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Carnets de JLK - Page 5

  • Le zombie et l'Artiste

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    A propos de Jeff Koons et de Nicolas de Staël.

    Il faut saluer avec des vivats rétrospectifs, au lieu de s’en indigner à la vertueuse, l’apparition à valeur désormais mythique, au pinacle du Marché de l’Art, du charlatan Jeff Koons et de sa putain politicienne au surnom féerique de Cicciolina.

    Cette apparition - plus de vingt ans avant l’intronisation du président atypique Donald Trump, et contemporaine de la montée en puissance du Cavaliere Silvio Berlusconi, lequel aura fait de la télévision l’usage éminemment créatif de son influence impériale, comme il en est aujourd’hui de l’usage de TWITTER par le «locataire de la Maison Blanche», selon l’expression consacrée – me semble à vrai dire plus qu’un épisode de la légende dorée du seul Marché de l’Art en cela que la success story de Jeff Koons, de manière évidemment plus impactante que celle d’un Joël Dicker dans l’univers tout de même confiné du best-seller imprimé ou numérique, réalise à de multiples égards les fantasmes de la société présente et future de l’espèce zombie dont chacune et chacun oublie parfois qu’elle a conservé un cœur d’enfant et que sa disposition matinale, relevant d’une hygiène maîtrisée, suppose la relance de son constant émerveillement. Poil aux dents.

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    Mais j’ai mal commencé en taxant de charlatan celui qui fut d’abord un jeune courtier d’affaires de Manhattan, fils d’un marchand de meubles accessoirement adonné à la décoration d’intérieur et d’une couturière modeste, donc au fait des réalités de ce bas monde, moins verni à la base que ce fils à papa de Donald Trump et cependant remarqué dès son enfance par ses dessinages joyeusement coloriés sur le thème du lapin Rabbit - alors quoi du charlatan là-dedans ?

    Je me reprends donc en langage plus approprié en reconnaissant à Jeff Koons la double expérience initiale, bien avant ses premières interventions sur la Scène Artistique, du plasticien virtuel et du potentiel entrepreneur financier décidé à faire fortune, peut-être sous l’influence directe des fameuses émissions télévisées du futur personnage «le plus puissant de la planète», mais à son modeste échelon, comme Jeff le rappellera lui-même volontiers.

    ***

    Cependant il convient de documenter, brièvement, les tenants du «parcours de rêve» accompli par le rejeton de Gloria et Henry, dont un détail significatif, et quelque part émouvant aussi – ou déjà suspect, diront certains mauvais esprits dont je suis – mérite d’être relevé.
    Ainsi ce bon vieil Henry Koons accoutumait-il, pour attirer les clients en son magasin d’ensemblier-décorateur, d’orner ses vitrines de tableaux copiés et signés par son fils de neuf ans seulement, presque aussi précoce que Pablo Picasso recopiant lui aussi les reproductions des maîtres du Prado à sept ans mais sans les signer: nuance.

    Le fils «prodige» est d’ailleurs loin de snober son paternel, puisqu’on voit l’adolescent, démarcher rubans et dentelles au porte-à-porte, déjà sensible à la beauté du joli qui établira, des années plus tard, sa notoriété de chantre universel du kitsch.

    Parenthèse sardonique: un critique morose a pu dire, en des temps heureusement révolus, que le propre du Bourgeois, ou pire : du Petit-Bourgeois, était de trouver beau ce qui est joli et joli ce qui est beau, mais vous savez ce que Jeffie pense de la critique: des nèfles, toujours à rabaisser le génie…

    Lui-même , comme souvent les artistes ou les écrivains contraints de faire tous les métiers, n’a d’ailleurs jamais eu le temps de se prendre la tête à propos de ces notions de copie signées ou de critères esthétiques à la flan : il est dans le trend de la vie et va jusqu’à vendre des bouteilles de Coca sur un parcours de golf pour aider ses vieux à payer ses études, bref il paie de sa personne comme il le fera tout au long de sa carrière, et notamment dans sa série Made in Heaven, que je traduira par Label Paradis où, brisant les codes et bravant les interdits, il fait photographier et sérigraphier ses étreintes torrides avec la Cicciolina – mais j’y reviendrai…

    Du moins faut-il compléter, tant soit peu, ce trop bref aperçu du transit pour ainsi dire astral de celui qui n’était pas encore, cependant, une étoile montante à la fin des seventies où, élève à Chicago du remuant Ed Paschke, créateur d’une Vaca victoria controversée, il allait commencer d’entrevoir un nouveau concept personnel à développer entre néo-pop art finissant et revival post-surréaliste à la Salvador Dali, etc.

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    Jeff Koons, immédiatement soucieux de sa «fonctionnalité marchande» - pour emprunter une formule de mon ami sociologue marxiste Jean Ziegler -, est un pur produit de son époque en tant que «plasticien» le plus servilement conformé à un Système schizophrénique intégrant, dès la fin des années 70, la culture et la contre-culture, toute forme de rébellion et son contraire, la prétendue critique de l’académisme et son développement exponentiel en tant que sous-produit, disons pour faire court : un produit-symptôme autant qu’un sous-produit fantôme avant la lettre de la nation zombie.

    Jeff Koons sort, métaphoriquement s’entend, du pissoir de Marcel Duchamp et de la série des ready-made, comme son mentor Ed Paschke est sorti des portraits tamponnés d’Andy Warhol avec ses effigies déformées de stars du cinéma (Marilyn Monroe, etc.) ou de l’Histoire de l’art démystifiée (La Joconde, etc.), et tous les produits à venir de la firme Koons, comme ceux de la Factory du cher Andy, ressortiront à un incessant mouvement de recyclage des déchets qu’on pourrait dire insignifiant en termes artistiques alors qu’ils signifient au contraire la Mort de l’Art cautionnée au plus haut niveau par nos élites commerciales, politiques et culturelles.
    Avec le financier véreux Bernard Madoff qui l’a kiffé avant tout le monde, pour parler branché, Jeff Koons participe bel et bien à cette course au néant pointée dès les années 20 du XXe siècle par un Stanislaw Ignacy Witkiewicz dans ses écrits sur l’Art en train de se transformer en ornement, vidé de toute substance, des lieux d’aisance du bien-être généralisé.
    Bref, le tramway DÉSIR de l’avant-garde du début du XXe siècle n’en finit par de bringuebaler sur la ligne dite progressiste qui conduit à la station CIMETIÈRE, etc.

    Avant d’en venir à l’évocation de ma première découverte des produits de la firme Koons, en 1992, j’estime loyal de préciser quelque peu en quoi consiste ma perception personnelle de la chose artistique en sa spécificité remontant à la nuit des temps humains, du côté de Lascaux ou Altamira, ou avant, ou ailleurs, peu importe – on m’a très bien compris, merci.
    Plus précisément, je voue à la peinture une vraie passion depuis l’âge de douze ou treize ans, ayant longtemps regardé quelques beaux livres de notre bibliothèque familiale, dont me reste le souvenir de rêveries plus ou moins languides à la vue des corps et des visages de L’Éveil du Printemps de Sandro Botticelli, et ensuite sous l’influence d’un prof de dessin à dégaine d’artiste et au parler distingué du nom de Gauthey – je tiens à saluer ici sa mémoire de très bonne personne, qui ne dessinait guère mais aimait à parler de ce qu’il aimait en nous laissant faire ce qui nous chantait.

    Ma dilection particulière pour les neiges noires et les murs chaulés aux écailles roses ou bleuâtres ou aux verts acides de lierre urbain, dans la lumières jaune laiteux des réverbères trouant la nuit d’hiver, tels que les restituent les évocations montmartroise du peintre Maurice Utrillo, ne laissa d’être remarquée par ce Monsieur Gauthey qui me conduisit bientôt dans la Provence de Cézanne et sur les îles saintement païennes de Paul Gauguin, puis dans les jardins de Monet, les jardins de Manet et les jardins de Bonnard.
    J’aimais les leçons de Monsieur Gauthey qui avait une voix douce et une lavallière, je le sentais sensible à ma sensibilité et j’étais tout content de me retrouver une fois par semaine dans son atelier scolaire - et quand on est content dans notre pays on s’exclame : c’est bonnard !

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    Or le Français Pierre Bonnard, comme les Russes Chaïm Soutine et Nicolas de Staël, les Nordiques Edvard Munch et Emil Nolde, les Anglais Francis Bacon et Lucian Freud, le Polonais Joseph Czapski et le Genevois Thierry Vernet, entre peu d’autres, dessinent aujourd’hui encore, dans mon ciel pictural, la constellation des poètes de la peinture qui me sont proches, chacun à sa façon, avec de variables intensités mais sous le signe de la même fusion passionnelle absolument absente de la plupart des productions plastiques contemporaines, qui sont autre chose ou rien du tout – je dirai prestement en ce qui concerne le pauvre Jeff Koons : rien du tout.

    Sur quoi j’entre dans le vif de ma première colère, évidemment motivée par ce que je viens de noter, et remontant à ma visite, un soir de l’année 1992, de la première exposition des produits de la firme Koons dans l’espace très smart d’un ancien entrepôt industriel réhabilité, en pleine ville de Lausanne, où je me pointai par curiosité après avoir pris connaissance d’un article sur l’événement en question assorti d’un entretien dans lequel Jeff Koons affirmait ne jamais toucher de ses propres mains aux produits qu’il exposait, l’artiste selon sa conception ne devant faire que faire faire en sorte d’échapper à un processus d’ordre, selon lui, masturbatoire.

    Je ne savais rien alors de beaucoup plus précis sur ce plasticien déjà connu des spécialistes - dont je n’étais aucunement au sens convenu - , et des gens à la page qui se pressaient ce soir–là, débarqués de longues voitures venues des banlieues résidentielles de nos villes lémaniques voire même alémaniques, en ce lieu qui était déjà depuis quelque temps, m’avait-on dit, the place to be.

    Autre précision nécessaire à la clarté de l’exposé qui suit : je me trouvais alors, âgé de plus de quarante ans, responsable des pages littéraires du journal 24 Heures, et donc point vraiment appelé, à ce titre à me prononcer sur l’exposition en question, à cela près qu’il m’arrivait de commettre des éditoriaux relevant de la gamberge plus générale où j’avais libre cours de traiter de sujets de mon choix.

    Ainsi me revois-je ce soir-là, tout expectatif mais sans m’attendre à vrai dire à rien de trop particulier, longeant les trottoirs enneigés où diverses créatures roumaines ou brésiliennes battaient le pavé en grelottant, puis gagnant l’étage mieux chauffé du vaste penthouse déjà surpeuplée de bruissantes dames à visons et de sémillants messieurs déambulant snobement, verre en main, le regard plus ou moins blasé sur les reproductions sérigraphiées de telle intromission de verge mâle en tell vulve femelle, puis de fellations en sodomies traitées en tons douceâtres proprement sulpiciens, puis encore d’angelots de bois conduisant une truoe ou de caniches sculptés en bois polychrome, constituant aussi bien la matière de la période dite Made in Heaven.

    D’un coup m’était apparu l’Apparition, si j’ose dire: d’un seul regard tournant, contournant et retourné, j’avais avisé l’event représenté par tout ce beau monde se pâmant devant ces objets censés le provoquer et le déranger, et ces miaulements , ces jappements, ces minaudements et toussotements entre canapés et flûtes de Champagne, ces ronds-de-jambes autour des bibelots de l’inénarrable camelot.

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    Cependant, agoraphobe et plus encore vomissant physiquement cette clinquance mondaine, je me trissai et me carapatai en douce en me promettant de revenir le lendemain, carnet en main, en sorte de détailler plus sûrement le matériau exposé dont je pressentais déjà ce qu’il signifiait par delà son insignifiance porno; et ledit lendemain je demandai donc, à la digne galeriste et vestale du lieu, une dame Lehmann épouse de trader new yorkais, la liste des prix qu’elle me remit non sans quelque réserve hésitante – « Ah mais seriez-vous donc collectionneur ? » s’inquiétait-elle – « Eh, qui sait ? » lui laissai-je entendre… – sur quoi je vis ce que j’avais aussi à voir, qui nourrirait la chronique que je me promettais d’ores et déjà de tirer de ce micmac.

    Dame Lehmann, à lire la prose arriérée du provincial homoncule que je représentai probablement à ses yeux, envisagea de lancer ses avocats à mes trousses et de me conduire au procès, et peut-être y avait-il de quoi, mais l’avocat de notre journal s’entremit pour lui déconseiller cette publicité après l’afflux de lettres de lectrices et de lecteurs survenus en soutien au folliculaire.

    Il est vrai que j’y étais allé assez fort, révélant soudain au quidam le détail des choses, et plus précisément le prix détaillé des choses.
    J’annonçai ainsi à la lectrice et au lecteur peut-être serrés en fin de mois que tel jet de foutre du sieur Koons, sur le derrière de sa catin mauve, était proposé, en sérigraphie de moyen format au glamour gluant, pour la somme de 60.000 dollars. J’usai de termes sévères à l’endroit de l’exposition dans son ensemble, parlant de «chiennerie pseudo-artistique» et, poursuivant l’inventaire de la fameuse liste réservée au collectionneur, j’informai l’amateur éventuel qu’une fellation de Jeff par Ilona lui coûterait, cette fois en grand format, la somme de 80.000 dollars, que le caniche de bois polychrome ou la truie conduite par des anges, là-bas au fond du penthouse, lui reviendraient à 50.000 dollars pièce, tandis qu’un grand bouquet de fleurs sculptées, préfiguration de célèbres tulipes à venir, se trouvaient offertes pour quelque 149.000 dollars, TVA non comprise.

    Pour aggraver mon cas, je parlai de «porcherie modèle» à propos de la galerie de Dame Lehmann où avait afflué tout une société de gens sûrement influents des sphères économiques et politiques de nos régions, mais je ne me doutais pas alors que mes anodines imprécations - juste condamnées par le vidéaste radical non moins que régional Jean Otth, qui ne pouvait laisser passer ma chronique intitulée Pourrisseurs de l’Art et s’était donc fait un devoir éthique de me comparer à l’inévitable parangon de censure du nom de Joseph Goebbels -, préludaient à l’extension mondiale de l’empire kitsch de Jeff Koons, jusqu’à des hauteurs proprement béantes.

    La révérence tactique du plasticien Jean Otth à l’entreprise de Jeff Koons, qu’il vomissait sûrement, en réalité, tout en me comparant à l’esthète nazi au nom de l’art contemporain pour se faire bien voir de la critique établie et du milieu culturel, mérite d’être relevée au titre, précisément, du consentement général, à tous les étages de la culture et de l’économie, des agences de publicité et de la démagogie politicienne, saluant la réussite manifeste du battant à babines.

    Or rompons, un instant, avec ces mornes obscénités, pour nous rappeler une tragédie marquant peut-être, symboliquement tout au moins, la mort d’un certain Art millénairement moderne en voie de dangereuse surexposition.

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    Je reviens donc en septembre 2018. Lady L. et moi ressentons la peinture d’une manière proche. L. est dénuée du moindre snobisme et chacun fait, à l’instant, son chemin dans les salles de l’Hôtel de Caumont d’Aix-en Provence où sont exposées les toiles de Nicolas de Staël en ses dernières années de 1953 et 1954.
    Pas un instant, cela va de soi, je ne pense en ces lieux au monde que résume l’ignoble sourire de Jeff Koons: nous sommes saisis de sereine attention, les visiteurs de l’expo sont comme pénétrés eux aussi de la silencieuse musique de cette peinture, sans qu’on puisse parler de vénération convenue : tout est noble, harmonieux, concentré, transfiguré par la couleur et la perception quasi physique de l’Être, oui : cette peinture nous fait être plus, cette peinture n’est pas abstraite au sens ordinaire même si elle ne figure pas toujours au sens ordinaire, nous savons qu’elle a ressuscité des visions solaires de Provence ou d’Agrigente dans la solitude d’un trou d’ombre ; comme les grands poètes vont au fond des mots Staël est allé à l’essence de ces choses que sont les arbres et les pierres le long des chemins, le ciel et les lointains, l’espace vu de dedans ou de partout - comment dire ?
    Je le dis brutalement : à l’ère des fripouilles abjectes du marché de l’art mondialisé, dont le parangon est évidemment un Jeff Koons, l’intime joie de Nicolas de Staël illumine chacun en son humble tréfonds.

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    Nicolas de Staël se donna la mort en se jetant du haut de son immeuble, à Antibes, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955. Le jeudi 17 mars à 4h du matin son ami Pierre Lecuire écrivait à Françoise de Staël : «Oh, Françoise, j’en avais toujours peur. Et pourtant, le voyant plus dur, je pensais que cela serait évité. Nous ne sommes jamais assez bons. Je ne peux plus penser à rien qu’à sa solitude. J’avais horreur qu’il me dise qu’il aimait la mort, tant j’avais peur que ce ne soit vrai».
    Et quelques jours plus tard, à une autre amie : «Il tenait de l’archange et de l’enfant, de l’un la profondeur, le chant, l’ouverture aux choses grandes et terrifiantes, de l’autre, la cruauté, les perspectives versatiles, la ruse et finalement l’innocence, la magnétique innocence »…

    On sait qu’une dramatique relation sentimentale est en partie à l’origine de cet acte désespéré de Nicolas de Staël, qui ne suffit pas pour autant à l’expliquer, pas plus que la panique de l’Artiste devant la montée en flèche de sa cote à la Bourse des marchands du Temple - et comment ne pas se taire à l’évocation de tel mystère personnel ?


    Et ensuite, par égard à sa mémoire, comment ne pas faire taire les caquets devant l’idole végétale du pauvre Puppy, dont les avatars suivants constitueront autant d’injures à la face de l’Art, célébrées par cette même meute imbécile que redoutait Nicolas de Staël ?

    (Ce texte est extrait du quatrième des sept chapitres du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas, ledit chapitre ayant pour titre Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons).

     
  • Rebatet le fasciste

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    Ma  visite à l'écrivain maudit
    Dix ans après la mort de Céline, Lucien Rebatet passait, au début des années 1970, pour l’écrivain le moins fréquentable de la France littéraire. Condamné à mort pour faits de collaboration, il avait échappé de justesse au poteau après des mois, les chaînes aux pieds, à attendre le peloton. Des propagandistes du fascisme, il avait été le plus frénétique par ses écrits, notamment dans les colonnes de Je suis partout, plus encore  dans le pamphlet furieusement antisémite intitulé Les décombres, paru en 1942 et qui lui valut un énorme succès. Connu de ses amis pour sa couardise physique, Rebatet s’était comporté, face à ses juges, avec une indignité complète. Autant dire qu’un tel personnage n’avait rien d’attirant. Mais Lucien Rebatet avait écrit, en prison, un roman magnifique : Les deux étendards. Je l’avais lu à vingt-cinq ans, quelque temps après m’être éloigné du gauchisme bon teint. Un voyage en Pologne, la découverte du Rideau de fer et du socialisme réel, la lecture de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et maintes conversations sur les méfaits du communisme, dans le cercle des amis des éditions L’Age d’Homme, à Lausanne, me portaient naturellement à prendre le contrepied du conformisme intellectuel de l’époque, à l’enseigne duquel un Rebatet faisait figure d’ « ordure absolue ». Avec les encouragements de Dominique de Roux et de Vladimir Dimitrijevic, je me pointai donc un jour, moi qui n’était ni fasciste ni antisémite non plus, chez ce petit homme perclus d’arthrose, vif et chaleureux, qui ne tarda à me lancer qu’à mon âge il eût probablement été, lui, un maoïste à tout crin... Les lignes qui suivent reprennent l’essentiel de l’entretien que je publiai au lendemain de ma visite, qui me valut pas mal d’insultes, de lettres de lecteurs indignés et même une agression physique dans un café lausannois. Bien fait pour celui qui se targuait d’indépendance d’esprit…


    Entretien avec Lucien Rebatet. Paris, 14 mars 1972.
    Vingt ans après la parution de son plus beau livre, Les deux étendards, Lucien Rebatet se trouve toujours au ban de la plupart des nomenclatures du roman français contemporain, son nom ne se trouvant prononcé, par les professeurs de littérature et les critiques, qu’avec le mépris réservé en général aux assassins et aux filous. La raison de cette conspiration du silence : ses opinions politiques. Rebatet fut en effet partisan, jusqu’à la dernière heure, du national-socialisme, « et de l’espèce la plus frénétique », ajoute-t-il lui-même.

    Je l’imaginais de haute taille et tonitruant, et je l’ai trouvé plutôt frêle, petit, en robe de chambre et les mains déformées par le rhumatisme, l’œil rieur, d’une gentillesse vous mettant tout de suite à l’aise alors qu’il vous accueille comme s’il vous connaissait depuis longtemps. J’imaginais un intérieur de grand bourgeois cossu (il réside dans l’un des quartiers huppés de Paris) et je suis entré dans un appartement modeste, seuls le bureau et la bibliothèque du maître des lieux en imposant quelque peu. Très vite, le contact allait s’établir : à soixante-neuf ans, Lucien Rebatet m’a sidéré par sa jeunesse d’esprit.
    Or il a commencé par évoquer sa condition de proscrit : « Comme on ne m’a pas fusillé, vous comprenez qu’il fallait au moins me clouer le bec. Brasillach liquidé, on pouvait reconnaître son talent. Mais le nazi Rebatet, un écrivain valable ? Pensez donc ! Notez que ma consolation vient des jeunes, qui me semblent beaucoup plus intelligents que leurs aînés. Ils sont ainsi très nombreux à m’écrire, pour me dire qu’ils discutent ferme autour des Deux étendards.
    Sans fausse modestie, Lucien Rebatet parle de son chef-d’œuvre avec passion. Il sait bien que les succès annuels de la moulinette littéraire disparaîtront peu à peu des mémoires, et que Les deux étendards demeureront. Pourtant, avant d’aborder plus longuement ce livre qui a motivé ma visite, j’aimerais qu’il s’exprime à propos de ses positions politiques dont je saisi mal les tenants.
    « Ah ! vous savez, notre génération a été sacrifiée par la politique. Vous n’avez pas idée, vous qui êtes né après la guerre, de la férocité de la lutte que nous avons dû mener. C’est que la France, en ce temps-là, était dans une pagaille invraisemblable. Vous avez lu Les décombres, hein ? C’était ça, la France : tout y était corrompu, et nous sentions qu’il fallait dire non. Non à la corruption, non au désordre, non au communisme ! Mais allez : à part la lutte contre les « cocos », tout cela est du passé. Un jour, j’ai d’ailleurs écrit dans Rivarol que les gens de mon bord seraient prêts à confesser leurs erreurs, le jours où ceux du bord opposé en feraient autant… »
    Suivent quelques propos sur la situation politique actuelle, les « maos » en France, Sartre et la mort tragique d’Overney (« C’est ces intellectuels boutefeu qu’on devrait arrêter, et pas les petits gars qui militent ! », lance-t-il à ce propos), ou le rappel des jours qu’il passa à Sigmaringen en compagnie de Céline : « Il était inénarrable, surtout quand il insultait les Boches. D’une verve prodigieuse ! Il parlait véritablement sa littérature ! »
    Dans ses moments d’emportement, Rebatet semble cependant m’adresser un clin d’œil, comme sous l’effet de la distance prise : « Voyez-vous, je ne suis pas un politique. J’ai toujours été mal à l’aise dans ce monde-là. Et je ne suis pas un homme de lettres non plus, Disons que je suis une sorte de propagandiste de certaines idées. » Et comme je m’en étonne, il précise : « Oui, la littérature a toujours été, pour moi, un manifeste, comme dans Les décombres, ou un luxe et une joie, comme dans Les deux étendards. »
    Ensuite, comme je lui demande s’il n’y a pas aussi un moraliste chez lui : « Pas moraliste pour un sou s'il s’agit de défendre la Morale ou les Valeurs bourgeoises. Vous le savez bien : le capitalisme est une sorte de vol organisé. Mais si vous le prenez dans le sens où l’entendait un Brice Parrain, alors d’accord : moraliste, si l’on considère que la philosophie doit servir à améliorer l’homme… »

    Mais venons-en aux Deux étendards, dont il faut situer d’abord le cadre du grand débat qui s’y développe. Entre Paris et Lyon, trois jeunes personnages à l’âme ardente : Michel Croz, garçon de vingt ans qui débarque à Paris dans les années 1920 pour y achever ses études. Ancien élève des pères, qu’il abhorre, il découvre l’art et la volupté, ainsi que sa vocation d’écrivain. Parallèlement, son ami Régis Lanthelme, resté à Lyon, lui apprend qu’il va entrer chez les jésuites alors même qu’il vient de tomber amoureux fou d’une jeune fille du nom d’Anne-Marie. Michel tombe à son tour amoureux de la belle et, pour s’en approcher, tente de se convertir à la religion qui unit ses deux amis. Peine perdue. Or, fondu dans une histoire d’amour impossible (Anne-Marie ne pouvant suivre ni Régis ni Michel dans leurs croisades opposées pour le Ciel et la Terre), les débat des Deux étendards fait s’empoigner  un défenseur de la « religion des esclaves » (le christianisme selon Rebatet) et son contempteur, le nietzschéen Michel.
    « Michel Croz, m’explique l’écrivain, est un contestataire avant la lettre. Ce qui le concerne est en partie autobiographique. Il me ressemble. Mais à vingt ans, il est beaucoup plus intelligent que je l’étais, moi. En face de lui, Régis appartient au passé. On pourrait même dire que c’est un personnage historique, comme si le roman se déroulait au XVIe siècle. De nos jours, sa foi d’acier en ferait un intégriste rejeté par l’Eglise romaine, une sorte d’abbé de Nantes. Quant à Anne-marie, c’est vraiment ma fille. Elle a des traits de femmes que j’ai connues, sans doute, mais le personnage, dans sa vie propre et sa manière de s’exprimer, est entièrement inventé ».
    A la question, que je lui pose alors, de savoir où il se situe aujourd’hui par rapport à son roman, Lucien Rebatet me répond qu’il lui reste tout proche : « Comme je vous l’ai dit, la jeunesse m’y fait revenir sans cesse. Et puis, les jours où l’on se trouve dans un livre qui marche bien sont les plus beaux de la vie avec l’amour quand on est jeune… »
    J’aimerais en savoir plus, cependant, sur les circonstances dans lesquelles son roman a été composé.
    « Le 8 mai 1945, j’ai été arrêté par la Sécurité militaire à Feldkirch, en Autriche. J’étais parvenu au chapitre XXVII du livre. Grâce à ma femme, demeurée en liberté, qui se démena pour faire rapatrier mon manuscrit, j’ai pu reprendre mon travail en cellule. A Fresnes, j’étais enfermé en compagnie d’un bandit corse que je bourrais de romans policiers pour le faire taire. La condamnation à mort tomba le 23 novembre 1946. Dès lors, je passai 141 jours les chaînes aux pieds, pendant lesquels j’achevai ce qui allait devenir Les deux étendards. Enfin, sur l’intervention de Claudel, qui estimait qu’on ne pouvait exécuter l’homme qui avait déculotté Maurras, je fus gracié par Vincent Auriol le 12 avril 1947. ma peine étant commuée en travaux forcés, j’allais être transféré à Clairvaux, séparé de mon manuscrit pendant deux ans… »
    Evoquant sa captivité, Lucien Rebatet s’en rappelle les affres autant que les aspects positifs : « Sur le plan de l’existence quotidienne, ce fut un enfer stupide, même pour les politiques. Mais pour écrire, c’était extraordinaire. Tous les soirs, on m’enfermait dans une « cage à poules » de 2mx2m où régnait une paix royale. De six heures à minuit, j’écrivais sans discontinuer. En novembre 1949, enfin, la dactylographie de mon roman, représentant 2000 pages  environ, me parvint par une voie clandestine. J’y travaillai encore dix mois puis il me quitta, entièrement tapé, par l’entremise d’un charcutier qui fournissait notre cantine. Ma libération eut lieu l’année de la parution du livre, en juillet 1952, après sept ans de prison. »
    La conversation, largement arrosée de whisky, s’est prolongée des heures, jusqu’au déclin du jour. Après que Madame Rebatet eut annoncé la nécessité de se préparer pour une séance de cinéma (sous le nom de François Vinneuil, Rebatet tient aujourd’hui encore une chronique cinématographique, avec une pertinence qui n’a d’égale que sa connaissance encyclopédique de la musique), les interlocuteurs se sont levés dans la pénombre et se sont dirigés vers la porte sans que l’écrivain ne cesse de s’adresser à son visiteur: « L’art nous permet de mieux exister, n’est-ce pas ? Voilà ce qu’il nous reste, mon vieux : un certain nombre de valeurs aristocratiques, que ceux qui en ont le désir et la volonté doivent développer. La lucidité, d’abord, et la lucidité partout et à tout instant. Ce qui me paraît très grave, dans l’art d’aujourd’hui, c’est que de nombreux créateurs ne semblent tendre qu’au néant et à la désintégration. Ce qu’il nous faut, au contraire, c’est construire, réinventer des formes correspondant à notre temps, en individus et non en troupe grégaire, avec le « pied léger » cher à Nietzsche… »
    Rebatet3.jpgLucien Rebatet. Les deux étendards. Gallimard, collection Soleil, 1312p.
    A lire aussi : Une histoire de la musique. Robert Laffont, 1969.

    Photo de Lucien Rebatet en mars 1972: Paule Rinsoz.
    Lucien Rebatet est mort en septembre 1972.

  • De la folie ordinaire

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2023)
     
    À la Maison bleue, ce mardi 24 janvier.- À en croire le visionnaire génial qu’était Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), ce qui caractériserait le XXe siècle et ses suites actuelles consisterait en une acclimatation graduelle et généralisée - comme on parle d’un cancer généralisé par métastases - de la folie, qui deviendrait la norme collective malgré les sursauts sporadiques de résistance personnelle ou autres mouvements de rejet.
    Witkacy (son surnom familier) s’est suicidé en 1939 alors que la Pologne allait subir les conséquences du déchaînement des deux folies collectives pas du tout ordinaires qu’étaient le nazisme et le communisme, non sans nous laisser un prodigieux héritage d’écrits (romans, pièces de théâtre, essais philosophiques,etc) redécouverts depuis les années 60 et dont les constats sont plus pertinents aujourd’hui que jamais, à commencer par son aperçu de la folie ordinaire et de ce qu’il appelle, lus particulièrement, le nivellisme, sur lequel se fondera un nouveau parti - et comment ne pas voir que les nivellistes sont aujourd’hui partout ?
     
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    Avant Orwell, mais après Dostoievski et Nietzsche , Witkacy a vécu dans sa chair la bascule d'un monde à l’autre en vivant de près la violence physique et métaphysique, et plus encore verbale et même érotique de la Révolution bolchevique.
    Sa folie personnelle qui était à la fois d’un artiste et d’un penseur puissamment sexué, d’un acteur en scène à mille masques et d’un farceur, était naturellement incompatible avec les idéologies communiste ou fasciste relevant de la démence la plus ordinaire, au même titre que le taylorisme à l’américaine ou les techniques actuelles de maintien du Bien-Être, comme il l’avait aussi pressenti en prophète du wellness nihiliste - et c’est sa propre folie, choisie comme un destin, et follement inventive parce que mimétique, qui lui aura permis de percevoir la montée en insignifiance de la folie acclimatée, notamment par la publicité normative et la monétisation d’un bonheur obligatoire , et de figurer les grands thèmes du nouveau fantastique social.
    La folie acclimatée est notre bain quotidien, dans lequel un jeune écrivain de tous les sexes - ce qui signifie inclusivement tous les genres - n’a qu’à puiser pour y trouver les ressources d’une représentation à fonction décapante, selon l’expression des médias.
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    Un bon exemple de cette démarche se trouve dans les premières pages, fondatrices à mes yeux, d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dont le titre même singe le langage de la nouvelle idéologie gestionnaire - et le public l’a bien vu, surtout hors de France où l’on reste assez conventionnel en matière de critique panique et rétif à la franche singerie, pédantisme littéraire hexagonal oblige...
    Le problème évidemment, pour un jeune auteur multisexe, est de ne pas tomber dans le travers de la moquerie condescendante dans sa ressaisie phénoménologique des donnés de la folie ordinaire - Il lui faut aller au charbon: ne pas se contenter de dire des choses mais s’efforcer de les raconter.
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    Houellebecq en est là encore un bon exemple, de même que Martin Amis dans Lionel Asbo ou, plus près de nous, l’insolent Quentin Mouron dans un roman encore inédit traitant d’un jeune couple d’influenceurs vivant leur double vie sans bien savoir laquelle est réelle et laquelle virtuelle- ce qui n’a plus la moindre importance à l’époque où nos webcams baisent entre elles sans nous demander de mettre la main à la croupe, n’est-ce pas ?

  • Au profond Aujourd'hui

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    « Nous ne sommes pas désespérés: nous sommes dans la perplexité » (Emmanuel Berl)
     
    Pages de journal d’un cardiopathe, au tournant de l’année...
     
    Ce vendredi 30 décembre.- Je constate ce matin que j’ai oublié hier de prendre mes médicaments, ce dont mon corps et mon sommeil de la nuit dernière ont peut-être pâti ? Je n’en suis pas sûr, mais ce qui est certain est que les trois formules qui me sont venues ce matin découlent d’un mélange de fatigue et de lucidité qui marque une réaction naturelle à ma sempiternelle dispersion et à ma paresse surnaturelle...
    Je me suis dit : «Plus le temps», «Trop tard» et «Pas envie», pour m’inciter en somme à plus de rigueur dans la distribution de mes énergies.
    De fait, qu’il me reste trois mois à vivre, trois ou trente ans - que l’Éternel m’en préserve ! -, Le temps de bien faire ce qu’il me reste à accomplir se raccourcit avec les jours qui passent, dont il me semble parfois que je n’ai rien fait de bon, et j’ai beau me dire que j’en fait encore pas mal, jusqu'à apprendre le coréen (!) mais non: ce n’est pas assez !
    Quant à penser que c’est trop tard pour bien faire, la formule concerne le monde actuel tel que je le perçois, autant sinon plus que mon activité. Ou disons que celle-ci n’est plus vraiment en phase avec la société à laquelle je pourrais être relié, devenue atomisée voire inexistante même s’il existe encore des lecteurs et que des tas de livres paraissent.
    Enfin de vives envies demeurent , mais plus celle de me forcer à quoi que ce soit, et la simple envie de vivre se réduit en somme à l’envie de voir mes enfants, mes petits enfants et quelques amis, l’envie d’écrire et l’envie de lire, peut-être de publier encore quelques livres - trois sont prêts l'édition et sept autres suivent - et de voyager très loin (peut-être la Corée) ou en quelques villes aimées (Sienne, Cracovie ou Paris), et c’est à peu près tout il me semble...
    J’ai regardé hier soir un film genre sitcom évoquant la Playlist idéale d’un lycéen américain brillant à force de travail forcé sous l’impulsion de parents obsédés par son accession à la meilleure université - liste de tout ce qu’il n’a pu faire en ses jeunes années, tout occupé qu’il était à ses révisions, et qu’il ferait aujourd’hui après avoir tout envoyé promener.
    Or, en dépit de la fausse originalité de cette fantasmagorie «dissidente », cela m’a rappelé ce que pour ma part, j’ai évité de m’imposer dès mon rejet viscéral du monde universitaire, et tout ce que j’ai fait par plaisir, à commencer par tout le travail que j’aurai fait par seul plaisir ou presque...
    Mon manque total d’ambition sociale, mon goût du pouvoir à peu près inexistant, accordés à mon indépendance sans partage, et cependant partagée avec les mêmes dispositions personnelles de ma bonne amie, ont fait que je n’en ai fait qu’à ma tête jusqu’à notre rencontre, à 35 ans, ma seule concession (l’intégration régulière dans une rédaction) n’empêchant pas mon vrai travail de se poursuivre en élargissant par ailleurs mon expérience en société, parfois pour le pire mais plus souvent pour le meilleur.
    Ainsi ma propre playlist des envies inassouvies relève-t-elle de la fantaisie imaginative d’un enfant gâté regrettant de n’avoir pas été Rimbaud à quinze ans, Proust ou Mozart à la vingtaine, ni vécu à l’époque de Leonard de Vinci ou fait du vélo en Argovie avec Einstein, etc.
    Je lis ces jours le monstrueux Dysphoria mundi de Paul B. Preciado, représentant à peu près tout ce que je vomis des idéologies contemporaines fondées sur le ressentiment et la quête d’une espèce mutante illusoirement libérée, mais le monstre en question m’intéresse à proportion de son intelligence critique et de sa folie esthétique réellement singulière, il y a chez lui / elle un personnage qui aurait sans doute retenu l’attention de Witkiewicz ou même de Dostoïevski dans leur repérage respectif des démons significatifs de leur époque; enfin affronter le wokisme sans connaître la pensée précise des ses inspirateurs me semble insuffisant - et d’ailleurs tout n’est pas à jeter de l’observation sociale et politique pléthorique de ce cinglé...
    En alternance avec la lecture de Preciado, celle des essais de Pietro Citati me ramène à ma chambre haute et à ce qui m’a aidé à tenir debout depuis mes quinze-seize ans, à savoir la Littérature avec une grande aile et un seul tenant, une seule étoffe pour envelopper tous les avatars de l’humaine engeance, et ces jours, après la plongée proustienne de La colombe poignardée, c’est Le mal absolu qui brasse beaucoup plus large, de Robinson Crusoe a Potocki et Goethe, en prélude, avant un immense voyage dans les lettres de Jane Austen et les mystère d’Edgar Poe, les vertiges de Thomas de Quincey et les secrets de Pinocchio ou de Bovary, la surface profonde de Dickens et les profondeurs insondées de Freud, etc.
    Vous croyez avoir beaucoup lu et vous découvrez, ici, l’étendue enthousiasmante de votre ignorance ...

  • Le souffle de la vie

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    Du blog au livre imprimé... 

     

    Au lecteur

     

    Ce recueil, établi à la demande de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Age d'Homme, rassemble une partie de mes Carnets de JLK, blog littéraire ouvert sur la plateforme HautEtFort en juin 2005. Proposant aujourd’hui quelque 1800 textes, dans les domaines variés de la littérature et des arts, de l’observation quotidienne et de la réflexion personnelle, entre autres balades et rencontres, ces Riches heures de lecture et d’écriture s’inscrivent dans le droit fil des carnets manuscrits que je tiens depuis une quarantaine d’années, qui ont déjà fait l’objet de deux publications : Les Passions partagées (1973-1992) et L’Ambassade du papillon (1993-1999).

    En outre, ces Carnets de JLK illustrent plus particulièrement les virtualités nouvelles, et notamment par le truchement de l’échange quotidien avec plusieurs centaines de lecteurs, de cette forme de publication spontanée sur l’Internet, qu’on appelle weblog ou blog.

    Dans l’univers chaotique qui est le nôtre, où le clabaudage et la fausse parole surabondent, ces carnets se veulent, au-delà de tous les sursauts de méfiance ou de mépris, la preuve qu’une résistance personnelle est possible à tout instant et en tout lieu pour quiconque reste à la fois attentif à la rumeur du monde et à l’écoute de sa voix intérieure. À l’inattention générale, ils aimeraient opposer un effort de concentration et de réflexion au jour le jour, ouvrant une fenêtre sur le monde.

     

      

     

    PaintJLK1.JPGSOUS LE REGARD DE DIEU. - Pasternak disait écrire « sous le regard de Dieu », et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre petit texte de rien du tout dans une grande partition. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, mais je n’en suis même pas sûr. Il n’est pas d’un croyant, au sens des églises et des sectes, mais cela aussi se discute. Il oscille entre la philosophie non académique de penseurs qui n’ont cessé de m’éclairer (de Gustave Thibon à René Girard), le Grand Récit de la science tel que l’évoque un Michel Serres, l’art et la poésie, l’Eros et la tragédie, Apollon et Dionysos, Rabelais et Pascal, le Christ et le Tao, mais je le voudrais à l’instant sans référence aucune.

    J’écris tous les jours « sous le regard de Dieu », et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK.  Cela peut sembler extravagant, mais c’est vrai. J’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 500.000 sans que cela ne change rien : je n’écris que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux.

    Ecrire «sous le regard de Dieu» ne se réduit pas à une soumission craintive mais nous ouvre à la liberté de l’amour. Celle-ci va de pair avec la gaîté et le respect humain qui nous retient de caricaturer Mahomet autant que de nous excuser d’être ce que nous sommes. L’amour de la liberté est une chose, mais la liberté d’écrire requiert une conscience, une précision, un souci du détail, une qualité d’écoute et une mesure du souffle qui nous ramène « sous le regard de Dieu ».

     

     

    A LA DESIRADE. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie au malheur, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres me semble la plus belle image de la vie qui continue…

                                                                                                                  (1er janvier 2005)

     

          

    ÉCRIRE COMME ON RESPIRE. -  Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos Ailleurs...

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté ; et ce travail alors repose.

     

     

             L’ENFANT. – Edmond Jaloux remarque  qu’à quarante ans, peu avant sa mort, Proust était encore un enfant. C’est aussi mon cas à cinquante-sept ans, malgré la paternité dûment assumée et vingt ans de vie conjugale régulière. Pour l’essentiel je suis resté tel que j’étais à dix ans, juste avant la puberté. Ensuite je le suis resté malgré le trouble entêtant du sexe, très sporadique au demeurant jusqu’à l’âge de dix-huit ans, ensuite plus envahissant et parfois obsédant à outrance, par périodes en tout cas.

    Or il faudra que je décrive, un jour, cette folie circulaire de l’obsession qui se nourrit elle-même comme la Bête inassouvie de Dante, telle que je l’ai vécue à un moment donné.

                                                                                                                                (2 janvier)

     

    PASSEUR. - Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses.

    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise de Céline, ou encore qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?

    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?

    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnels. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

     

     

    Powys.jpgLITTÉRATURE. - C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun au goût du jour. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’une petite secousse ou d’un délassement d’amateur mais relèvent de la plus haute, extatique jouissance, à la fois charnelle et spirituelle. En outre le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.

    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité –quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.

    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la substantifique moelle de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de germes qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».

    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».

    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.

    A croire Powys, le pouvoir suprême de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.

    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».

    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.

     

     

    CÉLINE. - A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. Celui qui en a. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Fort en gueule, mais picaro trouillard. Un peu tout ça…

     

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

     

     

    Proust2.jpgSUR PROUST. - Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, enfin ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare: «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

     

     

    Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes /  Ceux qui se taisent.

     

     

    DE NOS ENFANTS. - En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant d’une première femme, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente, et c’est ainsi que la mère ligotée, en elle, par ses préjugés féministes, s’est émancipée au meilleur sens du terme.

    De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi n’a cessé de se consolider par l’attention partagée que nous avons consacrée à S. et J., dès leurs premiers jours et jusqu’à maintenant.

     

     

    ENCORE PROUST. - Ce que dit Edmond Jaloux à propos de la meilleure façon de lire Proust, comme à vol d’oiseau, en ne cessant de considérer à la fois le détail et l’ensemble du temps et des lieux de la Recherche, rejoint ce que je me disais tout à l’heure à propos des accrocs de la vie, que ma sensibilité excessive (même catastrophique, disait Pierre Gripari) tend à grossir trop souvent. Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-mêmes pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige».

     

     

    CHARLES-ALBERT. - La phrase de Céline est certes une musique, mais de savoir le musicien si mythomane et méchant me gâte la mélodie, tandis que je ne cesse d’être enchanté par la musique de Cingria.

     

       

    Céline3.jpgCÉLINE. - Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, le chroniqueur inspiré de Nord, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefs-d'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Féerie pour une autre fois ou Guignol's Band.

    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne et conséquent), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » de l'intempestif, comme s'y est employée sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.

    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type, un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

     

    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs

     

     

    CALAFERTE. - Partagé, en lisant Louis Calaferte, entre l’adhésion et la réserve. Il y a chez lui de l’écrivain authentique et du ronchon caractériel qui m’intéresse tout en me déplaisant parfois par l’aigreur que j’y trouve.

            

     

             Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour d’L.

     

     

    DE L’HUMILIATION. - D’où vient le ressentiment? D’où viennent les pulsions meurtrières? D’où vient le crime ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith. Or, lorsque je lui ai demandé ce qui, selon elle, faisait le criminel, elle m’a répondu sans hésiter que c’était l’humiliation. Mais n’est-ce pas faire peu de cas de ce qu’il y a de mauvais en l’homme, lui ai-je objecté ? Alors elle de me regarder comme un adversaire possible et de se taire. Et moi de me taire, aussi, sans oser lui demander si la perversité de Tom Ripley ne lui a pas procuré, à elle également, cette espèce de plaisir trouble que le personnage met à se venger ?

     

     

    Vallotton.jpgFÉLIX VALLOTTON. - Bien m’en a pris de faire escale à l’exposition Vallotton, dont les couleurs irradient puissamment de salle en salle. Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante. Vallotton est aussi suisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (même s’il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler) mais aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ses crépuscules incendiaires et ses à-plats véhéments.

    Vallotton (1865-1925) avait treize ans de plus que Ramuz. Il laisse 500 peintures et une masse de gravures illustrant, avec une virulence expressionniste plus germanique ou nippone que française, la chronique d’une époque. Proche à certains égards d’un Munch, notamment face au désir, mais moins libre et sensuel, moins tragique aussi, que celui-là, du moins en apparence: plus coincé, plus glacé. La ligne plus  importante chez lui que les couleurs. Un sourire pincé à la Jules Renard, surtout dans ses gravures. On l’a dit peintre de la raison, mais c’est un jugement par trop français, car la folie couve là-dessous.

                                   (Kunstmuseum de Berne, 26 janvier).

     

     

    Witkiewicz5.JPGWITKIEWICZ ET LE ROMAN. - A quoi tient le refus du roman manifesté par Witkiewicz? Il me semble que c’est le rejet d’un genre insuffisant à ses yeux. Il cherche certes la simplification en philosophe, il  revient du multiple au concept, mais l’écrivain en lui part du singulier pour aller à l’universel. Or la notion de roman elle-même ne pèse plus lourd pour cette nature apocalyptique. Au demeurant, dans les mêmes années et sous le même empire d’un rêve totalisant de tout-dire, la Recherche proustienne est-elle seulement un roman? N’est-ce pas plutôt une immense chronique, comme le sont celles de Céline? À creuser. Mais pour le moment, c’est bel et bien comme des romans que je lis L’Adieu à l’automne ou L’Inassouvissement, tant leur masse organique et leur temps intime relèvent à mes yeux de ce genre-là.

     

     

    WITKACY CE MATIN. - Lever de soleil d’hiver sur fond de ciel pervenche, tandis que cela se couvre. Voix de ma bonne amie. Jappements du chien Filou. Fumet du café. Oiseaux en nombre au McDo de la Désirade. Toute  une bonne vie à côté de laquelle l’agitation intellectuelle, les « débats essentiels» et autres controverses exacerbées, émaillant Une seule issue, de mon cher Witkacy, me semblent un peu vains, dilués dans une certaine confusion.

    S’il avait de formidables dons artistiques, Witkiewicz, apôtre de la forme pure, n’a jamais pu, et tant mieux peut-être, aboutir à celle-ci comme un Monet ou un Bacon.  Lui qui rêvait de s’accomplir en peinture ou au théâtre, n’y est parvenu à mes yeux que dans ses roman fourre-tout. Avec L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, c’est ainsi dans le roman, qu’il prétendait un genre hybride et mineur, qu’il a donné le meilleur. Il se voulait essentiellement philosophe, alors qu’il est surtout artiste, je dirais plutôt médium d’une société chaotique.

    A propos de l’individu, dont la complexion physique et psychique compte pour beaucoup à la base de cette œuvre, Constantin Regamey, dont je me rappelle la figure de grand spectre lunaire à long manteau, dans les couloirs de la faculté des Lettres de Lausanne, écrit ceci d’éclairant quoique par trop empreint de morgue universitaire: «Il avait des œillères qui ne lui permettaient pas de soutenir une véritable discussion ni de s’informer de ce qui se faisait ailleurs». Et cette conclusion à la fois lucide, cruelle, juste et injuste à la fois: «En fait c’était un insatisfait psychique, un complexé, mais pas un malade, sûrement pas un fou, plutôt un génie».

                                                                                                  (A La Désirade, ce 31 janvier)

     

     

    DE L’AURA. – Certains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau.

     

     

    CONSTAT. - Je me dis parfois que ma vie actuelle est le résultat d’un malentendu, puis je me dis que non: que cette vie est le produit de tout ce que j’étais à l’origine et de ce que je suis devenu, conduit par une invisible main en dépit de mes errances.

                                                                                                   (A la Désirade, ce 4 février)

     

     

    DES SENTIMENTS ET DES LIEUX. - La lecture de Rien que des fantômes de Judith Hermann, qui évoque, comme personne aujourd’hui, les désarrois intimes de la jeunesse occidentale, de Berlin et de partout, dans un climat de déglingue où se cherchent et se perdent autant d’écorchés vifs - cette immersion sensible m’impatiente d’écrire à mon tour d’autres nouvelles, et plus précisément: des nouvelles de nostalgie, des nouvelles de lieux et de douleur, des nouvelles de bonté et d’apaisement. Je me rappelle à l’instant que Nancy Huston a particulièrement aimé L’Ange du cabanon, qu’elle m’a dit la plus belle histoire du Maître des couleurs, et c’est cela même que je crois avoir donné là: une nouvelle de nostalgie et de lieu, de douleur et de bonté.

     

      

    A certains moments il n’y a plus que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

     

     

    Hermann0001.JPGJUDITH HERMANN. - Judith Herman a en elle un puits de larmes. En tout cas j’avais été saisi, dès son premier recueil de nouvelles, Maisons d’été, plus tard, par l'originalité et la maturité, la clarté et la complexité, la puissance expressive et l'hypersensibilité qui caractérisent son art si singulier consistant à mêler, à des situations vécues au présent avec une grande intensité - tout y est concret, sensuellement palpable, rendu avec une plasticité rappelant parfois les expressionnistes - le tremblement profond du temps et son poids de plus en plus perceptible avec l'âge. S'il y a de la mélancolie dans les nouvelles de Judith Hermann, dont procède le plus lancinant de son blues souvent râpeux, jamais elle  ne cède à la délectation morbide. Dans la filiation des nouvelles berlinoises de Nabokov, on est au contraire saisi par la vitalité de ses personnages et par le dynamisme de son écriture. Son exploration des «vies possibles» illustre une imagination romanesque souvent en défaut aujourd'hui. Il ya de la fée chez elle, mais aussi de la sorcière : à la première, elle emprunte la capacité d'enchantement et à la seconde une sorte d'humour grinçant et cette implacable lucidité enfantine (mais jamais infantile) qu'elle promène sur la société en faisant dire à l'un de ses personnages «est-ce qu'il faut vraiment que ce soit comme ça?».

    Par-delà l'aura de poésie et, parfois, de magie qui émane de cet univers, c'est aussi bien à la réalité des êtres, et douloureuse, et à tel sentiment d'insuffisance rappelant un Fassbinder, qu’achoppe Judith Hermann.

    Avec Rien que des fantômes, son deuxième livre, on retrouve d’ailleurs les  même personnages errants et plus ou moins blessés s' agrippant les uns aux autres comme des naufragés, pour autant de rendez-vous manqués ou décalés, non loin des élégies de Peter Handke et  dans le ton aussi d'un certain post-romantisme urbain imprégnant le cinéma allemand d'après-guerre, par exemple dans La balade de Bruno S. de Werner Herzog. La nouvelle éponyme du recueil, qui se déroule dans un sinistre motel d'Austin (Nevada), où se retrouve un couple d'amis allemands traversant les Etats-Unis comme deux âmes en peine, s'inscrit aussi bien dans le droit fil de cette observation panique. En revanche, l'approche des personnages est marquée, chez Judith Hermann par une perception plus empathique et chaleureuse, sensuelle et presque animale, des rapports humains, auxquels se mêlent un dévorant besoin d'affection et une constante nostalgie d'on ne sait quel monde plus beau et plus pur, quelque chose qui a été perdu, que l'on chercherait à retrouver au fond d'une «caisse remplie d'objets anciens, absurdes, merveilleux», et dont on ne retrouverait finalement que le souvenir du souvenir …

     

    CLIMATS. - Je suis tout à fait saisi et même plus: hanté par les atmosphères et la substance affective des nouvelles de Judith Hermann. Il y a là-dedans une mélancolie, une tristesse, mais une tendresse aussi que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs à cet état de densité et de clarté dans la jeune littérature actuelle.

     

     

    Calaferte.jpgRECONNAISSANCE. - Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma disparition de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance que m’inspire cette citation : «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.»

     

     

    DE L’AMITIÉ. - Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte aussi, pour me sentir proche de cet ami intransigeant: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes amis perdus: «l’indifférence froide». Et du même coup, je vois mieux apparaître ce qu’a, parfois, été la mienne…

     

     

    Piroué.jpgGEORGES PIROUÉ. - C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué, pas même la Bibliothèque de la Chaux-de-Fonds qui avait hérité de son fonds d’archives. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, vient en outre de m’apprendre qu’ils étaient trois à l’enterrement: le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien affligeant, mais en somme à l’image de cette époque.

    (A La Désirade, ce lundi 7 février)

     

     

    CLASSE MOYENNE. - Millenium people, de J.G. Ballard, est une véritable mine d’observations et de déductions sur la société atomisée et paralysée d’ennui dans laquelle nous vivons en Occident, tout à fait dans le ton grinçant et détaché qui me convient ces jours. La scène de l’émeute dans le camp de concentration pour chats de luxe attaqué par des furies qui assimilent félidés d’élevage et prisonniers politiques, est un régal. Il y a, là-dedans, une quantité de notations qui en appellent autant d’autres que je consigne au fur et à mesure dans les marges du livre.

    C’est qu’il se passe tant de choses, dans la « dissociété » qui nous entoure, dont si peu d’écrivains rendent compte. D’autant plus intéressante, alors, me semble la démarche de Ballard, qui détaille les séquelles du sentiment de mécontentement et de révolte éprouvé par les représentants de la classe moyenne. J’y vois l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes, nos bureaux et nos journaux. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol des gens ordinaires lié à la perte du sens de leur existence et à l’enfermement et à l’étriquement que ressentent de plus en plus de gens supposés de plus en plus libres.

     

     

    APPRENTISSAGE. – Je reconnais un bon maître au bon effet de sa parole et, plus encore, à la qualité de présence découlant de cette parole, à la chaleur et à la lumière de cette présence, à la façon dont cette parole et cette présence nous dépassent l’un et l’autre et nous délivrent l’un de l’autre. Un bon maître disparaît au moment de l’apprentissage, il n’attend pas que je le regarde mais me regarde regarder La Chose qu’il m’a demandé de regarder, qu’à mon tour je donnerai à regarder. A cet égard, le bon Monsieur Thibon est le parangon du bon maître.

     

     

    Lecteur7.jpgUN LECTEUR HEUREUX. - C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, de marque personnelle et de qualité d’accueil, la merveille que c’est de lire et le malheur que ce serait d’en être privé. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ». Cela étant, la passion de lire est d’autant plus vive chez Piroué qu’elle se concentre dans l’attention scrupuleuse et l’écoute réitérée à travers les années.

    C’est d’abord comme à tâtons que le lecteur-écrivain nous entraîne dans la selva oscura de sa mémoire confondue à une manière de soupe originelle d’où émergent, de loin en loin, tel visage ou telle silhouette, l’esquisse de tel geste annonçant toute une scène ou l’écho de telle voix préfigurant le développement de trois fois trente-trois chants.

    Les premiers paysages et les premières figures entrevus par le rêveur-lecteur (le premier terme ne sera pas moins important que le second) dans sa remémoration d’une réalité fondamentale dégagée des ténèbres par ses premières absorptions, évoquent une lande désolée où des bergers se retrouvent autour d’un feu (et bientôt l’un d’entre eux va peut-être parler, et peut-être un Tourgueniev sera-t-il là aussi pour écouter dans le clair-obscur), et se regroupent alors diverses réminiscences, comme aimantées par l’image initiale.

    Une lecture orale, par sa mère, lors d’une de ses maladies d’enfant, a-t-elle ancré au cœur de l’écrivain le souvenir de La Prairie de Biega, des Récits d’un chasseur, auquel est liée la vision nocturne (et quasi préhistorique) d’une tête de cheval, ou bien sa première lecture de la nouvelle, vers l’âge de seize ans, a-t-elle marqué la scène du sceau de sa vision d’adolescent ? Ce qui est sûr, et qui fonde le développement de toute la méditation qui suit, rassemblant d’autres souvenirs de lecture (Stevenson et son âne dans les Cévennes, les bergers de Tchekhov dans La Fortune, puis le chasseur Maupassant, la guerre, la chasse au loup), c’est que la lecture et la mémoire ont travaillé de concert à révéler la véracité (un mot que Piroué semble préférer au terme de vérité) de ces motifs à valeur d’archétypes en les éclairant les uns par rapport aux autres pour mieux les faire signifier.

    Ce qui émerveille et qui surprend à chaque pas, dans ce parcours, c’est la remarquable liberté que Georges Piroué manifeste dans ses rapprochements, dont la pertinence découle de sa propre autobiographie de lecteur. Le voici par exemple, et avec quelle justesse affectueuse, parler de Thoreau, dont on sent que l’hyperréalisme mystique, et la langue parfaitement transparente, conviennent à sa propre nature contemplative et à son esthétique littéraire peu portée au gongorisme. Or la compréhension en profondeur de Thoreau amène Piroué à une mise en rapport lumineuse (« A travers lui Rousseau et Proust se donnent la main ») qui détermine aussitôt une double mise au point: « Avec cette différence que Rousseau n’est parvenu à son état d’ataraxie qu’après s’être obstiné à échapper à la société de son temps par l’utopie politique. Il voulait d’un réel réformé. Avec aussi, concernant Proust, la différence que celui-ci, en aiguisant ses sens, lorgnait du côté de leur utilisation à des fins artistiques. Il voulait d’un réel esthétique. Et tous deux, de manière différente, conservaient, en bons Français, des attaches avec la société, tandis que Thoreau les avait dénouées. »

    Quant à notre lecteur, c’est bien plutôt « en bon Suisse » qu’il progresse avec l’absence de préjugés ou de snobisme des ressortissants des petites nations, l’ouverture à toutes les cultures que favorise naturellement notre éducation multilingue, la modestie des terriens et la défiance envers toute rhétorique creuse. Mais son vice impuni n’est pas moins d’un lettré européen, qui le fait tutoyer Leopardi (« Giacomo, amico mio ») dans une admirable lettre de reconnaissance, au double sens du terme; éclairer Tolstoï d’une lumière révélatrice, cheminer aussi à l’aise avec Henry James qu’avec Jacques Réda, Peter Handke ou Conrad, en rendant à chacun son dû et sa place.

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane, tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Or c’est à proportion, justement, de ce que ce livre a de très personnellement impliqué qu’à son tour le lecteur de l’heureux mémorialiste s’immerge dans les eaux profondes de sa mémoire, s’interroge et se met à « écrire les yeux fermés ». Femmes de Keller, orages de Faulkner, paysans déchirés de Ladislas Reymont et notre cher Buzzati à l’étage des cancéreux, Oblomov lu et relu sous toutes les lumières, une Vie de Rancé de plus pour se nettoyer de trop de carton contemporain, ou l’autre jour Par les chemins de Marcel Proust d’un certain bon Monsieur Piroué...

     

     

    DE LA JOIE. - Il me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de  l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

     

     

    MATINES. - Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense à mon père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette «voix». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas moi? N’est-ce pas simplement ma conscience qui me parle? Et qu’est-ce que cette conscience ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

                                    (A La Désirade, ce mercredi 23 février)

     

     

    Thibon.jpgLE BON MONSIEUR THIBON. – Je n’ai pas souvenir  d’avoir rencontré Gustave Thibon, comme s’il avait toujours été là. Les deux livres de lui qui m’ont suivi partout, L’Echelle de Jacob et  L’ignorance étoilée, sont de ces « livres de vie » que je n’ai jamais lâchés, tissés de fragments faits pour être lus en chemin, nourris par la vie autant que par d’autres lectures, Thibon me parlant ainsi de Simone Weil comme les Journaliers de Jouhandeau me renvoyaient à Pascal, et plus tard ce seraient les Approximations de Charles du Bos ou les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, fontaines au bord du chemin. Or c’est cela même, pour moi, qu’une page du bon Monsieur Thibon : c’est une fontaine au bord du chemin, où je n’aurai cessé de me désaltérer.

     

      

    DU NON CONSENTEMENT. - Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et m’agite depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     

     

    Chessex75.JPGJACQUES CHESSEX. - Le Désir de Dieu me semble l’un de ses livres les plus libres et les plus aboutis du point de vue de la forme, dans le droit fil de L’Imparfait et de ses étonnantes Têtes, écrit littéralement « sous le regard de Dieu », selon l’expression de Pasternak qui recommandait précisément à Akhmatova d’écrire ainsi.

    Ah mais quel bougre d’écrivain et combien je me sens proche de lui en ces pages fluides et un peu délirantes, que j’aurais pu écrire: « Je suis plein de Dieu, croyant le perdre, ne le perdant pas, craignant de ne plus le capter et l’écoutant sans cesse au fond de moi. Parce qu’avec l’exercice de Dieu, le désir de Dieu, la curiosité de Dieu, l’âge venant, je vis avec Dieu une espèce d’état de Dieu qui plus jamais ne s’interrompt».

    Jacques Chessex parle ainsi de la présence de Dieu en nous et de notre dispersion devant Dieu – cela même qui me tarabuste si souvent: ma dispersion devant Dieu. Je ne sais pas trop à quoi cela tient mais cela me parle: il y a là une parole vive et une beauté, du sens, de la vigueur et de la profondeur, un homme enfin dépassé par son verbe. Or cela rejoint à la fois Cingria par la découpe de l’écriture (« L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini»…) et Rozanov par le continuum de la voix.

     

    Vernet6.JPGCARNETS DE VIE. -  « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    Vernet40.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

     

    DJIAN. - Il y a, dans Impuretés de Philippe Djian, une révolte que je ressens moi aussi par rapport à tout ce qui défait la communauté des personnes, de la famille et de la société. Après Impuretés, je lis Frictions qui me touche également par sa densité émotionnelle. Une fois de plus il y est question d’une relation familiale pourrie, avec ce jeune garçon témoin de la haine de ses parents puis se retrouvant, adulte, entre sa jeune femme top model et sa mère jouant celle qu’on abandonne. Le style de l’écrivain pèche parfois (alors qu’il le croit son point fort, non sans candeur) mais il y a là une quantité d’observations dans la masse qui me semblent d’aujourd’hui, et leur ressaisie traduit une vision juste du délabrement de ce pauvre monde.

     

     

    PSAUME. – Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

                                                

                                                                                              (A La Désirade, ce mercredi 2 mars)

     

     

    Soljenitsyne.jpgSOLJENITSYNE. - Ce qui me frappe, à la lecture d’  Esquisses d’exil, c’est la vulnérabilité que montrent les plus costauds devant la vilenie et la bassesse. On pourrait les croire au-dessus de ça: mais non, cela les touche et les blesse comme s’il en allait d’une atteinte d’autant plus sensible que l’accusation est plus injuste ou vile. Ainsi, de la vanité de tel traducteur-biographe à la paranoïa de tel maniaque de la plainte judiciaire, en passant par la diffamation, hier manipulée par le KGB, aujourd’hui relayée par les médias occidentaux, le démon mesquin est-il légion aux basques de Soljenitsyne. Je me sens à vrai dire « pluraliste» en le lisant, donc peu porté à m’aligner sur ses positions rigides de nationaliste russe et d’orthodoxe pur et dur, mais je respecte l’homme, l’écrivain, le héros, et le défendrai toujours contre la meute hideuse de ses détracteurs.

     

     

    Verdier10.gifFABIENNE VERDIER. - Au fulgurant premier regard on se dit que seul un dieu dansant entre ciel et terre, tourbillon d’esprit et de matière, d’un seul trait a jeté cela comme ça : comme c’est. Et c’est ce qu’on se dit : c’est comme ça. Comme l’évidence parfaite d’une pierre ou d’une feuille d’herbe : tel est l’être du monde. Cela s’impose à la vitesse de la lumière et ça n’a pas d’âge. Ou plutôt on pressent la patience des étoiles préludant au geste phénoménal prompt comme la foudre: que cela soit - que la beauté soit.

    Verdier130003.JPGLe feu du mouvement, traversé d’un souffle cosmique et soulevant jusqu’au ciel les pigments mêlés de terre et d’eau de pluie résument l’art essentiel de Fabienne Verdier. Elémentaire et savante, puissamment physique et modulant une non moins évidente démarche spirituelle, cette peinture est à la fois abstraction pure et poésie concrète, culture raffinée et nature primordiale, figures du subconscient et constante évocation du monde visible et sensible. Aussitôt une harmonie « musicale » soulève celui qui la découvre, lui rappelant comme une cantate de Bach que l’homme est « capable du ciel », mais cet envol prend appui sur le sol de fonds inlassablement travaillés, tels les glacis des maîtres anciens ou les couleurs « montées » des figures de contemplation de Rothko ; et l’on se rappelle à la fois les contemplatifs cisterciens auxquels l’artiste rend d’ailleurs hommage explicite, comme à son mentor taoïste, invitant à autant de stations méditatives.

     

    ELLE. – L. ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

             Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

            

     

    MALAISE. – Je ne me sens pas bien. Tout à coup il me semble percevoir, de manière écrasante, le caractère vain et vulgaire de mon travail au journal, avec le sentiment accablant d’être submergé par la laideur, telle qu’elle m’a été imposée l’autre jour par la mise en page grossière de ma présentation de Fabienne Verdier, entrelardée de publicités affreuses. Mais ne rien montrer de cette contrariété. Faire comme si de rien n’était. Résister là où je me trouve. Résister à la contamination de l’intérieur

            

                                                                                             (Au Buffet de la Gare, ce lundi 22 mars)

     

     

    DE L’ESPRIT D’ENFANCE. - Plus je vais et plus je constate que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité totale à l’esprit d’enfance. Toute autre posture intérieure, qui relativiserait les exigences de celui-là, me disconvient et plus: me contrarie. Jamais je ne serai adulte et responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus qu’eux, de toute vraie responsabilité.

     

     

    SANTO SUBITO. -  A l’instant (il est 5 heures du matin) j’apprends, sur ma petite radio portative, la mort de Jean Paul II, survenue hier soir à 21 heures 57. Ce fut un grand pape à la fois politique et mystique, un homme de lumière et de fermeté dans une époque de ténèbres et de déliquescence. Peu m’importe qu’il y ait, dans ses positions déclarées, des aspects qui se discutent: il est resté fidèle au Christ pour l’essentiel, une icône vivante pour beaucoup de malheureux et pour beaucoup de jeunes, ce qui l’a limité à nos yeux de pluralistes relevant du dogme et de la tradition catholique qui n’est certes pas tout le christianisme – mais qui de nous est habilité à lui en remontrer ? C’était une sorte de figure paternelle conséquente, et je l’aimerai toujours à ce titre, comme j’aime mon propre père.

    En considérant l’incroyable mouvement de reconnaissance qu’a soulevée sa mort, je me demande pourtant ce que cela signifie vraiment ? Le slogan Santo subito en dit long sur le besoin de vénération, même d’adoration de ces braves gens, mais quelle part d’emballement idolâtre n’y a-t-il pas là-dedans ?

     

                                                                                                    (A La Désirade, dimanche 3 avril)

     

     

    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

     

    MAGMA. - En cherchant La Nouvelle Héloïse dans les rayons de livres de poche de l’Hyper U, je me suis senti soudain submergé par une double sensation contradictoire de dégoût et de vague délivrance, comme si je découvrais soudain le caractère à la fois dérisoire et pour ainsi dire héroïque de mon propre travail d’écrivain. Oui, véritablement, devant une telle masse et une telle hideur on se dit, à la fois, qu’on n’est rien et qu’on est justifié...

     

                                               (Au Cap d’Agde, ce mercredi 11 mai).

     

     

    CarnetsJLK3.JPGMARE NOSTRUM. - Retrouver la mer est important, pour L. et moi, comme une sorte de respiration fondamentale, physique et spirituelle à la fois, qu’aucun autre lieu ne nous aura jamais donnée. Nous avons besoin de la mer. Ces dunes qui se perdent dans le lointain et cette douce grève aux herbages hirsutes, le long de laquelle les gens vont et viennent, ont quelque chose de tellement apaisant et de si tonifiant aussi, avec la mer roulant là-bas sa litanie infinie.

     

     

    CHANTIERS. - Pastis au bord de l’Hérault. Le Canal du Midi, le long duquel se succèdent les chantiers navals, me fait penser à Simenon et me rappelle cette province un peu décatie que j’aime retrouver un peu partout, en France, si rare en revanche dans la Suisse trop policée.

     

                                        (Au Grau d’Agde, ce vendredi 13 mai)

     

     

    Celui qui estime que l’éloge du bourreau de Joseph de Maistre l’engage à manier  la hache / Celle qui menace son fils Dominique de ne plus l’aimer s’il se détourne de Jésus / Ceux qui pensent que la mort de Dieu est un fait accompli, etc.

     

      

    simenon14.JPGSIMENON. - Un romancier populaire, et l'un des plus populaires au monde, peut-il être un bon écrivain ? Est-il concevable qu'un auteur, à qui il arrivait d'écrire cinq à dix romans en une année, dont un seul eût suffi à établir une réputation, puisse ne pas être un faiseur, voire un pisse-copie ?

    Ces questions n'ont cessé de nourrir, dans le monde littéraire, la suspicion envers l'œuvre extraordinairement fertile de Georges Simenon, même si certains de ses pairs lui vouaient la plus naturelle admiration. André Gide le premier, qui lui manifesta autant de respect professionnel que d'affectueuse attention, l'avait écrit: « Il est le plus grand de tous... le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature ». Et Faulkner de surenchérir: « J'adore lire Simenon. Il me fait penser à Tchékhov ».

    Beaucoup cependant, en France surtout où l'on continue de séparer la « pure » littérature, destinée à quelques-uns, de celle qui touche le moins lettré des lecteurs, ont classé une fois pour toutes le romancier prolifique dans la catégorie « policière », autant dire de la sous-littérature. D'ailleurs, prétendent les plus doctes, Simenon n'a « pas de style ».

    Le plus cocasse, à ce propos, est cependant que la très stylée Colette fut la première, à la lecture des textes de Georges Simenon, à lui conseiller de « faire moins littéraire », devinant que cet écrivain était de la race rare de ceux qui en disent le plus avec le moins. Jacques Dubois, qui a établi l'édition Pléiade des romans de Simenon, ne dit pas autre chose: que le « style » de Simenon n'a rien certes qui brille comme le style de Proust ou le style de Céline, mais que Simenon n'en est pas moins l'inventeur d'une écriture absolument originale qui passe essentiellement par la sensation et l'intuition, la perception profonde, et souvent subconsciente, des moindres mécanisme du comportement humain, restituées dans une langue limpide mais parfaitement rythmée, avec une poésie qui ne se réduit pas aux clichés de la fameuse « atmosphère Simenon », de trottoirs mouillés en brumes traînantes.

    Simenon n'a jamais posé au grand écrivain: il se disait lui-même un artisan, et celui qui a vu, à ses archives de Liège, ses manuscrits et ses tapuscrits, ne peut qu'abonder dans le sens de ce que me disait un jour la romancière Patricia Highsmith, confondue d'admiration devant l'immensité du travail du romancier.

    Pour relativiser le mérite de celui-ci, d'aucuns évoquent souvent, comme Georges Haldas, un « phénomène », qui ferait de lui une éponge absorbant tout et le recrachant sans y penser. D'une manière plus triviale encore, les clichés du romancier-record, qui plus est riche à millions et couvert de femmes, achèvent de brouiller l'image réelle d'un écrivain qui a beaucoup travaillé, et non du tout en tâcheron mais en observateur inlassable, et de plus en plus fin, du phénomène humain. Car l'évolution de Simenon, du journaliste-aventurier de seize ans qui reflétait l'idéologie d’époque, antisémite et populiste, de la Gazette de Liège, au romancier compassionnel des « romans de l'homme », révèle la prise de conscience progressive d'un témoin lucide de la condition humaine. L'auteur de l'admirable Lettre à mon juge s'efforce ainsi de « comprendre et ne pas juger », selon sa devise qui ne l'empêche pas, au demeurant, d'avoir une idée très affirmée de la vraie justice (on se rappelle le plaidoyer prodigieux des Inconnus dans la maison, tonné au cinéma par Raimu) et de la vraie fraternité, dont son commissaire Maigret, inspiré par son propre père qui « aimait tout », est l'interprète le plus connu.

     

    DE LA CONVERSION.- A mon rendez-vous matinal de cinq heures, je me dis que la conversion est une décision de tous les jours et de tous les instants. Le déclic n’est entendu que de Dieu. Tu choisis ceci, clic. Tu choisis cela, clac. Chacun sait très bien ce qu’il en est et c’est cela qui compte: c’est le secret de chacun.

     

    Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qui prononce les noms de Heidegger et de Derrida pour bien marquer le territoire sur lequel il accueille  ses nouveaux étudiants à jeans leur tombant sur le cul / Celle qui ne sait pas que Stendhal s’écrit avec h et Beyle avec y et que son prof trouve d’autant plus cool / Ceux qui ne savent pas où chercher le bonheur, etc.

     

     

    Léautaud6.JPGPLAISIRS DE LÉAUTAUD. - Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait dans le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire: «Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »

    Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été «fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement», et qu’une seule chose avait compté pour lui: le plaisir précisément.

    «Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines», écrivait-il. Or son plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les flopées de chats et de chiens qu’il recueillait dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.

    A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un émotif extrême sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre, fruit acide et tonique de tout son plaisir.

     

     

    Roth (Kuffer v1).jpgSUBLIMATION. - Il y a un moment très émouvant, dans La Tache de Philip Roth, et c’est celui où le narrateur, Nathan Zuckermann, et Coleman Silk, son vieux voisin en rupture de conformité, deviennent amis en dansant ensemble le fox-trot sur une terrasse nocturne, comme ça, spontanément, et sans rien d’équivoque dans ce contact physique de deux mecs à moitié nus, avant d’échanger diverses confidences, notamment sur les femmes. Alors que Coleman a «repris du service» grâce au Viagra, Nathan sublime « grâce » à l’impuissance où l’a laissé son cancer de la prostate. Cette complicité me fait songer à celle des anciens combattants. Au reste, toute forme de sublimation me semble émouvante, et celle de Nathan me touche particulièrement en cela qu’elle va vers l’œuvre à faire…

     

     

    Cingria13.JPGRAMUZ ET CINGRIA. -Le fait de se demander ce qui nous manque chez un auteur nous aide mieux à distinguer qui il est et qui nous sommes. Ce qui me manque chez Ramuz est le jazz verbal et la turbulence, la rondeur et la folie de Charles-Albert, la spontanéité et la fantaisie, la liberté et la saveur. Il y a certes un peu de tout cela,  à faible dose, dans Adieu à beaucoup de personnages, mais à son avantage  il y a tout le reste, aussi, que Ramuz a, et que Cingria n’a pas…

     

     

    DE LA « LANGUE » SUISSE. - Ramuz affirme que, sur le plan de l’expression, la Suisse n’existe pas, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire : il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria ; ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée, essentiellement latine ou franco-provençale.

     

    Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68, etc.

     

     

    PARLER DE DIEU. - Ceci de Ramuz que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme». Et ceci de Rousseau dans le même sens: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».

     

     

    PaintJLK14.jpgMATINALES. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça, m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde.

    L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus  et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.

                                         (A La Désirade, ce lundi 20 juin)

     

      Trevor7.jpgLUCY. - Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de William Trevor. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy.

    Or ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame  – une enfant qui fugue à la veille du départ de sa famille loin de leur Eden côtier, pour cause d’insécurité, et qui ne réapparaîtra qu’après la mort de sa mère désespérée, tant d’années après -, que l’auteur voue son attention, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite « des troubles » à nos jours. « C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher », et le lecteur le prend pour lui…

     

    Handke.jpgLE POIDS DU MONDE. - Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: « Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis ». Or, je me sens à la fois attiré et vaguement agacé par la douceur affectée de cette littérature si fine et si vétilleuse, qui esthétise le malheur autant qu’elle l’affronte, et ne cesse de forcer la note tout en l’atténuant. Ainsi de la naissance de la mère dans une famille de paysans nécessiteux est-elle dramatisée à l’excès: « Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort », pour se trouver banalisée aussitôt après: « On peut dire cependant que c’est tranquillisant: aucune peur de l’avenir en tout cas ».

    Et tout ce « travail littéraire » d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon…

     

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

     

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

     

    HANDKE. - En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de peluche, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne, et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers. On dirait ainsi la conscience de l’écrivain comme à fleur de peau, dont l’écriture paraît émaner en buée. Le lecteur est à la fois dedans et dehors, comme passant sous ses propres fenêtres - et cette phrase buzzatienne me touche alors particulièrement: « Passer devant une fenêtre sombre derrière laquelle un ami a habité autrefois ». Ou encore: « Les voitures mortes devant la fenêtre dans la nuit ». Il y a là une douceur mélancolique dont j’aime la projection en images, et cette sensualité triste, à la limite du lâcher-prise dans laquelle je suis parfois immergé moi aussi: « Un homme assis, affaissé, essaie sans cesse de se redresser pour montrer du maintien, mais chaque fois il s’affaisse de nouveau, finalement il est content comme ça ».

     

    VIEILLIR. - Il y a toujours un certain décalage entre notre âge et notre moi, que je ressens particulièrement aujourd’hui que les jeunes gens m’identifient à un vieil iguane, alors que je me sens plus frais qu’à vingt ans. Or je n’arrive pas à admettre ce fait pourtant indéniable, que je suis bel et bien un vieil iguane. Mais voudrais-je avoir dix ou vingt ans de moins? Certes non, puisque j’étais alors plus vieux qu’aujourd’hui. Donc va pour la comédie du vieil iguane...

     

    Cézanne12.jpgCÉZANNE. - Mon besoin, ce matin, de matière solide, s’est satisfait à la lecture des premières pages du Cézanne de Philippe Dagen. Il y prône le retour à l’œuvre et l’attention aux intérêts du peintre pour la littérature et toutes les formes d’interprétation – il insiste: de lecture. Le fait que Cézanne sache La charogne de Baudelaire par cœur est plus important, à ses yeux, que toutes les théories. Le personnage bougon et entêté, solitaire et saint à sa façon (si peu artiste me semble-t-il) de Cézanne m’a toujours plu. Ceux qui l’approchent le traitent d’«ours intraitable». Il écrit lui-même: «L’isolement, voilà ce dont je suis digne. Au moins, ainsi, personne ne me met le grappin dessus». Et cela que j’aime bien aussi: «Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi»…

     

     

    JEUNISME. - J’écoute, d’une oreille, la jactance de la radio portant sur la Street Parade, où un anthropologue explique que la jeunesse se trémousse ainsi et se défonce parce qu’elle n’a aucun avenir. Voilà ce que dit l’anthropologue: la jeunesse n’a pas d’avenir. Si la jeunesse se drogue (parce que la jeunesse ne fait que se droguer) c’est parce que la société (il dit: la société) ne lui offre aucun débouché. Voilà, c’est comme cela que les «faiseurs d’opinion» et autres anthropologues autoproclamés «font l’opinion».

     

    Leçon quotidienne de Cézanne à ma fenêtre.

     

    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.

     

    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.

     

    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.

     

    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.

     

      

    Cézanne2.jpgRAMUZ EN PROVENCE. - Je viens de relire les douze pages de L’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays »  et là se trouvant lui-même « repaysé »  devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert  avec émotion -  mais l'écrivain savait  que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.

    Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnées) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont il définit l'art plus précisément encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».

    Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. 

     

    Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».  

     

      

    AUTOLIMITATION. - Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’autolimitation, si contraire à l’esprit du temps…

     

    On ne discute pas avec la médiocrité. Discuter est déjà s’abaisser.

     

     

    Hardellet0001.JPGPARIS. - En dînant seul à la terrasse du café de la Place, tout en haut de la rue d’Odessa, je songe à mes multiples escales à Paris et à ce que j’aime toujours dans cette ville si personnelle, à sa vie, à son charme et ses beautés – ce soir, ensuite, le bord de la Seine, la grande roue du côté des Tuileries, la tour Eiffel gainée d’une sorte de résille de lumière, puis les terrasses de la rue de Buci, jusqu’à la touffeur molle de la nuit estivale, propre elle aussi à Paris. Dans la foulée je note que jamais, à ma connaissance, Cézanne n’a représenté aucune rue ni aucune place de Paris, ni d’aucune ville d’ailleurs…

                                                                      (Paris, ce jeudi 28 juillet)

     

     

    JARDIN DU LUXEMBOURG. - Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus. Après avoir salué le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre verte de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins renfrogné émergeant un peu plus loin de mornes fleurs, j’observe longuement la souple, lente, muette gesticulation de quatre adeptes du taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu, puis j’avise, tout à côté, la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer là, reproduisant, en bois et au format, une Silver Ghost conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov et réalisée par le menuisier Boulanger, selon le projet de celui-là de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des fleurs, du lierre, des verdures de toute sorte vont proliférer sur la carène de bois de la Rolls et demain l’automobile disparaîtra sous les follicules et les corolles. Top de la créativité, budgétisé à l’avenant, sponsors cités…

     

     

    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout jeune Occidental glabre au jeu du sabre de fer blanc ponctué de cris rauques. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance a été effacée), une autre très vieille dame, plutôt Américaine d’allure, se livre elle aussi à une gestuelle méditative.

     

    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre de cette nature et de ces innocentes personnes, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le boulevard, ont été accrochées de grandes photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux convulsions du XXe siècle.

    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades, débarqués aux petites aubes en caravane de 2CV avec notre stock de plasma sanguin destiné aux victimes des forces policières.
    Comme si c’était d’hier, je me rappelle mon immédiate perplexité devant le déferlement de rhétorique selon laquelle la Révolution était bel et bien accomplie, après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. Or j’avais beau participer, apparemment, à l’élan général: en mon for intérieur notre vieil atavisme terrien me faisait regimber, tout comme regimbe le protagoniste de Ramuz, dans Vie de Samuel Belet, quand son ami le communard l’enjoint de rallier les insurgés.

    Et d’autres images du siècle se succèdent, devant lesquelles je passe en visant le petit faune de bronze à la danse comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi: telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que je continue de flâner dans le soleil candide.

                                           

    ROMAIN GARY. - Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’a envoyé Christian Bourgois a retenu mon attention: La fin de l’impossible. Trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne aussitôt comme un acte de reconnaissance aux «alliés» occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à «l’étrange acoustique du monde spirituel» dont parle Kierkegaard.

    Tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une «explication avec la vie» passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le «Moi-même moi-mêmisant», pour embrasser «le Tout de la vie», à savoir Romain Gary, Romain Gary que j’ai peu lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit «j’attends la fin de l’impossible», Romain Gary l’écrivain que Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski.

    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers «l’étrange acoustique du monde spirituel», les gens dans le train me semblaient plus beaux, ces mots me parlaient: «Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre».
    Et du même coup j’entrevoyais de nouveaux livres à lire, peut-être un nouvel interlocuteur longtemps inaperçu, et me voici ce soir commençant de lire
    L’angoisse du roi Salomon tandis que l’ombre se fait sur la montagne…

     

     (A La Désirade, ce mercredi 3 août)

     

     

    Combin.JPGBALEINE AU MONT-BLANC. - L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non: que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand Paul Gadenne parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentianes, et c’était cela même me disais-je: l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    C’est le miracle de la lecture de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler soudain ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à passé cinquante ans, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans.

    De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique: une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    La prose de Gadenne est d’une parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas exactement fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.

     

    NOSTALGIE. - En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face nord du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…

                                                                               (Chamonix, ce 5 août)


    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

     

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...

     

     

  • Haro sur les délirants !

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    Quand Jean-Francois Braunstein éreinte les gourous du politiquement correct...

    la-philosophie-devenue-folle-1110275-264-432.jpgProf à la Sorbonne, l'auteur de La philosophie devenue folle a lu à fond les idéologues anglo-saxons foldingues représentant un prétendu progressisme – théoriciens du genre, « animalitaires » et eugénistes -, pour mieux en fustiger l’aberrante régression. Son livre très documenté suscite autant l’effroi que le rire et la révolte, avant d’en appeler à une plus amicale sagesse…

    Vous pensez encore, vieilles peaux, que le sexe biologique distingue chattes et matous autant que mecs et nanas ? Vous vous croyez d’une espèce si différente de celles de vos chiens et chèvres que vous vous retenez de forniquer avec elles ? Vous sacralisez la vie humaine au point de discuter du droit d’en disposer à son gré ! Mais dans quel monde vivez-vous donc ? N’avez-vous pas compris qu’il est temps d’en changer ?

    C’est du moins à quoi, dans les grandes largeurs d’une croissante ouverture à l’indifférencitation généralisée, en appellent certains idéologues d’une mouvance très influente dans une partie significative de la communauté universitaire surtout américaine, mais pas que.

    La visée globale de cette nouvelle «philosophie» est de niveler toutes les frontières entre catégories sexuelles humaines et entre espèces vivantes également «sensibles», de briser tous les tabous liés (notamment) à l’inceste, à la pédophilie, à la zoophilie, au respect des handicapés en particulier ou plus généralement à l’élimination des individus jugés indignes de vivre par les «experts», dans la perspective d’une vie plus dignement jouissive pour tous les individus voués au même compost égalitaire final. Fariboles d’ados surexcités par trop de séries pseudo-futuristes brassant fantasmes et fumisterie ? Absolument pas: théories étayées au plus haut niveau académique par des pontes et pontesses bien établis dans leurs chaires – manquant terriblement de chair hélas -, dont les thèses et les livres à succès ont fait le tour du monde. 

    Si vous n’avez pas encore entendu parler des très célèbres John Money, Judith Butler, Donna Haraway et Peter Singer, pour ne citer que cet inénarrable quatuor de gourous avérés, c’est le moment de sortir de votre trou quitte à crier «pouce» dans la foulée ! 

    Quand la Sorbonne se la joue Rabelais...

    Chacune et chacun, dans la multitude de cette nouvelle abbaye de Thélème virtuelle que figure le Réseau mondial, se rappelle la virulente pétulance avec laquelle un certain Alcofribas Nasier - dit aussi François Rabelais dans les dictionnaires -, fustigea les doctes pédantissimes de la sorbonnicole et sorbonnagre Sorbonne en son Tiers livre, et c’est donc avec un clin d’oeil qu’il faut saluer l’apparition, en la même Sorbonne, d’un émule de l’abbé fripon, en tout cas pour l’esprit, et le remercier d’avoir, tel le routier sympa, roulé pour nous sur les autoroutes de la connaissance. 

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    Grâce à lui, c’est en effet une véritable somme de savoir tout frais que nous trouvons dans La Philosophie devenue folle, livrée en langage limpide et souvent relevée de fine ironie ou de bonne fureur. Nul besoin d’avoir un diplôme de philo pour apprécier cet ouvrage salubre frappé au sceau du sens commun, aboutissant à la conclusion que chacune et chacun, au fond, sait ou sent de longue date ce qui est «décent» et ce qui ne l’est pas, quoi qu’elle ou il fasse «de ça». 

    Mais venons-en au sujet. Qu’est donc cette «folie» pointée par Jean-François Braunstein ? N’est-il pas légitime de remettre en cause les classifications rigides liées à la définition des sexes, après qu’on a laissé tomber le critère de race ? Et comment s’opposer aux défenseurs de la cause animale ? Pourquoi ne pas envisager une légalisation de l’euthanasie ? Une question subsidiaire se pose cependant, et c'est jusqu'à quelle limite et quelles conséquences on efface, précisément, toute limite ?  

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    Exemples à l’appui, Jean-François Braunstein montre alors comment, à partir d’interrogations légitimes et de remises en question en phase avec l’émancipation des moeurs, à la bascule des années 60-70 du XXe siècle, et principalement en Occident, des intellectuels plus ou moins éminents et typiques de l’esprit libertaire de cette époque en sont arrivés à des théories et, parfois, des pratiques effarantes, voire effrayantes. 

     Un tétramorphe de jobardise 

    Le premier exemple est celui du psychologue-sexologue John Money, fondateur de la théorie du genre, pour qui l’orientation sexuelle n’a pas de base innée mais relève de la «construction» culturelle. Fondant ses thèses sur l’observation et le «suivi» médical (alors même qu’il n’avait aucune formation spécifique reconnue) de sujets hermaphrodites, Money s’est rendu célèbre en «parrainant» deux jumeaux devenus tristement célèbres à la suite du suicide de celui qui, prénommé David, atteint d’une malformation, fut poussé de force par Money à endosser le rôle d’une fille, hormones et pressions psychologique multiples à l'appui, chirurgie comprise, pour prouver que le genre «choisi» prévalait sur un instinct sexuel inné, l'expérience ratée préludant à d'autres désastres. 

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    D’abord auréolé de gloire, et jamais revenu sur sa théorie en dépit de la faillite de ses applications, Peter Money alla beaucoup plus loin dans l'abjection en se faisant le chantre «scientifique» de la pédophilie «douce» ou de l’inceste «consenti», avant de perdre tout crédit public. 

    Cela étant, tout en critiquant ce «pittoresque» charlatan porté, par ailleurs, sur la thérapie de groupe sous forme d’orgies conviviales, une figure plus sévère de la théorie du genre, en la personne de Judith Butler, allait pousser encore plus loin la mise en pièces de la différenciation sexuelle avant d’en arriver à nier même la matérialité du corps, celui-ci n’étant que le résultat de tous les «discours sur le corps» découlant de notre culture et de notre éducation, etc. 

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    Il vaut la peine, à propos de cette immatérielle prêtresse fort en cour dans les hautes sphères de l’université, de jeter un coup d’œil sur ses écrits, dont l’illisible lourdeur et la prétention pseudo-savante eût fait la double joie de Rabelais et de Molière ! 

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    Pour détendre l’atmosphère, ensuite, un cinq-à-sept avec Donna Haraway et sa chienne Mademoiselle Cayenne Pepper s’impose, à égale distance entre les lointains cosmiques très new age d’une rêverie dissolvant tous nos corps et leurs attributs dans une sorte de salive échangiste dont la finalité sera d’arroser le compost idéal où, frères et sœurs, nous retournerons la bouche pleine de terre, etc. 

     

    053_edit.jpgMais le summum est encore à venir avec la quatrième incarnation de ce tétramorphe du délire pseudo-philosophique avec Peter Singer, parti de la défense combien louable des grands singes pour devenir une référence mondiale des «animalitaires», avant d'accentuer, de plus en plus, la confusion entre l’homme et l’animal dont les souffrances, éminemment égales, l’inciteront non seulement à une conception de l’euthanasie proche des « hygiénistes » nazis de la meilleure époque, mais à une nouvelle pratique de l’infanticide qui devrait, évidemment, régler bien des problèmes auxquels sont confrontés les parents d’enfants malformés ou déficients, sans parler de régulation démographique à grande échelle et, en attendant le Super Cyborg, la nationalisation des organes prélevés sur les vivants inutiles au profit des battants à réparer, etc. 

     Cette vieille guenille de l’Homme Nouveau… 

    Witkacy2.jpgIl y a un peu moins d’un siècle de ça, un génie polymorphe polonais, à la fois peintre, dramaturge, romancier et philosophe, du nom de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, publia un roman prémonitoire intitulé L’Inassouvissement dans lequel, sur fond de société massifiée, un parti dit nivelliste se partageait les faveurs de la multitude avec les adeptes d’une secte orientalisante genre Moon. La notion de «folie ordinaire» y était omniprésente, dans le sillage des prédictions sur le Nouvel Homme esquissées par Dostoïesvski et Nietzsche, une décennie avant celles de l’emblématique 1984 d’Orwell, cité à la fin de l’essai de Jean-François Braunstein. 

    Or c’est le mérite particulier de celui-ci d’amorcer son tour d’horizon de la «philosophie devenue folle», qui englobe bien d’autres « followers » des idéologues cités plus haut, en citant des auteurs dont les écrits s’opposaient explicitement à ce nivellement généralisé, à commencer par Philippe Muray et Michel Houellebecq. 

    Dans sa conclusion tout à fait explicite, Jean-François Braunstein, se démarque de ceux qui, trop frileusement, assimilent identité et fermeture ou excluent tout débat  (notamment sur les « études genres » ou « queer », etc.) en rappelant que « ce sont justement les limites et les frontières qui constituent des identités multiples et permettent de les faire évoluer ». 

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     La façon pathétique des pseudo-scientifiques (dont une Donna Haraway ou une Anne Fausto-Sterling) de s’en prendre au «virilisme» des sciences dites dures, de la biologie à l’immunologie, pour esquiver les faits trop têtus à leurs yeux, comme au temps de la biologie stalinienne promettant au bon peuple quatre printemps par année, va de pair avec l’enfumage idéologique propre à tous les fantasmes et défiant toute contradiction de bonne foi. 

    «S’il y a des limites, conclut ainsi l’auteur de La philosophie devenue folle, c’est aussi pour qu’elle puissent être dépassées, mises en question, subverties. Mais il ne s’agit en aucun cas de les effacer. Une frontière permet de vivre en paix de tel ou tel côté, mais aussi de rêver à ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière, de la franchir, légalement ou non, et de devenir autre à travers ce passage, ce sont les frontières qui préservent cette diversité qui fait la beauté du monde, qu’il soit humain ou animal. Au contraire, pour la pensée politiquement correcte, la diversité est d’autant plus célébrée qu’elle est niée dans une recherche pathétique du même qui aboutit à plaquer sur la vie animale les exigences d’universitaires américains totalement déconnectée de la réalité. (…) C’est dans cette confrontation à l’altérité, à la négativité, que l’homme prend conscience de lui-même. (…) Il sait qu’il n’est pas un pur esprit, qu’il est indissolublement lié à son corps. Maladies et mort font donc partie de la vie de l’homme, , mais il les combat sans relâche par la science et la médecine qui est, comme disait Foucault, la « forme armée de notre finitude ». Cet homme-là est un être qui affronte le monde pour en repousser les limites. Là est son bonheur, là est ce qui donne un sens à sa vie ». 

     Jean-François Braunstein. La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort. Grasset, 393p. Paris, 2018.

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     (Dessin de Matthias Rihs. ©Rhis/BPLT)
     
  • Retour à Milan Kundera

     
     
    Unknown.jpeg(Le Temps accordé, journal d'une lecture)
     
    À La Désirade, ce samedi 15 juillet. – J’amorce ce matin, par temps estival splendide sur la conque verdoyante du vallon boisé et l’immensité du lac au bleu dense strié de vert que surmonte, au-desus des monts de Savoie, l’azur plus doux du ciel céleste, ce que j'entrevois déjà comme un important (pour moi) journal de lecture tout consacré à Milan Kundera, trois jours après sa mort et juste une semaine après avoir trouvé, sur les rayons de la ressourcerie de Chailly sur Montreux - hasard ou nécessité ironique -, un exemplaire de L’Immortalité ayant appartenu à une certaine Tereza, homonyme (à une lettre près) de la dernière compagne de Simenon et de la protagoniste de L’Insoutenable légèreté de l’être que son auteur m’a dédicacé à Paris en 1984.
     
    J’ai reçu, hier en fin d’après-midi, un texto de notre médecin traitant, l’excellent Alexandre H. aux chemises toujours très bariolées, me rassurant après la prise du sang du matin en ces termes : vos résultats ne montrent aucune souffrance du coeur après l'épisode d’hier, ni d'anémie, et vos tests hépatiques sont également alignés, parfaits ! Avec mes compliments , etc.
     
    Et de fait, je me suis senti rasséréné après mes vacillements vertigineux de la veille et ma sensation d’étouffer - plus une douleur aiguë peut-être liée à la défection de mes quatre stents coronaires ; et Sophie aussi m’a « texté » son soulagement après notre repas de midi à L’Oasis où elle m’a vu tituber pas mal et m’arrêter pour reprendre souffle, etc.
     
    Or reprenant, trente-trois ans après ma première lecture, cette Immortalité que Bernard de Fallois me reprochait sarcastiquement d’apprécier sans l’avoir probablement ouvert (Kundera ayant déjà ses laudateurs et ses contempteurs, aussi aveugle les uns que les autres, en 1990), j’ai été saisi, après moins d’une cinquantaine de pages, par l’évolution qualitative de cette nouvelle approche dès l’apparition d’Agnès, la sexa solitaire dont le plus grand amour aura probablement été son père secret et mélancolique – le portrait de la mère dominatrice tient à quelques traits impitoyables -, et ce mélange qui caractérise Kundera pour l’essentiel, comme je l’avais relevé dans mon papier de 1990, d’une hypersensibilité (Anima) constante dans sa perception des êtres qu’il tire de son chapeau de romancier, comme par génération spontanée, et d’une lucidité intelligente (Animus) dans sa façon de lier chaque individu à l’époque et à la société, ici le long plan-séquence sur Agnès à la piscine du fitness parisien, puis dans le sauna et les bruits de la rue, l’obsession de l’image et ce que Kundera taxe ailleurs d’ « eau sale de la musique » ; et voici qu’évoquant la famille d’Agnès et ses liens avec la Suisse, puis citant le petit poème de Goethe que lui récitait encore son père à la veille de sa mort, mes propres souvenirs de septuagénaire n’ont cessé de s’ajouter aux perceptions du quadra que j’étais en 1990 – mais là faut que je me prépare à rejoindre, ce midi, mes amis M. à la terrasse du Major, et sûr que nous allons parler ensemble de tout ça…
     
    (Soir) – J’ai retrouvé ce soir les mots, que je n’ai su citer par cœur à mes amis M. , ce midi, sur la terrasse ombragée de Bourg-en-Lavaux, et qu’Antonin eût compris tout de suite en germaniste distingué qu’il est sans que ne s’en doute probablement notre accorte serveuse portugaise Olinda, soit : « Über allen Gipfen / Ist Ruh / In allen Wipfeln/ Spürest du / Kaum einen Hauch ; Die Vögeln schweigen im Walde / Warte nur, balde / Ruhest du auch », ce qui perd toute magie musicale en traduction : « Sur tous les sommets / C’est le silence / Sur la cime de tous les arbres / Tu sens / À peine un souffle ; / Les petits oiseaux se taisent dans la forêt / Prends patience, bientôt / Tu te reposeras aussi», et d’ailleurs la citation, vaguement funèbre sur la fin, aurait tranché sur notre humeur débonnaire ponctuée de rires, lesquels sont la marque de notre vieille amitié si peu pédante et si peu « littéraire » au demeurant malgré le fait qu’Antonin et moi avons publié plus de quarante livres à nous deux – mais Jackie est aussi peu « femme d’écrivain » que l’était Lady L. avec laquelle elle « échangeait » surtout au téléphone…
     
    Du moins, en «œil extérieur » à la Kundera, me demandais-je à quoi pouvaient faire penser ces deux vieilles ganaches en chemise de viscose rose (Antonin) et blouse afghane blanche (moi) flanqués de cette frangine a pull orange un peu cassée sur son coin de table avec son sourire en coin de Jurassienne incessamment moqueuse, et je me disais : ni bohème chic ni vieux de la vieille culturelle, même pas boomers atypiques, rien qu’un trio sympa au jugé d’Olinda...
    Jackie se rappelle en tout cas sa lecture de L’Insoutenable légèreté de l’être, comme de la grande littérature de ce temps-là (elle devait avoir la trentaine), et la souvenir d’Antonin semble plus sporadique, surtout lié aux essais de Kundera, dont il convien qu’il s’agit d’un grand écrivain – il est en train de découvrir La guerre des clichés de Martin Amis…
     
    Bref : le vrai sujet « à la Kundera » est ailleurs, et notamment quand nous parlons, avec Jackie, de nos déceptions en matière d’amitié. Sujets de nouvelles, mais nous ne livrerons aucun nom ! D’ailleurs à quoi ça tient : tu passes par une dépression ou une grave maladie, et ça te coûte tant de défections amicales, ou tu fais des enfants, et là « ça craint » aussi...
     
    Je me rappelle, de mon côté, que j’ai commencé à faire ami-ami avec Antonin après l’avoir fait avec son père qui était ami-ami avec Charles-Albert Cingria, et c’était alors un éphèbe à longs cheveux et rêves de gloire théâtrale, Antonin au TNS de Strasbourg et à Paris où il créchait dans une mansarde puant la souris malade, avant son virage dans l’écriture et compagnie...
     
    Lire Kundera, me dis-je ce soir en revenant à L’Immortalité, c’est lire et relire sa propre vie avec un regard plus distant et plus amical à la fois, et demain je retroverai Agnès et sa sœur Laura en pensant à mes propres sœurs en Espagne et dans le quartier de nos enfances, mais à l’instant c’est notre fille Julie qui m'appelle de Kampot au Cambodge où elle « fait avec » ses trois mioches et sept autres gosses de là-bas très insoucieux des dangers de notre drôle de monde…
     
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    Ce dimanche 16 juillet. – Lorsque je lui ai dit que j’avais découvert que j’étais mortel tel matin d’automne de la venue au monde de notre premier enfant, Milan Kundera a eu un geste de saisissement que je me rappelle, levant soudain ses deux fines mains aux solides attaches et, après un long silence, comme Antonio Lobo Antunes des années plus tard, m’a demandé si moi aussi j’écrivais, puis, se reprenant comme pour s’excuser de cette question peut-être indiscrète, m’a avoué qu’il avait accepté de me rencontrer – ce qu’il faisait de moins en moins - sur la proposition de Vera et se rappelant la tournure personnelle et la vive attention manifestées dans mes papiers consacrés à ses livres.
    Je ne sais ce que Sophie a pensé du récit que son père a fait de sa naissance, au matin lustral de novembre 1982, dans L’Ambassade du papillon, mais je suis reconnaissant à nos deux enfants, autant qu’à Lady L., d’avoir changé ma vie en destin personnel – ces trois bonnes femmes me révélant puis me confirmant l’évidence occultée jusque-là que j’étais non seulement mortel mais unique, comme le perçoit Agnès devant son miroir, dans L’Immortalité, me ramenant en somme, les pieds sur terre comme les femmes le savent, à la bonne vie simplement vivante et me permettant en somme de mieux moduler mes vérités dans mes Lectures du monde dont L’Ambassade est le premier des sept volumes représentant aujourd’hui quelque 3000 pages…
     
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    Tomas et Tereza, dans L’Insoutenable légèreté de l’être, qui dit beaucoup aussi du poids du monde, ont baptisé leur chien du nom de Karénine, et moi je décide ce matin, dans ce récit d’une relecture de Kundera, d’appeler Oblomov mon vieux compagnon baptisé Snoopy par Lady L., histoire de marquer le passage de la réalité à la fiction, comme on constate que les prénoms d’Agnès et de Laura ou de Paul, dans L’Immortalité, nous font passer de la fiction à la réalité de notre lecture…
    Si je fais « retour à Kundera », qui revient lui-même au mythe nietzschéen de l’éternel retour au début de L’Insoutenable légèreté de l’être, ce n’est pas du tout par soumission à un ressassement plus ou moins nostalgique mais au contraire dans l’esprit de redécouverte du jamais vu, ou du jamais lu comme aujourd’hui, et je pourrais faire retour à Cingria comme à Witkiewicz, mes deux premiers mentors de lecteur de vingt ans et des poussières, à Tchekhov ou à Thomas Wolfe, à Balzac ou à Annie Dillard et Alice Munro – les personnages de celle-ci me restant aussi présents que ceux de Kundera, avec plus de chair souvent et plus de lancinante affectivité, moins aussi de pensée en acte ou de désenchantement hédoniste…
    À la page 55 de L’Immortalité (première édition de Gallimard en collection Du monde entier), Agnès prend donc conscience d’une double évidence déjà entrevue dans son miroir et vérifiée ce soir-là de « dîner convivial » où elle s’est efforcée de faire bonne figure : qu’elle est unique et qu’elle ne se sent pas solidaire de ses semblables pour l’essentiel même si elle a le cœur sur la main, n’est-ce pas, et combien ça me rappelle ma propre propension à rester à l’écart et mon refus de souscrire jamais à l’expression « il est des nôtres »…
    Je compte actuellement 5000 « amis » sur le réseau social de Facebook: pure fiction, sinon foutaise, mais l’intuition d’Agnès, que l’image multipliée – vingt-cinq ans avant Instagram - est en train de ruiner la notion même d’individualité, au dam de ce qu’on appelait hier la pudeur et la discrétion, et au risque de voir s’effondrer la représentation de sa propre personne, rejoint à l’instant tout ce que j’ai tenté d’exprimer dans Nous sommes tous des zombies sympas – que j’ose dire un libelle « à la Kundera »…
     
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    À La Désirade, ce lundi 17 juillet, 4h du matin.- Dans le rêve, un Claudel à stature d’éléphant blanc me sommait de prononcer le mot TUBULURE, et j’ai pensé : Titan. Puis l’image de la bouche d’or m’est revenue malgré son faciès de laboureur aux comices et je me suis réveillé en songeant à sa page lumineuse sur l’Anima de Rimbaud.
    Mais caramba: seulement 4 heures ! et cette sensation d’avoir les pieds secs, l’âme de dix-sept ans et les pieds froids…
    Sur quoi je tends le main au hasard, qui me ramène Les Testaments trahis, et je lis ce qu’exactement je devais lire à ce moment-là comme souvent quand je pêche un livre au hasard: «Personne n’est plus insensible que les gens sentimentaux. »
    Et tout de suite je vois Untel et Unetelle : comme les personnages des romans de Kundera émanent souvent de pensées ou d’intuitions, les pensées et développements de ses essais s’incarnent en personnages...
     
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    Au personnage d’Agnès, la sexagénaire que la perte de son visage et de son unicité inquiète, dans la première partie de L’immortalité, j’ai prêté hier soir le visage de Kristin Scott Thomas dans L’ombre d’un soupçon de Sydney Pollack, la femme trompée qui partage son désarroi puis sa tendresse avec Harrison Ford en inspecteur de police dont un certain geste m’a rappelé le vieil acteur rencontré sur le hauts de Lugano en 1993, donc l’année de la parution de la traduction française des Testaments trahis...
    Autre trahison, me dis-je à propos des deux amants se crashant dans le même avion après avoir menti à leurs conjoints, et tout le côté sensible du film , réellement émouvant et rendu tel par les deux acteurs, fait oublier le sentimentalisme plus factice de la conclusion, typique du kitsch que Kundera a toujours raillé.
    Et voila qu’au lieu de m’endormir, notant au passage les mots d’affectueuse dévotion que l’écrivain voue à Robert Musil (absolument que je revienne aussi à L’homme sans qualités, me dis-je dans la foulée) je tombe sur ce vif hommage à l’humour de Rabelais à propos du Pantagruel que le jeune Tchèque tenait sous son lit dans son dortoir d’ouvriers: « L’humour : l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguité morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres ; l’humour : l’ivresse de la relativité des choses humaines ; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude. Mais l’humour, pour rappeler Octavio Paz, est « la grande invention de l’esprit moderne ». Il n’est pas là depuis toujours, il n’est pas là pour toujours non plus. Le cœur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire »...
     
    (À suivre)
     

     

  • Questionnaire Marcel Proust

     

     


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    1. Quel est pour moi le comble de la misère?

    -         C’est l’imbécillité et l’impossibilité d’y échapper (coincé dans un ascenseur en panne ou n’importe quel lieu emmuré avec un, voire, pire : deux imbéciles. « L’enfer, c’est les imbéciles » (retouche à Huis Clos)
    2. Quel est le principal trait de mon caractère?

    -           C’est la dualité et le refus d’en sortir ; l’indécision et la paresse d’en sortir.


    3. Quelle est la qualité que je préfère chez l'homme ? Et chez la femme?

    -           Chez l’homme c’est la douceur courageuse et la porosité sensible, enfin tout ce qui brise l’imbécile, donc l’humour. Chez la femme, les mêmes qualités vont pour ainsi dire de soi: elle les a naturellement, donc peu de mérite.


    4. Quel est mon idéal de bonheur terrestre?

    -           Un être aimé et un livre, des enfants petits de tous les âges, le samedi soir au cinéma, des amis pas trop longtemps, le silence de l’aube, la nuit sur le lac. Ce que je vois me regarde.

    -          
    5. Quelles fautes m'inspirent le plus d'indulgence?

    -           Toutes sauf le manque d’indulgence.


    6. Si vous n'étiez pas vous-même, qui auriez-vous aimé être?

    -           Qui je suis sans me regarder.


    7. Où aimeriez-vous vivre ?

    -           Partout avec l’équipement requis : radiateur ou ventilateur.


    8. Ce que j'apprécie le plus chez mes amis ?

    -           L’attention, le rire et la gentillesse.

    -           9. Mon principal défaut

    -           L’indécision.


    10. Mon occupation préférée ?

    -           Faire, et ne rien faire.


    11. Mon rêve de bonheur

    -           M’endormir de bonne heure.

    -           12. Quel serait mon plus grand malheur?

    -           Perdre celle ou ceux que j’aime.


    13. Ce que je voudrais être en ce moment précis

    -           Être en ce moment précis.

    -         14. Mets et boissons préférés ?

    -           Ce qu’il y a sur la table.

    -            Couleurs, fleurs, oiseaux préférés ?

    -           Celles et ceux  qu’il y a au jardin, le long des chemins et dans le ciel.


    15. Mes auteurs favoris ?

    -          Charles-Albert Cingria, Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline, Stanislas Ignacy Witkiewicz, Robert Walser, Vassily Rozanov, Thomas Wolfe, Léon Tolstoï, Anton Tchékhov, Thomas Bernhard, Naguib Mahfouz, Flanery O’Connor, Jean Genet, Raymond Carver, Cormac McCarthy, Constantin Cavafy, Paul Bowles, Ramon Gomez de La Serna, Franz Kafka, Walter Benjamin, W.G. Sebald, Guido Ceronetti, Georges Simenon, Paul Léautaud, Pierre Jean Jouve, Paul Morand, Annie Dillard, Alice Munro, W.G. Sebald + une centaine de viennent ensuite.    

     
    16. Mes héros fictifs ? Mes héroïnes fictifves ?

    -           Tintin, Zorba, Oblomov, Bartleby. Heidi, Marie de Magdala.  

    -          
    17. Mes compositeurs, mes peintres préférés ?

    -           Beethoven, Mozart, Bach, Schubert, Purcell, Puccini, Verdi, Haydn, Mendelssohn, Arvo Pärt.

    -           Lascaux, Giotto, Fra Angelico, Paolo Uccello, Piero della Francesca, Cézanne, Bonnard, Rembrandt, Goya, Munch, Soutine, Hodler, Soutter.

    -            
    18. Le mot que je préfère ? Mon juron préféré ?

    -           Lumière. Pétard de sort de tronc de sang de feu de merdre.


    19. Mes héros, mes héroïnes dans la vie réelle ?

    -           Dieter Bonhoeffer. Betty Hillesum.


    20. Mon personnage historique favori ?

    -           Little Nemo

    -          
    21. Mes prénoms favoris

    -           Pascal, Sophie et Julie.


    22. Ce que je déteste par dessus tout (ou ma bête noire)

    -           La mesquinerie et la duplicité.


    23. Personnages historiques que je méprise le plus

    -           Légion.


    24. Le fait militaire que j'admire le plus ? La réforme que j'estime le plus ?

    -           Aucun. Aucune.

    -           25. Le don de la nature que je voudrais avoir

    -           La présence absolue.


    26. Comment j'aimerais mourir.

    -            Au milieu de ceux que j’aime, avec un peu de morphine vers la fin, comme mon père.


    27. État présent de mon esprit

    -           La reconnaissance sereine.


    28. Ma devise

    -           Ama et quod vis fac.


    29. Si Dieu existe, que voudriez-vous lui entendre dire en vous accueillant?

    -           Bonjour, petit.


    30. Si Dieu existe, que lui dites-vous en arrivant?

    -           Salut, grand.

    (JLK, ce dimanche 22 juin 2014) 

  • La mort, ma mort...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2022)
     
    À l’hosto, ce jeudi 3 novembre. – Après mon évocation quelque peu taquine de l’usine à soins, tôt ce matin, qui m’a valu pas mal de retours sur Facebook, je me retrouve dans ma chambre à 5 étoiles – alors que je n’ai même pas d’assurance privée…- de la division Fleurs, où le médecin compte me garder jusqu’à demain si mon état encore très flageolant n'en exige pas plus..
    Passé tout à l’heure à la boutique de l’établissement où j’espérais trouver le moindre livre, j’ai dû déchanter : tintin, rien que des magazines et autres journaux bas de gamme (style Closer ou Détective), avec la seule exception d’une revue de vulgarisation scientifique, intitulée La Recherche et toute consacrée au Réel, et deux livraisons du Courrier international traitant de la bombe démographique et de l’effervescence culturelle de la Corée du sud, laquelle m’intéresse particulièrement après ma découverte, ces derniers mois, d’une vingtaine de séries de qualité.
    Quant à l’approche du «Réel » par cette revue spécialisée dont le langage me semble immédiatement accessible, alors que je suis un ignare pitoyable en la matière, elle m’intéresse ces jours après la lecture de La Théorie des cordes, ce roman de José Carlos Somoza que m’a offert notre fille licenciées en lettres hispaniques, dont la partie dévolue aux recherches d’un groupe de physiciens sur la possibilité d’ « ouvrir les cordes du temps » et d’obtenir ainsi des images datant de millénaires, m’a passionné, avant que la narration ne se perde, m’a-t-il semblé, dans l’embrouillamini d’une intrigue à base complotiste accumulant crimes et suicides...
     
    Même sans avoir le livre sous la main, j’ai esquissé hier soir, après une minute à subir à la télé l’effrayante présence de Cyril Hanouna, parangon de la basse vulgarité et de la crétinerie, une prochaine chronique sur BPLT du superbe roman de Giuliano da Empoli intitulé Le Mage du Kremlin et qui vient d’être couronné par l’Académie française (dame Carrère d’Encausse doit y être pour quelque chose), dont j’ai longuement parlé au téléphone avec mon ami Nicolas le Greco en lui disant que, plus qu’un livre « sur Poutine », il s’agit là d’une vaste projection des visions futuristes de Zamiatine, Orwell et Witkiewicz, très riche en observations sur l’évolution actuelle de nos sociétés capitalistico-communistes (Zinoviev me disait que la société de consommation lui apparaissait comme une forme particulièrement perverse de soft collectivisme), avec un dénouement qui assimile pour ainsi dire les oligarchies parvenues du post-soviétisme et de la Silicon Valley…
     
    Tout à l’heure je suis retombé, en consutant mon historique de Messenger, à l’époque d e mon premier infarctus (mi-décembre 2019) sur un message de Roland Jaccard qui se disait « fasciné » par mon « reportage en immersion hospitalière », évoquant en outre nos téléphones quasi quotidiens, avec Pierre-Guillaume, qui lui donnait ainsi de mes nouvelles – deux amis repris depuis lors par celle que Lady L. appelait la « Dame en noir »...
     
    Ce qui me rappelle aussitôt les mots de Thierry Vernet dans ses carnets à lui : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...
     
    Aquarelle: Thierry Vernet, Conversation nocturne.

  • Si vous rêvez de Tombouctou, c'est en vous que gît le trésor

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    Ravivant la fraîcheur de nos lectures de jeunesse, avec le supplément d’âme de la maturité, le nouveau roman « africain » de René Zahnd, Le Trésor des Mandingues, nous entraîne dans un périple à double valeur d’hymne à l’amitié, ponctué de belles rencontres humaines, et d’exploration sur le terrain et par l’écrit d’une Afrique méconnue dont le parcours relève de la quête initiatique, sous le patronage occulte de Blaise Cendrars ...
     
    Les ruptures ont parfois du bon. Tu te fais larguer et c’est peut-être bien fait, ça te pendait au nez te dit ton compère François qui a toujours le mot pour encourager : tu avais le fil à ta Pat, croit-il malin d’ajouter avant de t’allonger d’autres calembredaines débiles , et patati et patatras – mais tourne donc la page mon poteau, te serine-t-il sévère et facétieux, et c’est parti pour une autre vie n’importe où mais loin de cette « affaire » de Patricia, et pourquoi pas Venise ?
    Cinq pages plus loin, puisque c’est le début d’un roman dont le titre du premier chapitre annonce la situation « au 36e dessous » et démarre avec une exclamation amicalement indignée dudit François, « Ce n’est plus du chagrin, c’est de la misère », le Narrateur, qu’on pourrait prénommer René tant il évoque l’auteur par divers traits psychologiques, à part sa passion avérée pour l’Afrique et ses connaissances de naturaliste – mais on évitera de l’associer trop précisément à la cata sentimentale du moment – se retrouve donc bel et bien à traîner son spleen dans la lagune, quand, en quête d’un cadeau à ramener à son compère François, le hasard lui fait pousser la porte d’une bouquinerie francophone tenue par un vieil Africain qui, à l’évocation du nom de Cendrars, lui propose, fin lettré, l’acquisition du Latin mystique de Rémy de Gourmont, dont chacune et chacun se rappelle l’intérêt que le cher Blaise portait à son œuvre de grand érudit, avant de lui offrir, en bonus, la première édition de l’Anthologie nègre du même bourlingueur assortie d’une dédicace manuscrite à un certain M. P. , « dans les secrets partagés des montagnes d’or et des remous de Boussa »...
    Or le compère François aura tôt fait d’identifier ce mystérieux M.P. en la personne d’un certain médecin écossais du nom de Mungo Park, devenu explorateur des régions encore peu connues de l’Afrique de l’Ouest – l’époque où l’on ne savait même pas dans quel sens coulait vraiment le Niger -, et là le roman va vraiment démarrer à l’initiative dynamique du même François qui pousse son ami à sonder de plus près le mystère de ces « montagnes d’or » tout en se défilant, lui, au dernier moment, pour enquêter plutôt sur Internet…
    Une exploration à deux « vitesses »
    Quand tel ou tel importun lui demandait s’il avait vraiment pris le Transsibérien, qu’il évoque dans sa célèbre Prose à l’irrésistible tagadam poétique, Cendrars répondait invariablement : et quelle importance que je l’ai pris ou non si mon poème vous l’a fait prendre ? Et l’on sourira, dans la foulée, en se rappelant que le même Blaise, auteur d’une non moins fameuse Anthologie nègre, n’a jamais mis les pieds en Afrique, si l’on excepte une brève escale à Dakar, alors que René Zahnd y a bel et bien crapahuté moult fois, y recueillant autant de sensations et d’observations de toutes espèces (régurgitées à foison dans son roman) que d’anecdotes et autres tournures de langage « tout bien » captées à l’oral quotidien.
    Cela précisé pour indiquer la double voie du récit déployé par Le Trésor des Mandingues, sur le terrain, entre Bamako et le pays Dogon, via Tombouctou la mystérieuse, où le jeu de pistes tiendra souvent de la course d’obstacles carabinée, et l’exploration « livresque », à laquelle participe l’ami resté devant son ordi, lestée d’innombrables et précieux détails enrichissant notre connaissance de l’Afrique sans pesanteur académique ni pédantisme.
    Sur une de ces voies, nous ferons la rencontre « incarnée » de deux jeunes filles – une Africaine au prénom de Rokia et Cathy la sémillante ethnologue française – toutes deux ferrées en matière d’anthropologie - jusqu’aux aspects très politisés de la « question noire » - alors que la bibliographie en fin de volume cite une trentaine d’ouvrage qui ont accompagné l’auteur dans la composition de son roman. À la même enseigne « dualiste », l’on relèvera l’alternance très « physique» du récit à ras le quotidien poussiéreux et son épique relance de lieu en lieu, ponctué de dialogues savoureux entre les deux lascars (on skype n’importe où par les temps qui courent), et maintes inflexions plus méditatives de l’ « aventurier mélancolique » que figure le Narrateur, qui nourrissent un véritable parcours initiatique à l’africaine, ponctué de force sages sentences, entre autres formules drolatiques. Tel vieux sage aveugle dira ainsi : « La paroles est la reine de la connaissance. Mais la parole est aussi la reine du mensonge et la reine des secrets ». Et telle Mobylette garée sur la rue portera cette maxime avec sa gouaille populaire : « Le crayon de Dieu n’a pas de gomme »…
    Enfin la lumière éblouissante du jour, et combien de sonores éclats de rire, iront de pair avec un jeu d’ombres plus inquiétantes liées à la part maléfique de la nature humaine, où l’on verra que les pillards blancs d’hier ressortissent à la même crapule que les tueurs d’aujourd’hui se réclamant du Djihad…
    Le trésor de l’humaine bonté
    Pour beaucoup d’enfants de tous les âges et d’un peu partout, L’Île au trésor reste l’un des plus beaux livres qui soient, et le lecteur du Trésor des Mandingues ne cesse évidemment d’espérer en savoir plus à propos des « montagnes d’or » évoquées par Cendrars , cher menteur et mentor du non moins cher François, lequel est peut-être le véritable auteur du roman – tels étant les deux lascars férus de farces et attrapes narratives.
    Dans la foulée du roman, ainsi, l’on apprendre que les initiales du fameux M. P. ne sont peut-être pas celles de Mungo Park mais désignaient un certain Mathieu Portalban, négociant en art nègre que ses menées de pillard ont fait détester des indigènes mais que Cendrars eût pu rencontrer de son vivant; et ce n’est qu’une incertitude de plus ajoutée au mystère de la mort de Mungo Park et à la réalité du trésor peut-être enfoui dans les montagnes de l’Adrar des Ifoghas, d’où le Narrateur candide devra se faire exfiltrer en hélico pour cause de danger djihadiste très actuel…
    Au jeu du « romanesque », nous avalerons jusqu’à ces péripéties de thriller ou de série télévisée, mais l’enjeu du Trésor des Mandingues est ailleurs, et plus précisément dans le constat du hogon, maître spirituel des Dogons, qui déclare comme ça au Narrateur, sans le connaître que par son intuition supérieure : « Vous êtes un homme bon. Vous avez le ventre clair ». Et de fait, malgré ses tribulations et ses galères, celui qui écrit (qu’il se prénomme François ou René) se révèle notre ami en manifestant son amitié aux multiples beaux personnages qu’il rencontre, jusqu’à ce jeune garçon au prénom de Djibril, fan de foot et rêvant d’être la future star des stade du Mali, au père duquel il promet de payer son écolage…
    Tu ne sais sûrement pas plus que moi, camarade ce qu’est le « ventre clair ». Un jour tu m’as raconté que, tout nu sur ton lit d’hôpital, entortillé dans les tuyaux de ta survie médicale, en prise avec le Crabe pire que les essaims d’abeilles de Djenné, tu as décidé de vivre. Ce que tu rappelles à la fin de ton superbe roman par la voix de Sid Omar, parce « qu’il n’y a pas de trésor plus grand que la vie, et l’harmonie qu’on peut y trouver ». Poil au nez…
     
    René Zahnd. Le Trésor des Mandingues. Editions Herodios, 2024, 327p.

  • Que tout est possible en ce beau monde

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce jeudi 6 juin. – Ma nouvelle chronique presque achevée, hier soir, a disparu ce matin, et je rappelle alors l’incollable J.P. pour lui demander de ses nouvelles (prétexte) et, à un moment donné, lui poser la question relative à la disparition d’un document. Est-ce possible ? Et lui de me répondre « Tout est possible en ce bas monde ». Il ne me propose pas de faire un réglage à distance, comme souvent par le passé, il se montre distant voire évasif, il m’indique juste une façon improbable de récupérer mon fichier, puis, lorsque je lui propose une revoyure prochaine, que je repousse depuis des mois, il me dit qu’il me relancera en août, étant sur le départ pour Nairobi où il va passer deux mois. Je lui demande ce qu’il va faire au Kénya. Réponse elliptique : « Travail ». J’en serais presque, égoïste que je suis, à lui reprocher de renvoyer notre revoyure à la fin de l’été, alors que c’est moi qui ne lui ai plus fait signe malgré ma promesse de le faire, et nous en restons là poliment mais sans plus, et je me dis à présent que c’est bien fait pour ma poire : c’est ma faute et pas qu’avec J.P. et je devrais réfléchir à ma façon de traiter les gens. Certes c’est le plus souvent moi qui vais vers eux et pas le contraire – c’est comme ça depuis au moins soixante ans - mais le nouveau système de relations instauré par Internet fait qu’on se voit moins en 3D et qu’on ne s’écrit plus de lettres et que donc, malgré nos centaines ou nos milliers d’amis sur Facebook (j’en ai 5000, captés d’un clic et ne signifiant donc à peu près rien sauf une petite cinquantaine), la communication réciproque régulière devient rare sauf à parler de piapia sans substance.
    Bref, l’inattention se développe, autant que l’incuriosité, et c’est ainsi que la solitude s’accroît dans la multitude. J.P. va partir en Afrique de l’Est alors que j’ai paumé ce matin ma chronique évoquant l’Afrique de l’Ouest, je ne sais rien de ce qu’ont fait et pensé mes 5000 amis ces derniers temps faute de m’en enquérir tous les matins, et je me répète alors gravement la citation du fameux poème de Rilke évoquant le torse d’Apollon : « Tu dois changer ta vie »…
    Sur quoi je me lance dans la refonte de mémoire de ma chronique, dont la nouvelle version me paraît, d'ailleurs, meilleure que la première…
     
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    COMME UN TROUBLE PASSAGER. – C’était l’autre jour à la terrasse ensoleillée, quasiment estivale, de San Stefano al Mare, je venais d’entamer un repas délicieux servi par une belle serveuse au bras tatoué d’une tête de mort fleurie, quand il/elle est apparu(e) avec son compagnon plus grand que lui (ou qu’elle) de deux têtes, tous deux debouts devant ma table en attendant de s’en voir attribuer une autre, et moi saisi comme un peut l’être devant un ange surgi, je n’exagère pas, disons un ange de la peinture italienne, et plus précisément tel ange musicien de Melozzo da Forli dont j’avais découpé l’image dans un bulletin paroissial de je ne sais plus quel bourg de Toscane, donc un ange au sexe sublimé par sa beauté androgyne, et c’était là devant moi, en jeans très larges et le col ceint d’une longue écharpe de soie orangée, il m’a aussitôt évoqué les personnages d’Endymion et d’Adonis, plutôt alors du côté de la Grèce aux garçons fessus, mais voici que le compagnon costaud l’enlaçait comme un Italien classique de la trentaine le ferait plus conventionnellement d’une ragazza lui roulant des yeux tendres, et j’en restais baba, presque scandalisé par tant de grâce naturelle dans la façon de la paire de se diriger vers la table du bout de la terrasse, sur l’indication de la serveuse au bras mortellement fleuri, bref le temps d’une fantasmagorie érotique je me suis laissé troubler ou, comme on dit, transporter aux anges…
     
    FANTAISISTE. – À ma chère Professorella, dont je lis à présent le récit de vie de haute tenue, qui requiert toute mon attention car il est rédigé en langue italienne et que je bute souvent sur tel mot ou telle expression, je disais l’autre jour que je ne me considére pas du tout comme un écrivain ou comme un poète, moins encore comme un pro de la critique littéraire (selon l’expression récente de ma libraire préférée), pas plus que je ne me situe politiquement ou sexuellement, toute qualification et détermination sociale ou psychologique me semblant une réduction alors que le terme qui me convient finalement est celui-là seul de fantaisiste, et j’y insiste de la façon la plus radicale, voire la plus orgueilleuse, en prétendant rendre au terme son aura et sa profondeur, d’accord avec Louis Forestier pour souligner la fantaisie essentielle d’un Rimbaud, et j’y ajouterai ce matin : la fantaisie à grands pieds d’elfe lourdaud d’un Walt Whitman, la fantaisie érotique et solipsiste d’un Jean Genet, la fantaisie évhémériste et musicienne d’un Charles-Albert Cingria, la fantaisie paramystique d’une Annie Dillard et d’une Flannery o’Connor, la fantaisie métaphysique et catastrophiste d’un Stanislaw Ignacy Witkiewicz, la fantaisie enfin du charmant Paul-Jean Toulet bel et bien estampillé « fantaisiste » alors qu’il déroge à toute école et auquel je m’affilie essentiellement par l’usage des contrerimes - et j’aurais pu citer Céline et Robert Walser, Thomas Bernhard et Shakespeare, Proust et Musil et cent et mille autres à la même enseigne échappant à toute définition académique comme à toute inquisition médiatique ou « policière », etc.

  • Le séducteur de spectres

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    447740317_10234172562442389_2125278661552004129_n.jpgDécouverte de Gesualdo Bufalino,
    par Fabio Ciaralli
    Connaissez-vous Gesualdo Bufalino et Le Semeur de peste? Si ce n’est pas le cas, j’aimerais vous faire pénétrer dans l’œuvre de cet auteur merveilleux et vous parler de son premier roman.
    Gesualdo Bufalino, Sicilien de la province de Raguse – de Comiso précisément – naît en 1920 et meurt, dans la même petite ville, en 1996, au cours d’un terrible accident de voiture. Son père était un forgeron passionné par la littérature, passion qu’il réussit à transmettre à son fils au cours de soirées où ils jouaient avec un vieux dictionnaire et lisaient ensemble les aventures de GuerinMeschino.
    Eh oui, le dictionnaire... Le mot fait venir à l’esprit l’écriture extrêmement recherchée, la préciosité des paroles, courbes et volutes utilisées comme des pierres serties dans la phrase. On a parlé également de neurasthénie stylistique, à côté de la rengaine sur le baroque antipathique, peut-être à cause d’un des aphorismes du recueil Il Malmenante (Le Mal pensant): «Relire ce qu’on a écrit cinquante fois par jour, ne serait-ce que pour y changer un mot comme on change une fleur dans un vase». Peut-être un peu d’anxiété, peut-être une insatisfaction chronique, mais quel soin véritablement amoureux l’écrivain consacrait-il à la langue!
     
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    Procédons par ordre. En laissant de côté la période scolaire et les petits travaux pendant l’adolescence où il pei-gnait des chars siciliens dans un atelier d’artisans, nous arrivons en 1940: il s’inscrit à la Faculté des Lettres de Catane puis de Palerme, fréquente bien peu les cours et, deux années plus tard, se retrouve sous les drapeaux, en pleine guerre. En septembre1943 il s’enfuit; après avoir été capturé par les Allemands, il réussit à s’enfuir à nouveau et à échapper à la dernière, terrible période de représailles. En 1944, il découvre qu’il est atteint de tuberculose et il est hospitalisé dans un sanatorium: élément essentiel qui va changer radicalement son existence.
    Dans la cave de l’institut de Sandiano, dans la province de Reggio Emilia, le médecin-chef, qui cultive les lettres, conserve une très riche bibliothèque. C’est là que le patient Bufalino se plonge dans des lectures et des études approfondies au cours desquelles il lit Proust en français. En 1946 il obtient d’être transféré au sanatorium sicilien de la Conque d’or, entre Palerme et Monreale, «La Rocca», théâtre de ce qui sera son premier, incomparable, roman, Diceria dell’Untore, Le Semeur de peste.
    Bufalino sortit de la Rocca l’année suivante, mais ce n’est qu’en 1971, vingt ans après, qu’il réussit à mettre un point final à une version complète du texte. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il continua à y travailler et à produire des variantes jusqu’en 1981, année où, presque par hasard, grâce entre autres à la ténacité de l’éditrice Elvira Sellerio, le texte fut imprimé pour la première fois.
    Aujourd’hui nous savons que le Fonds des manuscrits de l’Université de Pavie, auquel l’auteur a fait don de toutes les versions de cet ouvrage, en possède bien sept, avec un patrimoine infini de variantes. Toujours dans Le Mal pensant on peut lire: «Variantes: n’en refuser aucune mais se les réciter ensemble en redoublant le texte et l’extase de le dominer. Un texte multiple est plus vrai que la perfection finale.» Et encore: «L’impatience de Dieu de publier le monde ne finit pas de m’étonner. Il faudrait conserver de telles choses dans son tiroir pour toujours.»
    Ce n’est qu’après l’immense succès du Semeur de peste (prix Campiello l’année de sa sortie) que Bufalino commen-ça à publier de très nombreux ouvrages, non seulement des récits mais des poèmes, des essais et des mémoires.
    Son chef-d’œuvre demeure son premier roman. Vivre en symbiose constante avec la mort qu’on sent perpétuellement respirer dans son cou: c’est le sort des personnages-ombres qui hantent les pages du Semeur de peste. Dans le microcosme triste et fermé d’un sanatorium sicilien, des êtres humains en sursis se rencontrent au cours d’instants légers, suspendus sur l’abîme du rien; par le fait que ces moments sont – peut-être – les derniers, ils acquièrent une saveur exaspérée et se teintent d’or et de feu.
    Le rébarbatif Grand Maigre, médecin cultivé, désenchanté et qui s’adonne à l’alcool, maître de la parole mais à son tour victime du jeu de la vie et de la mort, sauve le patient narrateur grâce aux livres; Marta, la mystérieuse et splendide Marta, peut-être juive et donc victime, peut-être maîtresse d’un Allemand et donc traîtresse et bourreau, peut-être les deux, repliée sur sa propre mort imminente, vit une histoire d’amour avec le narrateur, «contrebandier de vie»; elle l’aime parce que, comme elle, il est sur le point de mourir; et elle éprouve par instants de la haine à son égard parce qu’il pourrait guérir et vivre, malgré son amour pour elle, en la laissant seule devant le néant. L’espérance, d’habitude compagne docile et heureuse, rend les rapports enchevêtrés, éloigne les amants que déjà séparent les lois sévères du sanatorium, prison avec quelques brèches, avant que n’arrive à les séparer à jamais la mort de la jeune femme. Les signes indélébiles de la souffrance se transforment dans l’œuvre en beauté indicible. La consomption, la désillusion, le calvaire deviennent des motifs de légèreté sur fond de mer et d’orangers siciliens, sur des routes brûlées que les deux amants parcourent à la fin dans le seul espoir de vivre encore un instant de passion, un instant de trêve.
    Survivre à son amour et à ses compagnons est tout sauf une victoire: la guérison est vécue comme une désertion et place la vie future du jeune homme sous le signe ineffaçable de la faute.L’écriture de l’ouvrage, fruit ciselé d’un «séducteur de spectres», comme aimait à se définir l’écrivain, est un incessant flamboiement mortifère. Le Semeur de peste,poème narratif qui pousse la recherche stylistique jusqu’au spasme, en alternant une admirable sécheresse et «des paroles gras-ses, humides, chaudes dont je me farcis», disait Bufalino, est le chant doux-amer de la tragique euphorie de la mort, «paravent de fumée entre les vivants et les autres».
    «On écrit pour se guérir soi-même, pour se laver le cœur», disait encore l’écrivain. Ainsi soit-il. Mais il est vrai également qu’on écrit «pour dialoguer avec un lecteur inconnu». Et j’espère qu’il en sera ainsi afin d’alléger la prochaine journée «qui nous at-tend au tournant avec sa dose infaillible de dérision et de peine»...
    F.C
    (Le Passe-Muraille, No 77. Avril 2009)
     
    Images: Gesualdo Bufalino et Fabio Ciaralli (JLK, 2024)

  • Délivrez-nous des heures

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
    À la Maison bleue, ce mardi 4 juin.- Si ce n’était mon dernier voyage, je l’aurai vécu comme tel: comme une vraie folie, et sans cesser de me traiter de fou cédant à mes impulsions et compulsions tout en me jugeant avec la lucidité conséquente d’un être plus que raisonnable: comme un enfant lancé en l’air par un vieux dément, et cependant j’écrivais des poèmes, je fredonnais dans mon véhicule d’enfer à la blancheur trompeuse, je claquais des euros sans compter ni jamais oublier la mendiante des églises ordinaires et autres parvis de supermarchés, et mes amis me souriaient sans se douter de mon tourment - quoique de cela aussi je doute à présent.
    À présent donc, raconte, me dis-je dans la drôle de paix de la Maison bleue dont le voisinage de palmiers et d’agaves acclimatés au biotope pseudo-méditerranéen lémanique me rappellent les pins parasols et les floralies aux exultations polychromes de la Riviera des fiori où je tombai littéralement du ciel ce premier jour d’échappée folle; et te voici d’abord, après tes 500 premières bornes, égaré dans la souricière d’un chantier naval génois où la souris d’ordinateur qu’évoque ton véhicule à consommation contrôlée (la petite Honda Jazz Escort label Hybrid) se retrouve soudain confrontée à une jeune policière à l’air sévère et aux mots effilés comme des poignards : macche Boccadasse non c’e per di qua, ma di là et lassù a sinistra poi di là et a destra - et la dextre de la fonctionnaire de te signifier finalement: de l’air !
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    LA SOIRÉE ITALIENNE.- Sur quoi je me suis retrouvé comme hors des heures, seul à ma table en terrasse surplombant la petite anse de galets aux eaux quiètes renvoyant au ciel les reflets des façades en patchwork pastel faisant voisiner les ocres roses et les verts tendres et les murs safran ou les bleus évangéliques, enfin seul: mon œil, car la jeunesse du soir était là en son insouciante chiacchierata me rappelant les soirs de Sienne ou de Sorrente ou plus au noir du sud les tarentelles des nuits d’Amalfi, ma sei contento addesso fratello mi diceva l’alter ego mio, tout à la contemplation vespérale après l'épouvante autoroutière à tunnels meurtriers et dépassement criminels...
    Mon Italie affective est dans ces couleurs et ces ondulations érotiques, mais l’esprit vif de Buzzati le visionnaire, et l’âme mélancolique de Pavese ne cessent de se faire écho dans ma perception, et tout à l’heure je me retrouvais dans les Enfers du XXe siècle aux préfigurations apocalyptiques, dans le tumulte tueur des camions lancés sur les doubles pistes et se dépassant comme des tamponneuses de Luna Park, où Dino le janséniste alignait ses prémonitions de haut marcheur dolomitique, alors qu’au soir la tendresse songeuse d’éternel jeune homme de Pavese me ramenait à la poésie des lisières de la nuit tandis que je sirotais mon âpre Primitivo signé Notte Rossa…
    Boccadasse, autant dire Bouche d’âne, et le Saint Esprit s’en trouve lui aussi convié dans le frémissements d’ailes de colombes des quelques nuages d’été de là-haut où divers dieux prennent aussi l’apéro à l’heure délivrée des horloges…
     
    TRISTE INJONCTION. – Ils et elles me traiteront encore de lémurien pédant lugubre et de vieux pontife à la Ratzinger, mais je les emmerde et j’y tiens : leur conseil de PROFITER, que dis-je leur ordre, leur essentielle recommadation de PROFITER de l'Italie m’apparaît à la fois comme une relance d’obscène convention consommatrice et comme une injonction à se soumettre aux pires clichés de la bienvivance écervelée, comme au lupanar on ordonnerait : et maintenant jouissez, alors qu’on n’est là que pour ça caramba.
    Mais PROFITER signifie plus que jouir : on devine que, foi d’expression, faut que ça rapporte au moins le retour sur investissement, faut qu’on en ait pour son dinar, faut profiter du taux momentané du dollar, faut coller aux lois du marché sinon t’es mort.
    Et ça te gêne que ça me gêne que tu t’abaisses à me dire de PROFITER ? Et que dirai-je tout à l’heure à ma cassata ?
     
    LES AMIS RETROUVÉS. – Ces amis-là sont de ces gens qui, revenant de très loin, savent des choses qu’ignorent beaucoup de ceux qui croient en savoir bien plus, et c’est pourquoi les grandes phrases et les beaux mots de l’amitié se voilent de pudeur et de retenue, mais quoique ne nous étant plus vus depuis sept ans, nous nous retrouvons comme si c’était d’hier, et d’ailleurs ce n’est pas d’hier mais de ce matin même que datent nos derniers messages, avec la Professorella, qui partage désormais sa vie avec celui qui fut longtemps l’ange soignant du Gentiluomo, et que je retrouve toute pareille, souriante et douce comme l’était Lady L., aussi présente, au milieu des chats qu’elle a recueillis à travers les années, que lors de notre dernière rencontre à Cetona, en haute Toscane, où Fabio était venu présenter son ouvrage consacré à l’immense Cioran en présence du non moins considérable Ceronetti, son ami.
    Mais basta les révérences, puisque ladite rencontre, dans une église catholique et apostolique transformée en lieu de conférence plutôt philosophique frottée de gnosticisme, fut plus qu’aucune autre dépouillée de salamalecs académiques au profit (profitez donc !) des accointances du gai savoir et de la connivence humaine.
    Et comme les mottes de terre qu’on jette sur les cercueils, quelque part dans La Recherche où le baron de Charlus y va de ses lourds constats - profitez de la vie mes amis car telle est sa vanité – sonnent les noms de nos disparus : Emile Cioran, mort ! Guido Ceronetti, mort ! Lady L. et Vanni Cechhinelli, morts ! la chienne Thea et le chien Snoopy, morts !
    Sur quoi nous reprendrons, de concert, la lecture de La patience du brûlé ou de Pour ne pas oubler la mémoire , du cher Guido, tandis que les livres de la Professorella elle-même (sur Cendrars, Bouvier, Cingria, Chessex, Cohen et Queneau, plus l’ouvrage qu’elle a cosigné avec Fabio Ciaralli sur la littérature concentrationnaire) me font signe sur les rayons, juste sous celui des œuvres complètes de Simenon, etc.
     

  • Que de la joie

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
    À la Maison bleue, ce mercredi 5 juin. - Le lendemain du premier jour à Boccadasse, je m’étais Unknown.jpegretrouvé à marcher seul le long de l’embouchure marine de Bocca di Magra, d’une bouche à l’autre je m’étais rapproché de mes amis et là, à la hauteur de deux pêcheurs, le plus tout jeune et le pas tout à fait vieux, sans un tatouage au bras ni l’un ni l’autre, voilà que mon portable me couine que j’ai un texto à relever, et chic c’est Quentin qui me hèle en chemin, me disant comme ça qu’en lisant ces jours mes Chemins de traverse il découvre et confirme ce que j’écris à propos de la joie, à savoir bien plus que l’euphorie: cet état chantant qui te vient de la poésie du monde et que tu lui rends en révérence; et tout aussitôt je réponds à Quentin (auquel ce prénom faulknérien va si bien) qu’il ajoute ce matin à ma joie et que je me réjouis de tenir son nouveau livre en main, que j’ai déjà lu sur manuscrit et aimé pour sa lecture du monde à lui qui a le cœur vert et les rages bien noires et rieuses aussi - et quelle joie c’est que « ça » continue ainsi avec ce faux voyou ne donnant jamais dans le faux sérieux des ennuyeux de la paroisse littéraire - et voici la fine cloche là-bas comme assourdie par les couches d’air marin en son carillon matinal , à l'aplomb des falaises de marbre faisant comme des médailles argentées dans la brume, oui la joie serait cette dilatation de l’être qui se fait accueil de parole et complicité des vivants…
    Sur quoi je tombe sur ces pages de mon barde américain préféré, dans ses Feuilles d’herbe, tout à la célébration de ses joies juvéniles toutes simples et toutes saines, « les joies que procurent les compagnons aimés », « la joie du jour allègre et radieux », la joie du dîner plantureux, de la grande beuverie et de l’ivresse », mais aussi « les joies de la pensée et de la méditation », « les joies de la promenade solitaire, de l’esprit plein d’humilité et cependant fier, les joies de la souffrance et de la lutte », « les joies que procure la pensée de la Mort et des grandes sphères du Temps et de l’Espace », et soudain à cette voix ample et grave de Whitman fait écho cette autre voix non moins ample et généreuse de Thomas Wolfe...
     
    L’AFRIQUE AU CORPS. – L’autre soir je me disais, au bord de la nuit marine, qu’une part de l’Italie noire, c’est à savoir au sud de Naples, était comme un doigt d’honneur que l’Afrique fait à l’Europe, et désormais plus qu’avant c’est avec plus d’humanité qu’il faudra le vivre alors qu’on évite d’y penser, se bornant à réagir en ne considérant que le pire, faute évidemement de rien savoir et plus que cela : de ne rien vouloir en savoir, et qui sait quels lendemains se préparent en nos contrées prétendues civilisées, me disais-je tout à l’heure en travaillant à ma chronique consacrée au dernier roman de l’ami René, ce Trésor des Mandingues si riche en aperçus , par les pieds et l’esprit, les narines et l’âme fine, sur ce monde africain à l’approche duquel pas une heure de nos écoles n’a été consacré...
     
    L’ARNAQUE DÉJOUÉE. – Nous avons beaucoup ri, avec la Professorella, quand je lui ai raconté, hier au téléphone, ce que venait de me raconter, au téléphone aussi mais depuis l’Espagne, ma sœur aînée m’apprenant que, voici bien des années , à la veille de leur départ pour le Venezuela, son hidalgo s’était pointé dans le chaos du port de Gênes pour y abandonner leur voiture avec l’intention d’en déclarer le vol aux fins de récupération financière - querido Ramon, en muchos sentidos más suizo que nosotros, querido cuñado fuera de toda sospecha… Hélas l’arnaqueur du dimanche ne pouvait se douter que les polices complices, ayant retrouvé le véhicule en l’état où il l’avait laissé, le ramèneraient à leur propriétaire qui en serait pour ses frais - comme notre mère eût estimé juste que cela fût si tant est qu'elle l'eût su...

  • Accroche le mot au nuage

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    Les mots sont là pour s’étonner,
    venus du fin des âges,
    au temps des anges émus
    sans ailes ni messages...
    La muse a délivré la nuit
    des mots les plus secrets,
    qui retenaient, sous le déni
    tant d’aveux interdits...
    Les mots s’embrochent et recomposent,
    en rondes et en croches,
    les mélodies, de proche en proche,
    des enjambées en prose...
    Les mots n’existent pas
    sans le chant qui ruisselle,
    ou monte vers le ciel
    dont on ne perçoit que l’aura..

  • Souvenirs à venir

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    (Pour Anthony et Timothy)
     
    Les jeux d’enfants abandonnés
    sous la neige d’antan
    vous attendaient en matinée
    dans le jardin du temps,
    pauvres objets tout décatis
    aux coloris pâlis
    qui jamais n’auront oublié
    vos petites mains accrochées
    à la rampe de la fusée…
     
    Vous restez un peu interdits
    à cette apparition
    dans la brume du matin gris
    de l’impassible paon
    ouvrant tout grand son éventail
    aux ocelles de vitrail
    reflétant d’autres vies…
     
    Plus tard vous vous rappellerez
    l’éveil de ce jour-là,
    et cette première vision
    de la neige inconnue
    sur vos jouets éparpillés;
    mais plus tard vous souviendrez-vous
    de l’oiseau retrouvé ?

  • La mer aux fleurs passées

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    Le vert de la mer nous survit,
    et c’est toute une joie,
    de lauriers roses en mimosas,
    de la savoir là-bas,
    remuante et parfois cruelle,
    splendidement indifférente
    en son miroir factice
    de moires photogéniques,
    ou lisse et douce comme une main
    ridée de vieille fée
    souriante et complice…
     
    Les instants restent en suspens
    au fronton des églises
    de loin en loin les fins clochers
    aux anciens carillons
    et les anges de pierre
    à jamais si douce au toucher
    font semblant de vous croire
    adonnés à l’Eternité…
     
    Reconnaissance, disais-tu,
    mon amour disparu,
    et mon sourire aux fleurs
    est comme une vengeance
    défiant toute peur -
    crânerie dérisoire
    de nous autres les vieux acteurs...
     
    (San Stefano al mare, 1er juin 2024)

  • Le chemin sur la mer

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    « Certes, le vieux monde n’est plus de ce monde,
    mais plus vivant que jamais » (Ossip Mandelstam)
     
    Qui aura chanté pour l’enfant
    dans vos rangs défilés
    de battants obsédés
    par la plus vide arborescence ?
    Au présent digitalisé,
    tout adonnés à vos écrans,
    vous vivez par procuration:
    même le vent s’est absenté,
    le vent, la mer aussi blessée
    d’être exclue de vos rêves,
    et vos rêves perdus -
    le rythme et la rime exclus
    de vos seuls algorithmes...
     
    L’haleine du chien me revient:
    le souvenir des crocs
    mordant au plus tendre du corps
    de l’enfant pour jouer -
    l’enfant qui jouait à la guerre,
    le plaisir solitaire
    de l’Être se reconnaissant
    dans la caresse des amants...
     
    À trier vos déchets,
    ceux des enfants qui restent là,
    retrouvant si jamais
    le temps en regrets égarés,
    vont-ils oser le chant ?
     
    Retrouver les saveurs du chant
    de la diva qui s’extasie,
    et toute l’ironie
    du sort et des fééries
    d’avant la vallée de la mort ...
     
    Revivre enfin la douce vie
    capable de mystère,
    relancer la cérémonie
    du chemin sur la mer...

  • La mer en son absence

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    La mer en sa tranquillité
    au bord des soirs d’été
    où nous étions à ne rien faire,
    la mer nous écoutait nous taire…
     
    Se taire était notre façon
    en ces fins de journées
    de nous parler de nos passions
    tendrement partagées…
     
    Tu me disais ne croire en rien
    qu’en ces moments perdus
    à ne faire qu’à nous aimer
    devant l’immensité
    lentement revenue
    en allées et marées -
    ainsi la mer nous parlait-elle…
     
    Peinture: Thierry Vernet

  • D'autres batailles

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    (Pour Fabio C.)
     
     
    Je suis le type qu’on ne voit pas,
    perdu dans la bataille,
    je suis la mémoire qu’on entaille,
    je serais le pigment,
    le pigment secret: le pygmée,
    je suis l’oiseau des canopées,
    l’insaisissable archer
    aux traits à jamais immortels -
    je serais l’ange des prédelles…
     
    À San Romano ce jour-là,
    le temps s’est arrêté:
    le silence et l’obscur effroi
    de la gloire au fil des épées
    se sont soudain figés
    comme posant, éternisés,
    pour défier la meute
    défilant muette aux musées…
     
    Quand Micheletto le biker
    a repris la bagarre,
    Dedalus au fond de l’Irlande
    a largué ses amarres
    et délivré ses morts
    de leurs derniers remords,
    puis en croupe les deux lascars
    aux lassos dénoués,
    reprennent les mots en volée…
     
    Paolo Uccello: La bataille de San Romano.

  • Celles qui ont le coeur à l'ouvrage

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    Celui qui estime sans arrière-pensée que le travail libère / Celle qui chante en faisant les vitres / Ceux qui bossent à plein temps libre / Celui qui à l’instar du docteur Destouches alias Céline ne respecte que les constricteurs / Celle qui a connu Stefan Zweig à l’poque où il envisageait une trilogie consacrée à Dickens, Dostoïevski et Balzac sous le titre de Trois Maître ou Les Constructeurs / Ceux qui ne supportent pas la négligeance que représente la funeste Coquille / Celui qui ne donnera pas son bon à tirer à un peloton d’exécution non attitré / Celle qui affirme qu’elle s’est « fait » la Comédie humaine « à l’époque » / Ceux qui  affirment sur Facebook que Gérard Depardieu a fait réécrire Le Colonel Chabertpar un nègre / Celui qui sue sang et eau sur des poèmes minimalistes / Celle qui met la dernière main à un sonnet en langue inclusive / Ceux qui poursuivent leurs études genre à l’insu de leurs gendres autoproclamés / Celui qui fait subventionner ses intermittences /  Celle qui travaille au noir à la Maison-Blanche / Ceux qui se donnent à leur ouvrage qui le leur rend au centuple / Celui qui se concentre tous azimuts / Celle qui dit que tout l’amuse en tant que nouvelle cheffe de projet au Musée de l’Homme / Ceux qui font le job sans cracher sur le taf, etc.

  • Conseils de l'Arbre

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    J’aspire à tout ce beau désordre,
    me disait l’arbre en rêve
    et sur sa large main ouverte
    je lisais la brève sentence
    de nos années enfuies -
    l’arbre nous aurait bientôt oubliés…
     
    Ta sève n’était qu’impatience,
    a murmuré le vent
    à l’écoute de cet instant
    de pure adolescence
    où soudain l’animal jaillit,
    et le cheval hennit -
    on eût dit que tremblait le temps…
     
    Les mots étaient insuffisants:
    le mot seul de racine,
    ou le verbe de revenir
    vers l’arbre ou vers le vent;
    revenir au défi du temps:
    le désordre de l’arbre
    me suggérait la permanence -
    revenir au silence…
     
    Picture: Snow owl (Nyctea nyctea), by John James Audubon.
  • À l'ombre des pétales

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    La Toute Vieille a les pieds secs, les pieds blancs, les pieds froids.

    Le jeune Docteur Plastron, d’une voix aussi blanche que son caleçon, lui prend les mains et lui explique en douceur qu’on va lui couper ses pieds pourris si elle est d’accord , mais la Toute Vieille se rebiffe car elle tient à ses pieds morts et montre ses griffes au gamin.

    Et de lancer au carabin: «Fiston, sans pieds comment voulez-vous que je foule encore l’ombre des pétales , et qu’en serait-il donc , même pourri, d’un monde sans poésie ? »

    Image. Philip Seelen.

  • Au corps ignorant

     
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    (Sur un poème de Rainer Maria Rilke)
    L'athlète s'en est allé,
    mais je ne sais ce soir
    si ce que je déplore
    est sa disparition,
    le drapeau flamboyant
    de son corps exerçant
    son art géométrique,
    ou ses mains électriques
    écrivant des poèmes.
    Je ne sais pas, j'hésite ;
    réellement ce soir,
    la fatigue m'a pris
    dans ses bras féminins
    mais ce grand torse à voir
    de marbre et remontant
    les chemins de l'oubli
    via Rilke et Rodin,
    me rend ces beaux matins
    de nos corps élancés,
    leur grisante sueur
    et sur le stade inscrite
    la lettre du poème.
    Ignorant de la peur,
    l'athlète ainsi demeure.
     
    (Athènes, 2011)

  • Roland Jaccard s’est achevé, pour mieux survivre en écrivain…

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    La Cinquième saison, revue littéraire romande au titre chinoisant aussi « improbable » que le fut le (presque) mauvais sujet, réunit les témoignages, à (presque) charge et (presque) décharge, de vingt-cinq plus ou moins proches et amis, pour un portrait éclaté du « gentil garçon » se la jouant « bad boy », presque infréquentable – comme le diront les wokistes – mais survivant par ses écrits…
    Presque un monstre, dira-t-on de Roland Jaccard. Et c’est lui qui prend les devants : « Quand les gens vous prennent pour un monstre, il n’y a qu’ une chose à faire : aller au-delà de leurs attentes ». C’est en tout cas ce qu’il explique à sa pharmacienne, comme il l’écrit dans sa Confession d’un gentil garçon, paru en janvier de l’année pandémique 2020.
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    Et de balancer à la pharmacienne en question, dont il est sûr qu’elle n’a pas lu Cioran et qui ne lui fourguera ni Stilnox (qu’il m’a demandé deux ou trois fois de lui amener à Paris) ni Xylo Mepha (qu’il ramenait de Paris à Lausanne à François Ceresa, autre nez bouché), quelques horreurs propres à l’émouvoir : à savoir que ce qui est intéressant dans l’amour, selon Cioran, est son impossibilité, que lorsqu’on est « attaché aux putains, on l’est pour toujours », et que lui-même, le Jaccardo, se rappelle cette dame de mauvaise vie qui, chaque fois qu’elle faisait l’amour, voyait le cadavre de son amant à côté d’elle. «Après cela , comment parler encore d’amour ?, avais-je ajouté. Je l’intriguais déjà. Un bon point ».
    Dans la foulée, et aux pharmacien(ne)s wokistes que nous sommes « toustes » peu ou prou, de nous assener que « ce que la femme a à vendre, c’est son corps », que « leur conduite est dictée par leurs hormones, d’où leur humeur capricieuse, leur absence de sens moral et leur amour pour les chats », que l’homme pour les femmes n’est jamais que « l’instrument interchangeable d’un plaisir toujours identique », lequel plaisir n’est jamais que « l’infini à portée des caniches », comme disait le charmant Céline, alors que pour lui, le Jaccardo, « la mort est le sublime à la portée de chacun », avant de conclure :. « Préméditée elle a encore plus de panache ».
    « Panache ! » est d’ailleurs l’exclamation de Roland quand il réussissait une belle passe au ping-pong, ainsi que le rapporte son compère en « calosse » de bain Christophe Passer qui dit à avoir « adoré » jouer avec lui comme André Comte Sponville ou Mark Greene, ses amis en désaccord à peu près absolu avec ses idées, auront raffolé de sa fréquentation, ou presque…
    Or le « presque » est décisif dans la dramaturgie personnelle de Roland Jaccard, qui le savait - ou presque. Sa façon de se décrier lui-même était presque sincère, au point que ses meilleurs amis y croyaient presque, tandis que ses amantes souriaient, ou presque.
    Car rien n’était jamais sûr avec ce diable de Roland, et même pas le Diable. Du moins est-ce ma propre conviction d’expérience. Ainsi, me déclarant un soir qu’un écrivain digne de ce nom devait conclure un pacte avec le Démon (et il me regardait) lui ai-je répondu qu’il n’avait aucune idée (ou presque) de ce que représentait ce qu’il venait de me balancer, et lui de me donner absolument raison, ou presque.
    Cela noté, et sans réserve cette fois, c’est à André Comte-Sponville, parfait introducteur à la pensée de Montaigne dans le Dictionnaire amoureux consacré à celui-ci , que nous devons les vues les plus pertinentes de cette suite d’hommages, notamment à propos de la « profondeur superficielle » de Jaccard, de son « snobisme du mal », mais aussi de sa droiture et de sa générosité, à quoi j’ajouterai deux « presque »...
    « Voilà deux ans qu’il est mort : je l’aime plus que jamais et ce m’est une raison supplémentaire de ne pas être d’accord avec lui », écrit-ainsi Comte-Sponville. Et l’excellent écrivain qu’est aussi Mark Greene, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à la table de Jaccard chez Yushi, abonde dans le même sens en apportant une nuance personnelle à la réserve du « presque », liée au fait qu’il y avait toujours, selon lui, une limite, dans les relations avec le cher disparu : comme une impossibilité, un inaccomplissement dans l’amitié « chaleureuse », ou presque, que vous demandait ou vous accordait Jaccard.
     
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    Mais comment donc peut-on être Jaccard ?
    Les animateurs de la Cinquième saison ont estimé qu’une femme adulte responsable, ni bimbo ni nymphette, serait la meilleure introductrice à la livraison consacrée à l’affreux Jaccard, misogyne et supposé limite pédophile, pour aborder illico le côté « problématique » du personnage et ses positions « clivantes », et c’est à la prof de littérature, et fine nouvelliste Valérie Gilliard qu’ a incombé cette tâche délicate, dont elle s’est acquittée avec brio, justesse critique et souci d’équilibre, se demannant illico comment on peut être Jaccard…
    Situant d’emblée Roland Jaccard dans la mouvance « libertaire », ce qui se discute, l’éditorialiste rappelle plus précisément le climat intellectuel ou mental des années 60-70 en citant une tribune de Gabriel Matzneff datant du 27 janvier 1977, dans Libération, qui prônait la dépénalisation de la sexualité avec les mineurs. Né en 1941, notre Roland, presque « boomer » et conforté par l’esprit du temps où il était de bon ton d’ânonner qu’il est « interdit d’interdire », préfigure cependant la contre-offensive visant le « politiquement correct » des soixante-huitards.
    Et Valérie Gilliard d’observer avec raison : « Notre époque a tendance à condamner l’amoralisme, notamment celui qui s’exprime dans les productions culturelles, c’est là tout le jeu de la succession des mondes, avec leurs couleurs respectives, leurs croyances, leurs errances. Jaccard n’aura de cesse de regrette son Pris disparu, celui des libertés. Et avec lui, la possibilité de ne pas s’offusquer ; d’exprimer sans arrière-pensée le primat du désir masculin ; de rêver à être un pygmalion tout en effeuillant doucement sa misogynie au soleil de la piscine Deligny ».
    Cependant à peine lâchées les piques de la critique, la commentatrice se reprend en nuances en invoquant le docteur Freud, la question de la pulsion de mort, le problème papa-maman et tout le fonds de commerce du futur chroniqueur psychanalysant du Monde, athée déclaré mais affilié à la secte freudienne avec tous les « presque » qui iront s’accentuant, dont témoignent une vingtaine de livres que leur auteur évoque en ces lignes (presque) significatives. « Nous avons écrit des livres, sans nous soucier des critiques et des ventes. Mais taraudés par une seule question : avions-nous atteint le niveau que nous nous étions assignés ? En ce qui me concerne, j’en doute. Échec sur toute la ligne (ou presque ) »…
    Si Jaccard s’accorde cet « ou presque », comme un Georges Haldas le fait à sa façon (peu frivole !) après s’être taxé de nullité, c’est en estimant, à juste titre, que ses livres plaideront pour lui, avec tous les réserves qu’on voudra y trouver, mais en toute liberté accordée à la lectrice et au lecteur.
    Le nom d’oiseau de Jaccardo figurait sur son siège réservé (genre metteur en scène de cinéma, son rêve) de chez Yushi, rue des Ciseaux , à un coup d’aile de l’Hôtel La Perle jadis offert par Marcel Proust à ses amis Albaret – voisinage qui fait de ce drôle de volatile graphomane un cousin lointain des personnages de La Recherche, entre snobisme germanopratin et goûts bizarres sinon extrêmes, cynisme de façade et (presque ) gentillesse.
    Après la mort de l’écrivain Bergotte, supposé voué au néant de l’oubli, Proust évoque les livres de celui-ci en vitrine, battant des ailes comme des anges, et l’on filera la métaphore au bénéfice du monstre de second rang que figure le Jaccardo, personnage représentatif d’une époque d’eaux basses, son style tant loué par certains n’atteignant pas les cimes d’un Saint-Simon – lequel n’aurait jamais usé du mot poufiasse pour qualifier une femme -, d’un Joubert, d’un Chamfort, d’un Benjamin Constant, d’un Amiel ou d’un Cioran, et pourtant !
    Pourtant il y a, bel et bien, un écrivain de style chez Roland Jaccard, ou de ton, ou de voix ou de « papatte », comme on voudra. Autant le vain piapia du poseur à la coq, dans sa basse-cour, pouvait insupporter, autant l’écrivain du Monde d’avant nous intéresse en même temps qu’il nous agace, nous charme autant qu’il nous rebute, nous révulse et nous scotche - ou presque…
    La cinquième saison. Revue littéraire romande. Roland Jaccard, numéros 22-23, 2024, 194p.

  • Décorum

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    …Il est clair que vous pouvez avoir un Rembrandt chez vous, j’entends un Rembrandt authentique, pas une copie ni un poster, le Rembrandt en question ne sera rien sans un cadre approprié, pas forcément d’époque mais qui mette en valeur le sujet du Rembrandt tout en l’accordant à votre intérieur, vu qu’un Rembrandt même authentique dont le cadre jurerait avec vos rideaux ne vaudrait pas mieux qu’une copie ou un poster - d’ailleurs Nadine de Rotschild est tout à fait de notre avis…


    Image : Philip Seelen

  • Les damnés


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    …Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…


    Image : Philip Seelen

  • Ce qu'on essaie de dire...

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    À propos du dernier livre de JLK
    par Francis Vladimir
     
    "Dans Arles où sont les Alyscans,
    Quans l'ombre est rouge, sous les roses,
    Et clair le temps,
    prends garde à la douceur des choses.
    Lorsque tu sens batte sans cause
    Ton coeur trop lourd;
    Et que se taiisent les colombes:
    Parle tout bas, si c'est d'amour,
    Au bord des tombes."
    (Paul-Jean Toulet)
     
     
    L'exergue de Paul-Jean Toulet pare le livre de JLK d'une ineffable aura. À lire d'un trait, le vertige m'a pris, longue dévalée nocturne avec au bout les mots, les mots, toujours les mots qui cernent et disent tant de la vie passée, en allée, que de celle qui demeure toujours à nos côtés, en embuscade en dépit de sa rosserie, de ses moments de grâce, de ses instants fugaces jouant d'éternité.
    Dans ce long texte qui se déroule page après page en 587 pensées, déclinées à la mode classique, qui se prêtent à l'aube, au cheminement et au soir, l'écrivain ne dévoile rien que nous ne pressentions déjà, une vie d'homme tournée opiniâtrement vers le sens de la vie qui revêt chez lui une interrogation jamais muette, mais assumée par ce que les mots sous sa plume entendent révéler à ceux qui, aveugles ou sourds, en ces temps de misère, sont frappés d'incapacité majeure dans le dévoilement d'eux-mêmes.
    Dans l'art d'écrire - ( Tchékhov a su dire :... l'art et surtout la scène est un monde où il est impossible d'avancer sans trébucher)- il y aurait donc ce trébuchement sans lequel l'écriture ne saurait aboutir à la luminosité qui se tient dans chacune des pages du livre de JLK. Pour les lecteurs attentifs et fidèles, l'auteur dresse tout un panorama intérieur où le regard est invité à s'arrêter sur chacun des apophtegmes – nommer ainsi ces courts textes est hasardeux – mais il me faut admettre que l'écho de chacun d'eux, d'une langue lyrique, veloutée, âpre, mordante, déposée, conduit le lecteur à un apaisement de lui-même. Il est drôle de consentir à cet état constaté comme si, finalement, les mots dès lors qu'ils sont plus que choisis, justes et ajustés au pourquoi de la chose, le paysage mental, l'expérience de la vie, le sentiment et la douleur, l'accompagnement, le chaos et la respiration profonde, nous réajustent à nous mêmes, nous ré-assemblent aux autres et au monde.
    De l'éternel présent . - Ceux qui veillent depuis toujours, veilleuses et veilleurs des quatre coins des nébuleuses, le savent à jamais: qu'il n'y a que le présent des choses qui puisse vous révéler votre éternité... Dans le grand théâtre l'écrivain joue le rôle de sa vie, liant et déliant les mots et leur sens, secrets et publics, se confrontant à son intime conviction, changeante et forte, car nul ne sait ce qu'il en sera de demain, de la prochaine aurore, du chemin se perdant dans les bois, du crépuscule de feu sur le lac, et l'écrivain s'il prend au présent et à bras le corps la destinée du monde, tel qu'il va, cahin-caha, a ce rien de bravache, de foudre de guerre errant ( par les mers et les monts, les vallons et les plaines... et la voix au désert ) le disputant tout à la fois à Don Quichotte et au chevalier inexistant.
    « De la page vécue.- Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu'une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j'entrais dans une forêt, j'étais sur la route d'Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d'adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j'avais seize ans sur les arêtes d'Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie. » L'écrivain se tiendrait donc à la frontière, cette ligne brisée pour certains ou ligne bleue des Vosges pour d'autres, en-deça de laquelle la pièce retombe pile, au-delà de laquelle elle est face. Au jeu du bonneteau de la vie on y voit que du feu. Dans l'obscurité environnante des grands arbres il faut regarder haut, percer la canopée pour retrouver la lumière. Cet entre-deux constant où se joue l'existence, le livre en ces pages les plus sombres ou en ces pages vives, nous est la meilleure des sources pour s'abreuver, humer, jouer avec la fluidité ou le rocher des mots. Sisyphe montait et remontait sans répit la pente. La gangue, qui enserre, l'écrivain en vient à bout, c'est à dire qu'il commet le premier acte d'apprentissage, l'essentiel, celui de buriner le temps.
    Et JLK laisse échapper ses volutes d'enfance, ses regains d'adolescence, ses attentes de jeune homme, ses attaches d'homme mûr, cette violence de sang et de violence, toutes choses en elles-mêmes qui font et contrefont le souvenir, le visitant et le revisitant, ne se départant jamais de ce qui tient ce texte de bout en bout, l'émotion, le sourire, la tendreté et la douceur malgré sa mise en garde, le rugueux, la colère rentrée, le deuil.
    Les mots, peut-on l'exprimer, fomentent des répits et des transes, déplacent des montagnes, apaisent ou désespèrent, ramènent au silence. Souffles primordiaux sans lesquels l'écriture n'advient pas. Je disais, en aparté de ma lecture de nuit, que l'égrènement de ces courts textes qui font une vraie somme, - à faire des jaloux – relève des abysses et tutoie des hauteurs. Sans doute, le dit-on avec facilité, la catharsis se fait dans l'emploi des mots, dans cette ré-architecture incessante érigeant le propos. Ici il est intime et universel, chuchoté à l'oreille par une voix amie. Il donne à entendre le monde aujourd'hui dans les échos et les accents d'hier, dans l'évidence de l'autre, la toute proche, l'ailée. « De l'évidence. - Ton mystère ne résidait pas dans ce qui m'était caché de toi, tes secrets ou tes obscurités, mais dans ce que je découvrais chaque jour de toi de nouveau, qui me semblait chaque jour plus beau d'être révélé en pleine lumière... ».
    Le livre de JLK se retourne à l'épaule, et nous retourne les sens, nous accablant et nous allégeant, mêlant indistinctement les raisons et les déraisons qui mènent au bout du chemin, à la dernière page du livre. « tu t'en es allée une nuit après nous avoir signifié ton désir de dormir et la nuit depuis lors m'est une autre tombe... De ma tristesse.-Ton visage s'est refermé pendant que tu dormais et pourtant je le savais déjà : que ce n'était pas le sommeil qui l'avait refermé... mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour...
    Du plus tendre aveu.-Tu m'as manqué dès que j'ai su que je m'en irais, lui dit-elle... » L'omniprésence de l'intime et du fugace confère à ces pages le noir et le blanc, couleurs de deuil, non pour enfouir l'âme endolorie, la triturer à l'excès, mais bien plutôt pour glisser sous les pas de celui qui reste, une autre portée musicale, lui tendre un arc où réapparaîtront les couleurs, les poinçons d'espérance, l'écriture de feu, la réparation. C'est à cela sans doute que s'attache le livre de JLK, hors- champ, mais dans la lumière matinale sur le chemin des bois, s'en revenant au soir. Avec légèreté, sans emphase, avec les mots sacrés pour le dire, ces sacrés mots, l'empyrée et le refuge qu'il s'est choisis, à la Désirade, sur les hauts de Montreux, pour continuer et faire entendre...
    De la permanence.- Ce que nous laissons semble n'être rien, mais c'est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous....
    F. V.
    Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de l'Aire, 261p. 2023.

  • Onction parisienne

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    On fait le tour du quartier et c’est un monde. De la mansarde d’à côté j’entends les vieux Russes blancs qui s’enguirlandent. Du fond de la rue montent les mélopées entêtantes du café maure. Aux soirs de fin de semaine on est à Rome ou à Barcelone. Cependant, chaque matinée, c’est la province et la Provence qu’on retrouve rue Legendre. Le libraire taciturne a des gestes de mandarin, mais les vrais Chinois du supermarché d’à côté ne s’inclinent même pas : ils ont acquis la même morgue que les Polonais de l’épicerie où je me fournis en Krupnik, la liqueur au miel de feu qui tue de bonheur. Plus loin, à la Butte-aux-Cailles, les basses maisons chaulées m’évoquent le Mexique assoupi. C’est là-bas qu’une fin d’après-midi, place Paul-Verlaine, j’ai commencé de lire Lumière d’août de Faulkner. Ainsi me suis-je retrouvé quelque part entre Alabama et Mississippi, et c’est alors qu’il s’est mis à pleuvoir en plein soleil. Je me trouvais hors du temps, il ne me semblait pas que je pleurais, mais tout pleurait en souriant, tout était trempé, mon livre et mes vêtements, tout était comme lavé et purifié...

  • Ce qui ne peut se dire

     
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    «Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire,
    mais l'écrire.» (Jacques Derrida)
     
    La solitude est une nuit
    que l’aveugle perçoit
    comme un mur froid autour de lui -
    mais qui seul peut le dire ?
     
    Comment dire à celui qui dort
    que la vie est ailleurs
    que dans son rêve sans remords
    où le bercent les heures -
    qui oserait le dire ?
     
    Notre savoir payé de mots
    gagne à se taire parfois
    à la lisière des grands bois
    où vit le solitaire -
    mais qui saura le dire ?
     
    Peinture: Edvard Munch, Le tronc jaune.