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Carnets de JLK - Page 3

  • De colère et d’espoir

    ee2b351ca87713202686e9ed07d9adfe.jpgEntretien avec Boualem Sansal. À relire près de vingt ans  après...

    Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après Le serment des barbares (1999), L’enfant fou de l’arbre creux (2000) et Dis-moi le paradis (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a « mal à l’Algérie » adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée Poste restante : Alger, d’un courage civique impressionnant.

    - Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie ?
    - Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.
    - Quelle a été votre éducation personnelle ?
    - Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de « beaux parleurs », comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.

    - Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir ?
    - Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.
    - En avez-vous un exemple ?
    - Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Egypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.
    - Comment en êtes-vous venu au roman ?
    - Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.
    - Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque ?

    - Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme Harraga relève d’une réalité vécue.
    - Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…
    - Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.
    - Pensez-vous être entendu ? Et menacé ?
    - On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. Mais vous savez : un voyou payé peut me descendre demain de façon anonyme, surtout dans le contexte actuel où, comme je vous le disais, l’islamisme radical repique de plus belle…
    Le serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux et Dis-moi le paradis, parus chez Gallimard, sont disponibles en poche Folio.


    Du coté
    des femmes

    « Il faut en finir avec ces bêtes immondes, avec ces barbares des temps obscurs, ces porteurs de ténèbres, oublier les serments pleins d’orgueil et de morgue qu’ils ont réussi à nous extorquer au sortir de ces longues années de guerre. La lumière n’est pas avec eux et les lendemains ne chantent jamais que pour les hommes libres ». Ainsi Boualem Sansal s’exprimait-il dans Le serment des barbares, dont Harraga prolonge les constats du côté des femmes. Chérifa, enfant de la perdition enceinte de plusieurs mois, débarque un jour chez Lamia la pédiatre solitaire, sur l’indication de Sofiane le frère aimé et fuyant de celle-ci. Lasse « de la violence ambiante, des foutaises algériennes, du nombrilisme national, du machisme dégénéré qui norme la société », Lamia recueille l’adolescente en espérant l’aider à s’en sortir, jusqu’au moment où la sauvageonne s’esquive et disparaît. Malgré l’âpreté du tableau, ce roman magnifique vibre d’émotion, avec une ultime touche d’espoir.
    Boualem Sansal, Harraga. Gallimard, 271p.

    Par amour
    de l’Algérie

    Boualem Sansal est un écrivain, au verbe justement dit « rabelaisien » tant il brasse la vie à pleins mots, bien plus qu’un imprécateur. Il y a pourtant de l’exhortation dans cette Lettre de colère et d’espoir qu’il adresse à ses compatriotes, les enjoignant d’abord à se (re)parler. « Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse ». Or revenant sur les dernières décennies, de « règne de fer » en embellie et de guerre civile en paix de cimetières, l’auteur s’en prend à une série de « constantes nationales » qui ne visent selon lui qu’à mieux asservir le peuple algérien. Ainsi celui-ci est-il notamment décrété massivement arabe (alors qu’il ne l’est qu’à 16-18%) et massivement musulman, dans un glissement qui aboutit à un fatal « qui n’est pas musulman n’est pas de nôtres ». D’inspiration démocratique, l’appel de Boualem Sansal est une incitation au débat. Puisse celui-ci s’ouvrir un jour…
    Boualem Sansal, Poste restante : Alger. Gallimard, 57p.

    Cette page a paru dans l'édition de 24Heures du 9 mai 2006.

  • Tout à la fois fée et sorcière, Rose-Marie Pagnard nous enchante…

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    L’esprit d’enfance, où la fantaisie transfigure le quotidien, imprègne L’enlèvement de Sarah Popp, merveille d’imagination poétique et de douce folie humoristique sublimant la platitude et les épreuves de la vie. Au premier rang des romanciers-poètes de francophonie, la Jurassienne fait irradier « la lumière sous chaque mot »…
    De quoi l’écrivain contemporain, pour être « crédible », doit-il parler aujourd’hui ? Faut-il qu’il s’ « engage », comme le recommandait Jean-Paul Sartre crépitant de son aigre voix comme une mitraillette, au mitan du siècle dernier, ou peut-il se contenter de « raconter des histoires » à la Harry Potter ou à la Marc Levy ? Doit-il « témoigner », ou « l’art pour l’art » suffit-il à le justifier, ou le « fun » inspiré par la « cool attitude » ? Et qu’en est-il de son rapport à la fiction ? Celle-ci l’éloigne-t-elle du réel, ou lui permet-elle au contraire de se libérer du « nombrilisme » et de mieux accéder à l’ «universel» ?
    De telles questions auront peut-être « fait débat », cet hiver-là, tandis qu’il neigeait sur Vilnius, à tel festival de littérature auquel venait de participer Sarah Popp (quel nom, n’est-ce pas ? pour une auteure, autrice, auteuse ou autorelle en langage d’inclusion), qui se réjouissait de revenir en Suisse pour y retrouver, à la veille de son cinquante-neuvième anniversaire, son compagnon Tobie, aussi à l’aise à son piano que devant les fourneaux, et leur fille Matild associée à une mini-troupe d’animateurs de robots-marionnettes au goût dernier cri de la nouvelle génération théâtrale.
    Alors quoi, un roman de plus sur les « problèmes du roman » ? Mais quelle barbe ! Et pourtant non : grâce à la neige et au gel, aux avions cloués au sol et donc à l’imprévu illico salué par Tobie (« accepte ce qui arrivera » lui chante-t-il au téléphone quand elle lui expose son retard de deux ou trois jours), et Sarah de se réjouir de l’imprévisible occasion de vivre elle ne sait encore quoi alors que, de la fenêtre du bus qui la ramène de l’aéroport en ville, elle voit sans le voir un grand camion blanc dont la cabine figure une petite maisonnette, prélude à un conte à dormir debout.
    De fait, c’est de ce même camion que, quelques pages plus loin, va surgir le personnage le plus imprévu qui soit, au prénom d’Aimé et au nom d’Anders, messager comme tombé du ciel et kidnappant pour ainsi dire la romancière (qu’il connaît et suit depuis longtemps) pour l’enjoindre d’écrire enfin LA vérité, disons plus précisément ce qu’il voudrait lire sous sa plume de « témoin », d’écrivaine « engagée », question de rétablir la justice comme s’y employa longtemps sa maman juriste désormais plus que nonagénaire, rangée des prétoires et veuve d’un marchand de cornichons, qui a passé par la prison (crime d’avoir porté à l’époque un « enfant du péché ») sans en être à vrai dire traumatisée (ah le « trauma » dont les médias actuels raffolent ) au motif qu’elle y a découvert de l’imprévu, elle aussi…
    Des débats publics entre auteurs et autrices, peut-être assommants (comme souvent) ou au contraire passionnants (comme parfois), l’on passe alors, via la fiction, à une discussion incarnée, ancrée dans la réalité par mille détails concrets et savoureux, avec une Sarah jouant et déjouant à la fois le jeu de son kidnappeur. Ainsi se met-elle bel et bien à écrire des fragments de sa « vraie vie » sur la table de la maisonnette roulante, tandis que la romancière module sa propre vision des choses, où la poésie se joue allègrement des règles de la théorie, autant que des conventions morales.
     
    Au dam du « poulailler paroissial »
    Comment une romancière d’aujourd’hui doit-elle parler de la violence faite aux femmes, ou des humiliations subies au nom de la morale courante ? Le kidnappeur de Sarah Popp, comme les gens « adultes et responsables », croit avoir la réponse, enjoignant la romancière de témoigner comme au commissariat ou au tribunal – aujourd’hui aux assises des médias friands d’accusations – « on veut des noms ! »
    Or ce n’est pas minimiser les souffrances que de les confronter à la complexité de la vie, jamais réductibles aux seules sentences morales. Dans le roman de Rose-Marie Pagnard, en tout cas, la morale des bien-pensants, de telle tante bigote ou de tels voisins malveillants dans un village « gonflé de méchanceté », pèse lourdement sur les jugements portés sur telle jeune fille libre ou, d’une génération antérieure, sur telle « fille-mère » passible de la prison. Mais Sarah Popp n’est pas du genre, en tant que romancière, à se contenter d’une « dénonciation » univoque. Est-ce dire qu’elle fuit dans l’équivoque ? Pas non plus. Il faudrait alors, par manière de réponse, détailler le roman et ses rebondissements, les multiples facettes de ses personnages, « raconter » le vieil Anders et le pourquoi de sa révolte remontant au calvaire social de sa mère, raconter celle-ci et sa propre façon de se libérer voire de se fiche de son passé, raconter l’amour fou de Sarah et de Tobie en butte au qu’en dira-t-on, raconter la sensualité persistante de Sarah la quasi sexa, raconter Sarah et sa fille, Sarah et l’angoisse, Sarah et les maux - Sarah et les mots, Sarah et la magie des objets, Sarah et la fantaisie de la fée-sorcière Rose-Marie.
    Rose-Marie Pagnard est poète autant sinon plus qu’elle est romancière, à savoir que chez elle les mots et les images passent avant les « scènes à faire », qui tissent une sorte de tapisserie « musicale » aux détails reproduisant à foison la joyeuse profusion de la réalité.
     
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    Féerie kaléidoscopique
    Et c’est alors qu’il faudrait citer à qui mieux mieux, quitte à tirer « la ficelle folie ». Citer le « sac de tristesse » de l’ancien voisin bûcheron, « vieux mais propre » et fleurant le savon, le bois et le citron. Citer le syndrome des jambes de Sarah dont les cauchemars l’empêchent de dormir car « chaque nuit est un piège », telle étant la part d’ombre de ce tourbillon lumineux de neige comme produite par une usine à farine. Citer les vitrines, les concerts, les biscuits de Noël qui peut être « poussent les pensées vers la mélancolie ». Citer la « tête osseuse » à « noblesse de cheval » du faux ogre estimant qu’on est tous des maltraités de la vie ». Citer le « cœur explosif » du passé de Sarah entrevu par Tobie, lequel inspire celle-ci quand il rage. Citer le souvenir pénible du « poulailler paroissial » de la mesquine petite ville. Citer les deux enfants morts emportés par le père dans un carton à chaussures – « il faut beaucoup de calme et de propreté pour que ces faits révèlent leur beauté ». Citer la beauté partout quand on a l’âme clame et propre à l’écart des « bandits en soutanes», ou citer par la fenêtre du bus les bonds de dauphins que suggèrent les ondulations d’un pipeline russe violet sur fond de neige, citer la forêt qui « se serre autour de l’histoire » avec « cette petite histoire humaine à l’intérieur », etc.
    Rose-Marie Pagnard a l’âge des seniors et la grâce des enfants, ou plutôt de l’enfance en tant qu’instance de l’imagination sans âge, et c’est à l’enfance grave des contes que la fugue dans la neige lituanienne de L’enlèvement de Sarah Popp fait penser, à l’enfance tissée d’émerveillements primesautiers et d’effrois secrets, à ce qui nous reste de bonne rage vivace après les déceptions et les larmes, à ce qui relance notre joie.
    Dans ce conte foisonnant qui ressemble si fort à la vie, peut-être même plus réel qu’elle, il y aurait, au conditionnel de l’enfance, un poney cinquantenaire aux yeux bleus, un drôle de type nommé Robert Louis Stevenson comme le conteur fameux mort aux îles Samoa d’un AVC après avoir fait rêver les jeunesses du monde à son île au trésor, un beau garçon surnommé Chasseur qui se fait draguer « grave » par Sarah, laquelle n’est plus à la fin qu’une poussière géante ou qu’une araignée en chocolat sous le balai de la mémoire passée et future, avec les mots de Sarah Pagnard, fée et sorcière-sourcière emmêlée dans ses pinceaux et autres stylos dans sa féerie évoquant «une danse de Lapons endormis», lapins d’Alice et compagnie, sous les étoiles dont les noms (Chevelure de Bérénice ou Petit Lion) « valent le coup de vivre cent ans », enfin Sarah, agitant son kaléidoscope, se dit comme ça, « qu’il ne lui est pas nécessaire de tout comprendre, seulement de vivre et d’être amie de l’imagination ».
    Rose-Marie Pagnard. L’enlèvement de Sarah Popp. Editions Zoé, 187p.
     
    Peinture: René Myrha.

  • Comme une douce folie

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    Sur Une femme sous influence de John Cassavetes

    Qui est fou et qu’est-ce que la folie ? Comment vivre une vie « normée » par les codes familiaux et sociaux sans devenir dingue ? Y a-t-il un équilibre possible entre ce qu’on peut dire une vie poétique, intense et belle, où il y ait place pour la beauté et la bonté, la créativité et les échappées de l’amour, et une existence quotidienne dite ordinaire ?
    Telles sont les questions, entre autres, que pose ce film toujours aussi extraordinairement vif, tendre, socialement percutant, psychologiquement pertinent et artistiquement accompli dans son mélange de simplicité et de beauté brute, que représente Une femme sous influence de John Cassavetes, réalisé en 1974, qui valut un Golden Globe de la meilleure actrice à Gena Rowlands et nous rappelle quel grand comédien est aussi Peter Falk dont on sourit en passant des quelques tics familiers à un certain inspecteur Columbo...
    Ce qu’il y a peut-être de plus fou dans Une femme sous influence, c’est sa sagesse et son humanité profonde. À peu près à la même époque, une autre forme d’hystérie déchirait le couple de Taylor et Burton dans un film tiré d’une pièce d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? Or, cet épisode de la guerre des sexes ne laisse en mémoire qu’une brûlure acide, d’une douleur noire, tandis que le film de Cassavetes, sans édulcoration pour autant ni happy end, inscrit chaque implosion – qu’on dirait aujourd’hui pétage de plomb – dans un contexte nuancé par la présence de la famille, des potes ouvriers de Nick, des enfants surtout, sous le signe de l'amour.
    Ce film est d'abord un merveilleux portrait de femme sensible, à la fois bonne fille pas snob et bonne mère, à laquelle Gena Rowlands donne toutes les nuances de la malice et de la naïveté feinte ou réelle, du besoin de fantaisie et de tendresse, autant que des capacités de s’occuper de la maison et des mômes de façon conséquente. Dès le début on la sent au bord d’un gouffre, autant que son jules accablé de travail sur ses chantiers, en contremaître souvent retenu la nuit. Ils se sont d’ailleurs trouvés, et mutuellement élus, sur un fond de douce folie, plus radical chez elle il est vrai – probablement lié à une réelle faiblesse nerveuse. Or, la mère de Nick, qui n’a jamais encaissé le rapt de son fils par cette femme « bizarre », fera la décision pour son enfermement en institution psychiatrique, avec l’aide du médecin de famille – pouvoirs conjoints, auquel s’allie celui du Pater familias accumulant les gestes « tout faux » malgré sa nature naturelle et pour mieux se conformer à l’image qu’il se fait du chef.
    Cassavetes1.jpgCe qui est également réjouissant, à relever après les « innovations » de Dogma, c’est que le film de Cassavetes soit si pur de toute idéologie et de tout dogmatisme. Dans les compléments, un passionnant entretien avec Michel Ciment confirme d’ailleurs ses priorités en matière d’observation et de jugement, et la philosophie qui la sous-tend. Il y a du Raymond Carver là-derrière, donc du Tchékhov. Ces auteurs-là ne démontrent pas tant qu’ils montrent. Voici le gâchis de nos vies pourries par des normes trop rigides, trop soumises au Système et à ses règles pseudo-morales ou pseudo-religieuses. À la fin d’Une femme sous influence, Mabel étant revenue de l’asile et des électrochocs, la mère de Nick comprend et semble admettre qu’elle est aussi dingue qu’avant et plus aimante encore et que rien n'y fera. De son côté, le pauvre père se voit rejeté par ses enfants jusqu’à comprendre qu’il ne les retrouvera pas sans passer par l’amour de Mabel - et de proposer alors tranquillement de « ranger ce bordel ». C’est cela même : ce film nous aide à « ranger le bordel ». Cinématographiquement cela se fait par des images simples, intimes et chaleureuse (même un chantier peut sembler intime et chaleureux), des plans alternant plages de tendresse et fureur criseuse en cadrages hyper-rapprochés, des hors- champs pour montrer ce qui se montre sans image, bref un film de purs sentiments-sensations qui fait autant mal au corps et à l’âme qu’il fait du bien au cœur…

    Cassavetes5.jpgJohn Cassavetes. Une femme sous influence, 1974. Le film est intégré dans un coffret contenant 5 DVD, avec Shadows, Faces, Meurtre d’un bokkmaker chinois et Opening night, et autant de suppléments très appréciables. Ocean, 2009.

  • Comme un autre murmure

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    J’ai perdu la femme de ma vie...
    Nul à dire n’est-ce pas,
    mais ça m’est venu comme ça:
    nature, berce-le,
    se dit on quand on a mal au cœur,
    et cette femme-là, j' te dis,
    et tu sais que j’abonde:
    c’était ma nature seconde...
     
    Enfin nature : je ne sais pas...
    Mais j’aimais bien ses bras,
    la douceur de sa peau,
    son parfum sans autres apprêts:
    verte était son odeur
    de prairie au soleil d’été,
    rien chez elle de renfermé,
    mais alors rien de ça,
    et se promenant toute nue
    sans chercher le regard:
    plus naturel il n’y a pas
    dans le vaste jardin
    je dirais: comme la gazelle...
     
    Et tout à coup on te l’arrache...
    On dit que c’est la vie,
    alors qu’on t’arrache le cœur;
    on se croit parfois seul au monde
    mais quand on te le prend,
    le monde tout à coup est là
    avec ces bras qui te proclament
    qu’être seul est immonde...
     
    Tu fais tes phrases en solitaire,
    mais elle t’écoutait:
    elle te disait cause toujours,
    mais c’était sa chanson
    en écho à ton bel canto
    s’écoutant un peu trop;
    et son ironie te plaisait
    qui te disait : écoute !
    Écoute en moi la rivière,
    écoute le torrent,
    le vent du fleuve roulant -
    écoute la clairière en toi
    écoute ma lumière,
    ou plutôt: écoute à travers nous
    la musique passer...
     
    (ce 7 janvier 2022)

  • La beauté sur la terre

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    Carnets de Thierry Vernet


    Thierry Vernet s’est éteint au soir du 1er octobre 1993, à l’âge de 66 ans, des suites d’un cancer. Genevois d’origine, le peintre avait vécu à Belleville depuis 1958 avec Floristella Stephani, son épouse, artiste peintre elle aussi. Thierry Vernet avait été le compagnon de route de Nicolas Bouvier durant le long périple que celui-ci évoque dans L’Usage du monde, précisément illustré par Vernet.
    A part son œuvre peint, considérable, Thierry Vernet a laissé des carnets, tenus entre sa trente-troisième année et les derniers jours de sa vie, qui constituent une somme de notations souvent pénétrantes sur l’art et la vie.


    « La beauté est ce qui abolit le temps »

    « Je ne sais pas qui je suis, mais mes tableaux, eux, le savent ».

    « Mille distractions nous sollicitent. La radio, le bruit, le cinéma, les journaux Autrefois on devait être face à face avec son démon, on devait patiemment élucider son mystère. Maintenant, vite, entre deux distractions, on doit tout dire, avec brio de chic, faire son œuvre en coup de vent. A moins… à moins de résister aux distractions ».

    « L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser ».


    « D’heureux malgré le doute, arriver à être heureux à cause du doute ».

    « Faire la planche sur le fleuve du Temps ».

    « C’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie ».

    « Aux gens normaux le miracle est interdit ».

    « Il suffit de voir qui réussit, et auprès de qui, pour être rassuré et encouragé ».

    « Nous vivons, en ce temps, sous la théocratie de l’argent ; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux ».

    « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

    « Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons toujours, sous nos rides, quelque chose ».

    « D’abord la sensation est souveraine, ensuite le tableau est souverain. Entre ces deux souveraientés, il y a la révolution ».

    « Dieu est éternel, le diable est sempiternel ».

    « En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l’éclairage ».

    « Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».

    « Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées ».

    « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »

    « Monsieur Pomarède, mon voisin retraité de la rue des Cascades, me voyant porter un châssis, me dit : « Vous faites de la peinture, c’est bien, ça occupe ! »

    « Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    « Je me bats, et il est normal qu’à la guerre on prenne des coups ».

    « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    « Si l’on tue en soi-même l’espérance du Paradis, on n’hérite que de l’Enfer. C’est, me semble-t-il, le choix de notre civilisation ».

    « La foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose ».

    « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant ».



    « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ».

    « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais.

    Le 4 septembre 1993, et ce fut sa dernière inscription, Thierry Vernet notait enfin ceci : « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

    1040773836.JPG
    492232422.JPG1320679572.JPGÀ lire aussi: Correspondance des routes croisées, de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (1946-1964), fabuleux "roman" dialogué d'une amitié.

  • Force douce de la pensée

     

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    Après les multiples attentats d'inspiration islamiste commis ces dernières années, la lecture de Vertige de la force, essai documenté et pénétrant d'Etienne Barilier, paru en 2017 s'impose décidément.

    Dans la foulée, nous revenons, en cet été 2018, au Barilier romancier, avec un grand roman d'immersion historico-existentiel intitulé Dans Khartoum assiégée, qui sonde les tenants mystico-stratégiques de la dérive terroriste islamique actuelle, dans un Soudan de la fin du XIXe siècle où apparut le Mahdi se réclamant directement du Prophète, contre lequel les Anglais envoyèrent le fameux colonel Gordon, qui y laissa sa peau.  

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    Le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée, écrivait Etienne Barilier dans son mémorable essai intitulé La ressemblance humaine, et le nouvel ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Vertige de la force, bref mais très dense, et surtout irradiant de lumière intelligente, en est la meilleure preuve, qui conjugue la pensée de l’auteur et celles de quelques grands esprits européens, de Simone Weil à Thomas Mann ou de Goethe à Jules Romains ou Paul Valéry, notamment, contre les forces obscures du fanatisme religieux ou pseudo-religieux.

    Vertige de la force est à la fois un texte d’urgence, amorcé sous le coup de l’émotion ressentie lors des attentats du 7 janvier 2015, et conclu après le carnage du 13 novembre, et une réflexion s’imposant la mise à distance et le décentrage par rapport aux formules-choc et autres interprétations hâtives assenées sur le moment, les unes prenant la défense des assassins contre les caricaturistes de Charlie-Hebdo (« Ils ont vengé Dieu ! ») et d’autres invoquant un Occident qui n’aurait « rien à offrir » à la jeunesse en mal d’idéal, voire d’absolu.

    Etienne Barilier n’est pas du genre à se répandre sur les plateaux de télé ou par les réseaux sociaux, mais il n’est pas moins attentif aux débats intellectuels en cours, et c’est ainsi que sa réflexion recoupe ici celles de plusieurs figures de l’intelligentsia musulmane, tels Abdelwahab Meddeb et Abdennour Bidar,notamment.

    Humaniste immensément cultivé, traducteur et chroniqueur, romancier et conférencier, Barilier, auteur d’une cinquantaine de livres, a consacré plusieurs essais au dialogue ou aux confrontations entre cultures et (notamment dans Le grand inquisiteur) au thème de la violence commise au nom de Dieu.

    Or ce qui frappe, à la lecture de Vertige de la force, c’est la parfaite limpidité de son propos et la fermeté avec laquelle il défend l’héritage d’une culture qui nous a fait dépasser le culte des puissances ténébreuses et de la force, sans oublier la longue et sanglante histoire d’une chrétienté conquérante oublieuse de son fonds évangélique. 

    Les thèmes successifs de Vertige de la force sont la définition du crime de devoir sacré, le scandale d’une idéologie religieuse faisant de la femme une esclave de l’homme et de l’homme un esclave de Dieu, la difficulté pour les intellectuels musulmans de réformer leur religion « de l’intérieur », la conception particulière du temps musulman, la typologie du guerrier djihadiste et, faisant retour à l’Occident, l’étrange fascination exercée sur les meilleurs esprits (tel Ernst Jünger devant la guerre, ou Heidegger devant l’abîme) par la force et les puissances obscures ramenant au «fond des âges ».

    Le crime de devoir sacré

    images-12.jpegAinsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses ivres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. 

    Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le« crime de devoir sacré ». Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, elle illustra finalement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dansl’impureté.   

    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi , des ravages dans notre propre histoire ?

    À ceux qui, avec quelle démagogie nihiliste, affirment que nous n’avons« rien à offrir » à la jeunesse désemparée, Etienne Barilier répond qu’au contraire les leçons que nous pouvons tirer de notre histoire sont un legs précieux, tout au moins à ceux qui sont disposés à le recevoir.

    « Notre propre histoire montre que le crime de devoir sacré fut jadis, et même naguère, un de nos crimes préférés. Mais elle montre aussi qu’il ne l’est plus. Montesquieu, dans son Esprit des Lois, écrit cette phrase décisive :« Il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais ». 

    Les martyrs écorchés vifs et brûlés pour la plus grande gloire du Dieu catholique et apostolique n’ont-ils « rien à voir » avec la chrétienté ? Ce serait pure tartufferie que de le prétendre. Mais accompagnant les conquérants espagnols, le moine Las Casas consigne un témoignage accablant qui exprime une révolte contre la force de l’Eglise, de même que Sébastien Castellion s’opposera à Calvin quand celui-ci fera brûler le médecin« hérétique » Michel Servet. C’est d’ailleurs à Castellion qu’on empruntera, en janvier 2015, sa fameuse sentence selon laquelle « tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ».

    Or, de la controverse de Valladolid opposant Las Casas au Grand Inquisiteur, notamment sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, jusqu’au jour de 1959 où le bon pape Jean XXIII abrogea la formule de l’oraison du Vendredi saint évoquant les « perfides juifs », nous aurons fait quelques petits progrès dans l’esprit du Christ... 

    « S’il faut reconnaître ce que nous fîmes, ce n’est pas pour oublier ce que nous sommes », remarque Barilier.  Est-ce dire que nous soyons devenus meilleurs ? Disons plutôt que notre rapport avec la force s’est transformé.

    À cet égard, évoquant l’héritage décisif d’un Pierre Bayle, qui affirme, après la révocation de l’édit de Nantes et contre le « forcement des consciences » autorisant les dragonnades, que « tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des crimes est faux », Barilier le souligne : « La voilà, la lecture en esprit, celle dont on attend qu’elle soit appliquée au Coran comme à la Bible. Ce n’est qu’une question de temps, disent les optimistes. Hélas, nous verrons que le temps de l’islam n’est peut-être pas le nôtre ».

    « Oui, nous avons fait la même chose, mais précisément, nous ne le faisons plus. Oui, nous avons comme le crime de devoir sacré, mais ce crime est désormais, pour nous, la chose la plus abominable qui soit ».

    Sacrées bonnes femmes !

    PHO19cbce58-b8ec-11e3-b80b-3bfae645a38e-805x453.jpgEntre autres qualités rares, Etienne Barilier a le génie des rapprochements éclairants. Ainsi de son recours, à propos du rapport souvent vertigineux que l’homme entretient avec la violence, relevant de la sidération, se réfère-t-il à ce qu’il considère comme « l’un des textes capitaux du XXe siècle », écrit par Simone Weil en pleine Deuxième Guerre mondiale, intitulé L’Iliade ou le poème de la force et dans lequel la philosophe juive d’inspiration christique met en lumière l’anéantissement moral, pour le vaincu mais aussi pour le vainqueur, que représente l’écrasement d’un homme par un autre. Et d’imaginer ce que Simone Weil aurait pu dire des crimes concentrationnaires nazis et des crimes terroristes au XXIe siècle... 

    Distinguant ces crimes de  devoir sacré des crimes « de raison » du communisme athée, Barilier relève que dans les deux cas (nazis et terroristes islamiques) « le pouvoir qu’on détient physiquement sur autrui fait procéder à sa destruction morale. Et cette destruction se fait dans l’ivresse sacrée ».  

    Par le crime de devoir sacré, le tueur exerce un pouvoir absolu, divinement justifié. Or ce pouvoir absolu est le même qui justifie la soumission de la femme à l’homme et l’esclavage de celui-ci au Dieu censé le« libérer ».

    Un chapitre à vrai dire central, intitulé Marguerite au rouet, puis sous la hache, constitue l’une des pierres d’achoppement essentielles de Vertige de la force, ou le double pouvoir de l’homme, en vertu de « la loi du plus fort », et de Dieu, continue aujourd’hui de s’imposer à la femme en vertu de préceptes prétendus sacrés.

    « Avec l’islamisme, religion qui s’est élaborée dans une société profondément patriarcale, Dieu frappe la femme d’infériorité. Les hommes, dit le Coran, prévalent sur les femmes ».

    Mais qui écrit cela ? Un infidèle fieffé ? Nullement : c’et l’Egyptien Mansour Fahmy, dans une thèse présentée en Sorbonne en 1913, sur La Condition de la femme dans l’islam, qui lui vaudra d’être interdit d’enseignement dans son pays et d’y mourir rejeté.

    Toujours étonnant par ses rapprochements, Etienne Barilier parle ensuite des souvenirs d’enfance de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra, dans La prise de Gibraltar, qui évoque l’acharnement avec lequel un vieillard, « maître de Coran », l’oblige à répéter la fameuse sourate de la vache concluant à l’impureté de la femme, et donc de sa mère, quitte à le battre pour sa réticence avant que son propre père, voire sa mère elle-même, n’en rajoutent ! ».

    Sur quoi Barilier, après l’exemple d’un autre écrit éloquent de l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane, bifurque sur le sort tragique, et combien révélateur aussi, de Marguerite dans le Faust de Goethe : « La force dans le Dieu qui tue ; la force dans l’oppression des femmes. Ces deux violences se rejoignent étrangement, tout en paraissant se situer aux deux extrémités de l’humain ; le sacré, et les muscles. Mais on a vu que leur lien ne pourrait pas être plus intime : la violence la plus physique prend un sens moral dès lors qu’elle est humaine, et la violence qui prétend trouver sa source dans l’exigence la plus haute, celle de Dieu, est précisément celle qui débouche sur l’usage le plus meurtrier de la brutalité physique. »

    Du perdant au guerrier radical

    Etienne Barilier ne parle ni de ce qui, socialement ou culturellement, pousse tel jeune à se radicaliser, ni de la« gestion » française des banlieues ni de l’implication du complexe militaro-industriel de l’Empire américain dans la déstabilisation du Moyen-Orient, ni non plus de ce qui rapproche ou distingue un « fou deDieu » à l’ancienne manière russe d’un djihadiste du soi-disant Etat islamique.

    Pour autant, l'on ne saurait lui reprocher de se cantonner dans les nuées. Ainsi, à propos de Boko Haram, établit-il un parallèle entre les extrémistes iconoclastes ennemis de toute culture et de tout livre autre que le Coran, et l’Armée de résistance du Seigneur sévissant en Ouganda sous la direction  du redoutable Joseph Kony, mélange d’intégriste biblique et de sorcier animiste, terrorisant les populations avec son armée d’enfants soldats et dont on estime les massacres à plus de 100.000 personnes en 25 ans, au nom du seul Dieu juste…

    « Sans nul doute », écrit Barilier, moyennenat les distorsions qui s’imposent, n’importe quelle parole divine, y compris celle de l’Evangile, peut devenir un bréviaire de la haine ». 

    Cela étant, il faut reconnaître que la force n’a pas le même statut dans l’Evagile et le Coran.

    « Il n’est que trop vrai que la chrétienté a mis fort longtemps avant de commencer à comprendre le christianisme », écrit Barilier, qui cite l’historien Jean Flori auteur de Guerre sainte, jihad,croisade, violence et religion dans la christianisme et l’islam, établissant la légitimation, par le prophète, de l’action guerrière, au contraire du Christ : « La doctrine du Coran tout comme la conduite du prophète d’Allah sont, sur le point de la violence et de la guerre, radicalement   contraires à la doctrine des Evangiles et à l’attitude de Jésus ».

    Or à ce propos, les interprètes les plus progressistes du Coran n’en finissent pas (à nos yeux en tout cas) de tourner en rond dans une sorte de cercle coupé du temps, tel qu’on le constate dans les thèses de Mahmoud Mohammed Taha,  que Barilier surnomme le « martyr inquiétant », auteur soudanais d’Un islam à vocation libératrice, qui s’ingénie à voir dans l’islam la quintessence de la démocratie et de la liberté tout en prônant la soumission volontaire de l’homme à Dieu et de la femme à l’homme. Or découvrant des phrases de cet improbable réformateur affirmant, après avoir défendu l’usage du sabre « comme un bistouri de chirurgien » que « la servitude équivaut à la liberté », annonçant en somme la novlangue d'un Orwell ou d'un Boualem Sansal, l’on est interloqué d’apprendre que Taha, jugé trop moderniste ( !) finit pendu à Khartoum en janvier1985.

    La deuxième pierre d’achoppement fondamentale, dans Vertige de la force, tient à la conception du temps dans la vision musulmane, bonnement nié au motif qu’il n’y a pas d’avant ni d’après l’islam.

    « La temporalité islamique n’est ni linéaire ni circulaire ; elle est abolie », écrit Barilier en citant les assertions de Taha selon lequel l’Arabie du VIIe siècle était déjà dans la modernité, que L’islam en tant que religion « apparut avec le premier être humain » et que l’islam englobe toute la philosophie et toute la science qui prétendraient être nées après lui.

    Or cette conception « fixiste » n’explique pas seulement l’énorme « retard » pris, depuis le Moyen Âge, par les cultures arabo-musulmanes : elle justifie une prétendue« avance » qui se dédouane en invoquant la perte de toute spiritualité et de tout réel « progrès » dans la civilisation occidentale.

    En prolongement de ces observations sur ce profond décalage entre deux conceptions du monde, Barilier revient à un essai de l’écrivain Hans Magnus Enzensberger, datant de 2006, intitulé Le perdant radical et dans lequel était présenté une sorte de  nouvel homme du ressentiment fabriqué par notre société capitaliste et concurrentielle où le désir de reconnaissance exacerbe autant les envies que la frustration et l’intolérance.

    9791020902672.jpgPointant le retard accablant des sociétés arabes de la même façon qu’un Abdennour Bidar dans sa courageuse Lettre ouverte au monde musulman, Enzensberger faisait remonter au Coran les causes de ces retards en matière d’égalité et de condition féminine, de liberté de recherche et de développement du savoir, de vie privée et de démocratie réelle.

    Et de comparer les terroristes à ces « perdants radicaux » qui, en Occident, compensent leurs propres frustrations en mitraillant les élèves d’un collège ou en « pétant les plombs » de multiples façons.

    Or s’agissant des djihadistes islamiques, Etienne Barilier préfère, à la formule de « perdant radical », celle de« guerrier radical », dans la mesure où leur ivresse criminelle se déchaîne dans un cadre prétendu sacré. Or il va de soi que cette « force pure » n’a plus rien à voir avec l’islam que défendait un Mohammed Taha. « Oui, la rage de destruction et de mort – le « vive la mort » - des groupes terroristes islamistes est un moteur plus puissant et plus enivrant que les religions qui leur donnent base légale, caution morale ou verbiage justificatif ».

    Dans la lumière d’Engadine

    4489220_7_74a9_selon-peter-trawny-qui-les-a-edites-en_37f90ccbe00ccfad5789f475dc6f286e.jpgLa dernière mise en rapport fondant le thème le plus vertigineux de cet essai, à savoir la fascination de l’abîme, concerne le rapprochement du culte de la force sacrée chez les terroristes islamistes et la pensée du philosophe qui affirmait qu’il faut « faire du sol un abîme », à savoir Martin Heidegger.

    La base de cette dernière étape de l’essai de Barilier,avant sa conclusion beaucoup plus lumineuse, est la rencontre historique à Davos, en 1929, de deux grandes figures de l’intelligentsia allemande du XXe siècle, en les personnes d’Ernst Cassirer, modèle d’humaniste attaché à la Raison, à la noblesse du langage et au respect de la  forme dont Thomas Mann semble avoir préfiguré les positions dans le personnage du Settembrini de La Montagne magique, alors que l'ombrageux Naphta, mystique anti-bourgeois, annonce (plus ou moins...) un Heidegger rejetant ou dépassant les catégories kantiennes.

    thomas-mann-weg.jpgPar delà le rapprochement entre un roman composé entre 1912 et 1923 et la rencontre de 1929, Barilier précise que, plus que les positions antagonistes des deux personnages, c'est l'atmosphère claire, enivrante et mortifère de Davos qui compte en l'occurrence: "Le lieu où la vie semble à son comble de pureté, mais où la mort ne cesse de rôder, et va frapper"...

    Comme il s’est défendu ailleurs de procéder par« amalgames », épouvantail commode de ceux qui refusaient a priori de penser après les tragédies de l’an dernier, Barilier se garde d’établir un lien de causalité directe entre la pensée de Heidegger et le déchaînement de la force nazie, « modèle infâme de la force islamiste ». Et pourtant… Et pourtant, il se trouve que certains penseurs iraniens islamisants ont bel et bien fait de Heidegger leur maître à penser en matière de programme identitaire, qu’ils prétendent mieux connaître que tous les Infidèles.

    Heidegger ? « Le style de la nuit, donc. Et de  l’Abgrund, l’abîme. Un « Abgrund » évidemment sans commune mesure avec les abîmes nazis. Mais ce qui reste vrai, c’est que tout choix de l’abîme, tout refus de la raison humaine, de l’exigence des Lumières, du dialogue dans la lumière, menace d’asservir l’homme au pouvoir de la force ».

    Au moment de la libération de Paris, dans un texte intitulé Respirer, Paul Valéry écrivit ceci : « La liberté est une sensation. Cela se respire. L’idée que nous sommes libres dilate l’avenir du moment ».

    Parce qu’il est aussi artiste, romancier et musicien, Etienne Barilier sait d’expérience que la liberté est forme, qui doit certes accueillir la force pour exister. Mais « la force de la forme n’est plus force qui tue. C’est la force domptée par la forme, qui n’en garde que l’élan.Ou encore : la forme c’est la patience de la force ». De même Simone Weil parlait-elle d’ »une autre force qui est le rayonnement de l’esprit ».

    Tel étant le trésor de mémoire, et de pensée revivifiée, que nous pouvons redécouvrir et transmettre, au dam de ceux –là qui pensent que nous n’avons plus « rien à donner »…

    Etienne Barilier. Vertige de la force. Buchet-Chastel, 117p.

    Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Phébus, 495p. 

  • Ceux qui ont un grain

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    Celui qui est fou de sa folle / Celle que la musique habite / Ceux qui se réfugient dans les postures viriles / Celui qui évite les excès de sensibilité / Celle qui a décelé la démence de sa belle-mère dans sa façon de refaire la vaisselle qu’elle l’estime incapable de faire briller / Ceux qui ne comprennent pas les petits gestes complices et les grimaces qui unissent ces deux dingues dont la maison est pourtant bien tenue / Celui qui apprend des airs d’opéras aux ouvriers de l’équipe de nuit / Celle  qui conseille à ses enfants de danser ce qu’ils n’arrivent pas à dire / Ceux qui établissent les normes comportementales de la mère moderne socialement intégrée / Celui qui se la joue père sévère au risque de la violenter quand elle le regarde de son air mutin / Celle qui se fait interner de force par des gens aux sourires suaves / Ceux qui conseillent aux bien portants de garder les enfants à l’écart pour leur bien / Celui qui prétend qu’un véritable artiste ne peut qu’être fou tout en gérant son divorce des plus lucratifs avec cette dingue de Miranda / Celle qui entretient avec ses enfants une relation affective que l’Association des Parents Responsables a clairement condamnée / Ceux qui récusent l’idée selon laquelle la folie est une forme de norme alors qu’elle n’exprime que le rejet de celle-ci / Celui que la honte submerge en écoutant raconter celle qui revient de là-bas au fil d’un récit clair et net / Celle qui avait en effet besoin de se reposer et qui se repose maintenant de son repos forcé / Ceux que leur douce folie retrouvée fait le bonheur des enfants, etc.

    Dessin de Friedrich Dürrenmatt pour ses enfants.

  • Ceux qui lisent le journal

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    Celui qui va direct aux pages sportives / Celle qui est déçue par la météo du jour et le fait remarquer à son conjoint Ernest qui rouspète à son tour / Ceux qui constatent que l’édito du journal auquel ils sont abonnés depuis 1963 confirme une fois de plus leur désaccord avec la nouvelle ligne d’icelui et décident de rédiger une lettre de lecteurs cosignée au niveau du couple / Celui qui allume le feu avec l’édito de celui qu’il appelle le Tapir / Celle qui s’intéresse essentiellement aux pages conso et déco et les découpe et les colle dans un Cahier Pratique qu’elle compulse quand elle s’ennuie / Ceux que la dérive de l’info vers la conso a ramené à la lecture des Classiques / Celui qui affirme que la lecture matinale du journal lui tient lieu de rencontre avec l’Humain et sa compagne Arlette précise: le Trop Humain, mais leurs voisins de palier les Amiguet Paul et Simone ne pigent pas l’allusion à Nietzsche (philosophe allemand) ce qui ne les empêchent pas tous quatre de partager de bons moments à la canasta / Celle qui a trouvé un job au Centre de jeu excessif où elle tombe amoureuse d’un addict au trictrac / Ceux qui fuient la prétendue réalité dans le prétendu virtuel mais se retrouvent plus volontiers au café Les Bosquets / Celui qui attaque le testament de sa tante afrikaner dont le journal a célébré les gains au casino à la grand époque de Rika Zaraï / Celle que son veuvage a rendu plus cupide que le défunt / Ceux qui ont compris très tôt à quoi correspondaient les postures de gauche de leurs camarades des beaux quartiers / Celui qui affirme que ce que le journal appelle sa génération est un abus de langage / Celle qui des jumeaux Duflon a choisi le militant trotskyste futur avocat d’affaires alors que sa sœur se rabattait sur l’apolitique aujourd’hui au chômage / Ceux qui se reconnaissent dans la rue puis se ravisent en se rappelant qu’ils se sont insultés trente ans plus tôt et qu’aucun ne s’est excusé à l’autre et inversement s’entend / Celui qui a préféré reprendre la fabrique de chaussures de son père plutôt que de céder au chantage affectivo-politique de son ex Arlette actuellement syndicaliste au plus haut niveau et remariée à un homo notoire ce qu’elle ignore ou feint d’ignorer on ne sait jamais avec elle / Celle qui te dit au Buffet de la Gare qu’il faudrait que tu la relances avec un message subliminal dans le regard affirmant le contraire que tu reçois 5 sur 5 et qui t’arrange vu que les intellectuelles languides n’ont jamais été ton fort et qu’elle sent un peu la nonne transie / Ceux qui se lèvent tôt pour jouer une rôle dans l’économie mondiale / Celui qui fait des patiences dans son coin pendant que Badiou parle à la télé à l’indifférence manifeste des plantes vertes / Celle qui n’a jamais aimé l’ambiance des réus du Parti avec toute cette fumée et ces mec agressifs / Ceux qui te trouvent politiquement suspect mais n’osent pas te le dire vu que tu peux leur être socialement utile / Celui qui rappelle à tout moment qu’il était en Afrique du Sud en 1975 ce qui en impose de moins en moins aux jeunes camarades nés en 1985 et suivantes / Celle qui a croisé le futur prix Nobel J.M. Coetzee dans une supérette du quartier de Tokai où il lui a ramassé un paquet de chips tombé de son caddie / Ceux qui se disaient racistes à dix-sept ans mais dans un sens punk enfin tu vois quoi / Celui qui se promet de faire aujourd’hui un grand tour dans la neige pour se laver de la lectures des tabloïds / Celle qui prépare une soupe à la courge dans la maison bien chauffée / Ceux qui lisent les journaux avec attention et sans sauter la page des morts, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Les bons enfants

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    (Chanson en mémoire de Thomas Platter)
     
    Ils vont marchant d’un pas joyeux:
    ce sont les escholiers,
    les petits savants renaissants
    aux souliers recollés...
     
    Descendus des monts enneigés,
    chantant et mendiant,
    ils vont là-bas par les vergers,
    priant et grappillant...
     
    Les pays en guerre et la peste
    ne les arrêtent pas,
    et jamais ils ne sont en reste
    de nouveaux débats...
     
    Les Maîtres les ont accueillis
    de Bâle à Cracovie,
    plus que jamais tout réjouis,
    jusques aux Pays-Bas...
     
    Le latin n’a plus de secrets
    pour ces gais chenapans,
    et Platon l’éveillé
    les conduit à travers le temps...
     
    À nos seize ans les rencontrant
    au détour d’un chemin,
    à mon tour je suis devenu,
    plus libre que jamais en erre,
    bon enfant autoproclamé
    et dûment diplômé
    De l’université buissonnière...
     
    (Contrerimes advenues en marge de la lecture du Problème Spinoza, très remarquable roman d’Irvin Shalom évoquant les apprentissages contrastés de Baruch à Amsterdam et d’Alfred Rosenberg le futur genocidaire de la Solution finale qui fit main basse sur la bibliothèque du philosophe en 1941)

  • Du Temps qui nous tisse

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    Du Diabolo. - Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi. L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret.

    Michaux.jpgEn ville, ce 4 novembre, soir.  — Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’une puissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.

    En revenant  à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple : « Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ».   Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.

     

    Celui qui se fie strictement à l’organigramme / Celle qui esquive toute discussion à contenu / Ceux qui se raccrochent à l’acupuncture virtuelle, etc.

     

    À La Désirade, ce 23 novembre. - En lisant Le mot Musique d’Alexandre Voisard, je me dis que là se trouve l’un des deux centres vitaux de ma vie vivante, consistant à lire et annoter un beau livre dont je m’attacherai à dégager et à transmettre la substance -  l’autre centre étant ma table matinale à écrire. Or c’est à ce double foyer que je dois m’en tenir tous les jours et rigoureusement, opiniâtrement, sans me laisser distraire ou décontenancer par rien.

    Du temps retourné. - Le temps coule autour de nous et en nous. Le temps nous tisse. Les hommes filtrent le temps et le fertilisent. La culture est notre façon de tisser le temps qui nous tisse.

     

    Top Matin. - La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des verges des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.

     

    Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.

     

    Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

     

    Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

     

    Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire. 

     

    La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

     

    De l’amitié. - Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie: l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables. Par amitié tricherais-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

    J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

     

    A La Désirade, ce 25 novembre. Tôt réveillé ce matin, j’ai passé deux heures à annoter la nouvelle somme d’Alfred Berchtold, consacrée aux multiples avatars de la figure de Guillaume Tell; et je me suis pointé chez lui vers midi. Or, le retrouvant, lui et sa chère épouse, après sept ans sans nous voir, il m’est apparu aussi vif d’esprit que lors de nos entrevues de La passion de transmettre, et sa conversation toujours aussi intéressante m’a fait beaucoup de bien. Dans l’atmosphère délétère des temps qui courent, c’est une bénédiction.

     

    La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.

     

    Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.

    Du nationalisme. - Ce que Michel Serres appelle « la libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vue à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

     

    En ville, ce 22 novembre.- Accablé ce matin par une espèce de terrible tristesse, à la fois physique et psychique, qui m’a tenu au bord des larmes jusqu’à notre arrivée en ville – et je pensais au pauvre Jean-Claude Fontanet assis sur sa chaise de dépressif et pleurant du matin au soir pendant des mois et des années, trouvant cependant l’énergie miraculeuse de tirer enfin un livre admirable, L’Espoir du monde, de son chaos physique et mental. Après quoi, ayant déposé ma bonne amie à la HEP, une émission, consacrée à la psychologie du chien, sur la radio de la voiture,  m’a fait éclater de rire et j’ai rebondi.

     

    De la mesquinerie. - Je suis redevable aux mesquins, cette année, de s’être montrés si mesquins qu’ils m’ont donné la force de m’arracher à jamais à leur emprise. Je me ris désormais des mesquins. Je les ignore. Chaque fois que j’aurai affaire à l’un d’eux, je lui répondrai, sans lui répondre justement: je t’ignore. Mais cela surtout: ne plus répondre. Et ne plus être, soi, jamais mesquin non plus.

     

    A La Désirade, 16 décembre 2004. – On voudrait écrire juste, mais le plus souvent ce n’est qu’à peu près ou à côté – j’entends : dans l’expression des sentiments délicats ou des idées complexes.

    Ceci de Georges Perros: « Il faut écrire pendant que c’est chaud »,   à quoi j’ajouterai qu’il faut écrire pour se tenir chaud.

     

    Les Français ont le sexe froid et méchant en littérature. Sade en est la meilleure preuve. Très peu d’auteurs français sont réellement sensuels et chaleureux dans leur érotisme, sauf peut-être un Restif de la Bretonne.

     

    Du naturel. - Perros semble exclure le naturel du journal intime, mais ça se discute. Ce qu’on appelle naturel, pour un véritable écrivain, genre Léautaud ou Jouhandeau, s’agissant de « journaliers », est certes déjà composé, mais quelle importance ? On voit avec Céline que l’apparente spontanéité est également le résultat de tout un travail. Pareil avec Ramuz. Le contre-exemple exemplaire pourrait être Amiel qui écrivait son Journal intime au fil de la plume et sans penser qu’il ferait jamais l’objet d’une publication, et donc avec un naturel parfait. Mais est-ci si sûr ? Je n’en crois rien…

     

    Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes /  Ceux qui se taisent, etc.

     

    À la Désirade, ce vendredi 31 décembre.- Réveil tardif, dans les bras de ma bonne amie, par grand beau temps hivernal. Très intéressé par la lecture d’Avec Marcel Proust d’Edmond Jaloux, dont j’apprécie autant l’écriture si belle que l’intelligence si pénétrante. C’est vraiment le grand style de la critique comme il n’y en a plus de nos jours. Jaloux est le moins jaloux des jaloux ; on sent que sa joie et son bonheur sont de partager une admiration longuement et finement détaillée. 

    Écrire comme on respire. -  Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.

    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

    Image: Vers Donneloye, aquarelle JLK.

  • Le Magicien de Colm Tóibín danse entre Lucifer et Dionysos…

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    La saga de Thomas Mann et des siens relève du mythe littéraire fascinant, autant que d’une réalité familiale et nationale à maints égards tragique. Après d’innombrables témoignages et affabulations, le romancier irlandais Colm Tóibín, avec autant de discernement documenté que de génie intuitif, nous fait vivre de plain-pied un roman captivant.
     
    Le Magicien du romancier irlandais Colm Tóibín est d’abord un roman à part entière de cet auteur poreux et puissant, d’une densité limpide sans égale et d'une fabuleuse pénétration psychologique, avant de représenter une ample chronique biographique de Thomas Mann et de sa famille - hautement romanesque elle-même -, de la fin du XIXe siècle à Lübeck (à l’ombre du père sénateur et capitaine d’industrie sans illusions sur sa descendance), aux années 50 où le plus grand écrivain vivant de langue allemande est devenu un symbole de la défense de l’Occident démocratique, antinazi tardif mais implacable, mort en Suisse en 1955 à l’âge de 80 ans, aussi conspué-adulé dans son propre pays qu’honoré-rejeté de par le monde...
     
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    Colm Tóibín s’est déjà illustré, dans Le Maître, par une biographie romancée du grand romancier anglo-américain Henry James, dont il a (notamment) mis en lumière un aspect peu connu voire occulté de la personnalité, à savoir son homophilie de célibataire endurci ; et de même s’attache-t-il à celle, plus documentée, d’un Thomas Mann nourrissant diverses passions masculines dès son adolescence et jusque tard dans sa vie, probablement demeurées à peu près platoniques en dépit de l’intensité de leur évocation dans son Journal.
    Mais si l’auteur irlandais du Magicien, notoirement gay, se plaît à illustrer cette composante intime rapprochant évidemment l’auteur de La mort à Venise de son protagoniste Gustav von Aschenbach, entre autres projection littéraires de ses fantasmes érotiques - et plus encore de son exaltation d’un fantasmatique « jouvenceau divin » - , cela ne l’empêche pas de rendre justice, dans les grandes largeurs d’une vie où la Littérature reste la maîtresse la plus exigeante de l’écrivain, à un génie littéraire doublé d’un homme fort et fragile à la fois dont l'auteur rend magnifiquement la présence de colosse cravaté à pieds d'argile, autant que celle de l'indomptable et douce Katia, son épouse issue de grande famille juive « assimilée », soutien quotidien et bonne fée-dragon assurant l’équilibre de ses relations avec le monde et avec leurs terribles enfants dont les deux aînés (Erika et Klaus), outrageusement libres dans leur vie personnelle et politiquement engagés, furent eux aussi des figures emblématiques de la littérature allemande en exil et de l'intelligentsia antinazie de premier rang.
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    La mise en abyme multiforme d’une vie
    Le magicien est un immense roman d’une totale simplicité en apparence, synthèse miraculeuse d’une quantité d’histoires personnelles complexes, sur fond de convulsions historiques marquant l’effondrement d’une certaine Allemagne et la transformation d’une incertaine Europe en deux blocs dont on voit aujourd’hui la persistante fragilité.
    Le titre du roman de Colm Toibin évoque la figure du pater familias qui aimait fasciner ses cinq enfants par ses tours d’illusion, quand bien même certains d’entre eux lui reprocheraient plus tard le caractère illusoire de sa présence, ou l’artifice écrasant d’une omniprésence de Commandeur littéraire mondialement reconnu mais parfois bien maladroit à reconnaître les siens en dépit de ses constantes aides financières.
    Le roman commence par ce qui pourrait être une nouvelle « nordique » de Thomas Mann lui-même qui s’intitulerait La mort du père, située en 1891 à Lübeck et racontant le double effondrement d’un homme et d’une firme commerciale auréolée de prestige. Peut-on croire Colm Tóibín quand il prête, à Thomas Mann, l’intuition selon laquelle l’entrée dans la famille Mann de Julia la Brésilienne, sa mère enchanteresse, belle et raconteuse d’histoires, qui oppose son rire latino à la sévérité guindées des Luthériens « nordiques », aura marqué le déclin de la dynastie ?
    Ce qui est sûr, après le désaveu d’un testament imposant une tutelle à l’épouse et à ses fils aînés, c’est que le rejet paternel, humiliant, va provoquer l’émancipation de l’aîné, Heinrich, qui fera ses premières armes d’écrivain en Italie, bientôt suivi de Thomas dont ses tuteurs tâcheront vainement de faire un sage employé d’assurance. En outre, la mort du père déplacera la famille vers le sud à l’initiative de Julia, à Munich où la bohème artistique fleurit plus généreusement que sur les rivages puritains de la Baltique – et Les frères ennemis pourrait être, alors, une nouvelle de Klaus Mann, futur aîné de Thomas, considérant, en lecteur marxisant, les destins parallèles et souvent opposés de Heinrich, compagnon de route des communistes, et de Thomas l’humaniste incessamment hésitant, d’abord nationaliste et ensuite se ralliant à l’Occident démocratique par dégoût viscéral du nazisme.
    Dès sa vingtaine, Thomas Mann va tisser, entre sa vie et ses écrits, des liens constants et profonds, qui laissent à penser que tout lui fait miel littéraire, et les effets spéculaires se multiplieront avec les livres de son frère et de ses enfants, autant que par les commentaires quotidiens de son Journal sur ce qu’il vit et le roman en chantier.
    Ainsi, le premier chef-d’œuvre, qui lui vaudra explicitement le Nobel de littérature en 1929, à savoir la saga familiale des Buddenbrook, constitue-t-il la projection balzacienne, quasiment « d’après nature », de la chute de la maison Mann à Lübeck, avec un jeune Hanno, trop délicat pour vivre longtemps, qui ressemble à la part la plus sensible de l’auteur lui-même. Ensuite, à Munich, dans l’extraordinaire nouvelle intitulé Sang réservé, le futur époux de Katia Pringsheim se servira, non sans énorme culot, de la relation gémellaire liant sa nouvelle amie à son frère Klaus, pour évoquer une relation incestueuse « wagnérienne » d’une sensualité et d’un raffinement proustien, à quoi s’ajoute une dimension symbolique où l’Allemagne et la judéité de sa famille sont clairement impliquées.
    À propos du seul prénom de Klaus, l’on relèvera dans la foulée qu’il est à la fois celui du beau-frère de Thomas, de son fils aîné et d’un jeune homme angélique qui comptera beaucoup dans sa vie secrète, dont le personnages de « divin jouvenceau » ressemble évidemment au Tadzio de La Mort à Venise, alors que l’ombre de Gustav Mahler plane également sur la lagune…
    De la même façon, comme le montre Colm Tóibín, plus attentif à la vie de Thomas Mann qu’au détail de ses œuvres, celles-ci ne cesseront de se nourrrir de la substance existentielle de l’écrivain et de son entourage, de La Montagne magique (après l’hospitalisation de Katia en Engadine) au Docteur Faustus où les relations de Mann et d’Arnold Schönberg joueront un rôle à la fois épineux et central.
     
    Boutons de culottes et autres détails intimes...
    À propos de Schönberg, précisément, Colm Tóibín fait dire à Thomas Mann que ce qui distingue les musiciens des romanciers tient à cela que les premiers en décousent avec Dieu et l’éternité, tandis que les seconds doivent achopper d’abord aux boutons de culottes de leurs divers personnages, autrement dit : au détail, jusqu’à l’intime, de la vie qui va et non seulement aux grands sentiments et autres sublimes idées.
    À la hauteur, quant au rayonnement intellectuel et moral, d’un Tolstoï et d’un Romain Rolland, ou d’un André Gide, ses contemporains, Thomas Mann est sans doute le seul grand auteur-intellectuel, des années 30 aux années 50 du XXe siècle, avant et après les crimes du nazisme et la débâcle de l’Allemagne et sa partition, à incarner, en son exil de Californie puis à son retour en Europe, la voix de la liberté et de la démocratie, notamment dans ses innombrables interventions en conférences ou émissions radiophoniques. Proche de Roosevelt, pressenti par certains comme un président de l’Allemagne à venir, il fut adulé par les Américains jusqu’au temps du maccarthysme où on lui supposa des accointances avec le communisme. On n’imagine guère, aujourd’hui, malgré l’influence d’un Sartre ou d’un Soljenitsyne, les attentes qu’a suscité le plus grand écrivain allemand du XXe siècle, et la violence des réactions que ses positions non partisanes ont suscitée, des injures de Brecht aux mesquineries du FBI, notamment. Son retour en Allemagne en 1950, pour célébrer la mémoire de Goethe à Weimar (à l’Est) autant qu’à Francfort, illustre l’indépendance et le courage exceptionnel du vieil homme.
    Cela étant, le roman de Colm Tóibín n’a rien d’un « reportage » historico-politique. Son Herr Doktor Mann mondialement connu, romancier fêté dont les ventes considérables lui permettent de bien vivre et d’aider nombre de ses confrères, sans parler de sa famille dont il assure la protection avec l’aide de son épouse – ce patriarche à cigares est aussi un Mister Hyde de désir entretenant, sous le regard ironique de Katia et de ses filles, une espèce de passion obsessionnelle , et qu’il juge lui-même « infantile », pour ce qu’il appelle lui-même le «divin jouvenceau» - tel Jupiter enlevant le mignon Ganymède - dont le dernier avatar sera un gentil serveur du palace Dolder, à Zurich, sur la main duquel le Magicien pose sa patte en croyant atteindre le paradis. Et puis quoi ?
    Et puis rien, ou tellement plus que ce rien fantasmagorique: le noyau-vortex du chapitre final de ce roman qui évoque, plus qu’il ne décrit, avec le souvenir revenu de la mère latino dévoilant, à ses enfants, un secret merveilleux dont la lectrice et le lecteur découvriront la nature renvoyant à la beauté d’une œuvre et du monde qui l’a inspirée…
    Colm Tóibín. Le Magicien. Grasset. Traduit (admirablement) de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson. Grasset, 603p.
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  • Dialogue d’Imre et de Kertész

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    En lisant le Dossier K.

    Imre Kertész raconte, au début de ce Dossier K. que tout lecteur d’Etre sans destin, du Refus ou de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas se devrait de lire absolument, que c’est à la suite d’une tentative manquée d’« interview approfondie » avec un ami éditeur qu’il a entrepris de composer cet entretien entre Imre et Kertész, à moins que ce ne soit entre Imre l’un et Imre l’autre, en alternance avec Kertész l’homme et Kertesz l’écrivain, sans compter la mise en abyme constituée par chacun des livres composés par Imre Kertesz et ses trois vies successives en Hongrie d’avant la guerre, au camp de concentration puis dans le Kafkaland communiste, pour ne pas parler de sa quatrième vie actuelle subdivisée en plusieurs vies de couple… et tout de suite l’enjeu de cette espèce de reprise autobiographique à deux voix se fait jour, qui met en balance la vérité de la fiction et celle des faits. Qu’a dit le romancier et qu’a-t-il tu, pourquoi telle scène à forte charge dramatique a-t-elle été gommée de tel roman alors que tel détail apparemment insignifiant y trouve un relief finalement plus révélateur ? Bref, comment Kertész s’est-il écrit en romans alors que Jean Améry (qu’il cite souvent et dont Actes Sud vient de publier une grande biographie) s’écrivait en essais, et comment parler aujourd’hui de tout ça alors que sa qualification d’auteur « pour mémoire » l’associe désormais, Nobel à l’appui, à une commémoration incantatoire le ramenant à une sorte de honte dont témoigne notamment la note saisissante qu’il prend lors d’une « visite » à Auschwitz, en 2000, qui le laisse positivement dégoûté, relançant celle qui l’habitait à sa sortie du camp.

    Or ce n’est pas « un document de plus » mais un dialogue vivant relevant d’une maïeutique peu commune que ce livre, puisque celui qui questionne et celui qui répond ne sont jamais figés dans le même rôle mais « inventent » à tout coup comme le ferait un romancier. Kertész voit d’ailleurs un roman dans cette conversation de haute volée existentielle et littéraire, profonde et légère à la fois, modulant une présence attachante quoique réservée, nimbée de pudeur et frottée d’humour, hommage rendu au plaisir d’écrire et à la vie qui continue, acceptation des contradictions de celle-ci, où cohabitent maladie, dépression, santé, joie de vivre…

    63da3ba52765310e12ff5494700820b5.jpgImre Kertész. Dossier K. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Uzsvai et Charles Zaremba. Actes Sud,204p.

  • Ceux que leur gaîté protège

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    Celui qui n’arrive pas à rester fâché / Celle qui a l’art guerrier de dévier les traits / Ceux que tout atteint mais qui n’en montrent rien / Celui qui sourit dans le vague avec la fixité précise de l'Archer / Celle qui lit Le Trottoir au soleil de Philippe Delerm dans la salle d’attente du train de nuit / Ceux qui rebondissent comme des ballons sur la pelouse du jour vert électrique / Celle qui fait la vaisselle en chantant l’air de Mimi de La Bohême (« Mi chiamano Mimi », etc.) pendant que ses jeunes invité pioncent encore après les excellents excès de la veille / Ceux qui restent pensifs après le départ de tous les clients du bar gay Au Soleil levant tenu par la famille vietnamienne qui en a superchié pendant les guerres dont les gamins ne savent plus foutre rien / Celui qui a écrit « la lumière est en vous aussi » et que les gens liront avec reconnaissance quand le bouquin sera en vente / Celle qui se console de n’avoir pas été invitée à la noce pipole du présentateur de la télé et de la Miss Météo en apprenant qu’on s’y est fait hyper-tartir / Ceux qui jurent qu’ils n’en sont pas quand on leur demande s’ils en sont / Celui que la vision des abattoirs déprimait à chaque fois qu’il prenait le TGV Lyria et qui déprime maintenant de ne plus avoir assez de ronds pour se payer Paris-Folie / Celle qui se défoule dans la foule du métro après sa sortie du couvent motivés par Dieu sait quoi / Ceux qui prient le Seigneur avec une ferveur de 3 janvier sans trop savoir qui c’est çui-là mais Lui doit le savoir alors ça va / Celui qui se rappelle son premier Happy Meal au goût de petite madeleine / Celle qui fête le Nouvel An avec les Chinetoques d’à côté qui s’intéressent à ses années de musicologie à l’Academia Chigi de Siena (Italia) / Ceux qui offrent des figues sèche sà la tante Glouton / Celui qui va skier ce matin aux Portes du Soleil où il tombe sur quelques aveugles en luges guidés par une monitrice à sifflet / Celle qui envoie promener ceux qui lui recommandent de fermer la porte aux Soucis alors qu’y que ça de bon dans la vie répond-elle sur le ton de la plus pure mauvaise foi paléochrétienne / Ceux qui sont trop actifs et réactifs pour regarder quoi que ce soit alentour où que c’est si beau n'est-ce pas Mado / Celui qui se rebiffe quand on le regarde malgré qu’il est si beau que ça fait même pas d’jaloux / Celle qui sourit sans écouter ce que radote son conjoint rouquin qui bégaie dans ses bretelles / Ceux que soucient grave plusieurs kilos de surpoids consécutifs aux Fêtes mais tu verras Betty je me réabonne au Fitness Hyperforme / Celle qui aime la bonne méchanceté de certaines fortes femmes fragiles style Flannery la dompteuse de poules / Ceux qui ont dansé le Fox-trot en 1953 tandis que Staline cannait pour de bon mais les kids des Lycées Béjart et Aragon n’ont entendu parler ni de l’un ni de l’autre / Celui qui remonte en danseuse la côte du Grand Sabot Breton / Celle qui tient le bar lesbien Au Bon Gigot / Ceux qui draguaient nos sœurs à la sortie du ciné en plein air de Levanto et qui sont aujourd’hui de vieilles peaux berlusconisées à mort ou qui sont morts ou va savoir avec la Nave qui va / Celui qui a pas mal fait l’amour en groupe et se retrouve pas mal seul à l’heure qu’il est mais sans que Dieu s’en soit mêlé qu’allez vous croire cancrelats ? / Celle qui se tenait au piquet de Valerio quand il fonçait sur sa Vespa par les monts de La Spezia / Ceux qui reviennent sur les lieux dont les livres les ont fait rêver genre Balbec ou Sils Maria / Celui qui nourrit des projets brésiliens après que Jean Ziegler lui a raconté ses nuits de candomblé à la Mère Royaume / Celle qui médite devant une pomme lisse comme une conne / Ceux qui peignent à l’ancienne des sujets sociaux genre Jed Martin se défonçant à la disco avec Olga la Ruskova / Celui qui se réjouit de retrouver à Salonique ses jeunes amis fous de La Callas et de Cavafy / Celle que tout met en joie même la perspective de retrouver la cafète de l’Entreprise où l’Alcool est proscrit mon chéri / Ceux dont la bonne humeur inaltérable entretien une ambiance du tonnerre aux RH de l’Entreprise et surtout quand tous se retrouvent sur le toit pour cloper, etc.
    Peinture: Robert Indermaur

  • L'Auteur est dans la malle

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    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Donc il n’y a, selon toi, que l’Auteur ?

    Moi l’un : - Il n’y a que l’Auteur à majuscule radieuse, et qui n’a pas de nom ou qui a tous les noms, c’est du kif.

    Moi l’autre : - Qu’entends-tu par là ?

    Moi l’un : - J’entends que, dès l’Origine dont nous ne savons rien, aux fins dernières qui n’ont pas encore trouvé de mots pour les dire, il n’y a qu’un souffle de Verbe et qu’une signature dont le Nom ne se dit pas. L’auteur de la Genèse n’a pas de nom. L’auteur de l’Apocalypse est peut-être Jean, mais c’est juste pour l’Etat-Civil alors qu’il n’est même pas sûr que ce soit le Jean auquel on pense… Le Jean de l’Apocalypse désigne sûrement, en effet, un tas de gens.  Et tu sais bien que le nom d’Homère a été discuté. Le gag, que raconte Umberto Eco, dont le nom n’est lui-même qu’un écho d’Ecco, c’est que ceux qui ont mis en doute l’attribution de l’œuvre en deux volumes d’Homère à Homère ont abouti finalement à la conviction que l’œuvre d’Homère n’était pas d’Homère lui-même mais d’un parent d’Homère, du nom d’Homère...     

    Moi l’autre : - Ainsi le nom de l’auteur, pour ainsi dire interchangeable, n’a-t-il aucune importance à tes yeux, et cette notion de tiers inclus ne serait qu’une faribole ?

    Moi l’un : - On pourrait le penser en oubliant la malle, mais tu le sais autant que moi : tout est dans la malle, et c’est là que ça devient intéressant, pour l’identification fine de l’auteur, libéré de sa majuscule, et pour ce qui touche au tiers inclus. On entre là dans la comédie littéraire. Divine comédie : Dante Alighieri a bel et bien un nom, et je le vois bien signer à la FNAC, avec sa couronne de lauriers, comme Amélie Notoire en chapeau de sorcière à la Potter. Sinon, l’Auteur à majuscule ne serait qu’une marque comme celles qu’on voit aujourd’hui dans le ciel du marché mondialisé : UBS ou MICROSOFT über Alles. Dans cette logique marchande MOZART est une marque cotée en Bourse, tandis que la malle recèle un trésor pareil à celui de l’île fameuse, et l’expédition n’est autre que le tiers inclus. Cela n’a rien à voir, soit dit en passant, avec la théorie barjo de la disparition de l’auteur, pas plus qu’avec la surévaluation démagogique du tiers inclus qui fait dans l’hommage aux petites mains. 

    Moi l’autre : - Tu me sembles passer un peu vite sur le dévouement sans bornes des invisibles qui travaillent à la seule gloire de l’Auteur, mais passons. Parlons plutôt de ce que tu reconnais bel et bien comme le tiers inclus…

    Moi l’un : - Si je ne m’étends pas sur la noble cohorte des assistants de l’Auteur à majuscule et gilet coin-de-feu, entre Admirable Compagne, et Coach amical ou professionnel, plus toute la kyrielle de parents et amis qu’une nouvelle vogue consiste à remercier désormais au titre du tiers inclus, ce n’est pas du tout par mépris mais parce que cette attention aux invisibles cache, je le crains, autre chose. Nier la réalité de l’auteur, sans majuscule, au profit du Texte, devenu seule Origine et seule Fin de l’écriture, relève d’une esthétique que je récuse, car c’est nier implicitement le primat de la voix, c’est nier le rythme, c’est nier l’aura d’une personne unique et irremplaçable, corps et esprit sans lesquels le texte serait lettre morte. Cela étant j’aime bien l’idée que le non moins irremplaçable Carl Seelig soit une sorte de tiers inclus dans la survie de Robert Walser. Hommage aussi à tous les invisibles – hommage à l’invisible et non moins irremplaçable dactylographe de Georges Haldas, mais demande-t-elle seulement qu’on lui bricole une statue ?

    Moi l’autre : - Par extension, ne pourrait-on pas dire que la Petite Mère d’Haldas, comme il l’appelle, ou l’Homme Mon père, participent aussi du tiers inclus ?

    Moi l’un : - Cela va de soi, comme le grand-père de Thomas Bernhard, Madeleine Gide même quand elle brûle les lettres de son mari la trompant avec Marc Allégret, ou Berthe Ramuz qui accepte de ne plus peindre pour se consacrer au seul ravaudage des bas bruns du Maître.

    Moi l’autre : - D’autres exemples, Malus ou Bonus, qui aient joué dans ton propre travail ?

    Moi l’un : - Trois exemples entre mille : le premier est cette admirable déclaration du Doyen grave de la Faculté des Lettres de Lausanne nous déclarant, en 1967, dans sa séance d’accueil, que nous n’étions guère bienvenus en ces lieux si nous aimions la littérature, car en ces lieux la littérature s’étudierait scientifiquement. Je me le suis tenu pour dit et ne me suis plus consacré désormais qu’à mon Amour majuscule de la Littérature. Le second fut cet autre mot de Vladimir Dimitrijevic qui me dit, après avoir publié mon premier livre, que j’allais réaliser tous ses rêves d’écrivain. Le même Dimitri a opposé un déni total aux livres que j’ai publiés, vingt ans plus tard, après notre séparation pour motifs graves, chez Bernard Campiche, mais l’élan était donné et ma reconnaissance à Dimitri reste entière. Et le troisième cadeau d’un tiers inclus, entre tant d’autres, fut le désir de  l’homme de théâtre Henri Ronse de me voir écrire une série de proses fuguées, qui m’a inspiré Le Sablier des étoiles, écrit pour Henri en peu de mois, comme une lettre à un ami.

    Moi l’autre : - Il y a là du mimétisme décrit par René Girard, qui estime que notre désir procède, pour beaucoup, du désir de l’autre. Nous écrivons forcément par et pour l’autre, et cet autre est légion, qui écrit à travers nous.   

    Moi l’un : - Comme je le disais tout à l’heure : tout est dans la malle. Je fais allusion, bien entendu, à la malle de Fernando Pessoa, contenant son œuvre non encore publiée. La malle contient aussi les manuscrits de Walter Benjamin non publiés de son vivant et les manuscrits non publiés de son vivant de Franz Kafka. L’Auteur est dans la malle avec parents et enfants, libraires et bibliothécaires, censeurs et encenseurs - tout est dans la malle…

     

     

    Pessoa2.jpgPS. Le titre de ce texte me vient de mon ami René Zahnd, tiers inclus à son insu.

     

     

    Images: Béatrice, Tierce incluse de Dante Alighieri; la malle de Fernando Pessoa.

     

     

  • Eros calviniste

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    (Jacques Chessex)

    Le plus célèbre des écrivains romands de la fin du XXe siècle s'est effondré, au soir du 9 octobre 2009, dans le bourg vaudois d'Yverdon-les-Bains, durant une causerie consacrée à l'un de ses livres, La Confession du pasteur Burg. Une interpellation virulente d'un spectateur sur l'affaire Polanski, dont l’écrivain avait pris la défense, est à l'origine de son effondrement. Il avait 75 ans. Il s’appelait Jacques Chessex.

     «La conduite d’un homme avant sa mort a quelque chose d’un dessin au trait aggravé », écrit Jacques Chessex dans le roman paru peu après sa mort, Le Dernier crâne de M. de Sade. «Il y  acquiert un timbre à la fois plus mystérieux et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut  ignorer entièrement la proximité, chacune des ses paroles, chacun de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis».

     À lire ces mots, la dernière scène du « roman » que constitua la vie de l’écrivain résonne étrangement, prolongeant les analogies entre la fin pressentie de Sade, à 74 ans, et la mort subite de l’écrivain.

    51RM9ABPBFL._SX195_.jpgOn peut rappeler alors plus précisément que Jacques Chessex, venu à Yverdon-les-Bains au soir du 9 octobre 2009 pour y parler en public de La Confession du pasteur Burg, histoire d’une jeune fille abusée par un pasteur calviniste, fut soudain interpellé par un auditeur de la causerie à propos du viol commis par Roman Polanski  sur la personne d’une adolescente, que Chessex, interrogé par les médias, avait réduit à « une affaire minime ».

     Le contradicteur s’identifia comme médecin généraliste, familier des cas d’abus sexuels. Jacques Chessex commença de lui répondre sur un ton ironique, en disant exactement: "voilà un généraliste qui généralise", puis il tomba comme une masse pour ne plus se relever. 

    On me dira peut-être qu’il est malséant de rappeler un tel épisode, mais comment ne pas voir que le thème de l’éros calviniste, tel que je vais essayer de l’illustrer, y est présent, avec cette double instance de la luxure et de la mort, du désir sexuel et de la transgression sociale, de la liberté artistique et de la censure morale, que nous retrouvons à tout moment dans l’œuvre de Jacques Chessex, autant que dans sa vie.

     Nous retrouvons également ces composantes dans le dernier roman de Jacques Chessex, paru deux mois après sa mort et lui aussi marqué par ce qu’on pourrait dire l’antinomie de l’érotisme et d’un certain puritanisme que figure, de façon souvent caricaturée, le calvinisme.

    entrer des mots clefsC’est ainsi que Le dernier crâne de M. de Sade, paru dans un climat de scandale annoncé, fut vendu en Suisse sous cellophane par crainte de suites judiciaires. Les mauvais esprits, dont je suis évidemment, auront pensé que la recherche de la publicité n’était pas étrangère à cette démarche, mais passons...

     Et revenons plutôt à la littérature, ou plus précisément au noyau vif, ardent, incandescent même de l’écriture de Jacques Chessex, où le couple antinomique de la luxure et de la mort joue à l'évidence un rôle central, plus fondamental encore que celui du Désir et de la Loi, non moins présent. 

    Cette antinomie aura hanté Jacques Chessex jusqu’au dernier mot de son dernier roman. En quatre lettres de feu et de glace : c’est le mot de MORT. Ce mot est tiré de deux vers du poète romantique Eichendorff que cite à la fin du livre une «rose doctoresse» de la clinique lausannois La Cascade, assise sur un mur dominant le lac Léman, le long du quai d’Ouchy, et tenant sur son ventre doux le crâne biend ur de ce M. de Sade qu’on appela le « divin marquis », tenu pour le Diable par l’Eglise et dont la mâchoire semble bouger encore:

    « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »

    La réponse du Commandeur, que représentait sans s’en douter évidemment, ce soir-là le pauvre généraliste, foudroya prématurément Jacques Chessex, mais la question demeure, qui traverse Le dernier crâne de M. de Sade et cristallise en figure de contemplation que des siècles d’art et de littérature ont appelée Vanité : crâne exhumé de la tombe de Yorick (titre d'un recueil de poèmes de Chessex, soit dit en passant)  devant lequel Hamlet psalmodie son «être ou ne pas être », têtes de mort peintes ou moulées que le mortel contemple avec mélancolie.

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    La mort et le sexe, plus précisément le sexe à mort dont le plaisir est aussi torture, constituent en effet la substance explosive du dernier roman de Jacques Chessex dont la fascination pour Sade, athée absolu, contredit absolument son propre « désir de Dieu » maintes fois réaffirmé et donnant son titre à l’un de ses plus beaux livres.

    Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son «âme claire». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans.  Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous.

    Or, précise Chessex: «Un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».

    Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine,  engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et Sade de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de  « figures », comme il appelle, sur son Journal, les pièces de monnaie qui suffisent à calmer la mère…

    Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune  abbé Fleuret  qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…

    Alors le lecteur, et pas seulement le lecteur calviniste, de s’interroger : mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ».

    entrer des mots clefsLe démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, que l'écrivain fait passer à travers son fétichisme personnel (très explicite aussi dans sa peinture) autant que dans ses fantaisies baroques frottées d'une sorte d'humour macabre.

    « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, dont on comprend mieux alors sa défense de Polanski autant que, en d'autres temps, de Pier Paolo Pasolini cité dans un poème.

    °°°        

     On l’aura déjà constaté dès cette première évocation : il y a du forcené en Jacques Chessex, et j’ajouterai, avec une liberté qu’on m’a parfois reprochée, à commencer par l’intéressé: pour le pire autant que pour le meilleur.

    Pourtant je me garderai bien de classer les livres de Chessex selon les critères du «meilleur» et du «pire», tant la contradiction lui est inhérente, quasi consubstantielle, brassée par une écriture certes composite, souvent baroque, aux intensités très variables, mais finalement tenue ensemble comme un organisme vivant et résistant.

    De fait, Jacques Chessex est écrivain dans la masse, pourrait-on dire, sans discontinuer et depuis toujours à ce qu’il semble, à l’imitation d’un père fou de mots avant lui - Pierre Chessex était historien, rappelons-le, spécialiste des étymologies. Rien de ce qui est écrit n’est étranger à  cet écrivain flaubertien par sa passion obsessionnelle, quasiment religieuse, du Monumentum littéraire. Toute sa vie a été mise en mots et sa carrière d’homme de lettres fut l’objet d’une stratégie tissée de plans et de calculs, de flatteries et de rejets, d’avancées sensationnelles (le premier Prix Goncourt romand, en 1973) et de faux pas signalant la passion désordonnée d’un grand inquiet peu porté, au demeurant, à s’attarder dans les mondanités.

    entrer des mots clefsJacques Chessex carriériste, pour parler un peu vulgairement ? Jacques Chessex pontife des lettres vaudoises et romandes ? Jacques Chessex seul grand écrivain du landerneau littéraire romand ? Tout, et son contraire, a été dit à son propos et lui-même a beaucoup fait, aussi, pour constituer une image publique qui relève plus du folklore que de la réalité. Or celle-ci est sans doute plus intéressante et complexe, que ce qu’en ont montré de multiples images médiatisées, surtout dans les dernières années d’une certaine gloire relancée.   

    Or tâchons, avec un peu de distance, de considérer la chose avec plus de légèreté.

    Jacques Chessex s’est portraituré maintes fois en renard, et c’est en effet la figure de bestiaire qui lui convient le mieux, même s'il y a aussi chez lui du chat et du poisson, ou de l'ours veillant sur son miel...

    On peut rappeler alors, au jeu des analogies animales, la distinction que faisait le critique anglais Isaiah Berlin, entre auteurs-renards grappilleurs, semblables par exemple à un Charles-Albert Cingria, et auteurs-hérissons concentrés sur leur table et constituant leur oeuvre en un seul massif, qu’évoquerait plutôt un Ramuz.

    entrer des mots clefsentrer des mots clefsOr Chessex a certainement du renard, par son œuvre de poète en prose, multipliant fugues et fragments et touchant à tous les genres, qu’on peut rattacher à la filiation d’un Cingria,  mais il y a aussi chez le romancier du hérisson bardé de piquants, groupé sur lui-même et rapportant tout à son Œuvre, comme un Ramuz 

    L’œuvre de Jacques Chessex n’a rien, pour autant de statique ni de prévisible: elle impressionne au contraire par son évolution constante et son enrichissement, sa graduelle accession à une liberté d’écriture aux merveilleuses échappées, rappelant à l’évidence le meilleur Cingria ou, parfois, les envolées lyriques d’un Aragon ou d’un Audiberti.

    entrer des mots clefsAux sources de l’oeuvre

    L’œuvre de Jacques Chessex tire l’essentiel de sa dramaturgie et de sa thématique d’un scénario existentiel marqué par le suicide du père, évoqué et réinterprété à d’innombrables reprises, à la fois comme une sombre nue zénithale et un horizon personnel dégagé, un poids de culpabilité et une mission compensatoire, une relation particulière avec la mort et un appel à la transgression.

    La démarche de l’écrivain procède à la fois d’un noyau poétique donné et d’un geste artisanal hors du commun, d’un élan obscur et d’un travail concerté sans relâche.

    Dès la parution du premier de ses recueils, l’année de ses vingt ans, et avec les trois autres volumes qui ont suivi rapidement, le jeune poète se montre à la fois personnel, déterminé et bien conseillé, visant aussitôt la double reconnaissance romande et parisienne. Après quatre premiers recueils de poèmes qui s’inscrivent sans heurts sur la toile de fond de la poésie romande, l’écrivain va s’affirmer plus nettement dans les récits de La tête ouverte, publié chez Gallimard en 1962, et surtout avec La confession du pasteur Burg, paraissant en 1967 chez Christian Bourgois et qui amorce la série des variations romanesques sur quelques thèmes obsessionnels, à commencer par celui de l’opposition de l’homme de désir et des lois morales ou sociales.

    De facture plutôt classique, La confession du pasteur Burg, que l’auteur appelle encore récit, représente bel et bien le premier avatar d’un ensemble romanesque à la fois divers et très caractéristique en cela qu’il «tourne» essentiellement et presque exclusivement autour d’un protagoniste masculin constituant la projection plus ou moins directe de l’auteur.

    Cette cristallisation, à caractère autobiographique, sera la plus dense dans Jonas, grand livre de l’expérience alcoolique, mais le romancier saura rebondir parfois à l’écart de l’autofiction, comme Le rêve de Voltaire l’illustre de la manière la plus heureuse.

    entrer des mots clefsCe qui me paraît en revanche plus limité, chez le Chessex romancier, tient au développement des personnages et surtout des figures féminines, qui relèvent plus du type que de la figure romanesque autonome. Dans une monographie consacrée à l'écrivain, l'essayiste et critique Anne-Marie Jaton a souligné, la première, cet aspect de l'oeuvre romanesque, entre autres déclinaisons du féminaire chessexien.

    °°°

    Le lendemain de l’attribution du prix Goncourt 1973 à L’ogre, un certain Jean-Louis Kuffer publiait, dans La Tribune de Lausanne, un article intitulé Un roman fait pour le Goncourt, dont le ton de juvénile impudence contrastait évidemment avec les vivats locaux, et pourtant il y avait du juste dans la mise en exergue du côté fait de L’ogre, et je dirais plus précisément aujourd’hui, et sans intention critique malveillante pour autant: fait pour la France.

    entrer des mots clefsA l’évidence, et de son propre aveu d’ailleurs, Jacques Chessex a conçu son œuvre comme une suite de batailles, et le lui reprocher serait vain, même s’il est légitime de préférer tel aspect de son œuvre à tel autre. A cet égard, ses «romans Grasset» participant, peu ou prou, de la veine d’un certain réalisme français, issu de Flaubert et de Maupassant, auquel Edouard Rod s’est également rattaché, ont sans doute compté pour l’essentiel dans la reconnaissance de Jacques Chessex par la France, même s’ils ne représentent pas, à mes yeux, la véritable pointe de son œuvre. Cela étant, celle-ci est à prendre dans son ensemble multiforme, marqué par des hauts et des bas mais intéressant en toutes ses parties.

    Jacques Chessex n’a cessé, de fait, de creuser plusieurs sillons, en alternance ou simultanément: la poésie, rassemblée chez Bernard Campiche en 1999 dans la collection référentielle de L’Oeuvre, en 3 volumes comptant quelque 1500 pages; le roman ou les nouvelles, dont certains recueils (Où vont mourir les oiseaux ou La saison des morts) comptent parmi les plus belles pages de l’auteur; les proses, autobiographiques le plus souvent, mais tissées de digressions et portraits constituant un autre aspect du grand art de Chessex, du (trop) fameux Portrait des Vaudois à L’Imparfait si délié dans sa libre inspiration et respiration, ou de Carabas à l’admirable Désir de Dieu; enfin de nombreux essais, dont un Charles-Albert Cingria qui a fait date et un très remarquable Flaubert, ou encore Les saintes écritures, consacré aux auteurs romands et nettement plus daté, entre autres écrits sur des peintres et lieux divers.

    entrer des mots clefsUn tempérament et un style

    Jacques Chessex, pour l’essentiel, fut un styliste étincelant de la langue française, ainsi qu'un personnage quasi légendaire du monde des lettres romandes. Je veux évoquer, brièvement, le personnage. Cela aussi m’a été reproché au lendemain de sa mort : qu’on puisse parler de l’homme et non seulement de l’œuvre soudain exaltée, non sans hypocrisie tardive…

    Or on peut rappeler que la querelle, l’invective dans les cafés et les journaux, voire la bagarre à poings nus, n’auront point trouvé de représentant plus acharné que le meilleur des prosateurs romands apparus dans la filiation directe de Ramuz.

    Le dernier exemple d’un conflit spectaculaire auquel le Goncourt romand aura été mêlé remonte à la parution, en 1999, de son fameux pamphlet, Avez-vous jamais giflé un rat?, en réponse à un essai non moins virulent s’attaquant à lui sous la plume (à vrai dire médiocre) de l’enseignant lausannois Charles-Edouard Racine, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie.

    Dans la postérité de Ramuz, l’œuvre de Jacques Chessex est incontestablement, avec celles d’Alice Rivaz, de Maurice Chappaz ou de Georges Haldas, des plus marquantes de la littérature romande et francophone. Du seul point de vue des pointes de son écriture, Chessex nous semble n’avoir qu’un égal, en la personne de Maurice Chappaz.

    entrer des mots clefsOr ce qui saisit, chez cet écrivain littéralement possédé par le démon de la littérature est, malgré des hauts et des bas, sa capacité de rebondir, de se rafraîchir et d’entretenir un véritable jaillissement créateur continu, comme dans la formidable galerie de portraits de ses Têtes ou dans Le Désir de Dieu, qu’on pourrait dire son provisoire testament existentiel, esthétique et spirituel. Plus récemment, Jacques Chessex avait renoué avec la faveur du grand public au fil de narrations réalistes pleines de relief, tel Le vampire de Ropraz, en 2006, l'hommage émouvant intitulé Pardon Mère, en 2008,  ou la reprise, en 2009, d'un récit consacré à un meurtre raciste des années de guerre en Suisse, intitulé  Un Juif pour l'exemple...

    Dans la perspective d'une illustration des littératures francophones, nous devons, assurément, une reconnaissance réitérée à Jacques Chessex. Et pour l’illustrer, j’aimerais revenir à l’un de ses plus beaux livres, très personnel et très épuré, intitulé L’Imparfait et paru sous l’appellation de chronique en 1996.

    L’écrivain s’y retrouve comme à tâtons, comme dans un rêve, mais pour une ressaisie à la fois très concrète et sublimée, qui nous touche de près dès les premières lignes où affleure la maison de l’enfance et de l’adolescence - et d’emblée c’est la musique d’un poète :

    entrer des mots clefs«À Pully la maison était austère, d’un gris foncé étrangement lumineux, sur la hauteur d’un jardin en petite pente jusqu’à la route. De l’autre côté de la route il y avait le lac, il brillait, il bougeait, il jetait ses reflets dans les chambres, on sentait son odeur en toute saison ».

    D’emblée nous nous retrouvons en terre connue, du côté de Ramuz. Mais Chessex a sa voix propre, évocatrice pour tous. Nous nous rappelons tous, en effet, ce jardin «en petite pente». Ils sont aussi  à nous tous, ces reflets de lac dans les chambres.  Or nous voici à l’orée d’un monde dont les images vont émerger peu à peu comme d’une camera oscura et nous relier à la vie et aux livres qui ponctuent cette vie, mais aussi à nos propres ombres et à nos propre lumières.

    Tout à l’opposé de mémoires anecdotiques, l’œuvre déploie des images vivantes qui cristallisent les sensations primordiales autant que les questions essentielles: le vertige d’être, la souffrance du manque, le « sentiment aigu de l’inutilité de la vie » et, inversement, cette « force organisatrice de plaisir et de décision » qui va dresser la pyramide de l’œuvre dans le désert, et le sentiment de l’infini, enfin l’aspiration à l’allègement et à l’élévation : «Comme si j’étais capable à la fois de côtoyer le espaces les plus désolés et la clarté, le feu, le torrent, l’air ».
    Tel étant le sol physique et métaphysique d’un Jacques Chessex élémentaire. Terrien. Mais esprit subtil. Dont le style est tantôt chargé, jusqu’au baroque, comme dans Carabas, et tantôt fluide, voire cristallin, comme dans L'imparfait, précisément. Poids du monde et chant du monde y alternent, mêlées et fusées.

    Il y a donc, dans L'Imparfait, cette maison où l’adolescent apprend à écrire et à dessiner, à peindre, à écouter et à jouer le blues, mais sur laquelle pèse déjà le poids d’une menace. Du moins le fils rend-il hommage au père initiateur : « Dedans, l’écriture, c’était mon père, ses livres d’étymologie et d’histoire, sa bibliothèque, ses corrections d’épreuves, le latin, la toponymie, les dossiers des contes, les dictionnaires. Il était mon encyclopédie bienveillante et mon initiateur à toutes sortes de formes et de sens. Je sais que si j’écris aujourd’hui, c’est parce que j’ai imité mon père dès que j’ai eu six ou sept ans ».

     

    entrer des mots clefsPlus tard, il dira sa reconnaissance, aussi, à l’aîné providentiel qui encouragea le garçon dans sa singularité d’écrivain déjà perceptible : le professeur de collège et l’écrivain Jacques Mercanton.

    Sa reconnaissance se manifeste encore, à l’autre sens du terme, envers la terra incognita des parents. Et combien de détails déchirants remonteront alors des fonds obscurs. Tout un monde que filtre à distance, dans L’Imparfait, le regard d’un homme désormais plus âgé que son père suicidé.

    Une remarque me renvoie, ici, à ma perplexité de naguère, que d'autres ont pu ressentir en voyant l'écrivain ressasser le thème de la mort du père, à commencer par L'Ogre: «On a pu croire, à tel de mes premiers romans, que j’avais un problème littéraire avec mon père, ou que le thème du père était chez moi tout littéraire, et que j’exploitais en homme de lettres une mythologie balisée et confortable ».

    Or j’en suis venu à croire, en lisant L’Imparfait, à l’entière sincérité de sa défense: «Il y a en moi un poids de douleur que rien, je le sais calmement, n’épuisera ». Et comment douter, au regard des récits et des poèmes que Jacques Chessex a publiés depuis lors, tels L’économie du ciel, Le désir de Dieu ou Pardon mère, qu’il n’a cessé de vivre la relation au père disparu « comme une élégie interminable ».

    Quelque chose a été brisé qui instaure à jamais le règne de l’imparfait, et le ressouvenir du seul mot jardin suffit à exacerber la peine: « Mots douloureux, relève-t-il: « Papa est au jardin », « on goûtera au jardin », « les premières cerises du jardin », toujours cette cloche grêle, fêlée, au fond de la phrase. À jamais le non-réalisé, l’interrompu, le non-vécu – l’imparfait ».

    L’imparfait comme temps de l’enfance, mais qui détermine aussi le premier écart et la première tangente personnelle. Je suis seul et vous êtes tous, dit le héros du Souterrain de Dostoïevski, que pourrait lancer aussi le jeune Chessex. 

    Telle est aussi bien la situation du solitaire qu’on regarde de travers à la pension de la respectable veuve Augustine Lequatre, dans La Tête ouverte, et telle aussi la situation du pasteur Burg et tous les avatars romanesques de l’auteur.

    L’imparfait, Jacques Chessex l’évoque en poète aux vertiges physiques et métaphysiques à la fois. Plutôt que le temps sentimental de la mélancolie, c’est celui d’un « vertige nauséeux » dont on doit s’arracher pour survivre.

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    « Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis Dieu devint parole dans un homme. Puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut « Ich hab genug», Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dans les os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de son corps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir. Comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais ».

    À cette plongée s'accordant celle de la chair et du désir. Car le temps de la maison sur le jardin «en petite pente» est aussi celui des premières échappées du corps à la recherche d’une certaine odeur entêtante. Odor di femina... Dès l’adolescence s’est ouvert cet autre à-pic, mais à présent c’est dans le temps que va se prolonger cette fringale d’une nourriture terrestre aux implications quasi sacrées. C’est que là aussi s’est révélé le sentiment d’une séparation initiale : «Le corps des femmes est autarcique. C’est-à-dire qu’il est un monde, ou un territoire, un lieu, une circonstance, une évidence qui se suffit à soi-même. Ainsi sa supériorité, sa nuit, sa gloire».

    Ce que nous devons à Jacques Chessex

    L’œuvre de Jacques Chessex s’est construite, de part en part, sur une faille. Mais celle-ci n’est-elle pas notre part à tous ? D’où peut-être, aussi, le rejet que suscite parfois cette œuvre ? Pourtant son mimétisme fait de l’écrivain un médium de nos exultations et de nos misères, de nos appétits multiples et de nos angoisses, exorcisées par le verbe.

    Et puis il faut dire, également le courage, l’obstination et la santé de cette œuvre. Si l’imparfait subi est le temps de l’enfance, l’imparfait retourné, sublimé et dépassé sera celui du baroque et de la vie profuse, du mouvement et de la lumière, des ombres mais signifiant aussi la vie, du chaos vivant mais transmuté par le style.

    Reconnaissance alors à Jacques Chessex pour notre langue qui est celle à la fois de Pascal et d’Agrippa d’Aubigné, de Rousseau et de Benjamin Constant, de Ramuz et de Chappaz, de Mallarmé et de Gustave Roud.


    Reconnaissance aussi pour notre pays, non pas au sens d’un esthétisme du repli, mais dans la présence proche du Jorat et l’ouverture européenne qui associe Jacques Mercanton et Vladimir Nabokov, Flaubert et Cingria qu’il prolonge également, ou cet ouvert obscur très suisse « par en dessous » qui lie Robert Walser et Louis Soutter, ou Wölffli et Jean-Marc Lovay à l’enseigne de la « société des êtres » dont parle Georges Haldas.

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    Reconnaissance enfin pour ce que Jacques Chessex nous fait reconnaître en nous. À tout instant la même ruine nous menace, mais il y a le blues et le psaume, et le poète « plein de Dieu » qui n’en finit pas de conjurer l’imparfait : « Me suivra-t-on si j’affirme y voir une vraie résurrection de l’être à l’instant même où il croyait se perdre ? Je me défaisais dans le spectacle du non-visible et l’esprit me revient comme une gorgée neigeuse qui me soulève au-dessus de l’indistinct. Le doute, à chaque fois, cède à cette force et fait place à une joie tout de suite habitable ».

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  • D'une échappée l'autre

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    À propos de L'Échappée libre,

    par Sergio Belluz.

    Nous vivons une époque où le roman est à l’honneur, et c’est très bien ainsi. Il y a de gros vendeurs (Guillaume Musso, Marc Levy, Katherine Pancol, Amélie Nothomb, notre compatriote Joël Dicker…) et une multitude de prix littéraires qui récompensent les romans de l’année et profitent à l’ensemble de l’économie éditoriale. Bestsellers ou confidentiels, géniaux, talentueux ou habiles, certains romanciers créent des univers littéraires particuliers ou extraordinaires, d’autres renouvellent le genre ou l’utilisent pour exprimer la réalité et on voit bien, à l’arrivée, que dans ses multiples subdivisions (jeunesse, formation, amour, aventure, policier, fantastique, historique, autofiction…) et sous ses divers avatars (bande dessinée, cinéma, série télévisée), le roman, et la fiction en général, répondent à la fois à un besoin de représentation, de reformulation, de synthèse, de personnification de la réalité, et à un besoin de divertissement, d’évasion, d’échappatoire, même, en lien direct avec (et en réaction contre) une société qui a fait de l’information un produit comme un autre, vendable et rentable, que les médias transmettent en fil continu, commentée ou brute, quotidienne et constante, proche et lointaine, humaine et déshumanisée, difficile à comprendre et souvent difficile à supporter.

    Léautaud.jpgMais on confond roman et littérature. La littérature n’est pas nécessairement le roman ni la fiction. Casanova et ses Mémoires de ma vie sont au premier rang de la littérature dans ce qu’elle a de plus humain et de plus raffiné, comme les Mémoires de Saint-Simon, comme le Candide de Voltaire, comme les Lettres de Mme de Sévigné, comme les Essais de Montaigne, ou les Journaux littéraires de Gide, de Julien Green, ou de Paul Léautaud. On peut s’y intéresser pour diverses raisons, mais ces œuvres n’auraient jamais passé le temps sans ce quelque chose dans le texte, dans le style, dans la manière de voir et de s’exprimer, qui retient l’attention, qui accroche, qui séduit, qui amuse, qui émeut, qui continue d’intéresser et d’émouvoir bien après la disparition de leur auteur et qui, par l’expression d’un univers à la fois personnel et littéraire, estompe la distinction entre ce qui serait fiction et ce qui serait réalité et rend caduques les jugements de valeur sur la supériorité d’un genre par rapport à l’autre.

    En fin de compte, seul ce qui est vrai et la manière d’exprimer ce vrai sont intéressants, une vérité qu’on trouve sentie et exprimée tout autant dans un bon roman que dans tout autre genre littéraire, autobiographique ou pas.

    Le journal littéraire

    Avec son ironie coutumière, Paul Léautaud a intitulé « Journal littéraire » ses notes quotidiennes sur la vie, l’amour et la littérature. Dans le même temps, il y réfléchissait sur la langue française, et y travaillait sans cesse à la forme, sans penser qu’un jour ce serait ce même fameux journal, tenu toute sa vie, qui deviendrait une œuvre littéraire à part entière et son chef-d’œuvre, bien plus que Le Petit ami, In Memoriam et Amours, ses trois « romans » autobiographiques.

    BookJLK17.JPGDe son côté, Jean-Louis Kuffer écrivait, dans Les Passions partagées : « Je rêve d’un livre qui ne serait ni journal intime, ni roman, pas plus que recueil d’essais ou d’aphorismes, et qui serait ensemble tout cela ». À la publication du gros dernier, on peut dire que ce rêve est réalisé et que ce livre, ces carnets, ces notes, ce journal kaléidoscopique et littéraire distillé sur plusieurs volumes – L’Échappée libre (1999-2013), Riches Heures (2005-2008), L’Ambassade du Papillon (1993-1999), Les Passions partagées (1973-1992) –, est à la hauteur de cette ambition, une petite merveille qui, par la grâce du style et l’intelligence du regard, restera à la fois comme la chronique fouillée, précise, d’une époque passionnante et comme le témoignage émouvant du parcours personnel d’un écrivain dont on connaît la méfiance à l’encontre des idées toutes faites ou de la critique jargonnante, dont on aime l’humour et la lucidité qui le porte à vivre chaque instant à fond et dont on savoure le style sans fioriture, net, presque sec, mais riche, subtil et virtuose, qui tient en laisse une hypersensibilité qui affleure partout.

    Entre parenthèse, on espère que, dans une future réédition, tous les volumes de cet indispensable chronique littéraire seront regroupés et bénéficieront, comme les journaux littéraires des frères Goncourt, d’André Gide, de Léautaud ou de Julien Green, d’un index général des noms cités – il ne figure, pour l’instant, que dans le dernier, L’Échappée libre – qui mettrait en valeur le magnifique travail de mémorialiste de Jean-Louis Kuffer, et permettrait à la fois de trouver facilement une référence, et de s’adonner frénétiquement au plaisir ou au vice d’aller piocher par-ci par-là un portrait ou un ragot. Le journal littéraire est à la littérature ce que Voici est au salon de coiffure : un irrésistible plaisir coupable. 

    Fermons la parenthèse et revenons à Léautaud, qui a souvent répété que pour lui, « écrire, c’est vivre deux fois ». Lire un journal littéraire de la qualité de celui de Jean-Louis Kuffer, c’est-à-dire une œuvre littéraire qui parle de littérature, c’est, en tant que lecteur, avoir la chance de vivre ou de revivre une troisième vie, qu’on découvre et redécouvre grâce au talent d’un observateur hors pair, dont on aime les notations honnêtes, franches, sans mensonges à soi-même, sur la vie, sur la perte d’un père, sur la naissance d’un enfant, sur la mort d’un ami, sur les doutes quant à sa propre valeur en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, sur les moments de bonheur intense, sur les curiosités, sur les amitiés qui naissent et sur celles qui meurent, le tout agrémenté par-ci par-là, presque dans les marges, de délicieux « Ceux qui… », les fameuses improvisations humoristiques et virtuoses de l’auteur autour d’un thème donné, de facétieux exercices de style à la Raymond Queneau et à la Pierre Dac, qui mériteraient à eux seuls, par leur verve et par leur qualité littéraire, une publication à part, entre les aphorismes de Cioran et les Brèves de comptoir de Gourio.

    L’Échappée libre (L’Âge d’Homme, 2014)

    Le dernier volume en date, L’Échappée libre, couvre la période 1999-2013, et on a la suite de cette superbe chronique littéraire du monde vu de Suisse, dont les dates de publication ne suivent pas une chronologie stricte puisque Riches Heures, le volume précédent, publié en 2008, traite des années 2005-2008 et recoupe en partie la période évoquée dans L’Échappée libre, et que L’Ambassade du Papillon, qui traite des années 1993-1999, a été publié en 2000, avant Les Passions partagées (2004), qui couvre les années 1973-1992. Ça n’a d’ailleurs aucune sorte d’importance et sert même le propos de l’auteur qui, comme tout être humain, revient de manière naturelle, par association d’idées, par réminiscence, par nostalgie, sur les événements qui ont profondément marqué son existence, et les évoque et les analyse sous des angles changeants, en une sorte de « Je est un autre » qui s’appliquerait aux différentes évolutions du moi du narrateur.

    En parallèle, au fil de rencontres privées ou professionnelles, et avec ses portraits extraordinairement sensibles et précis, quelquefois drôles et vachards, mais toujours justes, Jean-Louis Kuffer arrive à restituer toute une époque. Dans ce volume, on s’entretient avec Paul Morand, ou Philippe Sollers, on y évoque les relations (houleuses !) avec Jacques Chessex et la mort de l’écrivain, on y découvre Quentin Mouron ou Max Lobe, une nouvelle génération de jeunes auteurs. 

    Dimitri3.JPGOn y sent aussi la tristesse de Jean-Louis Kuffer lorsqu’il apprend la mort de Dimitrijevic, l’ami et l’éditeur, dont des divergences d’opinion, politiques surtout, l’avaient séparé. C’est Dimitrijevic qui, il n’y a pas si longtemps, lorsque l’URSS condamnait ses meilleurs écrivains, avait fait connaître Vassili Grossman au monde entier et avait fait de L’Âge d’Homme, dans l’aire francophone, la référence absolue pour les magnifiques littératures slaves, que la prestigieuse maison a fait traduire et qu’elle continue à défendre sous la direction de la fille du fondateur.

    En passant, Jean-Louis Kuffer y parle aussi, en toute franchise, de ses rapports avec les éditeurs, de ses moments de découragement profond, de ses amitiés remises en cause, de ses doutes, de ses moments de plénitude, en couple, en famille ou en voyage. Et de ses relations compliquées avec sa famille, cette famille qu’on a déjà rencontrée dans d’autres œuvres (Le Pain de coucou, Le Sablier des étoiles …) et qu’on retrouve ici avec émotion, notamment ce père, si délicatement évoqué à travers le souvenir d’une balade sans paroles, à deux, du côté de Begur, sur la Costa Brava.

    RicheCouve.jpgRiches Heures (Poche suisse, L’Âge d’Homme, 2009)

    C’est à l’initiative de Jean-Michel Olivier, écrivain et directeur de la collection Poche suisse qu’on doit la Riche Idée de la publication de Riches Heures, qui propose quelques 2000 textes écrits dans les années 2005-2008. Ces Riches Heures, intercalées entre L’Échappée libre et L’Ambassade du papillon, font chronologiquement partie des années couvertes dans l’Échappée libre (1999-2013), mais lui font comme une parenthèse littéraire qui serait une sorte de bande annonce de l’ensemble, puisqu’il s’agit d’un superbe florilège du blog littéraire de Jean-Louis Kuffer (http://carnetsdejlk.hautetfort.com/), créé en 2005.

    Ces Riches Heures sont la suite de L’Ambassade du papillon, mais une suite qui prend un nouveau départ, et dont l’écriture s’enrichit de l’immédiateté de l’Internet et de l’interaction avec les lecteurs, fidèles ou ponctuels : « Pasternak disait écrire 'sous le regard de Dieu', et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir exactement ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre texte personnel dans la grande partition de la Création. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, il n’est pas d’un croyant au sens des églises et des sectes, même s’il s’inscrit dans une religion transmise. J’écris cependant, tous les jours, 'sous le regard de Dieu', et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK. Cela peut sembler extravagant, mais c’est ainsi que je le ressens. En outre, j’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 5000 sans que cela ne change rien : je n’écris en effet que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux. »

    BookJLK15.JPGL’Ambassade du Papillon (Campiche, 2000)

    Dans L’Ambassade du Papillon, l’ouvrage qui précède L'Échappée libre et les Riches Heures, et qui traite des années 1993-1999, Jean-Louis Kuffer évoque ses rapports personnels, en tant que critique et en tant qu’écrivain, avec le monde littéraire romand, notamment la grande brouille avec Dimitrijevic, la fin d’une très grande amitié et la fin d’une époque. L’auteur y parle aussi de son activité de journaliste au quotidien 24 heures et de rédacteur en chef du Passe-Muraille, son magazine littéraire, un témoignage passionnant sur ce qu’est ou non l’engagement politique – l’information, la désinformation, la manipulation, le nationalisme, les médias, le vrai, le faux – lié aux rapports humains, rendus plus complexes encore par les ambigüités qui font se mêler amitié et édition, sentiment et pragmatisme.

    On y retrouve ces magnifiques moments de solitude et d’introspection quelquefois joyeux, quelquefois douloureux, cette lucidité sur soi-même, ces doutes personnels de l’auteur quant à ses qualités humaines ou ses capacités littéraires, cette fantaisie aussi, et ces pages extraordinaires de tendresse triste sur la maladie et la mort de Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde et superbe peintre. On y savoure cet art du portrait littéraire ou humain, celui, en filigrane, de sa compagne, celui de ses filles, qu’il regarde grandir, mais aussi ceux fins, rageurs quelquefois, désabusés aussi, de Dimitrijevic ou de Jacques Chessex. On y éprouve ce sentiment du temps, et de la mort, cette conscience aigüe de l’importance de ce que l’on vit au moment où on le vit.

    En parallèle, on y rend compte de l’intérieur de toute une époque qui se terminait, celle de la guerre froide, et d’une nouvelle époque qui naissait, avec sa géostratégie complexe et sournoise incluant les médias et une partie de l’intelligentsia, dont les populations de l’ex-Yougoslavie et de bien d’autres pays – la Tchétchénie, la Géorgie, l’Irak, l’Egypte, la Syrie, l’Ukraine, le Soudan… –, continuent à faire les frais sous couvert de nationalisme ou de désir de démocratie, pendant que les grandes puissances s’arrangent entre elles pour préserver chacune leur importance régionale, leurs sources d’énergie et leur pouvoir d’achat. Diviser pour mieux régner…

    Les Passions partagées (Campiche, 2004)

    Dans ce volume, qui retrace les années 1973-1992, c’est la 'période Dimitrijevic' qui est évoquée, avec les grands auteurs serbes qu’on y publiait, et les vedettes-maison, Grossmann, Zinoviev, Volkoff, dont Jean-Louis Kuffer fait des portraits vivants, sophistiqués, musicaux, visuels, tactiles presque, n’hésitant pas à parler de leurs petitesses à plusieurs reprises. Il remarque, à propos de Zinoviev : « Le génie est incapable de se faire un œuf au plat ». Quant à Volkoff, il apparaît en chasseur, et ça lui va comme un gant. Lucien Rebatet fait l’objet d’un étonnant entretien, Denis de Rougemont ne peut s’empêcher de faire semblant d’ignorer l’existence de Friedrich Dürrenmatt, Gore Vidal fait une apparition élégante et pleine d’humour, Michel Tournier reste d’une politesse glaciale et fermée, Patricia Highsmith apparaît au contraire primesautière.

    En parallèle, l’auteur assiste à la mort de son père, à celle de sa mère, à la naissance de ses filles. L’enfance est évoquée à travers ses conditionnels – « Le conditionnel de notre enfance, c’était la clef des mondes. On serait sur une île, Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf » – et à travers des notes comme « La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une » ou comme « La douceur bouleversante d’après les larmes de notre enfance, que nous cherchons peut-être à retrouver, de temps en temps, en essayant de pleurer sans raison ».

    Suisse96.jpgOn y parle aussi de voyage – « Le voyage indispensable pour se décentrer, avant de se recentrer » –, des allers-retours « sur » Paris – « J’ai besoin de ces deux pôles, de solitude et de multitude » – , et de la Suisse, enfin, dont il fait un portrait si terrible et si juste : « Les deux faces de la Suisse que je redoute le plus : tea-rooms d’un côté, chiens policiers de l’autre. »

    C’est d’ailleurs dans Les Passions partagées qu’on trouve peut-être une des clés de ce magnifique journal littéraire, dont on espère qu’il va continuer encore longtemps : « La seule bonne façon d’écrire me semble d’écrire tout le temps, non par automatisme mais par attention ».

  • Divtseserimnet aotomunal

    littérature
    Le creaveu hmauin lit dnas le dsérorde


    Sleon une étdue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des lteetrs dans les mtos n’a pas d’ipmortncae. La suele coshe ipmortnate est que la pmeirière et la drenèire ltetre sionet à la bnone pclae. Le rsete puet êrte dans un désrorde ttoal snas cuaser de prbolème de letcure. Cela prace que le creaveu himaun ne lit pas chuaq ltetre dstinciteemnt et à la stuie, mias le mot cmome un tuot.

    Cttee rvéélaiton ve-t-lale ficaliter la tchâe des cnacres dans les éocles ? Et les hmomes se cmoprenrdont-ils miuex en s’exrimpant dans le désrorde ? Le dréosdre mnodial va-t-il bnéfiécier de ce nuovaeu mdoe d’exrpession en nuos fisanat vior la réatilé d’un oiel noavueu ? L’vaneir de l’epsèce hamuine s’en truoerva-t-il chngaé, voire aémiolré ?

    L’édtue de l’Uerisnivté de Cibramdge plare de leutcre mias pas d’esspreixon olrae. Si vorte ceervau lit chqaue mot cmmoe un tuot, tuot se cpmlioque au memont de vuos empxrier de vvie voix !

    Si vuos lsiez : « Le cehin oibét à son mtaîre », vuos ne pvouez oodnrner à votre cbles : « Moédr, dnone la pttapae à pnapouet ! » Le pruave Mdéor n’y pgiera que piouc ! De mmêe la crtlaé du Tjéléouarnl rsqiue de piâtr du pssaage des mtos éicrts aux mtos écnonés à 20 hurees par Pactrik Pvoire de Cazhal. Rien que Mdaame, Msonieur, Boionsr ! » jetetra la csonfuion dnas le caerevu des téésltpeucaters les puls déots en la mtraièe…

    On viot arlos la litmie de l’iérntêt de l’édtue fauemse. Ce qui se lit frot bien ne psase pas à la tléé. Est-ce à drie que le cevreau huiamn n’a pas été cçnou pour fonnonctier à plein rmiége en fcae d’un piett écran ? Tllee est puet-êrte la quioestn fonnemdatale à mteédir suos le cauqse de la cousfeife...

    Peinture: Pierre Omcikous

  • Hugo Claus, maître flamand

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    Le Rêveur solidaire (48)
     
    Hugo Claus (1929-2008) était très légitimement considéré comme le plus grand auteur belge néerlandophone, cité depuis des années parmi les nobélisables possibles de la littérature européenne. Déployant de multiples dons d'expression, l'écrivain était aussi à l'aise dans le roman que dans le poème en pleine pâte, le théâtre ou le cinéma, et son œuvre de peintre, amorcée dans la mouvance du groupe Cobra, fit l'objet d'une monographie conséquente.
    Artiste baroque et frondeur, Hugo Claus s'est toujours opposé au conformisme de classe, de parti ou de secte, à l'écoute des individus singuliers ou déviants, qui vivent une passion hors norme ou se trouvent isolés, voire rejetés par le groupe social du fait de tel ou tel trait d' « anormalité ». Parent à cet égard d'un Faulkner ou d'une Flannery O'Connor, Claus se distingue aussi, comme ces deux grands auteurs américains, par une écriture poétique étincelante et très concentrée, qui le fait exceller particulièrement dans la nouvelle ou le roman bref. Les meilleures preuves en sont, dans la vingtaine de ses livres traduits, et avant même le fameux Chagrin des Belges, les inoubliables récits de L'espadon (De Fallois, 1989) et du recueil intitulé L'empereur noir (De Fallois, 1993), ou encore cette sombre merveille que représente La rumeur (De Fallois, 1997), et enfin les trois récits réunis dans Le dernier lit, dont les personnages ont pour point commun de vivre au bord d'un abîme.
    La protagoniste de la nouvelle éponyme s'adresse, dans une sorte de lettre-récit, à sa vieille mère haïe qui l'a chassée de chez elle après l'avoir couvée et adulée pour mieux exploiter son talent d'enfant-pianiste prodige, n'admettant jamais ensuite qu'elle devienne indépendante et s'entiche, horreur, d'autres femmes que sa génitrice. A fines pointes elliptiques, mêlant les temps et les plans d'une histoire se construisant un peu comme un film mental, l'auteur nous fait percevoir les tenants du drame presque en même temps qu'adviennent ses terribles aboutissants.
    Moins noire, mais non moins grinçante, et se rapportant à une situation tout aussi extrême, La tentation réinvestit l'univers, qui a souvent fasciné Claus, de la passion mystique. En l'occurrence, on sourit de connivence à l'observation des menées de Sœur Mechtilde, entrée dans les ordres après avoir perdu son premier enfant et qui se mortifie et se flagelle pour mériter l'amour fou qu'elle voue à son divin fiancé, refusant de se laver (« Qu'il se détourne de moi, qu'il se pince les narines, qu'il reconnaisse: elle est excrément !») et se fichant pas mal des réformes du Vatican (les sœurs folâtrent désormais en jupe courte, et « les hosties sont cuites à l'étranger »), non sans incarner, grâce à ses visions et à ses stigmates, la véritable attraction du tourisme religieux en Flandre-Occidentale ...
    Comme nous l'avons relevé à propos du premier de ces trois récits, la forme de ceux-ci est marquée, plus que précédemment, par le souci de dire plus avec moins de mots, au fil de raccourcis qui requièrent l'attention vive du lecteur. Cette économie radicale de l'expression s'accentue encore, dans Une somnambulation, du fait de l'altération du langage vécue par le protagoniste, qu'on sent dans la situation souvent décrite des victimes de la maladie d'Alzheimer. Sans indication clinique d'aucune sorte, et avec un mélange singulier de tendresse et d'humour, Hugo Claus nous fait vivre, à fleur de mots pourrait-on dire, la dégradation de la communication verbale, qui n'exclut pas la persistance, voire le développement chaotique, d'autres formes d'échange. Ainsi, des phénomènes assez proches de ceux qu'a décrits un Martin Suter dans Small World, spécifiquement liés à l'Alzheimer, trouvent ici une résonance plus générale et plus troublante à la fois, liés à une sorte de cancer verbal où « les mots endommagés se multiplieront ».
    Hugo Claus. Le dernier lit. Récits. Traduit du néerlandais par Alain van Crugten. Editions Bernard de Fallois, 210 pp. E

  • À l'obscur dépli

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    (Pour Mario Martín Gijón)
     
    Tout perdre aurait été facile,
    nul besoin d’affecter:
    au premier retour en ton île
    te laisser affaler…
     
    Les oiseaux n’ont point de répit
    aux derniers horizons
    où les vents des anciens récits
    s’épuisent sans raison…
     
    Et pourtant tu as résisté
    contre vents et marées
    sans raison non plus d’affronter
    le dépli des saisons…
     
    L’hiver t’accueille en ses allées
    et le printemps là-bas
    te fait revenir aux étés
    qui ne reviendront pas…
     
    Là-bas le chant des matelots
    te ferait rebrousser
    le chemin vague sur les eaux
    si le passé n’était passé...
     
    Image: Philip Seelen.

  • Toupie de Chine ancienne

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    Le Temps est un enfant, là-bas,
    devant son tas de sable ,
    que la mer en son doux fracas
    pas un instant n’accable…
     
    Le Temps ne joue pas à passer
    ni jamais ne se lasse
    de voir le sable s’écouler
    sans laisser nulle trace...
     
    Le Temps vous attend quelque part
    sans que vous sachiez l’heure,
    vous souriant avec son art
    d’éluder la douleur…
     
    D’ailleurs Le Temps n’aime point trop
    qu’on fasse tout un drame
    du moment où, tout à vau-l’eau,
    le vieil enfant rend l’âme…
     
    Le Temps est un arbre là-bas
    sous lequel l’enfant joue
    sans ressentir rien du tracas
    qui dans l’ombre se noue…
     
    Dans le temps, l’enfant aimait bien
    le vieux grabataire
    qui lui filait un peu d’argent
    dont il n’avait que faire…
     
    Le Temps est un château de cartes
    dont l’enfant tout distrait
    ne saura jamais, où qu’il parte,
    que son sort est joué…
     
    Et si le Temps n’existait pas ?
    persifle le vieux sage
    à barbiche d’enfant chinois
    remuant son potage...

  • Sollers à Salzbourg

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    Le camouflet le plus cuisant de sa carrière publique serait-il évoqué dans ses Mémoires ? La question en contient une autre : l'écrivain est-il capable d’autodérision ? La lecture d'Un vrai roman, récit autobiographique paru en 2007, n'a pas permis de répondre par l'affirmative... 
    La publication des Mémoires de Philippe Sollers, intitulés Un vrai roman, n'a pas révélé, à propos d’un épisode de son cursus public vécu par l’écrivain à l’hiver 1983 à Salzbourg, la part d’autodérision qu’on eût pu attendre d’un auteur septuagénaire et qui en a vu d'autres, comme on dit. Tel est le constat que je relance un lustre plus tard et non sans malice, moi qui ai assisté à la scène pour en goûter tout le sel, alors que Sollers lui-même ne pouvait qu’en éprouver la part mortifiante, sans se douter de l’identité de celui qui lui fit subir alors le camouflet le plus cuisant de sa carrière, qui plus est en Autriche.
    Je résume les faits : le 31 novembre 1983, au Mozarteum de Salzbourg, Philippe Sollers, qui s’apprêtait à connaître la griseries de la popularité débondée, après la parution de Femmes, était invité par l’Alliance française locale pour une conférence toute consacrée à Mozart, dans la salle dite die Kleine, la Petite. Or ce même soir, dans la salle du Mozarteum dite die Grosse, la Grande, le Goethe Institut conviait l’écrivain autrichien Thomas Bernhard à parler d’un livre en chantier dont la lectures des pages inédites serait, selon le vœu de l’auteur, agrémentée de parties jouées à l’accordéon, en allemand ZiehHarmonika.
    Je reste objectif : ainsi ne puis-je que souligner le fait que Philippe Sollers, qui n’avait rien lu de TB à cette date, ne pouvait par ailleurs subodorer l’identité de celui qui allait lui voler la vedette, en attirant irrésistiblement le public salzbourgeois de la Petite vers la Grande, au fur et à mesure que la soirée passait et que s’amplifiaient les improvisations de TB à l’accordéon, parfaitement audibles de la Petite comme l’a compris le lecteur moyen. Or il va de soi que Frau Doktor Gesualdo Von Bock, directrice de l’Alliance française de Salzbourg, autant que moi-même, Herr Doktor Ebehard Safranski, son trésorier, avons tout fait pour empêcher Philippe Sollers de quitter la Petite pour la Grande afin d’y protester contre la nuisance que représentait assurément l’accordéon traité à la manière d’un instrument percussif, entre Bartok et Boulez, tant notre souci d’éviter le moindre désaccord avec le Goethe Institut nous tient lieu d’éthique de proximité.
    Philippe Sollers ne subit donc, ce soir-là, qu’une humiliation restreinte, qu’il ne tarda à compenser en séduisant, au dîner qui suivit, la fille aînée de Frau Gesualdo, cette peste de Ludivina à la diabolique beauté, qui se sera fait un plaisir, en l’épuisant sous ses ruades et palotades, de lui révéler QUI était à l’origine de sa déconfiture. En tout état de cause, l’incident a tant fait jaser à Salzbourg que Paris n’a pu qu’en avoir vent, et comme rien de ce qui est de Paris n’est étranger à Sollers…

  • Celles qui ont le coeur à l'ouvrage

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    Celui qui estime sans arrière-pensée que le travail libère / Celle qui chante en faisant les vitres / Ceux qui bossent à plein temps libre / Celui qui à l’instar du docteur Destouches alias Céline ne respecte que les constricteurs / Celle qui a connu Stefan Zweig à l’poque où il envisageait une trilogie consacrée à Dickens, Dostoïevski et Balzac sous le titre de Trois Maître ou Les Constructeurs / Ceux qui ne supportent pas la négligeance que représente la funeste Coquille / Celui qui ne donnera pas son bon à tirer à un peloton d’exécution non attitré / Celle qui affirme qu’elle s’est « fait » la Comédie humaine « à l’époque » / Ceux qui  affirment sur Facebook que Gérard Depardieu a fait réécrire Le Colonel Chabert par un nègre / Celui qui sue sang et eau sur des poèmes minimalistes / Celle qui met la dernière main à un sonnet en langue inclusive / Ceux qui poursuivent leurs études genre à l’insu de leurs gendres autoproclamés / Celui qui fait subventionner ses intermittences /  Celle qui travaille au noir à la Maison-Blanche / Ceux qui se donnent à leur ouvrage qui le leur rend au centuple / Celui qui se concentre tous azimuts / Celle qui dit que tout l’amuse en tant que nouvelle cheffe de projet au Musée de l’Homme / Ceux qui font le job sans cracher sur le taf, etc.

  • Kaléidoscope

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    … Quand j’étais môme je voyais le monde comme ça: j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai gardé les morceaux que j’ai recollés comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est depuis ce moment-là que je vois le monde en couleurs, et c’est réellement comme ça, j’te dis, qu’il est, le monde…


    Image : Philip Seelen

  • Moi parler joli français...

    Les francophones peuvent-ils déjouer le provincialisme parisien ? Note de 2006. 

    La francophonie littéraire est-elle un reliquat du colonialisme hexagonal, ou l’expression d’une réalité multiculturelle en voie de plus ample reconnaissance ? Un festival francophone largement déployé en France, qui fut aussi l’invité d’honneur du récent Salon du livre de Paris, suscitant une quantité de publications et, dans les médias, moult dodus dossiers (tels ceux du Magazine littéraire et de Libération), constituent autant de signes apparemment positifs, notamment pour la meilleure information du public. Celui-ci découvre, chez des auteurs rarement étudiés à l’école ou cités dans les anthologies, un usage de la langue souvent plus proche de son expérience vivante que le français plus « châtié » des écrivains de France. En outre, une circulation transversale s’établit entre les diverses communautés francophones à l’occasion de telles manifestations. « La langue française a un rôle fédérateur pour beaucoup d’auteurs hors de France», remarquait ainsi le romancier congolais Alain Mabanckou lors d’un débat public, où Bernard Pivot se félicitait pour sa part de l’enrichissement de la littérature française actuelle par ses « périphéries ».
    Pourtant, la seule opposition d’un « centre » et d’une « périphérie » ne signale-t-elle pas une distinction de fait entre écrivains français de France, ou auteurs « naturalisés » par l’instance de consécration de Paris, et « francophones » d’outremont ou d’outremer dont seul Paris, une fois encore, désigne les mérites ? L’Académicien ex-avant-gardiste Robe-Grillet ne peut réprimer un sursaut d’horreur lorsque le romancier marocain Tahar Ben Jelloun a le front de lui demander s’il se considère lui aussi comme un francophone. Et quand Edmonde-Charle Roux, de l’Académie Goncourt, constate que Maurice Chappaz s’exprime dans « un très joli français », sans doute estime-t-elle lui rendre justice. De la même façon, les rédacteurs des nouveaux dictionnaires de littérature française qui accueillent désormais les francophones se considèrent-ils probablement bons princes en se « penchant » sur tel Vaudois, tel Antillais ou tel Algérien.
    Du point de vue de l’édition, de la répercussion médiatique et de la diffusion en librairie, les francophones (province française comprise) restent cependant les éternels oubliés du centralisme parisien, et tous les débats lénifiants n’y changeront rien. Le Tunisien vaudois Rafik Ben Salah, dont le talent vaut bien celui de moult auteurs reconnus à l’enseigne de Gallimard ou du Seuil, reste ignoré en France du seul fait qu’il publie à L’Age d’Homme. De la même façon, lorsque Anne-Lou Steininger publie chez Gallimard un premier livre, les médias la célèbrent à Paris, qui ignorent aujourd’hui son nouvel ouvrage paru chez Campiche, pourtant meilleur que le premier…
    Est-ce à dire que les francophones n’ont plus qu’à désespérer ? Si la gloire momentanée est leur seul objectif : nul doute. Mais les cultures francophones ont-elles forcément à se couler dans le moule français ? N’est-ce pas au contraire dans leur authenticité respective qu’elles vont produire des œuvres fortes, reconnues ou pas ? Un Georges Haldas, un Maurice Chappaz, un Jacques Mercanton, un Gaston Cherpillod, une Alice Rivaz ont-ils « perdu » quelque chose à ne pas quêter l’assentiment de Paris ?
    Le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes me disait un jour qu’en Europe, la France lui semblait aujourd’hui le pays le moins ouvert, le plus nombriliste,le plus provincial à certains égards. Et si rester soi-même constituait la meilleure parade au provincialisme parisien ?

  • Le virtuel selon JLK: pas joli-joli...

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    À propos du Viol de l'ange,
     
    par Laurent Nicolet
     
    Dans Le Viol de l'Ange de Jean-Louis Kuffer, tout est possible: un romancier rabroué par s es personnages, un sériai killer qui tient son journal secret ou l'amour grandi par le sida. C'est toujours l'innocence qui trinque tandis que le futur, déjà présent, montre son vilain museau.
     
    «L'idée d'endosser d'autres peaux remplit le romancier d'une vague horreur, et pourtant c'est cela seul qui l'attire depuis
    quelque temps.» Dur métier en effet que celui d'écrire des romans, sauf qu'ici le romancier n'est qu'un personnage parmi d'autres et pas celui dont le nom s'étale sur la couverture, Jean-Louis Kuffer.
    N'empêche: c'est bien cet écrivain fictif, auteur d'un roman virtuel, qui conduit les personnages, pense dans la première partie à une réplique qu'il attribuera à tel ou tel dans la troisième. il arrive pourtant qu'une marionnette se révolte, telle Marjo, une Parisienne traquant l'âme soeur sur minitel, en précisant qu'elle doit, cette âme, dépasser le mètre quatre-vingts et faire preuve d'un sens avéré du romantisme.
    Allez donc vous mettre dans la peau de ça! Il essaie quand même, le romancier, «alors il pense: être petite, un peu trop de culotte de cheval, les ongles fissurés par les nerfs, plus très jolie because des ans l'outrage mais du charme encore pas mal, et ce terrible besoin d'un bras mâle la soutenant, le désir romantique et l'autre aussi de la pointe virile fichée en elle comme un tenon de solide charpente, et la voici qui se rebiffe en pensée, non mais des fois, moi gynéco, moi larguée, moi communiste déçue, moi faite toute menue et c'est à me bagarrer que j'en suis tous les jours, et dans le mouvement Marjo se met à renauder contre le sort que lui fait le romancier: et de quoi que je me mêle, l'écrivassier, quoi que tu veux piger à mes hormones, quoi que tu entraves à ma vie camouflée et d'abord en quoi ça te regarde crénom de voyeur?»
    Fichu métier, on vous dit. Qu'importe, le romancier ne renâcle pas: dans son chalet qui surplombe un décor lacustre, ce 12 juillet 1995, en fin d'après-midi, il médite devant sa table en merisier, imagine le plan de la cité virtuelle où le roman virtuel - sauf quelques anicroches parisiennes - est censé se dérouler.
    Et en effet, le même jour au matin - celui de la chute de Srebrenica -, le roman commence, dans la Cité des Hespérides, sous l'oeil d'un voyeur cul-de-jatte nommé Jobin, ficheur de locataires et accro du Mac: un couple, les Kepler, sainement sportif, s'apprête à débouler en 4X4 vers la Grande Bleue pour des vacances naturellement actives. On verra qu'en route la femme - Muriel - avouera sa séropositivité. Et l'homme alors - Jo - pour toute réponse, inaugure sur-le-champ une toute nouvelle façon de copuler: aimer à mort, «à présent c'est vraiment de la folie pure, bien plus que fourrer, que tringler, que tirer et que tous les mots bêtes.»
    Ce jour-là, dans le quartier des Hespérides, comme chaque jour,
    les événements cascadent et grouillent, bien que virtuels, sur la
    page blanche et réelle, dont le moindre n'est sans doute pas,
    puisqu'il donne son titre au livre, la disparition d'un garçonnet
    blond de 12 ans.
    Disparition? Meurtre évidemment, d'ailleurs il y en a eu d'autres, un sériai killer rôde, gourmand de blondeur et d'angélisme. On aura même droit régulièrement à des extraits plutôt gratinés de son journal secret, tout en enflure religieuse et prophétique - «or rien n'est comparable, de l'enfllement vulgaire des tripoteurs d'immatures, et de la pénétration de l'Elu»...
    Au fil des mois - nous voici le 12 juillet 1996 - et avant que le cadavre de l'ange ne soit retrouvé dans un glacier - on saura du monstre qu'il ressemble à Eichmann à Jérusalem, qu'il arbore
    le profil d'un fonctionnaire modèle et que probablement, autrefois, sa mère lui faisait renifler ses pollutions nocturnes en le sommant de demander pardon à Jésus.
    D'autres personnages encore, nombreux, trop nombreux regrette
    le romancier pour pouvoir à tous leur donner juste place, s'agitent dans le quartier virtuel: un palefrenier serbo-croate déchiré entre fidélité paternelle et nationale, une veuve au grand coeur, un journaliste quinquagénaire au sourire flottant - tiens donc - alcoolique bien sûr (une sacrée constante dans la prose kufférienne, le folliculaire poivrotant) et qui traquera le tueur jusqu'aux Amériques; un infirmier proche de la sainteté, un homo sidéen et son chien, un corbeau travaillant sur Olivetti, un libraire à l'ancienne et sa femme, permanent miracle de douceur - bref un couple exemplaire; une loque américaine, un gourou mielleux, un fils de concierge portugais bientôt philosophe et tant d'autres. Il y a même, tombé du ciel ou d'allez savoir quelle machine appliquée, un hypertexte qui déchiffre par exemple l'avenir, lorsqu'il sera possible, avec casque, console et palpeurs, sans rien écorner du réel, de satisfaire tout ce qui peut l'être: «Et t'imagines la thérapie pour les tarés genre serial killer? Les mecs ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes que ça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des foetus de mômes? Il n'a qu'à louer le programme!»
    Tout cela on le voit, réel ou virtuel, n'est pas joli-joli, mais c'est
    déjà un peu, beaucoup le petit monde d'aujourd'hui, un univers
    de créatures mécaniques faisant face sans arme à la maladie, à la violence qui découpe les anges, à l'amour qui n'est jamais que ce qu'il devrait être, au cynisme facile, aux singeries du jeu social, à ce goût tenace de la vie qui se confond avec celui de la mort.
    Bref, ce «Viol de l'Ange» tourne au bouillonnement furieux et
    contemporain, un livre solidaire qui prend le lecteur par la gueule
    d'un bout à l'autre, et dont on regrettera juste certaines envolées
    hâtives, comme lorsque l'auteur trébuche dans le tapis trop noué
    des conjonctions et des relatives («... que le liquide brunâtre qui fumait dans le verre que le physicien tenait de la main gauche, tandis qu'il se massait le paquet génital de la droite...»).
    Qu'importe, un bel avenir se profile pour le roman
    virtuel, à mesure que l'innocence crédule du lecteur et la puissance démiurgique de l'écrivain s'amenuisent de concert, chaque jour un peu plus..
    Jean.Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.
    (Ce texte de Laurent Nicolet a paru dans Le Nouveau Quotidien en date du 13 novembre 1997).

  • Concerto

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    Il n’est plus là même pour moi,
    quand il est au piano,
    et j’ai beau me faire oublier:
    cela même est de trop
    comme si l’ombre d’un cheval
    piétinait l’idée seule
    que je puisse ne pas écouter
    le divin concerto…
     
    L’univers est tout harmonie,
    tout armes et mélodies,
    tout vacarme et polyphonies,
    mais je suis d’avant la musique:
    je chantais innocente,
    et parlais doucement aux orages
    avant tous vos tapages .
    À l’usine ils m’auront donné
    le nom de Mélusine…
     
    Moi je suis plutôt opéra:
    j’ouvre les bras au monde,
    j’aime à l’unisson des divas
    moi je ne suis que mélodies
    de musique légère,
    moi les fanfares militaires
    moi les tendres Lieder -
    et l’ombre immense danse
    au piano des années…
     
    Peinture: Théodore Géricault, Mazeppa. 

  • Ni les mots pour le dire

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    Nous ne savons pas le savoir,
    ni ne désespérons,
    nous ne sommes que visiteurs,
    amateurs de chansons
    et voyant au gré des couleurs
    ce qui du ciel demeure…
     
    Nous demeurons les yeux ouverts:
    comme aux oiseaux passant
    nous ne savons que demander,
    nous sommes envoyés
    d’on ne sait où ni quel poème
    saurait jamais le dire…
     
    Vous nous écouterez le soir
    quand le jour aux ailleurs
    flamboie dans l’ultime lenteur
    qui va se fondre dans le noir
    où l’ange en vous demeure -
    et le dire ne se dira pas...
     
    Paul Klee, Angelus Novus.

  • Si tu étais là...

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    (Autres bribes du désarroi)
     
    Le silence advenu,
    juste le souffle de la nuit,
    et peut-être là-bas
    la rumeur d’une rue
    ou celle de la proche forêt...
     
    Ou là-haut, au rebord
    de notre balcon sur les eaux,
    l’autre silence du Haut Lac;
    et dormir et partir -
    demain nous ferions notre sac...
     
    Au-delà du sommeil
    nous attend un autre voyage;
    attends-moi donc que je m'éveille
    et reprenne courage...
     
    La nuit ne peut se taire ainsi:
    dans l’ombre je t’entends,
    j’entends la rumeur de la vie -
    dis-moi que tu m’attends...
     
    Je t’entends t’inquiéter, déjà,
    du temps qui se réveille;
    je t’entends respirer
    au tréfonds de ton grand sommeil -
    dis-moi que tu m'entends...
     
    (Peinture: Thierry Vernet)

  • Ce mot qui ne se dira pas

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    On ne devrait le prononcer
    que les yeux fermés,
    sans penser à ce qu’il veut dire
    ni vouloir de chair...
     
    Ce mot à jamais impossible
    ne sait se dévoiler
    pas plus que l’enfant ne saurait
    dénommer l’indicible...
     
    Lorsque la musique a surgi
    dans ta vie de mendiant,
    tu t’es agenouillé
    sans savoir rien ni rien vouloir...
     
    Le nom de Dieu n’y est pour rien:
    rien de ce qui se nomme
    ne rend vraiment la somme
    de cela qui sans lieu
    rayonnne absolument...
     
    La tête ainsi vous tournera:
    vous en deviendrez fou
    comme devant l’enfant donné
    par la vie à la vie...
     
    Aussi ne le prononcez pas:
    ne faites que le vivre
    comme le rêve d’un enfant ivre
    de n’être rien que là...

  • Woke or not

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    À propos de Paul B. Preciado, de Jean-François Braunstein et de notre regretté Snoopy...
     
    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2023)
     
    LE CHIEN. - Je me réveille ce matin avec une tête de chien sur mon oreiller, et peu après, dans le livre reposant à côté du chien endormi, je lis le récit d’un type qui parle du matelas de sa chienne Justine avec laquelle il a vécu pendant onze ans, comme d’une sorte d’objet affectif transitionnel : «Ce matelas - les souvenirs qu’il contient - est désormais mon seul véritable amant »...
    Ce type qui écrit vient de rentrer dans son nouvel appartement parisien où s’entassent des centaines de cartons contenant les milliers de livres qu’il a fait venir des divers points de chute de ses vies antérieures, Athènes et Barcelone, New York ou Kassel ; hier soir je lisais les pages du même livre évoquant la découverte à la télévision, par la petite fille qu’était alors l’auteur à onze ans, à Burgos, dans la cuisine familiale où elle se trouvait avec ses parents, du mot homosexuel prononcé à la télé à propos d’une nouvelle maladie frappant une catégorie de personnes violemment identifiées par le père comme des dégénérés, ce souvenir d’enfance amorçant un chapitre consacré à l’émergence, en 1981, d’un nouvel ordre somatopolitique mondial identifié sous le nom de sida : « La description de la maladie à la télévision avait été une séance de destruction de mon enfance. Là, à cet instant précis, en écoutant ce reportage , tout en mangeant ma soupe , je suis devenu adulte »...
     
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    Le type qui écrit à gardé en partie son corps de fille, et parlant du rapport qu’il entretient avec ses livres il se qualifie de lecteurice, terme dont je m’interdis absolument de faire usage tant cette greffe me semble non seulement artificielle mais esthétiquement laide, comme il en irait d’un.e fillarçon, etc.
    Or je me suis pourtant senti, hier soir , très proche de ce monstre à tête de chien en lisant ses pages consacrées aux rapports intimes ou extimes que nous entretenons avec nos bibliothèques et aux relations qu’entretiennent entre elles les bibliothèques de celles ou ceux (Preciado écrirait celleux) que nous aimons, avec qui nous couchons ou nous rompons - toute une rêverie personnelle me venant alors à la lecture de ces pages existentiellement intenses où les noms de Gomez de La Serna ou de Vila-Matas m’auront rappelé tant de moments magiques; et voici que ce matin ce même auteur-auteure-autorelle-autriceur se rappelle les poèmes de Cernuda qu’il lisait dans son lit d’enfant, juste avant de revenir au présent, dans son nouvel appartement parisien, en 2020, où , nu dans son lit, l’ordinateur sur ses genoux, il regarde le documentaire de Rithy Panh intitulé L’image manquante et décrivant l’atroce répression exercée par les khmers rouges sur le peuple cambodgien - et je me dis ce matin que je pourrais contresigner ces mots, si j’excepte la testostérone et y rajouterais plutôt l’Ukraine: « Je me sens impuissant, terrifié par la conscience d’appartenir à cette histoire, à l’histoire humaine de l’horreur qui se répète encore et encore. Je pleure presque sans interruption bien que je me sois fait une injection de testostérone il y a deux jours - je crois que la testostérone me rend plus résistant à la douleur morale ou psychologique »...
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    Relevant les yeux de ma lecture sur le portrait de Lady L. par le serbe Pierre Omcikous, je me rappelle mon escale à Korcula, ville dalmate natale de notre ami, en pleine guerre balkanique, et tant d’autres horreurs, et tant de larmes amères, et notre amour là-dedans, nos livres et nos enfants - le chien soupire (À la Maison bleue, ce 6 janvier 2023, en lisant Dysphoria de Paul B. Preciado)
     
    TRANSITS ET AUTRES TRANSES.- En reprenant ce matin la lecture des admirables Portraits de femmes de Pietro Citati, je me dis qu’en bonne logique woke je devrais rejeter ce livre au motif qu’un mâle blanc ne saurait écrire sur des femmes, pas plus que cet escroc de Flaubert n’est en droit de prétendre qu’Emma Bovary et lui c'est tout un, non mais !
    Il y a bien vingt ans de ça que l’éditeur Christian Bourgois me disait que, désormais, certains de ses confrères américains refusaient de publier des romans d’auteurs blancs contenant des personnages noirs, mais on n’en était pas encore aux généralisations du wokistan qui voit partout l’abus du pouvoir patriarcal blanc et le règne coercitif de ce que Paul B. Preciado, auteur trans faisant désormais référence au Wokistan, appelle le capitalisme pétro-sexo-racial.
    Je lis justement ces jours Dysphoria mundi de Preciado, en même temps que je lis les portraits de sainte Thérèse ou de Katherine Mansfield, de Flannery O'Connor ou de Virginia Woolf qui m’intéresseraient tout autant s’ils étaient le fait d’une Pietra au lieu de l’être d’un Pietro Citati dont je lis aussi Le mal absolu qui traverse le XIXe littéraire avec une intelligence sensible toute féminine (!) même si la nature et la biologie viriliste exigent que ce très grand sourcier du génie littéraire bisexuel se rase tous les matins contrairement à la Bienheureuse d’Avila qui se contentait de joindre ses fines mains pour complaire au Seigneur.
    Béatriz Preciado qui, dans un rêve, à reçu l’ordre de semer sa bonne parole sous le prénom de Paul, moyennant une injection de testostérone tous les douze jours (tout ira par douze dans la nouvelle religion comme dans les anciennes) a vu dans l’incendie de Notre-Dame de Paris un Signe, et c’est pour lui faire écho qu’elle/il invoque, en plurielle multitude, les 1200 avatars de Notre-Dame, à commencer par Notre-Dame des Riches, Notre-Dame du Viol, Notre-Dame du Fascisme - toi qui veilles sur notre sécurité, etc.
     
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    Jean François Braunstein, que j’ai eu le bonheur un soir de rencontrer à la table de Roland Jaccard, avant qu’il ne m’envoie dédicacée sa Philosophie devenue folle, a-t-il raison de parler du transgenre comme d’un héros de notre temps, dans La religion woke ? Je n’en suis pas sûr sauf à parler une fois de plus d’un antihéros, comme dans la littérature pré-wokiste du XXe siècle fertile en révolutions catastrophiques - jusqu'à celle, combien meurtrière et dorlotée par l'intelligentsia occidentale, des gardes rouges auxquels les gardiennes et gardiens du temple wokiste font parfois penser...