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Carnets de JLK - Page 3

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, VIII)
    De la consolation.– Ne vous en faites pas, leur dit-on maintenant, vos maisons en ruines, vous allez les reconstruire : vous aurez l’argent. Ne pleurez pas, vos écoles et vos mosquées, vous allez les bâtir plus belles qu’avant : l’argent peut tout. Cessez de vous lamenter, votre prison, vous allez en relever les murs avec notre argent. Et quant à vos enfants, vous n’avez qu’à en refaire : cela ne coûte rien…
     
    De l’imprescriptible. – Ce qui est un crime ou pas, c’est notre Tribunal qui en décide, et vous n’en avez pas. Ce qui est un crime, c’est le Livre qui en décide - notre Livre et pas le vôtre. Ce qui s’oublie ou pas, c’est notre Mémoire qui en décide, alors qu’on vous oublie déjà…
     
    De la honte.– Ils nous ont dit : La Paix Maintenant. Mais maintenant on sait que ce sera plus tard seulement : pour maintenant ils n’ont rien dit. Ils nous ont dit : et pensez-vous seulement au Darfour ? Vous rappelez-vous la Shoah ? Alors nous avons baissé la tête. Nous n’osons pas nous rappeler. Nous rappeler Sabra et Chatila nous fait honte. Vous rappeler 100 civils fusillés pour un soldat tué vous honore mais nous fait honte. Nous mélangeons tout, excusez-nous : nos morts n’ont rien à voir avec les vôtres : 1300 des nôtres pour treize des vôtres doivent être le prix de votre paix. Nous avons honte, Monsieur l’écrivain qui nous promettez La Paix Maintenant, de vous déranger...
     
    Du premier chant.– Le ciel s’annonce en beauté par ces notes claires qui égrènent partout la même allégresse comme neuve depuis mille fois mille ans sur le même arbre d’où jaillit cet invisible chant de rien du tout qui nous remplit partout et toujours du même premier émerveillement...
     
    Aquarelle JLK: Intimité.

  • Et maintenant prenons des nouvelles de la route...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2023)
    Ce mercredi 25 janvier.- Une angoisse inhabituelle vous oppresse ce matin dès l’éveil, que vous ne vous expliquez pas, puis vous vous rappelez que la seconde de vos filles entrera ce soir à la clinique, où son troisième accouchement est programmé demain matin, d’où la sourde angoisse.
    Et que ressent-elle ce matin de son côté ? Et son «compagnon», comme on dit aujourd’hui au lieu de dire son époux ou le futur père ou simplement Gary ? Gary est-il angoissé ce matin ou bien est-ce prématuré pour un garçon si pragmatique ? Et les petits ? C’est le plus grand des deux petits, sauf erreur, qui vous a fait rire un jour, vers ses trois ans, en déclarant soudain, singeant son père : « Allons, restons pragmatiques ! ».
    Morts de rire, MDR, mais l’angoisse vous tenaille encore après un premier café, et vous vous rappelez alors l’effroi , où plus exactement le mélange de joie et d’effroi qui a marqué la venue au monde de votre premier enfant , un matin de novembre d’il y a un peu plus de quarante ans de ça, ce matin même où vous avez conçu pour la première fois que vous étiez mortel...
    Vous vous rappelez maintenant que le Coran dit qu’Allah a créé l’homme à partir d’un caillot. Le bébé écarlate est une boule de sang qu’Allah a humectée avant de souffler dedans. Tout comme le clown gonfle quelques ballons de baudruche qu’il tord en un clin d’œil pour les transformer en lapin, en chien ou en girafe.
    Leonard de Vinci raconte son premier souvenir: « J’étais dans mon berceau lorsqu’un milan s’est approché de moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et donné plusieurs coups de queue à l’intérieur des lèvres. » Annie Dillard, qui cite ce passage des carnets de Leonardo, précise: « Le milan européen, long d’une soixantaine de centimètres, à une queue extrêmement fourchue. Il s’élève dans les airs à la manière des hirondelles puis il plonge comme un aigle pour fondre sur les reptiles ;il se nourrit également de cadavres ».
    Et Dillard avait aussi relevé ces mots du poète E.M. Forster: «Nous avançons entre deux ténèbres. Les deux seules entités capables de nous éclairer, le bébé et le cadavre, n’en ont pas la possibilité ».
    Au matin du 15 décembre 2021, je me suis réveillé le front contre celui de la mère morte de nos deux filles dont la seconde mettra demain au monde son troisième enfant de sexe féminin, ainsi que l’a révélé l’échographie. Moi qui suis si romantique je l’écris froidement ce matin parce que c’est vrai: j’ai dormi à côté d’un cadavre vu que la levée du corps ne pouvait se faire la veille à une heure si tardive, et j’ai vraiment dormi, même si cela paraît presque monstrueux de dormir dans le même lit d’une morte bien-aimée - j’ai dormi cette nuit-là du sommeil sans rêves du nouveau-né, et maintenant nous prenons des nouvelles de la route...
    Nabilla, la star de la télé-réalité dont nous suivons tous les jours, sur Instagram, les faits et gestes « au quotidien », avec tous les détails relatifs à ses nouvelles trouvailles en matière de maquillage ou son plat préféré du jour, Nabilla qui a plus de 2 millions de followers sur Instagram (surtout des filles mais aussi des mecs soyons justes) , Nabilla le reconnaît haut et fort dans sa dernière «punchline »: qu’Instagram est sa base et là elle se lâche carrément : « si je ne suis pas sur Insta, c’est comme si j’étais morte »...
    Et après les dernières nouvelles de la route, nous retrouvons Sarah notre envoyée spéciale sur le front des opérations en Ukraine...
    Dessin: Julie K.

  • De la folie ordinaire

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2023)
     
    À la Maison bleue, ce mardi 24 janvier.- À en croire le visionnaire génial qu’était Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), ce qui caractériserait le XXe siècle et ses suites actuelles consisterait en une acclimatation graduelle et généralisée - comme on parle d’un cancer généralisé par métastases - de la folie, qui deviendrait la norme collective malgré les sursauts sporadiques de résistance personnelle ou autres mouvements de rejet.
    Witkacy (son surnom familier) s’est suicidé en 1939 alors que la Pologne allait subir les conséquences du déchaînement des deux folies collectives pas du tout ordinaires qu’étaient le nazisme et le communisme, non sans nous laisser un prodigieux héritage d’écrits (romans, pièces de théâtre, essais philosophiques,etc) redécouverts depuis les années 60 et dont les constats sont plus pertinents aujourd’hui que jamais, à commencer par son aperçu de la folie ordinaire et de ce qu’il appelle, lus particulièrement, le nivellisme, sur lequel se fondera un nouveau parti - et comment ne pas voir que les nivellistes sont aujourd’hui partout ?
     
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    Avant Orwell, mais après Dostoievski et Nietzsche , Witkacy a vécu dans sa chair la bascule d'un monde à l’autre en vivant de près la violence physique et métaphysique, et plus encore verbale et même érotique de la Révolution bolchevique.
    Sa folie personnelle qui était à la fois d’un artiste et d’un penseur puissamment sexué, d’un acteur en scène à mille masques et d’un farceur, était naturellement incompatible avec les idéologies communiste ou fasciste relevant de la démence la plus ordinaire, au même titre que le taylorisme à l’américaine ou les techniques actuelles de maintien du Bien-Être, comme il l’avait aussi pressenti en prophète du wellness nihiliste - et c’est sa propre folie, choisie comme un destin, et follement inventive parce que mimétique, qui lui aura permis de percevoir la montée en insignifiance de la folie acclimatée, notamment par la publicité normative et la monétisation d’un bonheur obligatoire , et de figurer les grands thèmes du nouveau fantastique social.
    La folie acclimatée est notre bain quotidien, dans lequel un jeune écrivain de tous les sexes - ce qui signifie inclusivement tous les genres - n’a qu’à puiser pour y trouver les ressources d’une représentation à fonction décapante, selon l’expression des médias.
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    Un bon exemple de cette démarche se trouve dans les premières pages, fondatrices à mes yeux, d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dont le titre même singe le langage de la nouvelle idéologie gestionnaire - et le public l’a bien vu, surtout hors de France où l’on reste assez conventionnel en matière de critique panique et rétif à la franche singerie, pédantisme littéraire hexagonal oblige...
    Le problème évidemment, pour un jeune auteur multisexe, est de ne pas tomber dans le travers de la moquerie condescendante dans sa ressaisie phénoménologique des donnés de la folie ordinaire - Il lui faut aller au charbon: ne pas se contenter de dire des choses mais s’efforcer de les raconter.
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    Houellebecq en est là encore un bon exemple, de même que Martin Amis dans Lionel Asbo ou, plus près de nous, l’insolent Quentin Mouron dans un roman encore inédit traitant d’un jeune couple d’influenceurs vivant leur double vie sans bien savoir laquelle est réelle et laquelle virtuelle- ce qui n’a plus la moindre importance à l’époque où nos webcams baisent entre elles sans nous demander de mettre la main à la croupe, n’est-ce pas ?

  • Quoi de neuf les paumés ?

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
    Ce lundi 23 janvier.- Pendant que l’ami Claude Frochaux n’en finit plus de ressasser son constat selon lequel plus rien de significatif ne se ferait en matière de culture, d'arts et de littérature dans nos pays , et ce depuis 68 à peu près, que la fête est finie et qu’il n’y a plus d’œuvres conséquentes à découvrir, je continue pour ma part à parier pour la surprise et mon inextinguible curiosité me vaut toujours quelques découvertes ici et là même si, relisant ces jours Le docteur Faustus de Thomas Mann et les Portraits de femmes de Pietro Citati, je mesure lucidement l’abîme qui sépare un grand roman ou une approche critique créatrice du magma de productions moyennes proliférant dans la « dissociété » actuelle où tout le monde écrit et applaudit à ce qui est écrit, que n’importe qui pourrait écrire, robots y compris...
    Il y a de la Schadenfreude dans le lamento de l’ami Frochaux, autant que dans l’empressement de tant de beaux esprits à conclure à la décadence, et ce n’est pas par aveuglement ou béant optimisme que je m’inscris en faux contre cette idéologie de l’Après-nous-le-déluge : c’est au vu des faits et de manière égotiste et clinique à la fois, après deux accidents sur la route et en montagne, sept opérations qui m’ont valu autant de bonnes heures de lecture à l’hosto ou a casa, un cancer momentanément sous contrôle après 155 séances d’accélérateur linéaire, deux infarctus et j’en passe même si je tousse beaucoup ces jours - et fuck the desease : contre ceux qui pensaient il y a des décennies déjà que le roman était mort, je reprends la crâne réponse de Soljenitsyne qui leur balançait que tant que l’homme vivrait le roman vivra lui aussi !
    Dimitri aussi avait tendance à tirer l’échelle derrière lui, comme Régis Debray ou Godard et tous ceux qui ont connu et vécu de grandes heures grâce aux arts ou à la littérature, soudain confrontés à la platitude satisfaite de la culture de masse, mais c’est justement à l’insatisfaction chronique de Dimitri que je pensais hier soir après avoir achevé la lecture de La Fabrique du corps humain de Jérémie André, quand le patron de L'Âge d'Homme écrivait, dans La Gazette littéraire de je ne sais plus quelle année (disons entre 1977 et 1979) qu’il manquait, au roman romand, un Zola.
    En d’autres termes : que la littérature romande ne disait à peu près rien de la vie réelle, banalement matérielle des gens, de la société réelle avec ses conflits de classes, de la réalité quotidienne des métiers, des gens au travail ou des gens à l’hôpital - alors même que nos écrivains dissertaient sur les question de l’engagement et du rapport de la littérature avec les masses, surtout soucieux des états d'âme (Ah, l'Âme romande !) de tel prof névrosé ou de tel pasteur frustré.
    C’est Dimitri lui-même, au mitan de ma vingtaine , qui m’a conseillé de lire la série des Hommes de bonne volonté de Jules Romains et les romans « durs » de Simenon - deux auteurs particulièrement mal vus des littéraires en ces années 60-70 où l’on passait du Nouveau Roman littérairement correct à la déconstruction structuralisante puis au postmodernisme sociologisant.
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    Mais quoi de Zola dans le petit roman de Jérémie André ? Je dirais : le regard du médecin, au premier et au second degré. Je dirais aussi : l’attention aux aspects variés d’un métier, comme elle est omniprésente chez un Simenon et absolument absente des soucis de Dostoievski (chacun son job), et aux choses elles-mêmes que nous font côtoyer ledit métier, et l’attention non moins vive aux mots, tournures de langage et autres expressions propres aux personnages observés, ici dans une nouvelle société déjà quadrillée par le regard et l’écriture mimétique de Michel Houellebecq.
    C’est entendu : comparer la fine analyse des comportements de trois semi-paumés de la société actuelle évoquant l’hospice occidental de Limonov, et la machinerie énorme des romans de Zola, n’a qu’un sens indicatif, comme le regard de médecin de Jérémie André, soucieusement clinique, peut rappeler le réalisme conséquent d’un Tchekhov ou d’un Céline, autres docteurs avérés et plumitifs de haute volée.
    Jérémie André enfile ses gants d’écrivain débutant avec cette sorte de réserve un peu cérémonieuse que nous savons au chirurgien et qui va se transformer en gestes plus hardis et plus précis au moment de l’action; et la même précision maniaque, le même formalisme, le même souci des processus et des protocoles se retrouvent chez les trois protagonistes de La Fabrication du corps humain, à savoir: Dominique le jeune médecin, Anna l’employée-formatrice de la franchise de fast-food Brother Burger, et Jean-Pierre le gérant local de celle-ci qu’on pourrait dire l’entrepreneur type en train de théoriser le-top de l’entrepreneuriat épanouissant pour tous, carrément tip-top.
    Jérémie André ne pratique pas la satire, enfin pas tout à fait. Son ironie n’en est pas moins proche du sarcasme, comme lorsque Dominique constate que, désormais, à l’hôpital, on soigne les ordinateurs avec plus d’application que les patients, comme Anna constate que les friteuses de son restau demandent autant sinon plus de soins que les clients. Et Jean-Pierre de penser et d’agir comme un robot de gestion, enfin presque, puisque son humanité subsiste en lui sous forme de jalousie archaïque ou de compulsion woke quand il considère son employé noir...
    Je suis curieux de découvrir les commentaires marquant la réception publique et critique de ce premier roman , qui pourrait se limiter au brillant exercice de fabrication ou fonder une œuvre à plus grandes largeurs - on verra bien si la folie indispensable à l’écrivain authentique bouscule demain la sage technique du praticien ...

  • Prends garde à la douceur (5)

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    (Pensées de l'aube, V)
     
    De cette réminiscence. – Si la rose de l’aube se défroisse c’est que tu l’as rêvé, c’est ton désir d’aube qui fait monter les couleurs, ton souvenir à venir de jours meilleurs, ton haleine venue d’un autre souffle, ton malheur de n’être pas digne de ce qui sera, ton bonheur d’attendre de nouveau tous les jours en te rappelant ce parfum d’avant l’aube qui t’attend.
     
    De la survie.– J’ai mal au monde, se dit le dormeur éveillé, sans savoir à qui il le dit, mais la pensée se répand et suscite des échos, des mains se trouvent dans la nuit, les médias parlent de trêve et déjà s’inquiètent de savoir qui a battu qui dans l’odieux combat, les morts ne sont pas encore arrachés aux gravats, les morts ne sont pas encore pleurés et rendus à la terre que les analystes analysent qui a gagné dans l’odieux combat, et le froid s’ajoute au froid, mais le dormeur éveillé dit à la nuit que les morts survivent…
     
    De la vile lucidité.– Ils dénoncent ce qu'ils disent des alibis, toute pensée émue, tout geste ému, toute action émue ils les dénoncent comme nuls et non avenus, car ils voient plus loin, la Raison voit toujours plus loin que le cœur, jamais ils ne seront dupes, jamais on ne la leur fera, disent-ils en dénonçant les pleureuses, comme ils les appellent pour mieux les démasquer - mais ce ne sont pas des masques qu’ils arrachent : ce sont des visages...
     
    De nos pauvres mots. – Mais aussi tu te dis: de ta pitié, qu’en ont-ils à faire ? Les chars se retirent des décombres en écrasant un peu plus ceux qui y sont ensevelis et tu devrais faire ton sac, départ immédiat pour là-bas, mais qui s’occupera du chien et des oiseaux ? Et que fera-t-elle sans toi ? Et toi qui ne sait même pas construire un mur, juste bon à aligner quelques mots - juste ces quelques mots pour ne pas désespérer: courage aux survivants…
    Peinture: Edvard Munch.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, IV)
     
    De l’offrande. – Je me réveille à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées et là-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté, je vous donnerai ce qui m’a été donné les yeux fermés.
     
    De l’absence.– Je n’aime pas que tu ne sois pas là, je n’aime pas avoir pour écho que ton silence, je n’aime pas cet oreiller que ta tête n’a pas martelé du chaos de tes songes, je n’aime pas cet ordre froid de ton absence que nous sommes deux à ne pas aimer, me dit ton premier SMS de là-bas.
     
    De l’espérance.– Tu me dis, toi le désespéré, que mes pleurs sont inutiles, et tout est inutile alors, toute pensée comme l’aile d’un chant, tout esquisse d’un geste inutilement bon, toute ébauche d’un sourire inutilement offert, ne donnons plus rien, ne pleurons plus, soyons lucides, soyons froids, soyons utiles comme le couteau du bourreau.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, III)
     
    Des chiffres.– Ma lampe d'avant l'aube s’inscrit dans la statistique selon laquelle chacun de nous représenterait, d’après le télescope Hubble, environ neuf galaxies, soit quatre-vingt milliards de galaxies abritant chacune à peu près cent milliards de soleils. Notre Voie Lactée dénombrant quatre cents soleils, soit soixante-neuf soleils pour une lampe individuelle, et chaque étoile ayant une espérance de vie d’environ treize milliards d’année, je n’en considère pas moins l’humble ampoule halogène de ma lampe avec reconnaissance...
     
    Des bons sentiments.– Je me défie de celui qui se prévaut de sa foi bien plus que de celui que sa révolte enflamme. Le bien qui profite, la vertu qui se donne elle-même en exemple, l’émotion qui se nourrit d’un malheur approprié, me révulsent également, même s’il y a de la vraie bonté et du vrai sentiment dans les bons sentiments. Mon idéal juge ma réalité cabossée et c’est en moi que je travaille à la réparer, sans rien montrer de mes bons sentiments...
     
    De la complication et du Mystère.– Dire que tout est trop compliqué revient à nier la réalité, devant laquelle rien n’est simple. Pour faire savant et plus fiable, on dira complexe au lieu de compliqué, mais la complication est plus incarnée à mes yeux que la complexité, laquelle s’ouvre cependant au Mystère. S’il est résultat d’un travail, le simple réapparaît dans ce qu’on appelle, en horlogerie, une complication, chef-d’œuvre de mécanique au même titre qu’un sonnet de Baudelaire ou qu’une sonate de Mozart. Ce qu’on appelle l’âme humaine, l’esprit humain, le cœur humain, ressortissent en revanche à la complexité, aval de la poésie et de la musique où toute complication semble un jeu d’enfant...

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, II)
     
    Du silence.– La lune à son clair irradie la mer de brouillard nous coupant, sous le ciel d’un noir pur, du monde d’en bas - trop belle illusion, panorama, théâtre, qu’une poignée de lumières humaines, dans le val proche et sur le versant de la montagne d’en face, dissipe pour nous relier les uns aux autres dans la nuit mutique.
     
    Du mal. – Je me suis réjoui dès mon éveil de les savoir à l’ombre depuis hier, les deux salauds qui vers Noël ont massacré le vieil homme devant son épouse, pour de l’argent. La lune blême, la lune blafarde éclaire à l’instant l’intérieur de leur cellule. Je prie leur Dieu cruel de leur inspirer terreur et peine qui les relie alors, par le sang répandu du vieil homme, à la vieille dame qui pleure dans sa maison.
     
    Des enfants. – Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est contre nature. La mère inquiète pour rien, le poète angoissé pour rien, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent – tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort. Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger, sauf des enfants privés de sommeil.
     

  • Pour mieux comprendre le wokisme, tâchons donc de le « déconstruire »...

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    Un essai très documenté à coloration polémique, La religion woke, de Jean François Braunstein ; Dysphoria mundi, le nouveau pavé du « trans » Paul B. Preciado, figure en vue du wokisme ; et Bienvenue au Wokistan, recueil à dominante néoféministe rassemblant les textes d’une trentaine d’activistes multisexes: autant d’approches d’une mouvance idéologique jugée délétère par les uns, vécue par d’autres comme une protestation libératrice.    

     

    Jean-Louis KUFFER

     

    « Stay woke ! », s’écrie la conscience blessée devant l’atrocité de ce qui est, et je me le rappelle tous les matins en prenant des nouvelles du monde nous arrivant au même instant de partout, et je me dis que ça ne devrait pas être, comme je me le suis dit enfant à la découverte d’un premier oiseau mort dans notre jardin, de même que je me le suis dit l’an dernier après qu’un jeune flic paniqué de nos régions eut flingué un Noir au comportement inquiétant, et comme je me le dis ce matin en prenant des nouvelles d’Ukraine et de partout : « Reste éveillé ! »

    Hier soir encore, l’atrocité du monde m’est revenue avec les épisodes insoutenables de telle série coréenne (Juvénile justice, sur Netflix) consacrée aux conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants devenant parfois de monstrueux délinquants, et l’inventaire des calamités imputables à ce que Montaigne appelait « l’hommerie » se trouvait une fois de plus ressassé, enfants et femmes battus, viols et violences à n’en plus finir, et j’entendais la voix de ma conscience meurtrie me répéter : «reste éveillé ! »

    Serais-je donc un wokiste  ? Mais de quel droit pourrais-je m’approprier cette appellation, issue des mouvements de protestation noirs tels les BlackLiveMatters ? Et vous qui rejetez le wokisme, comment l’entendez-vous ? Êtes-vous raciste, sexiste, défenseur acharné du patriarcat ? De quoi parlons-nous ? Ne serait-ce pas le moment de «déconstruire» les  discours relatifs au wokisme ?

    C’est entendu : le verbe « déconstruire » fait un peu langue de bois universitaire, mais en l’occurrence le procédé serait bien celui-là : à savoir décortiquer les éléments d’un discours qui prête à confusion et tâcher d’en reconstituer un énoncé plus intelligible. Autrement dit: écouter ou lire ce que disent les wokistes au lieu de couper court (genre pauvre-mec-casse-toi-point-barre) comme pas mal d’entre eux procèdent d’ailleurs avec le mâle blanc violeur potentiel et increvablement colonialiste, donc raciste et quelque part crypto-fasciste, etc.

    Cette idée conciliatrice m’est venue à la lecture, surtout, de deux livres également intéressants quoique opposés dans beaucoup de leurs positions, qui pratiquent chacun à sa façon ladite « déconstruction ». À savoir : Dysphoria mundi de Paul B. Praciado, et La religion woke de Jean-François Braunstein.

     

    Un « trans » à deux faces

    De la « déconstruction », le nouveau pavé de Paul B. Preciado, disciple d’ailleurs de l’inventeur du concept littéraire que fut Jacques Derrida, est à l'évidence un parangon, voué qu’il se veut, entre autres, à l'analyse critique des faits et discours liés à la gestion « biopolitique »des crises sanitaires les plus caractéristiques de notre temps, des années sida aux années covid.

    Se défendant du complotisme, autant que de l’esprit binaire, Preciado ne voit pas moins, à la suite de Michel Foucault, ou de Susan Sontag pour le cancer, un lien direct voire « logique » entre maladie et société, virus et pouvoir ou, plus précisément, entre la pandémie récente et le système capitaliste qu’il qualifie de pétro-sexo-raciste. Cela pour le cadre idéologique de son discours majoritairement « trans », de visé quasi dystopique. Mais l’ouvrage de Preciado se module aussi en « poème » beaucoup plus personnel, où celui qui a vécu le confinement, comme nous tous, multiplie les observations par-delà les généralisations de l’idéologue impatient de voir les trans, queer, femmes violée et autres victimes accomplir une nouvelle révolution mondiale, etc.  D’où la nécessité, pour le lecteur ou la « lecteurice » (ce néologisme  est de Preciado lui-même), de «déconstruire» à son tour sa réception du texte aux niveaux de discours contrastés disons: du militant hyperdocumenté aux argumentations aussi sophistiquées que tendancieuses,  et de l’écrivain tripalement impliqué, punkoïde de ton et de style, et non sans réel attrait.

    De son côté, le prof de philo émérite de la Sorbonne Jean-Francois Braunstein s’emploie lui aussi à « déconstruire » les discours même du wokisme dont il scrute les tenants blacks américains, liés à la rue,  et les aboutissants idéologiques largement relayés par l’université américaine, dont les théories font figure de nouveaux dogmes et suscitent passions et scissions, exclusions et excisions de langage.

    Qui a raison et qui a tort ? A qui le Bonus et le Malus, pour parler binaire, alors que Preciado autant que Braunstein prétendent chacun dépasser le binarisme ? Loin de moi l’idée de les renvoyer dos à dos ni non plus de concilier ce que je sais inconciliable. Mais briser là ou choisir ? Sûrement pas : mon expérience personnelle m’en empêche, et ce sera ma façon là encore de « déconstruire » ma lecture de ces deux «frères humains» que de confronter leurs écrits  à la complexité de la vie, à commencer par la mienne (je parle au nom de tout lecteur de bonne foi et de bon sens), en oubliant ( !) que je suis une sorte de résidu vieillissant de mâle blanc portant sur lui «l’arme du viol »...

     

    Colères contre colères, mais après ?

    Souvenir perso : ce soir de 1979 où, revenant bouleversé d’une réunion de son groupe révolutionnaire LGBT avant la lettre, mon ami Ted me raconte comment filles et garçons, lesbiennes et gays, en sont venus aux cris et aux mains après que Léa (prénom fictif) eut lancé à Théo que toute discussion était impossible avec un mec portant sur lui « l’arme du viol »...

    C’était il y a plus de quarante ans, et voici, peu avant son suicide, ce que me répondit mon ami Roland Jaccard lorsque j’évoquai, seul à sa table, la détresse d’une jeune fille de mon entourage séquestrée et violée par le compagnon dont elle était décidée à se séparer: que bien entendu elle l’avait voulu... Alors chacune et chacun d’y aller de son anecdote, entre le « tous violeurs » et le « toutes menteuses »…

    Or c’est justement à la table de Roland Jaccard, au restau japonais Chez Yushi, à Paris, que j’ai rencontré Jean-Francois Braunstein, avant de lire La philosophie devenue folle, saisissant aperçu des nouvelles théories du genre et de la race dans les universités américaines,  où il aussi question, en termes vifs, de Beatriz Preciado devenue Paul, déjà très répandu dans les médias parisiens en nouvel apôtre du wokisme, et signant aujourd’hui  Dysphoria mundi.

    Le terme de wokisme, au moment de ma rencontre avec Braunstein, en 2018, n'était pas encore courant, mais La religion wokiste s'inscrit dans le droit fil de l'ouvrage précédent, avec le même souffle polémique explicite.

    Car la colère des wokistes, que Braunstein reconnaît d'ailleurs légitime « à la base », soulève la sienne aussi par ses excès, voire ses délires, quitte à lui faire voir parfois du wokisme partout; et de même suis-je disposé à partager pas mal des colères de Preciado, en déplorant ses généralisations souvent abusives.

     

    Une religion, vraiment ?

    J’ai quelques réserves, à vrai dire,  par rapport au terme de religion appliqué au wokisme par Braunstein, mais c’est lui-même qui nous apprend  que la notion a été introduite par le prof de linguistique John McWorther, un de ces Noirs opposés au wokisme dans l’antiracisme aveugle duquel ils voient une menace d’infantilisation des Blacks – le titre du dernier ouvrage de McWorther étant d’ailleurs explicite: Le racisme woke. Comment une nouvelle religion a trahi l’Amérique noire...

    Si le wokisme relève de la mouvance idéologique, comme avant lui le politiquement correct, ou le New Age «vintage », plus que de la religion – faute de toute transcendance invoquée et de tout pardon accordé -, il a bel et bien des aspects religieux dans ses rites et ses codes verbaux, son moralisme et son esprit grégaire, mais avec un refus des données naturelles qui le distingue pour le moins des grandes traditions spirituelles. Refus de la filiation, refus de la différenciation biologique des sexes, refus de la simple réalité « tombant sous le sens »…

    « Religion des fragiles » marquée par l’effacement du corps et la neutralisation des femmes en tant que telles  (trans en bisbille avec les lesbiennes et les féministes « classiques », comme on le voit chez Preciado), mais aussi par la dénonciation essentialiste  du racisme blanc, la lutte contre la Science « viriliste » et la mise en doute des Lumières, le wokisme, comme le premier christianisme selon Tertullien (« Je crois parce que c’est absurde ») a cela de particulier qu’il échappe à tout débat rationnel et séduit même les pontes universitaires ou politiques. 

    Jean-François Braunstein accumule ainsi les exemples de consentement aberrants aux thèses wokistes les plus extrêmes, jusqu’aux plus hautes autorités (il cite la Royal Society de Nouvelle-Zélande cautionnant des thèses créationnistes pour des motifs strictement opportunistes), dans un contexte rappelant évidemment l’opposition de l’Église romaine aux avancées de la Science...

    Son indignation de professeur spécialiste de la philosophie  des sciences et de l’histoire de  la médecine, inquiet de voir les thèses les plus farfelues défendues par certains de ses collègues  (en matière de biologie mais aussi de mathématiques), fait écho aux plus vives réactions, notamment de scientifiques venus des pays de l’Est qui se rappellent les ravages de l’idéologie dans le champ de la Science. Marx parlait de la religion comme de l’opium du peuple ? Mais si c’était plutôt, ici, la drogue de certaines «élites» et de leurs disciples ignares ? 

    Pour détendre un peu l’atmosphère, après mes lectures de Braunstein et Preciado, je me suis amusé à lire aussi les textes, où la débilité démagogique jouxte des arguments parfois recevables, du recueil très militant intitulé Bienvenue au Wokistan, où l’on trouve notamment l’injonction d’une certaine Pauline Harmange, qualifiée de « globe-trotteuse des masculinités fragiles», à détester les hommes en leur opposant la plus totale misandrie. Prête à considérer désormais les hommes comme un groupe homogène ou une classe sociale, elle y va de son appel à l’épuration de cette infâme créature qu'est le mâle blanc selon elle.

    « Rien, rien ne vous est dû ! », nous balance-t-elle sans une once d'humour, « il va falloir commencer à mériter »... Et ce que je me demande, alors, c'est si nos amies féministes ont vraiment mérité d'être représentées par une agitée sexiste de cet acabit ?

     

    L’éveil reste à « déconstruire »…

    Déconstruire l’idéologie woke ? Voyez alors, aussi, par où elle passe comment elles se répand, et le recueil de Bienvenue au Wokistan, édition sur papier de podcasts, en est un bon exemple. Dès le début du wokisme, la rue et le rap, mais surtout les réseaux sociaux, nouveaux moyens de diffusion des opinions de meute, ont proliféré. Y a-t-il de quoi s’en inquiéter ? Jean-François Braunstein l’affirme, quitte parfois à pousser le bouchon trop loin en affirmant que Facebbok ou Netflix de viennent des vecteurs du wokisme…

    Du moins restons éveillés, mais sans esprit de vengeance et sans cette propension actuelle à se réclamer de la souffrance des autres pour établir sa vertu à bon compte. Répondre à la haine par la haine, ne voir partout qu'abus et noirceur, faire de l'Occident seul ou du seul mâle blanc des monstres n’est-il pas, en fin de compte,  la meilleure façon d'ajouter à la confusion et au chaos, etc.

     

    Jean-François Braunstein. La religion woke. Grasset, 280p.

    Paul B. Preciado. Dysphoria mundi. Grasset, 590p.

    Bienvenue au Wokistan. Collectif. Binge Audio Editions, 2022, 175p.

     

     

  • Contre la déraison

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    Ou comment l’utopie révolutionnaire contribue à notre asservissement...
    « Stay woke ! », s’écrie la conscience blessée devant l’atrocité de ce qui est, et je me le rappelle tous les matins en prenant des nouvelles du monde nous arrivant au même instant de partout, et je me dis que ça ne devrait pas être, comme je me le suis dit enfant à la découverte d'un premier oiseau mort dans notre jardin, comme je me le suis dit l’an dernier après qu’un jeune flic paniqué de nos régions eut flingué un Noir au comportement inquiétant, et comme je me le dis ce matin en prenant des nouvelles d’Ukraine et environs.
    « Reste éveillé ! » Hier soir encore, l’atrocité du monde m’est revenue avec les épisodes insoutenables de cette série coréenne (Juvénile justice, sur Netflix) consacrée aux conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants devenant parfois de monstrueux délinquants, et l’inventaire des calamités imputables à ce que Montaigne appelait l’hommerie se trouvait une fois de plus ressassé, enfants et femmes battus, viols et violences à n’en plus finir, et j’entendais la voix de ma conscience meurtrie me répéter : comme cela a toujours été, mais il ne faut pas dormir...
    Sur quoi j’entends que « stay woke », en américain d’aujourd’hui, voudrait dire tout autre chose en matière de changement. Un poète le clamait jadis : il faut changer la vie. Et voici que les nouveaux éveillés le prennent au pied de la lettre en changeant les lettres de la vie, l’ADN devenant NADA ou n'importe quoi.
    On y reconnaîtra le retournement des slogans, caractéristique de toutes les révolutions, et avec les dernières nouvelles , atroces, d’Ukraine ou des fronts des commissariats et des services d’urgences du monde entier, nous arrive ce matin la rumeur que tout ça ne serait qu’assignation arbitraire et qu’en réalité il suffirait de changer les mots pour changer les choses, mais comment supporter cet aveuglement ? Comment ne pas voir que prendre ses fantasmes pour la réalité nous prépare de nouveaux lendemains qui déchantent ?
    Restons éveillés mais sans esprit de vengeance et cette propension actuelle a endosser la souffrance des autres pour se blanchir. Répondre à la haine par la haine, ne voir partout qu'abus et noirceur, faire de l'Occident seul ou du seul mâle blanc des monstres est la meilleure façon d'ajouter à la confusion et au chaos, etc.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, I)
     
    De la joie. - Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.
     
    De l’Un. – Ma conviction profonde est qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.
     
    Du noir. – Plus vient l’âge et plus noir est le noir d’avant l’aube, comme un état rejoignant l’avant et l’après, à la fois accablant et vrai, mais d’une vérité noire et sans fond qui reprend bientôt forme tandis qu’un sol se forme et qu’un corps se forme, et des odeurs viennent, et des saveurs, et la joie renaît - et cet afflux de nouveaux projets.
    Peinture JLK: Toscane rêvée.

  • Ceux qui desservent leur cause

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde VII, 2023)
    A la Maison bleue, ce dimanche 15 janvier .- Je me suis imposé la lecture de centaines de pages, ces derniers temps, relatives à cette nouvelle mouvance idéologique sectaire qu’on appelle le wokisme, sans cesser de lire des livres de plus naturelle prédilection (le magnifique recueil des Portraits de femmes de Pietro Citati, son autre formidable essai intitulé Le mal absolu, La mort d’Elise de Marcel Jouhandeau et Le pas de la demi-lune de David Bosc), tout en peinant chaque jour une heure sur mon apprentissage du hangueul - comme on appelle la langue coréenne - et en regardant diverses séries parfois plus intéressantes qu’un tas de livres-qui-cartonnent, et je me dis ce matin que c’est ma paresse naturelle, ma débonnaireté et mon increvable curiosité qui m’empêchent de prendre tout ça trop au sérieux et de conserver mon équilibre personnel et mon indépendance d'esprit.
    Je lisais hier soir, dans La religion woke de Jean-François Braunstein, les pages très détaillées consacrées au rejet de la science « viriliste» par ceux et celles qui jettent le discrédit sur la biologie et même sur les mathématiques, estimées intrinsèquement androcentristes, et je me suis rappelé les méfaits du biologiste soviétique Lyssenko dans les années 30 du siècle passé, en guerre contre la science bourgeoise au nom de la science prolétarienne (sic) et promettant quatre récoltes par an au camarade Staline qui fit déporter ou fusilier les scientifiques doutant de ces absurdités.
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    Jean-François Braunstein a le mérite d’accumuler beaucoup d’exemples de nouveaux consentement aberrants aux thèses wokistes les plus extrêmes, jusqu’aux plus hautes autorités politiques ou académiques (il cite l’incroyable soumission de la Royal Society de Nouvelle Zélande cautionnant des thèses créationnistes pour des motifs strictement opportunistes) dans un contexte rappelant évidemment l’opposition de l’Eglise romaine aux avancées de la Science...
    Moi qui ne connais rien à celle -ci, nul en maths mais peu fier de l’être (alors que devrais l’être au contraire selon celles et ceux qui estiment que l’exigence d’une réponse unique à un problème est une preuve de condescendance...), et qui défends les délires révélateurs de la poésie, je ne puis qu’être humilié par la stupidité des attaque visant la rationalité en tant que telle, la rigueur scientifique, le respect des preuves et la considération honnête du réel et des lois de la nature.
    J’ai quelques réserves par rapport au terme de religion appliqué au wokisme par Braunstein, mais c’est grâce à celui-ci que nous apprenons que la notion a été introduite par le prof de linguistique John McWorther, un de ces Noirs opposés au wokisme dans l’antiracisme aveugle duquel ils voient une menace d’infantilisation des Blacks. Titre du dernier ouvrage de McWorther: Le racisme woke. Comment une nouvelle religion a trahi l’Amérique noire...
    Pour détendre l’atmosphère, je me suis amusé à lire aussi les textes, où la débilité démagogique jouxte des arguments tout à fait recevables, du recueil très militant intitulé Bienvenue au Wokistan, ou l’on trouve notamment l’injonction d’une certaine Pauline Harmange, qualifiée de globe-trotteuse des masculinités fragiles (sic), à détester les hommes en leur opposant la plus totale misandrie.
    Toute prête à considérer désormais les hommes comme un groupe homogène ou une classe sociale, elle y va de son appel à l’épuration de cette infâme créature qu'est l'homme selon elle.
    « Rien, rien ne vous est dû ! », nous balance-t-elle sans une once d'humour, « il va falloir commencer à mériter »... et ce que je me demande alors, c'est si nos amies féministes ont vraiment mérité d'être représentées par une idiote sexiste de cet acabit ?

  • Transes verbicides

     
    (Le Temps accordé - lectures du monde 2023)
     
    Ce vendredi 13 janvier.- Nous avons passé de la langue de bois à la langue de coton, me disait la romancière Cookie Allez il y a une vingtaine d’années de ça, quand un balayeur de rue était devenu un technicien de surface et qu’un cul-de-jatte se retrouvait identifié en tant que personne à mobilité réduite.
    Chère Cookie ! Se doutait-elle qu’un prénom comme le sien, aujourd’hui , serait convoité par maintes « personnes avec utérus», selon la nouvelle terminologie qui estime le terme de «femme» discriminant voire transphobe, alors que les personnes dotées d’un membre à « tissu érectile mâle » opteraient plutôt pour les prénoms d’Océan ou de Fluide...
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    Non je ne délire pas: je continue de lire, sans rire, les pages de La religion woke, de Jean-François Braunstein, consacrées à la disparition du terme restrictif de «femme» et à la guerre sororicide des féministes et des lesbiennes contre les trans, où l’on touche au fond de la question par ce qu’on pourrait dire l’excision de la langue courante visant à un nouveau négationnisme : à savoir le déni de la réalité par l’imaginaire et la seule autorité en la matière qu’est la conscience. Celle-ci me dit que je suis femme au dam de ma paire de couilles, donc je suis femme - point barre.
    Aucun problème n’est-ce pas ? Sauf si les femmes fières de l’être ou préférant leurs semblables aux mecs couillus et aux trans qui le restent dans les vestiaires et sur les stades de la Performance, voire dans les prisons de femmes, faussent le jeu en cumulant les atouts.
    Braunstein ne polémique pas dans le vide : il multiplie les exemples, surtout anglo-saxons, de cette nouvelle guerre picrocholine (au secours Rabelais !) où l’on voit des autorités sanitaires ou politiques réviser le langage courant pour ne pas discriminer telle ou telle minorité, à commencer par les trans.
    Le pénis rebaptisé « tissu érectile mâle » n’est pas une invention malveillante: c’est l’expression de remplacement proposé par le doyen d’une faculté de médecine américaine à une urologue , laquelle l’envoya heureusement paître, alors qu’à l’université de Californie telle campagne de prévention du cancer du col de l’utérus ne s’adresse pas explicitement aux femmes (nos sœurs dites women) mais aux « personne ayant un col de l’utérus »)...
    Ce qui m’amène ce matin à éviter de penser à notre seconde fille comme à une « mère » en voie prochaine d’accoucher d’une petite fille (l’échographie n’est qu’un détail de l’histoire) , mais à une « parente donnant naissance » et peut-être en mesure de nourrir le nouveau «sujet neutre» au « lait parental », avant l'assignation d'un sexe ouvert à toute révision.
    Vous vous inquiétez, comme la romancière mal pensante Joanne Rowling, mère présumée du petit Harry Potter, de ce qu’on enferme désormais certains ex-violeurs devenus trans tout en gardant sur eux «l’outil du viol» dans des prisons de femmes, au point de tweeter à la manière d’Orwell: « La guerre c’est la paix. La Liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force. L’individu avec pénis qui vous a violée est un femme» ? Inquiétude justifiée, vu le haro vengeur de la meute sur Rowling !
    Et ça ira si loin qu’aux tweets de celle-ci un trans homme devenu femme et accepté en tant que telle dans une compétition d’arts martiaux mixtes, se vante d’avoir massacré deux femmes, déclarées transphobes, au moment même où les fédérations sportives ouvrent les compétitions sportives féminines aux hommes s’auto-identifiant comme femmes sans aucun critère physiologique.
    Ce qui fait dire à Linda Blade, ancienne championne et entraîneuse: « La recommandation d’ouvrir le sport féminin à des mâles est sans doute, quelque soit l’intention, la décision la plus misogyne dans l'histoire du sport. En effet statistiquement, les athlètes masculins sont 40 o/o plus lourds, 15 o/o plus rapides, 30 o/o plus puissants, et 25 a 50 o/o plus forts que leurs homologues féminins indépendamment de quelque intervention hormonale».
    De la langue de coton, l’on aura passé ainsi à l’algorithme inclusif de la novlangue des zombies sympas, fusionnés en système binaire numérique par le dernier avatar autoproclamé scientifique de la théorie des fluides, etc.
    Jean-François Braunstein, La religion woke. Grasset, 2022.

  • Retournez les fusils !

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
     
    A la Maison bleue, ce jeudi 12 janvier. - À vingt ans, l’injonction me semblait aller de soi, et tous mes camarades progressistes le répétaient en meute au nom des damnés de la terre: que c’était l’heure des brasiers et le moment de retourner les fusils.
    La vision des chiens de garde de la pensée bourgeoise incarnée par les mandarins de l’Université ne faisait qu’exacerber notre rage d’anges exterminateurs. Le camarade Paul Nizan, auteur précisément du pamphlet intitulé Les chiens de garde, avait écrit ces mots qui me semblaient l’expression même de ma conscience malheureuse: « J’avais 20 ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie ».
     
    Puis ce fut Mai 68 et les fusils retournés, le même genre de sentences solennelles émaillant les murs de nos chambres d’étudiants angéliques se prenant pour des démons, et telle nuit, à la Sorbonne occupée, dans le tourbillon des discours enflammés comme des torchères de rhétorique, les groupes de discussion se transformant bientôt en sous-groupes divisés annonçant toutes les scissions, les divisions et les révisions, les cris des militants et des militantes déjà furieuses de n’être pas entendues, il m'a semblé que tout ce qui était vociféré se détachait déjà de la réalité, avec, dans la bouche, le poids de cette langue de bois qui n’était que la grimace du langage bourgeoi; j’avais vingt ans et un an et comme un premier dégoût physique de toute idéologie m’était venu cette nuit-là à la Sorbonne où les anges se déchaînaient.
    Des anges de ce temps-là et des années qui ont suivi, un mâle blanc venu de l’Est, un certain Milan Kundera, une espèce de dissident, avait brossé le portrait dans son Livre du rire et de l’oubli, et le relisant je me suis retrouvé aujourd’hui au milieu des mêmes anges, plus désincarnés encore que leurs aînés et non moins péremptoires.
    Un demi-siècle après nos vingt ans, à treize jours de la naissance d’une petite fille dont l’avenir ne sera pas pire, je le crois, que celui d’un enfant de 1923, j’essaie de me représenter ce que ressens « la mère », « notre fille » , sans y parvenir évidemment faute de la moindre incarnation, mon seul droit étant de me taire.
    Et de même ai-je envie de dire ce matin, à toutes les femmes qui n’ont pas enfanté , de mesurer ce qu’elles disent à ce propos.
    Et qu’on ne me chante pas que c’est un « petit ange » qui nous viendra...
    Ces réflexions paraîtront d’une banalité affligeante aux sachants qui travaillent les sujets de l’identité maternitaire, mais je les emmerde, ou plus exactement : je vais les écouter et déconstruire leurs théories pour retourner mon fusil de la manière la plus tranquille et souriante en mon pacifisme de vieil ange aux articulations grinçantes et à peu près à bout de souffle : je vous aime et vous emmerde.
    Vous croyez me tenir, ou même me blesser (vous allez me sortir la freudaine de la « blessure narcissique ») en me traitant de mâle blanc forcément raciste et colonialiste quelque part, mais vous tombez mal car je le pense aussi : je suis quelque part tout ça et bien pire: je l’écris autant que je m’obstine à lire toutes sortes de livres juste bons à brûler sur vos bûchers virtuels ou réels.
    Retourner les fusils , en fin de compte, me semble une démarche à relancer de manière pacifique en continuant de «déconstruire» les systèmes par le jeu du décentrage ironique ou mieux: de l’humour.
    Lorsque le marquis de Sade retourne les fusils du dogmatisme catholique dans son théâtre évoquant une messe sodomite, comme Jean Genet a sa façon, ils inspirent évidemment des activistes plus directs et moins géniaux, mais pour ma part je trouve plus de hardiesse non conformiste chez un Marcel Aymé et plus d’humanité lucide chez un Tchekhov qu’il serait évidemment grotesque de réduire au statut de mâle blanc alors qu’il s’est montré plus réellement actif, en termes d’enseignement ou de liberté d’esprit, que tant de révolutionnaires prêcheurs, entre rues et salons.
    A propos de fusil , l’ange que j’étais a vingt ans, s’efforçant de manier cet engin à l’exercice militaire, n’a jamais pensé qu’il pourrait tuer réellement quelqu’un, ne trouvant pas plus réel l’Ennemi supposé et désigné de l’époque - le Rouge.
    Or notre problème est sûrement là dans les grandes largeurs occidentales, alors même que les armes parlent « a côté de chez nous »: ce déni de réalité qui est le propre des anges excluant «cela simplement qui est », sexes floutés et genres indifférenciés dans le transhumain voué au compost...
    Par conséquent ce matin je retourne mon fusil de papier et tire un coup de bonne humeur en apprenant que mes petits-fils ont repris l’école et s’en réjouissent - où l’on voit que la chair est faible...
    Dessin: Matthias Rihs.

  • Frères humains en désaccord

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    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
     
    À la Maison bleue, ce mardi 9 janvier.- Le titre de ma prochaine chronique qui sera consacrée au thème du wokisme, m’est venu tout à l’heure au petit parc voisin séparant la Maison bleue où j’ai mon camp de base des eaux vertes du lac connu pour être le plus grand d’Europe, la balade hygiénique de mon camarade chien coïncidant souvent à la survenue d’heureuses formules issues de mes premières réflexions matinales, et c’était en octosyllabes (tous les titres de mes cent soixante chroniques publiées à ce jour se donnent en octosyllabes, ont remarqué certains experts) ceci: Pour mieux comprendre le wokisme / tâchons donc de le déconstruire...
    C’est entendu : le verbe déconstruire fait un peu langue de bois universitaire, mais en l’occurrence le procédé sera bien celui-là : à savoir décortiquer et analyser une série de faits par l’exercice de la critique permettant de reconstituer un énoncé plus intelligible des faits en question.
    Autrement dit: écouter ou lire ce que disent les wokistes au lieu de couper court (genre pauvre-mec-casse-toi-point-barre) comme pas mal d’entre eux procèdent d’ailleurs avec le mâle blanc violeur potentiel et increvablement colonialiste, donc raciste et quelque part crypto fasciste, etc.
    Cette idée conciliatrice m’est venue à la lecture de deux livres également intéressants quoique opposés dans beaucoup de leurs positions, qui pratiquent chacun à sa façon la deconstruction. À savoir : Dysphoria mundi de Paul B. Praciado, et La religion wokiste de Jean-François Braunstein.
    De la déconstruction, le nouveau pavé de Paul B Preciado est,à l'évidence, un parangon, voué qu’il est, entre autres, à l'observation critique des faits et discours liés à la gestion des crises sanitaires les plus caractéristiques de notre temps, des années sida aux années covid.
    De son côté, le prof de philo émérite de la Sorbonne Jean-Francois Braunstein s’emploie lui aussi à déconstruire les discours du wokisme dont il scrute les tenants blacks américains et les aboutissants sectaire qui lui font entrevoir une nouvelle religion rappelant le puritanisme protestant prêcheur et rejoignant les divers intégrismes actuels.
    Qui a raison et qui a tort ? A qui le Bonus et le Malus, pour parler binaire , alors que Preciado autant que Braunstein prétendent chacun dépasser le binarisme ? Loin de moi l’idée de les renvoyer dos à dos ni non plus de concilier ce que je pressens inconciliable. Mais briser là ou proscrire ? Sûrement pas : mon expérience perso m’en empêche, et ce sera ma façon de déconstruire ma lecture de ces deux «frères humains» que de les confronter à mon vécu épuré de toute idéologie, si j'excepte l’esprit de mes grand-mères, la Vaudoise Louise qui était tout imprégnée d’Ancien Testament (« Vanité des Vanités »,etc.) et la Lucernoise surtout attachée au Sermon sur la Montagne du rabbi Ieshouah (« Aimez vous les uns les autres », etc), donc en deçà ou au delà, à côté ou au-dessus du patriarcat pétro-sexo-raciste (dixit Preciado) du mâle dominant portant sur lui «l’outil du viol »...
    De l'anecdote aux signes du temps
    Souvenir perso : ce soir de 1979 où , revenant bouleversé d’une réunion de son groupe révolutionnaire LGBT avant la lettre, mon ami Ted me raconte comment filles et garçons, lesbiennes et gays, en sont venus aux cris et aux mains après que Léa (prénom fictif) eut lancé à Théo que toute discussion était impossible avec un mec portant sur lui « l’outil du viol »...
    C’était il y a plus de quarante ans, et voici, peu avant son suicide, ce que me répondit mon ami Roland Jaccard lorsque j’évoquai, seul à sa table, la détresse d’une jeune fille de mon entourage séquestrée et violée par le compagnon dont elle était décidée à se séparer: que bien entendu elle l’avait voulu...
    Alors chacune et chacun d’y aller de son anecdote, et chacun d’avoir raison, question de point de vue comme l’établit un nouveau relativisme « épistémique » qui voudrait que tout point de vue - surtout féminin - se substitue à toute vérité, fût-elle scientifique...
    C’est à la table quasi mythique de Roland Jaccard, au restau japonais Chez Yushi, à Paris, que j’ai rencontré Jean-Francois Braunstein, avant de lire La philosophie devenue folle où il est question , en termes négatifs, de Beatriz Preciado devenue Paul et cette sorte d’apôtre du wokisme qu’est l’auteur de Dysphoria mundi. Le terme de wokisme, au moment de ma rencontre avec Braunstein , n'était pas encore courant, mais La religion wokiste s'inscrit dans le droit fil de l'ouvrage précédent, avec le même souffle polémique explicite. Car la colère, qu'il reconnaît d'ailleurs légitime en partie, des wokistes, soulève la sienne aussi par ses excès, voire ses délires; et de même suis-je disposé à partager pas mal des colères de Preciado, en déplorant ses délires - qui sont souvent d'un écrivain de trempe, que j'apprécie - et ses généralisations tout à fait abusives, sans parler de ses visées révolutionnaires aussi chimériques que celles de mon ami Jean Ziegler communiste-malgré-tout, etc.

  • Lecture de White, de Bret Easton Ellis - feuilleton.

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    L'exergue:

    « La société sert d’intermédiaire entre, d’une part, une moralité intolérablement stricte et, d’autre part, une permissivité dangereusement anarchique, en vertu d’un accord tacite grâce auquel nous sommes autorisés à enfreindre les règles de la moralité la plus stricte, à condition de le faire calmement, discrètement. L’hypocrisie est le lubrifiant qui permet à la société de fonctionner de façon agréable… »

    Janet Malcolm Le Journaliste et l’Assassin.

     

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    1. J’aborde ce matin (2 mai 2019, 8h.) la lecture de White, dernier livre paru ce jour même en langue française mais déjà pas mal conchié par les médias américains, de Bret Easton Ellis. Je m’y colle sans le moindre préjugé et lui consacrerai une heure de lecture par jour, pas une de plus. Je viens de relire Moins que zéro, premier roman de BEE paru en 1985, et c’est sous l’éclairage californien - entre atonie psychique et anorexie physique, déprime de surface et détresse plus profonde, sexe sans amour et surf existentiel – marquant ce tableau d’époque d’une fraction de la «dissociété» nord-américaine, que j’entreprends, à l’autre bout de cette œuvre-symptôme comparable à celle d’un Michel Houellebecq, la lecture de cette espèce de confession morcelée, marquée illico par une sorte de dégoût latent envers l’environnement actuel et plus précisément les réseaux sociaux où l’auteur, soit dit en passant, s’est énormément répandu cette dernière décennie, n’écrivant plus que sous la forme de podcasts et de tweets…

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    2. C’est ainsi un zombie, mais combien lucide, parmi d’autres qui attaque lesdits réseaux sociaux multipliant à n’en plus finir «leurs opinions et leurs jugements inconsidérés, leurs préoccupations insensées, avec la certitude inébranlable d’avoir raison». BEE dit aussitôt sa colère et son angoisse à l’idée d’être attaqué à la moindre formulation d’une opinion non conforme, déclarée WRONG par la meute et qu’il estime «impensable dix ans plus tôt.

    3. En témoin de l’époque il parle du présent à l’imparfait : «Les peureux prétendaient capter instantanément la complexion entière d’un individu dans un tweet insolent, déplaisant, et ils en étaient indignés ; des gens étaient attaqués et virés des « listes d’amis » (…) La culture dans son ensemble paraissait encourager la parole, mais les réseaux sociaux s’étaient transformés en piège, et ce qu’ils voulaient, véritablement, c’était se débarrasser de l’individu.

     

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    4. Or ces premières lignes me rappellent aussitôt la censure brutale subie récemment par mon ami Roland Jaccard de la part de GOOGLE, appliquée à toutes ses vidéos postée sur YOUTUBE, supprimées d’un jour à l’autre sans la moindre explication. Ce que Bret Easton Ellis résume à sa façon en affirmant, à la fin de son préambule qu’ «en fin de compte le silence et la soumission étaient ce que voulait la machine».

     

    5. Le début du récit de White, lu hier soir en alternance avec les premiers chapitres de Tumulte et spectres du peintre polonais Joseph Czapski, me revient ce matin (vendredi 3 mai, 9h 37) en me rappelant à la fois le premier épisode de la série Under the Dome de Stephen King vu l’autre soir sur Netflix. Le même Stephen King a d’ailleurs marqué le jeune BEE lecteur, autant que les films d’horreur dans lesquels il a trouvé la force compulsive d’affronter son esseulement de jeune garçon laissé à lui-même par des parents aussi absents que ceux du protagoniste de Moins que zéro.

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    Des morts-vivants, pas loin des figures effrayantes de nos contes pour enfants, afin de mieux s’acclimater à l’angoisse latente planant sur les collines et canyons de Hollywood, avant de passer à l’âge adulte avec American gigolo, reflet d’une nouvelle forme de narcissisme plus ou moins gay avec l’apparition de l’homme-objet sous les traits de Richard Gere : tel est, notamment, la courbe du transit existentiel du jeune auteur qui, entre seize et vingt ans, va donner une forme littéraire à ses désarrois sous le titre de Less than zero.

     

    6. Lire en même temps White, de l’auteur-culte vieillissant mais hypermnésique et toujours d’attaque, et le témoignage de Czapski sur la sortie de l’armée Anders et de milliers de civils polonais de l’Union soviétique, en 1945, avant l’exode de ceux-ci en Afrique ou en Inde, constitue un excellent exercice de grand écart , tout à fait approprié au temps schizoïde que nous vivons...

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    7. En 1985, donc quarante ans après que Czapski traversait les déserts d’Iran, d’Irak et de Cisjordanie, dont il détailles merveilleusement les couleurs très changeantes, paraît donc Moins que zéro, qui devient best-seller en quelques mois à la surprise de l’auteur (qui a à peine passé la vingtaine) et de son éditeur Simon & Schuster qui n’a fait un premier tirage « que » de 5000 exemplaires. Or à quoi tient le succès de ce tableau plutôt déprimant de la jeunesse dorée et plus ou moins camée du L.A. des années 70-80 ? Probablement au décalque avarié, mais toujours glamour, d’un rêve américain continuant de nourrir les fantasmes…

    8. D’autant plus intéressante, alors, la suite de White, où l’auteur se rappelle la cuisante épreuve qu’a été la découverte de ce que les studios de Hollywood ont fait de son livre, en édulcorant et caviardant tous les aspects jugés déplaisants des personnages et de situations, jugés trop «durs» ou carrément «inappropriés», comme la déprime récurrente et la bisexualité de Clay, le protagoniste, et les relations souvent glauques liant les autres personnages. Résultat : un produit lisse et flatteur, belle image tissée de clichés, mais sans rapport avec le roman.

    9. L’empreinte du faux, titre éloquent d’un roman de Patricia Highsmith, autre observatrice acérée du cauchemar climatisé à l’américaine, conviendrait parfaitement, aussi, au récit de BEE, et notamment, dès la parution de son premier roman, par une expérience qu’il rapporte plus de trente ans après….

    Sa notoriété soudaine lui vaut, en effet, d’attirer l’attention de Tina Brown, patronne du fameux Vanity fair , qui lui propose de tirer le portrait, si possible au vitriol, du jeune acteur Judd Nelson qui l’a horripilée dans le dernier film de Joel Schumacher, St Elmo's fire. Un jeune auteur taillant un costard à un non moins jeune comédien jugé trop arrogant : le scoop.b4f0ce6a6ebb0d6f211b7b36dda87c31.jpg

    Or faisant connaissance avec Judd Nelson, Bret le trouve à la fois intelligent et très sympathique, au point que les deux compères imaginent une parade au portrait «assassin » espéré. Ainsi BEE propose-t-il à Vanity fair, en complicité avec l’acteur, un panorama des lieux supposés hyper-branchés où traîne la jeune garde hollywoodienne, de quoi snober les snobs new yorkais. Mais le tableau est hyper-bidon, la rédactrice en chef tombe dans le panneau et en voudra plus tard au méchant BEE… C’est du moins du Bret Easton Ellis tout craché, qui, dans American Psycho, se retournera de la même façon contre «son» milieu, lequel le maudira pour cela même.

    10. Bret Easton Ellis n’a rien d’un intellectuel académique, pas plus politiquement correct avant la lettre qu’après, mais il a l’intelligence vive de l’instinctif hypersensible et la rage de l’enfant déçu. Très tôt, en outre, il va vivre avec les acteurs (être acteur est le sous-titre d’un de ses chapitres) d’abord en spectateur puis en professionnel concerné, tant par son implication dans le milieu du cinéma que, plus récemment, en tant que réalisateur de podcasts à succès, où ses rapports avec les acteurs et autres célébrités qu’il interroge font l’objet de nouvelles réflexions pertinentes. Comme il le relève, notamment, les réseaux sociaux ont fait de nous tous des «acteurs» virtuels, avec une relance narcissique qui vire souvent au délire ou à l’agressivité.

     

    11. Mondanité à l’américaine que ce récit coupant court à toute fiction conventionnelle, ou commentaire de has been comparable aux «dictées» du Simenon retiré de toute création romanesque ? Ni l’un ni l’autre, ou alors la comparaison serait plus opportune avec les propos d’un Gore Vidal, dans Faits et fictions, entre autres observations d’un «enfant terrible» de deux générations antérieures…

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    12. Dès son installation à New York, dans un immeuble où crèche aussi un certain Tom Cruise, le nouvel auteur à succès BEE pense sérieusement à s’«insérer» dans le milieu des gens qui «comptent» de la Grande Pomme, et c’est à la même époque qu’il commence à prendre des notes pour un roman dont le protagoniste serait un yuppie de Manhattan, vivant dans ce même monde que Bret lui-même découvre non sans fascination.
    Or ce que nous apprenons dans la foulée, c’est qu’un dîner dans un restau chic, avec quelques jeunes loups de son âge dont l’hystérie matérialiste et l’esprit de compétition lui paraissent de véritables tueurs, est à l’origine de sa décision de faire de son protagoniste un serial killer sans savoir si celui-ci tuera « pour de vrai » ou seulement en imagination.
     
    13. En lisant American psycho, j’avais évidemment remarqué, comme tout lecteur (ou lectrice) attentifs, qu’après avoir massacré une (ou plusieurs ?) femme(s) dans sa chambre à coucher, Pat Bateman, le lendemain, apporte ses draps supposément encore trempés de sang dans une laverie dont les employés (Chinois il me semble) ne font pas mine de remarquer quoi que ce soit. L’explication reste elle-même ambivalente et pour ainsi dire «à choix», soit que Bateman n’ait assassiné qu’en imagination, et que ses draps sont restés plus immaculés que sa conscience; soit que les employés de la laverie en aient vu d’autres en ce drôle de monde et que des draps trempés de sang fassent partie du «décor»…
     
    14. La (re) lecture attentive de Moins que zéro, un peu plus de trente ans après sa parution, illustre mieux, à la lumière des observations rétrospectives de White, les tenants émotionnels et «nerveux» du regard de BEE (l’auteur) modulé par la sensibilité catastrophique de Clay (son personnages principal), beaucoup plus poreux et fragile, mais aussi plus «personnel» que sa mère et ses sœurs, dont l’indifférence blasée ou la curiosité vorace de pures consommatrices, devant le «spectacle» du monde, en disent long sur le désert affectif et intellectuel dans lequel «tout ça » se passe. Ainsi de l’effet produit, sur Clay seulement, par la vision nocturne d’une voiture en feu, flanquée de la conductrice mexicaine et de ses enfants, qui fait saliver ses sœurs de curiosité malsaine alors que lui-même, hanté par cette vision, va s’imaginer toute la nuit durant qu’un môme est resté dans les flammes.
     
    15. Sous son apparence glacée et plus ou moins glamour, évoquant parfois la peinture apparemment si superficielle d’un David Hockney, Moins que zéro vibre de sensibilité exacerbée - parfois secouée de sarcasmes assourdis -, et touche à une forme de poésie lancinante, notamment dans ses séquences en italique marquant le contrepoint du récit en «à-plats», pour investir réellement la profondeur des sentiments.
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    16. Cette notion d’investissement - non du tout au sens économique courant supposant un «retour» lucratif, mais en tant qu’implication réelle d’un sujet pensant et souffrant au milieu des objets accumulés en chaos – fonde une réflexion conséquente de Bret Easton Ellis sur la disparition, au passage (notamment) de l’analogique au numérique, des obstacles à surmonter que représentaient, pour satisfaire un désir ou un plaisir, la difficulté d’accès ou la rareté, l’attente et l’effort, aujourd’hui supprimés d’un clic, qu’il s’agisse d’un livre qu’on allait chercher en musardant en librairie, désormais accessible en moins d’une minute par Amazon et Kindle, ou d’une image érotique dans un magazine trouvé sous le lit du grand frère, aujourd’hui multipliée par des millions de scènes pornographiques dont l’industrie, soit dit en passant, constitue un fleuron de l’économie californienne.
    Est-ce dire que BEE «dénonce» Amazon ou la porno banalisée ? Pas même : il constate. Il constate l’effondrement de la notion même de désir et la disparition du charme de l’attente, le déficit « humain» qui découle de la vaporisation des relations en 3D au profit des prétendues «amitiés» nouées sur Facebook – pour ne prendre que cet exemple -, le plus souvent factices ou même toxiques, etc.

    17. Plus on avance dans la lecture de White, comme ce matin sous la neige à 1111m au-dessus de la mer (5 mai, 11h.16), et plus on perçoit le malaise de l’écrivain, qui a toujours refusé d’être classé en fonction de ses préférences sexuelles, sans les cacher pour autant, mais excédé par la victimisation de plus en plus insistante, et de plus en plus hypocrite selon lui, qui entoure, notamment, les homos et les noirs. Qu’une star du sport black& male fasse son coming out au dam de l’image qu’on se fait des cracks de son espèce, et voici que les médias, pleins de compréhension simulée, d’empathie ostentatoire voire de sympathie du style « on compatit », se penchent sur son cas manifestant quel courage, et s’adressent à lui comme s’il s’agissait d’un petit garçon de six ans que la vilaine sorcière Homophobia menace, n’est-ce pas…

    18. BEE parle beaucoup de cinéma dans White, et avec une pertinence de vrai connaisseur à qui on ne la fait pas, qui sait faire la part du contenu latent d’un film et de sa qualité artistique. Ainsi compare-t-il, à propos de la façon d’aborder, à Hollywood, les thèmes de l’homosexualité et du racisme, le film Moonlight, qui a fait un tabac en tant que portrait « poignant » d’un jeune homo noir malmené par tous et dont l’image finale gomme complètement les éventuels défauts personnels et, ô horreur, ses désirs réels.

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    Comme toute prise en compte sérieuse du contenu réel de Moins que zéro dans son adaptation au cinéma, évoquant une société complètement pourrie par l’argent et un protagoniste flottant entre les sexes et les substances, Moonlight évacue toute complexité , chez son pauvre noir homo forcément victime de la méchante société, pour faire mieux pleurer dans les chaumières vertueuses. A contrario, BEE cite un film un peu moins élaboré, du point de vue formel, intitulé King Cobra (visible sur Netflix) et qui met en scène deux bandes rivales de «hardeurs» gays vedettes de films pornos, dans une ambiance sexy au possible, avant que leur rapacité ne les pousse au crime – au risque de jeter une ombre « inappropriée sur la communauté LGBT. Et BEE de relever l’évidence : que cette violence n’est pas le fait de l’homosexualité mais de la très banale application de la loi de la jungle capitaliste.

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    19. Très intéressantes, aussi, les observations de Bret Easton Ellis sur son dédoublement, à un moment donné, quand il est devenu célèbre et qu’il découvrait jour après jour dans les médias, les faits et gestes rapportés de son personnage public. On voit cela aussi dans Moins que Zero, quand telle jeune fille prend des nouvelles de sa mère, actrice hollywoodienne au amants nomades, par les paparazzi. Ainsi le Bret «privé» se découvre-t-il un double «public», comme il y a un Tom « jeune » et un Cruise «adulte », avec les images de soi renvoyées à l’expéditeur plus ou moins capable d’humour. En choisissant de s’« insérer », BEE devait savoir qu’il prendrait des risques, et il les a pris parfois à son corps défendant, comme lorsqu’il tombe amoureux de tel ou tel acteur «casté» pour le film tiré de Zombies, alors même qu’on lui a dit que ce genre de « plans » était déconseillé.


    20. Bien entendu, les milieux concernés (les médias, le cinéma, les influenceurs littéraires, etc.) estimeront vertueusement que Bret Easton Ellis, dans White, crache dans la soupe. Encore heureux qu’il «pèse» plus, économiquement parlant, qu’un Roland Jaccard postant ses vidéos jugées inappropriées sur YOUTUBE, pour ne pas se faire virer de TWITTER ou de FACEBOOK. Mais il n’en raconte pas moins ses tribulations avec une association de défense des gays au sigle de GLAAD (Gay and Lesbian Alliance Against Defamation), dont il fait d’ailleurs partie, qui renonce à l’inviter à une de ses rencontres après qu’il a lancé deux ou trois tweets jugés « inappropriés »...

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    21. Je lis White en même temps que le PDF d’un livre en préparation de mon ami congolais Bona Mangangu, artiste et écrivain établi à Sheffield, que j’ai rencontré par le truchement de mon blog et dont le récit évoque, dans sa première partie, les sentiments éprouvés par son double «romanesque» débarquant, à Munich, dans une auberge où, au petit déjeuner, se déploie un véritable festin rabelaisien, qui le met mal à l’aise. Le livre est intitulé Maurice porteur de foi, allusion à la peinture de Grünewald figurant la rencontre de saint Erasme et de Saint Maurice le «moricaud» de la légion thébaine.

    Or le narrateur, noir et hypersensible, observe les bâfreurs bavarois et leurs hôtes nordiques en se rappelant les banquets des peintres flamands, tout en évaluant ce qui fait différer les bons vivants de la Renaissance des petits-bourgeois «libéraux» en goguette, sans se poser en juge pour autant. Artiste et témoin: c'est ce qu'on pourrait dire, aussi, de Bret Easton Ellis...

    1. Lorsque Bret Easton Ellis a fait lire, à son amant de l’époque (un brillant avocat sorti de Princeton et qui n’avait pas encore fait son coming out, pas plus que BEE d’ailleurs) le premier état de son nouveau roman achevé, American psycho, pour s’entendre dire cela simplement : « Tu vas avoir des ennuis ». Et quand il lui demanda un peu naïvement : « Avec qui ? », son ami lui répondit : « Tout le monde ». Et de fait, après que Simon & Schuster eut annoncé la parution du livre, prêt à l’édition, pour la fin de l’année, le scandale provoqué à l’interne dans la grande maison new yorkaise, la fit renoncer à la publication du roman, reprise peu après par un autre grand éditeur. Or ce qu’il y avait de nouveau dans cette autocensure éditoriale annonçait, selon BEE, un tournant « idéologique » qui allait plomber la société américaine entière, et dont on a ou voir l’effet collatéral récent quand la maison Gallimard a renoncé à publier le dernier roman de Martin Amis jugé «choquant» dans son approche d’un camp de la mort nazi. Pour ma part, j’ai lu ces deux romans et n’y trouve rien à censurer, et je me demande alors si je devrais «consulter», et puis non, et puis flûte.
    2. Ce que raconte BEE à propos de ses démêlés avec le GLAAD (Gay and Lesbian Alliance Against Defamation),alors même que la défense des gays cointre l’homophobie lui semble aller de soi, c’est un glissement vers la pensée unique qu’il taxe, maladroitement me semble-t-il, de tentation « fasciste ».

    «Ce que GLAAD contribue à renforcer, c’est la réduction des gays à des bébés hypersensibles, ostensiblement couvés et protégés – pas très loin des attaques hideuses contre les gays en Russie, dans le monde musulman, en Chine ou en Inde, pour ne nommer que quelques pays, mais pour rester à l’intérieur de la même sensibilité culturelle. GLAAD était au centre incandescent de la création de l’elfe magique, modèle gentillet d’une absurde élévation morale – une victime avec de gros pectoraux, on espère – et avait souvent applaudi aux stéréotypes que nous avions vu défiler dans des films homos embarrassants et des séries rétro dégradantes, en les déclarant « positifs » simplement parce qu’ils étaient, euh, gay ».

    Ceci dit, le terme de « fasciste », appliqué au nouveau conformisme de la political correctness,me semble inadéquat et reproduire, symétriquement, la même accusation faite à ceux qui refusent d’obtempérer. Le « fascisme » est évidemment autre chose, et le vocabulaire doit être révisé sous peine de confusion à n’en plus finir.

    1. Breat Easton Ellis a parfaitement raison, en revanche, de pointer une nouvelle tendance à dénoncer le « crime de pensée », qui va désormais s’appliquer à la littérature en général dès lors qu’elle menace l’intégrité angélique de chaque « elfe » lecteur (ou lectrice). L’Index est une vieille institution, qui permettait, dans l’optique catholique, de séparer le bon grain et l’ivraie en matière de lecture, et sans doute American psycho l’eût-il mérité. Mais quand la société dite «civile», supposée libérale et démocratique, flottant aux States entre bigoterie et cynisme mercantile, haute civilité et semi-barbarie consumériste, se prend pour la Nouvelle Eglise, quelque chose, euh, cloche, pour parler comme BEE…
    2. Nous n’avons pas attendu White,sans doute,  pour nous mettre  à réfléchir sur les méfaits du nouveau conformisme plus ou moins «totalitaire» dans sa prétendue « radicalité », sinon «fasciste», et le Juif homo conservateur Allan Bloom a montré le chemin, avec L’Âme désarmée, qui vient d’ailleurs de reparaître, autant qu’en France un Philippe Muray qu’on pourrait dire un  gauchiste de droite ou un anarchiste frotté de culture classique, et dont je relis Moderne contre moderneavec reconnaissance rétrospective. Mais ce qui est intéressant, avec BEE, c’est qu’il est immergé dans le monstre numérique, et que c’est de là qu’il parle. Bret l’ironiste n’est pas un grand intellectuel ni un profond moraliste, mais c’est un type qui aime la liberté et les nuances de la vie, qui ne se définit pas a priori par ses goûts sexuels ou culinaires, et que l’obsession nouvelle de l’évaluation, à coups de « like », inquiète à juste titre. De fait, la nouvelle «culture» du like est à considérer sérieusement. Qu’est ce que cette société de caniches attendant à tout moment un biscuit ? Ne vous transforme-vous pas en abruti en attendant qu’on vous « like », pour ne pas dire qu’on vous « lick », au sens du léchage de cul le plus trivial ? Et qu’est-ce que cette société qui vous demande votre avis dès que vous achetez une boussole par Amazon ou le dernier roman de Michael Connelly par Kindle ? Notre identité nouvelle, à part le fait que nous soyons blanc ou jaune, beur ou black, se réduira-t-elle bientôt à nos goûts caractérisés, classés et jugés, de clients potentiels du Grand Marché ? La question se pose aux Ricains autant qu’aux Chinetoques, aux lecteurs de Simone de Beauvoir autant qu’aux couturières vegan, etc.         

     

    (À suivre…)

    ELLIS, Bret Easton. White - édition française (French Edition) . Groupe Robert Laffont. Édition du Kindle.

     

     
  • Le chemin sur la mer

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    «Qui sait, il se peut que la vie soit la mort,
    et que la mort soit la vie » (Euripide)
     
    Tu ne sais pas où ils s’en vont,
    ou tu ferais semblant:
    tu le saurais très bien, au fond,
    mais faire l’ignorant
    du lieu qui n’aura plus de nom
    connu de leurs experts
    du vivant juste vécu
    comme la plus banale affaire
    te semblait élégant...
     
    Vous ne vous inquiéterez pas
    où vous êtes à présent -
    mais ce mot-là ne convient pas
    où vous êtes là -bas -
    non plus que cette expression là !
    Vous n’y penserez même pas,
    mais nous sommes ici
    parfois moins vivants que vous autres,
    à croire encore que vous pouvez
    faire de nous l’un des vôtres...
     
    L’invisible passage est lisible
    au cœur de chacun d’eux:
    d’un imperceptible coup d’aile
    elles retrouvent ce lieu
    dont le nom jamais prononcé
    dans l’obscure lumière
    seul fait de nous les passagers
    du chemin sur la mer...
     
    Peinture: Odilon Redon

  • Comme il pleure en notre coeur

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    Je sais que tu es dans mes larmes,
    mais je fais comme si
    rien ne pouvait me désarmer -
    tu es ma force aussi…
     
    Je ne sais où tu es parti,
    me disait-elle parfois
    quand j’allais seul là-bas dans la nuit
    à l’écoute de je ne sais quoi
    qu’elle aimait lire entre les mots -
    les mots indéfinis
    que je lui murmurais ensuite…
     
    Tu es la vague qui me soulève,
    dans l’air comme allégé
    et toi la mer où je me perds,
    aux rives oubliées,
    disiez-vous en écho…
     
    Dis-moi quelque chose ce soir,
    que j’entende ta voix
    juste ta voix des beaux matins,
    dans le noir du chagrin…
     
    (Peinture: Edvard Munch)

  • Au labyrinthe du deuil

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    « Un deuil est un labyrinthe ; et au cœur de ce labyrinthe, est tapi le Monstre, le Minotaure : l’être perdu. Il nous sourit ; il nous appelle ; on veut l’étreindre. C’est impossible, sauf à mourir aussi. Seul un mort sait étreindre un mort; seule une ombre sait en embrasser une autre. Au cœur du labyrinthe, le Minotaure n’est qu’une ombre, un fantôme, mais un fantôme si beau, si réel, si souriant qu’il nous convainc presque de le rejoindre, nous promettant de mettre fin au chagrin qui nous mine si on le suit, si on se laisse mourir.
    C’est là qu’il faut lutter, non seulement contre ce Minotaure dont les cornes de vent peuvent nous déchirer, mais surtout contre soi, contre la tentation du suicide. Ce qui ne signifie nullement qu’on doit à l’inverse s’empresser de remonter à la surface, à la rencontre de l’heureux soleil. Il faut aussi lutter contre l’espoir d’un bonheur immédiatement possible, poussés par la massive injonction de remonter la pente, car la vie continue.
    Qu’ils aillent au diable ! Il n’y a aucune rémission à souhaiter, aucune vie à maintenir. Refuser d’accepter la mort de ceux qu’on a perdus, c’est le plus beau, le plus durable monument qu’on puisse leur élever. Habiter son chagrin, lutter, là encore, non contre la souffrance, car on ne cesse jamais de souffrir pour les êtres aimés et perdus, mais pour atteindre, par cette souffrance, à l’état que seule leur absence peut engendrer, l’état auquel, de leur vivant, nous ne pouvions accéder, puisqu’ils n’appartenaient pas encore au temps des ombres : le don absolu de notre mémoire à leur souvenir.
    L’ascèse de la mémoire est l’unique manière de lutter, l’unique manière de re-connaître l’être perdu à force de vivre en sa compagnie d’ombre.
    Faire le deuil de quelqu’un n’est pas se morfondre dans un chagrin stérile, non : faire le deuil de quelqu’un, c’est tenter de transformer son propre chagrin en un moyen de connaissance, en une voie pour reconstruire en nous le monde du défunt, le rebâtir comme un temple ou un palais, et en arpenter ensuite les couloirs perdus, les passages dérobés, les pièces secrètes, pour y découvrir des vérités auxquelles nous étions aveugles lorsqu’il vivait.
    Un seul être vous manque, et tout est repeuplé : telle devrait être la morale du deuil; tel devrait être le cœur de la solitude des survivants »…
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    (Cette page est extraite de l'admirable roman de Mohamed Mbougar Sarr intitulé De purs hommes, paru aux éditions Philippe Rey /Jimsaan et réédité récemment en poche. Ce passage évoque la détresse abyssale dans laquelle se trouve une femme dont le cadavre du fils, soupçonné d'homosexualité, a été déterré de sa tombe pour être jeté aux ordures...)
     
    Peinture JLK: Au soir des lucioles, 2021.

  • Les Jardins suspendus dans Le Temps

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    Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...

    par Lisbeth Koutchoumoff

    A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.

    Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.

    1204726962.2.jpgLe sésame du conte

    Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».

    Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».

    En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».

    Le temps de l’oiseleur

    L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.

    Continent russe

    Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.

    Avec Annie Dillard

    Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.


     


    CHRONIQUES


    Jean-Louis Kuffer
    «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
    Pierre Guillaume de Roux, 416 p.

  • Petite musique de nuit

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    Les animaux de compagnie
    se sentent parfois seuls:
    le chat sur le piano transi,
    le petit épagneul,
    l’oiseau dans sa jolie nacelle,
    les poissons colorés -
    tous se demandent enfin:
    mais où sont donc passés
    les habitants de la maison
    du sommeil musicien ?
    Le garçon qui sentait si bon,
    jouant des sonatines,
    la femme aveugle aux genoux ronds
    débitant ses comptines,
    et leurs invités aux goûters
    de minuit sous la lune
    dans l’air au goût d’alcool de prune...
     
    Ceux qui savaient bien caresser,
    ceux qui jamais n’auraient levé
    ni le fouet ni la voix;
    ceux qui de leur archet
    tiraient de douces élégies;
    celles aux vocalises
    légères et gracieuses...
     
    Les animaux sont au abois:
    mais où est donc la mélodie
    de nos amis aux yeux fermés
    qui nous faisaient rêver ?
     
    Peinture: Vermeer, Le concert.

  • Fugues helvètes (13)

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    De l’aïeule du camarade Ziegler et du suicide des banquiers. Au Stamm du Café du Cygne. De l’honneur perdu des cadres de Swissair, traîtres à la patrie, et de divers projets de vacances.
    Lucerne, Café du Cygne, ce 14 juin.
    - «La vraie révolutionnaire était ma grand-mère, me dit un jour le camarade Ziegler, désignant une façon de vivre la démocratie, la justice et la liberté qu’il idéalisait peut-être mais que je respecte moi aussi comme un immémorial vieux fonds populaire d’une fidélité pure et dure en voie de dissolution dans le n’importe quoi, le folklore débile du nationalisme ou les accommodements médiocres de la gauche et de la droite ; et c’est à cause de nos aïeux plus ou moins mythiques qu’une autre fois, à la fin d’un débat sur l’actualité de Friedrich Dürrenmatt, au Centre neuchâtelois du même nom, je pris la défense de Jean Ziegler contre tel ponte du groupe d'influence Economie suisse le taxant de dinosaure d’une cause perdue, décidément coupé de toute réalité réelle. Or la table ronde se tenant exactement sous le grand tableau de Dürrenmatt représentant le suicide collectif des membres du Conseil d’Administration de la Banque Fédérale, je lançai au brillant ploutocrate : « Que non pas, messire, ce n’est pas notre ami Jean qui est mort, c’est vous et vos semblables, d’ailleurs regardez, levez les yeux, les voilà : vous êtes là, les pendus de la Société de Profit !»

    Et maintenant que je racontais la scène aux buveuses et buveurs du Stamm du Cygne, dans le quartier séculaire de Lucerne, évoquant du même coup l’infâme premier acte du procès des oligarques responsables de la chute de la maison Swissair, chacune et chacun y allait de son commentaire, le plus souvent sévère mais juste, dont le plus féroce était celui du jeune Werner S., actuaire capable de la Banque Raiffeisen : « Ces types sont ni plus ni moins que des traîtres à la patrie ! »
    Le Stamm est une institution en voie de disparition, même en Suisse alémanique. Au café qui est le centre du village concurrent de l’église, le Stamm (dont le nom signifie tronc) est cette table ronde de solide vieux bois constituant le milieu du café où chacun s’exprime. Le Stamm est plus précisément la réunion d’une société locale, mais la table de Stamm est devenu le Stamm, et ce jour-là le Stamm était à la fronde.
    « Une fois de plus ce sont les petits qui écopent tandis que ceux qui les ont mis à la rue se permettent encore de réclamer des dommages et intérêts ! C’est une honte ! Mais remarquez qu’il n’y a pas de femme dans la bande ! »
    Celle qui s’était exprimée n’était pas une séditieuse notoire, mais l’institutrice Regula L., du Parti Démocrate Chrétien, soprano appréciée du Chœur Paroissial.
    Et Max H. le Président de celui-ci, inspecteur d’assurances à la retraite et bon connaisseur de champignons, de renchérir : «Jawohl, je suis du même avis que Werner et Regula, et ce n’est pas tout de dire, comme les journaux, que c’est le Système qui veut ça… »
    « Le Système est le Système, mais la Swissair était aussi la Swissair… », fit alors valoir le pharmacien d’origine romande Jean-René F., quinquagénaire surnommé Joggeli pour sa manie de la Lapalissade.
    Cette conversation s’est multipliée par des cent et des mille, ce jour-là, dans les cafétérias des bureaux et les compartiments des trains de seconde classe, tandis que les tenants du Système expliquaient, l’air fataliste, que les Lois du Marché étant ce qu’elles étaient…
    De mon côté je présumais que les prochaines votations n’accuseraient pas, pour autant, de sanctions visibles à l’encontre desdits tenants du Système.
    La défiance qui s’était installée au Stamm, depuis quelques années, englobait aussi bien et le Système et le Monde mondialisé comme il allait, et bientôt le Café du Cygne, cela ne faisait pas un pli, serait remplacé par un McDo ou quelque autre Starbuck.
    En attendant on y faisait des projets de loisirs et de vacances, tels que nos aïeux plus ou moins révolutionnaires n’auront jamais osé en rêver. Regula L. avait entendu parler d’une pension bien tenue à Lanzarote où sa collègue Franziska S. avait passé deux semaines de rêve à lire le fameux roman de Milena Moser évoquant précisément les Baléares. Le jeune Werner, pour sa part, comptait passer une semaine en Suisse romande comme chaque année, au Paléo Festival dont son père avait déjà été un fan.
    Quant au Président du Choeur paroissial Max H., il envisageait une croisière culturelle dans les sites précolombiens du Mexique, alléché qu’il avait été par une offre combinée de la nouvelle compagnie Swiss et du voyagiste spécialisé Terre Entière, ce qui fit dire à Joggeli que si «Swiss n’était pas Swissair », comme que comme « un voyage restait un voyage »… (A suivre)

    Friedrich Dürrenmatt. La dernière Assemblée Générale du Conseil d'Administration de la Banque Fédérale. Huile sur toile, 1966.
    Glossaire helvétique:
    "Comme que comme", signifiant de toute façon, est un dérivé de l'expression allemande "so wie so".

  • Fugues helvètes (12)

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    De la Frau Doktor en knickerbockers. De la culture alternative ou alternée sur jachère. Où l’utopie se trouve recyclée en séminaires coûteux. Des vérités du Monte Verità.


    Ascona, Monte Verità, ce mercredi 13 juin 2007. - La Frau Doktor en knickerbockers remontait au pas de charge les allées fleuries du Monte Verità, me rattrapa sur un faux plat et me débita, sans reprendre son souffle, le récit du Programme qu’elle s’était imposée depuis une semaine avant de rallier le séminaire de culture alternative qui se donnait en ces lieux.
    La Frau Doktor avait « fait » la veille la Casa Nietzsche de Sils Maria, le jardin du Palazzo Salis, à Soglio, où elle avait identifié le séquoia qui avait vu passer Rilke, le musée Giacometti de Stampa et le château de Castelmur qu’elle avait trouvé d’aussi mauvais goût que le disait son guide, ce qui l’avait fait rire, « ah, ah », car son guide aventurait souvent des considérations oiseuses.
    Il n’y avait point de place, dans le discours précipité de la Frau Doktor en knickerbockers, pour les considérations oiseuses, pas plus qu’il n’y avait d’hésitation dans les sarcasmes formulés par l’anarchiste Erich Mühsam, auquel son grand-oncle Friedeberg avait été lié en 1906, contre les végétariens auxquels manquait décidément l’esprit révolutionnaire. Elle-même avait étudié à fond les écrits de Mühsam, liquidé en 1934 dans le camp de concentration d’Oranienburg, et c’est avec pétulance qu’elle me cita par cœur un sien quatrain satirique :
    « Wir essen Salat, ja wir essen Salat
    Und essen Gemuse früh und spät
    Auch Früchte gehören zu unsrer Diät
    Was sonst noch wächst, wird alles verschmähht »…

    Puis ce fut la minute de nostalgie béate à deux voix, immédiatement suivie, de son côté, par un sursaut à caractère alternatif, auquel j’opposai discrètement ma conception d’une culture alternée sur jachère.

     

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    57e45b1e753e05aebd6315cd18149fa0.jpgAinsi donc, nous rappelions-nous mutuellement, tout ce que l’Europe avait compté d’idéalistes était venu faire sa cabane et ses dévotions au soleil en ces espaces ensauvagés. Hermann Hesse y avait séjourné dans une anfractuosité de rocher et s’y était exposé tout nu à l'astre solaire tandis qu’Isadora Duncan ondulait sous la brise juste vêtue d’une écharpe de soie mauve. Des hippies avant la lettre y avaient construit des cahutes, lesquelles étaient devenues de coquettes villas au fur et à mesure que l’idéal s’émoussait, avant les hôtels de luxe et l'actuel Centre de Rencontres multimondial. Un commissaire local avait été mandé sur les lieux pour vérifier que les orgies qu’on y évoquait relevaient du racontar populaire. Un sanatorium y accueillit des poumons ravagés de toutes nations. Des théosophes crurent y entrevoir un avatar de la mythique Lémurie, le peintre Elisar von Kupfer y figura le Paradis, des jeunes filles dansaient sur des airs de Wagner - il ne pourrait y avoir de guerre dans un tel monde.
    Mais la Frau Doktor en knickerbockers regardait sa montre : le séminaire reprenait à l’heure punkt, où il serait question du génial Harald Szeeman, concepteur de la relance publicitaire du Monte Verità et de l’exposition de 1975 rachetée par la Fondation que je ne pouvais manquer de visiter, pas plus que je ne saurais m’abstenir d’une visite à la pittoresque Hetty Rogantini-De Beauclair, figure tutélaire des lieux et vestale de la Casa Anatta. Alors, comme je faisais valoir à l’exténuante Frau Doktor que j’avais prévu, de fait, ces dévotions variées, elle consacra les cinq dernières minutes qui lui restaient à me sonder sur mon aperception de la culture alternative, puis à s’inquiéter de ce que je me réclame plutôt de la culture alternée sur jachère.
    Je ne le lui dis pas, pour ne pas la peiner, mais je n’avais envie ici que d’oublier ce qu’on idéalisait du temps des idéalistes du Monte Verità, pour mieux le retrouver en mon for privatif. Son devoir culturel, je le lui laissais ; cette culture recyclée en séminaires coûteux ou en voyages instructifs ne me disait rien. Je lui dis en revanche que la culture alternée passait par des voies imprévisibles, qu’aucun guide n’indiquerait jamais. Et que pensait-elle, au fait, de la tradition perdue consistant à ne choisir les jeunes filles au pair qu’à proportion de leur capacité d’amuser les enfants ?
    La Frau Doktor me considérait maintenant d’un air à la fois interloqué, sincèrement perplexe et navré. Etais-je bien sérieux ? N’était-il pas indiqué que nous nous retrouvions après le séminaire afin de travailler ensemble le sujet ? Je déclinai poliment, tout en me figurant la Frau Doktor en knickerbockers et peinant à  se dépouiller de ceux-ci pour danser un peu… mais non : la tête pesait trop sur ce corps voué à la seule marche forcée. Hélas, il lui faudrait encore du temps, à la Frau Doktor en knickerbockers, avant de vivre enfin selon les vérités du Monte Verità…

    (A suivre)

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  • Fugues helvètes (11)

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    Des trombes sur les palmiers et de la spécificité de la pluie tessinoise. De ma visite au poète Alberto Nessi et de notre après-midi à Bruzella. Des fausse et des vraies rencontres, et de ce qu’il en reste…


    Casa del Popolo, à Bellinzone, ce mercredi 13 juin, soir.
    Il pleut au Tessin comme il ne pleut nulle part ailleurs, sauf peut-être en Malaisie ou au Guatemala. Il y faut en effet la proximité de la montagne et des forêts surplombant des lacs profonds, froids et bouillants à la fois. La pluie sur le Tessin est soudaine et rageuse comme une colère d’enfant, tiède comme une joue d’enfant en pleurs, liquide comme un nocturne pissat d’enfant. Elle nous a surpris, avec Alberto Nessi, sur Mendrisio où je désirais acheter les livres en italien que je n’avais pas lus de lui, et c’est elle qui me les a fait oublier dans sa voiture, elle qui l’a trempé lorsqu’il a couru vers la gare pour me les ramener, elle qui a laissé une larme bleutée sur la couverture de cet Iris viola, ornée d’un iris violet, dédié à « l’Ombra » qui n’est autre que sa mère. J’ai lu d’une traite ce poème de quelques pages dont j’ai relevé aussitôt ces vers, « Madre che parli la lingua della pietra/ e della nuvola, lontana delle menzogne/ vai col passo leggero di sempre /lungo il sentiero della memoria », en me rappelant ce jour de l’été 2002 où, à Montagnola, dans la profusion de couleurs et de parfums du Museo Hermann Hesse, j’appris que ma mère était tombée dans un coma irréversible, pleurant sous le soleil pluvieux comme un enfant perdu

    4954c288e03756644d9698be30702e55.jpgJ’ai raconté cet épisode à Alberto Nessi après que nous eûmes commencé de nous tutoyer. Il est de sept ans mon aîné, c’est encore un fils du temps de guerre, et le monde qu’il a connu en son enfance était plus rude sans doute, plus âpre que celui de nos premières années. Il en a dit les aspérité dans ses récits de Terra matta et du Train du soir, notamment, mais c’est l’homme d’aujourd’hui que je suis venu rencontrer, ce prof en retraite aux activités littéraire constantes qui m’a accueilli dans sa maison surplombant un val des hauts de Mendrisio, belle vieille demeure aux murs orangés et à formidable glycine, au milieu des vignes et des arbres. Dans l’ancienne étable aménagée en élégant atelier dont la large meurtrière donne sur l'abîme végétal et le ciel, puis dans la maison remplie de livres et de peintures dont certaines m’ont touché, sous le plafond peint fleurant l’ancienne notabilité provinciale, nous n’avons cessé de parler de nos passions respectives, parfois partagées (Pavese, notamment), de nos vies aussi, sans rien m’a-t-il semblé de l’affectation des gens de lettres que je hais et que je fuis.
    Je me souviendrai de ce geste de courir sous la pluie pour me ramener ses livres, que je me faisais un bonheur de découvrir dans leur langue originale, avec le sentiment encore frais de notre rencontre.
    «Tu dois avoir rencontré des quantités d’écrivains ?», m’a-t-il fait remarquer à un moment donné, mais de quelles rencontres s’est-il agi le plus souvent ? Voilà ce que je me demande à l’instant. Si j’excepte de vraies relations suivies, avec Georges Haldas ou Pierre Gripari, mes compères Antonin ou Marius Daniel, ma chère Pascale, Janine Massard et quelques autres, les centaines d’écrivains que j’ai rencontrés m’ont rarement intéressé autant que leurs livres, mais la rencontre « utile » du journaliste n’est-elle pas a priori l’obstacle à une vraie relation.
    2cdf7096cf22d83d6cc46b7d748e74f6.jpgEn y resongeant maintenant, je me dis que l’homme que je viens de rencontrer diffuse la même aura que ses poèmes, et peut-être est-cela qui m’a fait l’approcher comme j’aurais aimé rencontrer un Gerhard Meier ou un Umberto Saba, une Annie Dillard ou une Flannery O’Connor. C’est affaire de sentiment plus que de curiosité littéraire, et le « parfum » de cette visite qui n’aura pas eu la moindre utilité me restera, finalement, comme celui de telle visite « pour rien » à Gustave Roud, une après-midi hors du temps… (A suivre)

     

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XI)
     
    De l’envie.- Ne sachant pas qui ils sont eux-mêmes, et n’estimant rien de ce qu’ils sont, ils n’ont de cesse que de dénier aux autres le droit de croire en ce qu’ils sont ou à ce qu’ils font, et c’est alors ce ricanement du matin au soir, ce besoin de tout rabaisser et de tout salir, de tout niveler et de tout aplatir de ce qui menace d’être ou d’être fait, cependant ils restent aux aguets, inassouvis et vains, impatients de ricaner encore pour se donner l’illusion d’être…
     
    De la prétention.- Tu es France en ton nombril parisien, tu te prends toujours pour la référence au milieu de ta cour de pédants bien peignés, et je t’aime bien, mais on manque un peu chez toi d’Irlande des champs et d’opéra villageois, on manque de paysans siciliens et de furieux autrichiens, on manque de saine colère et de mélos indiens, tu gardes tes gants jusque dans les mauvais lieux de tes romans, tu es pincée et tu prétends désigner seule ce qui mérite de te mériter, sans voir que tu te fais seule et que tu te fais ennuyeuse à ne pas laisser la vie te surprendre…
     
    De la lecture. – Moi c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…
     
    De la délicatesse. – Toi je vois que tu ne supportes pas les compliments et la lèche des médias et des gens importants, après ton concert, te retenant cependant de ne pas leur sourire de tes vieilles dents de divine pianiste à peu près aveugle, et c’est pourquoi je reste si longtemps à t’observer de loin, te souriant lorsque tu te penches vers notre enfant qui s’excuse de te déranger avant de t’offrir son bouquet de pensées…
     
    Peinture: Thierry Vernet.

  • Fugues helvètes (10)

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    Des vasques lustrales de la Maggia et du souvenir de Patricia Highsmith. De Verscio et du Teatro Dimitri. Retour à la Piazza Grande. Du riche héritier qui se plaint de son triste sort.
    Au bord de la Maggia et sur la Piazza Grande de Locarno, ce mardi 12 juin. – Il est peu d’endroits en ce pays qui conjuguent, comme dans les vasques de calcaire de la Maggia, cette sensation de fraîcheur lustrale qui est du nord et cette langueur annonçant dès les beaux jours une sorte d’Eden polynésien. Dès notre enfance le Tessin a d’ailleurs représenté cela pour nous : Tahiti au sud des Alpes…
    9d2c20f9694818d9e8411894457812e2.jpgEn passant à la hauteur de Verscio, où vit le clown et humaniste Dimitri, fils lui-même d’artistes liés au passé mythique du Monte Verità, et dont l’école et le théâtre, sis dans une grande et belle maison de pierre réaperçue au passage, a vu se former des volées de jeunes acrobates, danseuses de corde, jongleurs et autres mimes, je n’ai pas manqué de me rappeler une première visite à cet homme simple et généreux dont la poésie candide n’exclut pas la profondeur – et je ne m’étonne pas alors de sa dernière incursion, la semaine passée encore, dans l’univers de Beckett. Mais j’y reviendrai, car il est actuellement au vert, alors que s’annonce la station facultative de Ponte Brolla, et juste en dessous, que j’avais découvert lors d’une autre visite à Patricia Highsmith : ces fameuses vasques de la Maggia où s’égaille cet après-midi toute une humanité juvénile. De fait, les vieillards eux-mêmes ont l’air d’adolescents dans la Maggia à l’eau aussi limpide que glaciale, qui retend la peau et ravive l'éclat des regards. Pourtant ce sont surtout des teenagers qu’on trouve en ces lieux, dont une bande très allègre de quinze-seize ans qui me sourit collectivement après m’avoir proposé de la photographier, et m’invite ensuite à goûter à son goûter de cervelas cuits au feu de bois accompagnés de Coca Zéro.
    Le sujet de conversation, mené en tessinois frotté d’essais de français scolaire, est le récent concert de Justin Timberlake au Hallenstadion de Zurich, auquel trois filles et deux garçons de la squadra ont eu la chance d’assister. Or deux clans s’affrontent nettement, entres les filles qui ont juste raffolé des déhanchements de Justin, et les garçons qui ne l’ont pas trouvé si cool. Quant à moi je m’avoue incapable de prendre parti dans le débat, et d’ailleurs aucun de ces ados ne saurait prendre au sérieux l’avis d’un vieux lézard de mon acabit…
    b9494eabaa5aaf0dcdccc7a1ff7d4d38.jpga7351f0da1637bb7f64c7e1ebb83dfcb.jpgD’ailleurs j’ai résolu d’explorer l’amont des gorges de la Maggia, tout en me remémorant ma visite à Patricia Highsmith, dans sa petite maison de pierre d’Aurigeno, il y a de ça près de vingt ans.
    Bien plus difficile à apprivoiser qu’une bande d’adolescents, la romancière m’avait fait lanterner près d’une heure derrière sa porte, me punissant ainsi d’un léger retard, avant de m’introduire dans son antre avec un mélange d’amabilité revêche et d’attention sourcilleuse. Que lui voulait ce raseur ? Allait-il se montrer aussi piètre que l’équipe de télévision suédoise de la semaine précédente l’exténuant de questions imbéciles ? Ne serait-ce pas un mufle voyeur de plus ? Ah mais, on lui offrait des dessins d’enfants et un jeu de tarot à motifs de bois gravé ! Eh mais, on avait l’air de comprendre un peu ses livres ! Oh mais on était un vrai connaisseur de Simenon ! Ainsi s’était établie une conversation à peu près cordiale, qui s’était achevée par un interrogatoire serré sur Simenon dont la chère Patty avait régurgité la substance dans une double page du journal Libération, quelque temps plus tard. Au demeurant, me reste le souvenir d’une personne fragile, contrastant absolument avec la noirceur absolue des nouvelles qu’elle venait de publier sous le titre de Catastrophes, et qui acheva de me sidérer en m’apprenant quie non : qu’elle n’avait pas la télévision chez elle, tant la vision du sang lui était insupportable…
    Le soir à Locarno, sur la Piazza Grande dont les terrasses sont massivement investies par les retraités de la partie germanique de l’hémisphère nord, je fais une autre rencontre, à vrai dire éprouvante, puisque le personnage qui m’interpelle, à la table jouxtant la mienne, est bonnement l’incarnation du désenchantement existentiel. Ce Monsieur N., dernier représentant d’une dynastie de restaurateurs austro-alémaniques, et qui eût aimé s’épanouir dans une carrière de pianiste, mais que sa mère a contraint de diriger l’établissement familial de Locarno, n’en peut plus d’être riche tout en se voyant considéré par ses clients comme un larbin. D’ailleurs le client n’est plus ce qu’il était, ni la Suisse non plus ni même l’Autriche. En dépit de sa francophilie et du mince espoir qu’il met en le nouveau président Sarkozy, Monsieur N. n’en finit pas de fulminer contre l’inculture des touristes à Locarno et, plus généralement, contre les Locarnais incultes et l’inculte démocratie dans son ensemble, en Autriche autant qu’en Suisse. Comme je prends, trop mollement à vrai dire, la défense de la démocratie et de la culture, à Locarno et ailleurs, je me vois regardé comme un misérable, peut-être même un socialiste, au moins un de ces décadents qui s’agglomèrent sur cette inculte Piazza Grande au moment du Festival du film, lequel n’intéresse même pas les Locarnais incultes et ses clients adeptes du seul karaoké.
    Je voudrais plaindre ce pauvre Monsieur N. dont la mère irascible refuse d’accueillir son épouse slovène et qui lui parle, à cinquante ans, comme à un mauvais sujet à peine pubère; j’aimerais compatir à son infortune tellement plus infortunée que celle des enfants du Darfour, mais cela même m’est refusé : je ne saurais comprendre, d’ailleurs on s’excuse de s’être exhibé pareillement devant un étranger, tout à l’heure on va rejoindre ses clients et c’est qu’il s’agit de faire bonne figure, on a toujours tenu son rang dans sa famille et une mère reste une mère, mais non, bien sûr que non, vous ne pouvez pas comprendre… (A suivre)

  • Fugues helvètes (9)

     

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    Des signes marquant le passage d’une frontière, en descendant les Centovalli. De la poésie narrative d’Alberto Nessi, du côté de Pavese. De la douleur et de la joie d’être au monde.

    Dans le train des Centovalli, ce lundi 11 juin. - S’il est un exercice sensible qui me captive à chaque fois que je passe une frontière, c’est bien le repérage de tel ou tel détail qui signale qu’on vient de passer d’un pays à l’autre. Du train descendant en grinçant la farouche vallée des Centovalli, qu’on atteint de Domodossola où tout exhale à l’évidence l’Italie du nord, l’observation nécessite une attention particulière, tant l’amont et l’aval semblent semblables par la densité des pentes forestières et l’herbe d’après la neige et les pluies, l’élancement et les bulbes des clochers également catholiques, la pierre des maisons anciennes et le béton des maisons plus récentes, et pourtant quelque chose s’est passé au passage de la frontière mais exactement quoi ? En entrant chez les gens cela ne ferait pas un pli : on le verrait à la forme des poignées de portes des cabinets ou à la forme particulière d’iceux. Critère basique de l’habitus, ainsi que le relevait Henri Calet à Territtet dans Rêver à la Suisse : la forme particulière de l’urinoir ou du bidet, et le type du dispositif de chasse d’eau. Or cela n’est pas visible du train.
    Ce qu’on voit maintenant du train ce sont des villas jumelles comme il y en a désormais partout dans les provinces urbanisées d’Europe enrichie, et pourtant déjà se marque une nuance dans cette apparence de standardisation, perceptible comme est perceptible la différence de la ferme jurassienne suisse à l’Auberson et de la même ferme jurassienne française vers les Fourgs. Aussi les façons de finir le crépi d’un mur ou la taille d’une haie se modifient à vue d’œil, et c’est peut-être cela qui marque la différence : le fini. L’Helvète entend donner du fini à toute chose, et l’orgueil national en a fait un constat de longue date relevant pour ainsi dire du fait: que le travail swiss made est mieux fini. Sur la côte suisse du Léman, tout est joliment fini. En Savoie d’en face, au contraire : cela pèche du côté des finitions, mais c’est plus vivant je trouve, plus harmonieusement disharmonieux, cela ondule, cela ondule comme en Italie, et c’est pourquoi j’ai tant besoin d’Italie et de France pour mieux supporter la trop parfaite finition suisse.
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    En attendant je me suis laissé porter par une autre musique, dans le dernier recueil de proses et de poèmes mêlés que l’écrivain Alberto Nessi m’a envoyé récemment, dont je me demande quelle nuance fait d’elle une émanation spécifique de la terre alors qu’elle m’évoque à la fois la poésie narrative de Cesare Pavese.

    Je lis ces Algues noires comme une espèce de journal poétique, qui s’ouvre, à Saint-Nazaire, sur la première apparition quasi mythique d’une formidable drague, suivie de petits tableaux incisifs et tendres à la fois : « De ma fenêtre, je vois les vagues qui donnent l’assaut au vieux phare, devant le quartier du Patite maroc. Je pense alors aux hommes que j’ai vus ce matin, au bistrot. L’un, maigrelet, sinistre, avec un vieu blouson de laine et trois paquets de camel sur la table. L’air d’un santon muet, malade de solitude ».

    On doit voir des gens comme ça à Domodossola le soir, me dis-je en lisant le nom de Santa Maria Maggiore, sur l’Italie encore. Puis je reviens au petit livre ouvert comme un hublot sur ce monde là-bas. « Le samedi après-midi, le port est désolé. Grues, silos, chantiers, entrepôts : tout se tait. Deux garçons se promenant avec deux petits chiens, quelques pêcheurs solitaires. Des inscriptions de propagande : « Lisez le Bolchevik ».
    Son traducteur et préfacier Jean-Baptiste Para dit de Nessi que sa voix est "traversée par la douleur et la lumière du monde", que sa poésie est « de l’attention » et d’un « voleur de détails ». On ne saurait mieux dire. Il y a du blues aussi chez lui, qui me rappelle aussi la poésie de Carver, comme dans ce Roman-Photo : Il ne reste trois fois rien de notre histoire./Il ne reste trois fois rien du jour où elle m’a trahi /-comme dans un roman-photo : j’ai frappé à la porte /Et la réponse fut le bruissement de l’amour interrompu./Que faire devant cette porte ? /J’ai jeté les roses dans la corbeille /A détritus. Et cette fois aussi /Dans le train du retour j’ai appris tant de choses.

    Alberto Nessi que je vais rencontrer demain à Mendrisio, je l’ai découvert avec son premier livre, Terra Matta, il y a bien des années de ça, et ce récit de la dure vie des siens, dans le Mendrisiotto, ce récit de l’âpre vie des humbles m’est resté en mémoire comme un bois gravé. Or j’ignorais, jusque-là, sa poésie si limpide et si mélancolique, si simple et si profonde par sa musicalité : « Lungo la spiaggia, ora ache la marea è bassa, grovigli di alghe nere. In un angolo si è rifugiato un uccello marino. Muove lentissimo il capo, immerge il becco rosso nella sabbia. Ferito a morte. Lo guardo consumare la sua pena silenziosa. Io, impotente, davanti a un oroizzonte senza fine ».
    A la fenêtre du train ont défilé les noms de Camedo et d’Intragna, mais la poésie ignore les frontières tout en captant ce qui fait que l’air d’ici et d’ailleurs n’est pas tout à fait le même, que nous respirons avec autant de reconnaissance.

  • Fugues helvètes (8)

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    Quand Roger Federer manque son rendez-vous historique. Souvenir de Jo Siffert l'as du volant et du chroniqueur gauchiste Niklaus Meienberg. De l'esthétique de l’échec. Ce que dit Charles-Albert Cingria de  l’effondrement du grand Pont suspendu du Gottéron.

    Fribourg, Auberge du Sauvage, ce dimanche 10 juin. – Les journaux annonçaient hier en grand pompe LE rendez-vous avec l’Histoire de Roger Federer, et c’est le souvenir d’un autre champion intéressant qui m’est revenu en flânant sur le pavé incliné de la Basse-Ville de Fribourg, avant de m’attabler à cette terrasse d’où s’entendaient de loin les pom-pom de la balle et les rugissements de Nadal.
    Etant dépourvu de la moindre fibre de chauvinisme helvète, je suis cependant sensible au fait que Federer soit de la tribu, pour la part artiste de son jeu qui déroge à la perfection mécanique. Ce mec a de la grâce, me dis-je en le voyant dépasser sa virtuosité par ses improvisations, et c’est cela même qui fait qu’une nouvelle défaite lui ajouterait quelque chose de plus, à mes yeux, que la victoire « historique ». Nulle Schadenfreude là-dedans, mais un sentiment qui m’est propre, que la faille est souvent plus intéressante que la réussite.
    C’est ce qui m’a fait particulièrement apprécier, il y a quelque temps, ce fait divers nous apprenant que le Super Promoteur B.C., parangon du Battant en nos régions, d’une lisse arrogance frisant l’insupportable, s’était fait traîner en tribunal pour usage réitéré de coke. Du coup le personnage me devenait plus sympathique, en dépit de l’air tout con avec lequel il demandait plus ou moins pardon à la cantonade.

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    Or m’est revenu, en entendant de loin le pom-pom de ce match historique que je me foutais bien de voir, le souvenir du champion de Formule 1 Jo Siffert, enfant de la Basse-Ville de Fribourg, jadis creuset insalubre par excellence du bon peuple populaire bilingue, et du même coup je me souvins de ce que le chroniqueur gauchiste Niklaus Meienberg, dans ses Reportages en Suisse, avait montré en bon marxiste à ce propos : qu’avec la gloire Jo Siffert s’était acquis le droit de passer de la Basse à la Haute-Ville de Fribourg.
    Lorsque j’ai découvert les hauts-lieux de la Basse, au début des Seventies où les jeunes poètes de l’Auberge de l’Age s’attardaient le long du val du Gottéron pour y fumer de l’herbe plus ou moins inspiratrice, le peuple y régnait encore, et les gutturales du parler semi-alémane. Aujourd’hui en revanche, les thurnes et les thébaïdes d’étudiants amoureux se sont transformées en studios soft et en lofts chics, comme partout en somme.
    A L’Ange, cependant, flottent, dans les volutes de cigare, d’autres figures mémorables que les nostalgiques se rappellent, de la belle Galia et de ses prétendants transis, de deux poètes mexicains aux longs cheveux de jais, de Jo Siffert retrouvant ses anciens copains au Sauvage ou la Tête Noire (ah les noms de Fribourg !) ou, quelques décennies plus tôt, de Charles-Albert Cingria griffonnant ses Musiques de Fribourg au fin stylographe avant de remonter dans son galetas de la Haute, le poète pauvre comme Job circulant au défi de la lutte des classes, d’une enseigne à l’autre.

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    Au Café du Gothard, le soir. - Ma rêverie s’est prolongée tandis que je montais du Sauvage au Gothard, autant dire, à l’imitation de feu l’as du volant: de la Basse à la Haute, où voici que j’apprends la défaite de Federer, qui me réjouit décidément, d’autant que Nadal a le triomphe pour ainsi dire bestial : voici qu’il mord sa coupe en grimaçant.
    Les journaux feront, de ce rendez-vous historique manqué, un drame. Ils ont oublié depuis longtemps la mort de Jo Siffert et le suicide de Niklaus Meienberg. Et puis il y en eut un autre bien plus sensationnel à Fribourg, le 9 mai 1919 à trois heures cinquante-cinq de l’après-midi, lorsque le grand Pont suspendu du Gottéron s’effondra sous le poids d’un seul camion, observé par un seul témoin dont Charles-Albert Cingria se fait l’écho: « Le camion, chu d’une hauteur considérable, s’enfonce dans le sol à six mètres d’une maison. Du conducteur, on le comprend, tué net et non moins enterré verticalement, il ne subsistait plus qu’un buste posé aimablement sur la prairie ». (A suivre…)

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  • Au profond Aujourd'hui

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    « Nous ne sommes pas désespérés: nous sommes dans la perplexité » (Emmanuel Berl)
     
    Pages de journal d’un cardiopathe, au tournant de l’année...
     
    Ce vendredi 30 décembre.- Je constate ce matin que j’ai oublié hier de prendre mes médicaments, ce dont mon corps et mon sommeil de la nuit dernière ont peut-être pâti ? Je n’en suis pas sûr, mais ce qui est certain est que les trois formules qui me sont venues ce matin découlent d’un mélange de fatigue et de lucidité qui marque une réaction naturelle à ma sempiternelle dispersion et à ma paresse surnaturelle...
    Je me suis dit : «Plus le temps», «Trop tard» et «Pas envie», pour m’inciter en somme à plus de rigueur dans la distribution de mes énergies.
    De fait, qu’il me reste trois mois à vivre, trois ou trente ans - que l’Éternel m’en préserve ! -, Le temps de bien faire ce qu’il me reste à accomplir se raccourcit avec les jours qui passent, dont il me semble parfois que je n’ai rien fait de bon, et j’ai beau me dire que j’en fait encore pas mal, jusqu'à apprendre le coréen (!) mais non: ce n’est pas assez !
    Quant à penser que c’est trop tard pour bien faire, la formule concerne le monde actuel tel que je le perçois, autant sinon plus que mon activité. Ou disons que celle-ci n’est plus vraiment en phase avec la société à laquelle je pourrais être relié, devenue atomisée voire inexistante même s’il existe encore des lecteurs et que des tas de livres paraissent.
    Enfin de vives envies demeurent , mais plus celle de me forcer à quoi que ce soit, et la simple envie de vivre se réduit en somme à l’envie de voir mes enfants, mes petits enfants et quelques amis, l’envie d’écrire et l’envie de lire, peut-être de publier encore quelques livres - trois sont prêts l'édition et sept autres suivent - et de voyager très loin (peut-être la Corée) ou en quelques villes aimées (Sienne, Cracovie ou Paris), et c’est à peu près tout il me semble...
    J’ai regardé hier soir un film genre sitcom évoquant la Playlist idéale d’un lycéen américain brillant à force de travail forcé sous l’impulsion de parents obsédés par son accession à la meilleure université - liste de tout ce qu’il n’a pu faire en ses jeunes années, tout occupé qu’il était à ses révisions, et qu’il ferait aujourd’hui après avoir tout envoyé promener.
    Or, en dépit de la fausse originalité de cette fantasmagorie «dissidente », cela m’a rappelé ce que pour ma part, j’ai évité de m’imposer dès mon rejet viscéral du monde universitaire, et tout ce que j’ai fait par plaisir, à commencer par tout le travail que j’aurai fait par seul plaisir ou presque...
    Mon manque total d’ambition sociale, mon goût du pouvoir à peu près inexistant, accordés à mon indépendance sans partage, et cependant partagée avec les mêmes dispositions personnelles de ma bonne amie, ont fait que je n’en ai fait qu’à ma tête jusqu’à notre rencontre, à 35 ans, ma seule concession (l’intégration régulière dans une rédaction) n’empêchant pas mon vrai travail de se poursuivre en élargissant par ailleurs mon expérience en société, parfois pour le pire mais plus souvent pour le meilleur.
    Ainsi ma propre playlist des envies inassouvies relève-t-elle de la fantaisie imaginative d’un enfant gâté regrettant de n’avoir pas été Rimbaud à quinze ans, Proust ou Mozart à la vingtaine, ni vécu à l’époque de Leonard de Vinci ou fait du vélo en Argovie avec Einstein, etc.
    Je lis ces jours le monstrueux Dysphoria mundi de Paul B. Preciado, représentant à peu près tout ce que je vomis des idéologies contemporaines fondées sur le ressentiment et la quête d’une espèce mutante illusoirement libérée, mais le monstre en question m’intéresse à proportion de son intelligence critique et de sa folie esthétique réellement singulière, il y a chez lui / elle un personnage qui aurait sans doute retenu l’attention de Witkiewicz ou même de Dostoïevski dans leur repérage respectif des démons significatifs de leur époque; enfin affronter le wokisme sans connaître la pensée précise des ses inspirateurs me semble insuffisant - et d’ailleurs tout n’est pas à jeter de l’observation sociale et politique pléthorique de ce cinglé...
    En alternance avec la lecture de Preciado, celle des essais de Pietro Citati me ramène à ma chambre haute et à ce qui m’a aidé à tenir debout depuis mes quinze-seize ans, à savoir la Littérature avec une grande aile et un seul tenant, une seule étoffe pour envelopper tous les avatars de l’humaine engeance, et ces jours, après la plongée proustienne de La colombe poignardée, c’est Le mal absolu qui brasse beaucoup plus large, de Robinson Crusoe a Potocki et Goethe, en prélude, avant un immense voyage dans les lettres de Jane Austen et les mystère d’Edgar Poe, les vertiges de Thomas de Quincey et les secrets de Pinocchio ou de Bovary, la surface profonde de Dickens et les profondeurs insondées de Freud, etc.
    Vous croyez avoir beaucoup lu et vous découvrez, ici, l’étendue enthousiasmante de votre ignorance ...

  • Fugues helvètes (7)

    bf8b65a6c0a7972ebfc72448535f8f4a.jpgDe la proposition de tel Parisien de raser les Alpes et de ce qu’elle implique à tous les niveaux du contexte. De l’individualité des lacs et de la Maréchale. Comment Louis Soutter rase les murs de la rue des Fossés avant de foutre le feu au lac
    Morges, au bord du Léman, ce samedi 9 juin. - Un Parisien loustic, reprenant un crâne slogan des ides de mai 68, nous propose une fois de plus de raser les Alpes afin qu’on voie la mer. Or me trouvant à l’instant sur le tendre rivage vaudois de Morges, face à la haute muraille d’âpres forêts et de roches farouches des monts de Savoie surplombant le Léman (on ne dit pas lac Léman puisque Léman signifie lac), je soupèse une fois de plus le pour et le contre, à la vaudoise, je me dis qu’il y a du pour et du contre et que ce n’est pas parce que le mot d’ordre vient d’un Parisien, même loustic, qu’on va se coucher.
    c9ad2eec61859bdc79706891ab574d1b.jpgVenant d’un Alpin ou d’un Péalpin, même pratiquant l’escalade ou la chasse au lynx, l’injonction me semblerait aller de soi : rasons les Alpes qui nous enserrent et nous verrouillent dans leur obscur cachot, qu’on voie le delta du Danube et la baie de Rio nom de Dieu. C’est vrai qu’à Morges la muraille est écrasante par temps nuageux à couvert, comme le ressaut de l’Ordre Moral dans les âmes puritaines des paroisses circonvoisines qui sont à vrai dire des sectes. Il y a de quoi en devenir fou pour peu qu’on ait l’âme en papier de soie de cerf-volant, et c’est pourquoi Louis Soutter, fils de pharmacien darbyste, a foutu le camp de là pour l’Amériques et, plus tard, les humbles asiles walsériens.
    Venant d’un Parisien, en revanche, la proposition me semble moins recevable. Car au fond, quelles Alpes propose-t-il d’abattre, quelles foutues Alpes a-t-il lui-même dans la tête ? Toute la question est là, qui concerne aussi les Russes. Depuis un siècle et demi, les Français et les Russes, à l’initiative des Anglais à piolets et ombrelles fanées, ont cru découvrir les Alpes en les réduisant, d’une part, aux normes de la rêverie romantique et de l’idée mâle qu’une cime est faite pour y planter un drapeau, d’autre part aux étroites largeurs d’une sorte de réserve de naturels sauvages, décoratifs sous leurs masques et costumes ou plus inquiétants avec leurs goitres de crétins. C’est à peu près la vision de Victor Hugo dont la phrase est apprise dès le jardin d’enfant par les Japonais : «Le Suisse trait sa vache et vit heureux ».
    50a121c0ea9b66558e8a5633eb2e57ad.jpgVictor Hugo, génial auteur de L’Homme qui rit, faisait très fort dans la masse, au risque de sacrifier le détail. Or c’est le détail, Parisien de mes couilles, qui nous fait nous intéresser aux Alpes autant qu’aux Andes ou aux Landes et aux Pouilles. Lorsque Cézanne, trente-six mille fois de suite, va poser son cul devant la montagne Sainte-Victoire, ce n’est pas autre chose qu’il va scruter au dam du Parisien Zola qui n’y entrave que pouic, et c’est pareil pour Ramuz détaillant le détail des Alpes, des traits alpins et préalpins d’une humanité qui plisse les yeux de la même façon, quoique pas tout à fait et là gït le détail, des hauts gazons du Valais, aux flancs du Popocateplec, ou du Bhoutan à Lhassa dont les hautes maisons ressemblent à celles de Gambarogno, au bord du Lac Majeur où je serai demain.
    Tout cela pour en venir justement aux lacs, et à la Librairie de la Maréchale sise à Morges, Switzerland. Les lacs alpins et préalpins, qui disparaîtraient dans un gloussement d’eau de vidure de bidet si l’on mettait à exécution le projet de raser les Alpes, n’ont point de pareils au monde ni de ressemblance absolue entre eux. Chacun a son bleu et ses rouges particuliers, ses verts et ses noirs à coulures adamantines, et de même la librairie de la Maréchale, à Morges est-elle unique au monde à s’appeler simplement la Librairie, rue des Fossés, qui a tenu jusque-là et tiendra parce que les Alpes tiennent, les Alpes et leurs détails.

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    Un Parisien devrait s’aviser enfin de cela : que les petits pays alpins et préalpins du monde entier sont immenses du fait même des barrières qui les enclavent. Si je fous le camp de Morges en direction de Montreux puis de Saint-Maurice en Agaune, de Sierre et des vallées grisonnes aux 18 nuances de langues et dialectes, puis en Appenzell où l’on vote sur la place publique main levée et joue du cymbalum comme en Moldavie, en passant par Saint-Gall de haute civilisation où Bâle et ses fumigations chimiques, en trois jours j’aurais changé plus souvent de pays qu’en roulant toutdroit de Mourmansk à Odessa.
    Tout à l’heure je vais retrouver quelques amis écrivains à La Librairie où la Maréchale, ainsi appelée pour son zèle de vieux soldat au Service du Livre, nous convie pour un goûter public. Comme il fait un temps super, selon l’expression prisée des amateurs de Wellness, je présume que ce ne sera pas la foule, mais là encore c’est le détail qui compte. On va se retrouver avec quelques amis qui partagent le goût enfantin de lire et d’écrire, et nous serons là comme au temps des apôtres à vaillantes sandales, dans cette ancienne petite fabrique arrangée en librairie à fauteuils et tableaux choisis aux murs, sans rien de chichi pourtant. La Maréchale, pour ajouter au bonheur, a réuni sur ces mêmes vieux murs une galerie de portraits d’écrivains signés Horst Tappe, autre apôtre angélique qui savait éclairer le détail des visages. Tout sera donc vraiment bien. Soyons contents.
    A l’instant cependant, contemplant le lac placide à Morges, me revient enfin le souvenir d’une peinture folle de Louis Soutter, foutant le feu rouge flammé au lac bleu noir sous l’orage. C’est alors, devant les Alpes, que la mer se déchaîne, mais va donc le faire voir à un Parisien… (A suivre)

    9c1719efd3699be3eb59643668fcaccd.jpgLe Léman vu par Hodler, Courbet, Hermanjat et Louis Soutter. Sylviane Friederich, dite La Maréchale.