
Carnets de JLK - Page 5
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Le cheval
(En mémoire de Kholstomer le cheval de Tolstoï)Le cheval se laissait aller,fatigué de hennir,bien las d’aller et de venir,en jouet animé,au gré de qui tenait le fouet -le cheval n’aimait pas le fouet…Qui tient le fouet dans la nature,déroge à l’animalqui jamais ne brandit la pierre;il n’est point de cheval qui lacèrele bleu du ciel de cet éclairdu fouet d’où fulgure le Mal -le cheval ne fait pas de mal…Je vous le dis en innocence:vous m’avez fatigué,je suis las rien que de vous voirme taxer d’indécence,vous me rêvez bien habillé,tout de blanc et de noirluisant comme un ciboire -mais le cheval ne rêve pas.. -
Comme un péché d'origine
(Tombeau de l'Enfant)L’enfant trépigne dans l’ovalede sable pur de son Ego,quoi ? dit-il au moineau,tu oserais du bec me rappelerque toi, l’oiseau,tu voles plus haut sans effortque moi le roi des sémaphores ?Et l’Enfant en violence,tout exalté d’intelligence,le trouvant inutile,piétinerait le volatilecependant envoléau défi de sa vanité…À la réu des passereaux,le cas du petit drôlefera figure de cas d’école:oh fumée de fumées !,entonne un corbeau déplumé,et le chœur des loriotsde lui faire le plus bel écho;mais l’Enfant n’en démordra pas,et le pire péché,comme on le pontifie au culte,est qu'il devient Adulte...Peinture: Lê Phô (1907-2001), Jeune garçon à l’oiseau d’or,signé et daté 1936, laque sur panneau noir, argent et rehauts d’or, 69 x 55 cm. -
Lorsque l'esprit s'incarne
(Étienne Barilier)Le génial romancier anglo-américain Henry James estimait que ce qui caractérise un grand roman tient au fait que tous les personnages y ont raison, et c’est ce qu’on se dit aussi bien en achevant la lecture du roman intitulé Dans Khartoum assiégée dont les protagonistes «historiques », semi-fictifs ou imaginés par l’auteur nous semblent avoir, sinon raison dans l’absolu, du moins leurs raisons respectives que le romancier détaille avec une remarquable équité, s’agissant par exemple d’une jeune religieuse italienne torturée ou d’un aristocrate français trafiquant d’ivoire et d’esclaves d’une abjection caractérisée, entre tant d’autres...Au premier rang de tous, héros déjà fameux au moment où il est envoyé à Khartoum par le gouvernement anglais, le général Charles Gordon est lui-même l’incarnation d’une contradiction fondamentale en sa double qualité d’âme sensible et de militaire, mystique lisant tous les soirs l’Imitation de Jésus-Christ et comptant à son actif divers massacres « au nom de Sa Majesté », tendre avec les enfants et les animaux et non moins inflexible en sa fonction, notamment en Chine où il a réprimé la révolte des Taïpings dans le sang.De la même façon, « face » à Gordon, qui ne le rencontrera jamais en personne, le chef de guerre « de droit divin » Mohammed Ahmed, dit le Mahdi (terme supposé tombé de la bouche même du Prophète, signifiant le Bien-Guidé) est à la fois un héritier de la plus haute spiritualité islamique (ses maîtres inspirateurs ont été les mystique soufis Al Ghazali et Ibn Arabi), le libérateur autoproclamé du peuple soudanais colonisé, un conquérant fanatique et un grand seigneur prêt à sauver la vie de son adversaire respecté au prix de sa conversion, sinon pas de quartiers au nom d’Allah miséricordieux !Or tel est le premier mérite de ce roman : de camper sans parti pris (ou peu s’en faut, tant celui du Mahdi semble difficile à endosser jusqu’au bout) deux grandes figures «absolutistes» et des personnages «secondaires » non moins importants, qui constituent la chair vivante du roman de Barilier, illustrant le microcosme de Khartoum.Ville «jeune» (elle n’a été fondée qu’en 1823) et décatie à la fois, menacée de ruine à tout moment en ses murs de terre croulant en boue, garnison de colonie anglaise finissante sous-traitée par le khédive égyptien, ramassis d’aventuriers pratiquant (notamment) les trafics d’ivoire et d’esclaves, avec quelque chose d’un rêve oriental, des jardins édéniques le long du Nil, une mission chrétienne à l’adorable chapelle franciscaine et des bordels, une place pour les exécutions publiques, des marchés bigarrés en veux-tu et des intrigues pourries en voilà : telle est Khartoum à cette époque même où Rimbaud traficote au Harrar...Le pouvoir anglais, les religieux catholiques, les oulémas, les mercenaires égyptiens, les Soudanais dressés à la courbache ou ployant sous les dettes : un vrai souk en plan large. Et en cadre plus serré : quels personnages !Voici donc, au masculin singulier, Hansal le consul d’Autriche-Hongrie, flanqué de sa femme soudanaise et figurant l’homme plutôt débonnaire et même bon ; le comte français Alphonse de Veyssieux, débarqué à Khartoum sans un sou, enrichi dans les trafics à la tête d’une armée de forbans, tenant les Noirs pour des «singes» et cependant passionné de cartographie et d’ornithologie ; Pascal Darrel l’ancien communard, journaliste et écrivain qui voit en le Mahdi un révolutionnaire incarnant l’avenir de l’Afrique ; ou l’archéologue autrichien Karl Richard Lepuschütz en quête d’une élucidation « sur le terrain » de l’écriture méroïque, langue non encore déchiffrée de l’antique royaume de Koush...Ou voilà, au féminin pluriel, si l’on passe un peu vite sur une lady anglaise anti-esclavagiste entichée (pas pour longtemps) de Gordon : la figure lumineuse de Marie, fille de Darrel vouée à la garde de son père et au service des enfants – du pur Barilier ; ou sœur Matilda, pendant féminin du général, en plus impénétrable – elle lit le nihiliste Leopardi et tentera de s’ouvrir les veines –, et au sort final non moins affreux...Enfin, à part celles-ci et ceux-là, sortis de l’imagination du romancier : trois « anges » d’innocence au destin également déchirant, en les personnes des jeunes James et Lual, qu’on pourrait dire les fils adoptifs de Gordon ; et de sœur Concetta venue de Vérone toute soumise au service de son Seigneur doux et tombée aux mains des mahdistes qui lui réservent une fin de martyre relatée dans l’un des plus beaux et terribles chapitres du roman, intitulé « Nativité »...La tragique prise de Khartoum en janvier 1885, par les troupes du Mahdi, fait figure aujourd’hui de « scène primitive » d’un affrontement à la fois terrestre et « cosmique » qui n’en finit pas de ravager le monde contemporain, quand bien même l’origine du conflit remonterait à la nuit des siècles.Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute ; et c’est bien de la multiplication des points de vue, que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme « autour » de nous...Friedrich Dürenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète.Dans l’essai percutant intitulé Vertige de la force, paru en 2016, Étienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du « sujet islam » en abordant, avec une rare largeur d’esprit, la question de la violence par « devoir sacré » englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel.Or Dans Khartoum assiégée nous fait passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs.«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours récurrent de Gordon l’ascète à sa bouteille de cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par-delà les eaux du fleuve.Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ainsi ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques...Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose famine après force trahisons et fuites in extremis, jusqu’au grand massacre final.Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée « pour l’honneur » non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux « dommages collatéraux » des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies !Comme je l’ai rappelé à propos de Martin Amis, René Girard a décrit, dans Mensonge romantique et verité romanesque, le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par-delà la montée aux extrêmes des derniers chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.Dans Khartoum assiégée, cinquante-troisième livre d’Étienne Barilier, constitue sans doute le chef-d’œuvre de l’écrivain à ce jour. Pas un roman de cette envergure n’a été publié en Suisse depuis C. F. Ramuz et Max Frisch, et quel équivalent en France actuelle ?Il y avait de l’enfant de chœur inspiré et du pur-sang farouche dans les premiers romans de Barilier (surtout Laura et Passion, d’une ligne ardente et pure), évoquant les premiers feux de l’amour juvénile (dès Orphée et L’Incendie du château) ou les vertiges du mimétisme (avec le voyeur de Passion), et la figure du junger Bursche surdoué, tiraillé entre la quête du « grand pourquoi » et les occurrences du couchage, court à travers le labyrinthe romanesque de l’écrivain outrageusement fécond (le milieu littéraire romand lui reprochera de trop écrire, et il répondra dans le percutant Soyons médiocres !), mais parallèlement se développeront des essais de haute volée qui font de lui l’un des humanistes européens les plus remarquables, dans la filiation de Denis de Rougemont.Un premier sommet, dans l’œuvre romanesque, sera atteint avec Le Dixième Siècle, splendide évocation de la Renaissance italienne dont les personnages, cependant, de Laurent le Magnifique à Pic de la Mirandole ou Machiavel, en passant par Savonarole et Michel-Ange, ne seront pas tout à fait incarnés «en pleine pâte », à proportion et dans le mouvement fondu du roman. Or ce travers persistera dans les romans ultérieurs de Barilier, comme si la grande intelligence et la vaste culture de l’auteur le contraignaient encore et l’empêchaient de toucher au « mystère de l’incarnation », si j’ose dire, qu’il atteint en revanche avec son dernier livre que son premier éditeur Vladimir Dimitrijević, notre cher Dimitri, devrait apprécier de son balcon en plein ciel...(Ce texte est extrait du recueil de Lectures et rencontres intitulé Les Jardins suspendus, paru en 2018 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux) -
j'te fais vite un brouillon...
Lichtenberg über Alles...L'événement de ce soir au balcon en forêt de La Désirade, à 1111 mètres au-dessus des déchets marins: l'arrivée du fabuleux Objet éditorial que représentent les deux volumes (3745 pages dont un Index de plus de 100 pages !) des Brouillons de Georg Christoph Lichtenberg, dans la traduction d'Etienne Barilier. Révérence à celui-ci pour son immense travail et merci à Fanny Mossière, aux Editions Noir sur Blanc, pour ce cadeau sans prix. Chronique suivra... -
Comme en nos beaux jardins
(Dans la lumière de Bonnard)Nos vieilles peaux reposerontau fond du beau jardin,nous vous surveillerons d’un œil,nous serons vos gardiens,désarmés, sur le seuil ;nous ne vous retiendrons point:jamais, dans vos passions,vouées aux fumées qu’on sait,nous ne mettrons l’épée:nous serons de votre secretles alliés discrets,toujours à la plus vive écouteen vous de ce qui doute…Tu m’es plus intime qu’à moidit à Dieu le garçondont la foi est un palefroi;mon fils est médiéval,dit son père jouant l’amiralsur son cheval imaginaire,nous aimons Dieu le Pèreet son épouse jardinière,nous aimons Proust et les sirèneset la douce Chimène…Les Choses étant ce qu’elles sont là,et le Temps qui s’en vavont de pair entre les jardinsqui nous ouvrent les bras ;ce sont comme des passerellesentre l’Instant donnéet l’Éternité qui fredonnesa chanson d’affilée ;quand tu passes avec ton ombrelle,toute trace s’effacecomme rendue aux hirondelles...Peinture: Pierre Bonnard. -
Comme une joie retrouvée
« La joie exige toujours plus d’abandon,plus de courage que la douleur ». (Hugo von Hofmannstahl)Je suis en somme assez gentildit le Sage à L’Image,tantôt fusain tantôt fourmidans les instants d’éternité,et tantôt adagio ;voici que tu me dévisageset sonde nos présagesau plus pur de mes yeux ;voici le bilan de nos âges :nous serions tout ce que le venten sa confuse rage,n’a su défaire de nos vœux…L’enfant dessine dans son coin :le monde est relevépar son geste réitérantl’Entête en testament,le chaos n’est qu’une illusionà ses yeux innocents :il en sait plus long sur vos crimesque le dit la mémoire infirmede vos aveuglements,et son crayon sera joyeux…Tout au déni de l’euphorie,de la meute repues’agitant en mornes lubies,la plus heureuse compagnieretrouvée loin des troupespratique ses amours en groupeet vous pince le nez…Peinture: Jacques Pajak. -
Comme un voyant illettré
Il reste toujours à cheval,c’est question de principe :dès ses premiers temps maréchal,du mental en ses tripes,il sera le fils de lui-même :« il n’est pas de problème »aura-t-il clamé par les ans,qui ne se règle au fil d’épée,de taille et puis d’estoc,mes vers ne seront que du toc -je suis mon seul aval…Les psys se sont interrogésau chevet du sujet :il n’y a trace chez ce typedu malheureux Œdipeflinguant son pater militaireet baisant la mégèrelui tenant lieu de mère sévère –rien du scénar à bon marchédes catéchèses éculées :rien que du neuf en ce bel œuf !Les assis n’en reviennent pas,les pontifes aux aboisredoutent la déroute :quoi ce voyou voyantnous la ferait à l’impérialecaracolant sur sa montureindomptable cavale -quoi le temps porté par le ventet ce chant avenantferaient l'enchantementde toute Créature ! -
Un pas après l'autre
Le fil invisible (94)Même après sa terrible opération (huit heures au bloc, un arrêt du cœur momentané et une perfo chirurgicale hallucinante au dire d’un des jeunes assistants du patron), Lady L. sûre qu’elle allait mourir disait tranquillement qu’on allait y aller mollo mollo, un pas après l’autre, et toi tu te gardais de la contredire, partageant son goût du vrai et n’en pouvant plus d’entendre ceux qui, pour se rassurer eux-mêmes, l’enjoignaient de s’accrocher, allez allez vous allez remonter la pente, mais elle laissait filer et toi tu te retenais d’aboyer, donc c‘était un pas après l’autre , et quatre étés après ce dernier-là, donc trois hivers après la nuit fatale de peu avant Noël, quand elle a eu encore le cran de te dire qu’on devait être reconnaissant de pouvoir encore rire et sourire de tout ça, ce matin d’un réveil exacerbé par les lancées de crampes à hurler, tu te dis mollo mollo, elle n’est plus là, les filles sont loin, tu vas y aller un pas après l’autre, et voilà que t’arrivent les dernières nouvelles de Gaza et ça fait encore plus mal vu que tu sais qu’il n’y a rien à faire qu’à compatir et que ça fera une belle jambe aux martyrs, et là tu penses à vos kids qui vont débarquer dans ce monde-là et tu te dis que tout est parfait, allez allez on ne se laisse pas aller – allons-y alonso comme à chaque fois que vous repartiez vous royaumer avec Lady l. , cela vous aura fait rire et sourire jusqu’à la fin, tu lui disais comme ça « en allons-nous », c’était reparti pour un pas après l’autre, et elle concluait à la manière d'Alphonse Allais : « et ils s’en allent »… -
Encore une journée divine !
En marchant sur le quai aux Fleurs avec Lady L. D'une série télé débile évoquant La vie de J.C., et de notre façon de "faire parler le ciel"... Flash back en octobre 2021...(Lectures du monde, 2021)DIMANCHE . – Lady L. peine un peu à marcher long ce matin, tout en gardant son port de reine sous sa couronne blond cendré. Le père Noël glisse dans sa nacelle au-dessus de nous, le long du câble qui vient d’être installé au-dessus de la statue de Fred Mercury, un culte survolant un autre, mais ce matin il fait si limpide, le lac est si clair, les gens ont l’air si détendu - sauf la Roumaine qui essaie de vendre l’une des roses de son bouquet défraîchi datant des invendus d’hier soir à la Migros - , tout me semble si parfait à part la maladie de ma bonne amie, mon genou droit qui lancine, mon souffle au cœur et le sort des jeunes Afghanes, que je ne suis pas d’humeur à critiquer quoi que ce soit même en me rappelant les humiliantes inepties vues hier soir à la télé romande où j’ai fini par regarder trois épisodes, plus imbéciles et insignifiants l’un que l’autre, de la série intitulée La vie de JC, d’une nullité qui reflète bien ce qu’est devenue le média en question, reflet lui-même d’une partie de la société suisse dont la seule vraie religion est celle du wellness et de la conformité matérialiste.Critiquer cela ? Se formaliser du fait qu’on dépense des sommes pour faire naviguer un Santa Claus de supermarché dans notre ciel en cette matinée lustrale, se lancer dans une polémique au motif qu’on montre à la télé de l’irrespect au rabbi Iéshoua, comme si le péché de crétinerie pouvait entacher la pointe de son dernier orteil, et quoi encore ?Ma bonne amie me disait, en marchant le long du quai aux Fleurs, qu’elle n’avait plus la moindre envie de se pointer dans aucune église, me racontant l’anecdote lamentable d’une pasteure s’adressant à ses paroissiens en les appelant « mes chers schtroumpfs», et je me rappelle le désarroi de mes gentils parents protestants sommés, au culte, par un jeune théologien New Age, de lui soumettre un thème de débat convivial qu’il se contenterait de coacher - dans l’église même des hauts de Lausanne où j’ai confirmé à seize ans, transformée en « espace Dieu » avec wi-fi et coin BD pour les kids, en attendant le jacuzzi king size…Comme l’écrit virulemment le grand philosophe juif Albert Caraco, nous continuons de vivre en nous référant à un Absolu qui ne représente plus rien aujourd’hui en réalité, la réalité n’étant autre que le culte universel de l’Argent, nous manquons à l’Absolu de l’esprit qui nous ferait convenir de la relativité des choses établies depuis les temps de l’Ecclésiaste et même avant (!), dans la foulée de Nietzsche mais en plus cruellement radical, Caraco se voudrait l’éveilleur futur à la Voltaire en nous mettant en garde contre les mensonges des idéologies religieuses et politiques, mais ce qu’il écrit est si criant de vérité, si brutalement assené parfois, si magnifiquement clamé, comme d’un prophète inspiré, mais dans une langue si merveilleusement anachronique (on dirait un polémiste du XVIIIe siècle) qu’elle sera inintelligible à 99% des followers de réseaux sociaux et autres locuteurs de la meute actuelle…Il y a près de 60 ans que je m’intéresse à ce qui fait « parler le ciel », selon l’expression de Peter Sloterdijk, « mon » penseur actuel de prédilection, avec René Girard, dont le dernier livre traite de « théopoésie », par delà toute théologie.De quoi s’agit-il ? D’une façon de «poétiser» le phénomène religieux ? Absolument pas. Bien plutôt, de rapporter l’esprit religieux à ses sources de perception et d’expression, à ce qui a suscité le premier cri, la première angoisse, le premier pourquoi, etc.À quoi rime le premier chant ? Et comment les dieux, apparaissant dans le vocabulaire de Sapiens, ont-ils évolué jusqu’à s’exprimer comme les individus de notre singulière espèce ?Réduire la religion à un «opium du peuple» (pensée démarquée de Marx et d’ailleurs à faux) est aussi discutable que faire de l’athéologie un progrès, sauf à consommer les gélules de l’apothicaire Michel Onfray qui a réponse à tout, à l’instar des curés plus ou moins sympas. De la même façon s’offusquer des caricatures les plus vulgaires, dans les journaux ou à la télé, procède d’un discours qui n’en finit pas de se mordre la queue, etc.L’important est ailleurs, et peut-être est-cela « le religieux » ? Je lisais hier soir les pages des Dictées de Georges Simenon, relatives au suicide de sa fille Marie-Jo. Et je pensais à la mort de mon meilleur ami, un dimanche d’août de gloire solaire en montagne. Et je pense à l’instant, en me rappelant la réflexion de mon vieil ami Joseph Czapski revenu du bout de la nuit totalitaire, selon laquelle l’histoire du Christ se réduirait pour lui à l’histoire de la bonté, incluant toutes les confessions, à ce que nous vivons ces jours, et je vois le sourire de Lady L. , ce matin, luttant contre la mort sous sa couronne de vivante… -
Comme de juste (ou pas)
Je ne sais pas ce que tu veux :je ne le ferai pas,tu veux que je lève le bras,que je brandisse le drapeau,que je me tienne droit,que je porte ma croix au bureau –tes lacets sont ENCORE défaits,me lances-tu furieux,sans que je ne baisse les yeuxramenant à ta serre,et moi je te le dis tranquille :rien d’autre que la Terre…Impatiente elle me suivait,le regard courroucéoù va-t-il donc se royaumer,nous défier ENCOREavec ses îles au trésoret ses lacets défaits –elle invoquait l’Ordre du cielsans m’avoir jamais attelé,elle me le reprochait,et je lui souriais de l’airque rien ne désespère…Les Justes vous gardent à l’œil,ils ont le penser triste,l’idée seule d’un seul artisteles désempare au seuild’un monde sûrement immonde;la vie nue les effraie,il n’est pour eux que le salutque promet la vertuet son réconfort de cercueil… -
Alter ego
Il ne sera jamais perdu:une main le retient,aux lieux dits les plus dangereuxoù son penchant le porte,son autre Je l’escortequi d'un mot le détournerades périls sans enjeux ;les dieux seraient presque jalouxd'une telle alliancesans ignorer rien de ce faitde la pure confiance...On est là comme à la maison :ce qui semble un dédaleaux froides conversationss’entrouvre soudain et partout,aux petits faits chagrinsmais qui en disent long sur tout,tant qu’aux desseins secrets,que révèle dans l'éphémèrele plus tendre mystère...Nous serons un peu à l’écart,souriant dans le noir,notre alliance paraît équivoqueaux mesquins qui se moquent,mais que nous importe l’importantde ces cages sans portesau dernier lever des amarresdans l’effusion du soir… -
Mon auberge espagnole
Six poèmes de JLK / Seis poemasVersión de Mario Martín GijónLueurs audiblesLa porte est grand ouverte:on voit le gisement de lucioles de loin…Le cœur de la ville engloutiebat calmement dans l’onde,et le silence se souvient…Je navigue à l’étoilesur le clavier muetoù, dès enfant, je m’exerçaisà l’écart de l’écart,au milieu juste du milieu…Tenir alors la notedans la clairière du sommeilm’aidait à voir, de loin,ce qui là-bas semble en éveil…Luces audiblesLa puerta de par en par:a lo lejos, un yacimiento de luciérnagas…El corazón de la ciudad sumergidalate con calma entre las ondas,y el silencio recuerda…Navego bajo las estrellassobre el piano mudodonde, de niño, me ejercitabaal margen del margenjusto en medio del medio…Mantener entonces la notaen el claro del sueñome ayudaba a ver, de lejos,lo que allí parece despierto…À l’instant qui s’éveilleLes morts, en moi, ne le sont pas...Derrière vos yeux fermésje nous revois dans les grands bois,derrière l’ancien quartier…Tu m’attends encore quelque partoù nous nous attardionsdans la lumière du soir -sur ton visage un doux rayonm’éclairait et m’éclaire encore…Le temps n’est plus depuis longtempsdans nos cœurs isolés:chacun de vos noms m’est présent,à chaque battementde votre sang remémoréje revis et revoisle cœur muet du temps secret…Clairière en ceux qui s’émerveillent,à jamais cet instantinstaure en nous ce doux éveilqu’est celui du présent.Al instante que se despiertaLos muertos, en mí, no lo están...Detrás de vuestros ojos cerradosos veo de nuevo, de pie, en los grandes bosques,detrás del casco antiguo…Tú me esperas aún en alguna partedonde nos demorábamosen la luz del atardecer -sobre tu rostro un dulce rayome iluminaba y me ilumina aún…El tiempo que no hay desde hace tiempoen nuestros corazones aislados:cada uno de vuestros nombres está presente,a cada latidode vuestra sangre recordadaveo y revisoel corazón mudo del tiempo secreto…Un claro en aquellos que se maravillan,para siempre este instanteinstaura en nosotros esta dulce vigiliaque es la del presente...Comme un rêve éveilléJ’ai vu passer le lent cortègedes âmes aux lèvres grises,j'étais avec elles et sans elles:je portais des valisespleines de mes diverses vies;je regardais le défilédes foules aux longs visagespassant et bientôt dépasséspar leurs ombres sans âge...Immobile je me tenaisaux mains déjà tenuesdes vivants qui ne l’étaient plus,que je reconnaissaissans parvenir à les nommertant ils étaient les mêmes,tant ils étaient sous tant de masques,tant ils me fuyaient du regard...Ne nous oublie jamais,jeunesse à jamais fantasque,semblaient chanter en litanieaffligée et très pureleurs voix comme sorties des mursde mon rêve éveillé -n’oublie jamais ta douce enfance,ta mortelle innocence...Como un sueño despiertoHe visto pasar el lento cortejode almas de labios grises,estaba con ellas y sin ellas:llevaba maletasllenas de mis vidas diversas;miraba el desfilede una multitud de rostros largospasando y en seguida superadospor sus sombras sin edad...Inmóvil me aferrabaa las manos ya tenuesde los vivos,que reconocíasin llegar a poder nombrarlosde tanto que eran los mismos,de tantas máscaras como llevaban,de tanto cómo me rehuían la mirada...No nos olvides jamás,juventud siempre caprichosa,parecían cantar en una litaníaafligida pero muy purasus voces como salidas de los murosde mi sueño despierto -no olvides jamás tu dulce infancia,tu mortal inocencia...Hors les mursLe Temps est une île au trésor…Chaque instant se résumeà des océans déployéspar delà les brumes -dès l’aube la rue est à nous,qui descend jusqu’aux quaispar delà les tours d’illusionoù tout devient travail,où tout devient enfantement...Le Temps est cette île des mortsen nous depuis le jourdes brumeuses journées d’enfanceoù tout nous apparutcomme jamais ensuite:tout ce bleu par delà les toits,ce roux des lointains volcans,ce tintamarre des machinessuant l’huile odorantedans les grands bâtiments en partancepar delà la première chambre…Le temps est le bel oxymoreignorant tout remords,de l’immobile mouvementet de tous les essors...ExtramurosEl Tiempo es una isla del tesoro…Cada instante se resumeen océanos desplegadosmás allá de las brumas -desde el alba, es nuestra la calleque desciende hasta los muellesmás allá de las torres de ilusionesdonde todo se vuelve trabajo,o todo se vuelve parto...El Tiempo es esta isla de los muertosque hay en nosotros desde el díade las brumosas mañanas de la infanciacuando todo nos parecíacomo nunca más después:todo ese azul encima de los tejados,ese rojizo de los volcanes lejanos,El estrépito de las máquinassudando aceite aromáticoen los grandes edificios que partenmás allá de la primera habitación…El tiempo es un bello oxímoronignorando todo remordimiento,del movimiento inmóvily de todos los apogeos...Ce qui fut sera(Pour L.)Je voudrais tout recommencer,et que tout soit pareil :mon enfance aux tempes vermeilles,à beaucoup s’ennuyerdurant les pluies d’été;puis au seul de l’adolescence,nouer des amitiésjurées pour toutes les vacances…Mon amour m’attendra làdans le bar que tu te rappelles,et par les allées des annéesje ne reviendrai que pour toi;et pour elles et pour eux,et pour les tendres heuresà parler jamais de retour -nous allons tout recommencer…Lo que fue será(Para L.)Quisiera empezar todo de nuevo,y que todo fuera igual:mi infancia de sienes bermejas,aburriéndonos como ostrasdurante las lluvias del verano;luego el umbral de la adolescencia,anudar amistadescon juramentos de vacaciones…Mi amor me esperará ahíen el bar que tan bien recuerdas,y por las avenidas de los añosno volveré sino por ti;y por ellas y por ellos,y por las horas tiernassin hablar jamás de retorno -vamos a empezar todo de nuevoLe silence des arbresTu ne pèses pas lourd,mais ces os empilés,ces mains qui décapitent,ces fosses refermées,ces murs dynamitésdisent ce que tu es...Nous qui n'avons de motsque ceux que tu nous prêtes,nous t'écoutons pleurer,te plaindre, tempêter,geindre puis menacer;comme l'ange et la bête,faire ce que tu hais…Comme la femme au puitsou le poète hagard,nous restons éveillés,mais nous ne disons motqui ajoute à tes crisle vacarme du sang…Cependant tu le sais:tu sais notre clairière,ton poids n'est qu'un refus,le silence t'attend -il n'est point de barrièrepour ce qui souffle en toi...El silencio de los árbolesNo pesas mucho,pero esta pila de huesos,estas manos que decapitan,estas fosas cerradas,estos muros dinamitados,dicen lo que eres...Nosotros que no tenemos palabrassalvo las que nos prestas,te escuchamos llorar,quejarte, atormentarte,gemir y amenazar luego;como el ángel y la bestia,hacer lo que odias…Como la mujer de los pozoso el poeta aturdido,permanecemos despiertos,pero no decimos palabraque vaya a sumarse a los gritosal escándalo de la sangre…Sin embargo tú lo sabes :sabes nuestro claro en el bosque,tu peso no es sino un rechazo,el silencio te espera -ya no hay barrerapara lo que sopla en ti.Young MemoriesNous avions vingt ans d'âgeet le vent jeune aussi,la nuit au sommet de l'îlenous décoiffait et sculptait nos visagesde demi- dieux que partageaitl'amoureuse hésitation,sans poids ni liens que nosombres dansantesenivrées au vin de Samos,les dauphins surgis de l'eau claire,nos impatiences enlacées,un consul ivre sous le volcanet le feu du ciel par delà le dix-septième parallèle...Et partout, et déjà,défiant toute innocence,les damnés de la terreplus que jamais déniés;et si vaine la nostalgiede nos vingt ans,en l'insolente injonction de nos rebellions...C'était hier et c'est demain,et nos vieilles mains sur le sableretracent en tremblant les motsqui se prononcent les yeux fermésau secret des clairières.(San Francisco, Nobhill, ce 21 avril 2017)Young MemoriesTeníamos veinte añosy el aire también joven,la noche sobre la islanos despeinaba y esculpía nuestros rostrosde semidioses que compartíanla duda enamorada,sin peso ni lazos salvo nuestrassombras danzantesborrachos del vino de Samos,los delfines surgidos de las aguas transparentes,nuestras impaciencias enlazadas,un cónsul ebrio bajo el volcány el fuego celeste más allá del paralelo diecisiete...Y por todas partes, y ya,desafiando toda inocencia,los condenados de la tierranegados más que nunca;y tan vana la nostalgiade nuestros veinte años,en el insolente requerimiento de nuestras rebeliones...Era ayer y es mañana,y nuestras manos ancianas sobre la arenavuelven a trazar temblando las palabrasque se pronuncian con los ojos cerradosen el secreto de los claros del bosque.(San Francisco, Nobhill, 21 de abril de 2017)Jean-Louis Kuffer (Lausana, 1947) es un escritor, periodista y crítico literario suizo. Durante medio siglo ha ejercido la crítica literaria en diarios como La Tribune de Lausanne, La Liberté de Fribourg, la Gazette de Lausanne, o Le Matin. Entre 1976 y 1994 dirigió la colección « Contemporains » en L’Âge d’Homme, la editorial más importante de la Suiza francófona, en estrecha colaboración con su director, Vladimir Dimitrijevic. Fue uno de los fundadores, en 1992, de la revista Le Passe-Muraille, que sigue viva en formato electrónico. Asimismo mantiene desde 2005 dos blogs literarios, Carnets de JLK y Lectures du monde. Entre sus más de treinta libros pueden destacarse las novelas cortas Le Pain de coucou (Premio Schiller, 1983) y Par les temps qui courent (Premio Edouard-Rod, 1986), los poemarios Le Sablier des étoiles. Fugues helvètes (1999) o La Fée Valse (2017), así como la novela Le Viol de l’ange (1977). Jean-Louis Kuffer es asimismo un notable autor de diarios, donde refleja a la vez el bullicioso mundo literario de la Suiza romanda, su amistad con poetas como Georges Haldas o Jacques Chessex, o su rico mundo interior, en constante evolución. Entre sus volúmenes de diarios y crónicas destacan L’Ambassade du Papillon. Carnets 1993-1999 (2000), Les Passions partagées: Lectures du monde, carnets 1973-1992 (Premio Boudry, 2004), Les jardins suspendus, lectures et rencontres 1968-2018 (2018). Su último libro se titula, irónicamente, Nous sommes tous des zombies sympas (2019).Images: JLK dans la librairie mythique City Light Books, à San Francisco, en 2017. Mario Martin Gijon de passage en Lavaux, en 2022. -
Quand Max Lobe dit le Bantou s’en va goûter chez Gustave Roud…
La Danse des pères, septième opus de l’écrivain camerounais naturalisé suisse, est d’abord et avant tout une danse avec les mots, joyeuse et triste à la fois. La « chose blanche » romande saura-t-elle accueillir l’extravagant dans sa paroisse littéraire ? C’est déjà fait et que ça dure ! Au goûter imaginaire où le convient cette semaine le centenaire Jaccottet et compagnie, la « ressemblance humaine » est de la partie…Le bourg de Moudon, dit le « pot de chambre du canton » en vaudois popu, célèbre ces jours, au musée, le centenaire de la naissance (ce 30 juin) de Philippe Jaccottet, dont l’ami poète non moins vénérable, Gustave Roud, aurait fêté ses 128 ans en avril dernier. Quel rapport entre ces deux dates et le 19 janvier 2026 où Max Lobe fêtera ses quarante ans ? Quelle connivence éventuelle entre ces trois-là ? Aucun, aucune en apparence, et l’énormité des contrastes pourrait exclure tout rapprochement, si les mots n’en décidaient autrement. Comme les poètes se ressemblent par les mots, voilà qu’ils s’assemblent !Or c’est à cette enseigne qu’une idée pour le moins saugrenue vous serait venue, lecteur de La Danse des pères imaginant la tête qu’eussent fait nos poètes sagement cravatés, découvrant certaines pages très « explicites » de cet ouvrage à la langue extraordinairement exotique - on dirait souvent électrique par ses vibrations, et non moins éclectique par ses inclusions pour ainsi dire poétiques, au point parfois de nécessiter une véritable traduction, sans parler des dérives à la fois historiques et politiques du roman – l’idée donc d’un goûter imaginaire en ce lieu devenu mythique de la paisible ferme vaudoise de Carrouge où maints jeunes écrivains romands de jadis et naguère, montés là-haut par le « tram des prés », allaient s’incliner devant le poète et lui serrer la papatte. Max Lobe chez Gustave Roud ? Et pourquoi pas ? Mais que se diraient-ils, ces deux gars-là ? A chacune et chacun de l’imaginer…De la différence et du rejetSi le rapprochement d’un (relativement) jeune auteur black & gay à la dégaine déjantée et d’un vieil homme de lettres vénéré par la « chose blanche », selon l’expression du descendant de colonisés, vous paraît incongrue, c’est que vous aurez mal lu ou pas perçu ce qui sue à la fois des lignes du Journal de Gustave Roud et des pages de La Danse des pères, à savoir la cuisante conscience d’être différent des autres, laquelle découle du regard de ces autres et du ton de la voix de ces même autres quand il te voient juste marcher, ou juste danser, juste être là à les regarder à la douche des soldats (Gustave) ou juste là (Benjamin, le double fictif de Max) à passer près de la fontaine aux femmes qui rigolent et ricanent à le voir avec sa drôle de démarche, comme ricanent et rigolent les garçons devant cette espèce de fille manquée que son père dirait un « neuf mois pour rien ».Les mots ont changé, sans perdre rien de leur possible cruauté, mais les choses restent aussi têtues que les faits, et lisant le Journal de Gustave Roud, ou quasiment rien n’est dit de ce qui est réellement enduré sous le regard des autres et par le désir refoulé, et lisant ensuite La Danse des pères, où tout est balancé avec ici et là des éclats qui déchirent, vous vous dites que le rejet muet d’un village, au début du XXe siècle, ou le rejet d’un père au «Cameloun», en ces années où tout est supposé normalisé par l’acronyme LGBT, relèvent d’une histoire commune que les mots ne sauraient jamais tout à fait pacifier ni exorciser.Avec la muflerie tranquille de l’Alémanique de souche terrienne, le formidable Fritz Dürrenmatt parlait de la littérature romande comme adonnée au culte de la « rose bleue », et probablement raillait-il certain esthétisme spiritualisant frotté de sensualité vague que les proses hyper-allusives de Gustave Roud portaient au niveau de sublime sublimation, tout cela ramenant assez mesquinement à un aspect congru de nos lettres, mais non sans vigueur peut-être salutaire – après tout pourquoi ne pas cesser de parler à mots si couverts, pourquoi ces chattemites et ces sous- entendus, ce silence gêné devant la souffrance (prononcez souffronce dans nos réunions de prière littéraire) présumée d’un Crisinel dont le drame était aussi lié à l’amour « qui n’ose dire son nom » ? Pourquoi ne pas « casser le morceau », comme s’y emploie Max Lobe pour lequel « ces choses » ne sont qu’un aspect d’une réalité combien plus riche et complexe, même si un seul regard ou un seul mot méchant conservent leur pouvoir dévastateur.De ma petite histoire à votre grande HacheVous vous rappelez maintenant votre seule visite à Gustave Roud, avec le docteur M. et l’abbé V. vos amis plus âgés, la sœur du poète et celui-ci, si terriblement gentil et contraint ; et l’on insistait pour que vous repreniez du gâteau de Madeleine. Mais tout cela si convenu…Sur quoi vous êtes revenu, ces derniers temps, au coffret des œuvre rééditées du poète, et comme tout revivait ; et comme tout revivrait si les braves gens du goûter mal barré découvraient ce que Max Lobe raconte dans La Danse des pères. Miracle de la Littérature !Et miracle de la filiation « malgré tout », tant il est vrai que le roman du Bantou, dédié à son père Ndjock, est à la fois l’histoire d’un père conteur de belle verve racontant la story de son pays à ses enfants, dont Benjamin est le double évident de Max, la «grande histoire» d’une indépendance devenue mascarade dans les embrouilles de la politique, et la « petite histoire » d’une relation plombée par le rejet d’un fils tôt « deviné » par son père horrifié, rejeté comme il l’a été par un oncle adoptif suisse quand il s’est retrouvé à Genève et que ledit oncle, indiscret, est tombé sur des messages homo-amoureux « explicites » sur son ordinateur, le chassant alors en affirmant que le Diable n’avait point de place dans un foyer chrétien.Max Lobe presse la plaie où elle fait le plus mal, et vous repensez alors aux drames innombrables liés à l’homophobie, vous avez lu le terrifiant roman du Sénégalais Moahammed Mbougar Sarr, De purs hommes, et l’autre jour encore vous regardiez, sur Netflix, le docu évoquant la vie du chanteur-danseur brésilien Ney Matogrosso, battu comme plâtre en son enfance par un père militaire impatient d'en faire un homme « vrai », et devenant une « idole » locale aux tenues de scène plus voyantes encore que celles de Max le Bantou à la télé romande (cf. RTS du 15 février 2025) , avec sa crêpelure jaune, ses lèvres rouges carmin, ses ongles peints en bleu et sa chemise perroquet – histoire de faire pièce à la tristesse et d’éclater du large rire de ce même Max esquissant sur le plateau une zumba d’enfer…La plaie de la vie, et le rire du BantouQuant à la plaie qui fait mal, c’est la vie même, mais tout en nuances, pas du tout le genre pleurard ou seulement accusateur, avec des scènes d’anthologie comme celle d’un baptême carabiné ou d’une scène qui en dit long sur les rapports de l’écrivain avec certains bonne conscience politique (pp.146-149) lorsque Benjamin, pressé d’accompagner son amant toubib (et chose blanche ) Clovis Martin à une marche anti-Bya, en 2016, éclate soudain, alors que son compagnon critique la mollesse des descendants d’indépendantistes, en lui crachant sa rage et sa détresse, ses galères personnelles et son rejet de tout le barnum militant, avec « le souffle d’un buffle enragé ».Après celle de Lovay, la langue « fourrée » de Lobe…Au petit jeu incongru des situations imaginaires à valeur révélatrice, vous évaluez la place réelle de Max Lobe dans le biotope littéraire romand ou francophone – on l’a dit « star » de la jeune littérature africaine, en effet gratifié du prestigieux Prix Kourouma – et son impact public réel. Dans la filière courant de Rousseau à Ramuz (que Max apprécie entre tous), d’Amiel à Haldas, d’Alice Rivaz à Charles-Albert Cingria, de Chappaz à Chessex, comment intégrer ce drôle d’oiseau de Lobe ? Et « les gens » là-dedans ?Pour l’édition et les médias : parcours parfait, choyé chez Zoé, jamais « descendu » par les confrères. Mais encore ? Tout va-t-il vraiment de soi ? Et s’il n’y avait pas comme une complaisance convenue d’époque envers cet auteur à ménager forcément selon l’esprit du temps, au dam du vrai sérieux de son propos ?On ne va certes pas oublier que le Bantou est noir et gay, puisque ça fait partie de son identité, mais au-delà ? Ce qu’il dit entre les lignes, au fil entortillé des signes de sa langue plus insolite voire déroutante que ne l’est celle d’un Jean-Marc Lovay (autre poulain du paddock Zoé), sa réflexion réellement incarnée, bruitée à bouche maquillée que veux-tu , charnellement entraînée par la danse des vocables, sur la réalité qu’il aborde de tous les côtés en fils de divers « pères » biologiques ou littéraires (de James Baldwin à Mongo Beti, que lui révèle d’ailleurs son paternel), mais aussi en protégé de diverses bienveillances féminines, et la base éthique de tout ça, la base émotionnelle et affective de ce fatras (où le cœur bat le tam-tam dans le corps qui ondule comme une flamme), la somme poétique que représente son œuvre en chantier – sûrement l’une des plus originales et conséquentes en train de s’élaborer dans nos contrées - est-elle vraiment prise en compte ?À chacune et chacun de répondre en toute liberté (qui se dit Kundè en bassa, nom du père alias « le Lion guerrier ») en le lisant vraiment et en se réjouissant peut-être du fait que le goûter des poètes ne soit pas que de spectres…Max Lobe. La Danse des pères. Zoé, 170p. -
Comme en souriant drôlement
(Sarcasme)La dame ne serait n’est pas loin:l’ombre de la rôdeuse,qu’on appelle aussi la faucheuse,fait silence à dessein;mais en se taisant elle te parle:je te connais, dit-ellesans un autre mot pour le direque de ses yeux mortels,la condamnation d’un sourire…Tu en parlais les yeux baissés,mais ne tremblant jamais,et moi je retenais mes larmes:on fait semblant de partager,mais le corps à son cri -cela que toi seule entendait …Et pourtant nous en aurons ri,de la Dame aux alarmes:il n’y aura pas de vacarmeau jour de l’enterrer:elle est seule et nous la plaignons,seule à côté de Dieu ,très seul aussi de par son sortà la place du mort…Fusain de Paul Gauguin: Figure de spectre. -
Comme une consolation
(Pour L. qui aurait sa fête ce dimanche)Je l’écoute se taire en moi :son absence me pèse,mais sa présence est une voixqui me revient parfoisdans le murmure des journéesoù le clair et l’obscurse mêlent aux années –une voix et c’était la tienneen sa douceur de soie…Nous n’avons pas su nous parlerde ce que tu vivais :nous n’avons pas trouvé les mots ;on ne sait pas pourquoile poids soudain se fait si lourdOn y peut quoi ? On n’y peut rien,on aimerait montrer le poing,mais à qui ? mais à quoi ?Tu es en moi tant que je vis :triste, je te souris ;le miroir entre nous s’efface,et c’est comme une grâceque d’être là sans toicomme enlacée en moi…Dessin JLK: Portrait de Lady L, à Vienne, en 1995. -
Le présent cadeau
Le fil invisible (92)L’autre soir il disait à sa soeur aînée, qu’il appelle maintenant l’octogénéreuse, revenue aux Asturies et se préparant au débarquement des petits vacanciers fous de surf, que, lisant tous ces jours des fragments du journal monumental de son ami Roland J. (un pavé de 834 ages intitulé Le Monde d’avant et qu’il lui a offert au Lausanne-Palace après lui avoir fait croire qu’il allait lui confier un grand chien), il se dit que décidément il ne se sent pas vraiment de ce monde d’avant, ou du moins qu’ il n’en reconnaît pas la prévalence et suppose que sa sœur non plus, d’ailleurs elle confirme à l’instant en l’assurant de ça que bien sûr elle reste attachée au monde d’avant puisque c’est celui qu’elle a partagé avec l’Hidalgo, mais qu’enfin si celui-ci lui faisait la grâce angélique de reparaître ce serait au présent, et tous deux s’accordent à reconnaître que c’est manquer d’égard pour le présent (au sens d’un cadeau que la vie te fait tous les jours même si la vie en question manque elle aussi d’égards comme elle et lui en ont eu la preuve cuisante), et puis elle ni lui ne sont du genre à tirer l’échelle derrière eux, c’est même les kids qui nous tirent à présent, lance-t-elle alors, tu sais que notre fille aînée est en train de comploter un truc géant avec un sien collègue, un méga projet qui va les propulser au top des applis, ce sera du genre Google Plus à l’européenne mais finalisée en Inde, figure-toi, elle et son complice ont souqué dur pendant des mois et là ça touche au bout en attendant le retour d’Inde et le déboulé des followers, voilà bien un exemple de ce qu’y a plus de jeunesse et qu’y zont plus d’idées, lui assène la mère de l’ingénieuse dont les deux fils sont du même genre entreprenant, l’un dans la médecine de demain à nano-performances, et l’autre on ne sait pas encore mais c’est de la même bonne branche - et le frère puîné abonde évidemment vu que sans ignorer les vertiges posibles du monde d’après il a lu les Anciens et connaît la litanie des désabusés - c’est pour ainsi dire de nature, qu’il relève alors, moi je n’en viendrai à la ciguë, comme l’ami Roland, que si la vie me la joue extrémiste à outrance du style je te retire la vue et la flexibilité mobile, je t’enlève la mémoire et te condamne à la dépendance absolue, là je ne dis pas que je refuserai le sirop mexicain de l’ami Roland, et rien de métaphysique là-dedans, juste ma réponse à l’injustice si la vie est si moche que plus rien n'accroche, etc. -
Comme une illusion féconde
L’écriture serait comme un voeu:en vous comme une grâcevous ferait reconnaîtreque vous êtes vivantset que cela requiert alorscomme d'aucun effortl'abandon absolumentde marquer une trace ardentedans l'orbe insignifiant…Ils s’adonnent aux répugnances:il sourit au néant,elle jouit comme si le ventabouché au vide du tempsla comblait en la dévastant -tout mentalement s’entend ,quand tout au monde immonde,et virtuel, devenait mental et mortel…Le vœu de silence au momentoù tu écris dans l’innocencede qui ferait juste semblantde ne rien savoir de tout ça -ce vœu seul est comme un accueil,et comme au seuil une présenceque tu savais en toiet que relancent ces mots-là…Joseph Czapski: La Lettre - dessin préparatoire. -
Parrains & Poulains
Le Salon du livre et de la presse de Genève s'est achevé ce dimanche 5 mai, marqué par quelques belles initiatives et autres recentrages de bon aloi, autour du livre. Très belle opération mise sur pied par Isabelle Falconnier et son équipe: la première édition des 5 tandems littéraires réunis à l'enseigne de Parrains & Poulains, qui a donné lieu à des rencontres suivies entre les 10 écrivains invités, 5 films et une brochure réunissant des entretiens, témoignages et autres professions de foi. Grand merci à la Présidente du Salon et, aussi, à Pascal Schouwey pour sa modération très attentive et bienveillante des entretiens en public.
Cinq couples d’écrivains, formés chacun d’un écrivain expérimenté et d’un écrivain en début de carrière, dialogueront durant trois mois. But du projet : encourager la relève littéraire et la transmission du savoir-faire des écrivains. Comment favoriser la transmission dans le domaine de l’expérience d’écriture et du métier d’écrivain? Le Salon du livre et de la presse s’investit activement dans la vie littéraire de Suisse romande et apporte une réponse à ces questions essentielles à la dynamique culturelle suisse en lançant la première édition de son Projet Parrains&Poulains.
Les cinq couples sont formés de :
· Anne Cuneo et Quentin Mouron, 23 ans (auteur de « Au point d’effusion des égouts » et « Notre-Dame-de-la-Merci » Ed. Olivier Morattel)
· Jean-Louis Kuffer et Max Lobe, 26 ans (auteur de « 39, rue de Berne », Ed. Zoé)
· Jean-Michel Olivier et Isabelle Aeschlimann, 33 ans (auteure de « Un été de trop », Ed. Plaisir de Lire)
· Amélie Plume et Anne-Frédérique Rochat, 35 ans (auteure de « Accident de personne », Ed. Luce Wilquin)
· Daniel de Roulet et Aude Seigne, 27 ans (auteure de « Chroniques de l’occident nomade », Ed. Zoé)
Distribuée pendant le Salon du Livre, une publication est réalisée. Elle sera le témoin concret de la démarche. Des courts-métrages de présentation des couples d’écrivains seront diffusés tous les jours à 13h sur la Place suisse en présence des auteurs, suivis de discussions en présence d’un journaliste et de séances de dédicaces.
ÉditorialLe Projet Parrains&Poulains du Salon du livre et de la presse de Genève répond à deux missions: mettre en
lumière des écrivains romands en début de carrière dont nous estimons qu’ils ont un bel avenir devant eux d’une part, encourager, d’autre part, la transmission entre écrivains. L’écrivain est solitaire, par essence. Or, lorsqu’on a choisi de faire de l’écriture une activité essentielle de sa vie d’homme ou de femme, de nombreuses questions se posent: comment concilier vie familiale, vie professionnelle et vie d’artiste? Comment gagner sa vie avec l’écriture? Comment faire face à l’angoisse de la page blanche? Comment être lu? Qui mieux que des écrivains expérimentés, ayant trouvé leurs propres réponses à ces questions, pouvaient faire écho aux interrogations profondes de jeunes gens faisant ce pari fou de l’écriture, et parfois démunis devant les difficultés du métier d’écrivain?
Cinq auteurs confirmés, Anne Cuneo, Jean-Louis Kuffer, Jean-Michel Olivier, Amélie Plume et Daniel de Roulet , ont accepté de parrainer respectivement Quentin Mouton, Max Lobe, Isabelle Aeschlimann, Anne-Frédérique Rochat et Aude Seigne. Autant de personnalités riches, diverses et fortes qui se sont rencontrées à plusieurs reprises entre janvier et mai 2013, et ont généreusement rédigé pour cette présente publication un texte inédit sur le thème de «Le métier d’écrivain» pour les Parrains et, pour les Poulains, le récit d’une de leur rencontre.
Je les remercie pour l’énergie, l’empathie, la curiosité et l’inspiration dont ils ont fait preuve en se prêtant au jeu. Acteur à part entière de la scène culturelle suisse, le Salon du livre et de la presse de Genève est heureux de pouvoir ainsi contribuer à la création littéraire de notre pays.
Isabelle Falconnier , Présidente du Salon du livre et de la presse de GenèveQu’est-ce qu’être écrivain?
L’écriture mode de vie
Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait
tout à fait vain. Avant de commencer à écrire, entre seize et vingt ans, j’ai d’abord vécu les mots, si l’on peut dire, j’ai vécu ce rapport parfois vertigineux qu’on peut éprouver devant l’étrangeté mystérieuse des mots, qui découle évidemment de l’énigme insondable de notre présence au monde. Entre cinq et sept ans, j’ai découvert l’extrême prodigalité du langage, de la langue et du vocabulaire en arpentant le labyrinthe enchanté du Nouveau Petit Larousse illustré hérité de mon grand-père paternel; puis, entre onze et treize ans, la lubie m’a pris d’apprendre par coeur des centaines et des milliers de vers contenus dans un Trésor de la poésie française hérité de mon père.Ces expériences singulières ne m’auront pas empêché de vivre, alors, comme n’importe quel sauvageon des
abords forestiers et lacustres d’une ville suisse de moyenne importance, mais c’est par la langue française parigote que, parallèlement à la mémorisation de centaines de vers de Verlaine et Rimbaud, Torugo ou Baudelaire, entre tant d’autres, que j’ai découvert pour la première fois ce que peut être la langue d’un écrivain vivant en lisant San Antonio au dam de mes bons maîtres et maîtresses. Les «purs littéraires» feront peut-être la moue, mais ils ont tort. Les voies de la littérature sont pénétrables par de multiples accès, et la faconde rabelaisienne de San A en est une, comme l’aurait probablement reconnu un Audiberti.
J’aime assez, à ce propos, la distinction que fait ce magicien de la langue que fut Jacques Audiberti entre trois niveaux d’écriture que pratiqueraient respectivement, selon lui, l’écriveur, l’écrivant et l’écrivain. L’écriveur serait, ainsi, celui qui ne fait de la langue qu’un usage utilitaire, sans aucune recherche de forme ou de style, tel le localier rapportant un fait divers ou le policier dressant son rapport. L’écrivant, plus soucieux d’expression, serait l’historien composant sa chronique, l’avocat filant par écrit sa plaidoirie, ou le médecin rédigeant ses mémoires, étant entendu que certains écrivants (une Jacqueline de Romilly ou un Marc Fumaroli) peuvent surclasser maints présumés écrivains par leur style.
Or l’écrivain, justement, se distinguerait de l’écriveur ou de l’écrivant par un rapport quasiment charnel avec la langue, sur laquelle il exercerait comme un droit de cuissage. Un Rabelais, un Proust ou un Céline en seraient de bons exemples entre mille.
Ma propre pratique de l’écriture, cinquante ans durant, n’a cessé d’osciller entre l’activité de l’écrivant, engagé dans une carrière de journaliste et de chroniqueur littéraire, et celle d’un écrivain brassant les genres du journal intime ou extime, du roman et des nouvelles, dans une vingtaine de livres où l’écriture se veut libre de toute contrainte - chose impensable dans un quotidien de grand tirage... En simplifiant évidemment, s’agissant d’un métier aux tours variables et qui ne s’apprendront jamais entièrement en école ou en atelier, je dirais que le travail journalistique est essentiellement une technique, alors que l’écriture littéraire prétend à l’art. La première activité participe surtout, à mes yeux, de l’explication, alors que la seconde requiert bonnement l’implication.
Comme je lis autant que je vis, j’écris pour ainsi dire tout le temps. Et tout, du monde qui m’entoure, admirable ou détestable, me fait miel et substance. Après le terrible XXe siècle, et malgré certaine déprime, paradoxalement répandue dans les pays les plus nantis, ce que Blaise Cendrars appelait le «profond Aujourd’hui» reste à lire et à dire.
Notre époque incertaine, tout en mutation, peut-être difficile à vivre pour des écrivains «à l’ancienne», me semble unformidable terrain d’observation, appelant plus que jamais à la transmutation du tout-venant babélien en parole vive et en musique verbale usant de tous les instruments, jusqu’au blog, au rap ou au slam. Un grand effort critique est exigible de l’écrivain contre l’uniformisation des langues et des opinions, la déshumanisation et le nivellement liés au surnombre affolé, la fuite dans l’abrutissement ou l’avilissement, la prostitution d’un peu tout et la consommation - le culte de la puissance et de l’argent. À ces faces sombres s’oppose la face lumineuse d’une parole revivifiée. Par la littérature et la poésie, entre autres voies du coeur et de l’esprit, donner un sens à sa vie est encore possible, je crois.
C’est pourquoi j’écris.Quand Max Lobe raconte une rencontre avec JLK
C’est au Buffet de la gare de Lausanne que nous nous sommes donné rendez-vous. JLK a du retard. Je bois un peu de rouge en observant une majestueuse peinture du Cervin sur une façade supérieure du restaurant.
JLK arrive finalement avec un quart d’heure de retard. Mon regard est accusateur. Gentiment, il me traite de Bünzli. Il chahute avec moi pour me saluer. On rigole, puis on commande un autre déci. Il sort de sa bandoulière deux DVD de cinéma africain. «Den Muso» de Souleymane Cissé et «Les yeux bleus de Yonta» de Flora Gomes. Il me les restitue.
- J’ai beaucoup aimé le dernier texte de tes Cahiers Bantous, il dit.
- Ah bon?! Lequel?
- Celui qui traite des enfants-sorciers. Il y a quelque chose. Il y a un noyau dans ton écriture. C’est quelque chose que l’on n’apprend nulle part. C’est inné. C’est comme ça.
Je suis flatté par tous ces compliments. Je suis surtout flatté lorsque mon parrain me dit qu’il croit que j’ai finalement trouvé ma tonalité, ma voix. Mon style comme d’aucuns diront.
- Tu vois que ce n’était pas idiot de te lancer dans l’écriture de ces cahiers bantous?
- Yep! C’était vraiment un bon conseil. Un vrai bon conseil de parrain.
- Ah, tu m’appelles maintenant «Parrain»?!
- Eh oui! On est maintenant en mode Parrain/Poulain, dis-je en rigolant.
Le programme Parrain/Poulain a réparti les tâches, les rôles, mais aussi les surnoms. Lui il est Parrain et moi, Poulain. Avant tout ça, moi j’aimais bien l’appeler Le Milou. Le vieux Milou!
En septembre de l’an dernier, nous avons eu l’opportunité de représenter le pays des Helvètes dans un très grand pays bantou, en l’occurrence le Congo. La très démocratique République du Congo. Nous étions à Lubumbashi, au Congrès des écrivains francophones, en marge du Sommet de la francophonie de Kinshasa. À l’aéroport international de Genève, alors que nous attendions l’avion de transit pour Rome, je lui avais dit:
- Et voici le début des aventures de Tintin et Milou au Congo.
- Qui est Tintin et qui est Milou? Avait-il demandé en s’étouffant de rire.
- Je suis Tintin, évidemment. Et toi, c’est Milou!
Je crois qu’il avait trouvé drôle mais également injuste que je l’accable de ce sobriquet franchement peu flatteur. Mais il ne s’en est jamais plaint. D’ailleurs pourquoi devrait-il s’en plaindre? La réalité de notre relation est bien plus profonde.J’ai rencontré JLK il y a près de deux ans à Morges, au Livre sur les quais. Au Château, il modérait une table ronde à laquelle j’étais convié. Moi, j’avais profité des bons de consommation délivrés gratuitement aux auteurs pour me remplir la panse dans un bon restaurant de la place. La table ronde s’était peu à peu dissipée de mon coeur pour laisser toute la place à la gourmandise. Rien, même pas les discussions littéraires, ne semblait valoir le papet de ce jour-là. Comme résultat: j’avais eu trois quarts d’heure de retard. Et de dire qu’aujourd’hui JLK me traite de Bünzli. Depuis ce débat à Morges, je ne me suis plus jamais éloigné de JLK. Très vite, je lui ai présenté un projet d’écriture de roman. Quelques jours après, oui seulement quelques jours après, il avait déjà des choses à dire sur mon texte. On s’est rencontré ici, au Buffet de la gare de Lausanne où nous nous trouvons maintenant. Un, deux, trois décis de vin rouge de la région. Mille et une anecdotes et à un moment, il avait sorti une chemise où il avait pris soin de bien ranger mon manuscrit. Le texte était parsemé d’annotations. J’avais hâte d’écouter son verdict:
- Alors Max, me dit-il. J’ai lu ton tapuscrit. Je dois dire qu’il y a de la matière. Vraiment, on sent une voix. On
sent quelque chose. Oui, j’entends, on voit se dessiner les personnages, un univers. On voit germer une histoire.
- Et donc qu’est-ce que tu en penses?
- C’est impubliable en l’état. Voilà. C’est est un grand chantier..Il faudra bosser. C’est ça le secret: bosser. L’écriture c’est du sérieux, j’entends.
La balle était dans mon camp. C’était à prendre ou à laisser. J’ai pris, moi. En pays Bantou, les Milou n’ont pas d’importance. En revanche, le Parrain (là-bas appelé Tonton) est d’une importance singulière. Le Tonton conseille, dirige, aiguillonne, dépanne, mais aussi «sanctionne» sur un ton dur, sévère. Depuis notre rencontre, JLK joue parfaitement ce rôle de Tonton dans ma vie littéraire. Il conseille, fait de nombreuses propositions de lectures, attire l’attention sur les pièges de l’écriture, encourage, prend des nouvelles sur l’évolution de la création. Quitte à se fairedétester, il ne mâche pas ses mots. Si c’est mauvais, bah, il le dit. Si c’est bon, j’aurais peut-être droit à un autre déci.
Le serveur vient nous demander si on a déjà fait notre choix. Non, on lui dit. Il s’en va. Moi, je questionne JLK sur les films africains que je lui ai prêtés.
- J’ai adoré! J’en ferai d’ailleurs un papier dans mon blog. Yonta est un film magnifique. La joie de vivre, la beauté, l’élégance, la couleur...
Voilà, il a commencé à parler. Ce sera ça l’objet de notre parlote de ce soir. On va s’intéresser aux cinémas subsahariens. On va se couper la parole. On va se contredire. On va plaisanter. Bref, on va revoir le monde au travers de nos lentilles si différentes.
Max Lobe
Ils nous répondent...- Quand et pourquoi avez-vous décidé que l’écriture tiendrait une place prépondérante dans votre vie?
JLK Le goût et la pratique personnelle régulière de l’écriture me sont venus vers la fin de l’adolescence, alors que j’étais passionné de lecture depuis mon enfance. J’ai commencé de tenir des carnets entre seize et vingt ans, en même temps que je tâtais du journalisme (mon premier article, écrit à quatorze ans, traitait de pacifisme...) et de la poésie, sous l’influence de René Char. Dès 1969, donc à vingt-deux ans, je me suis lancé dans la critique littéraire et suis devenu journaliste free-lance pendant treize ans. J’ai publié mon premier livre à L’Age d’Homme en 1973, qui tenait de l’autofiction poétique assez marquée par la lecture et l’écriture de Charles-Albert Cingria. L’écriture a été prépondérante dans ma vie et bien plus que sous l’aspectprofessionnel: comme choix existentiel.
ML Adolescent, j’écrivais déjà de petits textes. Mais j’étais très loin de m’imaginer que l’écriture prendrait une place importante dans ma vie. Ce n’est qu’en 2009 avec le prix de la Sorge de l’université de Lausanne que je me suis rendu compte que j’avais un regard, une langue et que je pouvais m’en servir pour m’exprimer.
- Qu’est-ce que ce choix a impliqué et implique dans votre vie?
JLK Ma position a toujours été décalée et solitaire, même quand je dirigeais la rubrique culturelle d’un quotidien à grand tirage. L’écriture, comme la lecture, constitue mon noyau vital. Mais un noyau qui voudrait rester sensible à tous les points de la circonférence. Concrètement, je ne me sens bien qu’en travaillant, au sens créateur: donc vivant, lisant, écrivant, rencontrant plein de gens et restant ouvert à toutes les expériences, jusqu’à parrainer un poulain.ML Donner une place importante à l’écriture implique plus d’attention, plus de curiosité. Je suis de plus en plus attentif aux moindres détails sur tout ce qui m’entoure. Je ne laisse rien passer. Mais un écrivain n’est pas un sociologue, encore moins un philosophe! Le job de l’écrivain est de raconter des histoires En revanche, je peux très bien me nourrir de ces sciences pour mieux comprendre ce qui se passe autour de moi. Concrètement, cela ne change rien dans ma vie quotidienne, car je suis de nature très curieux.
-Quel statut ont les écrivains dans notre pays en particulier et le monde en général ?
JLK Vaste question. Disons que le Suisse moyen, terre à terre et plutôt repu, semble préférer ses politiciens ou ses sportifs à ses écrivains et ses artistes. Mais les Suisses restent très lecteurs et je ne crois pas que les crivains aient à se plaindre de leur sort.
ML En général, je crois que les écrivains sont des gens plutôt respectés. On dit qu’ils sont intelligents. C’est drôle parce que, le plus souvent, ils ne sont intelligents que lorsqu’ils disent combien le ciel est bleu et les montagnes merveilleuses. Pour le reste, ils doivent se la clouer. En Suisse, avec le «statut» d’artiste, j’ai souvent eu l’impression d’être perçu comme un petit feignant, alors que la création demande des heures et des heures de travail. La plus grande récompense par contre est l’admiration et paradoxalement le respect que l’on porte à notre activité.
Écrire en Suisse, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
JLK Ecrire en Suisse, laboratoire européen, revient à mes yeux à décrire le monde. Ce pays est passionnant, attachant et non moins exaspérant à maints égards. Mais je ne voisaucune limitation à en parler en bien ou en mal.
ML Contrairement à certains pays du Sud où la censure est encore très présente, je crois que dans le Nord et en Suisse en particulier, il n’y a aucune limitation. Par contre, la «censure» peut venir du lecteur. Le sens commun dans lequel on évolue peut nous amener à «censurer» une oeuvre. Les sources d’inspiration en Suisse comme ailleurs sont nombreuses. Le pays en soi n’est pas si important que ça. Ce sont les gens qui vivent là, et les relations que nous avons avec eux, qui le sont.
- Que peut, et doit, transmettre un écrivain à un autre écrivain?JLK Simenon affirmait qu’un père ne peut rien transmettre à son fils, qui doit faire les mêmes erreurs que lui pour mûrir. Pour ma part, j’ai énormément appris des autres écrivains, mais surtout par leurs livres. Dernier exemple: ce que Max Lobe, mon poulain, m’a appris avec son premier roman, sans le vouloir. Or ce que j’aimerais transmettre à Max, c’est tout ce que j’essaie de pratiquer: l’indépendance, la curiosité, la porosité, le sens critique, l’écoute de son instinct profond. De son côté, il n’a pas encore renoncé à m’enseigner la zumba....
ML Un tonton, ou un Parrain, peut se révéler très important dans le processus de création. Par son expérience, connaît bien de petits pièges que le neveu ignore. Mais il peut aussi arriver que le neveu apporte un regard tout frais au tonton. Ce doit être une histoire de partage: il me donne une bouteille de son Pinot noir et moi je lui file un verre de mon vin de palme.
-Peut-on apprendre à écrire?
JLK On n’apprend pas à écrire comme à fabriquer un violon, mais la technique compte et peut-être peut-on s’y exercer dans les ateliers d’écriture ou les écoles? En ce qui me concerne, mes écoles ont toujours été buissonnières. Et puis on apprend en aimant et en se cassant la gueule. En outre, avec vingt livres publiés, il me semble avoir appris deux ou trois choses.
ML On peut tout apprendre à faire. D’ailleurs, on doit être en perpétuel apprentissage. Ne dit-on pas que c’est en forgeant qu’on devient forgeron? Mais plus qu’une simple question d’apprentissage, de temps et d’expérience, il faut avoir quelque chose dans le ventre. Certains appellent ça le talent, d’autres parlent de noyau ou encore de génie. Dans tous les cas, je crois que sans cette chose innommable dans le ventre, la création n’aura pas le même goût.
Que vous amènent les discussions et le compagnonnage avec votre poulain/avec votre parrain?
Qu’appréciez-vous chez lui ?
JLK Malgré les 40 ans qui nous séparent et ce qui distingue la culture africaine de l’européenne, j’ai trouvé en Max Lobe un interlocuteur de plain-pied, vif et sérieux, curieux et stimulant. Son talent de conteur m’a tout de suite intéressé, autant que sa façon de «lire» la société et de transposer les comportements humains en termes littéraires. J’ai sorti mon fouet pour l’aider à donner plus de crédibilité à son roman et plus de rigueur à son expression; il a maudit ma sévérité première et ensuite nous sommes devenus amis sur la base d’un certain respect mutuel. Au fil de nos rencontres nous «échangeons» beaucoup à propos de nos approches croisées de livres ou de films, autant que de nos vies respectives.
ML Jean-Louis et moi ne parlons pas seulement de littérature.Heureusement! Nous refaisons le monde. Il connaît tant d’oeuvres et d’écrivains! C’est souvent frustrant de voir qu’il en sait autant. Mais parfois drôle lorsque je me rends compte qu’il maîtrise mal certains thèmes qui moi me passionnent: la politique en général, l’économie ou encore l’Afrique. C’est là où, une fois de plus, se produisent les échanges. -
Ceux qui vous prennent au mot
Celui qui dit tout et son contraire et pense s’en tirer comme ça / Celle qui pense en majuscules et ressent en italiques / Ceux qui disent tare pour barre avant de vous rembarrer si vous leur faire valoir qu’ils s’égarent / Celui qui s’exclame : Aux grands mots les lents remèdes ! / Celle qui bégaie tellement qu’on devine même ce qu’elle n’a pas dit / Ceux qui châtient leur vocabulaire au point qu’il en jouit le petit maso / Celui qui ne dit mot sans consentir pour autant le chameau / Celle qui trouve toujours le mot qu’il faut même par défaut / Ceux qui ont toujours le mot pour nuire / Celui qui évite les gros mots devant les petits salopiots / Celle qui s’exclame « je te prends au mot !» quand tu lui dis « levrette » / Ceux qui hésitent entre le Cantique des cantiques et le Kama Sutra selon l’ambiance et les positions / Celui qui s’épile les mollets / Celle qui a l’air d’une note en bas de page quand elle se tait / Ceux qui préfèrent parler de vocables avec les élites qu’ils fréquentent / Celui qui achoppe au moindre hapax / Celle que tes calembours insupportent autant que les coqs à l’âne de tes mots-valises / Ceux qui prétendent avoir un sémantème au bout de la langue alors que ce n’est qu’un banal morphème, etc.Dessin: Roland Topor. -
Ceux qui cartonnent
Celui qui a un potentiel vendeur / Celle qui cherche un agent crédible/ Ceux qui visent le sujet qui accroche / Celui qui va faire un pas vers la fiction / Celle qui se positionne en nouvelle Duras végane / Ceux qui vont casser le morceau / Celui qui travaille le « non dit » familial / Celle qui en appelle à la sororité / Ceux qui pensent déjà traductions et adaptations en séries à l’international / Celui qui se choisit une tenue sympa en vue de la Grande Librairie / Celle qui médite avant chaque « ascèse de création » / Ceux qui sont des « bêtes d'ateliers » / Celui qui ose le subjonctif plus que parfait / Celle qui signe avec son sang enfin façon de parler / Ceux qui se voient déjà en tête de gondole / Celui qui dit fièrement à Gilberte qu’il va « en signature » / Celle qui menace carrément d’arrêter d’écrire / Ceux qui vérifient la présence de leur opus dans les vitrines des librairies du canton / Celui qui envisage une suite à son roman en dépit de son insuccès / Celle qui affirme qu’elle a Toute La Critique contre elle / Ceux qui parlent volontiers de leurs personnages à la télé en les appelant par leurs prénoms genre Hélène la forcément victime et Victor le battant / Celui qui lit du Saint-Simon pour épurer son style / Celle qui écrit à Jean d’Ormesson « que du bonheur votre bouquin » / Celles qui invitent le jeune critique en espérant plus si affinités, etc.
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Comme les heures filent
(A mi querida hermana mayor)Tu serais un livre d’images,dirais-je à l’enfantsi sage, voire un peu pédant,quand il pose à la galeriedes garnements imbusde science infuse et de vertu ;révérence au petit crevépréparant dans son coinquelque coup de poing assortid’un mot plein d’ironie –toute image trop belleappelle son verso rebelle…Je tourne volontiers tes pages,enfant des souvenances,dont les mille images en peinturefont des enluminurestantôt émaillées de ces motsgéniaux de l’innocence,et tantôt semblant étranglésdans ta gorge serréepar les chagrins ou la révolte –tous les clichés à la lanternedéfilent dans la chambrenoire aux sonoritéset aux moires ressuscitées…La vieille pianiste écoutel’élève qui désirelui rejouer la mélodielui rappelant d’anciens plaisirs ;l’heure hélas a tourné,va falloir se quitter, jeune homme,mais chante encore là-baset va manger des pommesà l’Arbre des envies…Peinture: L'Arbre de vie selon Gustav Klimt. -
Dad’s Blues
Pour Sophie et Julie.
Où il est question du classique désarroi du bon père devant l’émancipation de ses filles. Que toute mauvaise pensée est frappée d’Interdit. De la sublimation et de la demande en mariage.
Elles se la jouent Dark Lady et Sweet Heart, et je fais le père moderne: je me la coince, mais n’en ressens pas moins comme une divine mélancolie.
Tel est de fait le dur constat auquel je suis amené ces derniers temps: que je ne suis plus leur seul dieu.
Ce n’est pas seulement qu’elles regardent ailleurs, c’est qu’elles sont ailleurs, et serais-je un pur esprit ou un spectre qu’elles me porteraient plus d’attention - pur esprit dont la première ornerait sa dissertation, ou spectre bienvenu dans les rêveries policières de la seconde.
Cela commence à la première heure dans un véritable branlebas. Il fait encore nuit noire et je me trouve, comme tous les matins, penché sur mes grimoires, dans le cercle enchanté de la lampe, lorsque ma table à écrire retentit des premières trépidations.
C’est en effet à cheval que Dark Lady traverse l’appartement, l’air hagard dans sa chevelure imitation black, un peu le style Angela Davis à l’époque des Panthères mais le sabot précis et la flèche verbale prête à être décochée, en tout cas rien ne l’arrêtera sur le sentier guerrier de la salle de bains où elle sera la première à se claquemurer.
Pendant ce temps, Sweet Heart figure la belle au bois somnambule qui va et vient entre sa couche désordonnée et le frigidaire, le visage dolent et la moue suggérant que ce n’est pas encore l’heure d’ouverture des guichets.
Dans ce tumulte feutré, je me surprends à d’inconvenantes poussées de voyeurisme, ou plutôt qu’inconvenantes: dangereusement naturelles, voire un peu sauvages.
Il arrive, en famille, qu’un sein adolescent pointe à la fenêtre, ou qu’une jeune croupe se dandinant direction les lavabos vous suggère des choses au plus total oubli du fait que vous êtes le père.
Cela peut arriver en rue de la même façon, quand vous appréciez de loin la silhouette ravissante de Lolita ou de Baladine et que, tout à coup, vous reconnaissez votre enfant. Naturellement vous aimeriez vous précipiter et vous jeter aux pieds de la grâce incarnée, mais cela même ne se peut pas et vous pressentez que c’est bien ainsi. Car vous aimez cet Interdit plus que votre désir, en tout cas vous vous le répétez à chaque fois que Sweet Heart vous impose l’épreuve du Défilé (le supplice de Tantale du Mini Mini) ou que Dark Lady se met à danser au milieu du salon à la manière d’Isadora Duncan.
Bien entendu, l’Interdit ne va pas jusqu’à ne pas toucher. Je caresse donc volontiers et je l’avoue sans vergogne: je bécote. J’oserai même en faire le thème d’une campagne de propagande à l’échelon de la collectivité: bécoter plus, c’est se laisser moins troubler.
C’est aussi soulager l’angoisse de Sweet Heart, toujours lancinante en ses treize ans de nymphette aux abois, que la seule évocation d’un mollusque suffit à faire se pâmer de dégoût. Le baiser à l’américaine, dit aussi langue fourrée, fait ainsi figure à ses yeux d’odieux enlacement de limaces, et ne parlons pas des organes.
Cela ne m’empêche pas de pressentir, en Sweet Heart, une amoureuse ardente. Tant sa passion pour les éléphants que ses débordements d’affection et les longues, longues séances qu’elle passe au miroir à se faire plus jolie que jolie, me semblent autant de signes de bonnes dispositions.
Mais ne rien brusquer, ne rien chercher même à rabattre des sourcilleuses recommandations de Madame Mère du style L’Amie de la Jeune Fille...
Tout cela que Dark Lady reluque à sa façon voulue sarcastique, mais le coeur et les antennes en constant état d’alerte. Dark Lady ou la fausse dure. Calamity Jane rêvant d’un prince charmant aux yeux tendres à la Ricky Nelson. Et de fait, le western sera carabiné, mais les couchers de soleil ne sont pas pour les coyotes, et là ça peut aller jusqu’à des baisers de deux trois minutes sur fond de ciel flammé, et dans la salle on s’abandonne doucement au creux de l’épaule de son soupirant, mais pour le reste essayez pas d’en savoir plus ou je tire !
Je sais qu’en digne père je ne devrais penser qu’au statut de marchandises de mes filles. Telle nous rapportera tant, et l’autre tant; notre bien se trouvant augmenté à hauteur de tel bénéfice par rapport à l’investissement de base. Je devrais compter, au lieu de quoi je rêve. Je devrais négocier chèrement leur capital beauté et leur potentiel à tous les niveaux, alors que mon blues radoucit, jusqu’à la honte, mes velléités de père selon la Tradition.
C’est ainsi que je finirai par les céder, en ne pensant qu’à elles, l’une au cow boy de ses rêves et l’autre à quelque clone du mousquetaire Leonardo di Caprio. La seule condition sera qu’ils se présenteront au ranch pour me soumettre leur demande en bonne et due forme. Je leur ferai savoir au préalable, par leurs amoureuses, mon exigence absolue en matière de connaissance de la musique baroque et des vendanges tardives, mon souci de beauté et plus encore de bonté, et mon souhait vif de les entendre se déclarer en vers réguliers.
L’examen prendra le temps qu’il faut et ce seront autant de mois et peut-être d’années de sursis qui me seront accordés.
Surtout, le faraud sans cervelle et le joli coeur volage, le marchand d’orviétan sentimental et le séducteur illusionniste seront confondus.
La scène finale n’en sera que plus douce, plus douce et plus poignante. Déjà je nous vois bien vieux, elle et moi dans nos chaises à bascule, tandis que le grand soleil décline à l’horizon de La Désirade, à saluer encore et encore nos enfants qui s’éloignent là-bas sur leurs chevaux qu’on dirait maintenant des jouets, mais vivants, de si jolis jouets à ressorts remontés pour la vie. -
Happy Birthday to Myself
Le sieur JLKentouré des ses chères fillesSophie et Julie,de ses beaux-fils Florent et Gary,de ses petits-enfants Anthony, Timothy et Elizabeth,entre autres sœurs, parents et amis non moins chers,a le bel avantage de vous annoncer par effet rétroactif,le 14 juin 1947,sa venue au monde accordée par la grâce conjointe desa mère Henriette et de son père André,conviant ses proches et lointains à se réjouir d’être en vie et de penser à sa bonne amie, prénom Lucienne, alias Lady L.si présente en son absence…Post scriptum et Nota Bene :Un clin d’œil de circonstance seraadressé conjointement à la mémoire d’Ernesto Che Guevara et à l'insu de Donald Trump, nés eux aussi un 14 juin sous le signe des Gémeaux aux destinées contrastées…La petite smala réunie à La Désirade, ou trois générations partageant la même tendresse... -
Surtout ne pas désespérer
(Chanson des accablés)On dirait: à vous de jouer,au milieu des déchets,on le dirait les yeux baisséssans implorer les dieuxfatigués en leurs cieuxinvestis par les bombardiers -on ferait comme de semblantde ne rien voir là-basdes traces répandues,du massacre des innocents…Ce n’est pas grave disiez-vous:les enfants, suffit d’en refaire,la seule affaire étant de croireà votre seul Salutd'uniques élus par l'Uniquedéfilant bien en rangsdans les charniers bigotsde l’éternel fumier des mots…Les anges sourient au jeu:comme c’est amusantde faire ainsi semblantà tire d’ailes au vent du tempsde se la jouer hirondelles,ainsi jouons donc à joueren déjouant le jeudes méchants en lourdes cohortes -des violents qui l’emportent… -
Faut-il vraiment se méfier de Yuval Noah Harari ?
La trajectoire du petit prof d’histoire israélien devenu mondialement connu avec quatre ouvrages de vulgarisation à large spectre, dont Sapiens aux millions de lecteurs, a suscité quelques accusations portant sur le manque de sérieux scientifique de l’auteur, lequel n’a pourtant jamais posé au savant. D’aucun(e)s vont jusqu’à le taxer de “prophète populiste”. Et vous là-dedans ?Vous lisez tout tranquillement ce dernier opus du fameux Yuval Noah Harari, à l’instar de millions de lectrices et lecteurs supposés innocents, cela s’intitule Nexus et se dit “une brève histoire des réseaux d’information de l’âge de pierre à l’IA”, cela vous semble immédiatement intéressant comme vous ont intéressé déjà Sapiens (best-seller mondial, comme on dit), et Homo deus, Yuval est décidément un vulgarisateur hors pair de tous les savoirs, mais tout de suite il vous met en garde, précisément, contre la prétention à l’omnisavoir, bien entendu il enfonce à vos yeux une porte ouverte en rappelant illico à la lectrice et au lecteur que le plus grand savoir ne va pas forcément avec le plus de vérité ou le plus de sagesse, même que parfois (c’est Orwell qui l’a écrit avant lui, et sûrement un Grec antique avant eux) l’ignorance est plus forte que la connaissance en matière de pouvoir, bref il ne pose pas au Grand Sachant même si vous savez qu’il en sait plus long que vous à de multiples égards (la seule suite des Notes référencées en fin de volume de Nexus compte près de 100 pages), mais voilà qu’en prenant connaissance de cet immense travail peinard dans votre coin et à petites doses vu que vous lisez onze autres bouquins en même temps, comme à votre habitude de graphosaure bibliophage, vous découvrez, sur la Toile où vous surfez à la recherche d’autre chose, ce dossier qui se veut impérativement scientifique, véritable mise en accusation des méthodes et de la portée des livres d’un Harari déclaré féru de sensation à vocation populiste, non seulement coupable de peu de sérieux scientifique mais carrément dangereux !Donc là vous vous pincez: danger ? Mais comme vous n’êtes pas du genre à tout gober d’un coup, vous vous tirez une copie imprimée du dossier en question pour vous en faire une plus juste idée.Cela étant, déjà vous avez tiqué à l’argument de la scientificité, vu qu’Yuval ne pose jamais au savant titré, tout en rappelant qu’en la matière les scientifiques les plus avérés sont souvent en proie au doute – et là vous vous rappelez les mises en garde du physicien Freeman Dyson, dans La vie dans l’univers, qui relativise précisément les certitudes de la corporation en cette matière de supposée haute teneur scientifique…Aussi, vous vous dites que l’immense succès de Yuval Noah Harari ne pouvait que lui attirer noises et jalousies. Dans le même rayon de la dépréciation pour cause de notoriété, vous vous rappelez ainsi la petite fronde provoquée par le succès des Bienveillantes de Jonathan Littell, émanant le plus souvent de gens qui n’avaient pas lu le fameux pavé...Quand « populaire » devrait rimer avec « populiste »…À l’enseigne de la revue en ligne et sur papier Current affairs (http : https://www.currentaffairs.org) une dame au nom de Darshana Narayanan et au physique de chouette star de Bollywod, mais se posant en grave spécialiste de neuroscience (ce que son joli CV rappelle d’ailleurs), entreprend un véritable réquisitoire à l’encontre de celui qu’elle taxe finalement de dangereux « prophète populiste », mais avec des arguments dont la « scientificité » ne convainc guère malgré le ton péremptoire et sans appel de l’inquisitrice.En gros, tout en reconnaissant ses qualité de storyteller, ladite Darshana reproche à Yuval, peu titré du point de vue académique (elle a même enquêté sur le directeur de thèse de l’étudiant Harari) de manquer de rigueur scientifique en affirmant que Sapiens est non seulement truffé d’erreurs (sans préciser lesquelles) mais pèche par son manque de références crédibles et de notes « sourcées », ce que dément absolument Nexus.Mais le plus grave est ailleurs : Harari ne chercherait que le succès par l’épate et la sensation, jusqu’à publier une version BD de Sapiens pour booster le chiffre de ses ventes.Le lecteur débonnaire de Sapiens que vous êtes n’a jamais pris Yuval pour un savant, mais qu’à cela ne tienne : le voici scientifique malgré lui, et combien égaré, coupable en plus de plaire à un immense public, à Barack Obama qui le congratule et bien pire : à Bill Gates et Mark Zuckerberg, voire Elon Musk... Du coup, ce pseudo-scientifique égaré que Current affairs présente dans un portrait-charge évoquant un grotesque gourou New Age, passe pour un allié objectif de la Silicon Valley et, malgré ses critiques explicites et répétées du populisme, un populiste avéré et même dangereux vu que le grand public n’a pas les défenses immunitaires dont seuls les scientifiques reconnus disposent. Enfin l’estocade attendue survient : que Yuval Noah Harari est idéologiquement suspect, politiquement aligné sur le pouvoir établi.À lire attentivement Nexus, vous vous dites que défendre Yuval Noah Harari, plutôt libéral et plutôt agnostique, abordant la question de l’IA avec autant de curiosité que de méfiance alors même qu’on aimerait le tirer du côté du transhumanisme, n’a pas plus de sens que d’affronter, en d’autres temps, les censeurs de la seule vraie foi catholique ou ceux de la seule vraie ligne du Parti unique, quel qu’il soit. À vrai dire, ses livres seront ses meilleurs avocats…L’autocorrection échappe aux idéologuesVous ne savez pas ce que pense Yuval Harari du gouvernement actuel d’Israël, mais vous trouveriez grave de lui chercher noise du seul fait qu’il est Israélien ; vous vous fichez du fait que Noah, pratique tous les matins la méditation dite Vipassana ou soit marié à un autre monsieur, vu que ça n’a rien à voir avec ses livres; à peu près ignare en matière scientifique vous seriez en peine de le juger à cet égard, mais vous n’admettez pas le terrorisme intellectuel qui se sert de ce critère pour l’avoir observé mainte fois dans le domaine littéraire, donc vous revenez aux seuls écrits de cet auteur et vous lisez ceci dans Nexus : «En 2016 sortait aux Etats-Unis Homo deus, où je mettais en évidence une partie des menaces que les nouvelles technologies de l’information faisaient peser sur l’humanité» (…) « Homo deus lançait cette mise en garde : les progrès des technologies de l’information, loin de nous apporter santé, bonheur et pouvoir comme nous l’espérons, pourraient en réalité nous priver de ce pouvoir et détruire notre santé physique et mentale. L’hypothèse de cet ouvrage, c’était que si nous n’y prenons garde, les humains pourraient se dissoudre dans ce torrent d’informations comme une motte de terre pulvérisée par une rivière impétueuse ; dans le grand ordre des choses, l’humanité se révélera alors n’avoir été qu’une vague ondulation dans le flux des données cosmiques ».Or sont-ce là les propos d’un « transhumaniste » ? Évidemment pas, pas plus que l’auteur de Sapiens ne néglige les aspects positifs de la technologie. Cela étant, en réaliste nuancé, tout en reconnaissant que, depuis 2016, la bascule vers les algorithmes a mis en valeur leur potentiel créateur, il écrit aussi ceci qui n’est pas précisément d’un gourou « populiste » tel que le décrit Darshana Narayanan : « La crise écologique s’est intensifiée, les tensions internationales aussi, et une vague populiste a ébranlé la cohésion de nos démocraties, même le plus robustes ». Et notre « prophète populiste », selon l’absurde formule qu’on lui accole, d’ajouter ceci : « Dans ses versions les plus extrêmes, le populisme postule qu’il n’existe pas de vérité objective – chacun possède sa « propre vérité » qu’il brandit pour vaincre ses ennemis. Dans cette vision du monde, le pouvoir est l’unique réalité ».À l’opposé des visions déterministes et binaires de l’histoire qui réduisent la réalité à l’acquisition du pouvoir (où populistes et marxistes se rejoignent en somme), Yuval Noah Harari développe une observation nuancée qui porte l’accent sur la capacité d’autocorrection des institutions humaines et de leurs réseaux d’information.Dans Homo deus, et plus encore dans Nexus, à propos de cetteréalité humaine fondamentale et double que représentent la mythologie religieuse et la bureaucratie, Harari montre comment, par exemple, dans le christianisme, les récits de la Bible, fondamentaux, n’ont pu jouer leur rôle que par la diffusion qu’en ont assuré les bureaucrates, avec les tiraillements et les déséquilibres que seules des autocorrections ont pallié. « En termes de longévité, d’envergure et de pouvoir, écrit-il ainsi, l’Église catholique est sans doute l’institution la plus accomplie de l’histoire de l’humanité, malgré – ou peut-être à cause de – la relative faiblesses de ses mécanismes d’autocorrection ».De la même façon, s’agissant de la circulation de l’information dans les divers systèmes politiques, ou des mécanismes d’autocorrection qui devront être mis en place pour « gérer » les risques de la technologie à venir, Harari insiste, comme un Empoli dans L’Heure des prédateurs, sur l’importance de l’étude de l’histoire : « L’essor de l’IA est sans doute la plus grande révolution de l’histoire dans le domaine de l’information, écrit-il. Mais nous ne pouvons la comprendre sans la comparer à celles qui l’ont précédée. L’histoire n’est pas l’étude du passé : c’est l’étude du changement. L’histoire nous apprend ce qui demeure inchangé, ce qui change et comment les choses changent (…) Par conséquent, comprendre la processus qui a conduit à la définition du canon d’une Bible prétendue infaillible fournit un éclairage précieux sur les discours actuels mettant en avant l’infaillibilité de l’IA. De même, étudier les chasses aux sorcières du début de l’ère moderne et la politique de collectivisation de Staline permet de mieux saisir les risques encourus si, d’aventure, nous venions à confier à l’ IA un contrôle plus étendu sur le sociétés du XXIe siècle ».Dans la foulée, en attendant de prévisibles nouvelles chasses aux sorcières, on remarquera le décentrage idéologique de l’auteur de Sapiens et Nexus, assez typique de sa génération post-68. Né en 1976, il est de ces intellectuels en rupture d’avec l’engagement « sartrien », comme le sont aussi l’Anglais Douglas Murray (né en 1979, auteur de La grande déraison), le Néerlandais Rutger Bregman (né en 1988, auteur d’Humanité) ou l’Italo-Suisse Giuliano Da Empoli (Né en 1973), tous brillants d’intelligence stimulante et qui pourraient se reconnaître dans l’exergue de Nexus : « Sur le chemin de mille rêves, nous cherchons la réalité »…Yuval Noah Harari. Nexus. Une brève histoire des réseaux d’information de l’âge de pierre à l’IA. Traduit de l’anglais par David Fauquemberg. Albin Michel, 567p. 2024. -
Comme en protestation
(Par façon de libelle)Tu dis la multitude grise,tu juges de ton haut,tu ne vois partout que des sots,tu te poses en église,en procureur de tribunalne voyant que le mal,et te voici gesticulantau nom du dieu Bâtonvénéré des plus vertueuxchevaliers bien rasés,proprement lavés et branlésde l’armée des grimaciers…Nous autres en ville traversons,sages entre les clous,portant nos croix et le bardadans le bruit et le floudes jours qui vont ou ne vont pas,et quand nous piétinonsne serait-ce qu’un humble ratpassant juste par la ,nous demandons pardon …Pardon à la sévère viepromise au cimetière,pardon à l’assemblée morosedes justes indignéspar nos péchés puant la rose,pardon d’être nus en naissant,pardon même d’être innocents,et merde à vos dieux méchantsse prétendant uniquespar vos seuls décrets maléfiques -pardon à la Beauté si belle,pardon à la Bonté rebelle ! -
Comme un vieux fou le dit...
De la cime on voit le tréfonds,à la courbe du temps,l’instant est comme suspendu :on pressent l’inconnuqui se dérobe au seul regard,on est comme perdu,hagard et loin des avenueson erre en plein déserton rêve de la double vue…Il croyait tout savoir de toutivre de tant de livres,il se voyait chez lui partout ;cependant Einstein en vélo,sillonnant l’Argovie,lui conseilla la modestie :Bruderchen mon ami,L’Univers n’est pas que celaque tu saurais de lui,regarde mieux autour de toi,mieux encore : ferme-la…Les sages sont comme de vieux chatss’étonnant d’un peu toutsans le montrer la moindre fois,le message des sages,à l’image à lier des fousne se délivre en aucun livre,mais s’enivre de tout…Image JLK: Selfie... -
Le petit chat est mort !
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Le fil invisible (89)Quand Molière le fait dire à la chère Agnès, et que, des siècles plus tard, le chanteur anar Renaud le reprend à son compte, ce qui est à la fois un posible cri de surprise révoltée ou peut-être un simple constat, retentit en chacune et chacun selon sa trempe et son coeur: quoi, non mais c’est pas vrai ! eh mais y a pas de quoi mettre le monde en deuil ! et pourtant si crient la moitié des enfants et l’autre moitié s’en tamponne après avoir lancé des pierres aux greffiers du quartier, bref l’autre jour la nouvelle t’est arrivée tôt par Whatsapp de ta fille pûinée: que la petite Lola était défuntée la veille entourée des trois petits probablemente en larmes, et toi aussi cela t’a secoué, c’est bête mais la mort des bêtes t’a toujours révolté depuis le premier petit moineau que tu as ramassé sur la pelouse de votre maison en enfance, il y a là quelque chose de pas normal même si tu sais que c’est la chose la plus naturelle, tu crois avoir fait le deuil des êtres le plus chers que tu as perdus, jusqu’à ta bonne amie, déjà quatre ans qu’elle s’en est allée – et ce fut la pire chose de ta vie qui pourtant continue avec ses plaisirs dont tu n’as même plus vergogne -, mais voilà que la mort d’une petite chienne de rien du tout t’afflige, tu t’es résigné à ne plus penser aux enfants martyrs de Gaza ni à tant de tes frères humains qui en bavent un peu partout, et voilà que la fin naturelle d’un petit clebs de plus de douze ans te désole à proportion de tout ce que ta fille évoque de ce qu’ils ont vécus ensemble avant les kids et avec ceux-ci, et tu te rappelle le dernier jour du chien Youpi, douze ans aussi, dans les bras de ta fille aînée, juste avant l’injection fatale qui lui fut une délivrance plus qu’une souffrance supplémentaire, et là tu te rappelles que tu ne supportes pas, dans les films, la vue d’une cruauté visant un animal, tu te rappelles les chevaux battus, tu te rappelles, citée par Léautaud, l'anecdote du type qui par trois fois tente de jeter son chien à la Seine, lequel chien revient chaque fois jusqu’à la troisième où, fou de rage, le type tombe avec le chien qui le ramène, tu te rappelles la vieille femme sous les bombardements allemands, à Londres, qui revient dans sa maison en flammes pour sauver son chat qui y était resté, enfin tu te dis souvent qu’un compagnon remplaçant Youpi te manque, puis tu te dis que tu risques de le précéder et qu’il resterait alors orphelin, donc tout est bien…Image JLK: Lilou, alias Lola, à La Désirade. -
Comme une maison retrouvée
(Chanson de La Désirade)On reviendrait à la maison:on n’a pas oublié,on a traversé les saisons,ce qu’on dira : voir du pays,et ce qu’on n’a pas dit,ce qui offense la mémoire,ce qu’on n’a pas vouluou qu’on ne veut pas reconnaître -mais ce n’était pas moi !en accusant le traitrequ’il y avait peut-être là,tout au tréfonds de soi -on n’en sait rien, ou mieux :on préfère ne pas savoir -on ne pense à l’instantqu’à la maison au coin des bois…Il y a partout des champs de ruines,du ciel on voit la terre,et ce qui exulte et fulmine,¨ceux qu’on bénit, qu’on assassine,celle qui vous accueilleet ceux dont on recueillerales derniers mots au soir,après des jours de désespoir;et dans les ruines les errantsne pensent qu’à revoircette maison au coin des boisqui existe ou peut-être pas…Un-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-huit,fait un octosyllabe,suivi d’un-deux-trois-quatre-cinq-six ,au jeu des contrerimes,et c’est parti pour la chansonen rimes et raisonspossiblement déraisonnablesqui diront à façonsce que raconte la maison… -
Là-bas en enfance
Faudrait mieux regarder tout ça:la prairie de nos jours,la rivière courant toujoursà travers les grands bois,la route d’en haut remontantjusqu’aux pays du nord,et la descente vers les portsrelançant là-bas les essors -où les galions reposentpar les grands fonds aux songes d’or…Dans le quartier de nos enfancesà la fin des étésde nos vacances à ne rien fairequ’habiter l’Univers,un vagabond passait parfois,qui donnait de la voixchantant les beautés de la terrepuis s’en allait aux bois…La source est là-haut dans le cieldans lequel nous cherchionsdes îles où porter nos marelles;la source nous venait aux mots:les bois les reprenaienten intimes échos -les mots parlaient quand nous parlionslà-bas les yeux fermés …Dessin: Giovanni Bellini.