là, avec moi. Nous parlons. Nous nous regardons. Nous avons beaucoup de souvenirs à nous raconter. Des fois, tu parles comme moi. Autrement, tu parles comme personne d’autre. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui parle comme toi. J’ai nonante-huit ans et, durant toute ma vie, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui parle comme toi, tu comprends ? J’ai fait les deux guerres mondiales. J’ai été combattant pendant les deux guerres mondiales. Ton père aimait que je lui raconte des faits de guerre. Il était un guerrier, ton père. Un guerrier qui n’a jamais accepté cette histoire de parti unique. Dans les réunions de l’entreprise, il engueulait toujours quelqu’un, un membre du parti unique ou un lèche-cul du parti unique. Les lèches-culs du parti unique étaient des lèche-culs du parti unique parce qu’ils voulaient devenir des membres du parti unique. Ton père n’a léché le cul de personne. Ton père n’a jamais voulu entrer dans ce parti unique. Quand il est mort, je t’ai envoyé deux télégrammes. Avec le premier télégramme, je voulais te prévenir. Je voulais te préparer à la mauvaise nouvelle. Dans le deuxième télégramme, je te disais «papa est mort». Les services de la poste ont fait que c’est le deuxième télégramme qui est arrivé en premier. L’autre, où je te disais que ton père allait mal, est arrivé en dernier. Tu m’as dit que tu étais à la pêche, dans la rivière, avec la canne à pêche. Ta tante est venue au bord de la rivière et elle pleurait et elle t’a appelé en te disant que ton père était mort. Tu as sorti de l’eau le fil de ta canne à pêche, tu as pris dans ta main le hameçon, tu as enlevé le ver de terre accroché à l’ hameçon, tu as accroché
l’ hameçon à la canne à pêche et tu as commencé à marcher, dans l’eau, vers le bord de la rivière où ta tante pleurait et disait que ce qui t’arrivait était malheureux. Dans une de tes mains, tu as dit que tu que tu tenais le sac en plastique qui contenait les poissons pêchés. Tu avais pêché environ deux kilos de poisson. Tu marchais dans l’eau et tu tenais ta canne à pêche sur une de tes épaules et tu pensais à ton père et tu regardais l’eau de la rivière et ta tante qui t’attendait sur le bord de la rivière et tu regardais les peupliers qui poussaient sur le bord de la rivière où ta tante t’attendait et tu pensais à ta canne à pêche faite d’une tige de roseau. Il faisait chaud. Tu étais habillé d’un pantalon court et, dans une des poches de ce pantalon court, tu avais une boîte de cire dans laquelle tu gardais les vers de terre pour la pêche. Tu avais dans cette poche cette boîte métallique avec son couvercle troué afin que les vers de terre puissent respirer. Dans l’autre poche de ton pantalon court, tu avais une boîte en plastique, une boîte de médicaments et dans cette boîte tu gardais des hameçons de réserve. Tu avais plusieurs hameçons de réserve. Tu avais une ceinture en cuir à ce pantalon court et à ta ceinture était pendu, dans son fourreau, ton couteau de pêche. Ton couteau de pêche, fait d’une de mes baïonnettes de la Deuxième Guerre mondiale. Je me souviens bien du jour où je t’ai donné cette baïonnette. Tu t’approchais du bord de la rivière et tu voyais ta tante qui avait un tablier sur sa robe, et tu pensais qu’elle était en train de préparer le repas. Tu pensais à ton père. Tu l’avais vu deux mois en arrière. Il t’avait acheté un vélo. Un vélo de course pour ta réussite à l’examen. Deux mois auparavant, ton père et toi, vous avez fêté ton entrée au lycée. Tu voulais un vélo de course. Il t’avait acheté ce vélo de course. L’eau de la rivière était chaude et tu l’as quittée en montant sur le bord où ta tante pleurait et disait «c’était un brave homme, ton père.» Tu as pris le sac en plastique qui contenait les poissons et tu l’as donné à ta tante. Elle a pris le sac avec les poissons et vous êtes partis vers la maison, en suivant le chemin qui longeait le bord de la rivière. Vous avez marché sous les branches des saules et sous les branches des peupliers. Quand le bord de la rivière a rejoint la route, vous avez pris le chemin qui mène à la maison de ta tante et chaque fois que vous croisiez quelqu’un la tante lui annonçait la mauvaise nouvelle, elle s’arrêtait quelques secondes et elle disait «son père vient de mourir.» Tu regardais ta tante et les gens qui venaient d’apprendre que ton père était mort. Tu étais pieds nus. Jusqu’à la maison de la tante, vous avez rencontré plusieurs personnes qui habitaient la rue et qui connaissaient ton père et qui apprenaient que ton père venait de mourir. Tu ne parlais pas. Tu es entré dans la cour de la maison de la tante et tu as sorti la boîte avec les vers de terre, tu lui as enlevé le couvercle et tu as versé les vers de terre sur la terre des rosiers, à l’ombre, et tu as vu comme les vers de terre commencent à bouger et à chercher des trous dans la terre des rosiers et à disparaître dans ces trous qui les abritent de la chaleur. Tu as remis le couvercle de la boîte de cire et tu as remis dans ta poche cette boîte métallique. Tu as longé la maison de ton oncle, jusqu’à la terrasse, tu as posé par terre ta canne à pêche, tu as enlevé ton couteau de pêche de la ceinture, tu as mis ce couteau sur la table de la terrasse puis tu as sorti de tes poches la boîte avec les hameçons de réserve et la boîte métallique avec le couvercle troué et tu as mis ces deux boîtes sur le comptoir en bois installé contre la barrière qui sépare la terrasse de la basse-cour. Tu as dit à ta tante que tu allais chez ta grand-mère. La grand-mère habitait la même rue. Elle habitait deux cent mètres plus loin. Tu habitais avec ta grand-mère. Dans la même maison, ta grand-mère avait deux chambres et un grand hall et tu avais deux chambres à toi tout seul. Tu avais quatorze ans. Tu venais d’avoir quatorze ans. Tu as fait tout seul le chemin entre la maison de ton oncle et la maison de ta grand-mère. Tu pensais à la mort. La mort de ton papa n’était pas la mort. Tu te rendais compte que la mort de quelqu’un n’est pas ta mort. Tu comprenais que ton père ne te parlerait plus jamais et tu savais que cela ne signifiait pas que ton père te quitterait pour toujours. Tu es entré dans la cour de la maison où tu habitais avec ta grand-mère maternelle et tu a vu ta grand-mère t’accueillir depuis le seuil de sa cuisine d’été. Elle t’a dit «sois fort, tous on fini dans la terre, qu’on le veuille ou pas!». Elle t’a dit «il est mort jeune, ton père» et elle t’a demandé si tu voulais te laver. Elle a sorti de la cuisine un tabouret et une bassine en plastique et elle a placé la bassine sur le tabouret, devant la porte de sa cuisine, puis elle est allée prendre de l’eau à la fontaine de la maison, dans la cour. Elle a rempli d’eau une grande casserole et elle a mis cete casserole remplie d’eau sur un des feux allumés de la cuisinière, puis elle a apporté le savon et elle l’a posé sur le tabouret à côté de la bassine en plastique. Tu étais assis sur le seuil de la porte de la cuisine d’été et tu regardais les châtaigners de la cour et le cerisier. Tu ne pensais à rien. Tu regardais tes bras croisés sur tes genoux et tu regardais tes pieds nus et tu regardais les gens qui passaient dans la rue et que tu reconnaissais à travers les fentes de la palissade. Elle est venue avec de l’eau chaude et elle a versé dans la bassine plusieurs litres d’eau chaude, puis elle est venue avec de l’eau froide et elle a versé de l’eau froide par dessus l’eau chaude et elle a testé de ses mains le mélange d’eau chaude et d’eau froide, puis elle t’a dit «elle est bonne, tu peux commencer», et elle est partie dans la cuisine d’été. Ton père était une sorte de rebelle qui disait tout en face et à n’importe qui. Tu as pris le savon, et, debout, devant la bassine posée sur le tabouret, tu as mis une de tes mains dans l’eau, tu as pris de l’eau dans la paume de ta main, tu as mis l’eau sur tes bras, sur tes épaules, sur ton cou, sur ta poitrine, et tu savonnais chaque partie de ton corps. Tu ne voyais pas beaucoup ton père. Tu le voyais seulement quelques mois par année. Tu voyais l’eau sale couler depuis ton corps dans la bassine en plastique, tu frottais ta peau et tu voyais une couche de mousse grise se former à la surface de l’eau de la bassine et ta grand-mère te regardait depuis le seuil de sa cuisine d’été. Quand elle a vu que tu étais prêt, elle t’a apporté de l’eau froide pour te rincer et elle a versé de l’eau froide sur ton corps à l’aide d’un seau et tu prenais des filets d’eau froide dans les paumes de tes mains et tu laissais couler de l’eau froide sur tes bras et tes épaules et ta nuque, et c’est là que tu as pleuré pour la première fois. Pour la première fois de ta vie, à quatorze ans, tu as pleuré.
Ce texte constitue la première séquence de La Symphonie du Loup, parue aux éditions José Corti, 398p.La Symphonie du Loup
Dès l’ouverture, limpide et poignante, de cette chronique polyphonique que constitue La Symphonie du loup, le lecteur est saisi par la puissance expressive et narrative de l’auteur, évoquant initialement la scène capitale de son adolescence, au jour où lui fut annoncée la mort accidentelle de son père. D’emblée aussi, la modulation vocale du récit, par le truchement de la voix du grand-père paternel, figure tutélaire faisant pendant à celle du père disparu, inscrit cette remémoration dans le flux et les rythmes d’une véritable épopée personnelle au temps du Parti unique. Dans cette Roumanie de la dictature du « socialisme réel » dont nous découvrons peu à peu le décor déglingué et la vie quotidienne, avec une frise de personnages hauts en couleurs dont la vitalité expansive colore et réchauffe un univers teinté d’absurde, Marius Daniel Popescu puise une substance romanesque effervescente, que son talent de romancier fixe en visions inoubliables, comme celle de tel cheval martyrisé. En contrepoint de ces rhapsodies « gitanes » proches parfois de la transe, se dessine le motif tout de douceur et de délicatesse de la vie présente de l’écrivain, où le fils éperdu se reconstruit dans son rôle de père attentionné et de « loup » pacifié.
Il y a comme une « chronique européenne » en raccourci dans ce grand récit alterné, profus et généreux, qui brasse plusieurs cultures et les expériences de plusieurs générations, finalement ressaisi dans l’unité d’une langue-geste originale.
Marius Daniel Popescu, né à Craiova (Roumanie) en 1963, et établi à Lausanne depuis 1990, où il gagne sa vie en qualité de chauffeur de bus au Transports publics locaux, est à la fois écrivain, poète et prosateur. Il a commencé de composer et de publier de la poésie dans son pays d’origine, où parurent quatre recueils. Son premier ouvrage de poèmes en langue française, intitulé 4 x 4, poèmes tout-terrains et publié par les éditions Antipodes, à Lausanne, fut suivi en 2004 par Arrêts déplacés, chez le même éditeur, qui obtint le prix Rilke 2006. Proche du quotidien par sa poésie, dans une veine rappelant parfois le lyrisme urbain d’un Raymond Carver ou d’un Charles Bukowski, Marius Daniel Popescu a lancé dès 2004 un journal dont il est le rédacteur unique, à l’enseigne du Persil, marqué par la même démarche lyrique et critique visant à la sacralisation des choses de la vie et à la lutte contre l’uniformisation.Bien présent dans la vie littéraire romande, par le truchement d’animations diverses (dans les prisons ou les écoles), de collaborations à des revues ou à divers médias, Marius Daniel Popescu publie aujourd'hui La symphonie du loup, première grande prose polyphonique brassant des thèmes autobiographiques fortement enracinés dans son expérience roumaine, avec le constant contrepoint de sa vie actuelle. Marié à l’artiste lausannoise Marie-Josée Imsand, Marius Daniel Popescu est père de deux enfants.
Photo JLK
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Marthe Keller au débotté
JOURNÉES DE SOLEURE La célèbre comédienne d’origine bâloise préside le jury du Prix du cinéma suisse, qui sera remis mercredi 23 janvier aux Journées de Soleure (21-27 janvier).
Si Marthe Keller a fait une brillante carrière internationale à l’écran, à la télévision, au théâtre et plus récemment dans la mise en scène d’opéra, le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne doit rien au cinéma suisse. Révélée en France par Philippe de Broca, elle a joué avec Lelouch avant d’enchaîner une brillante série américaine, notamment avec John Schlesinger (Marathon Man),Sydney Pollack (Bobby Deerfield) et Billy Wilder (Fedora). Trente ans plus tard, sans parler de ses innombrables rôles au théâtre, elle a plus d’une septantaine de films à son palmarès sur les deux écrans, un prix d’interprétation (Par amour d’Alain Tasma), le prix du cinéma suisse 2006 pour le meilleur second rôle dans Fragile ,de Laurent Nègre, et six nouveaux tournages en 2007…
- Quelle impression vous fait le cinéma suisse actuel ?
- A vrai dire, je le connais peu, vivant le plus souvent à l’étranger. Cela résume d’ailleurs sa situation : à savoir qu’il est peu visible hors des frontières helvétiques, si l’on excepte les festivals, ce que je trouve très regrettable. Pour la vingtaine de films que j’ai vus, comme les autres membres du jury, en prévision des Journées de Soleure, je dirai que mon impression générale a été bonne, à deux ou trois exceptions près. Ce qui est sûr, c’est que le potentiel est là : des réalisateurs et des acteurs de talent, des projets intéressants, un niveau artistique satisfaisant, et j’aurais alors envie de dire : maintenant, foncez !
- Manque d’ambition ?
- Probablement, même si je ne veux pas généraliser à partir d’une vue partielle. Manque de sûreté en tout cas, comme souvent dans notre pays où nous n’osons pas affirmer nos qualités, pourtant bien réelles. Manque de moyens aussi, du fait qu’il n’y a pas d’industrie du cinéma.
- Vous semble-t-il identifiable en tant que « cinéma suisse » ?
- Oui et non. A l’époque des Tanner, Soutter et autres Goretta, plus Godard évidemment, dont j’ai vu les films parce qu’ils étaient largement exportés et diffusés, et que j’ai beaucoup aimés, la « marque » était liée à un engagement et à une identification comparables à ce qui faisait qu’il y avait un « cinéma tchèque » ou un « cinéma polonais ». On avait plutôt affaire à des auteurs ou des groupes d’auteurs qu’à des emblèmes nationaux. Dans les films que j’ai vus pour Soleure, le souci « politique » n’a plus la même signification même si les thèmes sociaux restent bien présents, comme dans le reste du monde, mais je remarque un ton commun, qui tient à des détails, à une façon d’être et de se comporter, une certaine sauvagerie et un certain rapport à la nature à la Robert Walser. Enfin une chose me manque dans ce que j’ai vu : l’humour.
- Trop sérieux, le cinéma suisse ?
- Ce que j’ai adoré, dans le cinéma italien par exemple, c’est la manière d’aborder de grands thèmes sociaux ou politiques, sans perdre le sens de l’humour. Ceci dit, le sérieux est aussi une qualité, et je le trouve particulièrement remarquable dans le documentaire suisse.
- Quel souvenir gardez-vous de votre participation à Fragile, le film de Laurent Nègre dont vous étiez la tête d’affiche ?
- J’estime avoir eu beaucoup de chance dans ma carrière, et c’est pourquoi je trouve normal d’« aider » les artistes plus jeunes. Du tournage de Fragile, à vrai dire très bref pour moi, puisque je n’ai travaillé qu’une semaine avec l’équipe, je garde un souvenir de qualité, autant pour le travail que les relations humaines. Le film m’a touché, ensuite, par son étrangeté et le mystère qu’il diffuse, également par ce « ton » que j’évoquais.
- Pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent dans des films suisses ?
- Parce que personne ne vient me chercher ! Même après le film de Laurent Nègre: pas une proposition. Et figurez-vous que la presse alémanique vient de se souvenir de moi alors qu’elle m’avait « oubliée » depuis des décennies. Mais je ne me plains pas : je viens de tourner six films d’affilée, au cinéma et pour la télévision, dont au moins deux, voire trois, me semblent bons…
- Quel film récent vous a-t-il marquée ?
- Le grand cinéma d'auteur des Bergman, Bunuel, Fellini et consorts, est en chute libre, mais j’ai trouvé, dans La vie des autres du jeune Florian Henckel von Donnersmarck, tout ce que j’attends du bon cinéma : l’intelligence, la sensibilité, le courage, l’émotion, bref on paierait pour jouer dans un tel film !
- De beaux projets ?
- Pour le moment je me repose, car j’ai beaucoup travaillé l’année dernière, et j’aspire maintenant choisir des projets de qualité. Au théâtre, celui de réaliser Ghost à New York, et pour le cinéma : de nombreux scénarios en lecture. Aussi, j’ai besoin de me ressourcer: de prendre le temps de vivre… -
Charme et style de Sagan
C’est un livre absolument goûteux, vivant et chaleureux, que Sagan à toute allure, approche biographique joyeusement désordonnée de Françoise Sagan par Marie-Dominique Lelièvre. S’y déploie un portrait kaléidoscopique remarquable de la femme-enfant propulsée au pinacle de la gloire littéraire dès son premier roman (Bonjour tristesse, en 1954), dont on peut rappeler qu'il fut adoubé par les plus éminents auteurs et critiques de l'époque (de Paulhan à Nadeau, ou d'Arland à Chardonne, Mauriac ou De Fallois). En outre, la traversée de l’œuvre, nourrie par une lecture pertinente, se mêle à une chronique très documentée de la vie de patachon menée par Sagan dont nous découvrons pas mal d’aspects du caractère (à dominante bon enfant désarmant) et de la vie, entre sauteries et retraites d’écriture, fêtes et déprimes ou défonces. Françoise Quoirez (née en 1935) y apparaît en garçonne craquante (quasiment un play-boy…) aussi douée que fragile, de mœurs très libres, incapable de vivre ou de dormir seule (elle a mis autant de belles dames dans son lit, dont Ava Gardner, que de beaux mecs, sans compter ses deux maris), buvant sec, claquant son fric au casino ou en boîte et plus encore à sniffer, sans que ce tourbillon d’inconduite ne laisse la moindre trace dans le style de la romancière, disciple bohème de Stendhal à l’art concis et fluide, d’une musicalité sans faille, cousine vieille France de Scott Fitzgerald avec sa fêlure à elle.
Marie-Dominique Leliève, qui écrit avec bonheur elle aussi, a multiplié les rencontres de gens qui ont aimé Sagan, de Florence Malraux à Bernard Franck, entre cinquante autres, dont les témoignages dégagent une tendresse irrépressible pour cet androgyne ludionesque qui fut aussi, et surtout, un écrivain de classe, c'est à savoir classique et classieux, pas encore pour classes terminales mais qui vivra verra...
Sagan à toute allure, de Marie-Dominique Lelièvre. Denoël, 343p.
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Toute honte savourée
Passé de la gauche (il fut secrétaire des Temps Modernes), à la droite anarchisante, Jean Cau (1925-1993) laisse une œuvre considérable de romancier (La pitié de Dieu, Goncourt 1961), de nouvelliste élégant et d’essayiste stylé aux positions réactionnaire qui lui valurent une aussi mauvaise réputation qu’à son ami Jean Dutourd. Or celui-ci, académicien jovial, eut l’idée, à la fin des années 1980, de l’inciter à se présenter à son tour à l’Académie française, ce qu’il entreprit à son corps plus ou moins défendant, avec la cuisante obligation, en cas de vote favorable, d’avoir à prononcer l’éloge d’Edgar Faure, qu’il dit « ce Fregoli cuit et recuit, mariné et faisandé, décomposé et recomposé dans toutes les sauces de trois républiques »… Si cette corvée lui fut épargnée, le bretteur ne considéra pas moins, post coïtum interruptus, sa requête, repoussée par quinze voix contre quatorze, comme une action basse de sa part, une tache qu’il s’est donné pour tâche de laver en racontant cette « farce ».
On ne lui fera pas le procès trop facile du mauvais perdant se dédouanant : ce petit récit de ses visites, paru à titre posthume, nous vaut en effet quelques propos et autres portraits aussi peu académiques qu’improbablement voués à l’immortalité - à tout le moins piquants.
Jean Cau. Le Candidat. (préface d’Alain Delon tel qu'en lui-même modeste et pompon).
Editions Xenia, 96p. -
Avec les mots du cœur
Anne-Lise Thurler est décédée ce matin, laissant une œuvre vibrante d’humanité.
C’est une figure attachante de la littérature romande qui s’est éteinte aujourd'hui en la personne d’Anne-Lise Thurler, romancière et nouvelliste dont le dernier récit, paru en avril 2007 chez Zoé sous le titre de La fille au balcon, restera comme l’un de ses ouvrages les plus aboutis, les plus frémissants de sensibilité et les plus ouverts à la compréhension de l’autre.
Il y est question, après la mort de la mère de la narratrice, de l’effort que celle-ci s’impose afin de retrouver, malgré des années d’incompréhension et de maltraitance, celle dont elle s’était déjà rapprochée durant les dernières années de sa vie. Avec une lucidité claire nuancée de tendresse blessée, Anne-Lise Thurler aura donné, dans ce dernier livre paru, le meilleur d’un talent toujours nourri par la vie, qui s’est déployé dans le roman (Le crocodile ne dévore pas le pangolin et Lou du fleuve) et les nouvelles (Scènes de la mort ordinaire et L’enfance en miettes). Attentive aux misères du monde, elle avait également composé, avec Selajdin Doli, réfugié kosovar, un récit-témoignage à deux voix évoquant les tribulations des Albanais du Kosovo, intitulé Aube noire sur la plaine des merles, adapté au théâtre par Isabelle Bonillo et présenté au fil d’une longue tournée en Suisse romande.
Terrassée par la maladie avant la cinquantaine (elle était née en 1960 à Fribourg et vivait au Mont-sur-Lausanne avec ses deux jeunes enfants), Anne-Lise Thurler laisse, à ceux qui l’ont connue, le souvenir d’un belle personne rayonnante et généreuse.
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Le courage de Boualem Sansal
Le village de l’Allemand, entre Shoah et Djihad
La lecture du Village de l’Allemand, nouveau roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, est immédiatement prenante. Aussitôt on plonge dans un drame aux multiples occurrences personnelles et autres ramifications historico-politiques, dont le Mal du XXe siècle et de celui qui a si dangereusement commencé, entre Shoah et Djihad, tisse la trame de sang et de destruction, d’ignominie et de honte.
Cela commence, en octobre 1996, par le journal du jeune Malrich (prénom condensant Malek et Ulrich), dont le langage signale un beur de banlieue plutôt atypique, puisque son père est d’origine allemande, et qui commence d’écrire six mois après le suicide de son grand frère Rachel (condensé de Rachid et Helmut), brillant sujet, comme on dit, mais sombré dans le désespoir on ne sait pourquoi.
On le comprend mieux après que Com’Dad, le commissaire de quartier de la « zone urbaine sensible de première catégorie » où survivote Malrich, remet à celui-ci les quatre cahiers chiffonnés constituant le journal de Rachel, ledit Com’Dad lançant au plus ou moins voyou : « Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien ». Et de fait, ces cahiers vont changer la vie de Malrich, comme la vie de Rachel a changé, au lendemain d’un massacre, en 1994, qui a coûté la vie à ses parents, là-bas dans un douar du bout du monde du nom d’Aïn Deb, quand il découvrit qui fut en réalité son père déclaré « martyr », l’ancien SS Hans Schiller…
On sait le grand talent de Boualem Sansal, auteur de l’admirable Serment des Barbares, et son courage intellectuel, qui lui a dicté l’an dernier la lettre ouverte de colère et d'espoir au pouvoir et au peuple algérien intitulée Poste restante : Alger. On se rappelle l’amitié qui le liait à Rachid Mimouni, autre romancier intègre qui mourut désespéré en Europe et dont le corps rapatrié dans son pays fut déterré par les islamistes pour être dépecé et livré aux chiens de la nuit. Je me souviens qu’à ma dernière rencontre de Mimouni je lui souhaitai d’être protégé par Allah. Or c’est le même Allah que j’invoque en lisant ce nouveau livre, inspiré par une histoire vraie, où alternent les voix des deux frères, celle de Rachel relayant elle-même les voix de tous les témoins de l’horreur, Primo Levi en tête et transmettant à celle de Malrich une nouvelle conscience et l’espoir que la honte puisse être dépassée par le « geste d’amour » de son sacrifice…
Boualem Sansal. Le village de l'Allemand, ou le journal des frères Schiller. Gallimard, 263p. -
Pierrot le fou le reste
La Compagnie Un air de rien revisite Pierrot le fou de Godard en évitant le recyclage complaisant. A voir à Vidy.
Quel sens cela peut-il bien avoir, plus de quarante ans après le choc artistique qu'a constitué la sortie de Pierrot le fou (en 1965), de revisiter au théâtre l'un des films «cultes» de Jean-Luc Godard, alors même que celui-ci dénonce aujourd'hui le manque de créativité des nouvelles générations? Comment échapper au réchauffé, voire à la resucée débile, étant entendu que ce qui survit du film tient essentiellement au cinéma, plus exactement: à la géniale «musique de plans» de Godard? Après Bonnie and Clyde ou Sailor and Lula, cette énième cavale des amants libertaires ne se réduirait-elle pas à un recyclage opportuniste?
Telles sont les questions que se seront posées d'aucuns avant d'assister au Pierrot le fou de la Compagnie Un air de rien, dans une mise en scène très inventive de Sandra Gaudin et une (belle et efficace) scénographie de Sylvie Kleiber, assistée par Joan Ayrton pour l'horizon pictural, avec une équipe de trentenaires fringants pour complices, dont sept comédiens pétants de talentueuse santé.
Qu'est-ce que Pierrot le fou à l'origine? En gros, pour citer un bout du scénario de Godard, c'est l'histoire de Ferdinand et Marianne qui «sautent dans l'eau en riant. Ils ne réussissent pas à sauver les valises mais s'en foutent, et s'éloignent en se tenant par la taille. Le long de la plage déserte, éclairée par le soleil couchant, la mer efface la trace de leurs pas.» C'est donc une histoire d'amants sur la plage du monde, ici et maintenant, dont on va suivre les traces de pas avant que la mer ne les efface, à moins que ça ne finisse à la mitraillette, comme dans les polars à quatre sous, et qu'il en reste du rouge, assorti à la robe de la dame...
Au théâtre, maintenant, c'est tout de suite la question du langage qui est posée par une petite fille au ballon à Pierrot vautré dans sa baignoire et lisant sa propre histoire pour lâcher justement ce mot de «langage»: «Ah mais, m'sieur, le langage, c'est quoi?»
Eh bien, voici ce que c'est: c'est du piapia de pub gorillé, ce sont les formules de la persuasion clandestine et de la philosophie à La petite semaine de Suzette postmoderne, c'est du patchwork de clichés émaillant tous les discours de tous les pouvoirs et de tous les affects du monde qui nous entoure autant en 2008 qu'en 1965, y compris les images pastichant la téloche ou les journaux gratuits.
C'est plus précisément la road story de Marianne et Ferdinand préludant à celle des Valseuses de Blier ou de Tueurs nés de Stone, mais avec les moyens du théâtre. Donc c'est redécoupé pour la scène, avec un montage de plans ad hoc, un dialogue recousu pile-poil «sur la bête». Et «la bête» vivante sur scène: sept comédiens en chair et en os pour dire la vie vite au moyen d'un éventail d'expressions touchant à toutes les formes, via le chant et la danse, la citation légendaire (le couple en Dauphine), le clin d'oeil au burlesque américain ou à la bande dessinée anarchisante, notamment.
Les acteurs réunis en l'occurrence sont tous épatants, à commencer par Diane Müller et Christian Scheidt (Marianne et Ferdinand), bien entourés par Hélène Cattin avec ses jolis nénés à l'air de femme superactuelle, Jean-Paul Favre qui chante et danse avec la grâce d'un éléphanteau de revue, Shin Iglesias «dégageant» elle aussi un max, Magali Tosato jouant Magali Tosato comme dans un film de Godard, et Nicolas Rossier en Godard à cigare pour l'envoi final.
Surtout, avec musiques et lumières (Pascal Noël, Ben Merlin et Guitos Fournier), costumes (Marie-Christine Meunier) et objets plus ou moins automobiles combinés dans l'ensemble du montage, sans temps morts ni trous d'espace, le ton du spectacle, en crescendo, «sonne» juste, ludique, intelligent et rigolo, le pied léger. Rien d'un «jeunisme» de pacotille dans cette réalisation chaleureusement accueillie, mais comme un air de jeunesse tonifiant...
Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 3 février. www.theatrevidy.chCet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 17 janvier 2008.
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Une musique fraternelle
Sur La visite de la fanfare d’Eran Kolirin
On s’attend d’abord à une satire ou, du moins, à un film jouant sur l’ironie, en découvrant les premières séquences de La visite de la fanfare de l’Israélien Eran Kolirin, dès l’arrivée des ploucs de la fanfare de la police d’Alexandrie dans ce trou perdu d’Israël où ils sont censés représenter l’honneur de l’harmonie égyptienne. Hélas, un malentendu les fait débarquer dans le bled de Bet Hatkiva au lieu de Patah Tikva où ils étaient attendus, et plus moyen de se tirer de là avant le bus du lendemain. Or on s’amuse de voir paniquer leur cérémonieux directeur (Sasson Gabai), imbu de sa tâche comme s’il en allait d’un enjeu national, et le premier passage en revue des membres de cette clique perdue, dont l’élément le moins contrôlable est le beau jeune Khaled aux yeux bleus cherchant la gueuse et traînant la patte en murmurant My funny Valentine de Chet Baker, ne manque pas de sel.
Bientôt, cependant, dès l’apparition de Dina (la merveilleuse Ronit Elkabetz), tenancière du bistrot de la vague bourgade où ils ont échoué, et qui les accueille pour la nuit, la cocasserie insolite de l’épisode va céder le pas à une émotion croissante, liée à l’atmosphère générale du récit et aux relations se nouant entre les personnages. Pour la soirée, Dina s’est réservé les deux fleurons masculins du groupe (le directeur coincé à souhait mais bel homme, et le jeune Khaled), tandis que leurs collègues subissent l’humeur mitigée d’une famille qui les reçoit de moins bonne grâce. Entre un dancing pour patineurs à roulettes et une boîte plus branchée, un jardin public et un bord de mer, les protagonistes vont frayer plus ou moins et parfois communiquer, tantôt par la musique (ce beau moment où Egyptiens et Israéliens se mettent à chanter Summertime) et tantôt par le geste (la séduction d’un laideron par un garçon timide qu’instruit Khaled nettement plus à la coule), ou par la confidence personnelle qui marque l’échange le plus émouvant du film, entre Dina et le chef tombant le masque et révélant son passé douloureux avant de se révéler, lui aussi, un adepte de Chet Baker...
On pense un peu aux films de l’Est des années 60-70 (je ne sais pourquoi le souvenir de L’As de pique de Forman m’est soudain revenu), mais également aux situations décalées d'un Kaurismäki, au fil de cette mise en scène jouant sur d’étonnants ralentis et des plans quasi picturaux, où le jeune réalisateur excelle à rendre un climat dont l’étrangeté va de pair avec un sentiment croissant de fraternité. C’est très beau, très tendre, très touchant, très délicat. Ce premier ouvrage d’Eran Kolirim a été sacré meilleur film israélien de l’an dernier. On en sort tout ému.