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Révélations de l'Enfant

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V

 

            Cette aube était celle d’une nouvelle vie, nous l’avons vécue ainsi, l’Oncle Fellow et moi, pendant que Ludmila voguait encore dans sa nacelle d'anesthésie, nous l’avons ressenti dans la lumière de ce matin d’automne, tout dans l’ouverture  du ciel annonçait une vie nouvelle et nous nous taisions sans penser que le pire pourrait arriver aussi, le ciel naissait tandis que nous roulions à travers les prés, le futur oncle de l’enfant se taisait contre son habitude de personnage ouvert et disert que l’enfant, la première, appellerait plus tard l’Oncle Fellow à sa sortie de taule, lui et moi nous nous sentions portés par la montée silencieuse et radieuse à la fois de ce jour où la naissance de l’enfant se trouvait à vrai dire programmée par Opération, c’était plus sûr nous avait-on dit, nous avons aujourd’hui les moyens d’aider la nature, nous avait dit le chirurgien qui avait précisé que l’enfant naîtrait à telle heure précise, et pourtant la poésie y était, une folle poésie présidait à notre contemplation silencieuse de ce jour immense qui se levait et qui a continué de se lever à la naissance du deuxième enfant, dans une autre ville, et qui se lève tous les jours pour accueillir l’enfant qui vient.

À ce lieu commun de l’enfant qui vient et du père croyant vivre l’Événement absolu, dès l’aube de ce jour, cependant, s’est associé cette espèce d’effroi dont je n’ai parlé à qui que ce soit sur le moment, et qui m’a saisi dès que, l’oncle Fellow et moi ayant revêtu nos tenues vertes et nos calots blancs de Martiens, nous fûmes en mesure de voir enfin l’Enfant et de le recevoir quelques instants, d’abord le Père évidemment.

Et le Père est là, dans la plus inimaginable confusion jamais éprouvée de sa vie, le Père est là devant la Vie, et c’est la Mort qu’il voit : c’est tout de suite la Mort qu’il voit dans ce palpitant souriceau violet enrobé de cette espèce de terre chocolatée, c’est la mort possible de l’enfant s’il la lâche sur le dallage, c’est la mort assurée de l’enfant s’ils se met à la secouer pour manifester la joie qu’il éprouve depuis l’apparition de cette vie issue de leur deux vies, avec Ludmila, et des dizaines et des centaines et des milliers de vie de leurs deux généalogies, et c’est aussi sa mort à lui qu’il voit soudain lui apparaître, le Père jusque-là plus ou moins enfant demeuré, cette tête-en-l’air de père toujours à rêver plus ou moins, ce père qui n’en a pas l’air avec son air plus ou moins bohème demeuré, sans cravate et en jean délavé, voici que l’Enfant lui apparaît comme le messager de sa propre disparition, voici la première révélation de l’Enfant.

Si la première révélation de l’Enfant me tient lieu pour ainsi dire de faire-part avant terme, je le prendrai avec tout l’humour mutique dont je suis capable en de telles circonstances, sans en parler évidemment  à Ludmila qui émerge peu à peu des vapes et n’a que faire de mes tremblements métaphysiques ou pseudos, mais surtout ressaisi, transporté par le sentiment que je deviens réel en me reconnaissant enfin mortel, ah la fameuse découverte : le Père déclaré, qui signe le récépissé de cette vie nouvelle, reconnaît enfin que ses jours sont comptés…

On a donc reçu l’enfant des mains des soignants, comme on dit, on a donné le premier bain, comme on dit aussi, tout ce qu’on était  supposé faire, comme pour tant de gens ordinaires, a été fait au cours de cette fameuse journée après laquelle rien ne serait jamais comme avant, me suis-je dit in petto sans en parler à quiconque, tandis que l’oncle Fellow procédait à divers achats de première nécessité, comme on dit encore, selon les ordres de Ludmila dûment ressuscitée, son précieux bien serré sur son giron, l’air modestement triomphant.

Retour à la case Réel, me dirai-je à travers les années en revivant ce matin-là. Retour aux choses de la vie. Retour aux gens ordinaires. Et cet autre matin d’automne, après tant d’années, à la veille peut-être de voir l’Enfant enfanter, c’est par le détail que je m’apprête à dénombrer les révélations de l’Enfant. Il n’y a que le détail de réel. Il n’y a de réel que le détail et la nuance. Il n’y a de réel que l’attention au détail et à la nuance qui distingue ce détail de cet autre détail. Il n’y a de poésie réelle que celle qui englobe tous les détails et les nuances avec la plus constante attention.

 

La fin de l’éternelle matinée de l’enfant  à son premier jour fut essentiellement à sa gloire et à celle de la mère au modeste triomphe, douloureuse encore, encore un peu dans les vapes mais  au sourire d’une si émouvante beauté qu’on dirait que nul autre enfant n’est jamais venu au monde que celui-ci ;  et de fait, c’est l’évidence apparue au père et à l’oncle déjà: que l’Enfant est parfait et qu’il n’y en a point d’autre au monde. Après quoi l’enfant a été retiré à l’oncle et au père qui sont allés vaquer aux tâches de première nécessité, à commencer par l’annonce au monde entier de la naissance d’un Enfant parfait, et tout aussitôt l’enfant a perdu sa majuscule à l’annonce au monde de son prénom, et la mère s’est réveillée à qui l’on a confié son premier enfant qu’elle a mis quelques instants à identifier, se trouvant encore dans les vapes, et qu’elle a pris cependant contre elle pour entendre aussitôt ce souffle ajouté au battement qu’elle sentait en elle et qui maintenant se poursuit hors d’elle, ce souffle qu’elle perçoit à peine mais qui lui semble surpuissant, et ce battement qu’elle ne ressent plus à elle mais à l’enfant qui est là, qu’elle appelle pour la première fois par son prénom en la baptisant de larmes qu’elle ravale aussitôt non sans vérifier que personne ne la voit chialer comme une madeleine, mais elle leur a dit de la laisser tranquille un moment et maintenant c’est entre elles que ça se passe, ils ont voulu nous séparer, ils ont essayé de t’arracher à moi, ils ont manigancé mais je te tiens, elle s’accroche à son enfant dont elle se dit encore confusément que ce n’est peut-être pas le sien, puis elle rit dans ses larmes et, pour la première fois, elle voit son enfant qui est déjà bien lavée, mais par d’autres mains, tout emmaillotée mais par d’autres mains et Dieu que cela lui fait mal encore, ce couteau dans le ventre et ce buisson d’épines, et combien elle aimerait dormir encore après avoir endormi ce petit machin qui la regarde sans la regarder…

C’est cela même que je vois, tant d’années après, en me rappelant le premier regard de l’enfant, qui me regarde sans me regarder : comme une très vieille divinité dont le nom serait Naissance. Rien de morbide n’est lié, cependant, à ce sentiment que notre enfant à traversé les millénaires avant de nous être livré ce matin, tout frais et Parfait. Rien que de stupéfiant, comme est stupéfiant ce matin le jour qui se lève.

 

Le jour se lève et je pense, je ne sais pourquoi, aux enfants morts de Mahler. Il y a des années que je n’ai plus entendu cette lancinante litanie de mes automnes de farouche garçon de vingt ans, quand je trouvais tant d’émouvante beauté à cette mélancolie du musicien chantant ses enfants morts. Je n’avais aucune idée, de ce que peut bien être un enfant : je ne faisais attention qu’aux enfants morts en digne frère de Rimbaud. La litanie des enfants morts me remplissait d’une espèce d’aveuglante volupté, cette plainte déchirante était celle-là même de ma poésie de vingt ans, et le petit Ivan fut prié de se pencher sur le landau du premier enfant du grand Ivan, mais je n’en avais alors qu’aux enfants morts et je n’avais que faire du tribunal à venir des neveux et des nièces s’ajoutant à celui des tantes et des oncles. Le poète n’est pas fait pour la vie, me disais-je alors en ma pureté de farouche garçon de vingt ans qui verrait bientôt proliférer alentour nièces et neveux, mais pense-t-on aux nièces et aux neveux de Rimbaud, est-il d’autre beauté lancinante que celle des fœtus en bocaux de Madame Rimbaud, la poésie souffre-t-elle d’autres expositions que celle des fœtus bleus qui jamais ne deviendront Rimbaud mais que chante  un musicien au cœur mêmement mélancolique que le farouche garçon de vingt ans que j’étais alors ?

Un nouveau jour se lève à l’instant sur le monde et je revois, tant d’années après, les gens ordinaires défiler auprès de la Mère. Ludmila les regarde sans les voir, son enfant doucement tenu contre elle, le temps de cette matinée éternelle de la présentation de l’Enfant à tous ceux qui ont été rameutés par l’oncle et le père, et le père du père et le père de l’oncle, et les mères et les tantes et toute la smala des gens ordinaires du voisinage, je vois Ludmila incarner un instant la Mère, Ludmila incarne à l’instant toutes les mères et je sens alors toute l’impatience de mes vingt ans devant ma propre mère et toutes les mères se détendre devant ce lieu commun de La mère et l’enfant dont l’émouvante beauté s’éprouve dans le silence velouté de ce nouveau jour.

A présent tu peux y aller, que je me dis. A présent tout va trouver sa juste place dans le tableau. A présent tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos - et là c’est comme si c’était fait.

(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

 

Commentaires

  • Les Aubes sont une des grandes Stars parmi toutes les Stars de l'Enfant Prodigue. Le plaisir de vous lire ne faiblit pas. A nouveau dans l'Attente...Votre Philip Phidélité.

  • A lire et relire, il passe un souffle fort et doux, toute l'émotion de Ce Jour contenue dans ces lignes, je passe...du silence velouté de ce nouveau jour au...tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos ! Je désire la suite...De ma douce et râpeuse Mégalopole je te souhaite une longue journée désiradienne...Philip

  • Chaque partie de ce chantier est au sommet d'elle-même, mais j'ai déjà le sentiment que cette partie sera un des hauts sommets.

    Ce chapitre vit en moi doucement depuis hier matin. Et il commence à porter ses fruits, l'émotion mûrit.

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