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Celui qui voit la stupidité gagner du terrain / Celle qui trouve les tabloïds de plus en plus salissants / Ceux qui cherchent des sujets popus / Celui que dégoûte le travail facile / Celle qui trouve toujours la formule la plus flashy / Ceux qui se félicitent d’être dans le trend / Celui qui se réjouit de te voir faire ce travail d’imbécile / Celle qui se vante d’avoir découvert une Céline Dion malgache / Ceux qui estiment que le cinéma de l’avenir sera populaire-de-qualité / Celui qui a rêvé qu’il était un lièvre aux oreilles coupées / Celle qui rêve de se faire le sous-chef d’édition dans le local désaffecté des archives textes / Ceux qui fument leur clope en pensant à un paysage de neige / Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68 / Celui qui sent l’ail et la sueur rance / Celle qui soupçonne tous les collaborateurs de la rubrique sportive d’être des obsédés / Ceux qui rient des nouvelles les plus atroces / Celui qui collectionne les calendriers d’animaux / Celle qui n’a toujours pas encaissé le fait que la secrétaire de direction Ludivine ne l’ait pas invitée à l’apéro de l’ancienne équipe / Ceux qui convoitent le poste de celui qui vient de révéler qu’il n’en avait plus que pour sept mois d’après les derniers exas du CHU / Celui qui t’explique pourquoi il ne lira pas Les Bienveillantes en suçotant son cigarillo / Celle qui pense que c’est ce salaud de Lemercier qui a déposé une souris morte dans son casier / Ceux qui se cotisent pour acheter un nouveau parapluie au coursier sourd-muet / Celui qui lit Blanchot dans les chiottes du bâtiment administratif / Celle qui n’a jamais dit non à ceux du quinzième étage / Ceux qui affirment qu’ils vivent à deux cents à l’heure, etc.
Thierry Vernet. Dans le métro. Huile sur toile.

J’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa librairie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.
C’est lui qui m’avait appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le Maître n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens - et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.
Les cafards ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.
Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

…Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…
Image : Philip Seelen


L'année 2012 a été marquée par la parution, aux éditons Bernard De Fallois, d'un essai de haute volée de Jean Soler, très substantiel mais accessible à tous, intitulé Qui est Dieu ? et constituant une manière de synthèse limpide de la trilogie consacrée par cet humaniste érudit au monothéisme. Le texte qui suit m'en semble une belle et bonne introduction. 
POURQUOI LE MONOTHEISME ?
par Jean Soler
Heureux les chercheurs qui étudient les dieux grecs ou les dieux égyptiens ! Ils ne risquent pas trop que leurs croyances religieuses infléchissent leur jugement ou que leurs analyses critiques heurtent la foi de leurs lecteurs, car personne, depuis bien longtemps, ne croit plus en Zeus ou en Osiris. Mais il en va autrement pour le dieu que nous appelons « Dieu », qui, lui, a encore trois milliards de fidèles dans le monde. Il semble néanmoins indispensable, dans l’approche scientifique des religions, de ne faire aucune différence entre ces divinités. Les dieux sont des personnages historiques qui apparaissent un jour, qui vivent plus ou moins longtemps – aussi longtemps qu’il existe des hommes qui en sont persuadés – et qui finissent par disparaître ou par se fondre dans d’autres dieux.
La question qui m’a retenu[1] est celle de comprendre depuis quand et pourquoi les Juifs de l’Antiquité ont admis comme un dogme qu’il n’existe et ne peut exister qu’un dieu, alors que jusque là, dans toutes les sociétés connues de nous, le monde divin se caractérisait par la pluralité et la diversité des êtres surnaturels.
Poser la question en ces termes suscite des résistances – même dans le milieu universitaire, j’en ai fait l’expérience – parce qu’il est évident aux yeux des croyants que Dieu, ce dieu-là, l’Unique, le seul « vrai Dieu », existe de toute éternité, et que les hommes l’ont toujours su, plus ou moins obscurément. Les adeptes des trois religions monothéistes jugent donc tout à fait normal que Dieu, pour des raisons qui lui appartiennent, se soit révélé à l’un des peuples, celui des Hébreux, et plus précisément à tel ou tel de ses membres, à Abraham d’abord, à Moïse ensuite, comme la Bible en témoigne, pour aider l’humanité à acquérir une connaissance plus claire de son existence et de ses volontés.
Cette position, qui paraît inattaquable si l’on se place dans l’optique des croyants, n’est plus tenable aujourd’hui, en raison des acquis de la recherche scientifique. Non seulement, en effet, l’existence d’Abraham et de Moïse est remise en cause (les archéologues n’ont trouvé, par exemple, aucune trace du séjour de tout un peuple dans le désert du Sinaï[2]) mais la divinité qui s’est adressée à Abraham et à Moïse n’est pas, d’après le texte hébreu de la Bible lu sans idée préconçue, le Dieu Unique. Il s’agit d’un dieu parmi d’autres nommé « Iahvé » (peu importe comment se prononçait son nom et comment il est transcrit dans nos langues). Ce fait, car c’est un fait, est masqué par l’illusion rétrospective qui projette sur ce passé lointain et largement mythique les convictions qui sont les nôtres sur le Dieu Un, illusion entretenue par le tour de passe-passe qui consiste à escamoter, dans les traductions de la Bible, le mot « Iahvé », pour mettre à sa place les mots « Dieu », « le Seigneur » ou « l’Eternel », termes qui désignent aujourd’hui, sans équivoque, le Dieu de la croyance monothéiste[3].
Comment s’exprime le récit biblique où ce dieu s’adresse à Abraham, qui s’appelle encore Abram, pour la première fois ? « Iahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple et je te bénirai », Genèse 12, 1-2. D’emblée Abraham est présenté comme l’ancêtre d’un peuple promis à un grand destin : nous l’appelons le « peuple élu ». Et la bénédiction du dieu – qui ne dit à aucun moment qu’il est le seul Dieu véritable – se traduira par l’octroi à des tribus nomades d’un « pays » où ils pourront se sédentariser : la « Terre promise ». C’est la première mention dans la Bible d’un contrat passé entre l’un des dieux et l’un des peuples, d’une « alliance » aux termes de laquelle, si le peuple reste fidèle à ce dieu, le dieu le favorisera par-dessus tous les autres peuples. Ce contrat a été renouvelé, affirme la Bible, quelques siècles plus tard, avec Moïse. Que dit le dieu au prophète quand il s’adresse à lui pour la première fois, du fond d’un buisson qui brûle sans se consumer : « Je suis le dieu de tes ancêtres, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac, le dieu de Jacob », Exode 3, 6. Il est toujours question d’un dieu ethnique, qui révèle à Moïse, comme une marque insigne de faveur, son vrai nom : « Iahvé », et qui se soucie avant tout de sauver son peuple de l’esclavage où il est réduit en Egypte. Ni dans cet épisode ni plus tard, au cours des entretiens que Moïse aura avec Iahvé sur le mont Sinaï, le dieu ne se présente comme l’unique dieu qui existe, un dieu universel qui serait celui de tous les peuples et se préoccuperait du sort de l’humanité. J’ai montré dans La Loi de Moïse que les prescriptions que donne le dieu au prophète, à commencer par les Dix Commandements, ne sont pas les impératifs d’une morale universelle mais des règles de conduite destinées à assurer l’unité et la cohésion du peuple hébreu en vue de sa survie.
Ce type de religion n’est pas spécifique des Israélites (les descendants de Jacob, surnommé Israël). On le rencontre dans tout le Proche-Orient ancien, bien avant que les Hébreux entrent dans l’Histoire, comme l’attestent les nombreuses inscriptions mises au jour en Mésopotamie. Vers l’an 2025, par exemple – près de huit siècles avant Moïse, si celui-ci a existé et s’il a vécu, comme on l’assure, au milieu du XIIIe siècle - des textes font état d’un peuple jusque là inconnu qui dit vénérer un dieu tout aussi inconnu que lui, « Assur ». Le dieu et le peuple ont conclu une alliance à ce point étroite que le peuple se définit par l’appellation d’« Assyriens » : les fidèles du dieu Assur, et qu’il a donné le nom de son dieu à sa capitale : « Assur ». Un peu plus tard, dans la même région, les Babyloniens adoptent pour dieu protecteur « Marduk ». Or, aussi bien les inscriptions que les vestiges de sanctuaires prouvent que ces deux peuples vénéraient en même temps d’autres divinités. Nous avons affaire à une forme de polythéisme que nous nommons aujourd’hui, d’un terme qui n’est pas encore dans les dictionnaires, la « monolâtrie ». La monolâtrie est le culte rendu à un dieu de préférence aux autres, sans nier pour autant l’existence des autres dieux, dont certains ont un rapport privilégié, eux aussi, avec d’autres peuples. Les Juifs de l’Antiquité n’ont fait qu’imiter ce qu’ils voyaient pratiquer autour d’eux en liant leur sort à un dieu aussi obscur que Marduk ou Assur mais dont ils attendaient la même protection : on espère qu’un dieu inconnu ou marginal pourra se consacrer entièrement à vous, alors qu’un dieu célèbre, sollicité par beaucoup de peuples, risquerait de vous négliger ou de donner sa préférence à d’autres. Un prophète biblique, Michée, qui a vécu à Jérusalem au VIIIe siècle avant notre ère, est très conscient de cette situation : « Tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu, et nous, nous marchons au nom de Iahvé, notre dieu, pour toujours et à jamais », Michée, 4, 5. Il n’empêche que les Israélites, à l’exemple des Assyriens et des Babyloniens, avaient d’autres dieux, notamment Baal, et même une déesse, compagne de Iahvé, Ashéra, comme en témoigne la Bible, si on la lit sans verres déformants, et comme le confirment des inscriptions découvertes récemment en Israël, qui parlent de « Iahvé et son Ashéra »[4].
Quel que soit le rôle joué par les autres dieux, chaque peuple attribue ses succès, surtout ses succès militaires, au dieu avec lequel il a fait alliance, et il a tendance à penser que son dieu est le plus grand des dieux. On le voit dans les inscriptions mésopotamiennes. On le constate également dans la Bible. Après le passage de la mer Rouge, qui est présenté comme une victoire remportée par les Hébreux sur les Egyptiens grâce à l’intervention miraculeuse de leur dieu, Moïse et le peuple entonnent un cantique de remerciements où ils disent : « Qui est comme toi parmi les dieux [elim, pluriel d’el, « dieu »], Iahvé ? », Exode 15, 11. Cette formulation appartient, sans nul doute, à l’univers polythéiste – pour peu qu’on ne trahisse pas le texte en traduisant : « Qui est comme toi parmi les forts, Eternel ? » (Bible du rabbinat français). Ce passage et bien d’autres prouvent que « Moïse ne croyait pas en Dieu », comme je l’ai écrit, avec un brin de provocation, dans L’Invention du Monothéisme, pour faire comprendre que les textes attribués par la tradition à Moïse – les cinq premiers livres de la Bible que les Juifs appellent la Tora et les chrétiens le Pentateuque – ne sont pas, dans leur presque totalité, monothéistes.
Dans ces conditions, comment se fait-il que le peuple juif soit à l’origine de la croyance en un Dieu unique ? Si cette dernière ne remonte pas à Moïse, quand est-elle apparue et dans quel environnement ? Pour tâcher de répondre à cette question, nous ne pouvons nous appuyer que sur la Bible, car aucun autre peuple n’a adopté cette religion avant le peuple juif. Le cas du pharaon Akhenaton, qui a régné un siècle avant l’époque où Moïse est supposé avoir vécu, ne constitue pas une exception. D’après les égyptologues d’aujourd’hui, Akhenaton était un roi caractériel qui a voulu imposer un dieu personnel, Aton, dont il serait le seul représentant et le seul interprète, ce qui revenait à écarter le clergé jusqu’alors tout-puissant, surtout celui du dieu Amon à Thèbes. Mais Aton n’est autre qu’Amon, Rê etc., le même dieu suprême du panthéon égyptien, représenté par le Soleil et adoré sous des noms différents selon les lieux, les époques et la course de l’astre pendant le jour et la nuit. Qui plus est, les hymnes à Aton attribués à Akhenaton décalquent de très près des hymnes à Amon ou à Rê nettement antérieurs, y compris dans l’emploi de l’adjectif « unique » servant à qualifier le dieu, pour mettre l’accent sur son caractère exceptionnel, hors du commun, et non pas pour dire qu’il était le seul dieu à exister[5]. Quoi qu’il en soit, le culte institué par Akhenaton n’a pas survécu à la mort du roi. Un siècle après, son souvenir était aboli et ses temples détruits. Moïse n’aurait pas pu entendre parler de lui ni surtout s’inspirer de sa réforme, puisque le prophète hébreu n’était pas monothéiste ! Le monothéisme véritable a été sécrété bien plus tard, au sein du peuple juif, sans aucune influence directe venue d’un autre peuple, et c’est la Bible seule qui peut nous mettre sur la voie de ses raisons d’être.
Ici, je ferai état d’un autre apport de la recherche contemporaine. La Bible que nous lisons est un écrit presque aussi tardif que le monothéisme, nettement postérieur à ce que laissait croire la tradition et même à ce que pensaient la plupart des spécialistes il y a encore trente ans. L’archéologie israélienne est arrivée à la conclusion que les Hébreux n’ont pas écrit leur langue avant le IXe ou même le VIIIe siècle. Si Iahvé avait écrit de sa main, en hébreu, les Dix Commandements sur deux tables de pierre, les Israélites n’auraient pas pu déchiffrer ce texte avant plusieurs siècles. Quant à Moïse, le scribe de la Tora, non seulement il ne croyait pas en Dieu mais il ne savait pas écrire ! Il est largement admis aujourd’hui que le premier noyau de la Bible, la version initiale du Deutéronome, le cinquième livre du Pentateuque actuel, date du roi Josias qui a régné à Jérusalem dans la deuxième moitié du VIIe siècle, peu avant la prise de la ville par Nabuchodonosor et la déportation des notables en Babylonie. Le travail d’écriture a repris pendant le demi-siècle qu’a duré l’Exil et il s’est poursuivi sur plusieurs générations après le Retour à Jérusalem. Tous les textes rédigés jusqu’alors – jusqu’au Ve siècle y compris, le siècle de Périclès chez les Grecs – parlent de Iahvé comme du dieu national des Israélites et font toujours mention d’une alliance exclusive conclue entre ce dieu et ce peuple. Il faut en déduire qu’au début du IVe siècle encore les Juifs n’étaient pas devenus monothéistes. Alors, que s’est-il passé ?
La thèse que je soutiens est que la croyance monothéiste est apparue quand l’échec de l’alliance s’est révélé patent et qu’il a fallu trouver une explication crédible à cet échec.
Les Israélites ont été assurés, en effet, de la supériorité de leur dieu aussi longtemps que Iahvé leur a apporté d’éclatants succès : la sortie d’Egypte malgré l’armée du pharaon lancée à leurs trousses, la conquête de Canaan, la constitution d’un puissant royaume régi par deux grands rois, David puis son fils Salomon. Tels étaient du moins les récits qui avaient été transmis, disait-on, par les ancêtres. En réalité, je l’ai dit plus haut, il n’y a aucune preuve archéologique de la sortie d’Egypte et de l’errance du peuple hébreu pendant quarante ans dans le désert du Sinaï (il n’y a pas non plus de preuve certaine de la guerre de Troie qui aurait eu lieu à la même époque : les Grecs aussi bien que les Juifs ont reconstruit leur passé lointain sur des mythes). Bien plus, les archéologues n’ont pas découvert de traces de la guerre éclair racontée par la Bible pour la conquête de Canaan : l’occupation a été progressive et plutôt pacifique, d’autant plus qu’une partie au moins des Israélites étaient des autochtones. Plus surprenant encore, car nous entrons désormais dans l’Histoire, aucun vestige archéologique, aucun document épigraphique datant à coup sûr du royaume de David et de Salomon n’a été découvert[6]. Certains spécialistes en viennent à douter de l’existence de Salomon et non plus seulement d’Abraham ou de Moïse. En tout état de cause, si Salomon a existé, il faut l’imaginer en chef de village plutôt qu’en souverain d’un important royaume – d’autant plus que les annales des pays voisins ignorent cet Etat et jusqu’au nom de Salomon. Il n’en reste pas moins que ce personnage a pris une stature emblématique dans la mémoire collective des Hébreux. Or, à lire la Bible – et ce qu’elle dit peut être recoupé, à partir du IXe siècle, par d’autres sources – après le règne de Salomon les Israélites ont connu malheurs sur malheurs. Dès la mort du roi, la plupart des tribus qui s’étaient fédérées – dix sur douze selon la Bible – ne reconnaissent pas son successeur et font sécession en créant un nouvel Etat, dans le nord du pays, et en se dotant d’une nouvelle capitale, Samarie, pour concurrencer Jérusalem. Sont ainsi face à face deux royaumes rivaux, qui à certains moments se feront la guerre. Pour les auteurs de la Bible, c’est là la première « catastrophe » (shoah en hébreu) subie par le peuple élu. Le plus nombreux, le plus puissant et le plus riche des deux royaumes tombe bientôt sous la coupe des Assyriens qui, vers la fin du VIIIe siècle, s’emparent de Samarie, déportent une partie de la population et annexent le pays à leur Empire. Ce fut la deuxième catastrophe dans l’histoire des Juifs. Il y en aura une troisième quand les Babyloniens, au début du VIe siècle, mettent fin au royaume du Sud en détruisant Jérusalem et en déportant toute l’élite du pays. Les Israélites ont alors perdu la totalité de la Terre que leur dieu, pensaient-ils, avaient offerte à leurs ancêtres. Ils ont pu espérer, vers la fin du VIe siècle, avec la victoire des Perses sur les Babyloniens, la libération des exilés et le retour d’une partie d’entre eux à Jérusalem, qu’ils allaient pouvoir reconstituer le vaste royaume de Salomon. Les œuvres bibliques datant de l’Exil – en particulier les prophéties de Jérémie, qui est resté à Jérusalem avant de fuir en Egypte, et celles d’Ezéchiel, déporté à Babylone – témoignent de ce rêve. Mais le rêve ne s’est pas réalisé. Pendant les deux siècles qu’a duré l’Empire perse, les habitants de la Judée n’ont fait que végéter, sans roi, sans armée, sans indépendance, dans un minuscule canton de l’Empire achéménide qui allait de l’Indus au Nil et du golfe Persique à la mer Noire, en englobant une partie du monde grec, avec les cités de Milet ou d’Ephèse. Les inscriptions perses qui énumèrent les différents peuples entrés dans l’Empire mentionnent les Assyriens, les Babyloniens, les Egyptiens et même les Arabes, mais jamais les Juifs. L’historien-ethnologue grec Hérodote qui a séjourné, au Ve siècle, en Perse, en Egypte et jusqu’en Phénicie, dans l’actuel Liban, aux portes d’Israël, n’a jamais entendu parler des Juifs, de leur religion ni du temple qu’ils avaient reconstruit à Jérusalem après leur retour de Babylone. C’est pourtant dans cette période, sous la domination des Perses, que les Juifs ont conçu une religion tout à fait nouvelle, le monothéisme. 
Comment le comprendre ? En renonçant d’abord aux notions de Révélation et de Livres sacrés, même si l’on croit en « Dieu ». Les fidèles du Dieu unique ont bien dû admettre, au XVIe siècle, que la terre tourne autour du soleil, et, trois siècles plus tard, que l’homme n’est pas né d’un coup, tel qu’il est aujourd’hui, mais qu’il est issu d’une très longue évolution des espèces, malgré ce qu’assure la Bible. Ils devront s’accommoder aussi, désormais, du fait qu’aucun texte biblique n’affirme que Dieu – l’Unique – s’est fait connaître d’un Israélite, à quelque moment que ce soit, en lui disant : Il n’existe qu’un Dieu, voilà la Vérité en matière de religion. Je te confie la mission de mettre par écrit cette Vérité, d’en convaincre ton peuple et de la diffuser dans le reste de l’humanité. Les quelques versets qui sont habituellement cités pour accréditer cette lecture sont isolés de leur contexte et interprétés à contresens. Il n’y est question, encore et toujours, que d’un dieu particulier qui se préoccupe exclusivement de son peuple, l’ethnie des Israélites. Et c’est – j’en suis convaincu – l’échec répété de cette ethnie, malgré son alliance avec un dieu présenté comme le plus grand des dieux, qui est à l’origine de la révolution monothéiste. Mais revenons en arrière.
La première « catastrophe » dans l’histoire nationale – la scission du royaume de Salomon en deux Etats rivaux – a été expliquée après-coup par les rédacteurs de la Bible comme la conséquence de l’infidélité du souverain qui aurait toléré, à Jérusalem même, à la fin de sa vie, le culte d’autres divinités (Premier livre des Rois, 11). La deuxième « catastrophe » – la disparition du royaume de Samarie, le plus important des deux Etats – a été justifiée également par l’infidélité de ses rois qui auraient introduit le culte de dieux étrangers, notamment de Baal, pour concurrencer le dieu des ancêtres. Ainsi, plutôt que de mettre en doute la puissance de Iahvé, on a incriminé son peuple. Cette réaction n’est pas propre aux Hébreux. Nous connaissons, en Mésopotamie, des textes plus anciens où des cités rendent compte des revers qu’elles ont subis par une punition de leur dieu. Personne n’est prompt, peuple ou individu, à mettre son dieu en cause et à l’abandonner. Pour continuer à croire en lui, on préfère lui attribuer les défaites aussi bien que les victoires. Si le « peuple de Iahvé » connaît des malheurs, pensent les auteurs de la Bible, ces malheurs sont l’œuvre de Iahvé. On cherche alors à comprendre quelle faute les anciens ont commise, pour éviter de la commettre à nouveau. C’est sous le règne de Josias, semble-t-il, autour de 620, que l’idée a prévalu, dans l’espoir d’empêcher Jérusalem de subir le sort de Samarie, que Iahvé était un dieu « jaloux » : qui ne tolérait pas de rivaux dans la vénération qu’il exigeait des Israélites – ce qui prouve d’ailleurs que le culte de Iahvé avait cohabité jusqu’alors avec celui d’autres dieux, comme c’était courant, je l’ai signalé, dans la monolâtrie des dieux nationaux au Proche-Orient. La monolâtrie n’est que l’une des modalités de la croyance polythéiste et la réforme de Josias, qui exigeait que le peuple adore le seul Iahvé, en un seul lieu de surcroît, le temple de Jérusalem, n’est qu’une variante apportée à la forme antérieure de monolâtrie. Dater de cette époque la naissance du monothéisme, comme le font certains[7], est une erreur. Ils confondent la monolâtrie et le monothéisme, lequel seul énonce qu’il ne peut exister qu’un dieu. 
A la lumière des vues nouvelles apparues au temps de Josias, on a soutenu que Iahvé avait utilisé d’autres peuples – les plus cruels d’entre eux – pour punir les Israélites de leur infidélité. Cette idée présentait le double avantage de maintenir la toute-puissance présumée de Iahvé et de ne pas attribuer les succès des peuples ennemis au pouvoir de leurs dieux. Pour que personne, ni chez les ennemis ni chez les Israélites, ne puisse se tromper en imputant les échecs de ces derniers à d’autres dieux que Iahvé, on a affirmé – Jérémie, par exemple, chapitre 51 – qu’après avoir servi d’instruments entre les mains de Iahvé, ces ennemis seraient châtiés à leur tour pour avoir fait couler le sang de son peuple. Et l’Histoire a paru corroborer cette conviction. En effet, après avoir détruit le royaume de Samarie, les Assyriens ont été écrasés par les Babyloniens. Quant aux Babyloniens, après avoir détruit le royaume de Jérusalem (la Judée), ils ont été défaits et anéantis par le roi des Perses, Cyrus. Mais avec les Perses, tout va changer. Les Perses, sans le vouloir et sans le savoir, vont mettre en défaut l’idéologie biblique. 
Loin de punir les Israélites pour obéir au dessein de Iahvé, les Perses les ont en effet libérés de leur exil à Babylone, en 539. Ils leur ont permis de retourner à Jérusalem et d’y rebâtir leur temple. Mieux même, ils ont financé ces travaux et ils ont exempté d’impôts le clergé. Mieux encore, quelques décennies plus tard, des rois perses ont confié des missions à des Judéens demeurés en exil et proches de la cour pour qu’ils aillent à Jérusalem prêter assistance à la communauté du Retour qui en avait bien besoin, tellement elle était désorganisée et dans la misère. Le propre échanson du roi, Néhémie, a fait deux missions au milieu du Ve siècle. Esdras, un prêtre-scribe, est arrivé probablement au début du IVe siècle. Ce dernier a joué un grand rôle pour fixer par écrit les lois attribuées à Moïse et reconnues par le pouvoir perse pour les affaires concernant les Juifs (ainsi appelle-t-on désormais les Judéens et, plus généralement, les membres de l’ethnie israélite). En un mot, les Perses se sont montrés irréprochables à l’égard des Juifs, au point que Cyrus est appelé dans la Bible le Messie, c’est-à-dire « l’oint de Iahvé »[8], et que les Juifs ont pu croire pendant un certain temps que les Perses se rendraient compte qu’ils devaient leur réussite au dieu des Juifs et qu’ils se rallieraient à lui. Mais rien de tel ne s’est produit. Les Perses se comportaient avec les Juifs comme avec les autres peuples de l’Empire, ni plus ni moins. Ils respectaient la religion ainsi que les coutumes des peuples assujettis. Dans une inscription découverte en 1879 à Babylone sur un cylindre d’argile, il est dit que Marduk lui-même, le dieu national du pays, a chargé Cyrus, un étranger, de punir le roi des Babyloniens de son infidélité en s’emparant de sa capitale. Dans la suite du texte, Cyrus assure vénérer Marduk, qu’il appelle son « Seigneur », et dit qu’il a libéré les populations étrangères qui avaient été déportées – sans faire mention des Juifs[9]. Cette attitude des Perses correspond de près à celle qu’ils ont eue envers les Judéens, au témoignage de la Bible, et à la politique qu’ils ont appliquée à l’égard de l’Egypte, après avoir conquis le pays. Une statue de Darius découverte dans sa capitale iranienne, à Suse, en 1972, porte une inscription en hiéroglyphes où le roi des Perses se présente, à l’image des pharaons, comme le fils de Rê, le dieu suprême des Egyptiens. Mais d’autres inscriptions gravées sur la statue en perse, en élamite et en akkadien, rendent hommage à Ahura-Mazda, « le grand dieu qui a créé cette terre ici, qui a créé ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Darius roi ». Et Darius déclare plus loin : « Qu’Ahura-Mazda me protège, ainsi que ce que j’ai fait »[10]. Il est clair que les Perses rendaient hommage au dieu principal de chacun des peuples entrés dans l’Empire, pour obtenir son concours ou du moins sa neutralité, mais c’est à leur dieu national, Ahura-Mazda, qu’ils attribuaient leurs succès. A ce dieu, ils prêtaient les mêmes pouvoirs – en particulier celui de Créateur – que les Juifs à Iahvé. Mais entre les deux divinités, il y avait une différence considérable. La puissance d’Ahura-Mazda était crédible : on pouvait penser qu’elle avait permis à son peuple de conquérir un immense territoire ; celle de Iahvé était sérieusement sujette à caution : son peuple ne faisait que se morfondre, en obscur vassal, dans un étroit recoin de l’Empire perse.
Pouvait-on espérer que la domination des Perses ne serait que passagère, comme l’avait été celle des Assyriens et des Babyloniens, et qu’ensuite Iahvé réduirait les Perses à néant pour redonner aux Juifs un grand royaume ? Même cette espérance était fragile. Iahvé avait puni les Assyriens et les Babyloniens, après s’être servi d’eux, parce qu’ils avaient opprimé les Juifs. Mais de quoi Iahvé devrait-il punir les Perses ? Il n’y avait rien à leur reprocher ! Fallait-il alors en conclure que le plus grand des dieux n’était pas Iahvé mais Ahura-Mazda ? L’admettre a pu être une tentation éprouvée par certains. La Bible fait état, dans d’autres circonstances, du ralliement d’Israélites aux dieux des vainqueurs. Un roi de Jérusalem, vers la fin du VIIIe siècle, après avoir été battu par les Araméens, s’est dit : « Puisque les dieux des rois d’Aram les secourent, je leur sacrifierai et ils me secourront », 2 Chroniques 28, 23. Beaucoup de peuples dans le monde – et d’abord dans cette région – ont disparu avec leur religion pour s’être soumis à d’autres peuples et avoir adopté leurs croyances et leurs coutumes. Mais chez les Juifs, alors, religion et identité nationale étaient devenues tellement imbriquées qu’abandonner Iahvé aurait été l’équivalent d’un suicide collectif. Toute leur histoire mythique mise désormais par écrit et toutes les paroles de leurs prophètes ne cessaient de leur répéter qu’ils n’étaient pas comme les autres, qu’ils devaient se tenir à l’écart des nations étrangères (les goyim), parce qu’ils étaient promis par leur dieu à un grand destin. « C’est un peuple qui demeure à part et qui n’est pas compté parmi les nations » : ainsi se décrivent-ils dans la Bible (Nombres, 23, 9). Leurs lois contribuaient elles aussi, et tout particulièrement les interdits alimentaires, à maintenir cette séparation : « C’est moi, Iahvé, votre dieu, qui vous ai séparés des peuples, et ainsi, vous séparerez la bête pure de l’impure, l’oiseau impur du pur, et vous ne vous rendrez pas abominables par la bête, par l’oiseau, par tout ce dont fourmille le sol, bref, par ce que j’ai séparé de vous comme impur », Lévitique 20, 24-25[11]. Renoncer à cette idéologie qui leur avait permis de supporter beaucoup de revers et plusieurs catastrophes aurait été renoncer à être eux-mêmes. Reconnaître qu’ils s’étaient trompés les aurait condamnés à disparaître.
Pour ne pas en venir là, les guides du peuple avaient cherché depuis longtemps à amender la religion initiale. Ils avaient décrété, sous Josias, que le dieu national ne supportait aucun rival, et on avait chassé les dieux étrangers. Après le retour de Babylone, Esdras avait pensé qu’il fallait épurer l’ethnie pour la rendre digne d’être à nouveau le « peuple de Iahvé » et on avait chassé les femmes étrangères avec leurs enfants, en interdisant strictement désormais les mariages mixtes (Esdras 10 et Néhémie 13). Dans le temple reconstruit, on multipliait les sacrifices expiatoires et les rites de purification pour respecter les innombrables commandements que Iahvé avait prescrits, disait-on, à Moïse et que le prophète avait notés : on disposait maintenant de rouleaux pour enseigner ces lois à tous les Juifs. Que pouvait-on faire d’autre en vue d’obtenir le pardon des fautes commises par les ancêtres, de retrouver grâce auprès de Iahvé et de redevenir le grand peuple à qui Moïse avait dit : « Tu annexeras des nations nombreuses et toi, tu ne seras pas annexé. Iahvé te mettra à la tête et non à la queue ; tu seras uniquement en haut, tu ne seras jamais en bas », Deutéronome 28, 12-13 ? Il fallait bien constater que toutes ces réformes et tous ces efforts étaient restés sans résultats. Rien n’était venu modifier la condition subalterne et insignifiante dans laquelle le peuple vivotait. Les Juifs s’étaient-ils trompés en misant tout sur le seul Iahvé ? Le doute, étalé sur plusieurs générations, a dû être véritable et profond. Un psaume remanié à l’époque perse peut donner une idée de cet état d’esprit : « Tu nous a rejetés et couverts de honte (…) Tu fais de nous la fable des nations (…) Tout cela est arrivé sans que nous t’ayons oublié, sans que nous ayons trahi ton alliance (…) Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? », Psaume 44, 10-24. L’explication par la culpabilité du peuple a épuisé ses effets, des voix osent s’élever maintenant pour mettre en cause Iahvé lui-même. Les interrogations sur le pouvoir réel du dieu étaient d’autant plus inévitables qu’on voyait, au même moment, les Perses triompher sans commettre aucun méfait qui aurait pu attirer sur eux le courroux de Iahvé. Bien plus, le peuple a dû finir par savoir, comme ne l’ignorait pas Néhémie, qui vivait à la cour de Suse, que les Perses attribuaient leurs succès à leur dieu, Ahura-Mazda, avec de bonnes raisons de le faire. Cette situation qui a perduré pendant les deux siècles de l’Empire achéménide a mis en porte-à-faux l’idéologie qui avait permis aux Juifs de l’Antiquité d’expliquer leurs malheurs sans remettre en cause la puissance de leur dieu ni l’alliance qui avait fondé leur identité. Il faut supposer que durant cette période sur laquelle nous n’avons pratiquement aucun document – elle rappelle les « siècles obscurs » qui ont précédé la renaissance, au VIIIe siècle, de la civilisation grecque – une crise intellectuelle a dû se développer et s’accentuer. Pour la surmonter, il n’y avait que deux voies : abandonner la doctrine traditionnelle et sacrifier le passé, ou trouver une idée radicalement neuve capable de sauver, à la fois, le peuple et son dieu. Cette idée a été le monothéisme. 
Il est impossible de savoir quand et par qui cette idée a été formulée pour la première fois. Il en va de même, souvent, dans l’histoire des sciences, quand il s’agit d’identifier le ou les auteurs d’une théorie venue dénouer la crise dans laquelle la recherche s’était enlisée : j’ai avancé ce parallèle en m’aidant des analyses de Thomas S. Kuhn sur les révolutions scientifiques[12]. Il a fallu du temps pour que la théorie monothéiste se fraie un chemin, du temps pour qu’elle gagne des adeptes, du temps pour qu’elle s’impose finalement à tout un peuple, dans la deuxième moitié du IVe siècle, semble-t-il, sinon au début du IIIe, quand les Grecs sont venus supplanter les Perses sans que la situation des Juifs change en quoi que ce soit. 
L’adoption du monothéisme par les Juifs a modifié du tout au tout leur vision du monde. Il n’y avait plus lieu d’interpréter l’Histoire en termes de rivalités entre dieux protégeant et aidant chacun son peuple. Comparer, en particulier, le dieu des Juifs et le dieu des Perses n’avait plus de sens : c’était le même dieu[13], le Dieu Unique, qui favorisait, selon des desseins connus de lui seul, tantôt un peuple et tantôt un autre. Cette évidence nouvelle, véritablement révolutionnaire, perçue par les Juifs et eux seuls, donnait à ces derniers une clef pour expliquer leurs malheurs passés et présents tout en gardant l’espoir de retrouver un jour la faveur de la divinité qui les avait fait sortir d’Egypte et les avait dotés d’un grand pays où ils avaient édifié un puissant royaume. Ce dieu, on cessera peu à peu de l’appeler « Iahvé », comme on faisait du temps où il fallait, grâce à un nom propre, le distinguer des autres dieux. On l’appellera désormais « Dieu » (elohim) ou « Seigneur » (adonaï). Quand la Tora est traduite en grec par des Juifs d’Alexandrie, au IIIe siècle avant notre ère, à l’intention des Juifs d’Egypte qui ne connaissaient plus l’hébreu, la mutation monothéiste est achevée : dans la Septante, « Iahvé » a complètement disparu au profit de théos (« Dieu ») et de kurios (« Seigneur »)[14].
C’est ainsi que les Juifs ont changé de religion, sans attribuer nulle part cette innovation à une inspiration divine. Ils ont cru (ou laissé croire), pour raccorder le présent au passé, que cette vue nouvelle tenue pour la Vérité remontait au Sinaï. Et ils ont apporté dans ce sens quelques corrections à la Bible : ils ont réécrit, par exemple, le premier chapitre de la Genèse[15]. Néanmoins, ils ont respecté pour l’essentiel un texte déjà fixé et considéré comme sacré parce que dicté par Dieu à Moïse. De ce fait, la Bible hébraïque que nous lisons aujourd’hui est presque entièrement antérieure à l’époque où la croyance en un Dieu unique est devenue un dogme dans la religion des Juifs – un millénaire environ après Moïse, si ce prophète a une réalité historique – dogme qu’ils ont inventé dans le but de tirer Iahvé, et de se tirer eux-mêmes avec lui, du gouffre où ils étaient descendus ensemble.
Mon hypothèse permet de comprendre que, par la suite, le Dieu unique n’a jamais cessé d’être considéré par les Juifs comme le Dieu des Juifs avant tout et non pas comme celui de tous les peuples. La preuve en est qu’au début de notre ère encore, le temple de Jérusalem, seul lieu où pouvait se célébrer, affirmait-on, le culte du Dieu Un, était réservé aux seuls Juifs. Les archéologues ont mis au jour deux panneaux où il est écrit, en grec et en latin : « Qu’aucun étranger ne pénètre à l’intérieur de la balustrade et de l’enceinte qui entourent le sanctuaire. Celui qui serait pris ne devrait accuser que lui-même de la mort qui serait son châtiment[16]. 
Ce sont les premiers chrétiens qui ont coupé les racines ethniques de Dieu. Paul surtout, né Juif, a dit et redit dans ses lettres pastorales : puisqu’il n’existe qu’un Dieu, il est nécessairement le Dieu de tous les peuples et de tous les individus ; et il n’y a dès lors aucune raison de faire des distinctions entre les Juifs et les non-Juifs[17]. 
Cependant, à partir du moment, au début du IVe siècle de notre ère, où un empereur romain, Constantin, s’est converti au christianisme, le dieu « Dieu » est devenu progressivement le dieu des Romains, puis des Européens et des peuples qu’ils ont soumis. Il a de nouveau été la marque identitaire, non plus d’une ethnie particulière, comme c’est toujours le cas dans le judaïsme, mais d’un ensemble de nations unies dans le culte du Fils de Dieu. Et l’islam, au VIIe siècle, tout en affirmant très fort son attachement au Dieu unique emprunté aux Juifs et aux chrétiens, a triomphé en fédérant, autour de l’enseignement de Mahomet, des tribus arabes jusqu’alors rivales, et en les entraînant à la conquête d’un vaste empire.
Le fait que le monothéisme ne puisse se passer, quoi qu’en disent les théologiens, d’un enracinement national explique qu’aujourd’hui encore, des peuples qui affirment vénérer le même Dieu se livrent à des luttes impitoyables pour faire prévaloir leur propre conception du Dieu Un.
Jean Soler*
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[1] Cf. ma trilogie « Aux origines du Dieu unique » : L’Invention du monothéisme (éd. de Fallois, 2002) ; La Loi de Moïse (2003) ; Vie et Mort dans la Bible (2004) ; collection de poche « Pluriel », Hachette Littératures, 2004 et 2005 pour les deux premiers volumes. 
[2] Cf. Israel Finkelstein and Neil Asher Silberman, The Bible Unhearted, New York, 2001 ; trad. fr. La Bible dévoilée, Bayard, 2002.
[3] Un autre subterfuge consiste à désigner ce dieu par les quatre lettres – le « tétragramme divin » : IHVH – qui servent à l’écrire dans la Bible. Mais l’hébreu ne note que les consonnes et les semi-consonnes pour ce dieu comme pour les autres, comme pour tous les mots de la langue ! C’est à cause d’une prétendue interdiction de prononcer ce nom, « le Nom », que certains le transcrivent dans les autres langues en IHVH, et le prononcent « Adonaï » (« Seigneur ») au lieu de « Iahvé ». En réalité, cette interdiction n’est pas dans la Bible. Voir L’Invention du monothéisme, p. 108-110 et 123-124, ainsi que La Loi de Moïse, p. 45-47.
[4] Cf. notamment Amihai Mazar, Archaelogy of the land of the Bible, 10,000 – 586 B.C.E., New York, 1990.
[5] L’Invention du monothéisme, p. 87-89.
[6] Les arguments de Finkelstein et Silberman, op. cit., sont très convaincants.
[7] Notamment les auteurs de The Bible Unhearted, chapitre 11.
[8] Cette référence à Cyrus se trouve dans le recueil de prophéties attribuées à Isaïe (45, 1), lequel a vécu deux siècles avant le roi des Perses !
[9] Cf. Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Gallimard, 1997, p.181-185.
[10] Cf. Pierre Briant, Histoire de l’Empire perse, Fayard, 1996, p.492, et Les inscriptions de la Perse achéménide, op. cit., p.246-247.
[11] Cf. mon article « Sémiotique de la nourriture dans la Bible », Annales, E.S.C., Paris, juillet-août 1973. J’ai repris cette étude, avec des compléments, dans Vie et mort dans la Bible, 2004, p.13-29. 
[12] Cf. Thomas S. Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, 1962 et 1970 ; trad. fr. La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983. Et Jean Soler, L’Invention du monothéisme, p.91-93. 
[13] L’assimilation des deux divinités a pu être facilitée par le fait qu’Ahura-Mazda n’était pas représenté, lui non plus, sous des formes figuratives.
[14] Cf. dans L’Invention du monothéisme le chapitre « L’effacement de Iahvé », p.107-110.
[15] Cf. le chapitre « Des retouches monothéistes » dans L’Invention du monothéisme, p.99-102.
[16] Vie et Mort dans la Bible, p.89.
[17] Cf. notamment la Troisième Epître aux Romains, 29-30. 
JEAN SOLER. Agrégé des lettres. A été le conseiller culturel de l’ambassade de France en Israël de 1969 à 1973 et de 1989 à 1993. A collaboré à l’Histoire universelle des Juifs, sous la direction d’Elie Barnavi, Hachette Littératures, 1992. Auteur d’une trilogie Aux origines du Dieu unique, éd. de Fallois, 2002, 2003, 2004.
Jean Soler, Qui est Dieu ?. Editions Bernard de Fallois, 2012. Dans un style clair et accessible à tous, Jean Soler met d'abord en lumière «six contresens sur le dieu de la Bible», une divinité qui n'est pas le Dieu unique des trois religions monothéistes mais un dieu parmi d'autres, du nom de «Iahvé», conçu comme le dieu national des seuls Juifs.
Il relate ensuite, sans référence aucune au surnaturel, la généalogie du dieu «Dieu», telle qu'il l'a reconstituée à partir des acquis de la recherche scientifique.
Il explique enfin pourquoi cette croyance peut porter plus que d'autres à l'extrémisme et à la violence, comme on l'a vu avec les Croisades, l'Inquisition ou les Guerres de religion, et comme on le voit de nos jours avec les conflits du Moyen-Orient, sans compter l'influence, indirecte mais bien réelle, de l'idéologie monothéiste sur le nazisme et le communisme, ces deux fléaux du siècle passé.








RENCONTRE Dans Passagère du silence, Fabienne Verdier raconte son apprentissage du grand art de la Chine, au prix d'inimaginables difficultés.
Le rayonnement de certains êtres, par leur œuvre ou par leur simple présence, semble procéder d'une sorte de grâce, et c'est ce qui saisit précisément à l'approche de la peinture autant que de la personne de Fabienne Verdier, dont il émane la même lumière comme traversée de souffle vital. Rien pour autant de l'angélique suavité dans cette aura, ni de flatteur ou de seulement talentueux dans la beauté foudroyante de l'œuvre révélée par L'unique trait de pinceau, dont nous découvrons aujourd'hui de quelle longue et parfois très douloureuse initiation cet art magistral marque l'accomplissement, alors même que Fabienne Verdier se dit toujours et encore, avec son mélange de complète humilité et de malice joyeuse, « une apprentie » ...
Belle façon de rappeler ce qu'elle doit aux derniers maîtres humiliés et offensés de la Chine millénaire, dont l'héritage a été vilipendé par l'atroce Révolution culturelle de Mao, et auprès desquels elle a acquis en dix années très difficiles, et très belles aussi, les bases de l'art de la calligraphie, intimement mêlé à la tradition poétique et à la pensée chinoises. C'est d'ailleurs en hommage à ces grands lettrés, traités comme des gueux par les apparatchiks communistes, que « Mademoiselle Fa », ainsi que l'appelait l'un d'eux, a laissé ses pinceaux une année durant pour raconter son initiation dans un récit bouleversant d'humanité paru récemment sous le titre de Passagère du silence.
Au chemin de la Dame
Le temps d'une heure dérobée à sa tournée de promotion (une démarche qui lui sied aussi bien qu'un dentier à une crevette), une rencontre éclair avec Fabienne Verdier nous aura du moins permis de vivre, comme hors du temps, ce bonheur rarissime d'un partage immédiat de l'émerveillement que pouvaient inspirer, ce jour-là d'arrière-automne tissé de gris suprêmes et d'airs légers, les soies aux multiples bleus du lac et des monts de Savoie découverts du chemin de la Dame, cette étroite arête aux à-pics surplombant les vignes et l'eau et finissant dans l'entrelacs de ruelles de Rivaz. Or à chaque instant de cette balade, comme un enfant découvrant le monde au matin ou comme le poète chinois ivre au bord de l'étang nocturne plein de scintillements d'étoiles, Fabienne Verdier n'aura cessé de s'exclamer gaiement: « Mais regardez ci, mais regardez ça, mais quelle beauté !»
Et de se rappeler tout haut les premières montagnes contemplées en son adolescence finissante, dans la maison de pierre de
son père sculpteur, au pied des Pyrénées, où deux ans durant il l'aida à éprouver durement, entre pigments broyés et travaux à la vigne, sa vocation d'artiste. Puis d'évoquer la retraite actuelle de son vieux maître Huang Yuan où elle a demandé à un ami d'aller prendre de ses nouvelles: « C'est pour m'enguirlander, une fois de plus, qu'il m'a fait savoir, du fin fond de ses montagnes du Sichuan, que j'étais bien écervelée de m'inquiéter de sa santé alors qu'il est tout occupé à devenir immortel !»
Une ardente exigence
Au naturel, dans les gestes de sa peinture ou dans l'acte de mémoire que représente Passagère du silence, Fabienne Verdier en impose par le même mélange de spontanéité et de présence concentrée, d'extrême sensibilité et de force acquise au fil d'épreuves dont on dirait qu'elle a sciemment recherché les plus dures.
« A 20 ans, explique-t-elle, pour pallier la vacuité prétentieuse d'une certaine ambiance avant-gardiste, et plus précisément l'incurie d'une Ecole des beaux-arts où l'on n'apprenait plus rien et que j'ai vécue comme un cauchemar, je me suis mise à étudier le chinois après avoir découvert les livres de François Cheng sur l'art et la pensée taoïstes, dans lesquels je me suis sentie en harmonie et qui m'ont fait pressentir une échappée de ce côté-là. »

Ce que la jeune femme ne pouvait imaginer, évidemment, c'est que la voie la conduisant à l'antique civilisation chinoise constituerait un véritable chemin de croix dont la première station se situerait à Karachi, où elle serait violentée et abusée par une bande de brutes. Dès son arrivée en 1983 à Chongqing, dans le Sichuan, la candide boursière allait en outre se trouver confrontée aux rigueurs du système communiste et aux séquelles encore sensibles de la Révolution culturelle. Cloîtrée dans une piètre pièce à néon et paillasse à la porte de laquelle un dazibao interdisait à ses condisciples de « déranger l'étrangère » sous peine de graves mesures punitives, surveillée et censée ingurgiter le pire académisme, au milieu de 2000 étudiants encasernés aux gamelles numérotées, elle s'obstina cependant à penser que les gardes rouges n'avaient pas tout éradiqué et qu'il restait quelque part quelque maître à débusquer. Par l'entremise d'un jeune artiste insoumis dont elle ne manqua pas de tomber ensuite amoureuse, elle finit ainsi par rencontrer un vieux peintre et calligraphe taoïste du nom de Huang Yuan, qui commença par lui faire valoir qu'une étrangère, femme qui plus est, ne pourrait jamais suivre l'enseignement d'un maître chinois, proscrit de surcroît !
Le b. a.-ba du bâtonnet ...
Têtue comme une chèvre tibétaine, l'aspirante calligraphe allait cependant déposer, six mois durant, ses rouleaux de calligraphe à la porte du maître qui, bientôt convaincu de ses dispositions, la défia un jour en ces termes: soit dix ans à mon école, soit des nèfles ! Or ce sont ces années d'enseignement à la fois artistique et humain, essentiellement fondé sur le non-dit et brutalement interrompu par les troubles de 1989, que Fabienne Verdier raconte au fil de Passagère du silence. D'un premier stage auprès du maître graveur de sceaux Cheng Jun, qui se fit couper une main par les gardes rouges, aux exercices basiques de la calligraphie (des milliers de bâtonnets à aligner jusqu'à les rendre vivants et vibrants ...) ordonnés par Huang Yuan, la jeune artiste allait progressivement acquérir plus qu'un métier: une connaissance nouvelle et globale engageant sa main-esprit et la préparant à un art libéré de toute contrainte apparente à proportion de la contrainte matérielle affrontée.

Au cours de ces années, la vie quotidienne et les hommes n'auront cessé de faire ressentir le « poids du monde » à Fabienne Verdier, qui raconte aussi les révoltes étudiantes et quelques voyages au Tibet ou chez les minorités malmenées par les Chinois, tels les Yi. Par ailleurs, autre épisode haut en couleur, elle évoque sa participation à la mise sur pied de la tournée des bateliers-chanteurs du Yang-tseukiang accueillis au Festival d'Avignon en 1987.
Frappée à deux reprises par de graves maladies, dont elle subit aujourd'hui encore les atteintes, Fabienne Verdier a également échappé à l'enlisement existentiel du fonctionnariat, dans des circonstances assez cocasses. Alors qu'elle travaillait momentanément à l'ambassade de France à Pékin, elle fut ainsi « rattrapée » par son maître Huang Yuan, venu spécialement du Sichuan pour la houspiller et lui signifier que, tonnerre, il ne lui avait pas prodigué son enseignement pour qu'elle finisse aussi lamentablement ! Se le tenant pour dit, elle interrompit sa carrière de conseillère culturelle et se consacre exclusivement désormais, dans son ermitage d'Ile-de-France, auprès du mari sinophile qu'elle a rencontré à Pékin et de leur fils, à sa passion pour la peinture et à la beauté qui, répètet-elle en son sourire radieux, l'aura finalement sauvée.

Fabienne Verdier. Passagère du silence. Albin Michel, 292 pp. Pour mémoire: L'unique trait de pinceau. Calligraphie, peinture et pensée chinoise. Albin Michel, 175 pp.


Après avoir traité de sujets plus dramatiques en apparence, comme dans L’Enfant aux étoiles évoquant la tragédie de l’Ordre du Temple solaire, l’écrivain sonde les eaux semblant paisibles, voire stagnantes d’une vie de couple approchant de la cinquantaine - mais les Suisses au-dessus de tout soupçon risquent, eux aussi, de se prendre une tasse…









Celui qui se tient en équilibre au-dessus du fleuve / Celle qui regarde si on la regarde / Ceux qui boivent une Badoit sans retirer leurs casques de cyclistes alsaciens / Celui qui a flingué deux Croates dans les hauts de Mostar (te raconte-t-il) et qui sert maintenant à la terrasse du Café Merian / Celle qui fume un joint entre deux chauves tatoués / Ceux qui continuent de s’engueuler par SMS / Celui qui est sûr (dit-il à ton voisin en dialecte bâlois) de sortir de l’hosto par la porte de derrière / Celle qui a mangé sept carottes en regardant un film d’animaux / Ceux qui montent dans leur chambre pour faire la haine / Celui qui espère retrouver la guitariste bègue mais vachement sexy du groupe Teutonia / Celle qui en pince pour le mendiant roumain aux yeux bleu sérac / Ceux qui puent le parfum bon marché mêlé de sueur dominicale / Celui qui rédige les discours du président du club de curling de l’Oberland bernois / Celle qui parle espagnol en compagnie du gardien de la volière au merle des Indes insultant les Américains / Ceux qui ne laisseront pas passer cette occasion rêvée de participer au reality show des cuisiniers cannibales / Celui qui se rappelle la belle époque où il rêvait d’ouvrir de nouveaux marchés en Afrique du Nord / Celle qui se cherche une machine de chair (dit-elle) / Ceux qui constatent que leur épouse est un estomac sur pieds / Celui qui fréquente les soirées chantantes des bords du Neckar / Celle qui fuit sa cousine dont l’haleine sent le foie cru / Ceux qui écoutent Chostakovitch en fermant les yeux comme au bord d’un cratère cosmique / Celui qui essaie de réduire son amour pour Martine à la jonction de deux systèmes cellulaires et qui chiale quand même un max en pensant à elle / Celle qui se dit indifférente au spectacle de la mort / Ceux qui mastiquent de la réglisse en se rappelant leurs dix-huit ans au bord de la rivière à fumer des Lucky Strike sans filtre, etc.
Photo JLK. Yoga sur le Rhin. Bâle, Pâques 2007.
 
(En souvenir de mon grand frère)
J’ai pris par l’ancien raccourci
qui du ciel au lac
serpente entre les vignes,
et mon sac ne pesait rien ;
à treize ans ce n’est pas toi
qui ne fait pas le poids:
tout insigne que tu paraisses,
tu porterais ton frère
dans la sente aux vipères…
Tu te rappelles tout ça
comme l’été revient:
vous étiez si légers là-bas,
le museau taché de raisin,
les bras ouverts comme des ailes,
cette autre année où deux garçons
vous étiez si sereins,
comme des dieux en caleçons
sur les rochers soleilleux…
La vie sépare même les frères,
et tu le vois ce soir :
tu vois tout ça comme en miroir :
l’eau tout en bas et dans ses moires
les reflets de vos corps
en étoiles qui flottent
immobiles et sans voiles
dans la lumière idiote -
tant d’étés avant le dernier plongeon
de ton frère indocile
croyant se la jouer saumon…





 
Philippe Rahmy, poète de corps fragile et d’âme forte, est mort le même dimanche qu’une cinquantaine d’innocents massacrés par un dément, pur produit d’une certaine Amérique. La même qui a semé la mort au Vietnam, ainsi que le rappellent Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, roman saisissant, et la série documentaire Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick, faisant acte de mémoire en 9 heures de projection. La même Amérique encore que traversait Philippe Rahmy au début de cette année, à la rencontre d’autres innocents et d’autres victimes...
Pour se souvenir de Philippe Rahmy
« La réalité dépasse la fiction », dit un lieu commun ne signifiant rien de plus que le constat selon lequel « les faits sont les faits » ou la conclusion que « c’est la vie ».
Or notre drôle d’espèce a cela de particulier qu’elle ne se contente pas d’aligner ces platitudes, même si celles-ci l’aident à ne pas désespérer devant certains faits. Il lui faut comprendre, elle s’efforce de ne pas oublier et, tant il est vrai « qu’on peut rêver »: elle s’efforce de tirer un enseignement des pires faits en imaginant un monde meilleur.
«Tu dois changer ta vie!», s’exclame Rainer Maria Rilke, de santé réputée fragile mais d’esprit fort, à la fin d’un poème consacré à la beauté d’un torse d'Apollon sculpté par Rodin. Et c’est la même aspiration qui n’a cessé d’animer un autre poète, de constitution plus délicate encore, du nom de Philippe Rahmy, mort le même premier dimanche d’octobre au soir duquel un Américain du nom de Stephen Paddock massacrait une cinquantaine d’innocents en la capitale des jeux de hasard de Las Vegas.
Or, le paradoxe (apparent) est que l’on trouve aussi, chez le même Shakespeare de quoi célébrer la vie sensée, magnifique et réjouissante comme le premier rire d’un enfant. Mais assez de littérature, et revenons aux faits. N’oublions jamais les faits !
« Ne nous oubliez pas ! je ne vous oublie pas »
Le 12 février 2017, Philippe Rahmy accédait enfin au parloir de la prison de Homestead, quelque part en Floride, pour recueillir le témoignage d’une jeune prisonnière noire marquée par une « salope de vie », condamnée à dix ans de prison pour des délits mineurs et risquant le pire en suite de nouvelles accusations probablement fausses. Et tels furent ses derniers mots à ce drôle de visiteur prétendant documenter les incarcérations indues dans l’Amerique de Trump: «Ne m’oublie pas !»
La même supplique, exactement, qu’une certaine Patricia, engagée dans la lutte contre les mauvais traitements infligés aux travailleurs agricoles des champs de tomate de Floride, avait adressée à Rahmy après lui avoir fait découvrir (et vivre du matin au soir) les conditions de vie de ces nouveaux esclaves, parfois enchaînés la nuit dans leurs caravanes et subissant en leur chair les conséquences des arrosages massifs de pesticides - 31 substances en une seule saison et des malformations congénitales observées chez les enfants des travailleuses, etc.
J’ai pensé à cette cinglée de Simone Weil - pas la ministre, mais la philosophe juive ouvriériste, prenant sur elle les souffrances du dernier des derniers en s’imposant le travail dans une usine -, en lisant le reportage de Philippe Rahmy, et je me suis rappelé l’incomparable travail de mémoire de Svetlana Alexievitch dans la Russie de Poutine, ou, un sicle plus tôt, le reportage du tuberculeux Anton Tchékhov auprès de sbagnards de Sakkhaline, pour tout dire: la littérature à témoin. Sur quoi la mère du protagoniste du Sympathisant, roman de l’auteur americano-vietnamien Viet Thanh Nguyen, nous lance à son tour : « Ne nous oubliez pas! »
Le sanctuaire des colombes de guerre
Du côté des faits, le président Donald Trump, après avoir minimisé le délire raciste de Charlottesville, a évacué tout débat sur les armes de destruction massive d’usage privée, après le massacre de Las Vegas, en réduisant « le mal absolu » de cet acte au délire d’un fou. Et pour le reste: on oublie!
Comme le recommandait Henry Kissinger, Prix Novel de la paix toujours considéré comme un criminel de guerre par certains de ses compatriotes: « Oublions le Vietnam! »
Oublions donc aussi les propos d’un certain Jimmy Carter, opposant occasionnel de la guerre au Vietnam, et qui, en tant que président, écarta toute initiative réparatrice en faveur des Vietnamiens au motif que les responsabilités étaient partagées.
Mais la encore les faits sont têtus, comme on dit, et les témoins, ou les témoins des témoins n’en finissent pas de ne pas oublier.
Viet Than Nguyen, citoyen américain né au Vietnam, rend ainsi la parole aux Vietnamiens dans un roman d’un comique noir bonnement shakespearien, dont l’un des mérites est de tendre aux Américains (et à nous tous spectateurs et consommateurs mondialisés) le miroir scandaleux du grand art le plus douteux en sa version hollywoodienne, signée Coppola. Apocalypse now ou la vérité tronquée sur une guerre dont les victimes n’ont qu’à se taire.
En clair: dans Le Sympathisant, le capitaine, aide de camp d’un général de l’armée du sud Vietnam réfugié à San Diego après la chute de Saigon, devient consultant sur le tournage d’un film intitulé Le sanctuaire. L’auteur du roman, scandalisé par la vision unilatérale d’Apocalypse now, se pose en anti-Coppola en soulignant le racisme récurrent du monde hollywoodien, mais son roman joue sur tous les registres de la réalité la plus complexe vu que son protagoniste, taupe du vietcong, a été éduqué dans les universités américaines avant de revenir en son pays déchiré par le colonialisme, le nationalisme, le communisme et l’impérialisme.
Formidable image sur la fin du tournage du Sanctuaire: ces acteurs rejouant dix fois leur propre mort en pressant sur leur ventre des saucisses supposé représenter leurs entrailles, bonnes ensuite à nourrir les chiens.
L’art menteur et le document pour mémoire
C’est entendu cher Freddy Buache: Apocalypse now relève du grand art, mais pour ma part j’ai toujours détesté ce film, et maintenant je comprends mieux pourquoi en lisant Le Sympathisant. Notre ami Freddy était lui-même sympathisant du vietcong, ça ne fait pas un pli, comme nous tous à vingt ans, mais les bombardements au napalm sur fond de musique wagnérienne et l’impasse totale sur le point de vue des Vietnamiens, tout de même quelle myopie et quel oubli !
Cinquante ans après, jamais trop tard !
Le film Shoah de Claude Lanzamn relève-t-il de l’art ou du document pour mémoire visant à faire changer les choses ? On ne le demandera pas à Benjamin Netanyaou, pas plus qu’on ne demandera à Donald Trump ou Vladimir Poutine ce qu’ils pensent de la série documentaire Vietnam, a voir aussi impérativement que Shoah pour sa manière de rembobiner le film de cette tragédie amorcée par la colonisation française et concentrant tous les affrontements idéologiques et géopolitiques.
Par delà le show à l’américaine, la flamboyance lyrique d’un Coppola où le réalisme plus cinglant d’un Cimino, entre autres Platoon et Full metal jacket, voici les archives vivantes de cette tuerie alternant les témoignages des uns et des autres, anciens de la CIA ou compagnons de l’oncle Ho (terrible saga de ce patriote de la première heure courtisé et trahi par les bienfaiteurs français et américains prétendus défenseurs de La Liberté...), diplomates délivrés de leur langue de bois ou civils anonymes – une tragédie shakespearienne de plus au bilan que les uns n’oublieront pas avant que les autres remettent ça...
Et la vie continue, les enfants: affaire privée…
Le mercredi 4 octobre, deux jours après la naissance de notre premier petit-fils, j’aurai assisté à la projection de presse d’un documentaire, intitulé Les grandes traversées et réalisé par David Maye, relevant à la fois de la fidélité aux faits et de la poésie de cinéma.
Le réalisateur valaisan, en temps réel, nous fait partager la fin de vie de sa mère cancéreuse et la venue au monde de la deuxième fille de sa sœur. Quoi de commun avec la politique étrangère des States, dont la violence ne remonte pas au Vietnam mais à traversé toute l’histoire, et quel lien avec les victimes innocentes de tous les massacres, de l’injustice et des racismes, des noyés en Méditerranée et des enfants nés malformés d’Immokalee ? Juste cela: notre regard humain sur la vie et la mort, affaire privée.
Un interlocuteur de Philippe Rahmy, dont les parents ont été massacrés à Acteal, au Chiapas, affirme son refus de toute vengeance sur le même ton que ces Vietnamiens interrogés par Ken Burns et Lynn Novick, au même motif qu’il faut rompre le cercle vicieux de la violence. Faut-il attendre qu’une nouvelle génération de jeunes Américains soient massacrés au nom de la liberté de porter des armes pour que l’Amérique violente décide de changer sa vie ? On peut rêver, mais rêver ne suffit pas, nous rappelle tel poète sûrement fou à lier: « tu dois changer ta vie », etc.