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Carnets de JLK

  • Mêli-mélo

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    Au miroir de Shakespeare (15)


    La nuit des rois

    On peut lire (ou relire) une œuvre géniale sans s'exalter à jet continu; il n'est pas exclu de s'y trouver parfois un peu perdu ou de voir son intérêt se relâcher, pas plus qu’il n’est interdit de le dire. Pour ne prendre qu'un exemple, la lecture de Proust connaît ainsi des tunnels dans la continuité des éblouissements. D'une façon analogue, j'ai senti mon intérêt fléchir un peu, ou s'éparpiller, en regardant la version de La nuit des rois réalisée par Jack Corrie a l'enseigne de la BBC, mais la réalisation me semble moins en cause que la pièce , même si la mise en scène et l'interprétation restent assez conventionnelles, dans le genre téléfilm haut de gamme servi par d'excellents comédiens.

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    Or le "problème " me semble ailleurs: dans la structure un peu chaotique, sinon tirée par les cheveux, de cette pièce oscillant, voire titubant, entre l'analyse discursive et le burlesque rabelaisien, le charme pur d'une mélodie claire et le tohu-bohu , sans la fusion magique qu'on trouvera dans Le Songe d'une nuit d'été ou La Tempête.


    De quoi s'agit-il plus précisément ? D'amour et de folie. Des caprices de l'amour qui font que, contre toute raison apparente, la très belle et très riche Olivia, ne cède pas à l'amour fou du très puissant et magnifique duc Orsino, mais ne tarde à s'éprendre du très charmant envoyé de celui-ci ayant pour mission de la faire fléchir, et qui, sous les traits du bel et jeune Cesario, est une jeune et belle Viola tombant elle-même amoureuse du duc qui l'envoie... Et côté folie, au propre et au figuré: d’une suite de variations sur le thème du fou, assez lourdement incarné en l’occurence.


    René Girard a beau exulter à l'évocation de La nuit des rois, où il trouve un concentré de mimétisme illustrant à merveille sa fameuse théorie: la multiplication des doubles et des reflets, dans la pièce, et les situations abracadabrantes à la base de ces triangulations amoureuses, restent tout de même “téléphonées”.
    C'est entendu: La ravissante Viola déguisée, en charmant Cesario, allie l'intelligence malicieuse a une perception pénétrante des sentiments, et l'on s'amuse à voir le "garçon" décrire la psychologie féminine en connaissance de cause (!) devant Orsino, qui se met à en pincer pour "lui" malgré la "nature"...

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    De la même façon , l'on se réjouit de voir l'intendant cauteleux d'Olivia , ce cuistre puritain de Malvolio, se faire piéger de la plus cruelle façon par une drôlesse et trois saoulards, et pourtant...
    Pourtant, si jouée qu'elle reste, et malgré sa "valeur ajoutée" en matière de mimétisme girardien ou de comique, shakespearien, La nuit des rois ne me semble pas entrer dans le Top Twenty des pièces du Barde...

  • Les masques transparents

     

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    Comme il vous plaira

    Shakespeare a-t-il péché contre le Bon Goût littéraire en déclarant au grand public de son temps et du nôtre : Comme il vous plaira !? Ne se l'est-il pas joué Love Story avant la lettre en faufilant cette pastorale où deux fois deux couples, avec travesti bisexué pour corser la mise, s'en vont fleureter dans une forêt où se sont déjà retiré un Duc en exil et ses compagnons restés fidèles, fort contents au demeurant de respirer les parfums sylvestres loin des cours corrompues ? Et comment croire que l'auteur de Hamlet et du Roi Lear soit le même que celui de cette apparente bluette finissant en happy end aussi suave que dans les romans à la tisane rose de Barbara Cartland ?

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    À vrai dire, se poser ces questions, comme l'ont fait des générations de cuistres graves, revient à avouer qu'on n'a rien vu ni rien entendu de cette délicieuse parodie (qui n'en est pas vraiment une) d'un genre à peine détourné mais qui sert de prétexte a une suite de variations plus ou moins persifleuses, mais également imprégnées de tendresse, sur les thèmes de l'amour et de l'amitié, du pouvoir abusif et de la jalousie, du simple bonheur d'être au monde et de la mélancolie à l'épreuve de ce qu'il est si souvent.

    L'intrigue amoureuse principale de la pièce (l'amour évident, idéal et longtemps empêché de se déclarer au grand jour, de l'adorable Rosalinde et du non moins craquant Orlando) pourrait être fadement convenu, et pourtant il n'en est rien. Lorsque Rosalinde, déguisée en Ganymède, lance à Orlando son fameux "fais-moi l'amour !", l'humour fou de la situation va bien plus loin que l'ambiguïté pointée par d'aucuns, la provocation transgessive ou la perversion dénoncée par les puritains: c'est un jeu de masque transparent sublimé par la prodigieuse fantaisie verbale de la fille-garçon, tellement plus déliée et inventive dans son improvisation narquoise que le pauvre Orlando super-sentimental en ses vers appliqués.

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    L'être humain qui aime d'amour ou d'amitié est plus naturellement aimable que le jaloux ou le méchant, et le bonhomme public aime qu'on le lui rappelle même s'il sait qu'on est au théâtre, et Comme il vous plaira ne se dédouble pas en discours sur le théâtre pour rien (la première envolée de Jacques le mélancolique), alors que chacun joue son rôle en clignant de l’oeil, qu'il soit d'un berger philosophant sans malice ou d'un bouffon jonglant avec les paradoxes, d'un amoureux transi (le très candide Silvius) ou d'un esprit fort (Jacques le faux cynique) préférant sa solitude aux ronds-de-jambes, d’une paysanne un peu peste ou d’une fille de Duc plus stylée.

    S'il vous plaît que la vie vous plaise: comme il vous plaira, et qui reprocherait à la pièce d'embellir la donne, ou à Shakespeare son amour de la vie ?

     

  • Le fiasco de Falstaff

     

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    Les joyeuses commères de Windsor

     Après les tragédies et la comédie plutôt noire de Shylock, loin de la Rome antique et des sanglantes intrigues de palais, cette comédie écrite par Shakespeare en moins de deux semaines (dit la légende) à la demande de la reine Elisabeth (autre donnée controversée) impatiente de voir réapparaître la bedaine de Falstaff, combine deux ou trois intrigues amoureuses assez « téléphonées » qui sont surtout l’occasion de rire d’un peu tout le monde dans le genre de la comédie d’humeurs à vives saillies satiriques et grand renfort de personnages hauts en couleurs, à commencer par le vaniteux et truculent John Falstaff.

    Celui-ci, nobliau déchu et fauché sur le retour d’âge, court deux femmes mariées à la fois, qui se jouent de lui de façon à la fois hilarante et impitoyable, alors que la fille de l’une d’elle, la belle Anne Page, convoitée par divers prétendants, faufile sa propre Love story à l’insu de tous ou presque.

    Dans une ronde un peu folle, basculant finalement dans une féerie nocturne dont la magie tient du simulacre grinçant, la comédie vaut par le relief de ses personnages et par les jeux à n’en plus finir sur le langage oscillant entre parodie à gros traits et douce folie.

    Cependant une note plus mélancolique s’y fait aussi sentir, comme en sourdine, liée à la déconfiture de Falstaff le faraud défait que ces dames, à la toute fin, n’auront pas le cœur de ne pas convier aux agapes du happy end…  


    Sources: Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Le premier coffret des Comédies contient Le marchand de Venise, Les joyeuses commères de Windsor, Beaucoup de bruit pour rien, Comme il vous plaira et La nuit des rois. Editions Montparnasse.

  • Symétries de la haine

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    Au miroir de Shakespeare 

    Comédies (12)


    Le marchand de Venise


    On pourrait dire, en bon chrétien charitable, que cette comédie illustre la cupidité congénitale du Juif et sa cruauté monstrueuse (à l'instar du peuple déicide) qui lui fait réclamer une livre de chair, taillée à vif donc mortelle, au riche marchand vénitien auquel il a prêté 3000 ducats et que la ruine soudaine empêche de payer sa dette.

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    C'est sans doute comme ça que nombre de bons chrétiens charitables, non moins qu'antisémites par tradition, ont entendu Le marchand de Venise au siècle de Shakespeare et jusqu’aujourd'hui, ainsi qu’ils ont vu l'affreux Shylock et sont retournés à leurs affaires en toute bonne conscience.
    Or c'est ne pas entendre ce que Shakespeare fait dire à Shylock, qui a toujours été traité de chien galeux par le richissime et très catholique Antonio, au motif apparent qu'il pratique l'usure. Dans une apostrophe légitime, Shylock demande à ces messieurs les Vénitiens, eux-même exploiteurs à leur façon policée, en quoi il est moins humain qu'eux, moins bon envers ceux qu'il aime, moins respectueux de Dieu qu'ils prétendent l'être eux-mêmes, et s'ils ne réagiraient pas comme lui, criant justice, s'ils étaient injuriés comme lui et sa "tribu" ne cessent de l'être.
    Dès lors, la première interprétation de la pièce, concluant à la monstruosité du Juif, n'est-elle pas balayé par cette seconde lecture qui fait de Shylock une victime ?
    On pourrait le penser si Shylock n'était pas littéralement possédé par la haine, qui fait aussi de lui un bourreau prêt à passer à l’acte. De plus, c’est un père despotique et un rapiat, vraiment pas sympa !

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    Mais peut-on croire Antonio quand il se pose en bouc émissaire, alors même que tous les Vénitiens s'acharnent sur le Juif ? Et qu'en est-il du jugement final dépouillant l'usurier et le contraignant à se faire chrétien au terme d’un procès relevant de l’entourloupe ? Et les motivations amoureuses de Bassanio, le soupirant de la riche Portia, endetté jusqu’au cou et “sauvé” par Antonio, sont-elles dénuées de cupidité ?
    Enfin bref: qui jettera la pierre à quelle partie ? Telle est la question - entre beaucoup d’autres - que pose cette comédie à la fois sombre et profondément ironique, qui prend acte à la fois de l'état des choses à un moment de l'histoire de la chrétienté et en un lieu fondateur du capitalisme européen, jouant sur de multiples effets de miroirs et de troublantes symétries sans mériter la qualification d'équivoque.

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    Une fois de plus, le génie pacificateur de Shakespeare ne fait pas l'économie des oppositions de toute espèce, qu'il s'agisse de l'antagonisme profond opposant les trois religions du Livre ou les conflits entre classes, le choc des cultures et des âges. Bien entendu, il a été taxé d’antisémitisme larvé, et d’aucuns continuent de considérer cette pièce comme éminemment condamnable selon nos critères actuels. Ils ont tort: Shakespeare est non seulement notre contemporain mais il anticipe, à de multiples égards et bien au-delà du politiquement correct, une perception élargie de la complexité humaine dont la clémence est le leitmotiv.

  • Vaine fureur

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    Au miroir de Shakespeare


    7.Timon d'Athènes


    Si la tradition classe cette noire satire au nombre des tragédies de Shakespeare, l'on peut légitimement se demander en quoi les tribulations de Timon, - riche Athénien prodiguant ses largesses à une cour de flatteurs puants, se retrouvant soudain endetté et aussitôt abandonné par ses parasites, et se réfugiant alors dans une grotte pour maudire le genre humain et la vie même - relève du tragique ?
    Tout ce qui lui arrive ne procède -t-il pas en effet de sa vanité et de la niaiserie naïve qui lui fait croire que l'amitié s'achète, et n'aggrave-t-il pas lui-même son cas en crachant sur les seuls amis sincères qui lui restent, à savoir le noble Alcibiade et son intendant Flavius ?
    Quoi de tragique là-dedans, sinon l'aveuglement d'un fils à papa se la jouant Schopenhauer avant la lettre ?

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    Le caractère composite de la pièce, notoirement attribuée à au moins deux auteurs, et d'un équilibre dramatique un peu chancelant, n'empêche pas la pérennité percutante de sa partie satirique, et le discours de Timon sur la corruption et la décadence reste d'actualité en notre époque de prédateurs voyous. Pas étonnant que les contempteurs de la société bourgeoise, de Marx à Peter Brook, y aient vu un manifeste à relancer.
    Au demeurant, ce n'est pas par la voix de Timon que Shakespeare nous touche le plus, mais par celle de ses vrais amis, le général Alcibiade et l'intendant Flavius.
    Comme le Philinte de Molière, dans Le Misanthrope, l'intendant de Timon, qui n'a cessé de le mettre en garde contre le gaspillage, est le seul à pleurer sincèrement la déchéance de son maître, qui reconnaît en lui un parfait honnête homme avant de l'envoyer au diable avec la même ingratitude inconséquente qu'il montre à son ami Alcibiade.

    Or c’est par celui-ci, injustement exilé par les sénateurs pourris alors qu’il défendait l’un des siens injustement condamné à mort, et revenu en force leur damer le pion, que la paix sera rétablie à Athènes, palliant la tragique imbécilité des postures extrêmes par le moins pire des arrangements.

  • Coeurs durs et âmes pures

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    Au miroir de Shakespeare


    8. Le roi Lear
    Des plus noires et poignantes tragédies de Shakepeare, avec Hamlet, Othello et Macbeth, l’histoire du vieux monarque répudiant la seule de ses trois filles qui l’aime sincèrement, pour lui préférer les deux autres, flatteuses et impatientes de l’humilier, est également la plus simple en apparence et la plus intéressante, la plus troublante aussi par sa façon de combiner les composantes les plus intimes de l’amour-haine filial, tissé de tendres sentiments et d’obscures rivalités, et les embrouilles politiques procédant des mêmes antinomies.

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    Avec une précipitation dramatique saisissante, tout se joue dès la première scène où le vieux patriarche, décidé à diviser son royaume entre ses trois filles (Goneril l’aînée, Régane et Cordelia), exige de celles-ci qu’elles montrent leur reconnaissance en rivalisant d’éloges. Ce que font les deux premières en usant de la même rhétorique ampoulée et creuse, mais qui satisfait la vanité de leur paternel, alors que Cordelia refuse d’entrer dans cette vaine surenchère, se contentant de mots simples et sincères et provoquant alors l’explosion de rage de Lear, qui la cède sans dot au roi de France et bannit du même coup le loyal comte de Kent qui tentait de lui faire reconnaître la probité de Cordelia.
    À partir de cet acte d’imbécile vanité, tout va se déglinguer autour du roi Lear alors qu’un autre vieux seigneur du royaume, en la personne du comte de Gloucester, est poussé par son fils illégitime Edmond, plein de ressentiment, à rejeter son fils Edgar sur la base d’un faux témoignage.

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    Ces deux lignes dramatiques, dans un crescendo exacerbé par les rivalités et l’esprit de trahison (le machiavélisme d’Edmond rappelant celui du Iago d’Othello), ne cesseront de s’entrecroiser tout au long de la pièce, où la folie, réelle ou feinte, de Lear et d’Edgar, joue un rôle aussi important que dans Hamlet, avec un jeu de miroirs et des dédoublements de personnages vertigineux.


    La noirceur absolue des deux sœurs aînées contraste avec la bonté foncière de Cordelia, dont le sublime monologue, au chevet de son père retrouvé, fait écho à la scène bouleversante d’Edgar décrivant le paysage à son père aveugle (Régane ayant fait crever les yeux de Gloucester à l’instigation d’Edmond le félon), au bord de la falaise de Douvres aux allures de finis terrae cosmique.

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    Des résonances métaphysiques du Roi Lear, la réalisation très épurée de Jonathan Miller, jouant à la fois sur les cadres serrés et le clair-obscur, ressaisit l’essentiel, avec des comédiens formidablement présents, à commencer par Michael Hordern dans le rôle-titre. De la scène finale de déploration, après que Lear a recueilli le corps de Cordelia, victime expiatoire, émane une tendresse toute shakespearienne également incarnée par Kent et le vieux fermier fidèle de Gloucester. Mélange de lucidité cinglante et de poésie, de violence et de quête d’équilibre, Le Roi Lear touche enfin par ce qu’il nous dit, sur fond d’intrigues et de trahisons, de l’amour et de la loyauté.

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    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Editions Montparnasse.
    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose William Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient en outre de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016.

  • Le sang contaminé

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    Au miroir de Shakespeare

    10. Macbeth


    Des tragédies de Shakespeare, Macbeth est à la fois la plus noire et le plus stupéfiant aperçu du mal pur, qu'on pourrait dire diabolique s'il n'était l'expression même de l'humain en sa face sombre, qui se juge a l'instant même de fomenter son crime, avec l'ardeur glaciale caractérisant ce que la tradition chrétienne appelle le péché contre l'esprit.
    Il y a quelque chose des possédés à la Dostoïevski dans les figures de Macbeth et de sa démoniaque Lady, qui sont tous deux jouets de leur latente volonté de puissance soudain éveillée puis exacerbée par les prédictions magiques des sorcières.

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    Parler de Macbeth comme d'un monstre, sur le ton des tabloïds, et ne voir en Lady Macbeth qu'une pousse-au-crime machiavélique, reviendrait à ne pas voir dans quel tourment ils ont hésité (Macbeth) et argumenté (Lady Macbeth) avant de verser le sang et d'en découvrir la loi (le sang appelant le sang) puis de se retrouver inassouvis et confrontés à leur néant. Lady Macbeth fuira en se donnant la mort, et Macbeth en tirera la conclusion nihiliste fameuse, mais dont on se gardera de faire une profession de foi de Shakespeare lui-même : "La vie n'est qu'une ombre en marche, un pauvre acteur, / Qui se pavane et se démène une heure durant sur la scène, / Et puis qu'on entend plus. C'est un récit / Conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, / Et qui ne signifie rien"...

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    Or Tout Shakespeare n'est pas dans Macbeth, et la pièce signifie autant par Malcolm, le fils du Roi assassiné qui se peint lui-même en proie du démon dans une extraordinaire scène de mentir-vrai destinée à éprouver la sincérité de Macduff dont l'usurpateur à massacré les enfants, ou par Banquo l'ami trahi, que par Macbeth et sa Lady baisant le cul du Diable - pour parler comme au Moyen Âge. Le temps historique de Macbeth est en effet celui de la peste et des sorcières pourchassées à travers l'Europe, qui dans la pièce font figures de Parques et d'oraculaires "larves de la nuit".
    Autant que les autres réalisations produites par la BBC, cette version signée Jack Gold exclut toute grandiloquence et tout pathos au profit d'une interprétation vibrante d'interiorité, avec une Lady Macbeth (Jane Lapotaire ) impressionnante par ses oscillations entre douceur suave et détermination criminelle, ruse et désarroi.

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    Sommet de la perception tragique et de l'amère lucidité face au monde du pouvoir, Macbeth ne propose aucune solution rassurante, en matière politique, quand bien même la sagesse du poète y filtrerait comme dans Le Roi Lear et les autres tragédies. Parler de la modernité de Shakespeare pourrait relever du poncif à force d'être ressassé, et pourtant comment ne pas saisir l’actualité de cet incomparable poème dramatique dans notre monde où la fausse parole trouve plus de relais que jamais - où le crime maquillé en bonne action n'en finit pas de relancer le conseil de Lady Macbeth à son conjoint trop peu sûr de lui: "Pour tromper le monde, faites comme le monde (...), ayez l'air de la fleur innocente / Mais soyez le serpent qu'elle dissimule" ?

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    Sources: Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Editions Montparnasse.
    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose William Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient en outre de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Enfin: référence bilingue incontournable: les Tragédies de Shakespeare réunies en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Jean-Michel Déprats.

  • De si nobles larmes

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    Au miroir de Shakespeare


    9. Antoine et Cléopâtre


    On peut avoir un goût mitigé pour le genre péplum, ou craindre le côté nid à poussière du drame historique, et nul doute qu'une représentation académique d'Antoine et Cléopâtre doit pouvoir susciter un ennui mortel si le lecteur ou le metteur en scène n'en perçoit pas les bouleversants échos de tendresse et d'émotion, qui rappellent ceux de Roméo et Juliette avec plus de rigueur tragique et d'intime résonance, à la fois paradoxale, s'agissant d'enjeux impériaux, et tellement humaine pour ce qui nous touche.


    act501_grande.jpegC'est la tragédie, sans échappatoire possible, de l'incompatibilité des raisons du cœur et de la Raison d'Etat, frappant des être de chair ardente et non moins nobles par leurs sentiments. De fait, et malgré la sévérité puritaine du jeune César, autant que les reproches qu'Antoine se fait à lui-même pour sa sensualité, l'amour de celui-ci pour Cléopâtre s'élève bien au-dessus de la débauche ordinaire, et le personnage de la reine égyptienne est bien plus qu'une enjôleuse démoniaque.


    Or il est passionnant, et plus encore: émouvant, de voir comment Shakespeare figure, bel et bien, les composantes de ce qu'on appelle la guerre des sexes, et les dépasse, comme il dépasse les données historiques reprises parfois textuellement à Plutarque, pour démêler à sa façon les conflits de rivalité du triumvir Romain et d'Antoine le conquérant.


    Pas un scélérat dans Antoine et Cléopâtre - pas un personnage comparable au Iago d'Othello ou au fils illégitime de Gloucester dans Le Roi Lear, même si le vieux compagnon de route d'Antoine, le trop lucide Enobarbus, lâche son ami - et s'en veut d'ailleurs littéralement à mort.

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    Et que de larmes sincères, de la base au sommet de la pyramide hiérarchique : larmes d'Eros sur le désespoir d'Antoine qui le supplie de le tuer et se tue lui-même pour n'avoir pas à frapper son maître. Larmes d'Antoine après la mort feinte de Cléopâtre. Larmes non feintes de Cléopâtre sur Antoine agonisant. Larmes de Cesar devant le cadavre d'Antoine qu'il appelle son "frère ".


    Sentimentalité larmoyante que tout ça ? Tout le contraire: noblesse du chagrin tout humain, qui traverse les races et les classes sous le regard du poète.

    Quant à la réalisation présente, produite et dirigée par Jonathan Miller, elle vaut par la façon quasi intimiste de recadrer l’action et les protagonistes, dans une proximité rompant avec toute pompe et toute emphase déclamatoire malgré les coups des gueule d’Antoine et les éclats non moins vifs de Cléopâtre. Au premier plan, le brave Enobarbus fait figure de sage Cicerone, modulant un équilibre précaire entre les parties. Dans le rôle de Cléopâtre, Jane Lapotaire saisit par l’extrême sensibilité de son jeu, à variations fulgurantes sur fond de douceur et de sensualité fine. Pourtant il y a du masculin en elle, comme il y a du féminin dans le personnage d’Antoine campé par Colin Blakely, mélange de bretteur carré et de prince tourmenté, honteux de sacrifier son devoir à son plaisir. Pour ce qui est du jeune Octave, incarné par Ian Charleson, il en impose par son calme inflexible et sa présence à la fois douce et rigide. Sans effets inutiles, dans une scénographie aussi sobre qu’est pénombreux l’éclairage, c’est du Shakespeare “de chambre”, pourrait-on dire comme on le dit de la musique, où les sentiments sont ressaisis à fleur de mots.

    Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Editions Montparnasse.
    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose William Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient en outre de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Enfin: référence bilingue incontournable: les Tragédies de Shakespeare réunies en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Jean-Michel Déprats.

  • La double erreur du héros

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    Au miroir de Shakespeare


    11. Coriolan


    Le plus fol orgueil et l'engagement le plus absolu au service de sa patrie caractérisent le chef de guerre Caius Martius, dont la conquête héroïque de la ville de Corioles, après dix-sept batailles victorieuses, lui a valu le surnom de Coriolan.


    La légitimité de ce surnom, cristallisant la jalousie des démagogues romains autant que des ennemis de la République en ses débuts (l'action se passe au Ve siècle avant notre ère), Coriolan ne la doit qu'à lui seul, qui a combattu comme personne, et c'est en orgueilleux farouche qu'il brigue le titre de consul en méprisant à la fois la plèbe, les tribuns qui la manipulent et ses propres amis dont il raille les éloges.


    On a vu, parfois, en cet intraitable personnage, altier et plein de morgue arrogante, un prototype de héros "fasciste" dont les diatribes ont enflammé l'extrême-droite française lors d'une représentation mythique de 1934 qui provoqua la fureur symétrique des partisans du front populaire.
    Pièce à thèse réactionnaire que Coriolan ? Ce serait juger selon nos critères binaires étriqués que de le conclure. D'abord parce que le dernier mot de cette tragédie va bien au delà de la fureur, d'ailleurs légitime à bien des égards, que manifeste Coriolan à l'égard des démagogues forts en gueule prétendant représenter le peuple alors qu'ils ne pensent qu'à leurs intérêts.

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    Ensuite, l'orgueil de Coriolan n'est pas exalté par la pièce, au contraire: celle-ci en illustre la faiblesse. En outre, comme dans les autres tragédies politiques de Shakespeare, ce n'est pas dans la force et l'injustice que le bon gouvernement - ici, la première esquisse de démocratie - s'exercera, mais dans la recherche d'une conciliation pacifique viable entre les acteurs sociaux. Les acteurs ! Car c'est bien de théâtre qu'il s'agit, et pas de catéchisme idéologique partisan.

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    Or il faut relever, dans la réalisation de la BBC signée Elija Moshinsky, à côté du Coriolan d'Alan Howard,d'abord psychorigide et s'humanisant en fin de partie, la bouleversante présence de la mère terrible, première à avoir voulu un fils inflexible, que la grande comédienne Irene Worth incarne sans pathos mais avec une déchirante intensité dans la scène-clef de la supplique des siens à un Coriolan prêt à mettre Rome à feu et à sang.
    Un autre pic émotionnel est atteint, dans cette tragédie que le poète T.S. Eliot plaçait au top, dans la scène ou Coriolan, chassé de Rome, vient proposer à son plus cher ami-ennemi Tullus Aufidius, qu'il a combattu autant qu'il l'a aimé, de marcher ensemble sur Rome pour consommer leur double vengeance.

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    La confusion des sentiments et des intérêts politiques de chacun se trouve amorcée dans une embrassade bonnement amoureuse ou Aufidius compare l'ami retrouvé à sa bien-aimée. Coriolan lui offrait sa gorge à trancher en cas de désaccord, et voici qu'on l'embrasse très tendrement; or plus atroce sera la fin de cette amoureuse rivalité dans la scène de la mort de Coriolan ou l'on ne sait plus qui Hurle "tue-le" tandis que l'un tue l'autre en le pleurant...

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    En notre époque de démagogie mondialisée et de populisme hagard filtré sous nos yeux par la jactance chaotique des réseaux sociaux - l'hydre à millions de tête de Facebook, etc. - la dernière des tragédies du Barde devrait figurer en première ligne de nos études buissonnières, tandis qu'on tue et bombarde les peuples au nom de la démocratie et des droits de l'homme...

  • Ceux qu'inspire la Nébuleuse

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    À mes amis Jean-Daniel Dupuy et Bona Mangangu, arpenteurs certifiés de la Nébuleuse.

     

    Celui qui pilote le dirigeable des enfants / Celle qui ne s'attend qu'à l'inattendu /Ceux pour qui la vie est un songe et inversement / Celui qui élève le somnambulisme au rang d'art premier / Celle qui rappelle à ses élèves que la nature a inventé l'arbre mais pas l'armoire à balais / Ceux qui scutent sans oeillères la réalité latérale / Celui qui affirme que dans les syndolies du bélophéronte il n'y a qu'oeufs au plats et logique ballante / Celle qui estime qu'au regard de la mort et du cours du Nasdaq le réel et l'irréel s'entrebâillent /  Ceux qui postulent que le postulat postule l'Homme avec ou sans cravate à pois / Celui qui compte sur le lundi pour ressusciter / Celle qu'indigne la glose naturaliste selon laquelle tout a toujours existé et même avant / Ceux qui postulent que leschoses de la vie doivent être traduites de l'autre côté de la vie et par exemple dans un atelier bien chauffé d'au moins 20 m2 / Celui qui n'écrit que pour cas désespérés / Celle qui se fait un point d'honneur de s'impliquer sans s'expliquer jamais / Ceux qui vomissent d'avance les phrases prétendues sensées des gens prétendues sensées / Celui qui estime posément qu'il faut se dérober à la logique apparente sans se perdre dans l'illisible / Celle qui sait qu'il y a quelque part un village saint mais dire où ça elle sait pas Natacha / Ceux qui sourient à la lecture de la poésie voulue fatale / Celui qui songe à une anthologie de l'impossible avéré /Celle qui reconnaît le vrai réaliste à cela qu'il décrit le monde tel qu'il n'est pas / Ceux qui considèrent qu'un monde sans horizon n'est pas un horizon / Celui qui met de l'ordre dans le chaos sans écouter les bonnets noirs /Celle qui récuse la pseudo-réalité de la poésie qui dorlote / Ceux qui ne trouvent de validité poétque qu'à lamain qui les prend à la gorge /Celui qui détient le stéthoscope lui permettant d'identifier les battements de coeur de la vraie nébuleuse cosmicomique /Celle qui rapelle à l'épicière qu'au rayon des denrées coloniales tous les genres littéraires seront admis et le piment fusillant autant que le sucre candi / Ceux qui entendent pallier la terrible perte du Repère par l'usage de la Boussole Sensible Multifonctions / Celui dont la bonté signe la perte salutaire / Celle qui met dans ses romans toute la complicité du monde / Ceux qui font en sorte que chacun atteigne le secret qu'ilpourra/ Celui se spécialise dans l'interprétation ondulatoire et corpusculaire des heures nouvelles / Celle qui voit passer un vol d'infirmières dansle ciel gris propre à lui rendre un peu d'espoir en l'humanité zélée des soignantes ailées / Ceux qui se rappellent le petit bruit de trousseau de clefs et de menue monnaie de l'Apparition angélique à blouse de doctoresse  / Celui qui voit le tramway nommé Désir traverser la marée humaine sans grincer / Celle qui remplit son cercueil de terre pour y planter un peu de blé / Ceux qui se retrouvent piégés dans la boutique de la modiste volubile / Celui qui a constaté que la mode ne tolérait le retour du ruban que tous les sept ans / Celle qui se lave la face dans le bain de lumière et les fesses dans le bain de boue / Ceux qui morts le seront plus que leurs jouets / Celui qui sait qu'un vampire hante la garde-robe de la galaxie / Celle qui rêvant de luxe rêve qu'elle se fait prendre sur le canapé du taxi / Ceux qui dépriment l'humanité en l'éloignant des bancs publics, etc.

     

    Image: Rubato, 2012. Fecit Bona Mangangu. Chute de nébuleuse sur papier de sac de meunier. Technique mixte, 2mx1m. PP. JLK

  • Féerie fiction

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    Je me dédouble volontiers,
    tu souris sous le masque
    sans la moindre duplicité:
    votre fidélité
    ressortit au mystère des dieux
    nés des jours et des nuits
    où tout ce qui parait s'enfuit...
     
    Il ne faut pas se regarder,
    mais accueille l'image
    de cet autre toi qui se tait
    quand tu vas pour te délivrer
    d'un semblant de secret;
    combien alors tu te rassembles
    quant au garçon la fille
    se disait du pareil ensemble
    dans la vive Cité...
     
    Au théâtre des ambigus,
    c'est aux beautés cachées,
    aux bontés qu'on ne savait plus
    déceler au chaos,
    que là-bas vous en appelez
    en tendres ingénus -
    voici donc la fertile alliance,
    d'enfantine venue,
    des inconnus et de la danse...
     
    (Ce 6 février de la saint Amand, patron des vinaigriers et moutardiers,
    en lisant La Cité aux murs incertains d'Haruki Murakami)

  • Féerie fiction

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    Je me dédouble volontiers,
    tu souris sous le masque
    sans la moindre duplicité:
    votre fidélité
    ressortit au mystère des dieux
    nés des jours et des nuits
    où tout ce qui parait s'enfuit...
     
    Il ne faut pas se regarder,
    mais accueille l'image
    de cet autre toi qui se tait
    quand tu vas pour te délivrer
    d'un semblant de secret;
    combien alors tu te rassembles
    quant au garçon la fille
    se disait du pareil ensemble
    dans la vive Cité...
     
    Au théâtre des ambigus,
    c'est aux beautés cachées,
    aux bontés qu'on ne savait plus
    déceler au chaos,
    que là-bas vous en appelez
    en tendres ingénus -
    voici donc la fertile alliance,
    d'enfantine venue,
    des inconnus et de la danse...
     
    (Ce 6 février de la saint Amand, patron des vinaigriers et moutardiers,
    en lisant La Cité aux murs incertains d'Haruki Murakami)

  • Féerie fiction

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    Je me dédouble volontiers,
    tu souris sous le masque
    sans la moindre duplicité:
    votre fidélité
    ressortit au mystère des dieux
    nés des jours et des nuits
    où tout ce qui parait s'enfuit...
     
    Il ne faut pas se regarder,
    mais accueille l'image
    de cet autre toi qui se tait
    quand tu vas pour te délivrer
    d'un semblant de secret;
    combien alors tu te rassembles
    quant au garçon la fille
    se disait du pareil ensemble
    dans la vive Cité...
     
    Au théâtre des ambigus,
    c'est aux beautés cachées,
    aux bontés qu'on ne savait plus
    déceler au chaos,
    que là-bas vous en appelez
    en tendres ingénus -
    voici donc la fertile alliance,
    d'enfantine venue,
    des inconnus et de la danse...
     
    (Ce 6 février de la saint Amand, patron des vinaigriers et moutardiers,
    en lisant La Cité aux murs incertains d'Haruki Murakami)

  • Féerie fiction

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    Je me dédouble volontiers,
    tu souris sous le masque
    sans la moindre duplicité:
    votre fidélité
    ressortit au mystère des dieux
    nés des jours et des nuits
    où tout ce qui parait s'enfuit...
     
    Il ne faut pas se regarder,
    mais accueille l'image
    de cet autre toi qui se tait
    quand tu vas pour te délivrer
    d'un semblant de secret;
    combien alors tu te rassembles
    quant au garçon la fille
    se disait du pareil ensemble
    dans la vive Cité...
     
    Au théâtre des ambigus,
    c'est aux beautés cachées,
    aux bontés qu'on ne savait plus
    déceler au chaos,
    que là-bas vous en appelez
    en tendres ingénus -
    voici donc la fertile alliance,
    d'enfantine venue,
    des inconnus et de la danse...
     
    (Ce 6 février de la saint Amand, patron des vinaigriers et moutardiers,
    en lisant La Cité aux murs incertains d'Haruki Murakami)

  • Féerie fiction

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    Je me dédouble volontiers,
    tu souris sous le masque
    sans la moindre duplicité:
    votre fidélité
    ressortit au mystère des dieux
    nés des jours et des nuits
    où tout ce qui parait s'enfuit...
     
    Il ne faut pas se regarder,
    mais accueille l'image
    de cet autre toi qui se tait
    quand tu vas pour te délivrer
    d'un semblant de secret;
    combien alors tu te rassembles
    quant au garçon la fille
    se disait du pareil ensemble
    dans la vive Cité...
     
    Au théâtre des ambigus,
    c'est aux beautés cachées,
    aux bontés qu'on ne savait plus
    déceler au chaos,
    que là-bas vous en appelez
    en tendres ingénus -
    voici donc la fertile alliance,
    d'enfantine venue,
    des inconnus et de la danse...
     
    (Ce 6 février de la saint Amand, patron des vinaigriers et moutardiers,
    en lisant La Cité aux murs incertains d'Haruki Murakami)

  • Féerie fiction

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    Je me dédouble volontiers,
    tu souris sous le masque
    sans la moindre duplicité:
    votre fidélité
    ressortit au mystère des dieux
    nés des jours et des nuits
    où tout ce qui parait s'enfuit...
     
    Il ne faut pas se regarder,
    mais accueille l'image
    de cet autre toi qui se tait
    quand tu vas pour te délivrer
    d'un semblant de secret;
    combien alors tu te rassembles
    quant au garçon la fille
    se disait du pareil ensemble
    dans la vive Cité...
     
    Au théâtre des ambigus,
    c'est aux beautés cachées,
    aux bontés qu'on ne savait plus
    déceler au chaos,
    que là-bas vous en appelez
    en tendres ingénus -
    voici donc la fertile alliance,
    d'enfantine venue,
    des inconnus et de la danse...
     
    (Ce 6 février de la saint Amand, patron des vinaigriers et moutardiers,
    en lisant La Cité aux murs incertains d'Haruki Murakami)

  • Éloge du tendre

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    Quant aux vives douleurs de vivre
    dont jamais ne se lassent
    les amants aux passions tenaces,
    que nous en délivre la grâce
    de plus tendres desseins…
     
    Les extrêmes sont énervants
    qui des reins de si peu
    voudraient tirer des dieux,
    et la bave d’excitation
    est funeste aux nations;
    aussi d’Epicure le très sage
    soyons les bons amis,
    discrets et quelque peu volages...
     
    Aux caprices de tout désir
    à jamais incertains,
    la vague sera vagabonde,
    entêtée de plaisir,
    criseuse en vaines guerres,
    et tantôt ressaisie
    sous de neuves et vives lumières,
    épurée par les amitiés
    des ardents de tous âges
    aux chemins sereins du grand jour...
     

  • Quand Snoopy rime avec Bovary

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
     
    À La Désirade, ce vendredi 8 mars.- Cinq heures du matin. Dernier jour de mon frère le chien. Je m’efforce de n’y pas penser. Nous allons le délivrer de sa vie qui n’en est plus une, et la seule conclusion sera celle-ci: c’est la vie...
    Pour ma part je continue à tenir le journal de bord de l’humanité en ma modeste part, lisant et annotant Madame Bovary et La vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson. Mon ami Bona met la dernière main au formatage de ma trilogie poétique, qui sera bientôt disponible, via le Nuage, à l’enseigne des Éditions de La Désirade, sous le titre de La Maison dans l’arbre, incluant La Chambre de l’enfant et Le Chemin sur la mer.
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    La première édition de La Maison dans l’arbre, parue hors commerce en 2018 au Cadratin, pour les 70 ans de ma bonne amie, était en somme une préoriginale, alors que la réédition augmentée de cette année, qui ne sera pas distribuée en librairie par les réseaux ordinaires, mais obtenue sur commande par le diffuseurs mondiaux associés à la firme américaine où tout se manigance, constituera pour moi, avec l’aide de mon cher Bona, le début d’une expérience qui pourrait ne pas s’en tenir à un titre puisque je dispose, actuellement, d’au moins six autres livres publiables demain, à savoir : un roman (Les Tours d’illusion, suite du Viol de l’ange), deux nouveaux volumes de mes Lectures du monde (Mémoire vive et Le Temps accordé), une suite poético-polémique de délires extralucides (Les Horizons Barbecue), un recueil de chroniques (choix tiré des quelque 260 chroniques de BPLT, intitulé Le Rêveur solidaire), une suite de proses voyageuses (Le Tour du jardin), et je passe sur un autre recueil de mes listes ou mes essais critiques sur la Commedia de Dante et les 37 pièces de Shakespeare…
     
    DE L’IMPENSABLE . - Aurais-je encore le goût de vivre si j’étais aveugle ? Je me le suis demandé à l’époque où Czapski a commencé de perdre la vue, alors même que nous possédons ses Mimosas peints au moment où il ne voyait quasi plus rien, j’y ai repensé quand Haldas a abouti lui aussi à la cécité complète, et je me dis aujoud’hui que ce que je croyais hier encore une sorte de mort est « vue » tout autrement par celui qui la vit, la capacité d’adaptation de l’animal humain excédant ce qu’on imagine le plus souvent – enfin je n’en sais rien…
     
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    BOVARY. C’est peu dire que revenir à Madame Bovary m’intéresse: je m’en régale et m’en délecte, soixante ans ( !) après ma première lecture, au même âge à peu près que celui de mon petit-neveu Adrien qui, à la veille de son bac, en a tiré une dissertation intéressante (sur la notion particulière de «bovarysme »), et avant deux ou trois retours dans les décennies suivantes, en marge de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet, mon préféré jusque-là.
    Or je me rends compte, aujourd’hui, que mon plaisir de (re)découvrir ce prodigieux tableau de la vie provinciale paru à l’époque de la naissance de Rimbaud, et suscitant le même délire punitif qu’a subi Baudelaire, apprécier avec mes yeux de vieille peau la vitalité critique du jeune Flaubert et sa faconde, son humour entre les lignes, sa tendresse sous les vacheries, la sensualité de sa poésie – autant de poésie chez lui que chez Balzac, mais différente, aussi différente que la poésie en prose de Proust) et son intelligence pénétrante en matière de sentiments et de psychologie différenciée – sa façon de silhouetter Charles « de l’intérieur » avant les Homais, l’adorable Léon et Rodolphe ensuite et tous les ploucs du bourg d’alentour -, les intermittences affectives et sensuelles d’Emma et son donquichottisme poético-érotique, les paysages sous la loupe ou en panoramique, et son écriture avant toute chose avec sa musique et ses irrésistibles formules – bref tout cela m'enchante et je me réjouis, demain, d’en parler avec mon compère Quentin dont je me souviens qu’il avait été passionné, lui aussi, par ce sacré bouc de bouquin « revisité », comme on dit aujourd’hui, grâce au jeune Adrien auquel je dois une bonne lettre de remerciement et d’incitation à y regarder d’encore plus près …

  • L'amour au véronal

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    Au miroir de Shakespeare (2)


    2.Roméo et Juliette

    Après le carnage à la romaine de Titus Andronicus, on change de costumes et de décor avec Roméo et Juliette, qui peut d'ailleurs se jouer aujourd'hui encore sans être forcément actualisée: au contraire, son côté comédie romantique et ses beaux jeunes gens ferraillant ou flirtant dans les nobles murs d'une ville italienne semblent faits pour le cinéma en alternant scènes d'action et duos d'amour, mélo juvénile et tragédie.

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    Mais où est le tragique dans Roméo et Juliette, au sens grec qui exclut toute échappatoire, ou au sens racinien ?
    Du temps de Shakespeare, déjà, certains puristes ont trouvé à la pièce un caractère composite où l'élément tragique figuré par le dénouement mélodramatique, relève du coup de théâtre plus que du fatum, avec quelque chose qui paraît téléphoné malgré la beauté de la chose aiguisée par un humour noir very british.


    En fait, la réponse à cette question du tragique essentiel, ou inessentiel, de cette tragi-comédie ouverte à de multiples interprétations, dépend du point de vue dominant, qu'il soit social et psychologique (la haine opposant les Montaigu et les Capulet, qui rappelle celle des Gibelins et des Guelfes du temps de Dante, dans la Commedia duquel on trouve d'ailleurs les deux jeunes amants, mais à Crémone et pas à Vérone), ou plus radicalement "métaphysique".
    Grand Corps Malade ne pousse pas trop l'analyse , mais son Roméo kiffe Juliette privilégie le conflit social, comme le fait Léonard Bernstein dans son sensationnel opéra-rock West Side Story, alors que les Montaigu et les Capulet ne se trouvent ni en conflit de classes ni d'ethnies; et la même approche à dominante sociale marque un très beau film de 1942 co-signé par Hans Trommer et Valerian Schmidely - l'un des chefs-d'œuvre du cinéma suisse, selon Freddy Buache,- et constituant l'adaptation d'une des plus belles nouvelles de Gottfried Keller intitulée Roméo et Juliette au village .
    Or la partie secrète, chuchotée dans la nuit ou modulée en vers merveilleux (Roméo kiffe aussi le sonnet) dit autre chose que l'obstacle obstiné des familles: bien sûr elle capte la haine, mais elle parle aussi d'amour fou comme l'a célébré le romantisme et le surréalisme, la passion enivrante et mortelle, d'autant plus funeste qu'elle est à la fois glamour et brutale, cernée de jeunes épées et trop impatiente pour écouter aucun conseil de sagesse.

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    Pour un René Girard, le caractère tragique de Roméo et Juliette tient surtout au drame de jeunesse exacerbé par la précipitation. On sait la défiance de Girard envers les gesticulations romantiques, et c'est vrai que cette belle jeunesse se fait tout un cinéma, ce qui explique d’ailleurs le goût de la télé et du cinéma pour la story, du téléfilm déclamatoire à la française style Claude Barma aux superproductions italo-américaines d'un Zeffirelli ou d'un Baz Luhrmann, après George Cukor, entre autres.

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    Par delà ces éléments antagonistes "physiques" de jeune chair enflammée et de verrous familiaux, ou de morale chrétienne et de transgression passionnelle, Shakespeare nous dit aussi autre chose, là-dedans, qui va par delà le "physique" et qu'on dira donc "métaphysique " , où l'autre opposition d'Éros et Thanatos se perpétue sous le ciel étoilé auquel s'adresse Juliette :


    "Viens, douce nuit, viens amoureuse nuit au front noir,
    Donne-moi mon Roméo, et quand je mourrai,
    Enlève-le et découpe-le en petites étoiles,
    Et il rendra si beau le visage des cieux
    Que le monde entier s’éprendra de la nuit
    Et n’adorera plus le soleil éclatant”.


    On pourrait sourire du fait qu'une Lolita ritale (Juliette à moins de quinze ans) tienne un si sublime discours, comme lorsqu'elle prononce ces autres paroles si pénétrantes:


    “Mon unique amour né de mon unique haine
    Inconnu vu trop tôt et reconnu trop tard,
    Pour moi l’amour est né comme un enfant bâtard
    Qui me pousse à aimer la source de ma haine”.


    Mais la Béatrice de Dante ou la Laure de Pétrarque étaient plus jeunes encore que Juliette, et il ne serait guère plus étonnant non plus que les vers de Roméo aient été inspirés, au vrai Shakespeare des fameux Sonnets, sur lequel on n'a d'ailleurs aucune certitude, par un joli brin de garçon...

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    Sur cette même pente allègrement déviante, et pour rassurer telle enseignante anglaise qui s'indignait que Roméo et Juliette fût une pièce si exclusivement hétéro, l'on peut signaler qu'un film en a tiré l'argument d'une adaptation homophile. Plus précisément, le réalisateur américain Alan Brown, dans Private Romeo (2011), a imaginé qu'après avoir lu la pièce de Shakespeare dans le cadre d'un collège militaire américain, deux boys s'éprennent l'un de l'autre en provoquant la scission du dortoir en deux clans opposés, etc.


    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient enfin de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, 918p. Plon, 2016.

  • Shakespeare en traversée

     

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    Une lecture des 37 pièces de William Shakespeare

     

    Les Tragédies.

     

    1.   Titus Andronicus

     

    Le monde dit civilisé s’est ému, ces derniers temps, à l’annonce de quelques décapitations. On y a vu l’expression d’une sauvagerie sans nom. Du jamais vu auront clamé ceux qui ont la mémoire courte. On se sera saintement indigné. On aura fait l’impasse sur des siècles de sauvagerie exercée par les prétendus civilisés et les enfants auront été renvoyés dans leur chambre où ils se seront passés le dernier film gore.

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    Tout cela sent pourtant le sang réchauffé, si l’on peut dire, Alors que faire ? Se détourner et positiver, comme on dit. On le peut certes. Mais on peut, aussi, regarder autrement.

     

    C’est cela : regarder autrement.

     

    L’art et la littérature ont, entre autres, cette vocation : de nous faire regarder autrement.

     

    L’Iliade d’Homère nous fait regarder autrement la guerre. Les Entretiens de Confucius nous font regarder autrement la recherche personnelle de la sagesse et la recherche collective de l'harmonie sociale et politique. Le Sermon sur la montagne du Galiléen nous fait regarder autrement chaque personne humaine. Mais les hommes n’ont cessé de fouler au pied les enseignements des sages et des saints, et ce sont les violents qui continuent de l’emporter.

     

    Or nous permettre de regarder autrement la violence humaine, ou plus exactement l’inextricable mélange de la férocité et de la douceur humaines, est peut-être ce qui justifie le mieux le fait qu’on appelle Shakespeare « notre contemporain » le génie poétique qui a probablement le mieux pénétré ce qu’il y a de plus inhumain et de plus humain dans l’humain.

     

    Ainsi l’inhumanité monstrueuse des humains se révèle-t-elle dès la première tragédie de Shakespeare, Titus Andronicus, dont le grand poète T.S. Eliot a dit qu’elle était la plus stupide au motif que les horreurs y culminaient sans la moindre contrepartie lumineuse. Ce n’est pas l’avis de Jan Kott, entre autres commentateurs, qui voit en cette pièce une sorte de projection hallucinée, poussée en effet aux extrémités de l’absurde, de toutes les turpitudes humaines commises au nom de l’esprit de domination et de vengeance. Shakespeare notre contemporain est le titre, fameux, de l’essai consacré par Jan Kott à Shakespeare, et les pages concernant cette pièce insistent, justement sur son aspect contemporain. 

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    Titus Andronicus, dont tous les protagonistes finissent par s’entretuer, sauf un, est en effet la plus gore des pièces de Shakespeare. L’ouvrage n’est que partiellement attribué à celui-ci, mais la touche du Big Will se reconnaît en ses parties les plus lyriques, notamment dans la partie finale, autant qu’au tracé de ses grandes figures, à commencer par Titus, la reine des Goths Tamora et le Maure Aaron.

     

    images-2.jpegLorsque Titus Andronicus, général romain de retour à Rome après avoir défait les Goths, dont il ramène captifs la reine Tamora et ses trois fils, lui-même a déjà perdu vingt-deux fils sur les champs de bataille. Mais un quart d’heure n’a pas passé qu’il aura déjà trucidé un autre de ses fils, Mutius, qui défie le nouvel empereur au motif que celui-ci a jeté son dévolu sur sa sœur Lavinia, fille de Titus et déjà promise au noble Bassinius. Dès le même premier quart d’heure, la reineTamora, qui sera faite plus tard impératrice en lieu et place de Lavinia, a vu son fils aîné coupé en morceaux par les hommes de Titus afin d’honorer les mânes des défunts romains. Or toute la pièce, ensuite, va tourner autour d’une suite de meurtres et de vengeances du même acabit, pour laisser trente-cinq cadavres sur le carreau. Dans la foulée, on aura coupé la langue de Lavinia fraîchement violée par les fils de Tamora, Titus devra sacrifier son bras avant qu’il ne fasse du pâté avec les têtes de ses ennemis, et autres raffinements dont la littérature la plus noire, et les gesticulations des djihadistes, sont de pâles reflets.

     

    images-3.jpegMalgré cette suite d’abominations confinant au Grand Guignol, Titus Andronicus est « déjà du théâtre shakespearien »,comme l’a reconnu Peter Brook, même si ce n’est « pas encore le texte shakespearien », relève Jan Kott, qui précise que Peter Brook et Laurence Olivier ont monté la pièce « parce qu’ils en ont vu, dans sa forme brute,l’embryon de toutes les tragédies de Shakespeare ».   

     

    Produite par Shaun Sutton et dirigée par Jane Howell, cette version de Titus Andronicus, avec Trevor Peacock dans le rôle–titre, date de1985. Longtemps délaissée, la pièce a été « revisitée » dans la seconde partie du XXe siècle de façon significative, notamment par Peter Brook.

     

    Numériser.jpegSources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVDcconsacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.

    Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au  grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006.

    Egalement à consulter quoique bien conventionnellement universitaire à mon goût: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016.

    Formidablement documenté sur l'époque, l'oeuvre et le feu qu'on sait de l'auteur, mais s'opposant aux thèses anti-Stratford : Will le magnifique de Stephen Greenblatt, aux éditions Libres/Champs. Etc.

     




  • Frères et sœurs

    (Chronique des tribus )

     

     

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    1. En mémoire de l'Hidalgo
     
    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…
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    2. Le pull sport chic
     
    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…
    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…
    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…
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    3. À la chasse
    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...
    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...
    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »
     
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    4. La belle noyeuse
    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.
    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.
    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...
     
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    5. Sous le manteau
    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.
    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.
    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».
    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?
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    6. Rire de bon cœur
    S’ils s’étaient trouvés là tous les deux, découvrant ensemble la belle noyeuse, la sœur et le frère se fussent probablement esclaffés de concert, « non mais je rêve » aurait-elle dit, « non mais t’a vu les cygnes, là-bas, même eux se les gèlent », aurait-il renchéri, et sans trop s’attarder à faire les voyeurs ils se seraient serrés l’un contre l’autre comme de vieux mariés, sans cesser de se « fendre la malle », comme ils disaient en leur jeunesse sans apprêts, longeant le quai des Marines et continuant de persifler mais sans méchanceté, « ma foi y en a qui n’ont peur de rien », aurait-elle relevé, et lui : «qu’à espérer qu’elle ait quelqu’un pour la réchauffer ce soir », etc.
    Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’un et l’autre, même persiflant, se seraient gaussés de la belle noyeuse en riant du même bon cœur que le frère suppose à l’instant à leurs aïeules, auxquelles la sentence du prince des poètes allemands, Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) tenait en somme lieu de philosophie plutôt débonnaire, à savoir : « Jedem Tierchen sein Plaisirchen », autrement dit « À chaque mariole sa babiole », et leur père aurait opiné du chef, et le frère aîné du sous-chef, mais la mère n’aurait-elle pas, pour sa part, moralisé d’une façon plus tendue ?
    Rire de bon cœur de l’extravagance est une chose, et l’esprit commun de leur famille, combinant un calvinisme tempéré du côté du père et le même genre de porosité humoristique possible, sous le couvert plus sévère des vieux-catholiques, chez la mère de leur mère, et de l’adventisme américain du Grossvater, de l’autre côté, l’autorisait sans qu’on se permît trop de rire de La Chose, comme on dit, plus délicate et plus inquiétante sans doute, en ces années encore corsetées dont la mère, plus que ses sœurs célibataires, éprouvait les élancements d’une façon paradoxalement plus insistante après avoir enfanté à quatre reprises…
    « Mais tu penses que notre mère a été frustrée ? », avait demandé la sœur au frère l’autre soir, pendant la longue conversation qui avait suivi le transfert des fringues de l’Hidalgo, « et notre père », avait rétorqué le frère, « tu ne crois pas qu’il a été empêché quelque part ? »
    Incidemment deux carnets, deux documents, deux fragments de récits de vie, adressés au frère par leurs père et mère, éclairent tant soit peu les antécédents personnels, plus ou moins en relations avec La Chose, s’agissant de deux tribus romande et alémanique où les turpitudes d’une partie de la parentèle, durement éprouvées par le père qu’aura dégoûté la débauche fainéante des certains oncles, d’un côté, et les échappées de l’étroite réalité rurale vers les lointains de l’hôtellerie mondiale, de l’autre, enrichissent la double chronique familiale de nuances sombres ou plus claires où le comique a aussi sa part - il faudra parler alors de l'Oncle Fabelhaft !
    Photo sépia: la tribu alémanique en 1911.
     
     
     
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    7. Comme un sac de charbon !
     
    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…
    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...
    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »
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    8. Déchirons la Vieille !
     
    Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».
    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?
    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…
     
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    9. L'Art d'être grand-père
    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…
    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…
     
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    10. L'Abuelito de la chanson
     
    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,
    Me lo decía mi abuelito,
    me lo decía mi papá,
    me lo dijeron muchas veces
    y lo olvidaba muchas más...
     
    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…
    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…
    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…
    Trabaja niño, no te pienses
    que sin dinero vivirás.
    Junta el esfuerzo y el ahorro
    ábrete paso, ya verás,
    como la vida te depara
    buenos momentos, te alzarás
    sobre los pobres y mezquinos
    que no han sabido descollar…
    Travaille mon enfant, ne pense pas
    que sans argent tu vivras.
    Combine efforts et économies
    passe ton chemin, tu verras,
    comment la vie t'apporte
    de bons moments, tu verras
    à propos des pauvres et des méchants
    qu'ils n'ont pas su y faire...
     
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    11. Téléphonages
     
    L’expression vient au frère de la Recherche proustienne, probablement dans Sodome et Gomorrhe, à l’évocation de la Grande Guerre obscurcissant le ciel de Paris, ou plus exactement l’animant dramatiquement avec des aéroplanes allemands suivis par les longs pinceaux lumineux de la défense aérienne, et dans les salons du faubourg Saint Germain les duchesses et les marquises, inquiètes de l’avancée stratégique des opérations à la fois terrestres et célestes, se répandent en longs téléphonages – et la sœur avoue qu’elle n’a jamais supporté les trop longues phrases de Proust, mais l’image des élégantes de la haute qui se posent en expertes militaires la ravit, et plus encore quand son frère lui révèle que la guerre, alors, a été l’occasion de lancer déjà de nouvelles modes vestimentaire parisiennes, comme aujourd’hui le treillis Sonia Rykiel ou la tenue d’assaut Dolce Gabbana…
    Le frère fait cependant attention, dans ses téléphonages, de ne pas interrompre les activités diurnes ou nocturnes de son hermana grande, soit le matin quand elle procède à ses exercices de yoga ou de stretching suédois, soit le soir quand elle se retrouve seule devant son écran King Size à regarder l’une ou l’autres des séries multinationales dont ils se refilent les titres préférentiels.
    Hier c’était le tendre One Day, pour elle et, ce soir, pour lui, c’est ce film norvégien qui le scotche, évoquant la résistance antinazie des jeunes rebelles d’Oslo au temps de la Collaboration dont le jeune rebelle, aujourd’hui vieux birbe de mémoire, apparaît aux kids d’aujourd’hui – il leur parle dans une université quelconque - comme une image du parfait héros à la dégaine la plus ordinaire.
    Le père téléphone à sa fille aînée qui revient de Toscane, à sa fille puînée qui revient de skier avec ses jeunes gens, à son ami le Marquis revenu hier soir de Paris où il gère ses affaires de rentier, , à l’oiseleur son autre compère de tant d’années; de son côté la sœur aînée prend des nouvelles de sa puînée par WhatsApp; le frère se rappelle ses interminables téléphonages avec tel ami mort en telle année et avec tel autre, se rappelle aussi ses notes de téléphone de ces temps passés et se dit qu’avec Whatsapp il n'y a plus de distance ni de dépense exagérée; mais quoi, la vie n’est elle pas exagération par définition, en tout cas c’est ce que dira tout à l’heure le frère à sa sœur en son prochain téléphonage : qu’il y a trop de tout, que c'est too much et que c’est « trop bien » comme s'exclame le petit-fils Angelito resté là-bas auprès de son abuelita, et caetera.

     

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    12. Secrets de famille
    Il n’y a pas eu chez les nôtres trop d’incestes à ma connaissance, mais peut-être en sais-tu plus que moi, dis-moi ? demande ce matin le frère à la sœur après lui avoir balancé, via Whatsapp, les contrerimes qui lui sont venues à l’éveil, par ciel de traîne ne le pressant pas de se lever, en sept minutes chrono et sans correction :
    Ce que la nuit dit au silence
    Le secret fait baisser les voix,
    et l’on voit les regards
    se détourner - on préfère ne pas savoir;
    je vous le dis tout bas,
    murmure une voix là-bas,
    et la rumeur comme une vague
    remontée de l’aigreur
    se répand en laideurs…
    Vous ne savez rien de mes jours,
    dit la la nuit au silence,
    son vieil ami dont la décence
    infiniment sourit
    aux paisibles tant qu’aux ardents,
    le sourire et le feu
    se liguant volontiers en nous
    pour faire pièce aux méchants
    faussaires de vérités qui blessent…
    Les jours ne veulent rien savoir:
    ce sont de trop vieux sages
    pour se repaître encore d’images
    aux écrans avilis
    par toute les simulations -
    venez à nous gentils enfants
    des secrets bien gardés,
    et tout vous sera révélé…
     
    Et la sœur apprécie , qui lui a fait l’autre soir cadeau d’un recueil de poèmes d’un certain Alfonso Lantero, dans lequel il est question de silence justement - Este silencio es la musica que nunca falla -, et quant aux éventuels secrets de famille dont les séries font leur sempiternel et souvent si douteux régal, elle n’en sait trop rien, elle aussi préférant les secrets bien gardés aux racontars, quitte à s’en raconter de bien bonnes plus souvent qu’à leur tour- et d’ailleurs n’est-ce pas sur des amours entre cousins que démarre la saga des Buendia, dans Cent ans de solitude qu’elle a commencé de regarder sur recommandation de son frère ?
    Et tu savais que l’oncle Victor (prénom modifié sur la demande de l’hoirie) se tapait des minous thaïlandais alors qu’il nous la jouait gros bras et compagnie ? demande la sœur au frère qui n’en revient pas sur le moment, songeant à l’épouse en encombrant surpoids qui explique alors ceci et cela - non dénué chez elle d’un long voile de mélancolie au fond des yeux -, mais le secret éventé l’est autant que celui du cousin chirurgien marié à son chauffeur portugais qu’on évoque pourtant le moins possible en la tribu se défendant, signe du temps, de toute homophobie - et d’ailleurs ces menues dérogations à la Norme ne sont rien par rapport à l’insu principal qui règne dans les tribus où nul ne connaît vraiment son frère et sœur et moins encore ses belles-sœurs et beaufs masqués de sociale importance…
    Alors le poète au Potlatch, sous le titre opportun d’El Otro, de leur suggérer ce matin un approximation pour couper court à toute médisance:
    Imaginé una vida
    vivi la de otro.
    Ahora creo que soy el otro
    y el otro dice ser yo,
    que imaginó une vida
    pero vivió la mia
    Esta noche dormiremos juntos
    como cada noche
    y no sé cuál de los dos
    va a preparar el desayuno…
    (J'ai imaginé une vie
    j'ai vécu chez quelqu'un d'autre.
    Maintenant je pense que je suis l'autre
    et l'autre dit être moi,
    qui a imaginé une vie
    mais il a vécu la mienne...
    Ce soir, nous dormirons ensemble
    comme tous les soirs
    mais je ne sais lequel des deux
    va préparer le petit-déjeuner...)
     
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    13. Tribulations
     
    Le frère , en train de recopier le cahier noir que leur mère a rédigé pour mémoire, où elle évoque ses deux familles au début du XXe siècle, revient sur le sort de leur trisaïeule du côté alémanique, mère de leur arrière-grand mère Katarina, native d‘un bourg du Haut-Valais et contrainte, en sa vingtième année, de le fuir avec l’ « enfant du péché » après avoir été « connue selon la Bible » par le curé florentin du lieu, lequel restera solide en sa cure pendant que la pauvre fille-mère divaguera ici et là avant d’être recueillie par un artisan qui lui donnera son nom et adoptera son enfant...
    La story plaît évidemment au frère, qui a toujours pensé qu’il avait des racines toscanes (il s’est trouvé chez lui dès qu’il a mis le pied sur le Campo de Sienne , puis sur la Piazza Grande d’Arezzo), et la sœur découvre elle aussi ces péripéties avec jubilation, comme d’un feuilleton familial coloré, mais ce n’est rien dire encore de la tribu à venir de la digne Katarina, fille de la mère répudiée aux 14 enfants (sans compter deux nourrissons morts-nés et un garçon fauché en sa dix-huitième année), majestueuse femme de tête dont les progénitures multiplieront les destinées plus ou moins épiques, de l’oncle chercheur d’or au Far West à la tante institutrice en Chine, jusqu'à l’inénarrable Fabelhaft rappelant lui aussi les personnages de Blaise Cendrars.
    En lisant le récit de leur mère, qui recoupe celui des émigrations helvétiques du début du vingtième siècle - la grand-mère Agatha nourrice dans une grande famille anglaise proche de la famille royale, le Grossvater passant chaque hiver en Egypte et rêvant d’y reprendre un hôtel, les grands espérances des uns et des autres ruinées par la Grande Guerre après la cuisante épreuve financière de l’emprunt russe -, le frère se reproche de n’avoir pas assez écouté leurs aïeux, puis il se réjouit de penser aux recherches généalogiques entreprises par sa fille aînée, et sa sœur lui apprend tout soudain que le lendemain, jour des Rois, sera l’anniversaire des 90 ans de l’Hidalgo qui ne sera plus là, trois fois hélas, pour y aller de son récit à lui, etc.
     
     
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    14. Familles je vous haime…
    Un docu, plutôt foireux au demeurant, consacré à la star multimondiale Britney Spears, qu’il a regardé d’un œil ce midi sur Netflix en dégustant ses canelloni surgelés, incite ce soir le frère à demander à sa sœur d’imaginer ce qui se serait passé, chez eux, si, disons, leur sœur puinée, gratifiée d’une voix et d'un déhanché comparables à celui de l’idole sidérale, avait fait «pisser le dinar» au point de susciter les plus intenses envies d’ici et de partout – et de régler à tout jamais l’obsession maternelle de « manquer », à laquelle était vrillée depuis toujours son souci de l’économie, et si la timidité de leur père se fût soudain transformée en rapacité à l’égal de celle du paternel de Britney, principal responsable de la mise sous tutelle de sa poule aux œufs d’or, alors la sœur aînée de répondre du tac au tac : « Pas de doute on aurait partagé, et tu peux être sûr que la petite Charlotte se serait empressée de racheter la maison de nos aïeux dont nous avons hérité, et surtout on se serait réjouis du fait que ce délire se produisît après le décès décent de ceux-là qui n’eussent pas supporté de voir notre sœur se trémousser en string sous les sunlights, et danser comme une anguille dopée aux substances, et chanter des obscénités selon leurs critères sévères »…
    Or découvrant les turpitudes du clan sordide croissant et se multipliant autour de la malheureuse millionnaire, le frère, retrouvant à son corps défendant la fibre moralisante de son Grossvater, se dit que lui-même éprouve de la vergogne, en sa curiosité maintes fois complaisante à l’égard des saletés streamées, à se figurer que ses aïeux, incarnant s’il en fût la rectitude morale des familles à l’ancienne et la droite tenue publique tant que privée, puissent être confrontés au show permanent de l'indécence réseautée…
    « D’ailleurs Grosvater nous l’aura seriné à nos sept ans », lui rappelle enfin la sœur hypermnésique par manière de conclusion : «Que les riches sont malheureux plus que les mendiants auxquels vos tantes trop bonnes donnent la pièce (lui-même ne donnant jamais par crainte de gâter l'indigent), jawohl, que tout ce qui brille n’est pas or et que c’est quand le soleil rutile sur le fumier que celui-ci pue davantage », etc.
     
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    15. « On s’en roule une ? »
    C’est à l’incitation de son vieil ami l’oiseleur Rainer Vogelsang, lui évoquant un roman récent selon lui captivant qui se passe dans les parages de Maracaibo, que le frère, songeant précisément au séjour de sa sœur aînée au Venezuela avec l’Hidalgo, à la fin des années 70, en est venu à se plonger à son tour dans ce roman dont il n’a pu se détacher des cent premières pages, relevant dès la première un détail qui lui a rappelé une manie de son impayable grand-oncle Fabelhaft, lequel faisait usage d’une rouleuse à cigarettes argentée à motifs gravés quand il amorçait l’un de ses récits à tiroirs, vous regardant par dessous avant de faire semblant de s’excuser (« je m’en roule une vite fait, d’accord ? »), la même petite machine que la taiseuse mendiante Teresa trouve dans les langes de l’enfant abandonné sur le parvis d’une église dédiée à San Antonio, et le frère dit à sa sœur ainée que rarement, depuis longtemps, il n’a éprouvé par la lecture une sensation aussi intense de se plonger dans la chair vive et les parfums, les couleurs et les saveurs d’un pays aussitôt ressaisi dans ses magies diffuses et profuses à la fois, avec ce môme abandonné comme dans un roman de Dickens, auquel la mendiante fauche cet objet avant de lui revenir honteuse et de l’adopter pour ainsi dire quoique à regret, de l’allaiter au pis de sa chèvre noire et de le garder avec elle au point de se demander bientôt si cette pauvre chair n’est pas sortie de la sienne, et la sœur de lui dire par Whatsapp qu’elle aussi a pour ainsi dire adopté le Venezuela quand elle y a mis un premier pas, sans se rappeler à vrai dire le détail de la rouleuse à cibiches du fameux oncle – et voici le frère évoquer ce soir le bazar des troubles actuels, « mais là je vais repartir pour Maracaibo via Google Earth », lance le frère à sa sœur, et cet autre transit virtuel ajoute, les odeurs en moins, à son étonnement en constatant que la mangrove où le jeune Antonio patauge à sept ans, au début des années 20, a fait place à une agglomération tentaculaire qui vue du ciel ressemble à une mégalopole chinoise ou lunaire, et que le grand lac est un cloaque et qu’il est sûrement interdit de fumer dans les avions - mais à présent les mots du poète reprendront le dessus: le petit Antonio passé par l’école de la vie entre les filles en chemises du Majestic et les coureurs de mer sachant la mélodie des vent et le langage des marées, devenu collecteur d’histoires d’amours et amant d’une femme aimée pour la vie, révolté promis aux tortures à venir et mémoire d’une dynastie – cela que les images ne disent pas et que le Verbe ressuscite…
     
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    16. De sales gens
    Le frère s’est promis de demander à sa sœur ainée si, en huit décennies d’existence d’abord dépendante étroitement des braves gens de sa famille, puis s’en émancipant avec l’Hidalgo et transitant par divers pays et divers cercles sociaux, jusque dans la proximité géographique des fameux narcos latinos, elle ait jamais eu à se frotter à de sales gens, mais vraiment de sales gens hyper mauvais et même dangereux pour elle et ses enfants - des gens qui t’empêchent de dormir et quand tu dors te réapparaissent grimaçants et ricanants, « et pas du tout », qu’elle répond à son frère en s’étonnant de ce qu’il lui pose une question pareille, alors il lui dit qu’il a l’impression que la publicité faite aux sales gens n'en finit pas de s’amplifier à l’exponentielle, qu’hier il regardé la moitié d’un début de série où il n’était question, dans le New York le plus huppé, que de came et de meurtres, que la veille il a subi une autre moitié de série documentaire consacrée à l’animateur américain de l’émission la plus abjecte qui fût, le fameux Jerry Springer équivalent du non moins odieux Cyril Hanouna, bref que tous les jours et plus encore les nuits les médias n’en finissent plus de faire état des faits et gestes des plus sale gens de l‘Espèce, or sa sœur le rassure, « mais pas du tout, mon cher, toi je ne sais pas vu que tu as circulé plus que nous dans les lieux plus ou moins louches d’un peu partout , mais moi et l’Hidalgo, à part un épisode affreux qui d’ailleurs nous a fait fuir quelques années chez les Latinos, nous n'avons en somme connu que de braves gens, parfois de sottes gens comme il y en a partout mais pas vraiment ce qu’on peut dire de vraiment vraiment sales gens – et puisque tu en es à te scotcher aux séries les plus sinistrement sordides, va donc plutôt voir Alias Grace et tu me diras ce que sont les belles et bonnes gens que nous aimons »…
     
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    17. De si belles personnes
    Sa sœur aînée était encore en train de se faire masser les orteils par le sable tiède de la fin de matinée, à Marbella Beach, quand il l’a appelée pour une bricole et lui a annoncé qu’il la rappellerait le même soir, et dans l’intervalle on a passé du ciel plombé du matin sur le Haut-Lac, les crêtes enneigées des monts de Savoie à peine lisibles, à une soudaine éclaircie de début de soirée flammée de bandes oranges et coïncidant avec l’apparition de Bruce Willis sur le petit écran de son laptop, à six minutes du début de ses 10 kil réglementaires sur sa bécane elliptique, et, tout à la fierté de tenir son programme, il a relancé ensuite sa sœur pour lui dire qu’il venait de voir les 35 premières minutes de Pulp Fiction qui lui ont inspiré cette réflexion, par rapport à ce qu’il lui disait la veille sur l’omniprésence croissante des sales gens dans les représentations médiatiques de toute espèce : qu’il n’y a que l’humour noir, à part la gentillesse naturelle et la bonté surnaturelle des Belles Personnes pour supporter l’épouvante de la vie en ses grandes largeurs, sur quoi, sa sœur lui ayant demandé s’il avait suivi son conseil, la veille, de visionner la série Alias Grace, le frère a confirmé et l'a remerciée pour cette découverte d’une indéniable Belle Personne (il le dit sans ironie), faisant écho à une autre sienne découverte d’une autre Belle Personne incarnée par la prénommée Ana Maria, dans cette troisième découverte que figure à ses yeux le dernier roman de ce Miguel Bonnefoy qu’il lui dit sa révélation de début d’année au titre de jeune auteur (il a l’âge de ses filles) dont la prodigieuse alacrité narrative, la sensibilité et la vitalité de l’écriture, l’énergie et la beauté qui se dégagent des 133 pages lues jusque-là sur les 300 que compte l’ouvrage – que tout ça le revigore un max à l’instant même où il se dit comme ça, devant l’écran de son laptop bloqué sur PAUSE, qu’il en est en somme ces jours à ses sessions de rattrapage puisque Le rêve du jaguar est déjà le septième roman de ce Miguel Bonnefoy et qu’il lui aura fallu passer le cap de ses 77 ans pour mater pour la première fois John Travolta en Vincent Vega avec son air de gorille à tête de chien à longue mèche huileuse et regard de bœuf musclé – « et là je te quitte», conclut-il, « vu que j’ai à préparer ma tarte aux pommes du vendredi en m'imposant, maso que je suis, la suite de la romance affreuse de Tarantino and Co », etc.
     

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    18. Cette espèce de joie
     
    Lisant ce matin les dernières contrerimes que son frère puîné a balancées sur Facebook, la sœur, en train de savourer ses sobaos et autres churros avec le café grande tasse qu’elle s’est servi sur sa terrasse de l’urbanisation chic des Mimosas, face à la mer qui fait son job de rouler ses galets, se demande ce qui motive cette espèce de graphomane écrivant jour et nuit quand il ne lit pas, seul dans son terrier vintage du bord du Haut-Lac, d’où lui viennent ses filandreuses élucubrations et ce qui le tient en si fringante humeur, en tout cas à ce qu’il semble, se demande si c’est de famille vu qu’elle aussi et leur sœur ne sont pas du genre à « déprimer » comme c’est partout la mode, et pas un « coach de vie » à l’horizon ni le moindre psy à ce qu’elle sache, alors quoi qui nous tient debout se demande-t-elle avant de pousser l'enquête sur WhatsApp, le soir venu, auprès de son frère qui lui dit comme ça que c’est « une espèce de joie » qui le prend à tout moment quand il lit ou qu’il écrit ou qu’il regarde un enfant ou un chat ou un oiseau que regarde le chat ou n’importe quoi de beau, et alors il lui raconte quelque chose de beau qui a à voir avec les femmes, dans le roman du jeune Franco-Latino dont il lui a parlé la veille, à propos de la prénommée Ana Maria qui devient la première femme médecin du Venezuela en l'Etat de Zulia, et qui est reçue, à ce titre, en grande pompes officielles avant de voir débarquer chez elle à peu près toutes les éclopées du pays et celles qui s’impatientent de la couvrir de fleurs, et le frère lui parle alors de Caracas qui lui rappelle à elle tant de choses aussi, puis le frère se rappelle la mort du père d’Ana Maria et la tristesse apparemment inguérissable qu’elle éprouve avant d’en guérir, et je te dis, lui dit le frère, qu’il y là-dedans tant de sentiments insondables et tant d’amour et tant de larmes et tant de tout ce qu’on ne trouve que chez les sacrées bonnes femmes – et là le frère pense à celle qui l’a quitté il y aura quatre ans de ça cette année -, que ce jeune plumitif rend avec les mots les plus simples et les formules les moins usées, bref que lire ça est une espèce de joie à te rendre jaloux si tu te mêles d’écrire, mais à ce moment le frère dit à sa sœur qu’il ne connaît pas la jalousie parce qu’il se sait unique - et ça c’est encore une de ces fichues romancières au prénom de Virginia qui le lui a soufflé – et ça vaut pour toi frangine, nous sommes uniques, je te le dis ce soir même si je sais que tu le sais - y a pas plus à dire vu que c’est ça qui «esplique», etc.
    (Miguel Bonnefoy. Le Rêve du jaguar. Rivages, 2024. Prix Femina, Grand Prix du roman de l'Académie française)

     

     

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    19.Le fil invisible
    Comme le frère le rappelle ce dimanche à sa sœur aînée, leur père fêterait en ce 12 janvier son 110e anniversaire, et l’on passera sur le fantasme transhumaniste de longévité pour se rappeler, plus humblement et en tendresse, le dernier dimanche qu’ils ont passé ensemble, en mars de l’an 1983, quand il les a fait venir le matin pour les quitter le soir après une longue journée de douce mélancolie ponctuée de mots de reconnaissance et de promesses – tout cela que le frère a consigné dans un long texte intitulé Tous les jours mourir où il a tenté de restituer ce que ces heures auront renoué et dénoué entre le père, la mère et leurs enfants et petits-enfants, jusqu’à la toute dernière de quelques mois; et ce soir le frère raconte encore à sa sœur une scène particulière qu’elle ignore, lorsque, à quatorze ans, lors d’une course en montagne, dans le passage délicat d'un ressaut de rocher, le père, de plus de trente ans son aîné, lui a demandé de passer en tête de la cordée, et combien le fils alors s’est senti grandi par ce geste de confiance amorçant ce qui serait, à l’autre bout de leur vie, confirmé par ce qu’on peut dire une amitié revivifiée par un séjour partagé en Catalogne - et la sœur se rappelle alors la sollicitude particulière marqué par leur père à l’endroit de son fils à elle en son enfance, et ce qu’ils se racontent là ressuscite le souvenir de cet être modeste et doux à la droiture morale sans faille, qui a beaucoup « pris sur lui », comme on dit, au point de subir souvent le sort d’un homme «empêché», et chacun songe alors à ce fil invisible qui ressortit aux liens du sang et plus encore, qui ne se dit pas par pudeur mais se vit par delà toute douleur…
     
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    20. La Hija mayor
    D’un séjour de quelque années à San Diego, sa fille aînée lui a ramené le merveilleux cadeau d’un grand patchwork où ses écrits à lui ont été grappillés comme autant de motifs graphiques surimprimés, et ce soir elle va suivre un cours de linogravure alors qu’ils parlent ensemble, ce midi, au restau rital de La Table, des multiples ramifications généalogiques de leurs diverses tribus – elle se passionne pour ce singulier dada que facilitent aujourd’hui de pratiques « applis » - et c’est ainsi qu’il apprend plus tard à sa sœur ainée, via Whatsapp, que leur lignée vaudoise est essentiellement faite de paysans et de meuniers (¡Oh el feliz molinero!), alors que leur ascendance lucernoise se subdivise en deux clans adverses de nantis et de plus ou moins nécessiteux; et dans la foulée il lui en en apprend un peu plus sur ce qu'il a tiré du cahier noir rempli par leur mère au début des années 80, et par exemple que, pour nouer les deux bouts, la Grossmutter, payée un sou par boutonnière cousue main, en faisait jusqu’à 30 par jour en plus des pantalons sur mesure qu’elle façonnait pour être revendus par le Grossvater livrant commandes avec sa valise de cuir bouilli, pédalant sur sa noire bicyclette militaire de ferme en ferme…
    La Hija minor est plutot branchée avenir avec ses trois petiots, remarque le père à l'adresse de sa soeur aînée, lui évoquant à ce propos le récit que lui a fait, ce midi, la Hija mayor, férue de passé historique, de son long périple de l’été dernier à travers les Highlands écossais, le long du mur d’Hadrien et par les lochs, jusqu’en Irlande ensuite, ramenant de là-bas, avec son compagnon, des centaines de clichés de châteaux en châteaux évoquant la série Outlander, et de ruines en ruisseaux tout semblables aux multiples affluents et diffluents de leurs conversations présentes et prochaines - ainsi se poursuivant leur rêverie commune en tous sens où toutes les voix se font écho en douceur…
     
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    21. Pergola
    La photo de la petite smala a plus de soixante ans d’âge, mais la mémoire des trois survivants les ramène à une sorte de présent en suspens tant la fraîcheur de ce matin-là sous la vigne en tonnelle leur reste par delà les années et les silences des trois absents, et comment appeler ce qu’ils ressentent ce soir, après que le frère à transmis l’image à ses deux sœurs, chacune en son univers si différent d’alors, tous trois avec leurs souvenirs de cet été tessinois de leur dix ou douze ou quinze ans, - et là que faisaient-ils en cette fin de matinée autour de la mère et de cette sage table - en était-on à écosser des haricots pour le Midi ou Dieu sait quoi ?
    Ne les dirait-on pas plutôt à la prière, mais Dieu sait que ce n’était pas le genre de la petite équipe de L’invoquer hors des heures prévues à cet effet, ou peut-être ne sont- ils là que pour l’être à la demande du père qui photographie, on ne sait, pas plus qu’on ne saurait dire précisément si ce qu’on vit là, dans l’insouciance vacancière et les parfums d’été, relève de la plénitude heureuse ou même de ce qu’on appelle le Bonheur dans les livres...
    Ce qui est sûr est que ça va se prolonger tout à l’heure en griserie dans la descente des vignes et l’eau lustrale du lac qu’on voit là-dessous entre les pampres où les corps déshabillés se jetteront en ploufs écumants préludant à la gloire resurgie des corps bronzés, et je t’en fiche qu’on va nager la brasse coulée et le crawl, qu’on va plonger et rebondir comme des otaries - ah mais faut-il mettre des noms à tout quand on vit ce qu’on vit et qu’on le savoure et qu’on se prépare des souvenirs sans s’en douter peut-être ?
    Or le soir venu les verra s’éterniser près de la fontaine du village suspendu, là-haut sous les étoiles, et le cœur de la fanciulla de quinze ans palpitera peut-être à remarquer dans un rayon de lune le regard appuyé du ragazzo d’à côté, mais là encore la minute heureuse a déjà passé, comme a passé cet été-là de l’adorable cliché…
     
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    22. Rêverie
    La dérive s’est amorcée juste après sa rencontre avec le jeune Birman, devant le petit portail du jardin de l’ancien Grand Hôtel abritant aujourd’hui l’École hôtelière internationale, le sourire engageant de l’étudiant à cravate et costume parfaitement appropriés à ses fines manières était une invite à cette esquisse de conversation au coucher du soleil d’hiver, ils ont échangé de souriantes banalités en anglais correct avant de se quitter avec la quasi certitude de ne jamais se recroiser, et ensuite le train vers le cinéma, le livre dans le train, les premières pages du livre évoquant le petit chat défunt dans le plaid à côté de la femme passée en vitesse à la boulangerie, l’enterrement du petit chat et la découverte des pièces d’or au lieu même de la petite fosse creusée dans le jardin, et l’Italie ensuite, les voyages soudain permis par la somme tirée de l’or exhumé, le souvenir de Baladine sa chatte à lui - donc tout un pan de sa vie à lui ressuscité en une vision passagère -, le film à l’âpre mélancolie et l’autre certitude que jamais il n’irait en Corée de son vivant malgré son vague désir de voir un jour le soleil se lever sur Séoul – tout cela lui a été donné et repris en quelques heures avant son long piapia téléphonique avec sa sœur puînée et leur échange de souvenirs - elle lui rappelant qu’il avait en leur enfance des souris blanches bien avant ses chats et ses chiens, et lui revenant ensuite à son livre avec cette femme en Italie, d’abord à Naples puis à Sorrente où il se rappelle avoir vu, de ses yeux, le soir, une Madone en néon vert s’allumer au-dessus du port où les pêcheurs revenaient en fin de journée…
    Que cette femme du livre ait trouvé des pièces d’or dans son jardin en enterrant son compagnon de dix-sept années passées ensemble, des napoléons et des bracelets, des bagues et des louis anciens, jusqu’au lingot reposant sur le fond de la boîte de plomb enfouie, tout cela lui semble aller de soi dans un roman, en tout cas comme c’est raconté par le meilleur écrivain de France du moment, avec la grâce d’une écriture à la fois ailée et lestée d’évidence par chaque mot qu'il faut - et là c’est reparti pour une longue songerie vu qu’il a lui aussi des trésors à revendre pour en financer ses virées…
     
     
     
     
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    23. Le temple
    À vrai dire il y en a deux, à part la petite église catholique au clocheton rigolo, deux temples protestants aux extrémités opposée du quartier, le haut et le bas, celui du haut de couleur blanc cassé ayant l’air plus rigide en ses angles et son clocher carré, plus froid surtout à l’intérieur avec sa double rangée de bancs de bois dur (les derrières des enfants s'en souviennent) comme au garde-à-vous face à la chaire où le pasteur en robe noire lèvera ses bras au ciel et là-haut, comme un programme annoncé, la formule DIEU EST AMOUR inscrite au fronton et dont le frère dit à ses sœurs qu’il n’a jamais ressenti la moindre émanation cordiale ni l’once d’une diffusion affective ou peut-être spirituelle, l’église elle-même ne lui ayant jamais semblé qu’un bâtiment de fonction et pas du tout la Maison du Seigneur ou celui-ci se sentirait un peu chez Lui, ni le Père originel ni son Fils le rabbi Ieshouah qu’on représente ici comme un jeune barbu blond en sandales genre hippie des années soixante, bref c’est ici le lieu d’un malentendu remontant à leur enfance et à leur adolescence consentante, nul d’entre eux n’a jamais dit MERDE à Dieu mais l’on n’a guère parlé de Lui non plus même si, à l’âge des débuts de réticence et de résistance chez le frère puîné, la mère a cru bon de s’inquiéter en invoquant l’Aide que ç’avait été pour elle; en fait elle et leur père sont restés fidèles à la paroisse comme à une famille élargie jusqu’au moment où de jeunes pasteurs ont compliqué les choses avec des théories vaguement américaines, avant la transformation intérieure du temple en lieu de plus explicite convivialité, en attendant le WIFI et le jacuzzi…
    Le frère puîné, qui se dit volontiers mécréant plein de dieux vivants, n’a jamais parlé du Dieu à majuscule non plus que du Fils miraculé à ses sœurs, moins encore à son frère aîné que tout effort de méditation ou de lévitation rebutait, Lady L. partageait le généreux agnosticisme de sa mère malmenée en son enfance par le Sœurs peu charitables, et ses filles sont aimées autant qu’elles aiment donc l’injonction du Temple, où elles n’ont guère mis les pieds, est retournée par manière de théopoésie à laquelle leur paternel souscrit - laissons parler le ciel...
    Cependant il y a un cependant, et c'est Folendieu le bien nommé, pasteur passant de leur jeunesse, la moustache de sapeur à la Brassens et le verbe cinglant les trop bien-pensants, qui leur a fait oublier quelque temps la froideur du temple en le remplissant que c'était à n'y pas croire, mais lui non plus ne prononçait guère le nom de dieu de Nom de Dieu en vain, ni ne grondait ni ne flattait , rappelez vous frangines combien parfois nous avons ri, combien nous étions pliés quand Folandieu ramenait le ciel sur terre et nous le faisait mieux voir à fleur d’étoiles et de secrets…
     
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    24. Quant au deuil
    C’est en somme la mort de l’Hidalgo qui a rapproché le fils puîné de sa sœur aînée, tous deux longtemps séparés par leurs vacations respectives de par le monde (les chantiers, les rédactions, le Venezuela , le Japon, la Catalogne et les Asturies, Caracas ou Paris et tout ça) et pas encore accros à Whatsapp, mais ils n’ont pas besoin d’être « coachés » pour se comprendre, à croire que leur culture « tribale » les ait nantis d’antennes à peu près accordées et quasi de réflexes liés à de premières années partagées, ou même de dispositions ataviques faisant de l’un et de l’autre, comme on verra qu’il en va de la sœur puînée et de la parentèle vivante, d’assez « bonnes natures » typiques en somme d’un petit pays composite à passé moins doré que ne le suggèrent les actuels clichés, le nivellement par l’argent et la technique, le bien-être généralisé et les réflexes de repli ayant brouillé la donne…
    L’Hidalgo ayant tiré sa révérence deux ans après Lady L., l’ombre de la Dame en noir aurait pu les éloigner plus encore l’un de l’autre, et pourtant c’est le contraire qui s’est produit « du côté de la vie » et sans théorie ni recours aux sourciers d’optimisme a tout cran ou aux sorciers psys, suffit de Whatsapp et la vie continue comme hier soir avec Al Pacino et Chris O’Donnell, quand j’ai pleuré à la fin du film où le colonel Slade y va de son plaidoyer, devant les milles élèves réunis de l’école où un prof humilié par les sales gosses de riches qu’il flatte essaie d’enfoncer le jeune accompagnant du militaire aveugle pour délit de loyauté, et là j’aurais voulu partager mon émotion et lui dire que notre père était comme ça, la crème de l’intégrité, et sans doute aurait-elle acquiescé vu qu’elle voit tous les films de Netflix sur le réseau hispanique, et quand bien même notre paternel n’aurait jamais été que sergent appointé…
    Quant au deuil vu comme un travail, ou pire : comme une technique : on a beau être au jus de Netflix et même de Google Earth pour se faire des visites aériennes : vraiment pas notre genre. Tu la vois, elle qui a roulé la bosse de son jules et reçu Vargas Llosa (l’écrivain en vue) ou Daniel Barenboim (le musico célèbre) à l’une des tables de leur maison d’hôtes des Asturies, à l’enseigne de La Casona, se retrouver dans une groupe où chacun y va, comme un alcoolo anonyme, de son récit de deuil et comment elle va s’efforcer de « passer à autre chose », de tourner la page Hidalgo et de zapper la mort ?
    On ne zappe pas l’Amour au ciboire des larmes versées: on y lappe les yeux fermés, et là je revois Lady L. et l’Hidalgo dans ce bar à tapas de là-bas, cette année-là, à écluser de la sangria avant de partager une paella à damner les dieux…
     
     
     
    25. Pas ce soir
     
    À son frère qui en redemandait, la sœur aînée conseille de voir, après leur échange sur Whatsapp de ce soir, ce film espagnol où il est question de deux gosses africains tirés de leur brousse et qui se retrouvent dans les cohortes de migrants paniqués, d’abord contre les barrières à barbelés puis en mer livrés aux passeurs et aux improbables bonheurs qui les attendent de notre côté de gens vernis par la destinée, mais au massacre des éléphants du début du film le frère oppose son veto : je passe mon tour, se dit-il in petto en se promettant de l’expliquer le lendemain à sa sœur : que non pas fratella, on ne massacre pas les éléphants sous mes yeux, cela ne se fait pas, je n’ai jamais toléré la cruauté de notre sale espèce envers les animaux, ce midi encore je parlais avec la Professorella qui a adopté , au temps du Gentiluomo, tous les chats éborgnés et les chiens éclopés de son quartier, mais non ne va pas croire: ce n’est pas de la sensiblerie mal placée, je compatis avec les enfants mais les éléphants qu’on abat avant de scier leurs défenses, non merci, je ne supporte pas non plus la seule idée de mains matures pleines de doigts s’en prenant aux enfants, c’est plus fort que moi et donc pas ce soir au cinéma, pas après l’apparition du nouveau Potentat à mufle rose sur les écrans du monde entier, pas ça – pas ce soir...
    Est-ce dire que je me voile la face ou que ce n’est que de ce soir qu’il est question, se demande ensuite le frère puîné en se rappelant son frère aîné, plus brutal que lui mais si délicat avec les enfants et les petits chats, pour le peu du moins qu’il ait pu l’observer - et ce qu’il faut préciser alors est que sa veuve est à chiens choyés que veux-tu - , mais c’est d’un chat qu’il a besoin ce soir et c’est ce qu’il a raconté à la Professorella ce midi, à propos du petit chat du roman dont la tombe creusée par celle qui le pleure révèle à celle-ci un trésor de pièces d’or; et demain il racontera la story à son plus vieil ami, la deuxième personne au monde qui puisse comprendre son désarroi de ce soir relatif aux éléphants massacrés, et son refus de ce soir, et son invocation du petit chat dans la nuit qui se fait - demain il a rencard avec son ami le Marquis...
     
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    27. Le Marquis
    Ils étaient encore dans le brouillard, à bord de la Jazz où il l’a embarqué au chemin des Oiseaux, comme d’habitude depuis des années, quand le Marquis lui a raconté la première des deux drôles d’histoires du jour, presque fatidique pour la première et magique pour la seconde, mais qui lui ressemblent tellement.
    D’abord il a failli y rester, un soir de fin décembre dernier, quand il gelait à pierre fendre dans son quartier, où il lui a fallu franchir trois cents mètres du métro à sa barre de semi-luxe des Oiseaux, et là, avec ses pompes cirées de dandy, voilà qu’il glisse soudain et glisse de nouveau, s’étale, se relève, n’a plus rien à quoi s se raccrocher, or ce n’est pas du tout dans ses mœurs stylées de glisser à minuit sur ce genre de piste où il n’y a personne, il n’a pas de phone avec quoi alerter ses amis ou la police, il ne crie pas mais s’étrangle et finit par se traîner à genoux puis sur le ventre comme une limace grise, comme il dit, jusqu’à son palier ou il ne sait pas comment il a fini par arriver, et moi, quelque peu sadique, j’en ris en l’imaginant ainsi rampant sur le pavé - lui le prince de l’alexandrin qui écrit :
    « La chute d’un cheveu dans un bol de potage
    Est le signe assuré d’un imminent naufrage »,
    lui qui, avec son compère le Physicien, a décroché un prix de l’Académie française pour ses sonnets réguliers, et voici la Jazz émerger de la purée de pois et nous voilà à l’Auberge des forêts, attablés et bientôt lancés dans une conversation à caractère anthropologique avec nos voisins de table dont l’aîné, de nos âges autant que son vis-à-vis bientôt identifié comme un théologien alémanique rangé des sermons, a lancé tout haut la question de savoir à quelle date situer l’apparition du couple biblique initial d’Ève et d’Adam le Glébeux, à quoi j’ai hasardé le chiffre de 7777 ans avant Notre Seigneur, et le débat piétine un moment, après quoi le Marquis et moi passons la commande de deux portions de langue de bœuf aux câpres que nous arroserons de rouge lémanique, reprenant notre conversation de sempiternels complices s’entendant bien sur tellement tout qu’il leur faut de loin en loin des sujets de feinte opposition, à commencer par le fait qu’il estime que tout est fichu et que le monde n’est plus ce qu’il était au temps des Chevaliers, à quoi j’objecte que la faillite est bien plus ancienne, sans savoir au juste la dater…
    Ensuite le Marquis me raconte, bonnement médusé, les épisodes de la souris Catimini, comme elle a signé ses messages à trois reprises déjà depuis à peu près une année, accompagnant une offrande qu’il découvre devant sa porte sans autre indication que cette signature écrite d’une main semblant d’un enfant maladroit, mais aucun locataire de ses voisins, tous interrogés, n’a la moindre idée de quel enfant il peut s’agir, qui a déposé là sept biscuits, ni plus ni moins chaque fois, accompagnés d’une petite bouteille d’orangeade et de l’inscription For The Lord & The Little Girl; et quel enfant aurait l’idée de gratifier le Marquis d’un titre anglais, et sa compagne défunte de petite fille ? Après l’épisode de la glissade sur le verglas, cette péripétie à la Lewis Carroll, auteur que mon ami aux cent traductions n’a jamais pratiqué, nimbe notre conversation d’une aura d’étrangeté dont nos voisins débonnaires n’ont pas la moindre idée – mon ami s’étant exprimé à voix très basse en se tournant un peu de côté tout en mastiquant sa langue de bœuf avec une visible délectation au moins égale à celle que j’éprouve à l’écoute de son récit…
     
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    28. Amis « pour la vie »…
     
    (Pour Anne Marie et Gérard, Jackie et Tonio, Lambert et Bona,
    Mario et René, Quentin et les autres…)
    Une soirée avec deux amis forts et fragiles, sur fond de musique africaine, à déguster le meilleur poisson du lac (perches pour eux et brochet pour moi) aux bons soins de Clémentine la Camerounaise : c’est la fête de l’instant rehaussée par les lazzis et les horions anti-Genevois du brocanteur venu s’installer à la table d’à côté et ne se gênant pas d’interférer - tables populaires obligent - et ça me va comme ça...
    « Dites à Clémentine qu’elle est la meilleure, la magicienne des saveurs, ton brochet camarade c’est elle qui lui retire ses arêtes, vos perches vous autres c’est le Pêcheur Monboulon, son compagnon, qui les a cueillies de sa main, les Genevois qui ont le front de parler encore du Lac de Genève alors que le Léman (qui veut dire lac en latin, c’est moi qui précise et le brocanteur note, donc quand on dit lac Léman on dit « lac lac» en pur pléonasme), les Genevois donc déjà pâles de nature peuvent encore blêmir alors que rayonne Clémentine sur notre bourg en Lavaux, sur quoi je vous salue bien haut en vous priant de transmettre ma révérence à Clémentine aux fourneaux qui sait, comme que comme, que je la tiens pour l’or de la grappe – et je souris à l’expression « comme que comme », exacte traduction du tudesque « so wie so » , en français « de toute façon » que nous ont léguée les occupants bernois…
    Pendant que Jackie savoure ses filets de perche en ne cessant de m’envoyer ses malicieux regards de travers – sa spécialité de Chaux-de-fonnière un peu déjantée au verbe aussi vif que l’était celui de ma bonne amie enracinée à moitié aux même hauts jurassiens, Tonio me parle de Lolita en croyant m’apprendre quelque chose à propos de ce roman qui n’est pas du tout mon préféré de Nabokov : à savoir que celui-ci ne ferait pas l’éloge de la pédophilie mais en produirait, à travers Humbert Humbert, la satire « de l’intérieur », et moi de railler sa belle découverte, lui disant qu’à mes yeux Lolita est plutôt une satire du kitsch américain, de la niaiserie immature et de la perversité peut être insuffisante mais nécessaire à chaque écrivain (il va de soi qu’il y a du Vladimir dans l’affreux Humbert Humbert), et je renvoie mon Tonio, qui a dépassé les 65 ans sans avoir lu Nabokov – faute professionnelle grave pour un écrivain, lui lancé-je perfidement en passant -, aux autres romans de l’affreux squatter du Montreux-Palace, au génial Feu pâle et aux non moins prodigieuses nouvelles ( bon point : il va se mettre à la lecture d’Autres rivages), et je pense aux derniers jours de l’immense bonhomme passé par le CHUV dans le service de mon ami Reynald tombé dix ans plus tard dans les séracs du Mont Dolent, etc.
    On dit que c’est Voltaire, mais ce serait plutôt Antigone II roi de Macédoine, qui aurait lancé le premier la fameuse sentence : « Dieu me garde de mes amis, mes ennemis je m’en charge », trois siècles avant notre ère, donc il s’agirait plutôt d’une invocation des dieux sans majuscule… et pour ma part je m’en bats l’œil car j’ai une conscience de plus en plus vive de ce que j’accorde à l’amitié à l’enseigne de ce que René Girard appelle la « médiation externe », telle d’ailleurs que je la pratique depuis plus de cinquante avec le plus vieux de mes amis, rencontré en 1972 chez Dimitri avec lequel nous avons constitué informellement le premier trio du Revizor, mon ami Gérard, alias Sylvoisal en littérature, merveilleux personnage à la Firbank ou à la Proust, dandy tout fragile en apparence et d’une santé inaltérable, la dégaine d’un prélat du XVIIe siècle, séducteur notoire de femmes de bouchers et délicieux poète, traducteur de Chesterton et d’Ivy Compton-Burnett entre vingt autres auteurs anglo-saxons, enfin le plus réac de mes amis, ça c’est sûr.
    Et puis quoi ? Demanderai-je jamais à Dieu de me garder du Marquis ? Pas plus que je ne me soucie d’aucun présumé ennemi, car je ne m’en sais aucun malgré ce qu’on me dit de tel ou tel qui me vomit, dont je me fiche comme d’une cloche.
    Mes amis ? J’en compte 5000 sur Facebook, chiffre à l’américaine qui me rappelle ce que me disait Volkoff de ses étudiants de Macon (Georgia) auxquels il demandait combien ils avaient d’amis et qui en dénombraient chacun au moins une centaine…
    Mais pourquoi ne pas parler d’amitié, s’agissant de personnes identifiées par leurs prénoms et les mots parfois doux qui les auréolent : les Anna Maria et les Gioconda, les Kevin et les Janine qui m’envoient tous les jours leurs signes indéniablement amicaux ? Cette fiction virtuelle serait-elle moins réelle que la réalité présumée ?
    Ce qui est sûr est que nous rions beaucoup avec Jackie et Tonio, et c’est tout ça de pris à la morosité et au ressentiment montrant ses vilaines dents…
     
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    29. PARADOXES
    Une très vive douleur à l’orteil majeur du pied droit l’a réveillé cette nuit, racontera le frère à sa sœur aînée quand il en aura l’occasion, et comment lui est alors revenu le souvenir de l’air assuré de l’Ancien Premier Ministre en son élan de grand flandrin je-sais-tout, expliquant sur le plateau de télé comment s’y prendre pour ne pas s’aligner servilement sur les nouvelles positions américaines, donc c’était par Youtube que son laïus était transmis, où il était recommandé de se libérer des GAFAM genre Facebook, Instagram et Whatsapp, mais c’est par ce dernier truchement, justement, que le frère se proposait de relancer le dialogue avec sa sœur aînée laquelle, au titre de l’entretien soigneux des biens de ce monde, venait de se faire arranger une nouvelle coupe dynamique, dite plus précisément «drastic », chez sa coiffeuse attitrée de Marbella, et le frère se disait déjà qu’il dirait à sa sœur qu’en somme il était pleinement d’accord avec l’Ancien Premier Ministre: que c’était le moment d’ouvrir l’œil, toute la bande des Européens attachés-aux-vraies-valeurs, que le rouleau compresseur du nouveau Président et de son gang ne passerait pas, donc on dégomme Facebook typique créature américaine pour s’y loger plus joyeusement et en maximiser les potentialités à tous les niveaux, comme serine la publicité, on fait ce qu’on appelait au bon jeune temps de l’ «entrisme », on va se la jouer dissident de l’intérieur, avant-hier soir la Dame en noir était travestie en beau jeune homme blond au nom de Joe Black et le frère a répété à la sœur que plusieurs fois ces derniers temps il avait vu cette blondeur apparaître au hublot de son sous-marin volant, c’est sur Netflix que la blondeur fatale l'avait aguiché, où la broyeuse de cerveaux à l’américaine s’en donne à plein régime, mais Joe Black est lui aussi pris au piège des sentiments, comme sa sœur aînée l’a été par les arguments latins de son Hidalgo au dam de Madame Mutter se méfiant des oiseaux tropicaux, enfin «laissons venir l’immensité des choses», proposait le poète en prose à la gloire du Grand Tout, à quoi le divin cycliste rétorquait en révérence aux Petits Riens: « Ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis entrer dans une figue»…
     
     
     
     
     
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    30. La Petite
    Frères et sœurs pourraient-ils s’entendre sur la question de savoir ce qui attend demain la Petite dont on fête aujourd’hui le deuxième anniversaire, à supposer évidemment qu’ils se parlent, et par frères et sœurs il faut entendre : deux générations d’adultes responsables, selon l’expression appropriée, donc plus de douze personnes aux parcours de vie aussi nettement différenciés que leurs opinions et leur ressenti affectif, certes liées entre eux par les attaches consanguines ou alliées de la famille en son acception traditionnelle à fondement judéo-chrétien de moyenne intensité (point de fanatique avéré dans l’échantillon), mais dont quelques-unes seulement se seront déplacées ce dimanche pour entourer l’enfant soufflant ses deux bougies, nettement moins nombreuses en tout cas qu’à son baptême catholique célébré par un curé vietnamien et son assistant congolais du vivant de son grand-père paternel décédé depuis lors, la conjointe de celui-ci, Irlandaise d’origine, se trouvant ces jours au Cambodge auprès d’un de ses trois fils médecin – donc la question, posée ce soir à sa sœur aînée par le grand-père maternel de la Petite, serait celle-ci : quel avenir, bordel, attend cet enfant après l’intronisation du nouveau Dominator mondial et sa clique de milliardaires illibéraux ?
    Sur les images Instagram et les éléments de vidéo que son frère lui envoie de la Petite à son anniversaire – très occupée par les nombreux cadeaux-jouets qu’elle a reçus des uns et des autres - , la sœur aînée ne voit pas le début d’une raison de s’inquiéter du futur de cette enfant dont l’entourage exhale l’équilibre rayonnant, entre deux frères idéalement bienveillants et trois chiens visiblement aussi placides que le piano du salon spacieux donnant sur la pelouse gracieuse, et pourtant…
    Pourtant la question questionne, reconnaît la sœur aînée que son âge porte à la fois à un détachement de bonne distance et à une attention désintéressée s’ajoutant à sa curiosité naturelle : oui, comment cette petiote va-t-elle vivre, au milieu des siens, les années à venir marquées, dit-on par une bascule géo-politique, et les States de 2050 (le Petite aura passé la cap des 25 berges) seront-ils divisés en deux entités comme l’a conjecturé le romancier Douglas Kennedy dans son roman Et c’est ainsi que nous vivrons… ou le pseudo-christique Président aura-t-il établi la paix dans le monde, ou celui-ci aura-t-il vu la disparition, dans l'hiver nucléaire, de l’espèce exquise des Petites Filles ?
     
     
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    31. Pissez, mais pissez donc !
     
    La chatte a tellement mal aux pieds ces jours que le chat botté s’en ressent quant à l’énergie, mais la Docteure Maus, sa vieille amie sur Whatsapp, est là pour le Conseil du matin, qui se rappelle l’enseignement majeur de son prof d’urologie en son bon jeune temps, à savoir : demandez à votre patient comment il pisse, s’il pisse assez et ne craignez pas d’en rajouter : qu’il pisse donc ! Et Maus ajoute : ajoute au moins une pomme par jour, des légumes et des infusions de prêle ou de thym, tu lèves le pied sur le rouge et tu me récures ces canaux exutoires en pissant tout ton saoul, ensuite vois peut-être avec ton Purgon de famille si ce n’est pas autre chose qu’un méchant coup de goutte, qui sait avec la peste plantaire ou le choléra des petons qui rôdent; et le soir sa sœur aînée entendra l’évocation de leur délire d’exorcistes de l’hypocondrie, avec la Docteure Maus, veuve depuis que la Montagne aux Milles Pièges Cachés lui a arraché en sa trentaine son compagnon chéri, plus cher compère de jeunesse et compagnon de cordée de son frère puîné – Maus la tendre pratiquant l’art d’endormir avec une malice de veilleuse qui l‘a conduite, via l’humanitaire, jusqu’en Mongolie, et la Hermana Grande surenchérira en invoquant l’auto-médication pratiquée aux Asturies par les aïeules de l’Hidalgo : Bebe mucho para orinar, más infusiones, más frutas y verduras, menos tequila y más medicinas tomadas de la naturaleza, y bebe y orina...
     
     
     
     
     
  • Notes panoptiques, 2001

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    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec la réalité et les gens. Il ne doit pas être plus intelligent. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    Gore Vidal: «Il n’y a qu’à propos de l’argent qu’on ne nous mente pas aujourd’hui.»


    Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par les danses de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?

    medium_Cendrars4.jpgMe réveille ce matin sur la page de Moravagine consacrée à la Révolution russe et au règne de la femme - règne essentiellement du masochisme selon le narrateur. En fait confond (selon moi) guerre des sexes et amour, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a beaucoup de vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou Gripari plus près de nous) mais cette vision du monde est néanmoins pathologique. C’est sûrement la loi de la vie qu’il énonce, mais ce qui nous intéresse est tout ce qui, dans l’ordre humain, la transgresse et la sublime, même si c’est pour aboutir au chaos.

    «Je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle», écrit Cendrars dans Moravagine.

    Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre. Ces gens sont à la fois adorables (elle surtout) et un peu sur leur garde (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante. En écoutant Philippe Jaccottet, je me disais qu’en somme tout devient égal avec l’âge, sauf l’essentiel. Je note cela sur la table d’un restauroute du type standard où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac passable. A une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, le cinéma actuel) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements au repas. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou...
    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ? (A Grignan, en janvier)

    Comme chez Balzac, on apprend des tas de choses en lisant Gauche et droite de Joseph Roth. Et plus que tout on se dit: c’est intéressant. Je ne comprends pas très bien le titre, car il n’est guère question de gauche ni de droite là-dedans. Il y a de l’extrémisme avec Théodore, type du nationaliste raciste et antisémite par compensation à sa médiocrité, mais on ne saurait dire qu’il incarne la droite, et moins encore que Paul, son frère ennemi, n’incarne la gauche. Il n’y a à vrai dire qu’un seul personnage là-dedans qui incarne les idéaux de gauche, et c’est le Dr König dont Paul Bernheim aime à se faire le contradicteur. Mais on ne saurait dire pour autant que le roman mette en scène l’antinomie gauche-droite. C’est plutôt une typologie de l’arrivisme sous tous ses aspects. Le plus intéressant est celui du sauvage Brandeis, le plus minable celui de Théodore Bernheim. Au reste, Joseph Roth ne s’en tient pas à des types représentatifs: il montre bel et bien des hommes et des femmes, avec leurs faiblesses et leurs aptitudes. On n’en aime vraiment aucun, mais on est intéressé parce qu’ils sont vrais. Surtout on éprouve de la compassion. Non sentimentale et bien réelle cependant. Compassion pour des êtres fragiles, prompts à s’abuser (sauf Brandeis, sans doute le plus libre d’entre eux) et qui se débattent dans un monde hostile, sombre et froid.


    Complètement écoeuré, ce matin, en lisant les nouvelles liées aux mesures de sécurité invraisemblables qui entourent le World Economic Forum de Davos. J’en aurais presque honte d’être suisse, si je ne me disais pas que non: que la Suisse, que les Suisses ne peuvent être réduits à ces lécheurs de bottes.

    Très intéressé ce matin, par tout ce que me raconte Antonio de sa trajectoire de saisonnier en Suisse, avec tout ce que cela suppose d’humiliations et de tribulations, puis je rencontre deux personnages singuliers: un Tessinois proche de la soixantaine, costaud et méfiant, ancien capitaine de la marine marchande qui vit dans une belle villa gardée par un boxer surnommé König. Très raciste et monté contre les gens de l’Est, il assène ses opinions avec une sorte d’aplomb viril à la fois inquiétant et triste. M'invite finalement à revenir avec une femme, mais belle et Suisse, pas «une de ces catins russes»...
    De retour dans le quartier d’Antonio, celui-ci me conduit chez une voisine dont il me dit que son témoignage peut être intéressant. De fait. Mimy Medernach, Luxembourgeoise septuagénaire, a vécu en 1999 un drame atroce. Durant la nuit de l’éclipse, un Noir armé d’un couteau a pénétré dans sa maison et l’a agressée, dont elle pense qu’il voulait la saigner. Elle s’est battue comme une lionne sans pouvoir l’empêcher, cependant, de lui déchirer le bas du visage à coups de dents. Elle en porte encore les cicatrices et reste traumatisée. Comme elle est un peu pressée, nous en restons là, mais il m’a semblé plonger, en un quart d’heure, au coeur d’un des problèmes que rencontre aujourd’hui le Portugal, confronté à l’émigration sauvage de milliers de sans -papiers. (Albufeira, en février)

    Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Besoin de fraîcheur, de fraîcheur et de grâce, de grâce et de nouveauté, de nouveauté et de gaîté. Marre de la mauvaise humeur et des chimères noires. Marre de la contention et du tétanisme.

    De la nécessité de tourner la page.

    Vision, avant la descente sur Bilbao, des Pyrénées crevant les nuages comme de hautes vagues aux crêtes de sucre glace. Ensuite, vision buzzatienne de la grand ville ouvrière serrée entre de hautes collines. L’aérogare style futuriste transi, prélude à l’architecture de la grand coquille vide du musée Guggenheim, apothéose de la culture vendue à l’argent. A part quelques «oeuvres» minimalistes de Sol Lewitt et autres stars du marché international, c’est le vide absolu qui me fait tituber et presque m’effondrer. Encore heureux que la cafétéria, où l’on place les gens au compte-goutte, comme dans un sanctuaire, ait une cuisine un peu moins nulle... (Bilbao, en février)

    Beau temps ce matin sur la Costa verde. Le pays m’évoque une sorte de Suisse océanique. Et cette vision de fin d’après-midi: des herbages du haut des falaises troués ici et là et par où monte le tonnerre des vagues. Par là, me dit Ramon, que les paysans jetaient naguère le bétail malade.

    Journal inutile de Paul Morand. Très sec, parfois embêtant (mondanités, relations sociales, etc.) mais plein de choses assez corsées, parfois abjectes. Grand seigneur méprisant, l’écrivain supérieur à l’homme.

    Repris ce matin la lecture des Légataires de Michel Layaz. Le personnage du père, premier à s’exprimer et en pleine crise existentielle, est vraiment peu convaincant. Non seulement on n’est pas touché par ce qu’il raconte, mais on n’y croit guère. Des phrases pénibles, qui trahissent un manque total de sensibilité à la langue et à la forme, du genre de cette horreur: «J’écoute des voix enfantines jouer aux fléchettes sur ma poitrine.» Vraiment... Et je suis censé lire cela jusqu’au bout ?

    Nécessité de tout transformer. Leçon de Teilhard dans Le Milieu divin. Tout ce qui monte converge. Ne prêter le flanc à rien de bas.

    Belle matinée de soleil printanier au marché provençal de Sanary-sur-Mer, où j'achète un petit oranger à ma bonne amie. En passant je souris à une vieille dame qui dit à sa commère: «Il me faut maintenant une sole bien dodue et bien charnue». Cela me rappelle le «haricot bien gras» de Molière.

    Timothy Findley, auquel je rends visite à Cotignac, me répète ce que lui a dit Thornton Wilder lorsqu'il lui a fait lire sa première pièce «Tiffy, tu écris sur les sommets, nous ne t’entendons pas, il te faut redescendre jusqu’à nous pour que nous t’entendions »…

    Période de noir. Il faut que je m’en sorte, et je ne m’en sortirai qu’en réparant ma relation aux mots et aux choses. Je dois dire aussi la folie du monde - la folie ordinaire. Je dois travailler à la réparation mais avec la distance de l’humour.

    Très intéressé par le nouveau roman de Nancy Huston, Dolce Agonia. Un livre de la cinquantaine plein d’observations que je pourrais contresigner.

    Je me suis levé pour fermer les persiennes de l’autre pièce où je trouvais qu’il y avait trop de jour, un instant j’ai regardé à travers les fentes des persiennes le type d’en face en dessus du coiffeur qui a toujours l’air aux aguets à la fenêtre entrouverte de sa salle de bain, j’ai vu le Bosniaque de la maison d’à côté qui passe des heures à scruter la rue en maillot de corps, j’ai vu le coiffeur désoeuvré sur son seuil, j’ai vu d’autres passants dont les gestes évoquaient autant de bribes de vie, je me suis vu derrière ces persiennes et je me suis dit que c’était la meilleure chose que je pouvais faire à ce moment-là et je suis resté comme ça toute la journée dans la pénombre, après avoir cueilli n’importe lequel des livres qui traînaient par là, et c’était Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau. (Lausanne, en mars)

    «Tu ne sais pas aimer ceux que tu aimes jusqu’au jour où ils disparaissent brutalement. Alors tu comprends comme tu restais subtilement à distance de leur souffrance, comme tu te protégeais souvent, comme tu avais rarement le coeur disponible, tout à tes réseaux de donner-et-prendre.»

    Body Art de Don DeLillo. Cela commence par le petit déj’ d’un homme et d’une femme observés comme sous un verre grossissant. A un moment donné, la femme découvre un cheveu sur ses lèvres qui n’est ni de lui ni d’elle, et songe alors au trajet de ce cheveu. Une espèce d’hyperréalisme qui me plaît assez. Ce à quoi j’aspire de mon côté, d’une certaine façon. Une attention extrême pour les choses. Don DeLillo explore l’intimité des deux personnages en parlant de ce dont personne ne parle, qui a rapport au rapport des objets et des corps, âmes comprises cela va sans dire.

    «Cette façon mystérieuse qu’elle avait toujours de rendre émouvantes les choses les plus ordinaires.»

    «Et puis si quelque chose vous ennuie, vous êtes libre de partir. A mon avis, on a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme: le droit de se contredire et le droit de s’en aller.» (Jean Eustache)

    medium_Proust.jpg
    Proust est vraiment le sommet de l’artifice et de l’art, mais je ne puis lire Du côté de Guermantes qu’à raison de quelques paragraphes à la fois. Au-delà je suis comme saturé. J’ai besoin ces temps d’une littérature plus rapide et plus dure, qui me rende mon souffle et ma gaieté.

    Commençant L’Outlaw de Simenon je me dis: voilà, c’est cela, le roman, il n’y avait personne et tout à coup il y a des personnages, il y a Paris et la dèche, le travail des hommes et les odeurs de la vie.

    Faites-moi confiance de Donald Westlake est une bonne satire du journalisme putassier genre tabloïds, et finalement un éloge du vrai journalisme, ce qu’on prendra avec un grain de sel.

    Une nouvelle lucidité m’est venue ces derniers temps à l’égard des livres. En piochant l’autre jour dans ma bibliothèque française, je me disais «non, pas celui-ci», puis «celui-là m’embête», jusqu’au moment où je suis tombé sur Ces Merveilleux nuages de Sagan. Et là, oui, là j’ai retrouvé ce «quelque chose» de vivant et de vrai (et de surprenant à chaque épithète) que je trouve si rarement dans les livres actuels, et de moins en moins dans mes relectures, sauf chez un Simenon, dont la phrase est cependant moins électrique que celle de Sagan.

    Un peu vanné, je pêche cinq ou six livres que j’«essaie» alternativement. Seul le premier chapitre de Bonjour tristesse de Françoise Sagan trouve grâce. Et c’est l’expression juste: cette drôle de bonne femme a de la grâce. Ce qui est tout de même différent du fait d’avoir la grâce.

    A la TV, reportage sur les animaux abandonnés à la SPA. Les regards de ces chiens: celui qui a le cou littéralement scié (plaie ouverte sur tout le pourtour par une laisse en fil de fer) ou le petit clebs tremblant comme une feuille, rendu fou par on ne sait quoi ou qui, entre autres victimes de l’impitoyable sentimentalité humaine, tout cela me rend triste.

    Je vais aller maintenant, et revenir en somme, mais bien plus loin, à ma liberté.

    (Trois jonquilles naines, quand je vais chercher du bois, m’apparaissent comme des signes de persévérance... ah mais, v'là que j'fais du Jaccottet).

    Retrouver le temps et le prendre.

    Cézanne: «Maman me donne la force de ne pas voir que par elle, car je sais que la mort n’est pas une absence et que la nature n’est pas anthropomorphique.»

    Rodin: «La nature a besoin d’être vue et respirée simplement et continuellement».

    De retour a casa, je reprends les livres de Philippe Sollers pour voir si je ne me suis pas trompé à son égard en me montrant parfois si sévère à son égard, mais non: Paradis est vraiment un galimatias, Logiques et Lois sont réellement illisibles, et nous allons maintenant vers autre chose...

    Assez touché par les personnages d’Intérieurs de Woody Allen. Surtout intéressant par cette douce horreur: l’insupportable mère qui arrange l’appart de sa fille et de son gendre en fonction de «ce qui se fait de mieux». La lancinante dictature du bon goût. Très bien un moment, puis cela tourne au sentimentalisme psychanalysant, style Bergman à la juive new yorkaise.

    Décrire une journée entièrement vide. Une journée d’aujourd’hui.

    Il faut donner des réponses physiques aux questions de la vie.

    Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse».

    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.

    Cézanne: «Les galvaudeux à médailles et décorations que c’est à faire suer.»

    Romance de Catherine Breillat. Totale indigence de cette société-là (les intellos français) et de ce regard sur le monde. Pas de milieu entre la frigidité et le désir de crever de plaisir. Aucune liberté réelle, sauf celle de dire queue et con à l’écran et de les montrer. Mais la liberté est autre chose, qui implique le regard entier.

    Sans humilité: rien; sans amour: rien.

    Reprenant la lecture de Proust (Le Côté de Guermantes) je me dis que c’est là le génie à l’état de fusion, où bouillonnent l’intelligence et la sensibilité, la connaissance et l’intuition, la musique et le délire maîtrisé.

    Me dis à l’instant que l’écriture doit redevenir le centre nerveux de toutes mes journées, à quoi tout rapporter. A tout instant le texte en cours est en instance d’être complété. Il n’est plus question alors de travail calculé ou de paresse dès lors qu’on est attentif. Mille tableaux à chaque instant. grand Jeu.

    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.

    Très touché par la lecture de La Colombe assassinée de Pietro Citati, qui constitue la plus fine et la plus belle approche que je connaisse de l’univers de Marcel Proust.

    Nietzsche: «Je remercie le ciel à chaque instant pour ce vieux monde pour lequel les hommes n’ont pas été assez simples ni assez silencieux.»

    De Mallarmé: «Qu’une moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard, se range en traits définitifs, après quoi le silence.»

    Lorsque Mallarmé, trois mois avant sa mort, reçoit la première édition de Rimbaud, il s’exclame: «Le voici, l’incomparable livre, l’aérolithe chu de quels espaces.»

    En lisant la préface à La guerre du goût, je comprends mieux ce qui me dérange tout de même chez Philippe Sollers, qui tient à sa prétention de se tenir au centre du centre (à Paris, coeur de la France et donc du monde) et au top du top. J’apprécie ce qu’il défend quand son amour est plus fort que sa vanité, mais celle-ci est trop souvent envahissante, qu’on ne trouve ni chez Proust ni chez Céline, lesquels savent simplement ce qu’ils valent. Il y a chez lui comme la conscience d’un manque, et sans doute faut-il le chercher dans son manque total de génie romanesque. C’est un grand commentateur mais pas du tout un créateur. Il sait ce qui est création chez Rimbaud ou chez Proust, mais il ne peut lui même que citer ou mettre en rapport - il ne peut pas ajouter. Ni Femmes, qu’il trouve lui-même si révolutionnaire, ni moins encore Portrait du joueur ou Paradis n’ajoutent quoi que ce soit au roman contemporain. C’est un écrivain du discours critique et de style classique, mais en rien un fondateur de style au sens où l’ont été un Proust ou un Céline, un Joyce ou un Ramuz, un Faulkner ou un Thomas Bernhard.

    En lecteur de Proust, Pietro Citati (dans La colombe poignardée) est plus intéressant que Philippe Sollers. Ce qu’il dit par exemple de l’attention à autrui que manifeste Proust, qui ne s’aime pas lui-même et n’est pas du tout le Narcisse qu’on a dit parfois, est très éclairant et juste ce me semble: «Il y a quelque chose d’abyssal dans l’amour que voue Proust à l’inimitable unicité d’une personne». Ou cela: «Aucun écrivain, peut-être, ne ressentit comme lui l’absolue altérité de l’autre, la soif en l’autre, l’échec de cette métamorphose, puis la capacité de représenter, dans son art, tant ce succès que cet échec.» Me rappelle qu'Angelo Rinaldi a dit pis que pendre de ce livre de Citati, par jalousie crétine évidemment.

    Il y avait ce matin, au milieu du paysage tout enneigé aux formes indistinctes, un merle chanteur juché à la pointe du plus haut sapin, qui m’a rempli de gaieté. (A La Désirade, en avril)

    Ma première pensée de ce matin va aux enfants cancéreux. Ma première pensée à tous ceux qui se réveillent avec la conviction que la mort approche. Ma première pensée à cette pensée en moi de plus en plus constante et de plus en plus tonique aussi d’une certaine façon: que la mort est donneuse de vie.

    Sur le tram est écrit:
    Ceci est un tram.

    L’égocentrisme n’est tolérable qu’à la mesure de Proust, c’est à savoir total si le don correspondant est total. Où la tyrannie est retournée par un absolutisme artiste. Mais évitons le raseur...

    Proust ou l’enfant despote.

    A 54 ans, Proust est déjà mort depuis trois ans...

    Apprendre à ne plus se cabrer devant la difficulté, mais l’affronter en claire connaissance de cause, comme un mur de grimpe.

    Très intéressé par le Poète tragique d’André Suarès, même si quelque chose m’agace aussitôt, qui tient à l’emphase lyrique de l’auteur. Pourtant que d’observations justes et nouvelles dans ce qu’il dit de Shakespeare.

    Pratiquer la lecture comme un déchiffrement continuel, à la fois intense et très sélectif. Tout n’est pas bon à lire (surtout aujourd’hui où se publie n’importe quoi) mais tout peut être relevé en passant, comme cette observation sur l’émission Loft Story, constituant une métaphore de la tautologie contemporaine: je vis ce que je vois que je vis.

    Désaccord parfait, de Philippe Muray, m’intéresse et m’agace à la fois. Il y écrit pas mal de choses pertinentes mais sur le ton du prophète absolutiste et péremptoire à la Bloy, ou plutôt à la Nabe (disons en dessous de Bloy, mais au-dessus de Nabe) qui tourne au catastrophisme et à cet après-moi-le-délugisme qui me fatiguait chez Dimitri. Plus que les nuances, qui sont peu de mise dans le pamphlet, c’est la bonne humeur qui me manque là-dedans, ou plus exactement l’humour, la verve d’un Marcel Aymé, qui disait des choses carabinées sans se prendre au sérieux pour autant.

    Tout à coup des idées d’histoires affluent. Des histoires d’aujourd’hui. L’histoire du type amoureux de sa différence. L’histoire du type piercé à mort. L’histoire du loft infecté. Une histoire d’atelier d’écriture. Des histoires d’enfants abandonnés. Des histoires de faites ce que je dis et pas ce que je fais. Une histoire de nopédo. L’histoire de la maison aux volets fermés. Une histoire de combats de chiens. Des histoires atroces et belles. De histoires qui parleraient du monde dans lequel nous vivons. Des histoires qui diraient la folie de l’époque. Des histoires qui nettoieraient à la fois la langue et les têtes. Des histoires qui feraient office d’exutoire et d’exorcisme. D’abord et surtout: des stories…

    Bernanos: «La Civilisation Mécanique finira par promener autour de la terre, dans un fauteuil roulant, une Humanité gâteuse et baveuse, retombée en enfance et torchée par des Robots.»

    Malgré son ton catastrophiste qui m’agace encore ici et là (me rappelle tellement nos vaticinations avec Dimitri), Après l’Histoire de Philippe Muray est quand même un formidable travail de repérage de la déréalisation contemporaine. Toutes ses observations, je les avais faites, mais il a le mérite de les rassembler et d’en nourrir une réflexion suivie.

    Il y a ce soir, dans le ciel azuré, un grand poisson rose et gris.

    Finalement étonné par le dernier roman de Michel Layaz, Les Légataires, dont les trois premières parties m’ont paru faibles, et qui se trouve comme réordonné et formellement ressaisi par la quatrième. Il s’agit d’un quatuor familial dont chaque déposition entre en jeu avec les autres. Or, celle du père, de la fille et du fils sont comme écartelées entre le mal-être et une sorte de pose artiste commune, tandis que le témoignage de la mère, seul, dégage une sorte de bonté unificatrice. Jamais je n’avais vu un livre ainsi sauvé in extremis, et je me demande seulement si c’est volontaire, mais non: sûrement pas.

    Il ne faut pas ajouter au malheur de la pauvre humanité, et je l’entends à tous les sens du terme, car il y a une moquerie qui ajoute, une haine qui ajoute tandis que l’humour vise plutôt à la guérison, l’humour et à la rigueur la bonne ironie, disons de Candide. Il ne faut plus se laisser prendre au piège de la hargne, qui est elle-même fille de la haine. Il faut être bon, non pas sentimental ni jobard mais bon.

    Coming out est l’histoire d’un jeune ahuri qui a décidé d'assmer sa différence, comme on dit. Une manie régressive (il s’est découvert le goût prononcé d’être langé et torché) l’a poussé à rejoindre les rangs de ceux qui vont affirmant leur différence. Or il ne tarde à s’apercevoir du fait que sa différence à lui n’est pas acceptable par ceux qui ne trouvent bonne que la leur. Il en sera naturellement rejeté mais poussera l’obstination jusqu’à accomplir bel et bien son coming out, non sans découvrir au passage divers aspects de la société actuelle, des baisoirs parisiens aux galeries exposant des tampons de menstrues. L’événement important, au demeurant, reste pour lui la rencontre de Loula, à l’émission de télé Les nouveaux parias, à laquelle il a eu accès et où il rencontre également le coupeur de tresses, qui sera leur ami de noces. Cette histoire connaît donc un happy end, bien mérité certes par le protagoniste. (Projet de nouvelle)

    L’Italie est tombée aux mains d’un magnat souriant et corrompu, sans que nul ne bronche.
    (15 mai)

    Philippe Muray n’est pas plus romancier que Philippe Sollers. Même problème aussi chez Nabe. Ces gars-là sont très bons en matière de constats, d'analyses et de discours polémique. Mais quant à faire vivre un roman et ses personnages, c’est une autre affaire. Ce sont des gens de l’explication et non de l’implication.

    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains. Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant. On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie de la société. En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’est est plutôt flatté.... Mon père avait encore un honneur de ce côté-là, mon père et mes grands-pères, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais le subsistance d’un respect que, trop souvent, et pour notre malheur, nous avons perdu.

    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, et qui correspond peut-être au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en même temps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre admirable, qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, le grand livre de l’ambition naïve, du déshonneur et du rachat.

    Après César Birotteau, j’enchaîne avec La Maison Nucingen, en me régalant du monologue de Bixiou-Balzac. Heureuse époque que celle où le bonheur du jeune homme bien était codifié, jusque dans l’ordonnance de ses plaisirs et l’administration de ses vices. Heureux temps où la société était encore un grand corps tenu ensemble et pas ce magma indistinct qu’elle est devenue par les temps qui courent.

    medium_Trevor.2.jpgAchevé Les péchés originels d’Edward Tripp de William Trevor, qui est décidément un écrivain selon mon coeur, plus encore peut-être qu’un Philip Roth, même s’il ne brasse certes pas aussi large. Cette nouvelle raconte l’histoire de deux vieux enfants, la soeur et le frère, deux quadragénaires qu’on dirait bien plus âgés à vrai dire et qui partagent une douce folie religieuse. Déjà la première nouvelle de ce dernier recueil paru (Très mauvaises nouvelles) m’avait beaucoup plu, racontant la revanche d’un type qui fut toujours humilié en son enfance, notamment en se faisant exclure de tous les jeux amoureux entre garçons, et qui, adulte, est devenu gay et, invité in extremis à une réunion des anciens de sa classe et leurs femmes (d’habitude il n’était pas convié), sème la panique en révélant ses moeurs aux enfants et en racontant ce que leurs pères faisaient entre eux...

    Très mauvaises nouvelles de WilliamTrevor, l’un des seuls écrivain contemporains qui me fasse penser à l’exclamation de Cézanne: «Il y a de quoi étudier et faire des tableaux en masse.» Par exemple ces Amourettes de bureau, qui relatent la conquête d’une jeune gourde, fraîchement arrivée dans une nouvelle place, par un Don Juan spécialisé dans le déniaisage de pauvres filles.

    J’aime la passion mais pour autant qu’elle serve un dessein. La passion pour la passion, l’ambiance de la passion ne m’intéresse plus.

    Pourquoi suis-je particulièrement touché par William Trevor et Joseph O’Connor, Philip Roth ou John MacGahern. Pourquoi n’y a-t-il pas le moindre auteur français qui m’intéresse autant que ceux-là à l’heure qu’il est ? Lorsque je lis Philippe Sollers ou Philippe Muray, qui sont tous deux de bons critiques mais de piètres romanciers, je ne fais que vérifier mes observations sur ce qui oppose ou distingue l’explication et l’implication. Les écrivains français de cette époque s’impliquent très peu, tandis que «mes» Anglo-saxons ne font que cela. Je deviens plus écrivain à lire William Trevor ou Philip Roth, surtout je deviens plus humain, parce que ces écrivains m’apportent de nouveaux détails qui relèvent à la fois de la réalité et de leur médiation. Je ne sais pas un grand médium dans la littérature française contemporaine, tandis que Philip Roth et William Trevor, ou Joseph O’Connor, John McGahern en sont à l’évidence.

    Expression du moment: «Il faut que vous affirmiez votre position citoyenne».

    Il fait ces jours des soirs aux dégradés de couleurs si doux qu’on dirait parfois du Poussin, oui il me semble que c’est ce type de douceur. Devant ce paysage je suis le plus souvent enclin à penser que la vie a un sens et que nous ne sommes pas ici par hasard, que nous avons une mission personnelle et particulière et que cela compte ou sera compté d’une manière ou de l’autre. Je sais bien qu’il me suffit d’ouvrir un journal ou de prêter l’oreille à la rumeur chaotique du monde pour que tout ce sens prêté à la vie et à notre existence soit remis en question et paraisse une trop belle illusion. Rien que de penser à la mort d’un enfant ou aux Dayaks coupeurs de têtes dont je lisais tout à l’heure le récit des massacres de ces derniers jours, et nos tranquilles convictions se trouvent réduites à néant. Je sais tout cela, et qu’il me reste la sagesse stoïque au lieu du désabusement, du désespoir ou de la tristesse. Et pourtant la tentation du sens ne m’a pas lâché, et moins encore le besoin de donner du sens. Et si le seul sens était, précisément, de donner du sens. Je ne sais pas, et ce si beau soir moins que jamais...
    (A La Désirade, en juin).

    Trouvé ceci dans une nouvelle de William Trevor: «Pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret ? - Parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».

    Je ne sais trop ce que j’aime particulièrement dans les nouvelles de William Trevor, mais je crois que c’est simplement la vie, c’est à dire la vérité singulière de la vie incarnée par tel être ou mise en évidence par telle situation, la vie médiocre et chère à la fois, non pas tant ce qu’on voudrait mais ce qui est et qui vaut aussi par référence à ce qu’on aurait voulu, ce qui est à la fois triste et qui fait sourire, ce qui nous fait dire communément que «c’est la vie»... Il y a de la mélancolie et du rire dans ce regard. Il y a de l’attention et de l’indulgence, mais également une certaine cruauté proportionnée à celle de la vie, une fois encore, et que pondère l’humour et la tendresse de l’écrivain. Trevor ne dore jamais la pilule, mais il ne noircit pas non plus. Il sourit à la vie même noire et nous en fait sourire.

    Ce qui m’intéresse essentiellement, chez William Trevor, ce sont les détails.

    En lisant Le Livre d’images d’Alberto Manguel, je me dis que c’est très bien, vraiment intéressant et d’une érudition vécue, puis je lis une page du Songe d’un homme ridicule, et c’est alors pour être saisi à la gorge. D’un bel essai cultivé, l’on passe au feu de dieu de la littérature. De l’explication plate à l’implication.

    Je dois lutter moi aussi contre le sentiment de l’homme ridicule que tout est égal. Une vraie diablerie là-dedans. L’histoire même de Monsieur Tout-le-monde. Il écoute les gens parler et se rend compte que pour certains tout est égal. Pour ma part je suis parfois tenté, mais je lutte contre cela. En regardant ma fille cadette je constate son souci et cela me fortifie. Même souci chez ma fille aînée et chez ma bonne amie. Ces bonnes volontés contre la résignation ou la désespérance.

    Peut-être la désinvolture est-elle encore pire que l’indifférence ?

    Cette phrase essentielle dans Le songe d’un homme ridicule: «Je concevais clairement que la vie et le monde semblaient maintenant dépendre de moi.» Ou cela encore: «Sur notre terre, nous ne pouvons véritablement aimer que par la souffrance et seulement à travers cette souffrance.»

    La vérité qui se dégage du Songe d’un homme ridicule, et que je sens profondément en moi, est que l’homme a tout souillé. «Le fait que je... que je les ai tous débauchés !»

    «Quand ils sont devenus méchants, ils ont commencé à parler de fraternité et d’humanité, et ils ont compris ces idées.»

    Je considère vraiment très peu d’écrivains aujourd’hui comme des gens sérieux, qui aillent vraiment au fond des choses. Dès que je lis Dostoïevski, tout le reste me paraît fade. Pareil avec Faulkner, mais Dostoïevski passe avant Faulkner, parce qu’il préfigure le démon de notre temps.

    Tchékhov est un maître de l’émotion, mais il me paraît trop fin et trop sensible, trop intelligent et pas assez tout par rapport à Dostoïevski, qui est vraiment tout. Tolstoï est tout d’une façon souveraine, tandis que Dostoïvski est tout à genoux, se traînant dans la ruelle comme le dernier des derniers alors qu’il est le premier des premiers.

    Le type qui ne se laisse démonter par rien. Qui est tout à fait sûr de son bon droit. Qui pense par exemple que rêver est une chose importante, enfin ce qu’il appelle rêver: en réalité observer la nature. Qui aime chanter avec sa soeur. Qui n’est pas du tout un spécialiste mais un amateur, un amateur de chansons et un amateur de couleurs, un amateur d’objets et de travaux bien faits (pour cela que je dédie la nouvelle à mon père), un amateur de poésie qui s’ignore. (Sur Le maître des couleurs, recueil de nouvelles en chantier)

    Je ressens une angoisse physique dès mon réveil, que les médicaments calment un peu. Mais il y a autre chose: il y a une force délétère, sûrement liée à l’alcool, mais qui traduit physiquement une autre tendance morbide en moi, qu’il me faut combattre à tout instant. Or il m’a suffi, ce matin, de lire une page d’Annie Dillard pour en venir à bout.
    (A La Désirade, en juillet)

    La distribution des couleurs, j’en suis convaincu, est une affaire de sentiments. Mais cela peut passer par les mots ou les sons. Chaque langage dit la même chose. Toutes les langues disent la même chose autrement.

    Lu ce matin une douzaine de pages du Kafka de Pietro Citati. Il y a chez celui-ci une mélodie continue, très rare chez les essayistes, et que je retrouve chez Annie Dillard. Il est poète en parlant de Proust, de Felice ou de Katherine Mansfield, bien mieux que tant de poètes et plus que maints romanciers.

    Songe à la notion de reprise dont il est question chez Anne Dillard et qui est également un moment important de ma propre démarche. Reprendre et pousser plus loin.

    Plus je le lis et le relis, plus je me rends compte quel maître du direct est Bukowski. Droit aux tripes et au coeur avec les mots les plus usuels.

    Mon idée, avec Le Maître des couleurs, est de faire le portrait d’un homme bon. Avec Le Violoniste du treizième, c’est d’une femme de qualité que je voudrais parler. Avec L’Indien, c’est d’un ange adolescent que je parle. Avec L’enfant du Nil, c’est de la jeunesse éternelle, et avec A la vie à la mort, c’est du profond aujourd’hui. Voilà ce que devrait être, pour l’essentiel, ce livre que je voudrais pur de tout effet.

    Le protagoniste du Maître des couleurs est un personnage que je pourrais situer entre mon père et moi. C’est à la fois un régulier et un extravagant, un sage et un fol, un type d’hier et un type de demain...

    Je me sens tout à coup plus sûr de moi, comme si quelque chose s’était déclenché hier, en écrivant deux nouvelles nouvelles. Tout à coup j’ai commencé à raconter dans la masse et, comme jamais je crois, je me suis mis à écrire très sûrement et très vite, avec bonheur et jouissance. A croire que je viens, à ma façon de casser le morceau, ou disons une nouvelle gangue d’écorce. Tout à coup je me suis mis à écrire avec la fluidité et l’intensité, la précision et la justesse que j’envie tellement à Bukowski et qui va me permettre de donner enfin ma mesure.

    J’ai structuré, cet après-midi, le recueil de nouvelles que j’intitulerai probablement Le maître des couleurs, et dont j’aimerais donner le tapuscrit à Bernard Campiche vers le 30 août. Sur l’ensemble des histoires en projet, j’en ai retenues 11, alternant les longues et les plus brèves: une longue, une brève, etc. Les longues comptent environ 20 pages dactylographiées, les brèves la moitié. L’ensemble représente donc à peu près 170 pages tapuscrites, soit 340.000 signes, soit environ 250 pages imprimées.

    Vu ce soir un reportage assez écoeurant de la BBC, consacré au réseau pédophile Wonderland, qui a été traqué sur Internet et momentanément démantelé. J’y vois une image symbolique de la régression contemporaine et du vice spécialisé. Ma bonne amie me dit que ce genre de perversions a toujours existé, mais je n’en suis pas aussi sûr. En tout cas, je ne crois pas qu’on ait pratiqué, en réseau, des sévices à caractère sexuel sur des bambins de moins de cinq ans et même des nourrissons. Il y a sûrement eu des ogres ici et là, mais ce qui frappe ici est que ces abominations se commettent par Monsieur Tout-le-monde.

    Le terme de conséquence désigne, je crois, l’un de mes thèmes majeurs.

    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misère des courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré. Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression bien plus que des vices raffinés.

    Malgré la multiplication de mes personnages, tout me devient comme un seul grand monologue dans
    Le Maître des couleurs.

    Repris hier Loin d’eux de Laurent Mauvignier, dont on a dit grand bien et qui a obtenu le Prix des libraires. Or je ne pourrai lire ça jusqu’au bout, même si le ton en est assez attachant. Mais les personnages, le contenu de ce livre me semblent très convenus, vus et revus. Un garçon un peu glandeur (vague à l’âme) est parti de chez les siens pour Paris, où il se suicide. On ne sait trop pourquoi, les voix alternent pour se le demander, c’est un peu confus et parfois mal rythmé, on ne comprend finalement pas trop l’enjeu de tout ça, et disons que c’est l’écriture qui devrait sauver la mise, qu’on a dite en phase avec la parole des gens sans écriture justement. Pour ma part, je sens cependant l’artifice à plein nez, et ne trouve pas que cette écriture soit vraie. Bref, c’est à mes yeux une fausse révélation comme il y en a eu tant et plus à travers les années.

    La lecture du Journal de Katherine Mansfield me fait un bien étrange, un peu comme la lecture de Rozanov, mais je ne sais plus où j’ai laissé Feuilles tombées et il y a chez Mansfield une dimension affective et artiste qui m’est plus proche que la psychologie parfois si tordue de Rozanov.

    Très impressionné par la fermeté intérieure qui se perçoit dans les petits récits (Le vent souffle) de Katherine Mansfield. «Il faut avoir un écran de fer devant le coeur», disait-elle, comme le rapporte Pitro Citati qui évoque la formidable haine dont était capable cette fée clochette...

    Tout est recentré dans l’équilibre. Ce que j’ai toujours dit par rapport à la voie médiane, bonnement la seule de celui qui parcourt les arêtes.

    En resongeant à mes dérives alcooliques, je me dis que peut-être j’ai besoin de cela comme Baudelaire avait besoin de la boue et du ruisseau. Je m’en détache progressivement et pourtant je constate, quoi qu’il se passe (et il ne se passe quasi rien) que je reste toujours tout sourire. C’est d’ailleurs ce que j’essaie d’exprimer avec Le maître des couleurs et
    Le violon du treizième.

    Au Buffet de la Gare, j’entends parler ce que je crois des psychologues d’entreprises. Ils parlent d’affects et de ressources. A un moment donné, j’ai le sentiment d’assister à une scène de séduction, de la part du plus ferré, qui flatte l’autre et lui explique combien il attend de lui. Tout ce que dissimule ce langage pseudo-technique.

    En reprenant la lecture de Lolita, je souris comme le loup dans le buisson qui voit trembloter la chevrette.

    Me trouve à l’instant au Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre à la responsabilité des Américains. Ceux-ci, selon lui, ne s’intéressent dans la monde qu’au pétrole, et n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père (que j’ai d’abord pris pour son client, à cause de son air un peu pute) que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»... (Paris, ce 11 septembre)


    Curieusement, la terrible réalité des attentats qui viennent de frapper les Etats-Unis se trouve aseptisée par les médias, à commencer par les Américains. On ne parle pas de morts (il doit y en avoir plusieurs milliers) mais de «disparus», et l’on n’a pas vu une image de blessés graves ou de cadavres.
    Ce soir à la télévision, c’est une autre réalité qui nous a été montrée: de l’incroyable rigueur des talibans à Kaboul. Ainsi avons-nous pu voir une série d’exécutions en public, dans un stade bondé. Une femme voilée a été abattue d’une balle dans la tête, un homme a été égorgé comme un porc et un autre pendu. Autant d’images de cauchemar, et combien réelles, dont procède immédiatement la réalité des inimaginables attentats de mardi dernier.

    medium_Chessex3.jpgUne page entière, dans Le Temps de ce week-end, est consacrée aux gens qui se font des ennemis dans le milieu littéraire. Je comprends maintenant pourquoi certaine consoeur a tenté de me joindre mercredi passé. Il y est en effet longuement question de la polémique qui m’a opposé à Maître Jacques, lequel s’étale de long en large sur les raisons qui lui valent, selon lui, des ennemis. Sa façon de plastronner, et de poser même au saint, me paraît du plus éminent ridicule, et je suis ravi de n’avoir pas été atteignable l’autre jour. Par ailleurs, la journaliste responsable de la page a bien choisi la citation de L’Ambassade du papillon où je rive son clou à Chessex, notant que le prétendu renard a une grave marque de collier au cou. Tout cela m’indiffère complètement cependant: ma bonne amie m’en a fait la lecture fragmentaire, mais je n’ai même pas regardé la page...


    Commencé la journée en lisant des pages des Caractères de la Bruyère, puis abordé les écrits de jeunesse de Flaubert. Le besoin de français qui me reprend, et de nouvelles expériences dans notre langue. Très peu de choses intéressantes aujourd’hui de ce point de vue-là. A peu près personne qui m’intéresse vraiment à cet égard.

    Le type, communiste dans les années 70 (même stalinien à ce qu’on m’a dit), actuellement rédacteur en chef d’un de nos grands quotidiens, et qui s’inquiète gravement, au petit écran, de ce que la majorité des journalistes actuels, en Suisse, soient de gauche, ne reflétant donc pas forcément l’opinion de la population. Mais quelle délicatesse... Or, ce qu’il faudrait préciser, pour le rassurer, c’est que la plupart de nos confrères ne sont pas de gauche, mais simplement bien pensants.

    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique...

    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.

    Tout regarder sans discontinuer. Le poète-marcheur derrière le gommier, les lesbiennes soleuroises ou le jeune homme au regard de Fayoum.

    La littérature selon Robbe-Grillet me semble essentiellement un jeu basé sur de possibles combinatoires de formes, et toujours à côté de ce qui me paraît l’essentiel, à savoir l’émotion et le sens.

    Les jeunes gens d’affaires, dans le TGV, qui parlent entre eux sans quitter des yeux les colonnages de chiffres et de formules qu’ils font défiler sur leurs écrans respectifs. En seraient presque à communiquer par mails d’un bout de compartiment à l’autre...

    Grand beau sur Paris ce matin. La rencontre et l’entretien avec Jean-Claude Guillebaud, dans son bureau du Seuil, se sont passés au mieux, de même que l’heure et demie en compagnie du sémillant Jean d’Ormesson, à la fois flatteur et intéressant. Ce qui m’a le plus amusé, c’est de l’observer avant notre rencontre, à un carrefour de la rue Marceau où au feu, rouge, un conducteur handicapé bloquait toute une file. Or le plus excité était le petit homme en costard bleu dans sa Mercedes sport, que j’ai retrouvé quelques instants plus tard chez Laffont. A cela je ne m’attendais pas: que ce grand séducteur fût un si petit homme, disons 1,65m.
    (Paris, en octobre)

    Nouvelle possible: de ces rencontres à la manière de certaine short story de Kureishi, les corps la nuit et sans visages. Le sexe tout à fait à fleur de peau et même pas forcément de sexe. Peut-être juste un rituel simulacre. Me rappelle ce qu’en disait Jouhandeau, comme un hommage du corps au corps.

    Baiser les yeux ouverts sur l’admirable peau. Faire jouir est meilleur que jouir (sentiment de Pascal Ferret dans Le viol de l'ange
    )

    Aragon: «Au fur et à mesure que je perdais ma sauvagerie, le miracle s’étendait sur ma vie comme le pétrole sur l’eau».

    Rêvé, la nuit dernière, que je baisais une chèvre. Mon côté pâtre grec...

    C’est aujourd’hui que, jour pour jour, il y a un an, Bernard m’a annoncé que la petite était perdue. Il me l’a rappelé ce matin, en me racontant plus en détails par quels affres il a passé, m’avouant pour la première fois que, sans Line et François, il aurait sans doute mis fin à ses jours.
    (Lausanne, 8 novembre)

    Il n’y a rien de grand dans la littérature française contemporaine. Rien du tout de grand, si l’on se rappelle Proust, Claudel ou Bernanos, Céline ou Aragon.

    La traversée de Paris en métro, qui me rappelle mes premières observations de 1974, est toujours une épreuve salutaire en cela qu’elle relativise terriblement tout ce que nous pouvons nous représenter à propos de notre situation dans la monde. Nous sommes à peu près rien à la mesure de la foule, et chacun de nous est cependant quelqu’un et, comme l’écrivait Charles-Albert, «il suffit qu’il y ait quelqu’un ».

    medium_Gerber_kuffer_v1_.jpgAlain Gerber me dit qu’il n’a pas voulu d’enfant par crainte d’avoir, à ses côtés, «une pendule» qui lui rappelle à tout moment l’heure de sa mort. Il a compris que nous allions mourir dès l’âge de la maternelle, frappé par l’évidence, à un moment donné, que tous les parents qui l’entouraient seraient morts lorsqu’il aurait atteint leur âge... Cela me frappe d’autant plus que, pour ma part, je n’ai pris conscience de la réalité de la mort qu’à la naissance de Sophie.

    Nous avons aussi parlé, avec Alain Gerber, des écrits de Paul Morand, qu’il a découvert récemment après l’avoir longtemps considéré comme infréquentable. Me dit qu’il serait content d’avoir écrit Venises ou New York, et ce n’est pas moi qui vais le contredire.

    Nous en parlions d’ailleurs ce matin avec Jacques Lassalle: il y a eu un miracle avec la littérature française, qui court à travers les siècle, éclate au XIXe et se déploie jusqu’à Proust et Céline, Claudel et Aragon, après quoi la vague retombe. Il me semble évident qu’une grande époque s’achève avec Julien Gracq et, un étage en dessous, François Nourissier et Jean Dutourd, Michel Déon et Jean d’Ormesson. Mais quelque chose est reparti avec le Nouveau Roman et s’affirme à travers Le Clézio ou Butor, plus récemment avec Michel Houellebecq et Maurice G. Dantec, quoique par les thèmes plus que par l’écriture.


    Très touché par le roman, sur son triple deuil, de Janine Massard, dont il émane une étonnante force morale et un humour pour le moins inattendu. Sacrée bonne femme!


    Deuxième visite à notre taulard, à la table voisine de celle d’un grand Noir radieux condamné pour génocide au Rwanda, qu’enlace longuement sa jeune femme et autour duquel dansent de très jeunes enfants. Mon regard croise parfois le sien, mais je ne sais ni ce que je ressens ni ce que je pense. A vrai dire je n’ai pas du tout l’impression d’être en face d’un assassin, et j’ai même quelque doute à ce sujet. Flop me dit que le type est très aimé de tous. Lui-même semble aussi bien accepté par la communauté des détenus, après un différend qui l’a opposé à un pédophile collant, et menacé par les autres, qu’il est parvenu à faire changer de bâtiment pour son propre bien.
    (Prison de Bellechasse, en novembre)

    medium_Guibert_kuffer_v2_.jpgLes Carnets d’Hervé Guibert ressemblent tout à fait à ce bel écrivain, le type du chéri de tout le monde que marque cependant une espèce de sceau, disons le sceau du don, du talent et d’une certaine grâce intérieure - d’une évidente pureté. Quelque chose là-dedans qui me rappelle aussi Le poids du monde de Peter Handke.

    Les auteurs vivants qui m’importent réellement ne sont pas très nombreux. Quels sont-ils ? Disons qu’un J.M. Coetzee ou qu’un V.S. Naipaul, un Philip Roth ou un Ismaïl Kadaré, m’importent à coup sûr, qui sont pourtant bien loin de ma langue. Dans ma langue, aujourd’hui, je crois bien qu’à part un Quignard ou un Modiano, un Le Clézio ou un Butor, un Maurice Chappaz plus près de nous, ou un Philipe Jaccottet, personne ne m’importe beaucoup. Une page de Cingria, de Léautaud, de Morand ou d’Aragon, et je sais à quoi m’en tenir.

    Le titre du dernier film de Kubrick, Eyes wide shut, me rappelle une préoccupation lancinante de ma jeunesse, liée à mon refus d’obtempérer. Toujours j’ai pensée que trop de gens vivaient ainsi eyes wide shut, les yeux largement fermés, avec une capacité prodigieuse de s’aveugler.

    La mesure de Léautaud est assurément nécessaire, et non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant gégorien, ainsi de suite...

    Le voyage d’automne de François Dufay relate très précisément le périple qui a conduit un groupe d’écrivains français (dont Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau et Ramon Fernandez), en 1941, sous la conduite d’un jeune Sonderführer dont Jouhandeau était toqué, à travers l’Allemagne hitlérienne, de Cologne à Weimar où ils étaient censés participer à un congrès d’écrivains européens. Dieu sait que je n’aime guère les procès à retardement, mais les faits sont tellement incroyables, en l’occurrence, qu’ils méritaient en effet d’être rappelés au lecteur. L’ouvrage fait la part du génie littéraire et de la vanité des gens de lettres. Or, ce sont les plus talentueux, en l’occurrence, Chardonne et Jouhandeau, qui méritent ici les plus grands blâmes. La capacité de Jouhandeau à tout magnifier atteint ici des sommets, qui touchent à la fois au sublime et au sordide. Icônes de chiottes.

    Remarqué hier, dans une vitrine (et ensuite vérifié au miroir) que le lard accumulé ces derniers temps (six kilos de trop) me fait ressembler à mon frère, ce qui m’incline à la fois à chagrin et tendresse. Mon frère que j’ai si mal rencontré, avec lequel je n’ai jamais vraiment parlé et qui s’en est allé bouche cousue, sans se confier à quiconque, même pas à son fils - surtout pas à son fils.

    De plus en plus conscient, et à tout moment, du côté néant de toutes nos petites entreprises. Mais là, précisément, dans la tension de cette conscience, que faire devient réellement intéressant et je dirai presque: facile. En tout cas sensé et motivant. Et cela compte à cette époque de démission et de consentement massif. Retrouver le sens de sa vie, ou plus exactement: retrouver le sens de LA vie en redonnant un sens à SA vie.

    medium_Jouhandeau2.jpgMarcel Jouhandeau à 89 ans, chez Jacques Chancel, il y a quelques années de ça. Murmure suave et péremptoire à la fois, qui nous affirme tranquillement que des écrivains tels Voltaire ou Rousseau ne s’élèvent pas à la hauteur de Racine, La Fontaine ou Pascal. Et comment ne pas être d’accord. Mais alors ? Que penser de la littérature du XXe siècle si celle du XVIIIe est ainsi mise au rebut ?

    Me replongeant dans L’Inassouvissement de mon cher Witkiewicz, je vois mieux, à présent, ce qu’il y a là-dedans de toujours intéressant pour nous, aujourd’hui, et ce qui me rebute au contraire. Je ressens toujours la folle acuité de tout ça, et j’en aime le mélange de vivacité et de beauté très étrange, de puissance créatrice et de révolte, tout en laissant à l’auteur ce qui n’est bon que pour lui. Dans cette optique, j’aime à me rappeler, en lisant Witkiewicz, que Cingria me touche tout autant, qu’on peut situer à son extrême opposé, et que nul des deux ne me fait douter de l’autre. Le chant du monde à l'opposé du poids du monde.

  • Musiques de Pascal Quignard

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    Pascal Quignard est sûrement l’un des plus grands «musiciens» contemporains de la langue française, dont l’oeuvre polyphonique se déploie dans tous les registres de la sensibilité et de l’intelligence, de l’érudition et de la sensualité verbale. Pas moins de cinquante livres constituent cette oeuvre majeure, récompensée en 2002 par le Prix Goncourt aux Ombres errantes, premier tome de l’ensemble de proses digressives intitulé  Le Dernier royaume, riche de six titres et marquant une sorte d’archipel central.

    Parlant de lui-même (dans Le Dictionnaire de Jérôme Garcin) , l’écrivain notait un jour: «Il aime les papillons qui ne voudraient pas redevenir chenille. Il croit à la métamorphose ou plutôt à la transmigration des formes. Il met plus haut que tout l’image qu’employait Jean Buridan au début du XIVe siècle, selon laquelle les récits des hommes sont les gouttes de vin tombées sur une nappe sèche qui restent en boule et reflètent la salle, les fruits, les ustensiles de cuisine qui y sont déposés et l’invraisemblable beauté des mains, des  seins et des visages des femmes qui sont sur le point de débarrasser la table et qui se penchent sur elle».

    Oscillant entre le roman déployé en amples rêveries (Le salon du Wurtemberg,Les escaliers de Chambord ou Tous les matins du monde), l’érudition «antique», avec les huit tomes de ses fameux Petits traités,  les essais monographiques (sur le poète Maurice Scève ou le peintre du silence Georges de La Tour), les études aux sources du langage ou de l’érotisme (La nuit sexuelle), l’oeuvre de Pascal Quignard, si diverse en apparence, est tenue ensemble par une langue d’une vive clarté et ce qu’on pourrait dire plus précisément sa «lumière dans les mots». Or cette «lumière» est à la fois une «musique».

    Les Solidarités mystérieuses, roman comme monté des profondeurs de la vie à travers la mémoire d’une femme, relayée par diverses autres voix, est ainsi une pure merveille de musicalité sensible. Cette plongée dans le temps, qui interroge nos liens avec nos proches parfois si lointains, mais aussi nos attaches avec la Nature, fait écho  à un autre mémorable roman récent, intitulé Villa Amalia et marqué par un autre portrait de femme.

    Or ce nouveau roman à la fois dur et tendre, comme la vie et les gens, tragique et doux, fait apparaître d’abord une femme affirmée, nette et forte en apparence, claire comme son prénom dont elle fête la patronne, sainte Claire, le 11 août, avec son frère homosexuel Paul, qui fête avec elle la saint Paul le 29 juin.

    Fragile et solide à la fois, le lien qui unit Claire et Paul, est une des ces «solidarités mystérieuses». L’ouverture du roman, avec le retour de Claire dans la Bretagne de son enfance, où elle retrouve sa vieille maîtresse de piano et la nature peuplée de petits animaux chers à sa mémoire, est d’une exceptionnelle qualité de présence, picturale et musicale à la fois. Puis tout se passe comme si Claire se fondait dans ce tableau, et c’est alors que les voix des autres (son frère Paul, Simon l’ami perdu, sa fille Juliette) relaient pour ainsi dire celle de Claire pour compléter son portrait et moduler le roman dans le temps retrouvé des mots  - ce temps de tous dont nous n’habitons que quelques instants et que reflètent les gouttes de vin sur la table du monde...

    Pascal Quignard. Les solidarités mystérieuses. Gallimard, 251p.

  • Ce qu'étaient nos étés

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    Les soirées d’été s’allongeaient,
    nous nous couchions plus tard,
    nos corps étaient abandonnés ;
    la mer, en vieux seigneur
    rêvait de nous envelopper
    de ses vagues langueurs…
     
    Tu marcherais au bout du sable,
    ce serait ton désert :
    tu tracerais ta propre piste,
    tu aurais seize ans maintenant,
    tu lèverais le tendre voile
    de tes timidités –
    tu te ferais artiste…
     
    Les étés restent déposés
    en nous comme de l’or ;
    il peut se faire qu’on nous dérobe
    notre sang passager,
    mais les étés en nous demeurent,
    à nous bronzer le cœur,
    semblant d’éternité…
     
    Peinture: Cézanne.

  • Aux Fruits d'or

     

    Barbare.JPGJ’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa librairie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’avait appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le Maître n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les cafards ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.  

     

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

     

     

  • Poussière d'étoiles

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    (Pour Anne Marie, dite la Professorella,
    ce soir de la Saint Sébastien, au téléphone)
     
    Au reflux des larmes tu restes
    un peu comme hébété,
    comme sonné par le vacarme
    du silence esseulé ;
    oui ce seront comme des cris
    te déchirant à vif
    comme des lames de canif
    au fond du ciel indifférent…
    Malgré l’Absence une illusion
    te dit que tout parle encore
    qu’en toi tout reprend corps,
    et de tout un concert de voix,
    la sienne comme aucune
    semble écouter en toi la tienne -
    mais tu sais qu’il n’y a personne…
    À cela près qu’on ne sait pas :
    si jamais on saura :
    ce qui était, ce qui es,
    ce qui sera sous la Grand’ Voile :
    poussière d’étoiles que tout cela -
    téléphone-moi de là bas…
    Image: Philip Seelen, portrait astral de JLK.

  • Gracias a la vida

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    (À nos sœurs d’ici-bas)
     
    J’ai peu de lettres de sa main,
    comme si tout écrit
    qui ne fût pas texte sacré
    lui eût paru peu digne
    de simplement nous raconter,
    ainsi se parait-elle
    en costume et queue d’hirondelle
    pour se poser au clavecin
    à jouer du Chopin…
     
    Le carnage entre gens qui s’aiment
    ne sera pas de mise
    après l’ouverture des valises
    à l’arrivée là-bas
    devant la mer ouvrant ses bras
    sous la lune de miel;
    il n’y aura pas de fiel
    dans le premier ciel des auras,
    et plus haut le septième
    de son œil de lune à la feuille,
    clignera son conseil…
     
    C’est dans le Psaume et loin de Job,
    bien accrochés au mât
    des misaines ourdies
    par le Grand Océan qui bat,
    que nous écrirons la story
    de notre humble détour,
    et nous clignons aussi,
    dans l’herbe noire où tout scintille,
    payant ainsi à l’œil
    cette maudite vie qu’on aime…
     
     
    Y en el alto cielo su fondo estrellado
    Y en las multitudes la hombre que yo amo
    (Violeta Parra, 1966)

  • Sebastiano


    Sebastiane3.jpgLe pauvre garçon doit terriblement souffrir, mais j’ai ce qu’il faut pour le soulager quand les soldats nous laisseront seuls.
    Pour l’instant le supplice continue.
    Chaque flèche qui le pénètre me pénètre. Ils ne visent que la chair pleine, en évitant les os et les organes vitaux, de sorte que cela pourrait se prolonger des heures, mais je sais que ce sont eux qui flancheront les premiers et que pendant leur sieste je pourrai m’approcher de lui.
    Je me demande parfois si Dieu s’ombrage de la douceur de mes caresses. Je ne sais exactement qui a ordonné le supplice, et je me soumets à la volonté supérieure comme Sebastiano lui-même s’y soumet, mais comment Dieu ressent-Il la chose à ce moment-là ?
    La réponse que je donne pour ma part est une caresse plus douce encore, qui fait soupirer le jeune homme et lui tire ses dernières larmes, juste avant la conclusion.
    Sebastiane2.jpgPersonne ne me voit lui planter le couteau de cuisine au coeur. Personne ne l’a entendu me supplier de lui donner le coup de grâce. Sa queue se libère enfin du pagne quand ma lame s’enfonce en lui, mais le bleu de ma robe de pucelle se confond à celui du ciel et personne n’y verra la tache
    .

  • Café littéraire

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     J'aime bien le flipper des Verdurin, et c’est pour ça que j’y reviens tous les jours, malgré l’évolution de l’établissement dans un sens qui se discute.
    C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday, Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de chœurs teutons.
    Plus grave : Charlus donne à lire à tous les serveurs garçons, et là ça râle à la terrasse et dans les recoins. Tu commandes vite fait une noisette ou un diabolo menthe, mais Alban te fait signe qu’il a juste pas fini son chapitre des Jeunes filles de Montherlant, ou c’est Robert qui annote Miracle de la rose de Genet sur un coin du zinc. Les serveuses, au moins ça, ne sont pas encore contaminées : la miss Vinteuil n’est pas du genre à lire autre chose que des mangas, et le travelo qui joue du pianola le soir, un Corse qui se fait appeler Albertine, est plutôt branché Clayderman que Johann Sebastian Bach, mais enfin tu vises la décadence...
    Aussi ce qui m’énerve c’est le Menu. Avant tu te faisais un steack frites pas compliqué, et ça s’appelait idem, tandis que maintenant Marcel, le cuistot, exige que Verdurin inscrive à l’anglaise sur les ardoises, pour chaque plat, un Nom, genre Fille de la Vivonne pour une truite au bleu ou L’Âme de Cambremer pour l’ancienne assiette normande, mais où ça va-t-y donc s’arrêter ?
    C’est ça que je me demande en me faisant une partie gratos de plus, moi qui suis de la vieille école: pas vraiment le gars à s’enferrer dans ces embrouilles de Recherche à la mords-moi…

    Joseph Czapski, Le joueur de flipper. Acryl  sur toile, 1981.

  • Les enfants de l'été

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    5.

    Les beaux enfants jouent à la balle brûlée sur la pelouse du Grand Pré d’après le regain. Foin de foins dans lesquels on se jette avant d’éternuer dans les nuées d’herbe sèche comme le vieil Amsterdamer crissant du père Maillefer: tout est soudain tout gazon comme un golf et déjà les corps ont commencé de bronzer comme du bois flotté.

    Or la vraie sensation qui compte à mes yeux est celle du jeu ; le summum du sensationnel restera toujours, à mes yeux d’enfant de sept ans, cette liesse absolue qu’est le jeu, consistant premièrement à tomber tout entier dans le mot JEU.

    Ne pas tomber tout entier dans le mot JEU revient à cesser d’être à mes yeux. Jouer ne peut se faire à moitié. On peut vivre à moitié ou sourire à moitié, mentir à moitié, se pendre à moitié et finir par se dépendre, mais jouer à moitié : niet.

    Quand l’étudiant russe Illia Illitch dit niet, ce n’est pas à moitié : c’est niet. Nos mères et nos tantes taxent l’étudiant russe de langueur molle et de paresse, mais elles n’ont aucune idée de la capacité de décision et de fermeté du pensionnaire de la villa La Pensée dès lors qu’il a dit niet. Le mot NIET a des angles que le NON des plus obtuses douairières, le NEIN souriant de l’oncle Fabelhaft ou le NO vaguement désolé du professeur Barker n’ont pas plus qu’ils n’ont la consistance du niet prononcé par le doux Illia Illitch, lequel trompe son monde comme je tromperai le mien en disparaissant, au jeu de se cacher, en me postant et me tenant immobile et silencieux à découvert, où personne ne se serait risqué. D’une façon analogue, c’est dans l’abandon absolu au jeu que j’ai réellement rencontré l’étudiant russe de mes sept ans alors que mon grand frère de douze ans déjà ne voyait dans le jeu qu’une façon de gagner ou de se désennuyer.

    Nous n’avons même pas besoin d’échanger nos sangs, Illia Illitch et moi, nous ne nous dirons jamais hello ni goodbye: il nous suffira de tomber en même temps dans le mot JEU et que ce soit Pierre Noir ou le damier des Dames, Mikado ou le Noble Jeu, sans parler de nos voyages au stéréoscope et de ses menteries, tout ne consistera jamais pour nous qu’à nous tenir là sans besoin même de nous sourire puisque nous serons le sourire absolu du jeu.

    De fait il n’est pas concevable de rire au jeu, mais le sourire est licite, qui flotte doucement au-dessus du jeu sans le perturber, comme je me rappelle Illia Illitch flottant sur son canapé, mollement alangui en apparence alors qu’il prépare son imparable prochain coup ; cependant on relèvera la dérogation tenant à faire du rire pur le moyen et la fin  du jeu.

    Le mot RIRE est un entonnoir dans lequel il nous arrive de nous précipiter en  bande, tous membres confondus, entre deux parties de balle brûlée sur le Grand Pré ou trois expéditions dans le Bois du Pendu. Après la tension parfois extrême du jeu, où chacun reste pour soi, le rire pour soi devient un délire de tous où les corps se laissent aller au grand tournis des derviches, au risque de mourir de rire, selon l’expression de ce filou de Pilou, le plus porté d’entre nous à rire comme un fou sans se douter évidemment que jamais il n’atteindra ce qu’on dit l’âge de raison.

    L’été 1954 sera celui des rires à mort de mes sept ans, sur le Grand Pré où se retrouvent, les fins d’après-midi et jusque tard, souvent, dans la soirée, la bande du quartier comptant alors une trentaine de filles et de garçons, où Pilou fait figure de bouffon.

    On a joué longtemps, on ne joue plus, on est fourbu, vidé, tout le monde se tait et soudain Pilou pète, et puis s’excuse, pouffe et se répète, arguant alors qu’il pète et pue comme une trompette que ferait son cul sans qu’il l’eût voulu, et la bande alors, quoique la facétie de Pilou soit éculée comme une vieille savate, se jette dans le rire en se tapant sur les cuisses et chacun se met à tourner à la lisière du Grand Pré et de la nuit, le rire nous gagne et nous prend, tous tant que nous sommes, jusqu’au grand Carlos qu’un trouble ardent  commence à tirer loin de nous et qui ne saura bientôt plus rire sans rime ni raison, Carlos qui tourne lui aussi à ce moment là -  Carlos qui se sent homme déjà et n’en peut plus de rire peut-être pour la dernière fois, comme ça, pour rien, hors du temps et des lois.

    Le jeu que je vivrai toujours, pour ma part, et plus que jamais dans ces moments où je répéterai, à qui voudra l’entendre, que je ne joue plus, se réduira d’ailleurs à ces mots liés l’un à l’autre comme des foulards de magicien : pour rien, comme ça, hors du temps et des lois…

    Entretemps le Grand Pré s’est couvert d’un semis préfabriqué de villas Chez Moi. J’y repasse à l’instant en fermant les yeux comme au jeu de l’Aveugle et je cherche les enfants à tâtons, peinant même à sourire au jour qui vient. Et comment rire de tout ça ? mais je ris pourtant bel et bien…

     

    Image: une scène de Jeux interdits, de René Clément.