Alors j’ai tout laissé venir, et tout est revenu. J’étais là, tout con, dans cette espèce de premier matin du monde que me rappelait le chaos de mon atelier où j’avais laissé tout s’amonceler depuis tant de temps et de jours et d'années et de siècles aussi, je dormais encore à moitié et tout soudain j’ai tout lâché, et du coup tout s’est lâché, et c’est alors que m’est revenu le premier rire de l’enfant.
On dit que cela ne se peint pas, mais c’est à voir. On dit que le Seigneur ne rit pas, mais cela aussi est à voir et revoir. En fait, tout est à voir et à revoir, et c’est à cela que je vais m’efforcer ces jours et ces années dans mon atelier bordélique et d’abord en tâchant de raconter comme on a pleuré, Ludmila et moi, au tout premier rire de l’enfant.
On croit qu’on est rien. On croit qu’y a plus rien, depuis que les valeurs tombent dans les cités d’affaires. On ne croit même plus à l'indice du Nasdaq: c'est dire. Le Nasdaq est en chute libre, murmure-t-on ce matin dans les cités d’affaires, je l’entends jusque dans mon atelier, et cela me rappelle le temps où, contre le Seigneur et mon père et les pères de mes pères, je vociférais ma rage de constater qu’il n’y a rien qui vaille au monde, et moins que rien: que tout s’est empilé pour rien, qui a été cramé pour rien dans les camps de l’enfer; et me rappelant ma rage de vingt ans je suis fier de mon erreur de vingt ans mais de cette rage je fais aujourd’hui du petit bois auquel je fous le feu de ma joie, car je le sais maintenant: je le sais qu’on n’est pas rien depuis que l’enfant s’est marrée, et que le Seigneur se marre.
Le rire de l’enfant est comme une étincelle en pleine mer amère de tous les chagrins du monde, et tout à coup la marée monte, ça fait chialer les niais que nous sommes, Ludmila et moi, mais c'est chialer de joie et voilà le travail : ce sera de raconter ça. Tu prends ça dans ton atelier, mec, tu prends tout ce que tu croyais qu’allait pas, tu prends tout ce que tu croyais moins que rien à tes vingt ans d’indomptable bon à rien et cette idée foutue que c’est rien tu la répares. Tu n’as plus que ce qui te reste de vie pour tout réparer de ce qui compte, et voilà bien ton compte : voilà ta dette à éponger, et là tu prends ton éponge parce que ça va gicler dans ton atelier.
Là je vais balancer une marée d’ombre et de terres, de Sienne et de partout s’il le faut, parce que je veux que ce que je croyais rien tienne sur quelque chose, blanc de zinc et blanc de chine et sang et sperme et sable et chaux vive de baptistère et de cimetière, faut vraiment que ça tienne, mec, sur cette putain de toile de lin de rien.
Le rire de l’enfant est la preuve qu’on n’est pas rien : qu’on est Quelqu’un. C’est par ce rire que l’enfant est devenue Quelqu’un. Il y a avant et après ce rire, comme il y a avant et après le Seigneur. Avant ce rire de l’enfant, celle-ci était l’Enfant à majuscule, elle était tous les enfants aux mêmes museaux ou à peu près, tous les enfants qui chient et roupillent et nous empêchent de roupiller et nous font, il faut le dire objectivement, pas mal chier, elle était tout ce qu’ils sont à l’instant présent de par le monde, gavés ou affamés de par le monde, tous les enfants qui hurlent et pullulent de par le monde, tous les enfants qu’on dorlote ou massacre et qui n’ont, objectivement, pas la même valeur selon l’indice du Nasdaq, sauf aux yeux du Seigneur qui les met tous dans le même panier - avant donc ce premier rire de l’enfant, celle-ci n’était pas encore ce Quelqu’un qui fait qu’aucun enfant, qu’on le dorlote ou qu’on l’affame, n’est comparable à aucun autre.
Je noterai ça dans le regard de l’enfant, quand le moment viendra. Le rire de l’enfant se lira dans le regard unique de l’enfant que je vais m’efforcer de peindre. Cet enfant ne sera pas notre seul bien. Le petit Titus ébouriffé n’est pas que du seul Rembrandt non plus. L’enfant que je peindrai pourrait être aussi cet enfant noir à la fleur de pureté que je retrouve ce matin dans le fatras de mes papiers, tombé de je ne sais quel ciel, fils de je ne sais quel père de quel désert, créature de je ne sais quel Seigneur. C’est cela même : le rire de l’enfant tombe du ciel, comme la joie du Seigneur me tombe du ciel ce matin dans le chaos de mon atelier. De tous les enfants noirs ou verts à fleurs blanches ou bleues, de tous les enfants bleus à fleurs noires ou jaunes je vais tâcher, je vais essayer, je vais m’efforcer de peindre le rire.
Tout me revient à l’instant avec précision. Mon tableau se jettera, comme le premier sperme, avec l’innocence de ce qui est donné de la terre ou du ciel, mais je l’aurai pensé sans y penser, je l’aurai voulu sans le vouloir, ce sera comme s’il nous était donné.
(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)
Image: L'enfant noir. Peinture de Louay Khayyali (Syrie). Reproduit dans Claude Michel Cluny: des figures et des masques, de Jalel El-Gharbi, aux éditions La Différence, Photo Raymond Collet. Pour plus de précisions: http://www.babelmed.net
Et pour rencontrer Jalel ce matin: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com
Commentaires
"De tous les enfants noirs ou verts à fleurs blanches ou bleues, de tous les enfants bleus à fleurs noires ou jaunes je vais tâcher, je vais essayer, je vais m’efforcer de peindre le rire"
Rien que pour cette phrase, votre texte vaut de l'or. Et en plus il n'y a pas que cette phrase...
Le rire est également le propre du petit d'homme...
Comme une filiation inversée l'enfant nous rend à ces neiges d'innocence, ce temps où la vie ne nous avait pas encore pris en otage dans sa nasse de tristesse.
Leur grâce, leurs rires, leurs larmes aussi et leur sommeil de laine, cette enfance étoilée qui murmure en nous et nous éclaire, noria lumineuse où nous verser au jour, passagers du vent et des rêves. Ce sont eux qui commandent au monde sa réalité, celle que nous avons oubliée.
Mais ils sont si fragiles et leurs cris sont souvent silencieux.
Alors cueillez leurs rires, Jean-louis, afin que devant votre toile s'effondrent toutes ces haines...dans un monde où nous attend l'amour...
Heureux de retrouver ce tableau de Louay Khayyali (Syrie) sur votre blog. Ce tableau se trouve aujourd'hui au Caire (je ne peux pas donner d'autres précisions). Le propriétaire a permis qu'il soit photographié pour mon livre "Claude Michel Cluny : des figures et des masques" publié aux éditions de La Différence.
Longtemps Cluny s'est identifié à ce portrait qui lui rappelait une photo de lui au même âge portant un narcisse. (photo reproduite dans mon livre).
Ce portrait a été retrouvé au Caire et Cluny fut très heureux de le revoir et étonné de voir que ce n'était pas un narcisse.
Le tableau est dit "l'enfant noir" mais l'on voit bien que l'enfant noir n'est pas noir pas plus que la fleur qu'il tient n'est un narcisse
C'est un professionnel qui a pris cette photo : Raymond Collet.
Je reproduis sur mon blog cette photo que je suis heureux de voir ici, comme un lien entre nos blogs.
Bien à vous
Ma première pensée de l'aube à vous, cher Jalel, vous remerciant de ne pas prendre mal le fait que j'aie reproduit cette image étrange, mystérieuse et belle (qui me rappelle l'enfant mystérieux et l'ami secret de Ruysbroeck) sans en citer les références, que je vais reporter évidemment. A vous beau jour et bonne vie.
Jls
ça, c'est sympa !
Comment aurais-je pu mal prendre que vous repreniez cette photo ?
Merci des précisions que vous avez apportées.
Je suis content que vous citiez babelmed.
Bien à vous