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Carnets de JLK - Page 5

  • Shmuel T. Meyer, contre la haine, célèbre la ressemblance humaine

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    Avec les douze nouvelles de Tribus, souvent déchirantes, mais combien éclairantes et gages d’espoir « malgré tout », l’écrivain franco-israélien en dit plus que maints experts et autres analystes, sondant les sources de la haine qui divise aujourd’hui la société israélienne, où l’idéal sioniste s’est transformé en « messionisme » vengeur avec une violence inouïe…
    Un double sentiment, d’accablement désespéré et de joie paradoxale, de tristesse partagée et de confiance confuse refusant le pire, ne cesse de s’imposer à la lecture des récits à la fois très incarnés et fortement symboliques de Tribus, nouvelle illustration de l’immense talent de Shmuel T. Meyer, vivant lui-même la déchirure vécue par les Israéliens entre eux.
    « La vie était propre et simple même après l’assassinat de Rabin, parce que la colère était nourrie d’espoirs. Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes », lisons-nous dans la sixième nouvelle de Tribus, intitulée Yoav et Maya et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite « foi en la rédemption des hommes » a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le « judaïsme bonhomme » pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre, enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les « faux juifs prosélytes d’Amérique », et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un « judaïsme de la joie », se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...
    La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs « petites histoires », ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.
    Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias ? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel « après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare », mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte « contre Auschwitz », et c’est « la poésie », justement, qui constitue l’un des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement « la folie de Dieu ».
    Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le « messionisme » qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne…
     
    « Je fous le camp », déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. Un endroit où Dieu me semblera heureux »...
    Dans la nouvelle intitulée Le jour du colonel, ce jeune caporal-chef chargé de conduire une juge militaire au procès d’un colonel dégradé représentant « le patron de ce qui restait de l’opposition parlementaire », taxé d’antisémitisme et de trahison par le Premier ministre et qui se suicidera le soir même, cet Avroumchik a perçu la nouvelle violence plombant la capitale de l’Etat hébreu, « une violence qui échappait au sens commun de la violence tribale, économique ou sociale », ici la violence était divine, il n’en doutait pas un instant, une justice sans miséricorde, une violence de la radicalité ».
    Et le vieux Ravi, le cœur à gauche et l’âme en lambeaux, de formuler son propre désespoir dès la première nouvelle de Tribus et dans son épilogue : « Lui qui était, aux yeux de la communauté séfarade, lorsqu’il portait encore l’uniforme, un symbole de fierté, était devenu à sa retraite et depuis son remariage avec Nava, la cible préférée des prêcheurs des synagogues orientales. Il avait toujours fait le choix d’Israël contre celui des tribus. Il s’était trompé. Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils ».
    Des prénoms, des visages et des voix…
    Si vous ne savez rien des traditions et des rites du judaïsme, ne connaissez rien de la cuisine judéo-arabe ou des découpages territoriaux de Jérusalem et environs cousus de checkpoints, sursautez plus ou moins devant les noms et prénoms, ou autres noms de lieux, tels que Shaul et Rafi (deux vieux amis aux positions contrastées) et Nava et Ronit (leurs épouses), ou le septième enfant de dix prénommé Yakov et surnommé Koby, ou le kibboutz Kfar Avraham où sont nés divers personnages, Josh le vieux hippie transformé en mystique , Scanner le rabbin et IRM son épouse, la ville arabe bétonnée à la diable de Umm el Fahm ou la tribu hiérosolymitaine de Reb Pinhas Altschuler ; si les premières manifs de Shalom Akshav (la Paix maintenant) ne vous en disent pas plus que les éditos contestés d’Amira Hass dans le supplément de Haaretz, pas de soucis les amis : vous serez illico dans le bain malgré vous grâce à la grâce grave du conteur dont les histoires rassemblent aux vôtres, histoires de familles semblables aux familles de partout avec leur grognes à propos de tout, sauf qu’Israël ne ressemble à rien avec son Histoire taillée à la hache, son passé terrifiant et « tout » qui recommence comme aux temps bibliques des tribus en bisbilles…
    Par delà l’horreur, la vie…
    La composition des onze nouvelles de Tribus a été achevée par Shmuel T. Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant : bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du « camp des vainqueurs », petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant : un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade : « On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous ».
    Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan : « Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates ». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre : « J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait « ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948 ». Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur »…
    Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci : « Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Er ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie ? La lumière s’éteint comme une bougie qui grésille depuis 1967 déjà. Des Cosaques venus de Gaza arrachent en Israël les têtes des enfants, éventrent les femmes, les violent, les brûlent, assassinent des vieillards. Voici les deux promesses que le sionisme n’a pas voulu ou pas pu respecter, Idan ».
    Et Nava d’enjoindre finalement le jeune infirmier qui va recevoir son ordre de mobilisation : « Alors, va te battre contre les Cosaque de l’Islam, mais fais respecter cette promesse avec justice et humanité et, lorsque tu reviendras de cette guerre, rallume la flamme de la démocratie qu’on y voie enfin clair dans ce pays et qu’il redevienne une espérance humaine, ici et maintenant, et pas dans un monde où le Messie danse avec Satan »…
    Shmuel T. Meyer. Tribus. Gallimard, 2024. 164p.

  • Ne pas savoir d'amour

     
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    (Aux mânes de W.B. Yeats)
     
     
    Jeunes, ils se seront donc aimés,
    ne sachant rien de rien,
    sur le rivage, en nudité,
    sans un mot pour le dire -
    le dire de l'obscure lumière,
    dès l’amour tout premier…
     
    Mort ou enfui, tout autre amour
    aura beaucoup parlé:
    les vieilles amours savent tout
    et les arbres en plein jour
    ne sauraient ignorer
    la nuit de leurs corps élevés
    en feuilles tout là-haut
    frémissant entre les écueils
    du grand ciel océan…
     
    Vous n’êtes pas morts au remords:
    vous savez le failli,
    dès l’enfant sans aucun déni,
    vous êtes préparé;
    mais savoir est ange déchu,
    aurez-vous donc appris
    dès qu’amour vous fut accordé,
    aussitôt enlevé, aussitôt révélé...
     
    Aquarelle: carnets de JLK

  • Sourcier de parole

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    Une belle rencontre en 1992, à Vevey. Yves Bonnefoy y était venu pour évoquer son ami le peintre et sculpteur Raoul Ubac. Entretien.

    Il est beau d'entendre un grand poète d'aujourd'hui s'expliquer loyalement, donc avec autant de simplicité que de minutieuses nuances, sur la quête d'une existence et d'une œuvre. Tel préjugé voudrait que la poésie fût réservée à quelques lettrés évanescents, ou ne constitue qu'une sorte de jeu cérébral ou d'évasion esthétique. Mais c'est à l'opposé de ces contrefaçons que se déploie l'œuvre poétique d'Yves Bonnefoy, dont la première vertu est de nous restituer, plus que réelle, la présence du monde, tout en ressaisissant notre propre présence au monde.

     

    —      Comment définiriez-vous aujourd'hui, pour le lecteur le moins initié, votre petit-fils ou votre grand-père berger, la poésie et ce qu'elle peut ou veut dire par rapport au discours ordinaire? 

    —      Votre question a plus de sens pour moi que vous ne l'avez imaginé. La mère de mon grand-père fut bergère, en effet, bergère toute sa vie sur le Causse, et si je l'avais connue, et à l'âge où je vins à réfléchir à la poésie, je me serais certainement demandé s'il fallait que je lui explique ce qui d'évidence me retenait à ces publications si étranges, quitte, ensuite, à m'abstenir de rien dire. Pourquoi ne pas vouloir parler de la poésie à un être que l'on respecte, alors que le poème n'existe que sous le signe d'autrui, et par un désir d'échange enfin autre et plus essentiel que les stéréotypes de la parole ordinaire? Parce que ce que cette vieille femme percevait encore instinctivement, sur ses précaires chemins de pierres, dans les chapelles de son village, ou penchée sur l'âtre noirci, à savoir qu'il y a de l'absolu, et que cette sorte-là de présence du monde est comme donnée, à des moments, dans l'arbre, dans le rocher, dans le ciel, eh bien, c'est ce qui pour d'autres qu'elle, et de plus en plus aujourd'hui, est une expérience difficile, à demi éteinte par nos façons de penser, d'où suit qu'on ne pourra la revivre que par une lutte contre les mots, dans des poèmes qui en seront ainsi d'accès difficile pour ceux qui n'ont pas eu l'occasion de prendre conscience de ces événements qui ont lieu à l'intérieur du langage. J'aurais eu à expliquer beaucoup de faits de culture, j'aurais dû tenter de le faire avec des vocables de spécialiste, et n'aurais donc pu qu'attrister la vieille femme vêtue de noir, aux mains sans écriture: elle aurait même pu en venir à croire que c'était moi, celui qui savait! Le souci de la poésie est aussi de nos jours un souci quant à la façon d'en parler à ceux qui sont le mieux placés pourtant pour la vivre encore. Et parmi eux les enfants. 

    —      Avez-vous souvenir de votre premier étonnement poétique?

    —      Vous avez raison, c'est bien cette idée de l'étonnement qui permettrait sans doute le mieux de définir, disons peut-être plutôt de désigner, la poésie: et surtout si c'est un enfant, celui auquel on s'adresse. Car un certain étonnement, c'est l'enfance même, et c'est en lui que la poésie peut prendre. Mon premier étonnement? Un de mes premiers, en tout cas? Je me revois à la fenêtre ou sur la terrasse de la maison de mes grands-parents, regardant un gros arbre isolé des autres sur la colline d'en face. Je revenais sans cesse l'interroger du regard, en sa distance, en ce silence, pourquoi? D'abord, parce qu'à être ainsi tout seul, là-bas, sur l'arrière- fond indistinct des autres, il parlait du fait d'être un individu, une existence d'individu, ce qui me permettait de prendre conscience de moi- même, en retour, comme d'une personne au seuil de sa destinée. Mais l'idée de personne n'a rien qui conduise à la poésie, spécifiquement, et l'étonnement se portait au-delà, si je puis dire: c'était de voir l'arbre s'éployer, dans cette forme et ce lieu de hasard jusqu'au bout portant de ses branches, à tous les points extrêmes de son contour sur le ciel, ce qui transmutait ce hasard en évidence, cette part du tout en le tout lui- même. L'arbre un jour ne serait plus là ? Et pourtant, c'était lui la réalité, et de façon si profonde que la pensée des temps à venir, ou passés, la pensée du temps, celle aussi bien de l'espace, se dissipaient. Comment mieux dire cela? Et justement, peut-on même le dire? L'étonnement, n'est-ce pas aussi ce qui ne trouve pas de mots pour se dire? Voilà ce que je pourrais rappeler si mon interlocuteur était un enfant (car quel enfant ne vient pas d'avoir une expérience semblable?) en lui disant qu'un poème, c'est quand ce qu'on lit vous rend brusquement à propos de ce dont il parle cette impression que me faisait l'arbre. Je pourrais alors ajouter que pour que le poème existe il faut que celui qui l'écrit ait écouté le son des mots: car c'est d'opposer dans le vers l'exigence des sons à celle du sens qui permet de ne plus être le prisonnier de cet enchaînement des notions qui nous offre de tout dire de chaque chose, sauf sa présence. 

    —       Qu'avez-vous pensé du déploiement festif lié à la commémoration de Rimbaud? 

    —      Rimbaud avait été cet enfant. Il a préservé comme aucun autre poète l'étonnement de l'enfance. Il a évoqué cet étonnement de façon irrésistiblement communicative dans quelques «Illuminations», par exemple. Comment, du coup, être heureux de ces commémorations qui l'ont entraîné dans un flot de formulations, de stéréotypes si conventionnels, si faciles que tout s'éteint là où ils fluent et refluent? Peut-on parler de la poésie, nous demandions-nous tout à l'heure, et comment? Seulement, en tout cas, dans le rapport de personne à personne — conversation, livre qui donne le temps de descendre en ce que nous sommes — et non sur des tréteaux, avec haut-parleurs, et l'imposteur qui est en train de parler plus fort que tous les autres, bien entendu! Dire cela, ce n'est pas vouloir que Rimbaud ne soit pas connu. C'est savoir qu'il ne vaut d'être présent partout que préservé dans son exigence. On n'aura plus rien de Rimbaud si on ne distribue de lui que l'image qui permet à n'importe quel adolescent d'imaginer qu'il est l'auteur d'«Une saison en enfer» dès qu'il se met un baluchon sur l'épaule...

     

    Bonnefoy3.jpgLa ferveur et l’absolu

     

    Célébration de cela simplement qui est (nos «vrais lieux» et leurs bases élémentaires de pierre et de vent et d'eau et de feu, puis les présences vivantes qui y inscrivent leurs traces et leurs projets), l'œuvre d'Yves Bonnefoy est simultanément interrogation vibrante sur le sens de cette présence marquée du «chiffre de mort» et cernée de «fausse parole»; le musicien du verbe rejoignant alors le penseur. 

     

    Dans le sillage de Valéry (dont il poursuit les grandes leçons de poétique au Collège de France), mais en terrien aux figures plus incarnées et moins drapées, Yves Bonnefoy est sans doute, des poètes contemporains, celui qui a le plus magistralement associe les élans obscurs de l'imagination lyrique et les pondérations de la raison discursive. 

     

    Ainsi les recueils du poète (les Poèmes de la collection Poésie/Gallimard, préfacés par Jean Starobinski, en regroupent quatre majeurs, constituant la meilleureintroduction, avec la monographie de John E. Jackson dans «Poètes d'aujourd'hui», chez Seghers; et l'on ne saurait trop recommander aussi Début et fin de la neige, paru au Mercure de France en 1991, qui nous comble par sa simplicité souveraine) voisinent- ils avec une œuvre non moins importante d'essayiste, de prosateur et de traducteur de Shakespeare. Lecteur admirable (son introductionà Rimbaud reste un phare pour les jeunes lecteurs), le poète est enfin un interprète à la fois savant et inspiré des messages chiffrés de l'art, dont témoignent les lignes fraternelles et lumineuse consacrées à Raoul Ubac dans le catalogue de l'exposition. Avec ce sourcier de silence, l'on pourrait dire, enfin, qu'Yves Bonnefoy partage le goût des matières élémentaires et des formes transfigurées, porté par la même ardente ferveur et le même sens de l'absolu.

    (Cette page a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 13 août 1992)

  • Vivre et survivre

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, Ce mardi 16 avril. – Comment échapper aux mots creux de la bondieuserie sans cesser de poursuivre sa chasse aux dieux de l’Amour avec une grande aile, me demandais-je ce matin à l’éveil d’une nuit vide suivant une soirée de désordre mental au ciel plein des trous noirs de l’Obsession ? À cela l’oblat aurait répondu : par la prière, tandis que je réponds : par la poésie...
     
    SERPILIÈRE. – Quand les jeunotes se pointaient au couvent très impatientes de s’élever l’âme et de plaire à l’Époux, soulevées d’avance à la seule idée d’être demain meilleures et après-demain parfaites, Teresa leur filait un seau et une serpilière et, désignant les sols à récurer, leur disait simplement : récure.
    Ce que je vais m’efforcer ce matin de faire pour nettoyer ma propre ordure, dedans, et dans mes chambres : les objets, trop d’objets, trop de tas de papiers, de journaux, de revues et de livres, de manuscrits et de tapuscrits, de brochures et de bricoles, et commençant par le tout début, de mon semainier je tire mes 8 molécules du matin en notant : plus de Metroprolol, donc pharmacie cet après-midi...
     
    LE SAGE INCONNU. – Constatant mon incapacité de faire des sermons ou de prodiguer de bons conseils sans grimacer, je me rappelle ces années où aux filles, petites ados, j’ai envoyé deux ou trois lettres signées Le Sage inconnu, qui les ont intriguées (cela était posté) amusées (je l’ai constaté) et peut-être incitées à quelque réflexion introspective, qui sait ? Aujourd’hui je n’oserais plus. Mais le Sage inconnu poursuit en moi son travail de sape et de rétrospection sourcilleuse ou d’encouragement libérateur à la relaxe magnanime, contre ma tendance puritaine voire narcissique à l’autoflagellation.
    À cette médiation participent le Camus de mes seize ans, Alexis Zorba sur les hauts d’Ailefroide, le Jouhandeau de mes dix-huit ans, Charles-Albert le solaire un peu plus tard, et Witkacy le visionnaire, Annie Dillard hier, ce matin l’oblat Maurice Zundel dont j’apprends qu’il cramait deux paquets de cigarettes par jour et ne dormait parfois que deux heures la nuit tant il bûchait, tout à l’heure l’Abbé au téléphone, et j’oublie, entre tant d’autres, le filosofo ignoto de Guido Ceronetti et ce cher vieil Amiel, et Mozart, et Rimbaud jusques au Harrar…
     
    DE L’OBESSSION. – Le seul mot fera croire à la police morale multiforme des temps qui courent que c’est de sexe qu’il s’agit, et c’est en effet de sexe qu’il s’agit, mais non tant d’amour et de filiation que d’agitation mondiale et de branloire générale, quand la folle Machine tue le temps, comme on dit, et que la multitude s’agite sur les écrans qui la paient de ses propres mots et d’argent sale, tel étant le trou noir de l’involution où parfois vous vous laissez emporter à votre corps peu défendant, car le corps s’est délabré lui-même en machine reptilienne et c’est ainsi que tout se défait, que tout se décrée entre votre miroir et les abattoirs de Gaza…
     
    DE LA SURVIE. – À Georges Haldas qui, d’un ton quasi inquisitorial, lui demanda un soir, au souper des amis, si elle croyait ou non à la résurrection ma bonne amie lui répondit du tac au tac que non, que pas du tout, qu’absolument pas, sauf tous les matins quand le merle ou le facteur sifflotent, et chaque matin je pense à elle qui, pudeur ou bonne façon de fille à sa mère maltraitée en son enfance par les Sœurs peu charitables, célébrait ainsi le cadeau tour à tour béni et maudit de notre vie dont la survie n'est que dans nos cœurs…
     
    Dessin JLK: Lady L. en nos jeunes années.

  • Comment Simenon et Patricia Highsmith déjouent les poncifs du polar

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    355642985_10231897324202855_8584267610137834341_n.jpgSouvent relégués au rayon subalterne du roman policier, Georges Simenon - sujet ces jours d’une exposition à Montricher, et Patricia Highsmith, dont le personnage de Tom Ripley fait l’objet d’une nouvelle série exceptionnelle de Steven Zaillian, avec Andrew Scott dans le rôle-titre - ont laissé deux œuvres d’envergure  sondant les profondeurs de la psychologie humaine et développant une observation sociale d’une lucidité rare – qualités rarement partagées par les auteurs de « polars », notamment en Suisse romande… 

    Georges Simenon se plaignait de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière. De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. 

    Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France,  aiment à séparer ce qui est «vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.

    Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Un volume en partie « biographique » de la prestigieuse Pléiade, paru en 2009, témoigne à la fois de la reconnaissance et du niveau de qualité et de profondeur d’au moins une  trentaine de romans qu’on taxe tantôt, comme l’auteur, de « romans durs », ou de « romans de l’homme ».

    C’est ainsi que Lettre à mon juge ou le balzacien  Bourgmestre de FurnesLa neige était saleLes inconnus dans la maisonFeux rougesLes gens d’en face ou L’homme qui regardait passer les trains, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche à l’inverse de certains romans noirs.

    Mais qui était Simenon, formidable personnage lui-même de roman sans rien de «policier» ? De Pedigree à la Lettre à ma mère, entre sept autres romans, le volume de La Pléiade éclairait incidemment la personnalité même du grand romancier.

    Quand le « je » devient « il »

    Il aura fallu, à l’été 1940, qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache »...

    Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…

    À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de Je me souviens) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon.

    Ainsi fut écrit Pedigree, pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle. Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. Le récit s’achève à la seizième année du protagoniste, mais Simenon prétendait que l’essentiel d’un individu se forge avant dix-huit ans…

    Qu’il évoque la dictature politique (l’URSS des Gens d’en face) ou la guerre conjugale (dans Pedigree dont les conjoints ne se parlent plus que par billets interposés), ses anciens amis qui ont mal tourné ou les peines d’un enfant trop sensible, Simenon le romancier reste évidemment le même homme que le mémorialiste aigu (à qui l’on intentera trois procès !) ou que le reporter autour du monde : un écrivain d’une incomparable porosité, toujours fidèle à sa devise de « comprendre et ne pas juger ».

    Du noyau au « trou noir »…

    « Nous sommes deux, mère, à nous regarder ; tu m’as mis au monde, je suis sorti de ton ventre, tu m’as donné mon premier lait et pourtant je ne te connais pas plus que tu ne me connais. Nous sommes, dans ta chambre d’hôpital, comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue – d’ailleurs nous parlons peu – et qui se méfient l’un de l’autre »…

    Ce dur constat donne le ton d’un livre à la fois terrible et déchirant, par le truchement duquel on peut sonder l’abîme séparant une mère de son fils auquel elle a toujours préféré son frère cadet en dépit de la « réussite » fracassante de son aîné.

    Comme l’inoubliable In Memoriam de Paul Léautaud, griffonné au chevet de son père mourant, la Lettre à ma mère que Simenon a écrite le 18 avril 1974 à Lausanne, trois ans après le décès d’Henriette Brüll, est un de ces écrits fondamentaux qui jettent, sur une vie ou une œuvre, la lumière crue de la vérité.

    Ici, le manque absolu de tendresse, la frustration définitive éprouvée par un fils jamais caressé et jamais « reconnu », jusqu’à un âge avancé, en disent sans doute long sur les rapports, trivialement fonctionnels ou beaucoup plus compliqués, voire pervers, que Georges Simenon entretenait avec les femmes. Bref, une galaxie humaine à ne cesser de découvrir,  comme en témoigne l’expo à voir ces jours à la fondation Michalski.

    Figures  de l’humiliation

    Autre univers personnel à découvrir : l’arrière-monde de Patricia Highsmith, dont les Écrits intimes de plus de mille pages, parus en 2021 chez Calmann-Lévy, constituent la meilleure introduction. 

    Bien plus que les secrets d’une « reine du crime », nous y découvrons les soubassements émotionnels et le quotidien professionnel et affectif souvent très difficile d’une insatiable amoureuse qualifiée justement de « poète de l’angoisse » par le grand romancier anglais Graham Greene. Autant que Simenon, Patricia Highsmith a signé des romans et des nouvelles qui ne s’intéressent guère aux aspects techniques policiers ou judiciaires de la criminalité, constituant le fonds des auteurs actuels de polars, mais essentiellement aux motivations obscures de celles et ceux qui « passent à l’acte ». Dès ses premiers écrits de jeune fille, le crime la scotche, mais des flics et des « enquêtes » elle n’a que fiche…    

    Lors d’une visite que je lui rendis en 1988 dans le hameau tessinois d’Aurigeno, me recevant en l’humble maison de pierre où elle logeait avant sa dernière installation sur les hauts d’Ascona, la romancière, peu soucieuse de parler d’elle-même, répondit, à la question que je lui posai, relative à l’origine, selon elle, de la plupart des crimes, par un seul mot : l’humiliation.

    Or celle-ci est la base évidente de la psychologie du plus emblématique de ses personnages, au nom de Tom Ripley, dont tous les agissements paraissent un exorcisme à l’humiliation nourrie d’envie, de frustration et d’esprit de revanche.

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    On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux troubles, mais le personnage est beaucoup plus que cela : un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait, calmé ou justifié.

    Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. C’est un peu la version thriller de L’homme sans qualités, dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux insondables profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit…

    Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a vexé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment, tout ce que symbolisait ce fils d’enfant gâté. Mais Ripley lui-même est un monde, qui suscite de multiples interprétations, comme on l’a vu au cinéma sous les visages successifs du (trop) bel Alain Delon (Plein soleilde René Clément), du plus équivoque Matt Damon (Le talentueux M. Ripley d’Antony Minghella) et, aujourd’hui, d’un Andrew Scott qui aurait probablement troublé Highsmith elle-même…

    Un Ripley « caravagesque »

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    Contre toute attente, s’agissant d’une série, et donc d’un sous-genre sacrifiant souvent à la superficialité, le dernier avatar de Ripley  de Steven Zaillian, avec un Andrew Scott stupéfiant de subtilité dans le rôle du protagoniste,  saisit à la fois par sa compréhension en profondeur de l’univers de Patricia Highsmith, son atmosphère « psychique » admirablement traduite par une image extrêmement soignée,  l’ensemble des décors, des paysages italiens, des visages et de toute la scénographie du film (on peut le voir ainsi, tout un, malgré ses huit épisodes, avec sa haute qualité cinématographique évoquant le noir et blanc d’Alfred Hitchcock – premier « traducteur » de Highsmith à l’écran avec L’inconnu du Nord-express, il faut le rappeler – autant que le clair-obscur du néo-réalisme italien), mais aussi les jeux du clair-obscur du Caravage qui devient d’ailleurs la référence picturale majeure de cette plongée dans l’Italie baroque à la sensualité lancinante jusqu’au morbide, et enfin dans le jeu des acteurs, formidablement dirigés et que domine la figure diaboliquement souriante, enjôleuse, tranchante et troublante à la fois, trompeuse en plein abandon de sincérité feinte, d’un Andrew Scott au-dessus de tout éloge.    

    D’aucuns se sont déjà plaints, ici et là, de l’usage du noir et blanc pour évoquer la beauté de l’Italie traversée, de la côte amalfitaine à Rome et de Venise à Naples, alors que c’est justement la « couleur » parfaite de ce périple conduisant Ripley loin de l’Italie des chromos et autres cartes postales aux vertiges existentiels du Caravage, immense artiste et peut-être criminel…

    Vide et taiseux, mais frémissant d’intérieure rage vengeresse, escroc minable mais génial instinctif, ambigu et d’emblée soupçonné d’être gay par la petite amie de Dickie le beau gosse de riche, mais insaisissable à tous égards : tel est le personnage de cette admirable série brève loin d’épuiser, à vrai dire, tous les aspects de ce personnage issu de l’imagination vertigineuse d’une romancière qui, chez elle, me disait qu’elle n’avait pas de télé au motif de sa peur du sang…    

           

    Georges Simenon. Pedigree et autres romans, Lettre à ma mère. Edition établie et préfacée par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 699p.

    Montricher. Fondation Jan Michalski. https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/simenon

    Patricia Highsmith. Les écrits intimes de Patricia Highsmith (1941-1995)

    Ripley de Steven Zaillian, sur Netflix.

     

     

  • Contre la décréation

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
    À La Désirade, ce mardi 9 avril .- Après l’éclipse solaire totale de cette nuit, totalement invisible pour cause de nuit totale et de manque d’alignement des astres intéressés, le temps de ce matin rompt lui aussi l’alignement soleilleux d’hier: il pleut.
    Donc on se replie sous la pluie, dit le poème, avant de remettre un peu d’ordre dans le cabanon. Auf deutsch: Ordnung und Sauberkeit für deine Mutter waren das B-A Ba des Tagesprogramms: Liebe kleine Mutter, Heimameise. Meine Eltern waren bescheidene, unerschütterliche Vorbilder, trotz all unserer Fluchtversuche und anderen Verrätereien. Mein grundlegender Kompass im Chaos der Welt, trotz allem. Biblisches Wort: Ehre deinen Vater und deine Mutter usw.
     
    CONTRE LA DISPERSION. – Notre projet de fonder une association des Amis de La Désirade, datant déjà de plusieurs années, correspond initialement à mon souci quasi obsessionnel de transmettre un trésor après avoir constaté, ici et là, le gâchis de certains héritages vilipendés - suivez son regard...
    Ledit trésor, à part tout ce que j’ai reçu dès mon enfance et ma jeunesse, est à la fois affectif et spirituel, mais aussi matériel (et je ne le dirai pas « bassement » mais hautement matériel), constitué d’objets précieux à mes yeux, à savoir plus de 20.000 livres encore, après une première ponction de divers libraires, et plus de 150 œuvres d’art de valeur diverse, sans compter d’autres objets qui seraient à leur place dans un cabinet de curiosités, tel le masque inuit sculpté dans un os de baleine que m’a offert je ne sais plus qui, ou la tête de vieux sage taillée sous mes yeux dans le marbre par le spartano Mario del Sarto, sous les falaises de Carrare, entre autres…
    Le combat contre la dispersion a représenté pour moi, dès mes quinze ou seize ans, le fondement d’un effort, sans cesse distrait, de rassembler ce qui se dissocie et d’opposer à la « décréation » satanique ce qui nous unifie - et je me rappelle avoir noté la réflexion de Pierre Jean Jouve à propos du poète « qui unifie ».
    Or voici qu’après avoir envisagé, avec quelques amis, une année après la mort de Lady L., la création d’une entité qui s’opposerait à la déperdition de notre « trésor », et rien de concret ne se faisant pour autant sous l’effet, une fois de plus, de la dispersion des énergies, l’intervention tout à fait inattendue d’un ami longtemps virtuel, rencontré sur nos blogs respectifs il y aura bientôt vingt ans de ça, un certain artiste et écrivain congolais natif de Kinshasa au nom de Bona Mangangu, que je suis allé visiter une première fois à Sheffield en 1992 et qui a passé désormais le cap des 63 ans, m’a proposé de pallier la déroute à peu près complète de mes relations avec les éditeurs locaux par une voie qui m’a d’abord paru loufoque, hautement « improbable », comme on dit, à l’opposé de tout ce que j’aime dans la conception et la diffusion d’un livre, mais qui lui a permis de publier lui-même deux livres de son côté sans bourse délier – deux beaux romans que j’ai aimés autant sinon plus que tout ce que j’ai apprécié et commenté de l’olibrius en question – et voilà que le lascar s’empare du triptyque poétique dont je lui ai dit qu’une nouvelle maison du coin aux prétentions poétiques, à laquelle j’avais soumis le tapuscrit, n’a pas estimé me devoir la moindre réponse, en parfaite conformité avec la muflerie désormais répandue du « milieu »…
    Ainsi les éditions de La Désirade sont-elles nées, presque à mon insu et grâce à Bona, le seul compère qui m’ait concrètement aidé ces dernières années et s’impatiente, à présent, de défendre mes autres livres publiables, à commencer par mon essai sur Czapski le juste, également snobé par les éditeurs du cru.
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    Miracle des rencontres ! C'est à la même enseigne des conjonctions miraculeuses que j'ai publié, en 1973, mon premier opuscule postfacé par mon cher Dimitri - éditeur de rêve, et les meilleures choses qui me seront arrivées auront été marquées par la même magie des rencontres et des partages d'esprit et de coeur, ma bonne amie et les kids, merci Bona, merci la vie...

  • Les liaisons généreuses

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce jeudi 4 avril. - Même après une séance apparemment réparatrice, hier, de shiatsu, aux bons soins de mon filleul Léo, dont je suis sorti fourbu et momentanément conforté, la doulou m’est revenue avec le ciel noir du soir et la quasi impossibilité de marcher sans une canne et boitant comme l’affreux Dr House que je me suis efforcé de ne pas imiter dans ses imprécations de sale type se vengeant sur les autres de ses propres putains de douleurs...
    Donc au lieu de hurler sur les quais et de maudire ma prochaine et mon prochain, je me suis tenu à carreau dans mon recoin à poursuivre la (re) lecture des 500 pages de la bio de notre cher Józio (prononcé Ioujo) en tachant de me représenter plus concrètement (souvenirs persos et photos à l’appui) ce qu’a été la vie de cette innombrable personne dont les innombrables épreuves , extérieures et partagées (deux guerres et deux révolutions), ou plus encore intérieures (existentielles, morales et artistiques) n’auront jamais entaché la noblesse (celle de son âme et de son coeur et pas celle de son titre de comte Hutten-Czapski) ni sa fragilité tourmentée de corps et de complexion affective , le faisant à tout moment notre semblable - Joseph m’ayant dit, un jour, avoir plus souffert du mal d’amour à vingt ans que des horreurs de la guerre et de la déportation, de la mort de ses camarades et des mensonges couvrant les massacres (Katyn au premier chef) dont il fut l'un des rescapés les moins enclins à oublier...
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    images-2.jpegET MOI, ET MOI, ET MOI...- Le travail accompli par Eric Karpeles est au-dessus de tout éloge, malgré ses quelques défauts d’écriture et ses commentaires à l’américaine parfois déplacés à mon goût , et relisant sa bio de Czapski, après l’extraordinaire aperçu de l’œuvre pictural de JC dans sa fabuleuse approche illustrée et commentée des tableaux parfois examinés comme sous une loupe, avec le sous-titre d’An apprenticeship of looking, je me dis que c’est un peu vain de ma part de prétendre y ajouter quoi que ce soit avec mon « regard personnel », puis je me rappelle que tous les livres consacrés, ces dernières décennies, à la personne et à la peinture de Czapski, à l’exception peut-être de la monographie de Muriel Werner-Gagnebin, procèdent en somme du même accaparement et de la même implication personnelle, ainsi Wojtech Karpinski et Richard Aeschlimann parlent-ils d’eux-mêmes comme Jil Silberstein et Karpeles parlent d’eux-mêmes en évoquant cette rencontre que j’ai évoquée à mon tour dans Czapski le juste qui constituera, sous l’œil avisé de mon ami peintre Bona, la deuxième publication des éditions de La Désirade, cette année encore…
     
    C’est par Proust (l’essai de Czapski intitulé Unknown-3.jpegProust contre la déchéance, que lui a envoyé un ami) que Karpeles, peintre lui-même, a découvert l’écrivain Czapski, alors qu’il préparait, en écrivain, un essai sur la présence de la peinture dans la Recherche, c’est en lisant ces conférences « de mémoire » prononcées par le prisonnier dans un camp du goulag et en y découvrant ce stupéfiant travail de la « mémoire involontaire », que Karpeles, plus de vingt ans après le mort de Czapski, a entrepris son énorme travail de recherche assorti de voyages et de rencontres à Paris et en Pologne, et je me dis maintenant que, de même qu’il a eu l’impression d’être « guidé » par les mânes de Józio, avec des coïncidences quasi magiques, tout ce qui rayonne du noyau commun associant Proust et Czapski – noyau spirituel et existentiel, artistique et conceptuel, éthique et sensuel, etc. – toutes les apparitions (celle du premier tableau de JC découvert par Karpeles chez Karpinski, évoquant «en abyme » un jeune homme contemplant une toile de Nicolas de Staël dans une exposition -, puis les rencontres, les liaisons amicales (Daniel Halévy) ou amoureuses (Czapski et le frère de Nabokov, Sergueï, mort lui-même en déportation), toute cette nébuleuse ressortissant à l’art et à la vie constitue la même « histoire », et la mienne ne vaudra peut-être pas la tienne, mais n’est-ce pas la même chaîne des vivants communiant entre eux par delà toute vanité ?
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    BROCHET DU SOIR, BONSOIR. – J’étais ce matin à bout de souffle, le cœur flippant dans sa cage d’osses et ruminant un testament relatif à la masse d’objets plus ou moins achevés que je laisserai à mes survivants de bonne volonté, mais ce soir le brochet de Clémentine la Camerounaise, sa sauce d’or et son goût parfait, s’ajoutant aux retrouvailles d’avec mes amis Jackie et Tonio, vieux enfants rieurs aux éclats dont j’aime le truculent et très libre naturel (ils ont fait récemment ami-ami avec Bona auquel j’ai envoyé quelques MMS en cours d’agapes), tout cela m’a si bien requinqué que, tel Lazare sortant de son bar, je me suis retrouvé sous les étoiles tout fringant, comme en ma jeunesse bohème de traîne-patin quotidien du Barbare…

  • L'échappée libre de la poésie

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 3 avril. - Le mot «âme » m’est revenu l’autre jour, à côté de l’ancienne tour des condamnés à mort dominant de son drapeau royal l’hôtel de charme dans lequel je créchais, le mot «âme» et la chose qu’il est censé designer, à la fois très vague et nous disant pourtant quelque chose, m’est revenu en cette veille de Pâques où je lisais, dans ma carrée de l’ex-quartier des officiers de l’ancienne garnison des Hillsborough Barracks, à Sheffield, les pages de Pierre Reverdy intitulées Cette émotion appelée poésie, où le poète commence par dire qu’aucun chirurgien jamais n’a découvert l’ombre d’une âme au bout de son scalpel; et mon cher Reverdy parlait ensuite de cette insaisissable entité avec les mots les plus précis qui seuls conviennent à la poésie à l’opposé de la jactance nébuleuse qui en constitue le plus souvent le commentaire.
    Le premier souci de Reverdy, dans cet entretien sur la poésie ancré dans l’expérience humaine la plus largement partagée, est de préciser aussi les mots de personne et de beauté, puis de nature, au motif que chaque personne est élément de multitude vague dont le visage et la voix fixent entre tous la personnalité tout à fait unique et irremplaçable (je pensai aussitôt au visage de Marie Lumière, à la voix de Bona et aux yeux de leur fils Parfait), de la nature au sens général émane une beauté particulière dont se distingue pourtant celle qui ressortit à la poésie ou à l’art en général - et Reverdy de préciser alors que la poésie n’est pas à prendre au sens restreint des faiseurs de vers mais désigne l’activité de « tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens, une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, e sont pas en mesure de provoquer en l’homme », et c’était faire un sort aux clichés du beau coucher de soleil ou de la beauté naturelle des chats ou des enfants jugée « poétique » par les sectateurs mondiaux d’Instagram & Co unlimited…
    De fait, le terme même de poésie - en allemand on parle de Dichtung, impliquant une notion plus large de création - est devenu le grand fourre-tout actuel du bavardage plus ou moins lettré et plus prétentieux que jamais - surtout en France - invoquant la poésie comme un supplément d’âme et produisaient cette nouvelle classe de pédants que sans crainte du ridicule on appelle des poéticiens…
     
    POÈTE, ET QUOI ENCORE ? - Mon ami Bona me disait l'autre jour, à propos d'un texte que j'ai commis sur la haute Toscane et ses beautés, que je pouvais en être fier, à quoi j'ai répondu what's the Hell Bona, mais un arbre a-t-il à se montrer fier de ses rameaux, alors qu'il se contente de ramer ? Et ça me ramène à ce que j'ai noté en forêt un jour de 1986, rapport à ces anges émissaires que sont en somme nos poèmes :
     
    Les poèmes nous viennent
    comme des visiteurs,
    aussitôt reconnus ;
    et notre porte ne saurait se fermer
    à ces messagers de nos propres lointains...
     
    Et qui pourrait s'en vanter ? Donc se dire poète, en orner sa carte de visite, se réclamer de cet état qui est exactement l'opposé d'un statut social, me semble aussi vain et dénué de sens que me dire vivant alors que je ne fais que vivre et vibrer - mais cela encore ne me concernant que seul, tout à fait content au demeurant de voir mes poèmes, que j'aime comme mes enfants, paraître et se répandre aux quatre vents, peut-être parler à qui veut les entendre ?

  • Suites californiennes

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    En octobre 1987, le sieur JLK se trouvait en Californie, accompagnant l’Orchestre de la Suisse romande en tournée mondiale. Avec le chef Armin Jordan, deux solistes incomparables: Martha Argerich et Gidon Kremer. Suite des chroniques  égrenées tous les jours pour La Tribune - Le Matin, au Japon puis en  Californie…

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    1.  Bouchées doubles

    Cela fait beaucoup. Il en est même qui disent qu’il y a trop. Qu’on se représente un peu: après treize jours de marathon, ponctués de concerts et de milliers de kilomètres de déplacements quotidiens, il leur a fallu quitter ce Japon auquel beaucoup commençaient à s’attacher.

    Sur quoi ce fut le premier déportement jusqu’à Narita, qu’une garde armée jusqu’aux dents continue de surveiller comme un camp retranché. Puis l’attente dans le no man’s land partout pareil, aux sandwiches évoquant le goût du néant. Et cette vision réitérée d’un violoncelliste allemand n’en finissant pas de poursuivre tout seul sa partie d’échecs, debout et lointain au milieu des foules variables. Et cette autre photo sur le vif : d’Armin Jordan commandant un cognac de plus et s’entretenant avec ses musiciens. 

    Puis le gros avion. La sale fumée. Le film idiot. L’impossible sommeil. Divers spectacles nuageux, et soudain de folles fleurs urbaines jetées sur les pentes inclinées : sans doute un bout de San Francisco, avant l'ultime dérive côtière vers le sud.

    Et de la neige, une bataille de coussins relevant de l’épopée aérienne et décontenançant définitivement nos chères hôtesses nippones. 

    885cebb0-a09c-41ed-8d2b-b0fa14bfae13.1.13.jpegPuis la joyeuse désorganisation californienne. Les quolibets du tromboniste de France méridionale à la caporale douanière de service, et toutes sortes de bulles ensuite, mais réjouissantes à vrai dire: le soussigné se pointant dans une chambre déjà occupée par le diable sait qui ; le premier violon concertiste surgissant en bermudas de l’ascenseur, à seule fin de se jeter dans la banale piscine. Et plus tard : le bain réparateur d’une tripotée de musiciens dans les rouleaux furieux de Santa Monica, et cet invraisemblable crépuscule rose abricot et vert céladon, comme au cinéma. 

    Ou bien encore l’Europe revenant par bouffées au Musée Paul-Getty de Malibu. Toute une peinture en vérité, mais comment en dire la nuance ? A vrai dire la question ne se pose pas, car ce soir-là les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande avaient d’autres chats à fouetter : à peine arrivés à Los Angeles, c’est à Costa Mesa, hier soir, qu’ils donnaient leur premier rendez-vous aux mélomanes de Californie. 

    Ah ! mais comment font-ils ? N’y a-t-il pas trop à la fois ?

    rechte_spalte_gross.jpg2. Musique vivante

    Il y a diverses façons d’entrer dans une œuvre musicale, qu’on se fie à sa seule émotion ou qu’on s’affaire à en décortiquer savamment la structure, qu’on en détaille les parties ou qu’on l’embrasse comme un tout. 

    Or, à vivre avec un orchestre en tournée, à fréquenter les musiciens avant et après le concert, à faire chaque jour de nouvelles connaissances et à partager ces moments de pure magie qui, de loin en loin, nous font oublier tout ce qui pèse ou qui grince, à vivre tout cela très pleinement depuis une quinzaine de jours, je ne saurais beaucoup mieux dire, avec mes pauvres mots, toute la gamme des sentiments nouveaux suscités par l'affinement de ma perception des œuvres, mais du moins puis-je mieux me figurer les multiples composantes qui font qu’un concert prend ou non, ressemble à un autre ou relève de l’incomparable. 

    Norton-Simon-Museum-2.jpgJeudi soir à Pasadena, après une balade quasiment estivale dans les collines des hauts de Hollywood aux folles masures, j’ai faussé compagnie à mes compagnons de route le temps de découvrir, ébahi aux anges, la prodigieuse collection du Norton Museum, avant de me pointer au concert. 

     

    Au programme figuraient la Deuxième symphonie de Brahms, dans laquelle je commence à peine à me diriger, la Rhapsodie espagnole et la Valse de Ravel. 

    Quoique lessivé par le manque de sommeil et pour ainsi dire abruti par l’intempestive transplantation, du Japon aux States, je jubilais encore d’avoir retrouvé, dans cet univers sans passé et splendidement chaotique, la « musique » de Botticelli et de Rembrandt, des Utrillo les mieux choisis (tout l’opposé de la surabondance clinquante de chez Paul Getty) ou des séries de Rouault et de Klee entre cent autres exposées comme à peu près nulle part. 

    Donc j’étais bien. Ça fonctionnait assez super, selon l’expression consacrée des branchés à cheveux rouges et dents bleues de Los Angeles. La salle sonnait plutôt convenable. Le public faisait un peu croquant avec ses applaudissements entre les mouvements. Jordan gratifia même tout un déferlement de retardataires d’un regard inhabituellement noir - à croire que les moquettes et les closettes sont plus respectées en ces lieux que les mânes de Brahms... 

    Mais finalement quelque chose s’est passé, là aussi, malgré la piètre concentration de l’assistance et la fatigue des musiciens: quelque chose qui tient à la fois à la maîtrise de plus en plus libérée des deux œuvres de Ravel par le Maestro et son orchestre, et à l’originalité propre de cette manière de sculpture sonore aux mille chatoiements et résonances, dans quoi l’on se plonge et replonge comme en un bain de jouvence.

    Liszt-caricature3.gif3. L'envers du vitrail

    Ils viennent des quatre vents et n’ont pour dénominateur commun que de faire métier de musicien d’orchestre. Races et nations panachées, ils se distinguent les uns des autres par l’âge et le caractère, ou leurs idées et leurs goûts. 

    La tendance au perfectionnisme désincarné pourrait le faire oublier, mais un orchestre n’est pas une cohorte d’anges dont les relations baigneraientdans l’huile d’onction. Ses membres se connaissaient bien plus mal qu’on ne se le figure. D’où l'intérêt notable d’une tournée, qui les réunit un peuplus étroitement que d’ordinaire, les stimule et les fait, parfois, se surpasser. 

    Fellini comparait l’orchestre à une réplique de société ; et c’est l’évidence même, avec l’antagonisme de toujours et de partout qui oppose les cordes et les souffleurs. Mais passons sur une psychologie de l’instrumentiste par trop sommaire, tout en relevant, à l’OSR par exemple, que les extravertis et les bonnes natures sont effectivement de cuivre, et les plus délicats, voire les moins voyants, de bois. 

    mahler-flemmskeuden.jpgAu demeurant, certains franchissent la redoutable ligne de démarcation. On sait un violoncelliste, à particule et profil de chef indien, fort assidu aux conciles arrosés de l’ennemi, et sans doute est-il d’autres cas de transgression inverse. D’ailleurs il n’y a pas que les clans,mais les tronches aussi, même si les plus fameuses ont rejoint aujourd’hui la légende. Disons alors : des personnages.

    Le violon dandy à bouc freudien qui s’adonne à la parapsychologie et que deux courtisanes, durant une tournée, plumèrent comme un pigeon. Ou son jeune compère aux yeux doux et à la très ample bedaine, dont la science culinaire n’a d’égale que celle du vétéran, violon lui aussi, dont on raconte la folle érudition en matière d’électrons et de nébuleuses. Ou bien le trombone facétieux. La fougueuse violoncelliste roumaine ou le cor aux allures de barde à longs cheveux bohèmes. 

    Ceux qui se détestent et ceux qui s’aiment. 

    Enfin autant de fragments plus ou moins bien assortis du vitrail dont la musique ne nous montre jamais que la face claire...

    spot-de-surf-monde.jpg4. Minutes heureuses

     Y a-t-il rien de plus « exciting » que la vision de vingt surfeurs aux silhouettes de fulgurantes otaries se détachant sur le fond mandarine du Pacifique au crépuscule ? Du moins le monde semble-t-il, alors, appartenir à cette jeunesse féline et très lisse filant à la crête des vagues comme on dirait que tout glisse en Californie, avec la même aisance de surface.

    C’était samedi dernier du côté de Santa Barbara, au soir d’une journée placée sous le signe de la qualité, après l’assez affreux vendredi 13 de la veille, dont le concert avait trahi la lassitude des musiciens interminablement trimbalés dans les encombrements de l’inhumaine galaxie de Los Angeles, et confrontés à la méchante acoustique d’une salle peu garnie, au public rustaud de surcroît. 

    Ainsi, succédant à l’horreur, ou presque : l’embellie en crescendo, avec le parcours d’une Riviera à l’italienne et la découverte, au cœur de la ville évoquant les colonies ibériques, du plus extravagant théâtre qui se puisse imaginer. 

    IMG_8959_HDR_11x18_Tom Ginn_ps2_sm.jpgQu’on se représente une place telle qu’il y en a à Séville ou à Grenade, avec ses façades multicolores, ses arcades et ses mezzanines. Tel étant, vu de l’intérieur, le décor en trois dimensions flanquant les travées de fauteuils de l’Arlington Theater, duquel on découvre en levant les yeux un ciel peint bleu nuit, aux étoiles incrustées plus vraies que nature. 

    Et que celui qui en doute renonce à me croire si j’ajoute qu’un oiseau surgit d’une fenêtre en plein concert, pour virevolter au-dessus du public, tournoyer autour du Maestro sans le distraire (!) avant de disparaître je ne sais où...

    Ce que je ne puis guère ignorer, en revanche, c’est que le concert de ce soir-là, malgré l’acoustique assurément déficiente, fut éclatant autant qu’apprécié par un public saluant l’interprétation de la 5e symphonie de Chostakovitch par le Standing Applause, signifiant, spectateurs debout, l’ovation de nos usages. 

     

    Où l’on voit qu’à la pluie succède le beau temps, les jours avec aux jours sans

     

    golden_gate_bridge.jpg5. En manque d’Europe 

    Dans les couloirs feutrés de cet immense hôtel de San Francisco, on entend, de loin en loin, la voix d’un hautbois ou celle d’une clarinette, ou encore un violoncelle reprenant inlassablement le même bout de phrase -  de Bach je crois bien.

    Bribes de mélodie, comme autant de fragments d’une mosaïque à peine entrevue. Car il est dit aussi que la plupart des musiciens n’auront à peu près rien vu des pays traversés de ce tour du monde.

    Avant-hier ils étaient sur le campus de l’UCLA, à Los Angeles, où l’OSR jouait dans une espèce de basilique italienne qu’il y a là. 

    downtown-san-francisco-ariane-moshayedi.jpgTrès beau concert au demeurant, avec une Cinquième symphonie de Chostakovitch dont certaines parties massives, ressortissant au réalisme socialiste le plus évident, me rebutent encore à vrai dire, lors même que ses beautés extrêmes, de violence déployée et de lyrisme si délicat, se dessinent de mieux en mieux dans la version détaillée et intense, engagée, qu’Armin Jordan nous en propose avec ses musiciens.

    Quant au Concerto pour piano de Ravel, j’avoue que j’ai passé cette fois à côté, prêtant mon attention à la partie orchestrale plutôt qu’à la soliste. Or, sans minimiser l’évidente virtuosité de Cécile Licad, je n’ai rien retrouvé avec elle, pour ma part, de l’émotion pure, légère et un peu sorcière que suscite Argerich, autant dans le tonitruant que dans le subtil et le lent.

     

    Sur quoi ce fut un ravissement, une fois de plus, de suivre les évolutions de L’oiseau de feu, qui m’évoquent les antinomies fondamentales de notre civilisation d’Europe ancienne, où la sarabande dionysiaque alterne avec les mélodies apolliniennes.

    images-9.jpegCe lundi était donc jour de congé. Tandis que les plus scrupuleux répétaient dans leur carrée, les autres auront essaimé vers la baie, les collines à funiculaires, les maisons victoriennes ou les quartiers à marchés bigarrés.

    De ma fenêtre du 57e étage, on ne voit certes pas ce que Ramuz apercevait de la sienne à La Muette. It’s a long way from Frisco to Lavaux…

    The-Mission.jpgCependant cette ville se laisse parcourir à pied, baroque jusqu’au délire et conçue à vues humaines. Ainsi l’Europe, qui nous manque parfois tellement, affleure-t-elle ici un peu partout…

  • La Maison dans l'arbre

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    La publication de La Maison dans l'arbre, de JLK, marque la 
    parution du premier ouvrage des Éditions de La Désirade (10 Mars. 2024)
    1820 Montreux, Suisse. (Switzerland). ‎278 pages.
    ISBN-13 ‏ : ‎ 979-8224874934. Directeur de publication: Bona Mangangu
     
    La poésie est un cristal ardent de neige noire arraché au sommeil comme un diamant prompt, elle exclut toute sentimentalité vague, elle est précise, elle est précieuse et sans manières, elle est minutieuse et surexacte par sa métrique et sa rythmique ; elle est chaotique en apparence en ses harmonies inouïes et cependant elle se plie et se déploie comme une rose follement ordonnée en ses tours et pourtours parfumés - elle dit tout ce qui ne se dit que les yeux fermés.
     
    Jean-Louis Kuffer, écrivain et critique littéraire, né en 1947 à Lausanne, vit à la Désirade sur les hauts de Montreux, en Suisse, entre renards, écureuils et mésanges. 25 livres parus en France et en Suisse. Prix Schiller, Prix Edouard-Rod, Prix Bibliomedia, Prix Budry, Prix de l'État de Vaud. Anime un blog littéraire depuis 2005. 
    A commander auprès de votre libraire habituel en indiquant le numéro ISBN : ISBN-13 ‏ : ‎ 979-8224874934
    ou en ligne: Barnes & Noble (usa), Fnac.com (France) Amazon.uk (United Kingdom), D&R (Turquie), Amazon.com.be (Belgique et Pays-Bas) Buecher, de ( Allemagne) Feltrinelli (Italie), Amazon.com (USA) Amazon.ca (Canada) etc. D'autres plateformes de distribution sont à venir.
    ©Éditions de La Désirade. Montreux. Suisse. 2024

  • Chinois et Ricains

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    416740582_929127958697226_4517930982378332870_n.jpg(Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    Sheffield, Hôtel Garrison, ce mardi 26 mars, soir. - Et là, et là, et là aussi ce sont les Chinois, Papillon, me dit Bona en me désignant, au centre de Sheffield où des quartiers entiers se trouvaient en voie de délabrement ou d’abandon, de nouveaux bâtiments imposants et d’une sorte de laideur architecturale programmée - là encore, le bloc trapu aux murs aveugles, et là, cet ensemble marron qu’on dirait un hangar et qui accueille des milliers de locataires, tout ça c’est les Chinois, me serine mon cher moricaud, comme il se surnomme lui-même, et je lui dis un peu fataliste: comme en Afrique, et lui en me souriant de toutes ses dents : comme en Afrique, et de m’expliquer que malgré les voix qui s’élèvent et le débat de défense, l’argent des Chinois a force de conviction comme chez nous le dinar et le dollar du Qatar, puis nous montons dans un long tram bleu qui nous conduit un peu à l’écart du centre ville dans un quartier plus arboré où nous longeons ensuite, à pied, autre relief de la récession, un lugubre bord de rue aux magasins abandonnés et aux rideaux de fer baissés dont les Chinois sauront que faire ; après quoi ce sont les anciens murs de la garnison abritant en partie le centre commercial Morrisons et divers Charity Shop, derrière lesquels se dresse l’ancien bastion militaire réhabilité en hôtel de charme - The Garrison , plus anglais et cosy tu meurs, au dam des Chinois, et c’est là que je vais crécher trois jours à cause des Américains…
    De fait, qui eût pensé que Bona, fils de roi congolais, rencontré sur nos blogs il y a près de vingt ans de ça, puis en 3D à Sheffield une première fois, à rire et sourire aussi avec sa Marie-Lumière, en complicité continue par le truchement de nos écrits et enfin relancé par Facebook découvert par l’entremise de François Bon notre commun compère virtuel – qui aurait pensé que ce peintre-écrivain hyperlettré, ancien élève de Deleuze et te récitant en latin des pages entières de Cicéron ou de Lucrèce, se prenne au jeu des Amerloques lui proposant, gratos, de composer ses livres de A à Z et de les diffuser dans le monde entier, et publiant donc Maurice porteur de foi, bio baroque de « notre » saint Maurice d’Agaune d’origine nubienne, et ensuite Le coin des enfants modulant la confession tendrement enragée d’une Angela de cité zonarde ?
    Or voilà que, mes affaires déposées dans la chambre-cocon de l’hôtel de charme, suivant l’olibrius jusqu’au bungalow à trois rues de là qu’il partage avec sa Dulcinée - bonsoir Marie Lumière, et nous éclatons de rire ! - et leur fils Parfait, je découvre enfin l’Objet, mon vingt-sixième livre entièrement composé par Bona à l’enseigne des Éditions de La Désirade, tout ça de pris aux Chinois sans vendre pour autant nos âmes au capitalisme sauvage, petite merveille orange enluminée par le découpage de Lady L. dont la grâce rayonne en nous…
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  • J'étais là, telle chose m'advint

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
     
    À La Désirade, ce samedi 23 mars. – La Personne, et la Présence, cristallisent ce qui m’occupe depuis mes quinze à dix-huit ans, la période de mes seconds éveils, les premiers datant de mes dix à treize ans environ, je dis bien : environ, car c'est plutôt à quatorze ans que j'ai mémorisé des milliers de vers sans trop savoir à quoi ça rimait, et qui m'ont formé sans que je n'en aie aucune idée...
    La notion poétique de Personne s’est définie, comme idée fixant une réalité, au moment où, commençant de rédiger mes carnets, en 1965-1966, avant notre voyage en Pologne, donc entre quinze et dix-neuf ans, avant la confusion des sentiments et de la sensualité, quand je lisais « les personnalistes », précisément, Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev surtout, René Char en poésie et Jean Genet après Camus et Ramuz, très à l’écart des gens de mon âge – cette notion, ou plus exactement cette réalité de la Personne se fondait avec la notion et la réalité de Présence, que j’ai retrouvée plus tard chez Gustave Thibon et chez Simone Weil, et que je vis aujourd’hui en consonance avec toutes mes lectures, et notamment de Zundel l'admirable, remembrances d’antan et partages vivants avec quelques-uns.
     
    APAGONES. – En un momento dado, el protagonista de Una singularidad, con el nombre muy significativo de Abel Fleck (Fleck significa mancha, como todo el mundo sabe), se despierta de un sueño “olvidado” de tres días durante los cuales está “ausente” como en su infancia sonámbula, y este "agujero negro", que comienza a conceptualizar y relacionar con los famosos embudos de la singularidad gravitacional, se confunde más trivialmente con un agujero de la memoria, que me recuerda tantos años como si hubiera sido borrado de mi memoria o los de los demás - así me dijo mi hermana mayor por teléfono que mi retrato de un joven bonito de dieciocho años le hizo darse cuenta de que esos años me había perdido completamente de vista y no sabía en absoluto cómo habría vivido en mi juventud salvaje, uno y otro, saliendo del redil familiar, viviendo cada uno su propia vida antes de reencontrarse años después, y mucho más unidos, incluso en complicidad, en lo que a nosotros respecta, desde la muerte de Ramón y su desgraciada accidente…
     
    CRÉPUSCULE. - J’étais hier soir sur le ponton de L’Oasis, seul client resté là au milieu des chaises retournées, attendant mon poulet/frites tandis que le soleil n’en finissait pas de rougeoyer à l’Est de mon Eden et que sur le pan noir de la montagne filait la frise de loupiotes des voitures de la fugue autoroutière des fins de semaine, et je continuais de blaguer sur Messenger avec mon cher Bona, entre deux messages de Quentin tout étonné d’apprendre que j’avais rencontré Jean Genet rue de Rome, en 1973, par hasard sur un banc - j’étais là, le serveur serbe Ilia m’a apporté mon frichti en regrettant avec moi l’absence de notre ami le chien, j’étais là et j’ai pensé avec tendresse à ma douce amie me reprochant ce matin (SMS occulte) d’avoir les cheveux trop longs, raison de mon escale ultérieure chez la coiffeuse Viviane où nous avons fait notre tour d’horizon habituel (la connerie des parents chauvins de jeunes footballeurs qui s’agressent sur les bords de terrains, entre autres), puis remontant à La Désirade je me suis dit qu’avec les oiseaux (la mésange en photo géante dans le salon de dame Viviane) et nos petits-enfants la vie nous restait plus légère et bonne à prendre tandis que Blaise Cendrars racontait, sur l’autoradio de la Jazz, comment, revenant d’Amérique sur le paquebot Volturno, il s’est saoulé de la poésie du monde en frayant avec les centaines de pauvres immigrés renvoyés en Europe par la police new yorkaise, et comment il recueillit les confidences d’un condamné à mort enfermé dans une cage sur le pont arrière, etc.

  • Lenteur de la nuit

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    Les heures de la nuit s’allongent...
    Que cela semble étrange
    avère la constatation
    que s’alentit le temps du songe...
     
    Par la bouche ouverte du rêve
    s’en vont les ombres claires
    en quête peut-être de chair
    ou d’autres joies trop brèves...
     
    Tu te réveilles dans le flot
    Immobile des heures,
    et te rendors bercé
    dans la tranquillité du leurre...
     
    Plus rien ne sert à la mesure
    du temps qui reste là,
    penché sur ton front que rassure
    le suspens de son pas...
     
    Te reste du moins la caresse
    de l’illusion féconde
    par laquelle toute tendresse
    rappelée, surabonde...
     
    Le temps se déplie à la fin
    comme une rose noire
    où tu boiras, comme au ciboire,
    le nectar assassin...
     
    Peinture: Leonor Fini

  • Coïncidences

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII)
     
    À La Désirade, ce jeudi 21 mars. - Tôt l’aube ce matin le mot coïncidence, sur la page que je lis, cristallise l’idée et ses composantes d’hier et de l’instant présent , alors que le livre repris d’hier matin, et que j’annote au crayon bien marquant 5B, qui s’intitule Une singularité et se passe dans la tête d’un millenial actuel rescapé d'un AVC et se figurant au bord d'un trou noir universel, me renvoie à un autre livre que je reprends souvent ces derniers temps, non sans difficulté car je suis une nullité complète en matière scientifique - ce livre , La vie dans l’univers, du physicien rebelle Freeman Dyson, ne laissant de me passionner même si certaines de ses pages restent pour moi du chinois, au contraire du premier roman de Bastien Hauser en son immanence juvénile somme toute familière malgré les cinquante ans qui nous séparent et le séparent de l’écrivain hongrois Peter Nádas achoppant, lui, au trou noir de son palpitant et racontant cette autre chute dans le vide dans La mort seul à seul - encore une coïncidence , après mes deux infarctus, même si j’ai laissé le récit du Hongrois sur ma table de nuit depuis bien trois mois…
    Bastien Hauser, homonyme du Gaspard de Verlaine - l’un de ses poèmes que je préfère -, a 27 ans, et j’en avais 26 à la parution de mon premier livre, j’avais trente ans de moins que Georges Haldas et j’en ai aujourd’hui trente-huit de plus que Quentin Mouron dont j’ai fini de lire hier soir le dernier roman inédit et à qui j'ai dit subito, sur Messenger le très grand bien que j’en pense, à quelques détails près.
    Son roman, impossiblement intitulé Je nommerai désert ce château que tu fus, est à la fois un poème et un essai, tout à fait dans la lignée de Kundera, son récit est d’une coulée mais à la fois très lucidement intelligent, ça commence par le délire d’une femme qui fout le feu à un appartement balnéaire dans lequel elle a vécu le fol amour avec un Latino qui a disparu on ne sait pourquoi , puis ça continue avec les voisins d’en dessous dont le macho a été blessé dans l’incendie alors que sa femme africaine, prénommée Cerise et portée sur l’aquarelle d'après nature, a un fils d’un premier mariage prénommé Maxime dont le compagnon est affublé du prénom épicène de Césarée, lequel fait ricaner le beau-père de Maxime se posant en mec « qui en a » - le vrai mâle blanc viril pas comme ces fiotes du monde comme il va - ou plutôt ne va pas du tout…
    Les coïncidences sont énormes dans le roman de Quentin, dont le flux du récit, mimant l’oralité dégoisée en transes d'idéologies paniques , fait écho à l’oralité mimétique des dialogues « intégrés » du roman de Bastien Hauser, une ou deux générations en aval, j’veux dire, tu vois quoi ? du coup je t'explique pas, mais il y a là deux langues de la même époque et la coïncidence des personnages décalés et semblant tomber dans leur propre abime de langage, et je note que l'homme qui tombe sur la couve du livre de Bastien Hauser reproduit la chute du Falling man de Neil Rands au mur de mon bureau - ce Neil que peut-être je retrouverai la semaine prochaine à Sheffield - va savoir...
    Sur quoi cette autre coïncidence, plus inquiétante, s’établit ce soir entre les sensations éprouvées par Abel Fleck , dans Une singularité, relevant de la perturbation cérébrale et des troubles de l’oreille interne, et l’impression présente, en titubant le long du Grand Canal, que je subis moi-même une espèce de début de bourdonnement, avec les yeux qui ne semblent plus tout à fait en face de leurs trous, tout qui vacille entre les reflets des nuages dans l’eau quasi stagnante aux cheveux d’algues morbides, et les jambes qui se dérobent dans les soubassements de l’animal fatigué – mais je dois tenir au moins une semaine vu que j’ai trois jours de réservés à l’instant même (le SMS de Julie) à l’hôtel Garrison de Sheffield du 26 au 29 mars prochains, donc à la veille de Pâques dont le seul nom laisse en moi une lumière d'étoile jamais éteinte, etc.
     
    Peinture: Neil Rands, Falling man in Stonehenge.

  • Les vestiges des jours

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    par Marie Céhère
     
    À propos de «Prends garde à la douceur»...
     
    Prends garde à la douceur, elle t’échappera forcément. Jean-Louis Kuffer, que les lecteurs de Bon Pour La Tête connaissent pour son érudition, ses enthousiasmes et ses agacements, en sait quelque chose. Dans ce recueil de pensées, il est question de toutes sortes de douceurs. Celles du matin, en ouverture, un lever de soleil. Ce sont, mêlées, les images et les visions de l’enfance, avec les instants d’après la nuit. Pêle-mêle, les courses sur les chemins de montagne, les lectures la nuit sous la lampe, l’odeur du café, la contemplation du lac à ses pieds, les premières neiges. Nulle mélancolie, rien que des fragments qui ont l’universalité de l’intime. A la manière des poètes japonais, Kuffer esquisse, évoque, et fait naître des odeurs, des sons, des lumières. Les pensées en chemin, ensuite, sont celles de l’enfant qui devient homme, n’a toujours fait que lire et écrire, et qui rend hommage aux mondes infinis que l’on trouve dans les livres. Le chemin de Dante, le milieu de sa vie et sa forêt obscure. Mais il n’y a pas de Dieu, il y a de divines présences. L’herbe foulée. Les livres de poche. Les mots-oiseaux qui montent haut dans le ciel. Puis viennent les pensées du soir. Kuffer est un jeune veuf. Ces soirs sont ceux de l’Absente, la regrettée, la célébrée. La partie doucement dans le sommeil. La riante sur son lit. Il parle du «nous» devenu «il», du typhon silencieux de l’absence. Et finalement de la présence redécouverte, rendue, puisqu’il faut poursuivre son chemin.
     
    Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de L'Aire, 2023.
    (Ce texte a paru sur le média indocile Bon Pour La Tête en date du 6 octobre 2023)

  • Emma forever

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    Ce lundi 18 mars. - Il fait tout moche ce matin, ciel bas de plafond et morosité du monde selon les sales journaux, mais je n’en crois rien: je crois ce que je vois ou plus exactement ce que je vis et je revois alors les petits hier soir, les deux petits et la toute petite, et l’art vivant de la vie me convertit sans que je n’aie aucun besoin d’aucune théologie pour mieux le définir puisque tout m’est donné par la poésie et sa fille narquoise: la fantaisie.

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    C’est précisément ce que je trouve ce matin dans les deux passages apparemment absurdes de Madame Bovary, après l’épisode de l’opéra: la scène frisant le grotesque de la voiture folle du fond de laquelle une voix lance des ordres au cocher pendant que dedans se passent des choses non détaillées, puis la scène non moins étrange des Homais lancés dans les confitures et la plongée dans le capharnaüm du pharmacien qui relève en somme du chaos biblique.

    On ne voit pas assez la folie lucide de Flaubert, mais ce matin je la vois, aussi évidente que l’obstiné pigeon du rebord de la fenêtre sur cour qui semble me scruter de derrière la vitre , je vois la voiture folle tourniquer dans les rues et les environs de Rouen, je vois la bouteille bleue à bouchon jaune et contenu mortel dans le capharnaüm du pharmacien se la jouant Jupiter tonnant des Hébreux d’avant les Grecs, je me figure le Flaubert furieux dans son gueuloir et le soir il en fumera une sur le toit avec George Sand, puis je retrouve mes pieds nus de ce matin gris comme une pierre tombale, mes pieds de vingt ans plus vieux que ceux de Flaubert à sa mort (à 59 ans) alors que le beau-père d’Emma en avait 58 quand il a succombé à l’apoplexie au sortir d’un souper patriotique…

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    Ce mardi 19 mars. – Un méchante crampe me rappelle ce matin que je ne marche pas assez. Donc je me fixe aujourd'hui deux buts: marcher plus et boire plus d'eau. C'est d'ailleurs le programme que m'avait suggéré le Dr Noyau, mon angiologue résolu à lutter avec moi contre mon souffle au coeur, mes crampe musculaires et mes rotules rouillées...

     

    Je suis redevable au jeune Adrien, mon petit-neveu du coté Hermana Grande, de m’avoir, par sa dissertation, ramené à mon université buissonnière, dont le séminaire consacré à Flaubert vient de s'amorcer, avec moi pour seul élève et Quentin au titre de correspondant libre, sur le thème, précisément, de Bovary et du bovarysme. La lecture du nouveau roman inédit de mon jeune confrère (comme on dit chez les séniles du milieu dont je ne suis guère) est d'ailleurs éclairée par l'intelligence de l'affreux Gustave, autant que pas sa lecture d'Aragon...

    Quant à la lettre que j’ai adressée à Adrien l’autre jour, qui en a pris livraison chez son abuelita, je la relis en la recopiant/collant ici: « À La Désirade, ce jeudi 14 mars 2024, Mon cher Adrien, Grand merci, d’abord, de m’avoir adressé le texte de ta dissertation consacrée à Madame Bovary, et plus précisément à ce qu’on appelle le « bovarysme », que ton prof a raison de distinguer du « procédé » que tu relèves, s’agissant plutôt d’une disposition existentielle plus générale, laquelle était à la fois partagée et critiquée par Flaubert lui-même et procédant d’une déception initiale devant le monde, vécue par l’enfant Gustave avant de l’être par la jeune Emma.

    Le « bovarysme », en gros, serait la fuite devant l’insupportable réalité de ce qu’on peut dire le poids du monde, à quoi l’on opposerait un monde idéal ou idéalisé, le « bovarysme » serait en somme le refuge dans lequel se replierait une personne trop sensible ou trop fragile pour « faire avec » la vie, le « bovarysme » serait, par extension, une sorte de rejet du monde réel et de ses servitudes, comme on le verra notamment chez Emma avec sa petite fille dont elle ne s’occupe que lorsque ça lui chante.

    Mais Emma se résume-t-elle au « bovarysme » ? Absolument pas, et c’est là que ça devient intéressant, à la fois par ce qu’elle vit en réalité en passant de la vie paysanne à la vie bourgeoise, ce qu’elle vit et refuse de vivre avec Léon (elle rêve de cet amour sincère et le fuit en le regrettant) , puis ce qu’elle vit avec Rodolphe (elle s’abandonne d’abord à sa passion puis se réfugie dans l’absurde opération de sauvetage du pied-bot d’Hippolyte) et tu poses la question juste de savoir comment Flaubert lui-même voit la chose, s’il défend le « bovarysme » ou s’il le critique et le condamne.

    De ta dissertation, qui incite réellement à une réflexion élargie, je dirais d’abord qu’elle manque un peu d’une base concrète qui pourrait expliquer en quelques mots, au lecteur non averti, de quoi et de qui il s’agit dans ce roman, et ensuite qu’elle manque de détails, alors que Flaubert est le romancier le plus attaché aux détails et à tous égards, son écriture même étant un prodigieux réservoir de détails parlés ou écoutés ou vus ou perçus par la narine ou l’antenne vibratile, etc.

    Le détail est d’abord la chose, et ensuite c’est le mot de la chose.

    Le premier détail qui compte, s’agissant d’Emma autant que de Gustave, ou plus exactement du petit Gustave avant l’enfant Emma, c’est le premier regard de l’enfant sur le monde, et pour Gustave c’est le choc de la réalité vécue dans l’hôpital où règne le père, entre les mourants et les cadavres, les malades et les fous – tout un monde que le petit garçon voit tous les jours autour de lui et qu’il observe avec sa sensibilité exacerbée, son intelligence déjà aux abois et ses défenses propres vu que c’est dès ses dix ans un vrai singe, un petit amoureux excessif, un Don Quichotte virtuel impatient d’en découdre avec les moulins à vent, un metteur en scène de théâtre, un acteur à multiples masques, un ange fasciné par la laideur du diable, enfin un peu tout et le contraire de tout comme le sont les vrais écrivains et comme le sera d’ailleurs Emma : adorable et puante bonne femme sautant de tout à son contraire et dont Flaubert dira : cette idiote merveilleuse éprise d’idéal le matin et le reniant le soir, c’est moi.

    On a pris ça, souvent, comme un paradoxe. Ce moustachu qui se prétend une femme, à quoi ça ressemble ? C’est évidemment un raccourci, mais il y a néanmoins du vrai dans ce constat, qu’on pourrait étendre à Léon et à Rodolphe quand ils confessent, chacun à sa façon, leur horreur de la médiocrité provinciale et leur aspiration à tâter de la vie parisienne (Léon) ou de préférer le bon sens à l’exaltation (Rodolphe), et tout ça Flaubert l’a vécu dès son enfance et toute sa vie de voyageur autour du monde et de sa chambre.

    Quand Rodolphe, aux comices agricoles, traite les officiels d’imbéciles, c’est Flaubert qui parle, comme c’est lui qui parle avec Emma quand elle juge Charles ou ce sommital crétin de pharmacien. Tu verras mieux tout ça quand tu auras 27 ou 37 ans. J’en ai fait l’expérience après ma première lecture à 17 ans, y revenant à 47 et 67 ans, et c’est chaque fois un livre plus riche qu’on découvre en lui comparant sa propre vie…

    Toi qui es d’orientation scientifique, tu peux apprécier mieux que d’autres le souci d’objectivité de Flaubert, qui lui a valu un premier procès. Parler d’amour comme il l’a fait a été jugé indécent, parce que c’était vrai. Le « bovarysme » est évidemment un mensonge romantique, et Flaubert le montre, le dénonce implicitement en le montrant, mais avec des mots qui disent aussi la poésie d’Emma, la poésie des gestes et des mines d’Emma, la beauté soyeuse des regards et des rêveries d’Emma, et ça c’est le roman, mon cher Adrien, le grand roman dans lequel tous les personnages ont raison, y compris le lecteur de 18 ans…

    Madame Bovary est le premier grand roman de Flaubert, après lequel il y aura L’Éducation sentimentale, qui étend l’observation à toute une société en évolution par la révolution, puis Bouvard et Pécuchet qui sera le summum de la critique de Flaubert contre les prétentions de la Science-pour-les nuls…

    Je ne sais si tu reviendras, au cours de tes études et explorations, à ce furieux énergumène de Flaubert. Je lis ces jours La Vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson, qui prend la littérature et la spiritualité très au sérieux, au point de lui consacrer le dernier chapitre de son essai. La vie de l’esprit n’est pas réductible à des équations, mais le pauvre Homais piétinait aussi en réduisant la religion à des platitudes obscurantistes ou moralisantes, et Flaubert à cet égard était plus religieux que le curé débitant ses insanités auprès du pauvre Hippolyte souffrant le martyre.

    Si Flaubert est madame Bovary, il est aussi le pauvre Charles et l’horrible Lheureux dont il sent la bassesse comme une blessure personnelle. Si Flaubert est si drôle et si cruel à la fois, c’est parce que la vie est comme ça, mais pas que. En fait il montre plus qu’il ne démontre, et n’a pas besoin de juger et de condamner comme on le fait aujourd’hui à tort et à travers.

    Quand je peins des voleurs de chevaux, disait mon ami russe Tchekhov, je n’ai pas besoin de conclure qu’il est mal de voler des chevaux : cela va de soi si j’ai fait mon job. Pareil avec la pauvre Emma, dont l’horrible fin équivaut au jugement de la vie. Mais qu’on se rassure : la vie n’est pas qu’un arrêt de mort – et cela tu le sais, tu le vis bien…

    Enfin attention, mon cher Adrien, au détail. Le secret vif de Flaubert, c’est le style, qui passe par le détail des mots libérés des lieux communs et de la langue de bois. Style absolument libre mais exigeant un immense travail. Tu connais ça: freestyle…Avec mon respect filial et mon affection… »

     

    Comme il fait grand beau ce matin, je vais peut-être « bouger » pour marcher et m’aérer de concert. Peut-être Chamonix ? Ou peut-être Grindelwald ? Ma fidèle Honda Jazz en décidera pour moi...

  • Notes de traverse

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    En Provence. - Dès que nous sommes arrivés dans le Vaucluse, je me suis senti vibrer comme en Toscane, du fait de l’incomparable harmonie qui règne en ces lieux ou de multiples verts très doux se combinent aux lignes du paysage ponctué par les petites flammes noires des cyprès ou par les petites boules noires des pins. Le vert est ici comme assourdi et parfaitement accordé aux ocres et aux gris de la terre et des chemins. Après notre arrivée à Murs, par Joucas, j’ai refait le chemin de Gordes et suis tombé sur un vestige de borie que j’ai aquarellé dans une tonalité beaucoup trop jaune, alors que la pierre est d’un gris ocré si subtil. Ensuite mieux inspiré par le village de Murs semblant posé au bord du ciel.

    De l’obstination. – C’est dans la lenteur de la peinture qu’on entre vraiment dans le temps de la langue, je veux dire : dans la maison de la langue et les chambres reliées par autant de ruelles et de rues et de ponts et de voix s’appelant et se répondant par-dessus les murs et par-dessus les langues, - mais entrez donc sans frapper, nous avons tout le temps, juste que je trouve de quoi écrire…

    PaintJLK94.JPGAu Mas du Loriot, ce 29 mai 2003. Magnifique journée sur la Provence, où le mistral a cessé de souffler. Je me sens en état de pleine réceptivité. En balade solo du côté de Saint Saturnin-les-Apt, me dis cependant que la recherche du motif ne peut se faire comme ça. Le ressens comme une espèce de tourisme, qui ne me convient pas par conséquent. Toute convention me barbe. Je ne cesse d’ailleurs de me le dire en sillonnant ce pays trop parfait, trop léché, où l’on retrouve de plus en plus, et partout, les mêmes boutiques suavement écoeurantes, dégageant les mêmes effluves à l’enseigne des Créateurs de Senteurs.

    De la culture. - Ce qu’on appelle culture est désormais à 95% Loisirs & Commerce. L’appellation même de notre rubrique sur le site internet de 24Heures: Loisirs. Le saut que j’ai fait en m’en apercevant !

    JLK09.JPGAu Mas du loriot, ce  30 mai. — Il est sept heures du matin, un petit lapin courate entre les lignes de lavandes et j’ai repris la lecture d’   Elizabeth Costello, le dernier roman de J.M. Coetzee. Je me trouve au Mas du Loriot, dans le Lubéron, le type de l’établissement Parfait pour gens Parfaits. L’accueil y est Parfait, comme l’entretien des Planchers et des Plafonds, la Décoration et la composition du Petit Déjeuner. Ma compagne (parfaite) repose encore à mes côtés et je songe à ce chapitre de ce roman que je viens de lire en ce lieu (parfait).

    Il s’agit de deux soeurs qui se retrouvent en leur vieil âge. L’une est Elizabeth Costello, fameuse romancière australienne, et l’autre Blanche son aînée devenue religieuse après avoir accompli des études de lettres, et qui a invité sa soeur au Zululand à l’occasion de la remise d’un prix qui doit la couronner, elle la religieuse, pour un ouvrage qu’elle a consacré au problème du sida en Afrique. Bref, c’est d’un monde très imparfait qu’il est question dans ce livre, et c’est ça qui me plaît…

     Elizabeth Costello. - Depuis que j’ai commencé de lire Elizabeth Costello, je n’ai cessé de me trouver sollicité par les Questions que pose ce livre. Telle est la littérature vivante telle que je l’entends, qui nous pose des Questions ou plus exactement: qui incarne certaines positions humaines, lesquelles montrent à quel point poser une question, ou y répondre, est encore loin de la vie. Le mérite de Coetzee est de tourner autour des gens qui se posent des questions et de nous montrer combien répondre à une question peut-être en contradiction avec la vie ou la pensée réelle de la personne qui répond. Ici, la Conviction inébranlable de Blanche dresse un Mur entre elle et sa soeur, qui souffre de cette situation. Pourtant on découvre, au fil d’un récit qu’elle amorce dans une lettre à sa soeur, sans oser aller jusqu’au bout, qu’elle est capable de compassion autant que la sainte femme. Plus précisément, elle raconte comment elle a été poussée par Blanche à s’occuper d’un vieil homme, peintre à ses heures, auquel elle a offert quelques extras en supplément bien propres à choquer les belles âmes alors qu’elles relèvent plutôt de l’élémentaire bonté humaine. Or c’est cette tendresse, cette empathie un peu bougonne, pudique mais d’autant plus vraie qu’elle n’a rien de sucré ou d’ostentatoire, que j’apprécie dans ce livre comme dans les autres livres de Coetzee.

    Celui qui se dit qu’il a encore des tas de villes à visiter en songe sur son grabat de prisonnier / Celle qui a vagabondé toute la nuit avant de rencontrer celui qu’elle a cherché à travers divers pays et qui l’attend là / Ceux qui retourneront en Andalousie sans savoir comment, etc.

    À La Désirade, ce  2 juin. — Trouvé hier soir, dans ma boîte aux lettres, un chaleureux message d’Alain Cavalier où il me dit que mes Passions partagées sont à côté de son lit et qu’elles lui font du bien. Tant mieux. J’attendais ce signe et suis heureux de ne m’être pas trompé sur le Monsieur.

     Du fluide vital. - En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

    Lady L. multiface. - Ma bonne amie, au téléphone, me raconte sa journée où elle sera alternativement la Petite fille de toujours (sa crainte de présenter cet après-midi son Travail), la Mère protectrice (notre fille Julie qui s’en va passer son écrit de maths du bac), et l’Adulte responsable de la Formation-d’Adultes-Responsables.

    A Paris, Place saint-Michel, soir, ce 9 juin. — J’arrive au bout des Mémoires de Jean-Jacques Pauvert, qui m’ont beaucoup intéressé. C’est un éditeur franc-tireur comme l’a été Dimitri, en moins profond et en moins mégalomane aussi. Plus j’y pense et plus je me dis que l’erreur de Dimitri a été de s’enferrer dans son orgueil jaloux où il campe désormais comme à l’ombre d’un bunker, se préparant une bien triste vieillesse.

     Au Bar Saint-Séverin, ce 10 juin. — Fait mon job: deux bonnes rencontres, de Jean-Jacques Pauvert ce matin et de Jacques Aubert tout à l’heure, dans les jardins de Gallimard ; deux entretiens de premier ordre.

    Deux figures des lettres. - Jean-Jacques Pauvert m’a fait l’impression d’un personnage assez balzacien, à la fois stylé et voyou sur les bords, les yeux plissés d’un filou mais encore très solide en dépit de ses 78 ans, très vif d’esprit et bon compère. Plus libre encore à l’oral qu’à l’écrit: traitant ainsi Gaston Gallimard de crapule, mais lui concédant la qualité de grand éditeur, tandis que son fils Claude est réduit à la dimension d’un crétin, très en dessous de l’actuel Antoine qui « pourrait s’il voulait »…

    Malgré tout cela l’impression que lui, Pauvert, se considère plus important aujourd’hui que les auteurs de son catalogue. Donc lui aussi mégalo à sa façon sarcastique et qu’on sent joyeusement désabusé, mais joyeusement je le répète, s’en foutant plutôt en fin de compte il me semble.

     A propos de Dimitri, Pauvert déplore sa dureté croissante; à propos de Frochaux, regrette de l’avoir perdu de vue et m’apprend que l’idée des tranches noires de la collection Libertés, c’était justement Claude. A propos d’Ulysse trouve inutile une autre traduction. Je pensais lui remettre une série de Passe-Muraille mais je vois bien qu’il l’oublierait dans un coin du bureau des éditions Viviane Hamy, alors j’oublie…

    Jacques Aubert tout autre personnage: le grand joycien velouté, voix veloutée, mains veloutées, futal de coton velouté, citant Lacan et Foucault mais très intéressant au demeurant, courtois, exquis, précis, poli.

    Dans le jardin de l’église Saint Germain-des-Prés, ce 10 juin, soir. - Je sors à l’instant du cinéma Bonaparte où je suis allé voir Notre musique de Jean-Luc Godard, dont la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent décidément « du Godard », avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich pontifie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le filmage est néanmoins somptueux et certaines séquences sont touchées, me semble-t-il, par une espèce de grâce.

     De la fragilité. – Et dis-toi pour la route que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

     Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux, etc.

    Du simulacre. - Juste ce que dit Godard dans Notre musique: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin. Ferme des célébrités.

     Square Boucicaut.  — Sur un banc dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis 1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Vais-je lui envoyer mes Passions et lui écrire pour briser ce silence? J’en suis tenté. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vus tant qui restaient en plan.

    A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture, monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchés sur une enfant de pauvre tandis que la mère, le dos tournée, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. Et cette autre inscription à l’entrée du square: « Le jardin sera fermé en cas de tempête ».

    Celui qui décrie la nouvelle idéologie à six sous du « pas d’soucis » / Celle qui refuse de faire son deuil de l’âge tendre et tête de bois / Ceux qui disent qu’ils rien contre au contraire et qui en restent là, etc.

    SDF. - Dans la rue je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face recuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genou sur Libération comme Bloom dans Ulysse  qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre. Cela ne s’invente pas. Dans la rue pas mal de types à chiens tueurs : nouvelle pratique de la cloche.

    Rue de la Félicité. -  Je viens de retrouver la rue de la Félicité, trente ans après mon premier séjour au 14, désormais fermée par un code. A l’entrée de la rue, en face de l’hôtel Glasgow, est apparu un Espace Relax Shiatsu qui a l’air d’être déjà désaffecté. L’ancien café maure a été remplacé par un restau colombien. Me rappelle ce séjour sans trop de nostalgie. Je crois que je serais moins empoté aujourd’hui, mais être empoté et me désempoter peu à peu a fait partie de mon programme personnel.

    A la table voisine du Select-Toqueville bachotent deux lycéens. Se récitent l’Allemagne tandis que notre Julie passe son écrit d’anglais à Lausanne. Le garçon raconte à la fille qu’il a entendu, à la télé, que le grand-père de Bush a fait fortune en Silésie. En passant à leur hauteur, je les remercie de m’avoir appris la chose et leur souhaite bon bac. Sourires radieux de part et d’autre.

     À La Désirade, ce 12 juin, 2h. du matin – J’envoie ce texto à Lionel Baier : « Insomnie au bord du ciel, vertige de solitude sur fond de crétinerie océanique. Tenir ferme. Notre musique devrait déborder les mots. Fleuve en crue. Nageons de nos épaules solides. » Me répond qu’il est, dans la nuit de Paris, justement en train d’écouter Ursula en pyjama lui raconter son prochain film. Lui répond : « Pyjama de pilou, pilou hé: vivent les enfants ! »

     De la « transcendance ». - A la télé cette jeune actrice dit comme ça que les metteurs en scène la «transcendent ». L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende vachement. Tu vois ce que j’veux dire ? »

    Ces notes sont extraites de Chemins de traverse, Lectures du monde 2000-2005, paru en avril 2012 chez Olivier Morattel.

    Peintures JLK: Murs, en Provence. Huile sur panneau, 2003. Au Mas du Loriot, aquarelle.

  • Dimanche entre amis

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 16 mars.- Je me réveille bien tard ce matin, à passé neuf heures, après m’être endormi à point d’heure sur l’évocation de la découverte de l’opéra (Lucia di Lammermoor) par la pauvre Emma à peine relevée de son effondrement amoureux dont le bon Charles, tout con, est encore loin de deviner l’origine; donc je me lève et constate que ce qu’il me restait ici de toasts a moisi dans son emballage et que la brioche d’avant-hier est aussi dure que le coeur de l’usurier Lheureux , cauchemar a venir des Bovary, mais le café où je la fais tremper et la confiture aux fraises de chez Muller me ramènent à la bonne vie et je revois défiler ma journée d’hier en y associant les délices de ma visite de la veille à l’exposition des enfants d’Anker, l’accueil de notre sœur aînée et les retrouvailles d’avec la puînée en son insolente super forme de septuagénaire aux airs de quinqua, l’accolade aux fistons de quinze et dix-huit ans , la petite chienne de la veuve de mon frère et mon beau-frère le fin bec me racontant ses soirées de tastevin - tout ça qui m’a fait oublier mon souffle au cœur et mes grincements de rotules …
     
    LES ANKER .- J’avais six ans à la mort de Staline, je me trouvais dans la Stube (chambre commune en français) de mes grands-parents maternels, au Wesemlin, sur les hauts de Lucerne, quand la nouvelle est tombée par la voix sinistre du speaker de l'Agence Télégraphique Suisse, mais c’est le monde d’avant cet établissement petit-bourgeois, au temps de la jeunesse paysanne de Grossvater, au temps d’Uli le valet de ferme du pasteur-écrivain Jeremias Gotthelf, au temps des flâneries de Robert Walser dans le Seeland, là-bas à Anet (Ins en allemand) que je me suis retrouvé chez Gianadda, entre les scènes de genre conventionnelles et les portraits sans âge d’enfants rappelant, en plus modestes, ceux de Goya ou des maîtres flamands, tel garçon formant ses bulles comme le Léon de Manet, ou telle jeune fille toute blonde et pure rappelant celles de Vermeer, etc.
     
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    Je n’exagère en rien en me sentant bouleversé devant l’évocation, sublime, du petit Ruedi Anker sur son lit de mort, comme s'il s'agissait d'un petit frère d'une de mes vies antérieures. Le vieux Kuffer l’a sûrement connu, vu qu’Albert Anker a peint le vieux Kuffer en ces mêmes années - le vieux tonnelier, le vieux « barilier », ancêtre qui nous est commun, autant que notre lieu d’origine, avec Etienne Barilier né la même année que moi et dont le nom a été francisé…
    À la Maison bleue, ce dimanche 17 mars. – Je pensais ce matin à ce qui me reste de ma famille chrétienne épurée de ses préjugés de classe et de race (anticommuniste et plus ou moins judéo-islamophobe, à peine plus gay friendly aujourd’hui qu’hier, alors que la survenue d’un Noir ou d’un Chinois au rang de beaux-fils ne serait pas agréée à l’unanimité, je suppose) en revenant, à l'écart de toute idéologie, à ce qui résumait, aux yeux de Czapski, l’histoire du christianisme, à savoir la bonté ; et c’est cela même que je trouve éclairant les visages des enfants et des villageois d’Anker : la lumière de la bonté.
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    À MANCHESTER. – Ma peine croissante à marcher sans avoir l’air de tituber comme un ivrogne me fait hésiter, malgré ma nouvelle liberté de mouvements (plus aucune laisse ne me retenant à feu mon compère le chien), à repartir de par le monde, à Paris ou en Toscane auprès de la Professorella, en Espagne où je retrouverai Mario Martin ou à New York sur les traces de Thomas Wolfe, mais j’ai d’ores et déjà fixé un prochain rendez-vous à mon cher Bona à Manchester où, avant le fin de ce mois, j’irai « toucher » une quinzaine d’exemplaires de mon dernier livre, entièrement composé par lui aux bons soins de la firme d’Oklahoma-city où il a déjà publié deux ouvrages gratos; j’ai eu la joie hier de découvrir l’annonce de la parution de La Maison dans l’arbre sur divers sites dont celui de Barnes & Noble, fleuron des librairies américaines, en attendant la Fnac et Kobo Books – Manchester où je reviendrai sûrement, comme la mule de Clint Eastwood, « toucher » d’autres exemplaires de ce livre et des prochains puisque Bona semble décidé à persévérer dans son soutien salutaire de jeune frère au vieux sapajou se la jouant liesse éternelle...…
    TOBOGGAN. – Quentin m’envoie ce matin, via Messenger, le fichier de son nouveau roman au titre aussi « impossible » que le précédent à paraître en mai prochain ( La production du destin), à savoir: Je nommerai désert le château que tu fus, emprunté à un vers de Bonnefoy, et tout de suite je suis happé je suis jeté dès les premiers mots et la première page en fugue proustienne, comme dans un entonnoir ou un toboggan, avec l’impression de m’envoler…
    Or je l'attendais : j’attendais un roman-poème qui serait le roman et le poème du profond aujourd’hui, selon l’expression de Cendrars, et c’est donc entre amis que je vais passer ce dimanche patronné à moitié par saint Patrice cher aux Irlandais et par sainte Gertrude propice aux voyageurs «dans ce monde comme dans l’autre »…

  • La mer à l'abandon

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    « Certes, le vieux monde n’est plus de ce monde,
    mais plus vivant que jamais » (Ossip Mandelstam)
     
    Qui aura chanté pour l’enfant
    dans vos rangs défilés
    de battants obsédés
    par la plus vide arborescence ?
     
    Au présent digitalisé,
    tout adonnés à vos écrans,
    vous vivez par procuration:
    même le vent s’est absenté,
    le vent, la mer aussi blessée
    d’être exclue de vos rêves,
    et vos rêves perdus -
    le rythme et la rime exclus
    de vos seuls algorithmes...
     
    L’haleine du chien me revient:
    le souvenir des crocs
    mordant au plus tendre du corps
    de l’enfant pour jouer -
    l’enfant qui jouait à la guerre,
    le plaisir solitaire
    de l’Être se reconnaissant
    dans la caresse des amants...
     
    À trier vos déchets,
    ceux des enfants qui restent là,
    retrouvant si jamais
    le temps en regrets égarés,
    vont-ils oser le chant ?
     
    Retrouver les saveurs du chant
    de la diva qui s’extasie,
    et toute l’ironie
    du sort et des fééries
    d’avant la vallée de la mort ...
     
    Revivre enfin la douce vie
    capable de mystère,
    relancer la cérémonie
    du chemin sur la mer...

  • L'ange au violon

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    On est à l’Auberge de l’Ange,
    au présent du passé
    où ne rien savoir ne dérange
    notre belle arrogance
    ni ne déroge à l’impatience
    en somme naturelle
    de l’insolente adolescence …
     
    Voici Galia qui se retire,
    aux cabinets de l’Ange,
    et tant de soupirants soupirent
    tandis qu’en son retrait
    elle se refait une beauté -
    et la voilà qui resurgit
    comme de son étui
    le violon du démon…
     
    Nous avons tout le temps pour nous,
    et le vin de Samos
    roule sa houle au fond de nous
    et nous donne la force
    de braver l’imbécillité
    des prudences assises -
    l’Ange nous porte ainsi
    au dam tout transi des cloportes,
    comme au défi des âmes mortes..

  • Les enfants d'abord

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde 2024)
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 12 mars.- Au blues de ce matin j’oppose illico (pas un mot de plus) l’injonction lancée par Michaux à l’abeille (« Le matin quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller butiner « ) et je reviens à Emma Bovary dont le désespoir tourne à là délectation rose et morose à la fois alors que de plus en plus, avec la confirmation à chaque page de ma totale admiration littéraire, je me dis que je ne suis pas vraiment de cette famille-là ni tout à fait de celle de Voltaire ou de Schopenhauer, même si « mon » Flaubert se distingue de son image la plus fréquente démentie par sa vérité cachée qui est d’un enfant déçu et d’un poète délicat se la jouant sarcasme vitupérant…
     
    L'AFFREUX Dr HOUSE. - J’ai regardé pas mal (je veux dire:trop) d’épisodes du Dr House ces derniers jours, dont mon ami René m’a appris hier au téléphone que son fils ainé en avait tiré sa vocation de médecin. Je l'ai pourtant rencontré, et je le respecte, le salaud. Il en sait un bout. Revenu de tout. Son cynisme est celui de Flaubert père et fils. On ne la leur fait pas. Le printemps de la poésie les fait rêver de saignées, et je leur donne raison...
    Quant à ma lecture de Bovary, elle en est ce matin à l’apparition de Rodolphe, tout l’opposé du tendre Léon , dont le premier regard sur Emma est un mélange d’attention vive et de lucidité cynique qu’on pourrait dire du pur Flaubert cinglant , cachant le Flaubert dolent: « Pauvre petite femme ! Ça bâille après l’amour comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine» ...
    Je lis ensuite les fameuses pages consacrée aux comices agricoles dont j’avais oublié le morceau de choix, le morceau de roi des dialogues embrassés du conseiller préfectoral flattant les agriculteurs et leur indispensable agriculture et du Rodolphe amoureux draguant Emma et rejoignant soudain le discours officiel pour en faire de la charpie au dam d’Emma que ces propos vifs choquent et séduisent à la fois - double flatterie entremêlée de la faç
    on la plus insolente - pour l’époque…
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    Ce jeudi 14 mars. – Je dirai simplement : au bout du rouleau. Physique en tout cas. Je titube chez Gianadda, après m’être fait admettre, malicieux, en tarif étudiant. La bonne blague - le senior qui se la joue tendron. Et le constat ensuite dans les allées du sanctuaire de Léonard le faraud : que des vioques ! Mais les enfants sont là et ça me rajeunit d’un siècle. Même le petit Ruedi sur son lit de mort est plus jeune que nous. Et ces gosses qu’on dirait les cousins de Vermeer ou de Rembradt, à la paysanne – mes gens du Seeland.
    Un officiel crétin de nos régions, historien de l’art que je ne nommerai pas pour ajouter à sa confusion, parlait d’Albert Anker comme d’un artiste pédophile, et ce sera l’occasion de revoir la nomenclature : pédolâtre celui qui associe l’enfant aux singeries sexuelles des adultes, pédomane ou pédophage s’il en mange, etc.
    Mais Anker le tendre, devant Ruedi le petit défunt, comment ne pas voir en lui la sainteté d’un regard…

  • Par delà le chien

     
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    Là-bas l’avion replie ses ailes
    et rebondit ici
    au milieu de nos étincelles,
    au grand dam des assis…
     
    Depuis la nuit des temps déjà,
    nos ailes de papier
    portent nos voix vers l’au-delà
    où tout va s’éclairer…
     
    C’est sûr: je n’hallucine pas:
    c’est écrit dans le sang
    et décrit par le vent le temps
    que la chair se libère…
     
    Dans son orbe je vois le chien
    parfait en sa figure
    de pensée ne pensant à rien -
    immanent absolu …
     
    Mais toi, mon amour disparu,
    que pourrais-tu me dire,
    des ailes ou du jamais perçu
    au fil de mon délire ?
     
    Ainsi les mots en dieux obscurs,
    comme de vieux enfants,
    font-ils de nous des créatures
    du numineux vivant …
     
    Peinture JLK: Snoopy, acrylique sur toile.

  • Flaubert enfant

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    (En mémoire d'Ernest Chevalier)
     
    À dix ans le petit ami
    est une pure amour
    qui de tout secret qu’on lui dit
    ne fait moindre tambour…
     
    L’amitié de l’ami secret
    serait une légende,
    le premier rêve à partager
    l’aura de Samarcande…
     
    Avec toi seul j’échapperai
    à la meute odieuse
    loin des tracas et des satrapes:
    ta fringance rieuse…
     
    Unique est le petit zazou
    d’alliance obstinée
    qui fait sauter tous les verrous
    du penser confiné…
     
    Les garnements ont des manières
    de soupirants farouches
    quand ils enfilent les babouches
    des furieux janissaires...
     
    Quand nous serons vieux sapajous
    mon amoureux d’enfance
    je te baiserai sur la joue,
    me jouant d’innocence…

  • Au jour le jour

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    (En ce deuxième matin sans notre frère le chien qu'irradie le retour à dame Colette en ses Découvertes illustrées par dame Morisod... )
     
    Un jour se lève de bon aloi:
    qu’un doux vivat l’accueille !
    Que le chagrin chagrine au froid:
    qu’on le mette au cercueil !
     
    La diva réjouie au miroir
    lance ses vocalises
    aux amants des fonds de tiroirs
    de ses psychanalyses !
     
    Les plombiers sont tout soleilleux
    aux chantiers des merveilles
    émergés du sommeil des dieux
    en leur simple appareil...
     
     
    Le jour nouveau vêtu d’un rose
    de matin matinal
    est un poème tissé de prose
    en sa grâce animale...
     
    Ces rimes un peu mécaniques -
    excusez l’ouvrier !
    sont comme d’un briquet qu’on brique
    avant de l’allumer...
     
    Sur la terre et dedans les cieux,
    le journal de ce jour
    ne retient que le radieux
    du monde en ses atours...
     
    Aquarelle: Berthe Morisod

  • À toi mon frère le chien, merci...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
     
    À La Désirade, ce samedi 9 mars. - Les adieux à notre cher Snoopy se sont faits, hier après-midi, avec beaucoup de douceur, grâce au tact et à la délicatesse du jeune vétérinaire qui, après avoir convenu de visu que le pauvre animal ne donnait plus le moindre signe de s’accrocher à la vie, et se fiant à ce que je lui ai décrit de sa détresse croissante d’aveugle et de sourd dormant toute la journée ou ne se levant que pour tourner en rond et se cogner partout, a commencé par l’endormir en notre présence, sur quoi je me suis absenté pour ne pas assiter au « coup de grâce », notre fille plus crâne restant en revanche auprès de lui, et moi revenant bientôt après m’être reproché ma défaillance, puis tous deux continuant, après que la vie se fut retirée de lui, de caresser le doux pelage à blancheur d’hermine de celui qui nous aura accompagnés pendant tant d’années, jusqu’aux dernières promenades sur les quais de ma bonne amie en fin de vie, de logis en logis et au long de nos voyages, pataugeant dans les polders bataves ou se précipitant sur les pigeons du Campo de Sienne, affrontant les mâtins andalous du village de Garcia Lorca ou se lovant dans son quant à soi en dépit de tous nos déplacements et rencontres jamais perturbées par aucun chat malappris, petit chasseur anglais à museau de renard et jolies oreilles de velours, moins snob que le scottish Filou et sans excès de familiarité pour autant – point de lèche ni trop de simagrées, mais à présent plus que dépouille, plus que souvenir à venir, bientôt plus que cendres avec les nôtres…
    Étrangement cependant, remontant le soir à la Désirade, c’est sans aucun pathos, sans aucun sanglot animalitaire que j’ai retrouvé les objets rappelant la présence de feu mon frère le chien.
    Voilà : n’est plus là, plus de compagnon me rappelant que la vie vieillit, plus de soupirs dans ton coin, plus de titubantes allées et venues entre dormir et pisser, quand je disais mon frère le chien c’était avec un clin d’œil au Bienheureux Francesco mais sans plus, tu n’est plus là mon gars, je suis triste et la vie continue à Gaza, et demain les oiseaux constateront que moi non plus je n’y suis plus - est-ce qu'on sait ?
     
    Image: Sophie et Snoopy, au moment de l'Adieu...

  • Quand Snoopy rime avec Bovary

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
     
    À La Désirade, ce vendredi 8 mars.- Cinq heures du matin. Dernier jour de mon frère le chien. Je m’efforce de n’y pas penser. Nous allons le délivrer de sa vie qui n’en est plus une, et la seule conclusion sera celle-ci: c’est la vie...
    Pour ma part je continue à tenir le journal de bord de l’humanité en ma modeste part, lisant et annotant Madame Bovary et La vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson. Mon ami Bona met la dernière main au formatage de ma trilogie poétique, qui sera bientôt disponible, via le Nuage, à l’enseigne des Éditions de La Désirade, sous le titre de La Maison dans l’arbre, incluant La Chambre de l’enfant et Le Chemin sur la mer.
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    La première édition de La Maison dans l’arbre, parue hors commerce en 2018 au Cadratin, pour les 70 ans de ma bonne amie, était en somme une préoriginale, alors que la réédition augmentée de cette année, qui ne sera pas distribuée en librairie par les réseaux ordinaires, mais obtenue sur commande par le diffuseurs mondiaux associés à la firme américaine où tout se manigance, constituera pour moi, avec l’aide de mon cher Bona, le début d’une expérience qui pourrait ne pas s’en tenir à un titre puisque je dispose, actuellement, d’au moins six autres livres publiables demain, à savoir : un roman (Les Tours d’illusion, suite du Viol de l’ange), deux nouveaux volumes de mes Lectures du monde (Mémoire vive et Le Temps accordé), une suite poético-polémique de délires extralucides (Les Horizons Barbecue), un recueil de chroniques (choix tiré des quelque 260 chroniques de BPLT, intitulé Le Rêveur solidaire), une suite de proses voyageuses (Le Tour du jardin), et je passe sur un autre recueil de mes listes ou mes essais critiques sur la Commedia de Dante et les 37 pièces de Shakespeare…
     
    DE L’IMPENSABLE . - Aurais-je encore le goût de vivre si j’étais aveugle ? Je me le suis demandé à l’époque où Czapski a commencé de perdre la vue, alors même que nous possédons ses Mimosas peints au moment où il ne voyait quasi plus rien, j’y ai repensé quand Haldas a abouti lui aussi à la cécité complète, et je me dis aujoud’hui que ce que je croyais hier encore une sorte de mort est « vue » tout autrement par celui qui la vit, la capacité d’adaptation de l’animal humain excédant ce qu’on imagine le plus souvent – enfin je n’en sais rien…
     
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    BOVARY. C’est peu dire que revenir à Madame Bovary m’intéresse: je m’en régale et m’en délecte, soixante ans ( !) après ma première lecture, au même âge à peu près que celui de mon petit-neveu Adrien qui, à la veille de son bac, en a tiré une dissertation intéressante (sur la notion particulière de «bovarysme »), et avant deux ou trois retours dans les décennies suivantes, en marge de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet, mon préféré jusque-là.
    Or je me rends compte, aujourd’hui, que mon plaisir de (re)découvrir ce prodigieux tableau de la vie provinciale paru à l’époque de la naissance de Rimbaud, et suscitant le même délire punitif qu’a subi Baudelaire, apprécier avec mes yeux de vieille peau la vitalité critique du jeune Flaubert et sa faconde, son humour entre les lignes, sa tendresse sous les vacheries, la sensualité de sa poésie – autant de poésie chez lui que chez Balzac, mais différente, aussi différente que la poésie en prose de Proust) et son intelligence pénétrante en matière de sentiments et de psychologie différenciée – sa façon de silhouetter Charles « de l’intérieur » avant les Homais, l’adorable Léon et Rodolphe ensuite et tous les ploucs du bourg d’alentour -, les intermittences affectives et sensuelles d’Emma et son donquichottisme poético-érotique, les paysages sous la loupe ou en panoramique, et son écriture avant toute chose avec sa musique et ses irrésistibles formules – bref tout cela m'enchante et je me réjouis, demain, d’en parler avec mon compère Quentin dont je me souviens qu’il avait été passionné, lui aussi, par ce sacré bouc de bouquin « revisité », comme on dit aujourd’hui, grâce au jeune Adrien auquel je dois une bonne lettre de remerciement et d’incitation à y regarder d’encore plus près …

  • Cet étrange sourire

     
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    Les choses vous attendaient là,
    au retour du sommeil,
    qui veillaient peut-être sur vous
    vous dites-vous en les voyant
    vous regarder les regardant...
     
    Votre corps est là qui s’éveille
    au seuil de ce dédale
    où il déambulait, pareil
    à l’enfant perdu dans les salles
    de ces palais muets
    où se délivrent les secrets
    de la pensée des choses...
     
    Le miroir accède aux reflets
    des nuées passant
    dans l’azur où les alizés
    des esprits inquiétants
    seront maintenant apaisés -
    le jour vous accueille, et les choses
    étranges vous sourient...
     
    Peinture : Thierry Vernet

  • Petite musique de nuit

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    Les animaux de compagnie
    se sentent parfois seuls:
    le chat sur le piano transi,
    le petit épagneul,
    l’oiseau dans sa jolie nacelle,
    les poissons colorés -
    tous se demandent enfin:
    mais où sont donc passés
    les habitants de la maison
    du sommeil musicien ?
     
    Le garçon qui sentait si bon,
    jouant des sonatines,
    la femme aveugle aux genoux ronds
    débitant ses comptines,
    et leurs invités aux goûters
    de minuit sous la lune
    dans l’air au goût d’alcool de prune...
     
    Ceux qui savaient bien caresser,
    ceux qui jamais n’auraient levé
    ni le fouet ni la voix;
    ceux qui de leur archet
    tiraient de douces élégies;
    celles aux vocalises
    légères et gracieuses...
     
    Les animaux sont au abois:
    mais où est donc la mélodie
    de nos amis aux yeux fermés
    qui nous faisaient rêver ?

  • À chiens et à chats

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    Bref aperçu de zoophilie littéraire
    L’excellent Paul Léautaud, qui eut dans sa vie plus de deux cents chiens et trois cents chats (pas tous en même temps), raconte l’histoire du chien que son mauvais maître avait décidé de noyer dans la Seine, et qui l’y jeta donc une première fois, puis une deuxième après que l’animal en eut réchappé, enfin une troisième et si violemment que l’imbécile tomba à l’eau, d’où son chien le ramena.
     
    Certifiée véridique, l’anecdote ne manquera pas de conforter les tenants du chien en rappelant cette évidence: que s’il n’y a pas de chats policiers (ce qui gratifie le félidé d’une supériorité aux yeux d’un Jean Cocteau), il n’y a point non plus de chats d’aveugles ou de chats d’avalanche...
     
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    Par delà les chamailleries plus ou moins sectaires, et souvent sigificatives d’ailleurs, opposant les amateurs de chats (Baudelaire et Patricia Highsmith en tête) à ceux des chiens (de Thomas Mann à Cendrars), c’est un aperçu beaucoup plus vaste et divers de la permanence et de l’intérêt du thème que nous propose cet ouvrage richement illustré.
    L’intérêt de celui-ci tient d’abord aux essais plus ou moins savants qu’il rassemble, telle l’approche de la fonction des chats dans les romans policiers, par Renate Böschenstein, ou l’analyse très fine de «l’univers de l’artiste entre culture et nature» de Felix Philip Ingold, les approches ethnologiques de Juttna Buchner-Fuhs ou le retour sur image de Jean Starobinski interrogeant le contenu polysémique de la figure du chat selon Baudelaire, à la fois poète-amoureux sédentaire et savant concentré comme une pile atomique...
    Par ailleurs, l’ouvrage est enrichi de nombreux inédits, où une vingtaine d’auteurs suisse vivants se livrent avec plus ou moins d’originalité. Urs Widmer y révèle aussitôt un net préjugé antichien, tandis que Grytzko Mascioni sauve l’honneur canin en se disant plutôt «meilleur ami du chien», pour nous rappeler aussi que la supposée familiarité de l’animal recèle autant de mystère et de vertige dans sa présence que celle du chat.
    «Le chat et le chien, dans la littérature européenne et américaine, ont des arbres généalogiques très imposants», note Thomas Feitknecht dans son introduction à Chats et chiens littéraires, rappelant la mémoire fidèle du vieux chien d’Argos, dans L’Odyssée d’Homère, «le seul à reconnaître son maître de retour de ses errances», la fondation par Cervantès de la lignée des chiens qui parlent, l’apparition du Chat botté à la fin du XVIIe siècle ou le personnage inoubliable créé par E.T.A. Hoffmann avec son chat Murr.
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    Qu’il soit considéré comme un faire-valoir plus ou moins flatteur de l’artiste ou comme le symbole d’une énigme métaphysique (le chat d’Etienne Barilier, dans Enfin, est une métaphore de l’inconnaissable, de l’inatteignable, de l’absolu ou de la mort), le compagnon animal est aussi intéressant par sa fonction de reflet existentiel ou esthétique, que par les échappées qu’il ménage vers la fiction et l’imaginaire.
     
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    432270619_10233640260175165_6446941391975933435_n.jpgDe la plus triviale aspiration à créer la race supérieure du chien allemand sélectionnée dès la fin du XIXe siècle (nul hasard si le préféré d’Adolf Hitler n’est pas le bichon maltais) à l’imagination d’une nouvelle civilisation où les hommes s’en remettraient à la sagesse de leur meilleur ami, comme dans le fameux roman de science fiction de Clifford Simak intitulé Demain les chiens, en passant par les relations à la fois affectives et riches d’enseignements éthologiques qu’un Konrad Lorenz entretenait avec sa petite chienne Stasi (!), le thème peut se décliner dans tous les domaines et sur tous les tons, et nul doute que chatte ni chienne ne sauront reconnaître tous leurs petits «clonés» dans l’immémorial encrier humain...
    Chiens et chats littéraires. Editions Zoé et Office fédéral de la culture, 345p. Nombreuses illustrations.
    Images: Patricia Highsmith, Marcel Jouhandeau, Paul Léautaud, Blaise Cendrars, JLK et Filou.

  • Par les temps qui courent

     

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    L'honneur et le bonheur me furent accordés, en 1996, d'être le premier lauréat du Prix Edouard Rod, fondé par Jacques Chessex, pour mon livre intitulé Par les temps qui courent. Dans la foulée, Maître Jacques me fit un plus grand bonheur et un plus grand honneur encore, en préfaçant la réédition de ce livre aux éditions Le Passeur de Nantes. 

     

    Sound and fury par les temps qui courent

    Par Jacques Chessex

    De Jean-.Louis Kuffer, il n’est pas une attitude, ou un acte, qui ne montre un créateur. Romancier, poète, critique littéraire, commentateur de tableaux, peintre lui-même et dessinateur, Jean-Louis Kuffer est un artiste, au sens premier un homme d’ars, un artifex, celui qui façonne, qui invente et ne quitte jamais, même dans les moments de fatigue,un état de poésie où je le vois vivre, et se dépasser, avec une fureur allègre.

    Mais Jean-Louis Kuffer a choisi sur tous les autres le métier d’écrivain, car c’est dans l’écriture que cumule à  son regard ce qui l’attire et le passionne pour les livres, - évidemment pour les siens : la vibration et le timbre du texte, les ruses et les tours de sa syntaxe et de ses divers agencements, sa placedans l’œuvre et dans les œuvres du siècle, son retentissement précis, varié, en nous et en lui ; la voix sourde, aussi, qui court sous le texte, et que l’oreille de l’écrivain-lecteur doit capter chez l’autre et au fond de ses propres os.

    À cet endroit Jean-Louis Kuffer est un lecteur mimétique et un parfait écrivain, je veux dire : un homme d’écho à sa rumeur secrète, et à sa rertanscription patiente, têtue, aiguë, dans le manuscrit qu’il a sous la plume. Rumeur secrète ? Réseaux, appels, correspondances, portes battantes, cavernes pleines de trésors ou d’horreurs : voilà donc le métier de vivre et de l’écrire, toujours exigeant, surveillé, lucide dans les remous et les drames.

    Aussi bien l’œuvre de Jean-Louis Kuffer est-elle premièrement autobiographique : elle tire ses thèmes, sa substance, sa morale, de l’histoire de l’auteur lui-même. Elle comprend à ce jour quatre volumes, qui explorent et relatent les lieux, les figures, les circonstances de sa vie, plongeant la sonde dans un pays réel et imaginaire, très lourd de signification pratique, une sorte de deep South faulknérien, que Jean-Louis Kuffer retrouve dans sa propre rumeur, sound and fury de l’âge adulte, certes, mais élans, tourments, vœux de l’adolescence, et paysages, personnes, haltes de l’enfance heureuse et inquiète à la fois de tant de voies à pressentir et à nommer.

    Si j’écoute aujourd’hui le bruit des quatre livres de Jean-Louis Kuffer (car les livres ont un bruit, comme ils ont une densité, un poids, une distance, une couleur), je suis frappé par un bourdonnement sourd et précis, une tonne pleine d’échos, d’accords, de vibrations, de retentissements, quelque chose comme la contrebasse de Charlie Mingus et les tambours arabes modulés sous la mélodie vrillée de Mile Davis.

      L’écriture de Jean-Louis Kuffer a ce même don de rythme profond, insistant et intermittent, ce pouvoir d’association métaphorique, de liaison audacieuse et mélodieuse, de rupture soudaine – de break – dans le tempo du blues soutenu. J’ouvre Par les temps qui courent, le dernier livre de Jean-Louis, je prends Nus et solitaires et je suis immergé dans une solitude à couper au couteau et comme vibrante de sa nudité, une détresse claire où l’être presque exulte de n’être que l’être périssable, menacé, abandonné à sa soif de l’autre et de son propre salut improbable : « On venait de passer d’uneannée à l’autre et je m’étais retrouvé dans le quartier des naufragés de La Nouvelle-Orléans… Tu auras trente-trois ans cette année, me disais-je, et c’est l’âge qu’on dit du Christ en croix et celui de Mozart au Requiem ou de Rimbaud au Harrar, et toi tu n’as rien fait. 

    Toi, je, encore je, vous voyez, non point celui de l’ego à mettre en valeur mais le personnage en moi lucide, ironique, à regarder celui qui peine à devenir (ou simplement à rester) l’image en lui de l’écrivain qu’il veut être, qu’il doit être, par les temps qui courent et qui ruinent.

    Drôle d’entreprise, se raconter, quand on n’a que ses manques à dire, ou ses failles, ses errements, et la chère caverne aux trésors enfantins paraît si loin, et si proches, si invitantes sont les tentations du rire noir. C’est alors que revient le propos de Thomas Wolfe, souvent invoqué, et qui se tient en épigraphe sombre à ce livre : « Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’bscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère ; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommensurable prison de cette Terre. »

    Il est intéressant, cet agrandissement paradoxal de la matrice à la prison du monde, de la chambre d’hôtel au voyage intercontinental, - La Nouvelle Orléans, le Texas, New York, Tokyo, Cortone, Florence, Rome, un hôpital ou le bar de la Tour, à Lausanne, ou telle rêverie dans les livres, très souvent sur les traces du pèlerin admirable, Charles-Albert Cingria, compère très aimé et célébré.

     

     Qui dit agrandissement, à l’ordinaire, dit aussi enrichissement et plaisir. Tout se passe comme si Jean-Louis Kuffer, en voyageant, se retrouvait moins cerrtain qu’au point de départ. À savoir que se déplacer n’est pas s’augmenter, ou penser plus juste, plus près de son destin ou de sa singulaité métaphysique. Charles-Albert Cingria le savait, qui s’étonnait de la multiplicité et de la ressemblance des phénomènes. Jean-Louis Kuffer, à son tour, se déplace sans illusion : c’est son style, comme celui de Charles-Albert, qui accuse la stupeur des chutes, des extases et des analogies fantastiques. Car voici une écriture au vigoureux relief, à la fois de syntaxe et de lexique, une écriture  toujours marquée d’une puissante et farouche liberté d’esprit. J’en éprouve un sentiment de connivence, d’admiration et de plaisir qui me lient, feuillet à feuillet, davantage à l’ouvrage entier.

    Mais que serait le style sans la volonté, l’esprit, le cœur qui le nourrissent et le tiennent ? Les sept chapitres des Temps qui courent sont habités par ces forces, cette tension bénéfique, et cela aussi les agrandit, comme la vision tutélaire et prophétique de Thomas Wolfe, à la dimension des seuls ouvrages nécessaires.

     

    Ecrivant sur la peinture et Czapski, « chaque toile, remarquait Jean-Louis Kuffer, si banal ou même trivial qu’en semble parfois le sujet, nous apparaît comme une tentative éperdue de transmettre une révélation ». Je réfléchis sur cette proposition, ne pouvant m’empêcher de la rapporter au travail de l’écrivain de Par les temps qui courent. J’ai toujours pensé moi aussi qu’une œuvre est forte si elle révèle plus qu’elle même, - au-delà de la matière, de l’écriture, du monumentum, du bloc mallarméen du Livre, c’est alors un lien avec le sacré, avec la merveille ou la part de transcendance qui éclaire le mystère physique du texte comme l’âme est la lampe du corps.

    « La vie est là, simple et terrible, nous dit la peinture de Joseph Czapski. » Quand il note cette évidence, comme dans les chroniques des Temps qui courent, Jean-Louis Kuffer reconnaît la rencontre, insupportable d’obscure simplicité, du réel et sa verticalité abyssale – relisez Limbes de l’Abyssin.

    Survient alors la mort du père, - voici Tous les jours mourir, où le texte à la fois porte la peine heure par heure et s’élève, par l’effet d’une plénitude grave, à une magnifique intuition de la mort dans la vie, la perte, le silence, l’impuissance du vivant, les ténèbres qui veulent gagner, la mémoire qui ne cède pas, le mot qui demeure religieux : « …je voyais les objets, je voyais le monde, et c’était le monde qui priait ».

    Peu de livres m’ont donné,depuis quelque temps une telle joie et une telle émotion. C’est aussi qu’il répond à mon vœu qu’un livre soit plus qu’un livre, si de la maille de l’écrit y naît l’Idée, ainsi dans la lutte biblique avec l’Ange, les efforts désordonnés de l’homme lui apprennent sa part de divinité, et toute page digne d’être lue manifeste cette découverte.

    Un écrivain vrai nous surprend toujours : je ne pronostique rien, je pressens. Jean-Louis Kuffer agit sur un espace très proche, battu de nos piétinements et nos combats et sur les confins où luisent les ailes des anges. Je sais qu’il explore ces territoires au plus près, au plus enfoui, avec une stupeur méticuleuse qui nous vaudra, toutes ces années qui viennent, de denses, inquiétants et beaux ouvrages de poète visionnaire et de conteur dur. Lui-même les ayant gagnés, ou reçus, comme la manne que reçoit l’errant aveugle de faim en plein désert.

    Ropraz, 1996.

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