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Carnets de JLK

  • L'AB

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
    58. 
     
    Au début du téléphone des deux cardiopathes, les voix grelottent un peu, on dirait que ça ne va pas fort et peut-être pire, on dirait qu’ils tremblotent un peu de se parler après tant de semaines et de mois à ne plus se donner de nouvelles, l’AB t’avait dit qu’il te rappelait donc tu attendais que pour une fois il tienne parole, tu lui en voulais du fait que c’était toujours toi qui le relançait, tu avais l’impression que, comme son ami Jaccottet, il n’en avait plus rien à faire des gens même si tu savais qu’il voyait sa sœur et Dieu sait qui, Jaccottet lui-même t’avait écrit qu’il faudrait désormais le tenir pour défunté, et ça t’avait paru de la pose de vieille peau morose avec quelque chose d’aigre que tu t’efforçais pour ta part de ne pas te permettre (maigrir volontiers mais ne jamais s’aigrir était ta devise), et voilà que l’AB te laisse un message chevrotant comme quoi il a appris par notre ami commun le Marquis qu’après son opération du cœur à lui c’est toi qui a failli y passer, comme on dit, mais mais mais que vous arrive-t-il, mais mais mais comme je pense à vous, et surtout ne vous fatiguez pas à me rappeler, donc je le rappelle fissa vu que c’est lui qui a fait le pas et le début de l’échange se fait donc entre deux vieilles ganaches amoindries, à ce qui semble, hélas je suis bien fatigué se lamente L’AB qui a l’excuse d’avoir passé le cap des nonante-deux ans, et toi tu te plains de tes jambes qui auront huitante ans dans deux ans alors que tu te sens le cœur d’un enfant de sept ans et l’esprit d’un bravache de seize à vingt ans, et rien que d'entendre ça le fait réagir et sa voix s’éclaire, voilà mon Gilbert qui repique et me demande des nouvelles de la tribu et des petits, ça c’est tout à fait lui, plus tard il te demanderas si tu écris toujours des poèmes et si tu voudrais bien lui en envoyer un de sept en quatorze, mais pour l’instant c’est des petits, de tes filles et des petits qu’il réclame des nouvelles, et c’est d’autant plus curieux que jamais il n’a vu ni les unes ni les autres, ça reste comme s’il te demandait des nouvelles des anges ou des mésanges de vos jardins, il est comme ça l’AB, il reste le fils de la vieille paysanne du Jorat ne voyant pas plus loin que son enclos et répétant à tout moment que tout est vanité des vanité dans ce monde vaniteux sauf la santé des enfants, et plus vous parlez plus vos deux voix se réveillent et s’affermissent, à un moment vous vous mettez carrément en colère en désignant ces fous de Trump et Poutine, comme deux fichus saligots, vous convenez que tout va de travers de par le monde mais décidez bientôt de revenir à ce qui vous a rapproché il y a tellement d’années, n’est-ce pas, les livres et les tableaux, toute une petite société civilisée d’artistes et de poètes, et là vos deux voix retrouvent plus encore de lumière, tu te rappelles la belle lettre que tu as reçue à propos de ton premier livre, et c’était l’AB, et lui se souvient que tu avais à cette époque de longs cheveux d’Indien et des pantalons rouges qui avaient éberlué le cher Gustave Roud quand vous vous étiez pointés ensemble dans sa cuisine où sa sœur vous avait fait goûter de sa tarte aux pruneaux, et de fil en fuseau vous repartez pour un de ces téléphones à n’en plus finir où vous allez parler de tout et de rien en évitant les thèmes assommants de l’Être étant et du Non-être n’étant pas, vos deux voix se font de plus en plus légères, vous radotez un peu et en serez bientôt aux ragots revigorants, vous vous sentez fringants, puis ça redevient plus intime et plus grave, à un moment donné l’AB te dit que l’avantage du grand âge est de te faire de la mort une idée plus aimable, alors tu lui dis comme ça qu’à la voix il fait plus jeune que son âge, et là vous pressentez que ça va tourner aux trop définitives pensées et vous y allez donc decrescendo avant de conclure sans pontifier : on se rappelle, promis-juré, etc.
     
    Dessin: Roland Topor.

  • Kitsch et kitsch

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Lorsque l’Amico se met en peine, imaginant qu’une Italienne d’adoption en jugera mieux que lui, de parler à l’Amica du film à la fois tape-à-l’œil, séduisant et provocateur sur les bords, voulu riche de symboles et de connotations, mais sonnant le creux, que Paolo Sorrentino a signé sous le titre de Parthenope (le prénom éponyme de Naples évoquant une sirène virginale), l’Amica l’interrompt en lui avouant qu’elle en est restée à la 55e minute du film visionné sur Netflix, et pas sur grand écran comme son interlocuteur, mais le même qualificatif leur vient à propos de cet étalage d’esthétisme léché et de figures convenues, à savoir le mot kitsch, et l’Amica convient, par rapport à l’élan enthousiastique du jeune Corentin se déclarant illico amoureux de la belle Celeste della porta, qu’une femme réagit différemment d’un mec devant la beauté féminine même aussi indéniable en l’occurrence, mais la beauté qui se pavane, la beauté juste intelligente comme une étudiante à la coule mais d’une arrogance pédante, la beauté sans faille ni tendresse, la beauté juste belle n’est qu’un cliché de beauté et sans humour, sans recul sur elle-même (sauf à la toute fin du film il est vrai), et l’Amico, à propos de cette notion de kitsch, en vient à comparer celui de Parthenope à celui, candide et délicieux dans sa modulation de naïveté populaire, d’un des premiers films de Fellini intitulé Le Sheik blanc, avec un Alberto Sordi kitschissime et une visée visant précisément à « retourner » le cliché des fumetti, ces romans-photos de notre jeunesse ruisselant de sentimentalité et de romantisme à la flan. Autant dire qu’il y a kitsch et kitsch, et que distinguer l’un de l’autre revient en somme à distinguer le beau du joli, en se rappelant la sentence selon laquelle le bourgeois, et plus encore le petit bourgeois, trouve beau ce qui est joli (le chevreuil au bois ou le poulbot de la Butte) et joli ce qui est beau (disons la Joconde pour mettre le cliché en abyme), et l’on verra dans le film de Sorrentino Parthenope « casser le code » en trouvant de la beauté au prêtre libidineux à gueule de porc et à l’enfant monstre à corps de pachyderme et tête de souriceau… Or le kitsch artificieux, le kitsch de la pensée qui pose, le kitsch de la charge satirique sans humour prédominent hélas dans Parthenope, alors que le kitsch du Sheik blanc, comme le kitsch du Satyricon du même Fellini, voire le kitsch de La Mort à Venise de Visconti, et celui du magnifique Senso, touchent à la vraie beauté par delà le cliché…

  • Au revoir tristesse

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Pour lui, qui a parfois rêvé de s’établir sur les hauts de Positano, pas loin du palazzo suspendu du terrible Gore Vidal au port de prince lettré à longs tifs argentés - il a fantasmé les formidables échanges qu’ils eussent alors pu avoir sur fond de ciels marins - , la tonalité majeure de Naples a quelque chose d’africain plus que de baroque, que lui évoquent les cantilènes sauvages de la Nuova Compagnia di Canto popolare, et c’est donc une sorte de sous-produit édulcoré que lui paraissent les flatteuse images paysagères du film que lui a recommandé la veille son veriPote Corentin, tombé raide amoureux de l’actrice principale au nom (dans le film) de Parthenope (Celeste della Porta au générique) , indéniable princesse de magazine mais qui n’a pas l’heur de le troubler, lui, le moins du monde, alors que Monica Vitti, n’est-ce pas, que la Magnani ou la Mangano, que l’Alida Valli de Senso, et quelques autres, vivaient du regard et bougeaient de façon tellement plus mémorable que cette beauté toute de grâce et de fluidité, certes, mais sans beaucoup de consistance et parlant comme un recueil de sentences et ne se trouvant jamais, pas plus d’ailleurs que les autres personnages, développée en tant que figure féminine à réelles dimensions psychologiques et affectives, guère plus qu’une surface n’était sa façon de se dérober et de jouer parfois de paradoxes insolents plus abrupts et attirants ou, au fil des confrontations (d’abord avec la diva Greta Cool insultant à bon escient les Napolitains à en perdre ses cheveux postiches, puis avec la théâtreuse masquée, puis avec le prêtre « démoniaque », enfin avec le monstrueux enfant handicapé à l’aspect de baby pachydermique caché par son père le prof d’anthropologie de Parthenope – figure paternelle échappant aux paresses du scénario qui plombent en revanche le frère suicidé et l’écrivain américain de passage John Cheever campé par Gary Oldman et qui eût pu faire un si surprenant protagoniste... bref l’enthousiasme de Corentin n’est pas vraiment partagé même si la fin du film, comme en perspective cavalière, dégage un certain relent de mélancolie sonnant plus juste et ressortissant à ce que Luc Dietrich appelait le « bonheur des tristes » - et voilà que le jeune auteur annonce le projet de titre de son prochain livre à paraître à la fin de l’été, vraiment très bien trouvé lui dit son veriPote qui en déjà lu (et très prisé) le premier jet, à savoir La fin de la tristesse…
     
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  • Abjection à la vaudoise

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Quand l’Amico raconte, à l’Amica, l’épisode des tags antisémites qui ont souillé les vitrines de la ville vaudoise de Payerne, lors de la récente célébration de la fête locale dite des Brandons, il parle évidemment à une convaincue puisque la Professorella a signé un livre tout consacré à Maître Jacques, lui-même auteur d’ Un juif pour l’exemple, dans lequel est relaté l’abominable exécution du marchand de bestiaux Arthur Bloch, en 1942, et plus encore du fait que, dans un essai documentaire composé avec son ami Fabio Ciaralli, elle a étudié les multiples aspects de l’antisémitisme « historique », des Pères de l’Eglise à Luther entre autres fourriers de la haine pour les « déicides », mais elle tombe des nues quand l’Amico détaille la pleutrerie des réactions « officielles » devant l’indignation de ceux qu’ont choqué les infâmes inscriptions, comme s’il était en somme admissible, au titre du « flou de la satire » et des « sensibilités différentes », de laisser l’espace public salopé par des ordures cautionnées par autant d’imbéciles - la vitrine de tel commerce payernois appartenant à un juif ayant droit aux mots « liquidation finale » et tel autre évoquant les blattes qu’on gaze !
    Mais aussi révoltante que l’initiative des tagueurs « masqués » (sic) paraît la réaction quasi débonnaire des responsables locaux avouant qu’ils ont « hésité » avant de se dire qu’en somme « ça pouvait passer », suscitant du moins la réaction de quelques élus locaux, mais à peu près rien de plus que « pas grand-chose à voir » dans les médias cantonaux, à croire vois-tu qu’on avait « comme que comme » l’habitude avec ces nez crochus – l’abjection à la bonne vaudoise fait d’ailleurs partie de nos traditions : l’Amico rappelle à l’Amica la page pleine intitulée Défie-toi du Juif parue en 1932 sous la signature du bâtonnier Regamey dans la très vaudoise Nation, mais voici que notre cher Corentin, pourtant Vaudois de souche, s’agite sur Facebook et que des commentaires virulents lui faisant écho rappellent bel et bien la gravité scandaleuse de l’incident - eh voilà que « ça ne passe pas »…

  • VeriPote

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    L’autre soir sur Whatsapp, l’Amico demande à l’Amica d’évaluer, sur une échelle de 100, ce qu’elle estime le chiffre juste qui puisse situer le niveau de qualité de leur amitié, et l’Amica sans réfléchir lui balance la réponse de 77, correspondant à son âge actuel, avant de lui demander ce qui diable lui passe par la tête, et l’Amico lui dit alors qu’il est en train de lire un roman américain traitant de l’emprise du numérique sur nos vies et d’un application particulière établie à partir du constat de certains scientifique avérant le fait que les personnes qui ont de vrais amis de longue date vivent en meilleure santé et sont plus heureuses, étant entendu que ce n’est pas le nombre d’amis qu’il faut prendre en compte (l’Amico se garderait bien de se vanter qu’il a 5000 amis sur Facebook), donc la quantité, mais la qualité de ces amitiés qui peut s’évaluer avec le soutien de l’IA (pour ce qui concerne les expressions faciales et les intonations vocales de chaque interaction), et là on entend l’Amica soupirer sur Whatsapp et se féliciter de n’être pas connectée à l’appli AuthenticAmi qui serait en mesure de tester exactement son amitié pour l’Amico avec ses capteurs de réelle franchise, de réelle sincérité et de réelle sympathie, et l’Amico rit sous cape en se figurant la perplexité vieux jeu de l’Amica, dont il estime le chiffre bien supérieur au 77 annoncé (il voit en elle une sorte de grande sœur à qui il peut tout dire même le pire qu’il n'oserait déballer à ses sœurs biologiques aînée et puînée), sur quoi l’Amica lui demande de la rassurer en l’assurant de cela qu’il n’accorde aucune importance réelle à ces estimations et autres statistiques à la mords-moi, et l’Amico se rappelle alors les récits que lui faisait l’Amica de ses observations à la faculté où elle enseignait, constatant l’incapacité des ses étudiants en littérature fine à définir, précisément les notions et nuances distinguant les réalités de l’amitié et de la dilection sympathique, de la passion ou de l’émotivité compulsive, sans parler des degrés (au sens shakespearien de degree subtilement hiérarchisé ) de l’Amour avec un petit ou un grand A - et quels rires ils avaient alors partagés, comme ce soir il rit de tout ça avec son ami Corentin, le seul jeune écrivain de sa connaissance avec lequel, comme avec l’Amica, il puisse parler tout librement, et sur la base d’une expérience déjà crédible en termes de psychologie scientifique – le lascar est un amoureux avéré depuis sa treizième année et sa connaissance en matière de rupture en fait notamment une sorte d’expert, ses romans traitent plus particulièrement du thème de ce qu’on peut dire l’Amour qui n’est pas aimé, la passion vive mais sans vraie réciprocité, Corentin passe parfois pour un jeune cynique désabusé alors qu’il est un cœur tendre et limite romantique, et en amitié un mec fiable qui passerait tous les tests de qualité, et là l’Amico en revient aux critères détaillés par le roman américain qui situe la soirée qu’ils viennent de passer, au bien nommé Café des Amis, au top niveau de l’appli VeriPote…
     
    Image JLK: Corentin au Café des amis, l'autre soir.

  • Pater noster

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Sa sœur puînée lui ayant rappelé, l’autre soir, que la date du 6 mars coïncidait, 42 ans après, avec le dernier dimanche qu’ils avaient passé, la petite tribu, autour de leur père, le fils cardiopathe, écrivain à ses heures, retrouve l’évocation qu’il a faite de ce jour d’entre les jours, intitulée Tous les jours mourir, tout en se rappelant la fin de vie de son paternel, entre parties de tennis et séjour à deux dans la petite maison de la Costa Brava, ou comme une amitié s’était fortifiée entre eux sans beaucoup de confidences pour autant - sans être taiseux, le cher homme était à la fois réservé, timide et discret -, et plus que jamais, aujourd’hui, le fils mesure et apprécie combien la personne de son père, quasiment sans aucune injonction morale ou autre directive explicite, l’a marqué par ses vertus de modestie et d’intégrité, de mesure et de sens commun, mais aussi, comme par défaut, par l’excessive soumission à la conformité qui l’a sans doute empêché de se réaliser plus entièrement - lui qui rêvait de devenir architecte et que la volonté paternelle a écarté d’études trop onéreuses pour le contraindre à accomplir un apprentissage de commerce -, avant d’endosser des responsabilités familiales tôt marquées par la nécessité, l’économie dont sa conjointe serait la gardienne sourcilleuse, les contraintes extérieures aussi (la guerre, la mobilisation aux frontières, etc.) et les années passant, une accession au poste d’inspecteur de sinistres représentant à la fois une promotion notable et un accroissement de son stress personnel par l’obligation de lutter pied à pied, quotidiennement, avec des assurés neuchâtelois connus pour leur rapacité et leur mauvaise foi légendaire, puis avec des assurés valaisans non moins connus pour leur mauvaise foi et leur rapacité tutélaire, bref la retraite aura représenté pour leur cher père une délivrance idéale lui permettant de s’adonner plus tranquillement à ses diverses occupations de jardinage et de peinture sur porcelaine, et, plus que tout, d’accomplir avec leur mère de longs et fructueux voyages pleins d’enseignements divers avant les atteintes de l’âge et de la maladie qui ne l’auront jamais aigri ni éloigné non plus de ses enfants et autres rejetons auxquels il aura voué, toujours, la même bienveillante attention…
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • À jamais les toujours

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    Ils s’étaient perdus en chemin,
    cela faisait du temps,
    de longues années quand,
    avant de se retrouver seuls,
    ils allaient par les prés,
    en bandes de petits bandits
    chasser les abrutis
    des quartiers ennemis jurés -
    les jurements de par le sang
    les liaient à jamais -
    enfin le jamais des enfants…
     
    D’aucuns ne comprendront jamais
    la magie d’une fois :
    cette foi qu’on avait
    en murmures sous le toit des draps:
    il était une fois…
     
    C’est une société cachée
    sous le couvert des mots.
    à demi-mot je te connais ,
    toi la sincérité,
    toi le bienveillant accueil ,
    toi le vieux camarade,
    toi la secrète confidence
    défiant la camarde,
    toi la chance donnée,
    toi le plus tendre conseiller,
    vous tous et vos toujours -
    enfin le toujours des vivants…
     

     

  • Le plus doux parfum

     
     
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    La vieille Rose s’en ira:
    c’est le plan général,
    les rosiers premiers affligés
    seront le plus à mal,
    mais pas un sanglot ne sourdra
    là-bas de leurs allées,
    ni des rangées de fraisiers,
    ni des halliers ni des ronciers -
    pas une larme-là,
    fors celle du jeune jardinier
    au regard d’épervier
    et au dehors tout parfumé -
    Céleste fleurant la rose …
    Céleste est un garçon modeste
    ignorant l’Internet:
    sa mère l’a reçu comme un don
    du surnommé Frelon
    bientôt reparti sous bannière
    s’en mourir à la guerre -
    et tel est bien le plan fatal
    que Céleste dormant au val
    déplore que ça fout mal -
    c’était sa mère et l’amertume
    le tue sur son enclume…
     
    Mais voici qu'à présent Rose
    au jardin se repose,
    se dit, en aparté,
    Céleste le doux jardinier,
    et le printemps dans le jardin
    s’occupe à autre chose;
    il y a de la guerre au loin
    où s’enivrent les pères,
    or Céleste s’en tient
    à jardiner loin des misères -
    Céleste est au parfum,
    et nulle rose n'a de fin…
     
     
     
     
     

     

  • Bacon

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    Leur cri dit une telle horreur


    qu’aucun espace circonscrit,


    chapelle vaticane ou palais babylonien,


    ne peut le contenir sans la folle beauté


    de la couleur à l’état pur.


    Sur sa chaise électrique


    le pape hurle à la vie,


    tout à fait seul là-haut


    dans ses marbres hallucinés,


    et le chien martyrisé lui fait écho.


    La mort n’est jamais invitée.


    L’alcool fort et l’orgie de chair


    illuminent le tableau.


    L’atelier creuset de tout ça


    est un bordel immonde,


    mais de cette gadoue


    est né l’enfant du monde.

  • Jeunesse ne passe

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    Je me sens tout amenuisé :
    considérant mes pieds
    étrangement plus près qu’hier,
    je flaire comme un rétraction
    de mon proche univers,
    et mes bras brassent plus étroit,
    et les murs étrécis,
    et l’énergie comme en sursis,
    les lointains s’éloignant
    à l’avenant des trains
    qu’on entendra de moins en moins -
    les trains et les avions…
     
    Le vieux camelot me pince :
    il voudrait négocier :
    que je le douche et le rince,
    que je rende à ses pieds
    son ancienne élasticité,
    que je lui masse la férule,
    et l’aide à fausser les calculs
    alors que le pauvre se tasse
    sous le poids de la guerre lasse,
    et voit sa vue comme embrumée,
    ses bras embrasser les nuées
    tandis que le sage ressasse :
    tout passe nom de Dieu…
     
    Mais à la fin vous m’ennuyez
    chante le beau ménestrel,
    à l’orée des bois écartés
    où vont les demoiselles
    et les ardents déculottés,
    malicieux rebelles
    arrogants, infidèles,
    défiant les arrêts du Temps
    et souriant à Dieu
    le voyeur féru d'anathèmes,
    adonnés à la seule Chose
    qui de la prose fait poème…

  • L'art en Suisse ne fait pas le mort...

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    Dans L’Art suisse n’existe pas, l’historien de l’art Michel Thévoz va bien au-delà du paradoxe, en critique virulent des «vieux» poncifs académiques qui soumettent l’art aux idéologies religieuses ou politiques. Mais lui-même sature son discours de pieuses références aux dogmes du freudo-marxisme pimentés de citations de divers pontifes «modernes», de Bourdieu à Lacan. Ce qui n’empêche pas son livre d’être passionnant et de susciter la réflexion – même contradictoire.

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    Autant par son titre que par l’illustration de sa couverture, représentant une Étude de fesses signée Félix Vallotton, le dernier livre de Michel Thévoz se veut provocateur, appelant une réaction au premier degré de ceux qui se piquent de culture «nationale», voire nationaliste, Christoph Blocher en tête.

    Les présumés Bons Suisses s’étrangleront ainsi d’indignation à la seule idée qu’on puisse dire que l’art suisse n’existe pas, comme en 1992, à l’occasion de l’Exposition universelle de Séville, le slogan lancé par le plasticien publicitaire Ben, La Suisse n’existe pas, les révulsa.

    Enfin quoi, s’exclameront-ils: Albert Anker, Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Alberto Giacometti ne sont-ils pas la preuve que l’art suisse existe? Et, selon les cantons, les noms des Vaudois Alexandre Calame ou René Auberjonois, du symboliste grison Giovanni Segantini ou du gymnopédiste lucernois Hans Erni seront invoqués, entre cent autres, sans qu’on sache trop dire pour autant ce qu’il y a de spécifiquement suisse chez les uns et les autres, à part leur lieu de naissance et, pour certains, la représentation de tel paysage «typique» ou de telle «image du quotidien», etc.

    Dans la même optique, si l’on excepte telle période significative (la Renaissance italienne ou le Siècle d’or espagnol) ou tel mouvement pictural particulier (l’abstraction lyrique américaine ou la trans-avant-garde italienne), qui dirait que l’art français ou allemand, autrichien ou portugais existent aujourd’hui plus que l’art suisse ?

    bet1.gifGiacometti rime-t-il avec Betty Bossi ?

    Pour en revenir à celui-ci, quel rapport peut-il y avoir entre l’effigie toute souriante et positive de Betty Bossi, représentant par excellence la Suisse tip-top propre-en-ordre, et l’œuvre d’un Albert Giacometti fumant comme un turc dans son atelier parisien mal balayé?

    Les seuls termes d’Art, synonyme de liberté créatrice plus ou moins anarchisante, et de Suisse, exemple mondial de discipline et d’honnête labeur, ne sont-ils pas incompatibles voire opposés à la base ? Et de telles questions ont-elles le moindre sens, aujourd’hui, au pays des nains de jardins consuméristes à outrance et des œuvres d’art planquées dans des safes bancaires zurichois ?

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    C’est du moins à les poser que Michel Thévoz s’affaire dès l’introduction de son dernier recueil d’essais aussi intéressant que souvent exaspérant par son jargon psychanalysant ou sociologisant et son esprit parfois réducteur.

    S’agissant de l’apparente contradiction dans les termes que présente l’expression «l’art suisse», Thévoz constate d’abord qu’il est discutable d’affirmer que l’art, non conformiste par essence, ne peut être suisse au motif que ce qualificatif désigne tout le contraire, pour autant qu’on s’en tienne au cliché de cette Suisse-là, blanchie comme un paradis fiscal et fermée à toute folie créatrice.

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    Parce que celle-ci est bel et bien présente en Suisse, avec pas mal d’artistes et autant d’écrivains dont très peu se veulent porte-drapeaux, du génial Louis Soutter (dont Michel Thévoz est le spécialiste cantonal, voire national et même mondial) au non moins irrécupérable Robert Walser, entre autres.

    Donc on pourrait dire que l’art suisse n’existe pas en tant que valeur nationale spécifique à marque identifiable, mais qu’il y a de l’art en Suisse. Belle découverte n’est-ce pas?! De la même façon, le dernier panorama de la littérature helvétique de langue française ne s’intitule pas Histoire de la littérature romande mais Histoire de la littérature en Suisse romande, etc.

    Vivacité de la pulsion de mort…

    Michel Thévoz, ensuite, cherchant tout de même un dénominateur commun entre les artistes de ce pays, croit en déceler un dans leur rapport avec la pulsion de mort, au sens freudo-lacanien, dont le premier exemple serait le très fameux cadavre du Christ au tombeau de Hans Holbein – maître ancien à vrai dire plus allemand que suisse si l’on se fie à son passeport –, et qui fit dire à Dostoïevski que cette figure cadavérique si terriblement réaliste – d’une mort si vivante pourrait-on dire – était propre à susciter l’athéisme plus que la foi…

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    L’exemple est assez probant dans le «discours» de Michel Thévoz, comme il le sera devant La Nuit non moins célèbre de Ferdinand Hodler, dont l’évocation de la mort est elle aussi artistiquement tellement «vivante», comme le seront aussi les portraits de sa maîtresse Valentine mourante, d’une si lancinante beauté.

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    Mais où est la «pulsion de mort» dans tant d’autres œuvres d’Holbein ou chez le dernier Hodler, libéré des carcans de la représentation historique ou «littéraire», quand il exulte dans la couleur de ses derniers paysages, quasiment abstraits et si merveilleusement vibrants et vivants? 

    Tel le critique évoqué par Julien Gracq dans La littérature à l’estomac, pamphlet mémorable, Michel Thévoz, pour se convaincre que la pulsion de mort est le «motif dans le tapis» de l’art suisse selon ses critères, me semble forger une clef et s’affaire ensuite à forcer les œuvres pour en faire des serrures adéquates. 

     

    Ainsi, de Charles Gleyre à Félix Vallotton, ou de Jean Lecoultre à Suzanne Auber, réduit-il volontiers les œuvres à leur aspect le plus «frigide» ou le plus funèbrement «absolu», surtout bon à étayer son discours.

    Cependant il convient de noter que rien n’est aussi simple, et que l’intelligence très poreuse, et la grande érudition de Michel Thévoz en matière esthétique et littéraire, à quoi s’ajoutent une vraie passion et une certaine folie personnelle, une mauvaise foi d’époque et une expérience non moins appréciable «sur le terrain» en tant que conservateur (ex) de la collection de l’Art brut, nous valent des pages très pertinentes sur ce qu’on pourrait dire le «noyau» de l’art dégagé des mimétismes sociaux ou de toute «littérature».

    Donc allons-y pour le critère «pulsion de mort», même s’il relève lui aussi, d’une littérature d’époque, avec ses énormités fleurant parfois la jobardise intellectuelle, pour le moins risibles. 

    fb5db4298c07b22d5615b5005a45ed1a.jpgAnker pré-pédophile et Hodler «obscène» militariste?

    Ainsi pouffera-t-on en lisant, dans le chapitre consacré à Albert Anker, que celui-ci, avec ses petites filles ravissantes et ses petits garçons aux joues roses, préfigurerait les lendemains pervers de la pédophilie, ou, à propos du dormeur éveillé de La Nuithodlérienne, que la noire figure de la mort serait en train de sucer le gisant barbu «sous le manteau».

    Michel Thévoz se demande à plusieurs reprises, en intellectuel  typique de notre temps, comment un Holbein, homme à femmes notoire, peut être crédible quand il «fait» dans l’art religieux, ou comment un Charles Gleyre, socialiste en ses idées, s’y retrouve dans sa peinture de pompier au tour si «réactionnaire»? De la même façon, Il lui semble surprenant qu’Hodler, « doué d’une prodigieuse intelligence visuelle», puisse illustrer une «phraséologie spiritualiste» et célébrer de façon «obscène» les vaillants mercenaires helvétiques de La Retraite de Marignan.

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    Autant se demander pourquoi le grand Rousseau fut un gigolo de bas étage dans sa vie privée, Marx le révolutionnaire un despote familial sordide et Ibsen, chantre du féminisme, un misogyne avéré dans ses rapports amoureux! Mais là encore Thévoz est plus fin que le philistin parfait, en matière d’art, que reste un Pierre Bourdieu, notamment à propos de l’immense Ferdinand Hodler.

    Rétif, en artiste indomptable, à la notion nouvelle de progrès préfigurant le futur conformisme des avant-gardes acclimatées de la seconde moitié du XXe siècle, Hodler joue avec les poncifs de l’académisme, selon Thévoz, pour les «retourner» à sa façon. Ainsi, souligne le critique, «une référence passéiste retorse peut avoir des effets «objectivement» plus contestataires que des professions de foi révolutionnaires. Or, bien avant Hodler, des générations de génies picturaux ont déjoué la «littérature» idéologique, religieuse ou politique, par le langage irrécupérable de l’art.  

    De la langue «fasciste» à la vérité des poètes

    Dans la foulée de Roland Barthes, qui voyait en la langue une réalité «fasciste» en cela qu’elle «formate» notre pensée et qu’elle discrimine, Michel Thévoz pousse le bouchon plus loin en affirmant que la langue est «structurellement capitaliste» et qu’on n’en sortira que par des «moyens d’expression moins catégoriaux», du côté des arts plastiques. Et de nous balancer cette pseudo-vérité combien rassurante selon laquelle le langage verbal, «de par sa nature assertive», serait moins à même d’exprimer la complexité du réel que les arts visuels.

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    Pourtant c’est bel et bien à un poète, Léon-Paul Fargue, que Thévoz emprunte une pensée valable et pour l’artiste et pour l’écrivain: «L’artiste contient l’intellectuel. La réciproque est rarement vraie». Du moins l’intellectuel Michel Thévoz a-t-il, parfois, le mérite d’écouter vraiment les artistes et d’en parler, ici et là, en homme sensible plus qu’en pion jargonnant.  

    Une Suisse, une Europe, un monde à réinventer…

    Dans l’introduction de son livre, Michel Thévoz cite le plus artiste des philosophes contemporains, en la personne du penseur allemand Peter Sloterdijk. Quarante ans après la parution de L’Avenir est notre affaire de Denis de Rougemont, qui me dit alors en interview que la seule Europe en laquelle il croyait était l’Europe des cultures, Sloterdijk plaide lui aussi, comme son ami français Bruno Latour, pour une Europe des petites unités requalifiées dont la fédération s’opposerait aux grands ensembles des empires, où la culture de toutes les régions se revivifierait.

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    Dans un texte de 1914 intitulé Raison d’être, Ramuz, qui récusait l’idée même d’une «littérature suisse», invoquait son lieu d’élection et de possible expression dans la courbe d’un rivage, entre Cully et Rivaz, pour toucher peut-être à l’universel. À Saint-Saphorin, à un coup d’aile de Rivaz, se rencontrèrent Ramuz et Stravinski ou Charles-Albert Cingria et Paul Budry, mais aussi la flamboyante Lélo Fiaux et le poète vaudois anarchisant Jean-Vilard Gilles –  bref, une flopée d’artistes et d’écrivains plus ou moins Suisses et plus ou moins bohèmes que Michel Thévoz aurait pu citer sur son tableau d’honneur, où le Lausannois Olivier Charles et le Genevois Thierry Vernet auraient fait aussi éclatante figure qu’un Karl Landolt prolongeant le lyrisme hodlérien au bord du lac de Zurich, ou que le Grison Robert Indermaur déployant, sur son coin de terre, tout proche du château de Blocher, sa fresque fellinienne d’une humanité américanisée en quête de nouvelles racines.

    Tout cela qui n’a que peu à voir avec ce qu’est devenu l’art contemporain multinational du Grand Marché, qui trouve en Suisse son épicentre avec seize ports-francs hors douane. «On peut échanger une valise d’argent sale (pléonasme?) contre un Modigliani ou un Soutine qu’on prétendra avoir trouvé dans un grenier», commente Michel Thévoz avant d’ajouter en toute lucidité prosaïque: «Le marché de l’art, à l’instar du marché de la drogue, avec lequel il a d’ailleurs des accointances, a de quoi faire rêver les investisseurs: dégrevé de toute taxe et de toute réglementation, c’est l’application quintessenciée du néolibéralisme».

    Autant dire alors que si l'art suisse n'existe pas,  c'est tant mieux pour ces citoyens du monde que sont les artistes...

     


     

     

    Michel Thévoz. L’Art suisse n’existe pas. Les Cahiers dessinés – Les écrits, 230p. 2018.

     
     
  • Soutine

     

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    Elle coule dans la maille d’un ocre rose veiné de bleu et ses lèvres sont déjà là comme un souvenir de baiser retenu d’une main molle.

    Je lui sens le sexe partout, elle n’aurait pas eu besoin d’ôter son béret de surveillante d’internat ni son caraco, je lui sais les mollets d’une marcheuse et les chevilles des gardiennes de chèvres dans la montagne aux loups.

    Je lui fais face comme le Signor Dottor Pirandello à sa chère démente, comme au groom de l’Excelsior que des messieurs invitent à des apartés dans les fourrures des hauts étages.

    Je fais face à l’Humanité. Je me tiens au pied de la croix du Juif bouchoyé. Je prends naturellement, en ma paresse agitée, le parti des chiens errants et des enfants inquiets. A mon passage les paysages s’affolent. A mon apparition les maisons se disloquent et les couleurs flambent. Je reste du moins le scribe fidèle des visages et des livres de chair.

    Tout est fixé, de fait, par mon regard aimant. J’aurais tout mis en place avant d’être déporté, mais Dieu n’a pas voulu de moi. J’avais la gueule de finir à Auschwitz et c’est par hasard seulement que mes croûtes ont échappé aux incendies.

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  • Giton

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    C'est typiquement les années 70 dans cet appart bohème de rêve du Square du Roule où la mère de Nora a planqué des Juifs. Il y a dans toutes les chambres des danseurs du Ballet du XXe siècle qui parlent Karma et se foutent de la vaisselle sale. Ils ont adopté celui que j'ai voituré à Paris, qu'on appelle Giton et qui adore se montrer à poil. Incontestablement un corps sublime, le profil du favori de l'empereur Hadrien, assez d'instinct pour ne pas trop déconner quand on parle politique ou philo, mais Béjart lui a déjà fait comprendre qu'il lui faudrait trimer dur pour devenir ce qui s'appelle un danseur.

    Giton est en principe la chose de Nora, qui me fait comprendre à la cuisine qu'elle ne voit pas ça durer longtemps. Devant l'évier croûté de tartre on parle aussi de Gurdjieff et des groupes de Chandolin, puis du dernier festival d'Avignon où Germinal et Jorge ont fait merveille - entre autres trips.

    Dans le métro le lendemain Giton me la joue bardache, mais son narcissisme me tue à la fin. Le dernier soir nous allons fumer du H dans une baignoire de l'Opéra (Die Walkyrie) et nous rentrons si claqués que je m'endors au volant à la hauteur d'Auxerre. Mon ange gardien reptilien me fait juste éviter le crash, et quelque temps après Giton se met à boire, se laisse pousser la barbe et se lance dans le commerce.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Le stoppeur

    littérature,la fée valse

    De toute façon, c’est sûr, le stoppeur n’était qu’un prétexte.

    Quand elle l’a fait monter, j’ai très bien senti que c’était pour me mettre à l’épreuve; et c’est vrai que ça m’a superexcitée de voir les épaules nues du mec dans le rétroviseur.

    - Si tu t’étais vue le mater, qu’elle m’a fait le soir de son ton de sale bête d’intello ravagée, si t’avais vu ta gueule d’esclave hétéro. Non mais c’est vrai, ma pauvre toi: t’as encore vachement de travail sur toi question libération.

    N’empêche que c’est moi que ça libérait, cette crise de jalousie. Je ne me le suis pas fait dire deux fois; et rien n’y a fait quand elle a senti que son plan se retournait contre elle: le soir même je retournais chez Bob qui ne s’est pas fait prier pour me laisser revoir ses épaules et tout le toutim.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Les Justes

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    …Et comme il y a une Trinité, nous sommes là, les Préférées du Seigneur, face à Lui, en pleine Lumière, tandis que les autres, celles qui Le regardent de biais, ou qui Lui tournent carrément le dos, ne sont encore que de pauvres chaises cannées qui se cherchent, ma foi…
    Image : Philip Seelen

  • Le noyau doux

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    Shakespeare en traversée

    27. Henry VI /1

    Au tout début de Shakespeare notre contemporain, son essai certes référentiel consacré au Barde, Ian Kott affirme que c'est par les drames historiques qu'il faut aborder Shakespeare, et cela se justifie sans doute dans l'optique d'une découverte progressive accordée au progrès chronologique de l'œuvre, du début à la fin.
    De fait, on n'imagine pas le jeune Will écrire La Tempête à moins de trente ans, et le fait est que la structure dramatique et le contenu des premiers drames n'a pas la complexité ni la profondeur des chefs-d'œuvre de la maturité. N'empêche: finir là traversée de Shakespeare en abordant la première tétralogie historique, après les tragédies et les comédies, peut nous faire découvrir un fait essentiel: à savoir que, dès Henry VI se perçoit à la fois un noyau dur, qui est plus exactement un noyau doux, et cette voix sans pareille, basse continue ou mélodie pure , qui caractérisent le génie du Big Will.

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    Ian Kott établit, par manière de préambule à son approche des pièces historiques (il s'arrête essentiellement à Richard III), un inventaire généalogique de tous les meurtres royaux, trahisons et assassinats d'enfants au berceau ou de vénérables monarques des deux sexes, empoisonnements ou décapitations qui ont ensanglanté la chronique des dynasties anglaises au XVe siècle sur fond de guerres et d'épidémies affreuses, de crimes commis au nom du même Dieu, de rivalités éternelles et de sempiternelles délices.
    La première partie d'Henry VI s'ouvre sur une querelle véhémente devant le cercueil d'Henry V, opposant divers grands personnages, dont le très retors évêque de Winchester, futur cardinal.


    La pièce, comme tous les drames historiques de Shakespeare, joue très librement avec faits ou personnages réels et recomposition dramatique. Une querelle entre jeunes lords préfigure la guerre des deux roses. Le nouveau roi apparaît en jeune homme pieux et pacifique attaché à ses livres comme le futur Prospero, et le personnage de Jeanne d'Arc cristallise la violence de droit prétendu divin sous des traits caricaturaux, reniant son père de la plus vile façon et se prétendant enceinte pour couper au bûcher ! Mais la verve satirique du jeune Will n'épargne pas ses compatriotes, alors que bouffons malicieux et vieux sages détaillent déjà les causes du mal rongeant nations et individus.


    Un irrésistible effet comique, magnifiquement rendu par la mise en scène de la présente version de la BBC, est lié à la bascule incessante entre victoires et défaites des Anglais contre les Français et vice versa, les uns se précipitant au combat par une porte avec des cris de guerre et en revenant tout cabossés, avant que les autres n'entrent par la même porte qui les voit s'enfuir aussitôt après. Le chaos du monde en sa face risible...

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    Mais la guerre est aussi une horreur absolue que figure John Talbot - héros des batailles sur sol français, véritable Achille anglais (auquel Trevor Peacock prête sa carrure de géant nain et son faciès de brute bouleversante) enjoignant son fils Jean de fuir la bataille, au scandale de celui-ci, puis mourant avec le cadavre du jeune héros dans ses bras - cette suite de scènes relevant déjà de l'immense Shakespeare chantre de la vraie noblesse de cœur et de la compassion, de la lucidité la plus cinglante et de l'appel pacificateur.

  • Adorons le Veau d'or

     
     
     
    Le Poète l’a dit tout haut:
    assommons donc les pauvres !
    Foulons au pied les innocents,
    et l’abjection du Président
    à tête de veau d’or
    exulte au charnier de Gaza…
    La Honte sur nous tous !
    Que des voiles de cendre
    abolissent l’instant présent
    où des monstres agissent
    forts de nos consentements;
    les masques de suavité
    faussent tout et trahissent
    les peuples piétinés …
    Mais hurler dans le bruit du monde
    et résister à l’immonde
    a-t-il donc plus de sens
    qu’adhérer à l’Histoire des violences ?
    La question seule est la question…

  • Par les prés et les villes

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    (Pour L. la nuit venue)
     
    Le silence n'a pas duré:
    nous nous parlons la nuit:
    dès que je me suis endormi,
    elle est là dans le pré
    le grand pré d'herbe sous la lune
    où nous restons pieds nus
    seulement à nous écouter...
     
    La nuit, l'autre vie continue,
    l'air a fraîchi la-bas,
    tous deux revenant sur nos pas
    embrassés comme au souvenir,
    nous sourions à la lumière
    de la ville endormie
    de l'autre coté des rivières
    où des gens vivants vont mourir...
     
    Peinture: Félix Vallotton

  • Frères et sœurs

     
    (Chronique des tribus)
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    5. Journal du cardiopathe, IV. Avant le troisième coup de cœur, affects amoureux non compris, qui vous a valu ce dernier séjour de sept jours à l’hôpital, vous luttiez, comme à un autre mal, contre le tic de langage exaspérant consistant à dire à tout moment « du coup », soudain remplacé, dans le mouvement précipité des événements, par la locution « ça marche », lancée initialement par les ambulanciers vous interrogeant longuement et vous examinant une première fois pour conclure, du coup, qu’il fallait vous emmener d’urgences aux Urgences et vous confier aux urgentistes, lesquels ont continué de vous interroger et de vous examiner selon les normes administratives jusqu’au soir où, le bloc opératoire étant non opératoire par mesure administrative, il a été jugé approprié, du coup, de vous envoyer par hélico à l’hôpital de catégorie supérieure aux opérateurs habilité à opérer à deux heures du matin, et la voix claire du pilote, s’exclamant résolument « ça marche », relayée ensuite par la voix du jeune chirurgien Victor, aura résumé ce transit joyeux dont, à votre retour en ville bien portante, vous rendiez compte ce matin à votre cardiologue traitant au prénom vaillant de John-John, bonnement éberlué et bientôt fâché de n’avoir été informé de rien, rapport au suivi de votre dossier, par les services administratifs de l’Hôpital Régional selon lui devenu gouffre à millions par la seule incurie des bureaucrates, au dam des soignants et des patients, et du coup, vous qui avez débonnairement rengainé toute critique de tout ce qui vous semblait un peu clocher dans le fonctionnement de l’institution en question (manque d’information réelle et surinformation virtuelle, détérioration de la relation médecin-patient, multiplication des procédures formelles et pesantes lenteurs, etc.), vous avez entendu le plus sévère réquisitoire du praticien d’expérience soucieux du sort des patients et des soignants plus que des classements selon les normes ISO et autres évaluations à n’en plus finir - constat bientôt étendu à l’ensemble des sociétés actuelles saturées d’administratifs et de bureaucrates de plus en plus autocrates - du coup vous vous êtes entendus, lascars en foire, pour nuancer le « ça marche » en matière de médias et de politique nationale et internationale, enfin vous en avez conclu, vous le patient obsédé par les faits de langage, qu’il était plus que jamais important de renoncer aux locutions automatiques à la ChatGPT genre « du coup », et du coup votre impatient et bouillant cardiologue vous a répondu : « ça marche »…
    (Avec toute la reconnaissance du chroniqueur aux soignant.e.s de l’hôpital régional de Rennaz)

  • Donne et maldonne

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    J’ai fait hier soir dans mon Salon
    défiler mes Démons,
    mes préférés en pyjamas
    de la marque Cobra,
    et mes anges aux yeux en losanges
    souriaient de concert…
     
    Je revenions de l’hôpital
    sans avoir trop souffert.
    Les démons avisés le savent:
    c’est aux méchants que va le mal:
    possiblement au pauvre enfant,
    et en toute innocence,
    aux yeux fermés de la Maldonne,
    à qui ne vaut que Dieu pardonne
    en sa divine cécité,
    et les anges aux pansements…
     
    Le monde où tout va mal demeure
    où nous resplendissons
    au milieu des enfants qui meurent
    et revivent à l’avenant
    dans le sourire des démons
    et l’infime chant des mésanges…
     
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Intercession

     
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    Le côté soleil du trottoir
    t’attend au bout du noir,
    te dit la vieille aïeule assise
    dont l’espoir est de mise…
     
    Elle a vu passer tous les trains
    remplis de beaux garçons
    aux chansons si pleines d’entrain,
    bénissant les canons,
    et revenant vides le soir -
    elle ignore le désespoir…
     
    Les mains de nos mères sont des livres
    ouverts au fond de nous,
    nous délivrant de tout l’amer
    de nos combats de fous…
     
    Dessin: Joseph Czapski.

  • Frères et sœurs

     
    (Chronique des tribus)
    43. Reliefs de nos amours, après la St Valentin...
    Pour affrioler ses sœurs et autres amies qui se royaument de par le monde, veuves joyeuses ou autres jouvencelles éternelles se rappelant, au jour de la Saint Valentin, leurs béguins de quinze ans, leurs premiers baisers ou la première fois où elles ont senti (ou pressenti, ou carrément ressenti sur leur giron ou sous son blanc caleçon) s'ériger le Piquet légendaire du Garçon, le frère plumassier (plumitif et carnassier) leur a envoyé hier en fin de soirée, de son escale solitaire au restau, une image vengeresse typique de son esprit sardonique, des restes de son demi-poulet-frites en leur avouant qu’il s’est montré bien imprudent, au soir du Grand Menu réservé aux protégés du saint fameux, de commander quoi que ce soit d’autre qui puisse distraire l’attention exclusive des cuisiniers, mais va-t-on, leur demande-t-il alors, se contenter des restes de nos amours passées ? Que non pas que non pas, et partout les anciennes amoureuses, les reléguées du fleuretages, les désossées de la fête du Bienheureux galopin se prennent sans regrets ni remords à se rappeler alors les mille bonheurs passés de la Saint Valentin où la roue gèle avant le moulin, où le Seigneur fait le sang net soir et matin, où la saignée du jour garde des fièvres en tout l’an - il n’y a dans la vie que l’amour qui compte, s’accordent à penser de concert les sœurs aînées et puînées, autant que leurs amies, et leurs progénitures juvéniles alors les pressent de se lâcher : allez raconte ! Ainsi les vieilles toupies se mettent-elles à ronfler et ronronner en rafrâichissant leurs cerceaux à l’évocation des kyrielles de Valerios et de Marios, de Pedros et d’autant d’hidalgos qu’il en faut pour rivaliser avec Roméo…

  • Frères et sœurs

     
    (Chronique des tribus)
    43. Reliefs de nos amours, après la St Valentin...
    Pour affrioler ses sœurs et autres amies qui se royaument de par le monde, veuves joyeuses ou autres jouvencelles éternelles se rappelant, au jour de la Saint Valentin, leurs béguins de quinze ans, leurs premiers baisers ou la première fois où elles ont senti (ou pressenti, ou carrément ressenti sur leur giron ou sous son blanc caleçon) s'ériger le Piquet légendaire du Garçon, le frère plumassier (plumitif et carnassier) leur a envoyé hier en fin de soirée, de son escale solitaire au restau, une image vengeresse typique de son esprit sardonique, des restes de son demi-poulet-frites en leur avouant qu’il s’est montré bien imprudent, au soir du Grand Menu réservé aux protégés du saint fameux, de commander quoi que ce soit d’autre qui puisse distraire l’attention exclusive des cuisiniers, mais va-t-on, leur demande-t-il alors, se contenter des restes de nos amours passées ? Que non pas que non pas, et partout les anciennes amoureuses, les reléguées du fleuretages, les désossées de la fête du Bienheureux galopin se prennent sans regrets ni remords à se rappeler alors les mille bonheurs passés de la Saint Valentin où la roue gèle avant le moulin, où le Seigneur fait le sang net soir et matin, où la saignée du jour garde des fièvres en tout l’an - il n’y a dans la vie que l’amour qui compte, s’accordent à penser de concert les sœurs aînées et puînées, autant que leurs amies, et leurs progénitures juvéniles alors les pressent de se lâcher : allez raconte ! Ainsi les vieilles toupies se mettent-elles à ronfler et ronronner en rafrâichissant leurs cerceaux à l’évocation des kyrielles de Valerios et de Marios, de Pedros et d’autant d’hidalgos qu’il en faut pour rivaliser avec Roméo…

  • Frères et sœurs

     
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    (Chronique des tribus)
    47. Journal du cardiopathe, III.
    Dans le dédale de l’usine à soins régionale aux longues plages de patience, entre examens périphériques ou plus invasifs, tu avoues une fois de plus l’heure de ta venue au monde , par le train de 8h 47 que tu sais le titre d’un vaudeville, un 14 juin, le même jour que le révolutionnaire rouge Ernesto Che Guevara vénéré par le camarade Ziegler qui a postfacé ton vingt-troisième livre et le même aussi que le réactionnaire orangé Donald Trump en train de stresser un peu tout le monde, et pour éviter les fake news tu te diras juste en processus de troisième infarctus dans un box des Soins Intensifs, donc juste un seuil avant les Soins Critiques, répétant à la Belle Docteure à petite tortue tatouée sous le coude ce que tu as déjà détaillé, rapport à tes premières fibrillations, à l’ambulancier Sancho qui a eu la délicatesse d’emporter le coussin à fleurs bleues sur lequel Lady L a rendu son dernier soupir, et te dédoublant tu te dis qu’un natif des Gemeaux est l’incarnation même de la dualité et même plus au delà de Castor et Pollux ou d’Anima et Animus: le multivers sensible propice à l’observation phénoménologique nuancée, et la Professorella confirmera, qui en sait un bout sur notre putain de belle vie, sur quoi l’on te dit que ton coeur est visiblement « en souffrance », comme à dix-huit et vingt-huit ans, mais qu’il faudra une radio de plus pour confirmer, ce qui signifie trois heures de rab à patienter, donc je résume : type caucasien de 77 balais, 2 prothèses dentaires pour l’inventaire, bon pour la coronarographie à l’Hosto Principal au bloc disponible vers 2 heures GMT donc baptême de l’air en vue, plus tard il racontera à ses petits-fils Tony et Tim les sauvetages par hélico auxquels il a assisté telle année au pied du Col de l’Aigle et telle autre à l’envers des Aiguilles à la redescente du Requin, et voilà qu’il se rappelle le pavillon de traumatologie d’un autre épisode à pleurer (cinq ou six motards de vingt ans comme lui qui ne marcheraient plus jamais), et c’était 15 ans avant la maladie qu’on a appelée LA Maladie, 30 ans avant son propre crabe aux pinces désormais ficelées, l’infirmière Prévert repassera pour le dernier inventaire mais là nous allons vous reprendre un peu de sang - en espérant qu’il en reste…
     
    Image JLK: le coussin aux papillons bleus sur lequel Lady L. a rendu l’âme, emporté par l'ambulancier Sancho bien inspiré...

  • Frères et sœurs

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    (Chronique des tribus)
     
    46. Journal du cardiopathe, II
     
    Quand le sang se met à te galoper dedans comme un fou, tu te dis que c’est ton cœur et qu’il est seul à foncer dans le tunnel de l’Artère, mais l’image de la cavale unique à tagadam de sabots, pour te saisir d’une première panique, ne tarde à diffuser du chaud-froid de la douleur conscient et des tripes, et là tu te dis que t’es seul et que ça va faire mal si ça fait mal et qu’il faudrait faire un call au 144, mais le parler ne parle plus et les sabots ont été remplacés par des griffes au torse et aux épaules jusqu’au fond d’un bras, et c’est alors que le cardiopathe alerte ses filles aînée et puînée d’un HELP réflexe via What’app et le quart d’heure et demi plus tard la cavalerie ambulancière débarque, quatre centaures tout de noir sanglés et deux accortes amazones ont surgi autour du lit défait , et que je te déploie le premier attirail de monitoring à cadrans et manettes, et que je te sangle et te branche ici et là tandis que le questionnaire à questions se met en branle – il y en aura de toutes les sortes de listes et relances avant les deux heures du matin suivant le départ de l’hélico pour l’autre Hosto Principal pas prévu du tout pour le moment - pour le moment on a ligoté le patient médiqué à la morphine en camisole de nuit sur la civière qu’on trimbale en désescalade dans le colimaçon centenaire, et c’est parti dans la stridence des sirène destination l’Hosto Régional où dans l’urgence on se jouera d’interminables parties de Patience…

  • Frères et sœurs

     
     
    (Chronique des tribus)
    45. Journal d'un cardiopathe, I.
     
    Une fois de plus il lui sera demandé d’évaluer , sur une échelle de dix, le niveau chiffré de sa douleur après avoir annoncé la date précise de sa venue au monde, et là il aura la faiblesse cabotine d’annoncer le 14 juin qu’avec lui se partagent Ernesto Che Guevara et Donald Trump... Il s’était pourtant promis de ne pas se montrer trop disert ou facétieux dans le sanctuaire des soins , les ambulanciers garçons et filles avaient bel et bien souri à la première pique du vieux piqué mais ce n’est que plus tard que son vice taquin l’avait repris, après le trajet jusqu’à l’hosto, toutes sirènes hurlantes à travers la ville et les étendues; puis il avait sidéré, l’espace de trois secondes, la Belle Docteur lui demandant au terme d’un questionnaire quasi inquisitorial, s’il était une question qu’elle ne lui avait pas posée, alors lui: « Vous ne m’avez pas demandé si je crois au Diable, et elle: « Eh bien ?» , et lui: « Eh bien non, mais il n’empêche que Brad Pitt, en sa blondeur démoniaque, va se faire vieux un jour comme aujourd’hui », et elle: « Vous avez toujours été aussi mordant? », et lui: « Dès l’âge de sept ans mes oncles théologiens me voyaient un avenir déplorable" , sur quoi la soignante et le soigné avaient évoqué les livres préférés de leurs enfances où les merveilles d’Alice et les menteries de Pinocchio s’étaient retrouvées en situation commune de première pharmacopée…

  • Frères et sœurs

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    (Chronique des tribus)
    44. Eva
    Qu’il lui ait été offert un « cadeau de la nuit », lui rappelant alors le titre du récit posthume de celui qu’il appelait l’ami secret, quête de soi de son alter ego de quelque années qu’il se chargea de publier après avoir pleuré devant son corps que la vie quittait – que ce songe lui était ainsi offert par il ne savait quelle désignation particulière de l’universelle Administration des Rêves, il ne se l’explique pas, pas plus qu’il ne cherchera à en dire plus, à ses sœurs dont il n’a pas la moindre idée de la vie onirique, se bornant juste à leur suggérer l’idée que la séparation d’avec les défunts n'est peut-être qu’un illusion, et que bien des vivants qui nous entourent nous sont moins présents que tant de nos disparus; ainsi de cette Eva dont le prénom ne lui apparut qu’après son éveil et la disparition de sa vieille interlocutrice comme surgie de l’obscurité, d’abord de la voix, aux inflexions nettes et au parler d’une implacable précision juste pondérée par le nuancé de chaque propos – révérence absolue à la réalité des faits rapportés de personne en personne à fiabilité avérée – tant dans le domaine de la botanique (tout y avait passé jusqu’au Cattleya labiata dit aussi Cattleya cramoisi ou à lèvres de rubis) que dans celui de l’Histoire falsifiée (elle était sans pitié pour les narcotrafiquants de l’idéologie), mais sans dériver jamais dans la politique récente des brigands russo-américains, et l’on insisterait sur ce qu’il y avait d’intensément présent dans les réponses de l’ancienne doreuse à la feuille au rêveur insistant taxé de coupeur de cheveux par son frère aîné décédé, puis il y avait des silences éloquents que respectait la petite foule attirée par la conversation, il faudrait bien faire ressentir l’impression que, loin d’être à bout d’arguments ou d’exemples concrets à détailler, et juste avant que le rêveur s’était dit qu’il leur faudrait échanger les coordonnées de leurs bureaux, Eva paraissait être arrivée à la limite de ce qui se dit même dans un rêve, et c’est alors qu’on vit surgir et grandir dans l’ombre générale l’ombre particulière du piano dans laquelle la sienne fut bientôt confondue à jouer la sonate dite Entre chien et loup, comme il l’intitula après coup en identifiant rétrospectivement sa préférée, de Franz Schubert, traitant elle aussi des passages secrets qui relient les mondes, au chiffre de D 960 et dont il recommanderait particulièrement, à ses deux sœurs jamais dédaigneuses de derniers renseignements, l’Andante sostenuto…
     
    « Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie »…

  • Frères et sœurs

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    (Chronique des tribus)
    43. Dindo
    Lorsqu’il a appris l’autre soir que son ami Dindo était passé de l’autre côté du miroir, il ne s’est pas autrement étonné de ne pas ressentir de trop vive émotion, remarquant cependant que le cher homme avait juste l’âge de sa sœur aînée et le même que son autre compère Roland Jaccard à la veille de sa mort, lequel avait pourtant choisi d’ingérer son fameux sirop mexicain – et voilà s’est-il dit, ils étaient là en apparence même sans se voir trop souvent et ils n’y sont plus, ma frangine reste sur son rivage et Dindo est « au jardin », comme le disait la veuve de Marcel Aymé le lendemain de son départ à lui, la dernière fois que j’ai vu Richard c’était dans un rêve où je lui racontais ma rencontre de Jean Genet rue de Rome, l’année où je recopiais le manuscrit du Journal intime d’Amiel dans une mansarde des Batignolles à l’enseigne de la Félicité, Dindo féru d’Amiel s’était montré très intéressé par mon dialogue avec le terrible Genet dont j’avais lu tous les livres mais évitais d’en parler en me faisant passer pour un jardinier juif argentin (que le rêve ne permet-il pas, n’est-ce pas), mais avant ce rêve il y avait des années que nous ne nous étions plus vus Richard et moi, ses dernières nouvelles l’évoquant en train de préparer un film sur James Agee l’auteur de Louons les grands hommes, je lui avais dit que je reconnaissais parfaitement en cela le familier du poète japonais Bashô, oui tout se tenait et je me disais que, rencontrant mes sœurs aînée et puînée, Dindo se fût montré rugueusement délicat à sa manière de Rital un peu rogue sous sa tendresse de coureur de jupes (ou tendre son son air mâlement mal luné) et ce soir à la Désirade je conclus que Dindo était en somme, comme l’Hidalgo de ma soeur aînée ou comme Genet l’amateur de mauvais garçons, comme Bashô composant ses haïkus d’un monastère à l’autre, ou comme Kafka dont il pratiquait le journal depuis ses quinze ans, l’un de ces personnages sans âge que Georges Haldas, après Baudelaire, disait de la « société des êtres », loin de celle des titres et des fonctions, dont mon autre ami de 7 ou 700 ans au prénom de Charles-Albert écrivait ceci, dans Le Canal exutoire : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant : il doit le fuir. À peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération. », et tel m’apparaissait aussi bien Dindo, une nuit dans un rêve ou une première fin de matinée à la Bodega espanola du Niederdorf de Zurich, dans sa parka noire et sa chemise passée de deux modes - un « être » mais je ne vais pas, frangines, vous parler trop pompeusement de l’ « être » de ce type se méfiant des grands mots pour mieux partager les vrais sentiments, ainsi le final cut ne peut-il être confié qu’au poète vélocipédiste Charles-Albert Cingria q'un jour Dindo m’avoua ne pas connaitre, mais qu’importe puisque décidément tout se tient par-dessus et dessous: «Contre la « société » qui est une viscosité et une fiction il y a surtout cela : l’être : rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre – il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société »...
     

  • Mêli-mélo

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    Au miroir de Shakespeare (15)


    La nuit des rois

    On peut lire (ou relire) une œuvre géniale sans s'exalter à jet continu; il n'est pas exclu de s'y trouver parfois un peu perdu ou de voir son intérêt se relâcher, pas plus qu’il n’est interdit de le dire. Pour ne prendre qu'un exemple, la lecture de Proust connaît ainsi des tunnels dans la continuité des éblouissements. D'une façon analogue, j'ai senti mon intérêt fléchir un peu, ou s'éparpiller, en regardant la version de La nuit des rois réalisée par Jack Corrie a l'enseigne de la BBC, mais la réalisation me semble moins en cause que la pièce , même si la mise en scène et l'interprétation restent assez conventionnelles, dans le genre téléfilm haut de gamme servi par d'excellents comédiens.

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    Or le "problème " me semble ailleurs: dans la structure un peu chaotique, sinon tirée par les cheveux, de cette pièce oscillant, voire titubant, entre l'analyse discursive et le burlesque rabelaisien, le charme pur d'une mélodie claire et le tohu-bohu , sans la fusion magique qu'on trouvera dans Le Songe d'une nuit d'été ou La Tempête.


    De quoi s'agit-il plus précisément ? D'amour et de folie. Des caprices de l'amour qui font que, contre toute raison apparente, la très belle et très riche Olivia, ne cède pas à l'amour fou du très puissant et magnifique duc Orsino, mais ne tarde à s'éprendre du très charmant envoyé de celui-ci ayant pour mission de la faire fléchir, et qui, sous les traits du bel et jeune Cesario, est une jeune et belle Viola tombant elle-même amoureuse du duc qui l'envoie... Et côté folie, au propre et au figuré: d’une suite de variations sur le thème du fou, assez lourdement incarné en l’occurence.


    René Girard a beau exulter à l'évocation de La nuit des rois, où il trouve un concentré de mimétisme illustrant à merveille sa fameuse théorie: la multiplication des doubles et des reflets, dans la pièce, et les situations abracadabrantes à la base de ces triangulations amoureuses, restent tout de même “téléphonées”.
    C'est entendu: La ravissante Viola déguisée, en charmant Cesario, allie l'intelligence malicieuse a une perception pénétrante des sentiments, et l'on s'amuse à voir le "garçon" décrire la psychologie féminine en connaissance de cause (!) devant Orsino, qui se met à en pincer pour "lui" malgré la "nature"...

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    De la même façon , l'on se réjouit de voir l'intendant cauteleux d'Olivia , ce cuistre puritain de Malvolio, se faire piéger de la plus cruelle façon par une drôlesse et trois saoulards, et pourtant...
    Pourtant, si jouée qu'elle reste, et malgré sa "valeur ajoutée" en matière de mimétisme girardien ou de comique, shakespearien, La nuit des rois ne me semble pas entrer dans le Top Twenty des pièces du Barde...

  • Les masques transparents

     

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    Comme il vous plaira

    Shakespeare a-t-il péché contre le Bon Goût littéraire en déclarant au grand public de son temps et du nôtre : Comme il vous plaira !? Ne se l'est-il pas joué Love Story avant la lettre en faufilant cette pastorale où deux fois deux couples, avec travesti bisexué pour corser la mise, s'en vont fleureter dans une forêt où se sont déjà retiré un Duc en exil et ses compagnons restés fidèles, fort contents au demeurant de respirer les parfums sylvestres loin des cours corrompues ? Et comment croire que l'auteur de Hamlet et du Roi Lear soit le même que celui de cette apparente bluette finissant en happy end aussi suave que dans les romans à la tisane rose de Barbara Cartland ?

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    À vrai dire, se poser ces questions, comme l'ont fait des générations de cuistres graves, revient à avouer qu'on n'a rien vu ni rien entendu de cette délicieuse parodie (qui n'en est pas vraiment une) d'un genre à peine détourné mais qui sert de prétexte a une suite de variations plus ou moins persifleuses, mais également imprégnées de tendresse, sur les thèmes de l'amour et de l'amitié, du pouvoir abusif et de la jalousie, du simple bonheur d'être au monde et de la mélancolie à l'épreuve de ce qu'il est si souvent.

    L'intrigue amoureuse principale de la pièce (l'amour évident, idéal et longtemps empêché de se déclarer au grand jour, de l'adorable Rosalinde et du non moins craquant Orlando) pourrait être fadement convenu, et pourtant il n'en est rien. Lorsque Rosalinde, déguisée en Ganymède, lance à Orlando son fameux "fais-moi l'amour !", l'humour fou de la situation va bien plus loin que l'ambiguïté pointée par d'aucuns, la provocation transgessive ou la perversion dénoncée par les puritains: c'est un jeu de masque transparent sublimé par la prodigieuse fantaisie verbale de la fille-garçon, tellement plus déliée et inventive dans son improvisation narquoise que le pauvre Orlando super-sentimental en ses vers appliqués.

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    L'être humain qui aime d'amour ou d'amitié est plus naturellement aimable que le jaloux ou le méchant, et le bonhomme public aime qu'on le lui rappelle même s'il sait qu'on est au théâtre, et Comme il vous plaira ne se dédouble pas en discours sur le théâtre pour rien (la première envolée de Jacques le mélancolique), alors que chacun joue son rôle en clignant de l’oeil, qu'il soit d'un berger philosophant sans malice ou d'un bouffon jonglant avec les paradoxes, d'un amoureux transi (le très candide Silvius) ou d'un esprit fort (Jacques le faux cynique) préférant sa solitude aux ronds-de-jambes, d’une paysanne un peu peste ou d’une fille de Duc plus stylée.

    S'il vous plaît que la vie vous plaise: comme il vous plaira, et qui reprocherait à la pièce d'embellir la donne, ou à Shakespeare son amour de la vie ?