Après le raz-de-marée de septembre, on surfe en eaux plus claires…
Devenue monstrueuse (plus de 600 romans en automne dernier), la rentrée littéraire française d’automne, dopée par la course aux prix littéraires, devient de plus en plus contre-productive. Dommageable aux nouveaux venus (combien de premiers romans morts-nés par noyade ?), le tsunami l’est aussi à nombre d’excellents auteurs qui, naguère, tenaient absolument à « sortir » en septembre. Or, depuis quelques années, avec le Salon du Livre de Paris (des 13-18 mars prochains) en point de mire, de plus en plus de « ténors » de la scène éditoriale française, francophones et étrangers confondus, se réjouissent plutôt de paraître en janvier. A preuve cette année : les nouveaux romans de trois Philippe à succès (Djian, Sollers et Besson), entre autres fleurons du meilleur « linge » littéraire, avec deux substantiels romans de Jean Rouaud (La femme promise) et Richard Millet (La confession négative, tous deux chez Gallimard ), les nouveaux romans d’Olivier Adam, (chronique d’un quotidien familial meurtri intitulée Des vents contraires, à L’Olivier), d’Alain Mabanckou (en crescendo dynamique avec Black Bazar) et de Chloé Delaume( Dans ma maison sous terre), tous deux au Seuil, de Jean Rolin (Un chien mort après lui, chez P.O.L.) ou de nos deux compatriotes Pascale Kramer (L’implacable brutalité du réveil, au Mercure de France) et de Nicolas Pages (I Love New York, chez Flammarion), notamment.
La nouvelle donne est également prometteuse au rayon des traductions, avec ce qu’on dit le plus beau roman de John Burnside, déjà remarqué l’an dernier, avec Un mensonge sur mon père (Métailié), le premier livre de Jonathan Coe en première personne féminine (La pluie avant qu’elle tombe, chez Gallimard), et une suite de digressions de Paul Auster sur l’écriture et la solitude avec Seul dans le noir (chez Actes Sud). Enfin une rumeur élogieuse annonce le retour d’une des découvertes de Sabine Wespieser, la Vietnamienne Duong Thu Hong, avec Au zénith toujours, après l’admirable Terre des oublis qui est aujourd’hui traduit dans le monde entier.
Sollers
tel quel
Un roman-de-Sollers fait désormais figure de genre littéraire en soi, avec un narrateur qui n’est autre que l’auteur, entouré de jolies personnes qu’il honore de ses caresses et de son savoir. Après Une Vie divine, la suite de l’évangile selon Nietzsche se décline au fil d’un voyage à travers les lieux et les œuvres géniales échappant au «Parasiste », dont le point de départ est un stand de tir du Quartier latin, pour une guerre chic. Comme Sollers est un immense lecteur et un homme de goût, c’est souvent passionnant. L’écriture, fluide et fruitée, est souvent à la fête aussi. Et le roman là-dedans ? Disons que le roman-de-Sollers est une sorte d’essai voyageur…
Philippe Sollers. Les voyageurs du temps. Gallimard, 243p.
Besson
homophile
Le dernier roman de Philippe Besson évoque, en finesse, la relation fraternelle intense de deux jeunes Américains de Natchez que tout unit depuis leur enfance, et qui vont évoluer différemment au tournant des sixties, entre révolution des mœurs et guerre du Vietnam. Si l’auteur de Son frère ne manque pas de suggérer certaine sensualité dans la relation de Thomas le contestataire et de son ami plus conventionnel, c’est dans la relation mimétique avec leur commune amie Claire que tout va basculer, jusqu’à la tragédie. Avec beaucoup de sensibilité, restituant bien le ton de l’époque, le romancier change de cieux tout en restant fidèle à lui-même.
Philippe Besson. La trahison de Thomas Spencer. Julliard, 270p.
Dantzig
pour inventaire
Quand on lui demandait quel livre il emporterait sur la fameuse île déserte, Jean Cocteau répondait : le dictionnaire.
Un amateur de lecture y ajoutera volontiers le déjà fameux Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, qui a raflé trois prix importants et se retrouve ces jours en poche, et l’ Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, nouvelle somme extravagante dont le titre doit figurer impérativement en tête de toute prochaine liste d’achats de livres. De quoi s’agit-il ? De listes, précisément, sous la forme d’une fabuleuse énonciation du monde, où l’auteur (comme le Pérec du mémorable Je me souviens) va bien au-delà d’un procédé, tout au déploiement des mots et des noms, des catégories et de leurs projections au ciel de la fiction ou de la poésie arborescente. Liste gracile des moments gracieux. Liste des minorités. Liste de la bonté des hommes. Liste aléatoire du succès. Liste de brèves définitions. Liste de ce que je n’ai pas voulu faire : autant de souples tremplins vers le désir, les regrets, les curiosités infinies, les fruits du génie humain, la beauté, la bêtise, autant de fusées lyriques ou de pointes critiques, autant d’esquisses de poèmes, de nouvelles, de romans, de règlements, autant de retouches à un autoportrait du dandy en causeur stellaire.
Charles Dantzig. Encyclopédie capricieuse du tout et du rien. Grasset, 789p.
Djian noir
sur noir
Un sentiment de complète déréliction se dégage de la lecture d’Impardonnables, seizième roman de Philippe Djian confirmant décidément les qualités de cet «enfant du siècle» devenu «auteur culte», selon la formule marketing, qui n’en fait pas pour autant un écrivain à célébrer les yeux fermés non plus qu’à dédaigner. Philippe Djian, comme un Michel Houellebecq, quoique par des chemins différents, a su capter le ton d’une époque et filtrer les sentiments ou les malaises d’une génération, dès ses premiers romans du début des années 1980 (Bleu comme l’enfer, Zone érogène ou 37°2 le matin), avant de développer une observation plus ample et plus aiguë de ce qui dissocie le groupe humain contemporain, société ou famille. A cet égard, des romans tels que Sotos (1993), Assassins (1994, Criminels (1996) ou Sainte-Bob (1998) et Impuretés (2005), ont fondé un véritable univers romanesque, avec une atmosphère qu’on pourrait dire «chaleureusement glaciale» dont les personnages souffrent sans pouvoir l’exprimer, et contribuent parfois à leur propre noyade et à celle de leur entourage, où les enfants sont voués à « trinquer ».
C’est d’ailleurs ce qui se passe dans Impardonnables, qui accumule toutes les poisses et toutes les crasses. Le protagoniste, romancier à succès vieillissant, dont la femme et l’une des filles ont été brûlées vives dans sa voiture, sous ses yeux et ceux de son autre fille Alice, apprend au début du roman que celle-ci, actrice en vue et à frasques, a disparu, laissant bien désemparé son compagnon un peu paumé, ex-junkie que la charge de leurs deux petites jumelles embête plutôt – d’où son recours au grand-père. Or ce « jeune vieillard », en exil doré au pays basque, ne s’intéresse « plus du tout » aux enfants, suffisamment occupé de lui-même, que sa nouvelle femme Judith, brillant dans l’immobilier, délaisse de plus en plus, au point de le faire recourir à une ancienne amie devenue détective, dont le fils sorti de prison débarquera dans sa vie comme l’ange exterminateur.
Ange minable en réalité, fils de nul et qui pleure comme un enfant son chien broyé par la mer. Tous les personnages d’ Impardonnables ont d’ailleurs quelque chose de « broyé », à tout le moins de perdu. Cet égarement plombe toute apparence d’espoir, à la fin de ce roman qui n’en est que plus « humain, trop humain »…
Philippe Djian. Impardonnables. Gallimard, 232p.
Post scriptum: à noter, à propos du livre du dandy Dantzig, qu'une belle, amicale non moins que lucide approche en est faite sur le blog épatant de Frédéric Ferney, Le Bateau Livre, dont j'avais signalé l'apparition il y a quelque temps. Conversation ininterrompue d'un honnête homme avec les livres et les gens: http://fredericferney.typepad.fr/
Image ci-dessus: peinture de Verlinde.