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Carnets de JLK - Page 4

  • Au labyrinthe du deuil

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    (À celles et ceux qui s'y perdent et s'y rejoignent, de tout coeur ces jours avec Bibiane Moret et les siens)
     
    « Un deuil est un labyrinthe ; et au cœur de ce labyrinthe, est tapi le Monstre, le Minotaure : l’être perdu. Il nous sourit ; il nous appelle ; on veut l’étreindre. C’est impossible, sauf à mourir aussi. Seul un mort sait étreindre un mort; seule une ombre sait en embrasser une autre. Au cœur du labyrinthe, le Minotaure n’est qu’une ombre, un fantôme, mais un fantôme si beau, si réel, si souriant qu’il nous convainc presque de le rejoindre, nous promettant de mettre fin au chagrin qui nous mine si on le suit, si on se laisse mourir.
    C’est là qu’il faut lutter, non seulement contre ce Minotaure dont les cornes de vent peuvent nous déchirer, mais surtout contre soi, contre la tentation du suicide. Ce qui ne signifie nullement qu’on doit à l’inverse s’empresser de remonter à la surface, à la rencontre de l’heureux soleil. Il faut aussi lutter contre l’espoir d’un bonheur immédiatement possible, poussés par la massive injonction de remonter la pente, car la vie continue.
    Qu’ils aillent au diable ! Il n’y a aucune rémission à souhaiter, aucune vie à maintenir. Refuser d’accepter la mort de ceux qu’on a perdus, c’est le plus beau, le plus durable monument qu’on puisse leur élever. Habiter son chagrin, lutter, là encore, non contre la souffrance, car on ne cesse jamais de souffrir pour les êtres aimés et perdus, mais pour atteindre, par cette souffrance, à l’état que seule leur absence peut engendrer, l’état auquel, de leur vivant, nous ne pouvions accéder, puisqu’ils n’appartenaient pas encore au temps des ombres : le don absolu de notre mémoire à leur souvenir.
    L’ascèse de la mémoire est l’unique manière de lutter, l’unique manière de re-connaître l’être perdu à force de vivre en sa compagnie d’ombre.
    Faire le deuil de quelqu’un n’est pas se morfondre dans un chagrin stérile, non : faire le deuil de quelqu’un, c’est tenter de transformer son propre chagrin en un moyen de connaissance, en une voie pour reconstruire en nous le monde du défunt, le rebâtir comme un temple ou un palais, et en arpenter ensuite les couloirs perdus, les passages dérobés, les pièces secrètes, pour y découvrir des vérités auxquelles nous étions aveugles lorsqu’il vivait.
    Un seul être vous manque, et tout est repeuplé : telle devrait être la morale du deuil; tel devrait être le cœur de la solitude des survivants »…
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    (Cette page est extraite de l'admirable roman de Mohamed Mbougar Sarr intitulé De purs hommes, paru aux éditions Philippe Rey /Jimsaan et réédité récemment en poche. Ce passage évoque la détresse abyssale dans laquelle se trouve une femme dont le cadavre du fils, soupçonné d'homosexualité, a été déterré de sa tombe pour être jeté aux ordures...)
     
    Peinture JLK: Au soir des lucioles, 2021.

  • Fugues helvètes (2)

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    De Tina Turner dans le train de Berne et de Kirchner à l’alpage. Du phallus herbu de Meret Oppenheim et de la Présidente de la Confédération au modeste cabas.

    Au Café fédéral, ce mardi 5 juin (soir). – C’est la voix de Tina Turner jeune, à l’époque de son ménage d’enfer avec Ike, dans l’un de ses blues les plus lancinants, Living for the City, qui m’a fait me lever dans le Cisalpino et, trois compartiments plus loin, échanger quelque mots avec deux Backpackers blonds comme les blés de leur Midwest, m’étonnant de ce que des kids écoutent encore de telles vieilles peaux, avant qu’il ne m’évoquent leur équipée, d’Athènes à Rome et de Venise à Amsterdam, me rappelant leurs pères qui faisaient en stop, il y a trente ans de ça, la route d’Amsterdam à Venise, puis de Rome à Goa…
    Il y a, dans la voix de Tina Turner, du rouge acide et du vert saignant, avec des flammes de rose et de bleu tendre, comme je les ai retrouvés, au musée de Berne ou je me suis pointé dans l’après-midi, dans la peinture exacerbée de Kirchner auquel, avec d’autres foudres d’expressionnisme hantant les hauts gazons des Grisons (notamment un Albert Müller que j’ignorais et qui vaut son compère), est consacrée un flamboyante exposition à voir tout l'été.
    Pour ceux qu’impatiente la nécessité de briser les clichés, comme on dit, la découverte des idylliques paysages d’Engadine se démantibulant sous la torsion des formes et la vocifération des couleurs, vaut le détour même si cette peinture fait très époque et, parfois, tourne au maniérisme. Kirchner du moins avait de quoi pousser à l’exorcisme, revenu de la Grande Guerre malade et drogué, contraint de se soigner au grand air où il finit par se suicider, en 1938, désespéré par la montée de l’autre peste.
    Aussi j’aime le rappel de cette Suisse sauvage et brute, qui réagit à l’accablante quiétude du pays propre-en-ordre, qu’on retrouve dans la salle du musée de Berne réservée au phénoménal Wölffli, génial timbré dont les énumérations chiffrées des multimondes, enregistrées, tombent du plafond tandis que la passante et le passant déchiffrent son imagerie délirante.
    cb8ef2f6286f9784dc588ceb9a7ec9b8.jpgAdolf Wölffli, Robert Walser, Aloyse, Louis Soutter: autant d’ahuris sublimes qui ne se sont jamais associés à aucun groupe mais dont le primitivisme fait écho à celui des Kirchner et de ses pairs.

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    Après cette folie fiévreuse et la brève révérence faite au passage à la fontaine phallique mi-roche mi-cresson de Meret Oppenheim, nulle vision ne pouvait être plus apaisante, au milieu de l’aire de la Place Fédérale, jouxtant le Palais du Gouvernement d’improbable architecture vert-de-gris, que celui de ce bambin tout nu jouant comme un putto de Guido Reni parmi les fusées d’eau à jets de hauteur variée mimant probablement les alternances de la ferveur démocratique en pays neutre…
    C’est en ce lieu même, je me le rappelle, que je vis cet autre spectacle attendrissant d’une Présidente de la Confédération en exercice, socialiste comme l’actuelle, porteuse d’un modeste cabas rempli de commissions et répondant patiemment, sans garde armé, à un groupe d’écoliers appenzellois faisant pèlerinage en ce haut-lieu sous la conduite de leur instit à queue de cheval et culotte de peau… (A suivre)
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    Ernst Ludwig Kirchner, Paysage des Grisons.

    Adolf Wölffli.

    Adolf Wölffli. Saint-Adolf portant des lunettes noires entre les villes géantes de Niess et Mia

  • Lectures au fil de L'Aire (2)

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    (En mémoire de Michel Moret)
     
    La Chasse au cerf, roman-cathédrale de Romain Debluë.
    Unique: c'est ce qui distingue l’apparition de La Chasse au cerf de Romain Debluë sur la scène littéraire romande, et française et francophone aussi bien, qui pourrait à la rigueur (par ses dimensions symphoniques et sa thématique spirituelle) rappeler les 590 pages de L’Été des sept dormants de Jacques Mercanton, d’une tournure plus romantique cependant que néo-classique, ou plus explicitement, malgré leur inspiration nietzschéenne majeure, les 1312 pages du chef-d’oeuvre de Lucien Rebatet, Les Deux étendards, achoppant lui aussi à un grand débat entre athéisme et croyance entre deux jeunes amis – Michel l’agnostique double de l’auteur, et Régis le catholique intégriste - et la jolie Anne-Marie qu’ils se disputent…
    La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois chronique d’une initiation spirituelle et roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles - à vrai dire plutôt cérébrales et sublimées que sensuellement exprimées.
    Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux, les arrêts péremptoires et la morgue parfois méprisante du Juste. Ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération, son écriture est truffée de tournures ampoulées et de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui, entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que beaucoup des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture, noyés par le monceau de références et de citations aux philosophes Hegel ou Heidegger, aux écrivains Malraux ou de Bernanos, aux mystiques Catherine de Sienne Jean de La Croix, etc.
    Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour ce qui touche à l’installation parisienne de ce bon fils d'excellente parents très féru d'études, au point que la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle quotidienne des personnages.
    C’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées voire saturées de citations parfois latines et pas toujours traduites, cela constituant l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture.
    Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement, Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du Jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie agnostique, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferrée en philo, charmante illico quoique non moins agaçante au premier déboulé - joli personnage...
    À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original, savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle; puis une Françoise illico sublime et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués, sinon désespérés, plus conformes alors au mal du siècle.
    De l'ensemble du roman, l'on peut dire que ses péripéties romanesques sont moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement trop vite à notre goût), son épouse diaphane genre Lady Macbeth évanescente. et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon… À relever à ce propos : que Romain Debluë, qui connaît la musique, en parle assez merveilleusement. Mais parler de musique, parler d'art, parler de littérature, parler de poésie, parler de peinture ou de cinéma, parler de philosophie, parler d'amour ou parler de Dieu est une chose, et donner vie à des sentiments, communiquer des émotions, faire vivre des personnages en ronde-bosse est autre chose...
    Les pièges du sublime
    C'est que, plus encore qu’un récit d’initiation, La chasse au cerf l’est d’une conversion, dont la fin touche à l’édification explicite, au dam du roman. Il faut quelque 600 pages à Paul Savioz pour que lui soit révélée « la vérité », un peu comme il advint à Paul Claudel rencontrant Dieu derrière une colonne de Notre-Dame, et voici l’hymne qui en résulte : « Ô l’heure de l’éveil ! Ô l’heure où le matin splendide pénètre dans la vie d’un homme, et fait toute chose nouvelle, et lui surtout ! Ô l’heure où s’évapore le mauvais rêve avec la sale nuit qui l’avait engendré ! Ô l’heure où l’âme altérée s’emplit de lumière, et la boit comme les eaux vives ! Ô l’heure où l’oreille, comme de l’enfant jadis, se tend vers la musique du monde, et vers le chant des choses ! »
    Sublime envolée, et qui envoie bouler les sceptiques : « Il y a , un peu partout éparpillés, de nombreux désolants crédules de l’idée selon quoi l’âme s’assombrit et s’étrique lorsque pénètre dans elle la foi ». Alors que Paul, tout à l’inverse , sent son âme s’évaser comme un arbre immense » et devenir l’homme nouveau prêt à poursuivre le chemin du pèlerin sur 444 autres pages…
    Et le roman là-dedans ? Disons que Dieu y devient son copilote forcé, limitant d’autant la liberté de l'auteur, voire sa crédibilité pour ce qui touche à certains de ses personnages. Par contraste absolu (tout y devient absolu), L’Ennemi y surgit en effet, sous les traits d’un démon caricatural , en la personne de Martial Odier, méchant capitaliste voué au culte de Mammon (brrr) père du petit Christophe qui s’est dit ennemi de la musique et se pose en Adversaire démoniaque alors que son enfant chéri vient de mourir à l'hôpital. Et vous croyez, jeune homme, que nous allons gober ça ? L’on aura beau citer Bernanos ou Dostoïevski, mais non : ça ne passe pas.
    Passe donc l’essai juvénile souvent éblouissant. Passe le poème en prose aux pages étincelantes. Mais quant au mystère de l’incarnation : le roman n’y est pas, ou pas encore dans ce fol ouvrage où il y a en somme « trop », comme s'en doute d'ailleurs Paul Savioz lui-même : trop de tout, trop de trop, vraiment too much, mais peut-être pas tout à fait assez de coeur en partage, pas assez de corps et de chair, pas assez d'odeurs, pas assez d’âme simple pour que vive, vibre et respire le roman…
    Romain Debluë. La Chasse au cerf, 1044p. L'Aire, 2023.

  • Hommage au passeur de lumière

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    414587178_10233208826109583_8927146237016250771_n.jpgGrande tristesse en ce Noël, où notre éditeur et ami Michel Moret nous a quittés brutalement, victime d'un AVC à la veille de ses 80 ans.
    Timonier des éditions de L'Aire depuis 45 ans, infatigable passeur de l'édition romande aux curiosités proportionnées à sa générosité de paysan du ciel débonnaire et profond à la fois, Michel avait publié plus de 1500 livres et ses projets foisonnaient à l'avenant.
    Dans le sillage du grand Ramuz, de Maurice Chappaz l'inspiré des hauts valaisans, de Jacques Mercanton l'humaniste européen, d'Alice Rivaz et de Monique Saint-Hélier qu'il avait honorées autant que Janine Massard ou Yvette Z'Graggen, de Gaston Cherpillod ou de Jacques Chessex, entre tant d'autres, jusqu'à l'extravagant benjamin que figurait Romain Debluë avec son pavé saisissant de La Chasse au cerf - acte de courage particulier de l'éditeur acrobate - Michel Moret avait filtré ses propres pensées et variations dans quelques petits écrits qui nous le gardent combien présent.
     
    La lumière vient en ce bas monde
    à proportion de nos ferveurs…
    En une douzaine de textes relevant de la nouvelle esquissée, du récit bref ou de la libre gamberge, Michel Moret le passeur se fait, à l’écrit, ventriloque malicieux ou plus sentencieux de personnages en quête de lumière, qui nous ressemblent autant qu’il est leur semblable…
     
    Ce sont des petites histoires de presque rien du tout qui nous ramènent, et parfois beaucoup, à nos vies, à la vôtre, à la mienne, à celles d’un peu toutes celles et ceux qui se rappellent ce qu’il y a eu de bien ou de moins bien dans leur existence : ce qui les a rempli de joie ou leur a fait sentir le vide et la solitude, la lumière du ciel quand tout allait bien et son manque quand ça se gâtait.
     
    Voici donc Armando le Rital et Carla la femme de joie, Samantha la voluptueuse et le couple imprévu d’Yves et d’Yvette, entre autres anti-héros de la famille Tout-le-monde qu’on ne saurait dire pour autant des gens « sans qualités ».
    De fait, et pour ordinaires qu’ils soient en apparence, les personnages que Michel Moret tire de son chapeau de narrateur, à moins que ce ne soit de sa cuisse jupitérienne, ne sont pas des nuls pour autant sous le regard de l’auteur en quête lui-même de lumière, qui donne sa chance, à chacune et chacun, de nous surprendre contre toute attente à l’enseigne d’une espèce de sagesse populaire à la fois flottante et bien réelle.
    Armando, par exemple, le secundo de Lumière de l’homme, première nouvelle du recueil. Armando, fils probable de ceux qu’on appelait naguère les saisonniers et petit-fils de solides Piémontais peut-être restés au pays et posant sur une photo qu’il retrouve dans un album, est aujourdh’ui employé dans une compagnie d’assurances, possède une Opel Rekord ou une Toyota Cressida et une télé qui lui permet de regarder des films délassants et les matchs de la Juve. Sur la photo, il remarque la dignité de la pose de son nonno, avant de relever, dans son miroir, une certaine dureté de ses propres traits, qui remontent probablement au Piémont.
     
    Mais qu’est-ce donc qui a changé ? Armando n’est pas sans idées, notamment en matière politique, mais en l’occurrence il se montre tout personnel, estimant que l’inégalité sociale tient surtout à la manière d’occuper son temps libre. Si vous lui demandez si c’était mieux avant, du temps de la Mamma et du nonno, il répond que non, vu qu’à l’époque « ils » n’avaient pas le choix. Mais est-on mieux avancé aujourd’hui ? On sent qu’il n’en est pas sûr, mais il n’en pense pas moins que le problème tient au fait que l’homme ne sait pas ce qui est bon pour lui. Voilà pour Armando : trois pages à peine et c’est un début de monde...
     
    Liberté de la fiction
    Contrairement à ce qu’on croit parfois, l’écrivain n’en dit pas forcément plus dans ses récits autobiographiques que dans la fiction, dont les truchements lui permettent souvent plus de liberté. Aragon parlait de « mentir vrai », et c’est comme ça aussi que Michel Moret dit probablement plus de choses de lui-même, par le biais de ses personnages, que lorsqu’il nous balance ses opinions en fin de course dans ses Pensées crépusculaires.
    La fiction permet d’aller un peu partout, comme dans ce village levantin où le narrateur, avec la belle Samantha, se fait asperger du contenu d’une soupière par une mégère à sa fenêtre – c’est un classique des contes orientaux – avant que Samantha ne lui révèle que c’est là une vengeance de l’épouse légitime jalouse du médecin Selim dont elle-même fut la maîtresse bénéficiaire d’un énorme héritage comme il n’y en a, là encore, que dans les contes de Schéhérazade. Or Selim, dans la foulée, aura eu le temps de lui recommander de ne jamais céder à la jalousie.
     
    Histoire de détendre l’atmosphère...
    La fiction, depuis Rabelais, a développé une composante décisive dans la meilleure santé des nations soumise à la thérapie littéraire, et c’est ce qu’on appelle l’humour dont le regretté Milan Kundera a fait un usage constant – Kundera le premier à rappeler l’importance du rire selon le même Rabelais, paroissien débonnaire de l’Abbaye de Thélème connu sur Facebook sous le pseudo d’Alcofribas Nasier.
    À propos d’Internet, c’est par un site de rencontre que le prénommé Yves, dans la nouvelle intitulée Insupportable liberté, rencontre la prénommée Yvette alors qu’il attendait une certaine dame Siran, laquelle a visiblement laissé tomber – et cela tombe bien en effet, même si les liaisons hasardeuses ne sont pas forcément plus heureuses que les mariages arrangés ou les réussites conjugales momentanées - tout étant possible dans l'existence, même le meilleur...
    La fiction ne convient guère à la pensée unique, même si celle-ci en est une, qui finit en impasse. La pensée unique, qui a sa morale punitive et ses jugements sans appel, n’aura jamais été capable d’une autre littérature que celle de la propagande et de la dogmatique, dont la sagesse des nations se gausse sous l’arbre à paroles ou au café du commerce - voilà ce qu'on lit aussi entre les lignes de l'opuscule.
     
    Paroles de passeur
    Les petits récits et nouvelles de Besoin de lumière ne sont, je l’ai dit, que des esquisses ou des croquis, de fines pointes d’îlots pourtant rattachés à un socle solide qu’on pourrait nommer simplement le continent Littérature.
    Qu’unetelle cite Pascal ou qu’untel évoque Edmond Gilliard ramène évidemment aux lectures de l’auteur, dont les emprunts sont à l’avenant, tel le plus délicieux qu’il prétend (à vérifier tout de même) un proverbe siamois : « Les mots qu’on n’a pas dits sont des fleurs de silence »…
    Michel Moret a publié récemment une réédition de Raison d’être de l’immense Ramuz, préfacée par le jeune Romain Debluë, lui-même constituant la dernière découverte notable de l’éditeur avec son roman-cathédrale La Chasse au cerf.
    L’on remarquera alors que la couverture même de Besoin de lumière, signée Pietro Sarto, renvoie à une phrase de Raison d’être avec son coteau de Lavaux baigné de lumière intemporelle, reliant nos paysages les plus familiers à un pays terrien de partout où les humains pleins de défauts et de qualités seraient plus fraternels, au dam de toute littérature nationale ou pire : nationaliste: Ainsi, « qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous»…
     
    Michel Moret. Besoin de lumière. Editions de L’Aire, 75p. 2023.

  • Lectures au fil de L'Aire (1)

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    1. Alice Rivaz retrouvée
     
    Un peu moins de vingt ans après sa mort, Alice Rivaz continue d'être lue, sans avoir passé par le fameux «purgatoire» que connaissent tant d'auteurs.
    C'est peut-être que, plus que de son vivant même, cet auteur continue d’en imposer par le regard net, à la fois chaleureux et lucide, qu'elle a posé sur la société et les gens de son époque.
    Plus précisément, et pour la première fois, une femme introduit, dans l'univers souvent éthéré de la littérature romande, des thèmes liés au monde du travail et à la condition féminine, aux aléas du mariage et au droit de ne pas s'y engager. Ces thèmes ne sont pas traités sous forme démonstrative et n'imposent pas au lecteur de thèses, même si l'on sent que le cœur d'Alice Rivaz bat à l'unisson du coeur de son cher paternel, le socialiste Paul Golay.
    Naturellement à l'écoute des humbles, la romancière a pourtant le sens de ce qu'on pourrait dire l'aristocratie naturelle, et c'est à proportion de leur dignité bafouée, de leur peine muette, de leur fierté peu démonstrative, de leur cran aussi, ou de leur indépendance que ses personnages nous touchent.
    De surcroît, les thèmes de la solitude et de la difficulté de vivre, des relations entre parents et enfants ou de la peur de vieillir, et l'imbroglio sempiternel de la vie sentimentale ajoutent a ce monde sa vibrante dimension affective qui se distingue, pourtant de tout sentimentalisme suave.
    Ainsi qu'on le constate dans ses livres, mais plus encore dans ses travaux de journaliste occasionnelle (réunis dans un dossier intéressant de la revue Ecriture et dans les libres propos de sa correspondance, Alice Rivaz avait une conscience sociale solidement fondée, non tant sur une idéologie que sur la connaissance des faits. Par ailleurs, la plupart de ses romans et de ses nouvelles se déroulent dans un cadre historique bien précis. Ces particularités expliquent assez, à côté de qualités littéraires évidentes, l'accueil récent très enthousiaste que la Suisse alémanique a réservé à la découverte d'Alice Rivaz en traduction, ainsi que le rappelle Françoise Fornerod.
    «L'apport d'Alice Rivaz à la littérature romande est immense, relève l'exécutrice testamentaire de l'œuvre, à la fois par sa façon d'intégrer l'histoire contemporaine dans ses livres et pour sa manière de vivre, comme femme et comme écrivain, un féminisme non dogmatique.»
    À 16 ans, la jeune fille écrit une lettre à son pasteur pour lui exposer les motifs de son refus de confirmer. Etonnante profession de foi, solidement argumentée, d'une adolescente manifestant bien du courage à une époque où ce refus frisait le scandale.
    Autre aperçu des relations de rude tendresse entretenues par Alice avec son père: la copie dactylographiée de la critique à la fois laudative et «rosse» du premier livre de la jeune fille par son paternel, lequel taxe ironiquement l'ouvrage de chef-d'œuvre tout en relevant quelques négligences stylistiques avec la verve d'un pion diplômé…
    Pour qui n'a rien encore lu d'Alice Rivaz, les soirées d’hiver peuvent être l'occasion de découvrir une œuvre des plus attachantes, intégralement rééditée, surtout à l'Aire.
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    On peut l'aborder naturellement par le tout début, avec Nuages dans la main (1946) et La paix des ruches (1947) ou par les romans de l'âge plus que mûr, tels Le creux de la vague (1967) ou Jette ton pain (1979); par les nouvelles de Sans alcool (1961, rééditées chez Zoé) ou par les textes autobiographiques de Comptez vos jours (1966), le récit d'une enfance candide dans L'alphabet du matin (1968) ou les Traces de vie (1982) dont les considérations sont de tous les âges.
    De fait, et c'est ce qui frappe chez Alice Rivaz: que la maturité est prompte à venir, le développement constant mais le ton unique, la «petite musique» omniprésente...

  • Une féerie d'aujourd'hui

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    Premier des échos à la lecture de La Fée Valse, après Sergio Belluz: celui de Francis Richard, observateur des plus attentifs de la vie littéraire en pays romand, notamment, qui a l'art de détailler les ouvrages qu'il lit avec autant de bienveillance que de précision dans la citation.

     

    Avec ce recueil de poèmes en prose, Jean-Louis Kuffer invite à une féerie d'aujourd'hui sous la baguette de La fée Valse, qui est le sourire de la lune, dans la lumière tutélaire de François Rabelais:

    Rabelais est le premier saint poète de la langue française, laquelle ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline...

    Ce livre est joyeux: Quand elle me roule dans la farine et qu'elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l'un contre l'autre suffisent à ma paix.

    Il est grave: En vérité, la marge de liberté s'amenuise pour les marginaux singuliers que nous sommes, tandis que les vociférateurs croissent en nombre et en surnombre, les bras levés comme des membres.

    Il est allègre: Il n'est pas inapproprié, dans mon cas, de prétendre que l'habit n'a pas fait la nonne. A vrai dire la jupe plissée a plus compté dans mon éducation que la lecture de Jean d'Ormessier et François Nourrisson, pourtant essentielle dans mon choix de vie ultérieure - la jupe plissée et le tailleur ton sur ton.

    Il est pensif: Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s'il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même: le détail du menu.

    Il est tendre: Ta mère nous offre un thé de menthe et l'une des jeunes filles fait admirer son admirable paire de colombes aux jeunes gens qui l'entourent.

    Il est mélancolique: Quand j'étais môme je voyais le monde comme ça: j'avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j'ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j'te dis, et c'est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde.

    Il est sérieux: ... Il n'est pas vrai que nous ayons tout soumis, il n'est pas vrai que tout mystère soit dissipé, il n'est pas vrai que plus rien ne soit à découvrir, vois donc: il n'est que d'ouvrir les yeux dans le jour obscur et de ne pas désespérer...

    Il est ludique: Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n'est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c'est pile ce que c'est: le ventre de Marelle est rond comme un ballon d'enfant, tiens j'ai envie de le palper et d'écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie [...].

    Bref Jean-Louis Kuffer ne mentait pas quand il annonçait d'entrée de jeu que son livre était tout cela à la fois. Car il est la Fantaisie même, laquelle ne se laisse pas intimider par les états d'âme contraires, laquelle est pour les uns et les autres, l'ennemie à abattre avec le sérieux des papes, avec ou sans filtre...

    Jean-Louis Kuffer réserve pourtant à ses lecteurs quelques surprises à son goût: des mots de passe littéraires ou picturaux pour connaisseurs, des pas de mots qui dansent sans retenue, comme la fée Valse, et qui s'insinuent partout comme le fait l'amour, dans les corps et les esprits, pour leur plus grande jouissance...

    Francis Richard

    La fée Valse, Jean-Louis Kuffer, 156 pages Editions de l'Aire (à paraître)

    Livres précédents:

    Riches heures Poche suisse (2009)
    Personne déplacée Poche suisse (2010)
    L'enfant prodigue Éditions d'Autre Part (2011)
    Chemins de traverse Olivier Morattel Éditeur (2012)
    L'échappée libre L'Âge d'Homme (2014)

     

    Francis-3-copie-1.jpgBlog de Francis Richard:www.francisrichard.net/

  • Fugues helvètes (1)

    105177a83ddc701483a2738e5d91f854.jpgDu Valais de Rilke aux mythiques tunnels transalpins. Du Niesen de Hodler et de deux jeunes nageuses se racontant leurs amours.

    De Montreux à Spiez, ce mardi 5 juin. - J’entame ce matin un périple ferroviaire d’un mois à travers la Suisse. Je vais consigner ici, à tout instant, mes observations sur les lieux et les gens, qui me viendront comme je les attends ou ne les attends pas, au bonheur la chance. Je suis parti ce matin en direction du Valais, me proposant de remonter ensuite, de Brigue, par la voie transalpine du Lötschberg à la formidable enfilade de tunnels, vers les cantons du cœur du pays. J’ai donc quitté la lumière lémanique du Haut Lac vers huit heures, pour m’enfoncer dans les brumes du Rhône encore tenaces dans l’étranglement de Saint Maurice d’Agaune, bientôt dissipées quand la plaine soudain s’élargit et verdoie au coude de Martigny. Les collines jumelles de Sion me sont bientôt apparues en silhouettes bleuâtres, tout là-haut j’ai salué la silhouette farouche de la Quille du Diable dans l’échancrure de Derborence. Puis, à Sierre, mon regard se déployant sur les coteaux radieux de la Noble Contrée, je me suis rappelé ma rencontre, il y a bien des années, de la toute vieille Madame de Sépibus, dédicataire des Quatrains valaisans de Rainer Maria Rilke, qui m’avait reçu, tout jeune et pantelant de timidité, dans sa vieille demeure de séculaire aristocratie aux boiseries grises à liserés bleu clair. Je me rappelle que la toute vieille dame me semblait avoir une peau de papier d’Arménie, et que je me sentais bien grossier dans mes jeans et avec mes longs cheveux.

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    Or elle se montrait touchée du fait que cette espèce de balbutiant beatnik se souciât le moins du monde de son poète dont l’adoration survivait en elle, dans le tremblement de ses doigts presque transparents, tandis qu’elle me faisait voir les manuscrits originaux de l’ange disparu…

    Mais voici qu’on arrive au fond de la vallée qu’annonce la bilingue dame du train : wir treffen in Brig ein, EndStation. Nous arrivons à Brigue, station terminus. Et de fait, c’est bien un verrou que représente ce lieu, au-delà duquel il faut franchir une haute marche pour continuer vers l’Est dans le Goms, la vallée de Conches, les hauts du glacier du Rhône et, plus loin encore, les vals suspendus de l’Engadine, pays de Nietzsche et de l’ours revenu des Balkans.
    Mais c’est au nord que L’Intercity à destination de Zurich et Romanshorn m’emmène à présent à travers toute une théorie de tunnels. Une dernière lucarne me permet juste d’apercevoir, en bas, la plaine industrieuse, puis en haut un dernier glacier (les journaux parlent ce matin de leur disparition en 2050), sur quoi le train s’enfonce littéralement au cœur de la terre.


    Un bas-relief discret, à Goppenstein, rend hommage à ceux qui ont laissé leur peau dans la construction de cet indispensable ouvrage nous reliant ingénieusement à l'Europe qui se bricole. Or la proximité du Simplon et du Lötschberg, lignes ferroviaires mythiques, me fait soudain penser à deux de mes arrières-grands-pères, l’un Alémanique et l’autre Romand, qui furent conducteurs de trains au début du siècle, l’un faisant même partie de l’historique équipe à inaugurer la voie du Gothard. Il me reste d’eux des photos de fringants moustachus à rutilants uniformes, mais je ne sais rien d’autre jusque-là de leur histoire précise, et je m’en veux à l’instant. Que d’incuriosité dans notre génération de jeans et de longs cheveux !
    4ccc7acb68b90e91027f002c0eda8ad2.jpgNiesen06.JPGPassons : car nous voici sur l’aire alpestre de Kandersteg où divers jolis cars multicolores pleins de sages touristes se trouvent comiquement juchés sur divers wagons de transport, au titre du moderne ferroutage.
    Par delà Kandersteg le train glisse doucement sur l’autre versant de la montagne, vers un agreste pays de lacs, et c’est bientôt le rivage de Spiez qui s’alanguit, autre haut-lieu de ma mythologie personnelle puisque s’y dresse la pyramide parfaite du Niesen, maintes fois représentée par les peintres, Hodler le tout premier. Justement, un Hodler vient d’être adjugé en Amérique 15 millions de dollars, mais cela ne signifie rien à mes yeux, sauf qu’un Hodler risque d’échapper à notre regard pour se retrouver dans un coffre-fort. Tant pis : il nous reste le Niesen, que les Américains n’ont pas encore acheté, et je sais au musée de Berne quelques Hodler que je retrouverai cette après-midi même.
    En attendant, comme je suis descendu de train avec l’idée de laver une aquarelle du fameux Niesen, je déchante en constatant que la montagne s’est drapée dans une épaisse étole de brume. Peste de diva à caprices. Mais je passe ma rage  à ma façon, à la piscine voisine d’un bleu californien et d’une eau glaciale, où je peine la moindre à tenir le rythme de deux Gretchen à fortes épaules qui se racontent leur semaine amoureuse. On n’imagine pas la vitalité galante des Gretchen de l’Oberland bernois, non plus que la vigueur de leur brasse coulée. Cependant le prochain train de Berne m’attend déjà, et là-bas un ami cinéaste qui doit me raconter ses trois dernières années de vie et son prochain film… (A suivre)

    Ferdinand Hodler, Lac des Quatre-Cantons et Niesen. Rainer Maria Rilke à Soglio.

  • Ceux qui fêtent Noël

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    Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr les gars / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou partout ailleurs si ça se trouve / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est emprunté à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.
    Peinture: La Tour.

  • Allegria

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    (Au minigolf avec Mallarmé)
     
    La liesse est comme une liane
    qui ondule de joie
    dans le pur élan de la flamme
    montée des vagues à vive écume
    comme à ces lèvres ou tout essor
    délie et se résume…
     
    Ton corps est joyeux dans l’effort,
    en athlète des dieux
    tu soulèves et jettes ton poids,
    t’envoles et cabrioles,
    et sans jamais forcer ta voix,
    tu sais parler au fauve,
    au reptile rampant en toi
    que ta chanson d’enfant trouvère
    apaise étrangement…
     
    Nous nous retrouvons tôt matin
    au salon de musique
    à relancer ces airs de rien,
    ces mélodies en tresses
    qui de toujours et pour toujours,
    défiant les optiques,
    tourneront en nos allégresses...
     
    Image. Trisha Brown & Co.

  • Aux enfants du sommeil

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    (Pour Olivier M.)
     
    L’esprit se repose la nuit:
    il dort le cœur ouvert,
    au milieu des bois il sourit
    aux ombres endormies…
     
    Je t’attends là-bas au revers
    des lunes du secret
    où se trament les drames
    et se dénouent parfois, ou pas,
    les faits et les méfaits,
    dit-il à l’enfant qui lui dit:
    entendez-vous le ciel qui parle,
    les yeux clos en ces heures
    où personne n’a moindre garde
    de braver la camarde
    ou d’ajouter à d’autres peurs ?
     
    Et toi qui fais parler le ciel ,
    les yeux à fleur de terre,
    en solitaire ardent,
    n’attends de nous que la prière
    que nous inspirent les dormants…
     
    (En lisant Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk)
     
    Peinture au doigt: Louis Soutter

  • Au bord du ciel

     
     
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    (En mémoire de Lady L., deux ans après...)
     
    Tu l’ignorais, mais ce beau jour
    du quatorze décembre,
    il y aura deux ans de ca,
    serait ton tout dernier,
    mais je le dis surtout pour nous,
    car tu flottais,déjà,
    sur la barque de ton coma,
    le souffle ralenti,
    et la main ne tenant plus rien...
     
    Plus rien alors que cette Absence
    comme une mer aux seuls reflets;
    ce n’est pas Dieu qui l’a voulu,
    disait l’enfant en toi,
    dont l’enfant à venir dirait,
    en vous fixant aux yeux
    et le prénom de Dieu, c’est quoi?
    À leur Très-Haut tu opposais
    le Très-Bas un peu las
    qui dit-on parlait aux oiseaux,
    ou ta mère aux vieilles sagesses,
    ou ton frère ce parfait vaurien,
    ou ton poète en sa faiblesse,
    et tes enfants et autres chiens...
     
    À de tels moments, à la fin,
    tout sourit dans le temps
    dont les eaux comme en un soupir
    se retirent lentement
    et la nuit t’engloutit,
    et vous voici sur l'autre rive
    de ce ciel au bord de la terre,
    où tout n'est plus rien que lumière...
     
    (À La Maison Bleue, ce 14 décembre 2023)
    Image: Lucia K. alias Lady L.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2023)
    409674818_10233145868735688_4937778386321438577_n-2.jpgALL THAT BLUES. - Le rire sardonique de Keith Richards, en veste de peau de serpent et pianotant un blues en disant comme ça que le clavier horizontal du piano lui évoque un jeu d’échecs, m’a fait me rappeler ce soir - deux soirs avant l’anniversaire du dernier soir de Lady L., il y a deux ans de ça dans la nuit du 14 au 15 décembre – au goût qu’elle avait pour la musique country (elle a voulu du Willie Nelson pour les derniers adieux de notre Cérémonie de lumière posthume), Dolly Parton et Bonnie Raitt que nous étions allés écouter au Jazz festival, Johnny Cash évidemment et Frankie Lane, et j’aimais bien la chahuter à ce propos avant de découvrir les liens de cette musique avec le blues noir dont je raffolais, le rock blanc et l’Amérique profonde qu’elle avait fréquentée bien avant moi en teenager séjournant dans sa famille de là-bas dont les filles blondes de sa tante continuent de m’envoyer des selfies sur Instagram ou Facebook…
    C’était le temps de Kennedy et de la guerre au Vietnam, le temps des Doors à propos desquels je regardais hier soir le docu consacré à la saga rimbaldienne de Jim Morrison, à vingt ans Lucy n’était guère militante ni supposée se pointer nue à Woodstock – ce n’est que plus tard qu’elle a rejoint le Groupe Afrique et s’est retrouvée au Mozambique avec une coupe de cheveux à la Angela Davis -, j’étais à vrai dire bien plus fan qu’elle des Stones et de Muddy Waters ou de Buddy Guy auxquels Keith Richards rend hommage en se posant en King de tout ça, et le pire est qu’il a raison même si le very King reste Elvis - ou BB. King dans sa foulée…
     
    EPOUSER MON FRERE ? NON MERCI ! – Ma journée avait commencé, avant même le lever du jour, par une cogitation comique suscitée par une vidéo chinoise vue hier soir sur Youtube, évoquant les amours de deux frères de sang aboutissant à une demande en mariage et, avec l’assentiment de parents, à la régularisation d’une union maritale en bonne et due forme.
    Inutile de préciser que ce mariage entre jolis messieurs n’eût pas été toléré en Chine communiste, et que son projet susciterait maintes mises à mort de par le monde actuel, mais le clip en question, réalisé par des acteurs professionnels et scénarisé dans le pur esprit d’acclimatation de la nouvelle mouvance LGBT, m’a fait imaginer les situations les plus folles en les rapportant à nos vies tranquilles.
    Dame ! mais je n’y avais jamais pensé : et si mon frère aîné (cinq ans de plus que moi et vraiment de goûts différents sinon opposés) en avait pincé pour moi ? Si ce bel athlète blond de type nettement aryen avait manifesté la moindre attention à ce frère excessivement adonné à la lecture et d’une sensibilité presque inquiétante ?
    Dans le clip chinois, les deux garçons ne diffèrent pas moins mais cela se passe aujourd’hui et la question est posée sur une plateforme accueillant des millions d’internautes peut-être interloqués ou peut-être pas du tout ? Je ne sais : mon pauvre frère est mort, jamais notre mariage n’aurait tenu la route et d’ailleurs ni lui ni moi n’aurions vraiment été partants malgré l’esprit du temps…
     
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    NOTRE BON NATUREL. – Ni ma bonne amie ni moi n’étions de vrais intellectuels, malgré nos activités et passions respectives, ni elle ni moi n’avions la moindre ambition sociale, juste intéressés par les gens et fidèles à quelques amis, mais l’essentiel était ailleurs, du côté de sa mère survivante et de nos filles, au côté de son frère jusqu’à son crash cardiaque et au téléphone avec deux ou trois bonnes personnes, mais encore ? demandais-je ce matin à dame Viviane ma coiffeuse vaudoise, riant aux éclats comme rit Keith Richards ou mon ami Jean Ziegler quand il se lâche, riant comme nous avons ri ce dernier samedi, deux jours avant la nuit, quand elle m’a dit comme ça : «Et dire, mon bon ami, que nous pouvons encore rire de tout ça ! »
    (À la Maison bleue, ce mardi 12 décembre 2023)

  • À la vie à la mort

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde 2021)
     
    ESSAYÉ, PAS PU. – Ma bonne amie se disant tout à l’heure «au fond du trou » - et je vois bien à son air et son teint que ce n’est pas une image en l’air mais la phase de dépression de nos dimanches post-chimio -, je lui dis quelques mots tendres que je crois insuffisants, puis je me rappelle que ce matin, à l’éveil, j’ai résolu de «positiver» en restant sur la partie ensoleillée du jour, et j’aimerais lui proposer une grande balade en calèche dans les Préalpes, mais il pleut de cordes, sur quoi me vient l’idée que nous pourrions nous installer un Home Cinema qui nous permettrait de partager au niveau du couple, comme on dit aujourd’hui, et voir ensemble de ses séries policières anglaises ou de mes séries coréennes , ou de nous refaire, comme au bon temps de Locarno, des rétrospectives Douglas Sirk ou Cassavetes, Carné ou Fellini, et je le lui propose avec un début d’enthousiasme sincère, mais l’air non moins sincèrement désolé je la vois décliner l’offre avec un pauvre sourire et me dire qu’elle va s’en tenir, ce jour du Jeûne Fédéral (fête que j’ai toujours trouvé dénuée de la moindre aura) au minimum en attendant que l’énergie lui revienne, et comme je ne me porte pas très bien sur mes jambes, moi non plus, qu’il pleut à faire remonter les eaux du lac et que le chien en oublie son horaire de sortie, nous en restons là, elle sur son canapé grenat de souveraine mongole et moi dans mon antre à lire les nouvelles de la Jamaïcaine Zadie Smith dont l’une d’elles me rappelle notre séjour à La Guadeloupe et, par son sujet, me donne soudain l’envie d’en faire lecture à ma bonne amie - et là pas question qu’elle refuse vu que le récit en question ne compte que trois pages, sur le dialogue d’une jeune femme avec sa mère défunte lui revenant juste un moment le temps d’en fumer une et d’évoquer le monde perdu des tribus et des manières sauvages dont tous deux partagent la nostalgie…
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    FIN DE SAISON A LA PISCINE. – Le Marquis m’ayant dit samedi qu’il avait pris son dernier bain à la plage de Pully où il a vu Roland Jaccard cet été, à plusieurs reprises, se démantibuler au ping-pong avec un allant étonnant pour un octogénaire, puis ajoutant que ce serait fini lundi, j’ai pensé que la vie serait plus dure pour notre ami en son soft goulag du Lausanne-Palace, et voilà que, m’interrompant dans mon travail de classement des archives de Caraco où le suicide est évoqué à tout moment, Lady L. m’apprend, le tenant à l’instant du site du tabloïd Vingt Minutes, que notre ami Roland a fini ce matin par tenir sa promesse en avalant le «sirop mexicain» qu’il m’avait dit, tout récemment encore, tenir à son chevet.
    Dont acte, et je me surprends à n’être pas plus ému que surpris. Je devrais être, n’était-ce qu’ «humainement» parlant, triste et même bouleversé comme je l’ai été en apprenant la mort de Pierre-Guillaume que j’avais retrouvé grâce à Roland, mais non: je l’ai pris comme si je le savais et qu’en toute logique, piscine fermée et tintin pour le ping-pong égale : je me tue…
    Du même coup, la vie de Roland Jaccard devient, par cette espèce de paraphe, son destin, et c’est avec un sentiment nouveau de respect que je me suis attelé à un hommage dont j’espérais qu’il sourirait en le lisant…
    Il y a une semaine de ça, sachant ce que Lady L. et moi nous vivons depuis quelques mois, il m’avait envoyé un message où il me disait que ma ténacité l’impressionnait, alors que lui aurait fui, or je ne vois pas ce soir en son dernier geste de ce matin une fuite mais… je ne sais quoi, et nul ne sait quoi, et lui-même ne le savait peut-être pas en dépit de sa résolution lucide - de fait je lui laisse finalement la dernière chance, et fût-ce contre son gré, d’une sorte de mystère, dont je ne dirai rien, au demeurant, dans l’hommage que je lui rendrai (À la Maison bleue, ce lundi 20 septembre 2021).
     
    QUESTIONS DE GOÛT. – Roland Jaccard était-il sensible à la musique ? Il me semble que non, et lui-même se disait absolument incapable d’apprécier la poésie, alors même qu’il reconnaissait en William Cliff un poète de qualité, et c’est lui qui m’a fait découvrir Ishikawa Takuboku, qu’il appréciait peut-être à cause de son « côté Cioran » à la japonaise ?
    Mais la musique ? Nous n’en avons jamais parlé, et jamais il n’y fait allusion dans son journal, à ma connaissance en tout cas. Et la peinture ? Là, c’est Egon Schiele qu’il cite, donc l’Autriche, l’expressionnisme et le sexe ; et d’Egon Schiele il passe au photographe de charme David Hamilton, donc on a envie de lui trouver un goût d’esthète décavé, ou alors il ne voit de la peinture que la «littérature» plus ou moins psychotique à la Louis Soutter, et là encore le sexe et la psychopathologie décortiquée par son ami Thévoz – affaire d’intellectuels théoriciens freudo-marxisants…
    Roland m’a envoyé l’autre jour un commentaire, sur Facebook, à propos d’un texte consacré à Albert Caraco, disant : Caraco et Jaccard, même combat. Ce que j’ai trouvé présomptueux de sa part, donc j’ai viré le commentaire, ce que je ne ferais plus aujourd’hui que Roland s’est enfin montré conséquent, même si je persiste à croire que leurs œuvres sont incomparables…
    Or Caraco, devant la poésie, me semble aussi peu réceptif que Jaccard, parlant de Rimbaud comme d’un «pornographe» et prenant Claudel de très haut, ne reconnaissant en somme que Valéry, poète-philosophe.
    Caraco et la peinture ou la musique ? Il crache sur Rouault et sur Messiaen, comme il vomit toute forme de romantisme, en classique en somme guindé, d’immense érudition mais de porosité limitée.
    Bref, j’ai le sentiment que ces deux-là jugent avec leur seul intellect ou leur seule culture de référence…
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    CAPRICES. - Ce que je me disais l’autre jour à propos de la façon, chez un Roland Jaccard ou un Albert Caraco, de percevoir ou de recevoir la musique et la peinture, m’est revenu ce soir pendant et après la première partie du concert du Septembre musical consacré à l’une des dernières compositions de Richard Dubugnon, intitulée Caprice et dans laquelle je me suis immédiatement senti pris au corps et à l’âme, comme hissé hors de moi par l’injonction des cuivres et plongé dans une constellation sonore d’ou émergeaient tantôt une « voix » instrumentale seule ou l’autre, et notamment celle d’un violoncelle admirablement tenu par une blonde à lunettes et visage irradiant - mais diable si je saurai trouver les mots pour dire mon émoi physique et psychique devant, ou plus exactement « dans » autant de beauté tenue, tendue, battue et relancée, drossée comme un esquif dans le flot puissant aux vagues retombant parfois en douces moires...
    Et qu’en eussent donc dit mes voisins Caraco et Jaccard à supposer qu’ils se fussent trouvés de part et d’autre du fauteuil 11 du huitième rang que m’avait réservé Aliocha (le compositeur lui-même, tel que je le surnomme affectueusement en souvenir de notre passé commun), notre ami passé chez nous hier soir avec son pull rouge marqué CCCP de l’époque soviétique pour déguster le frichti de Lady L...
    Ce Caprice n'eût-il pas paru pire que du Messiaen à Caraco, et les tripes physico-affectives de Roland auraient-elle vibré comme lorsqu’il voyait sur l’écran Nathalie Wood en chemise de nuit ? – Jaccard ayant indéniablement une fibre de cinéphile ultrasensible…
    Musicalement, je risque la comparaison sans la moindre rigueur ni la moindre autorité, la musique de Richard, par sa complexité apparente et sa «tonne» expressive, lyrique et dramatique à la fois, ses mélodies éparses et ses alternances de véhémence et de douceur, m’évoque les «classiques » du début du XXe siècle, à commencer par Debussy et Honegger, Szymanowki ou Dutilleux, ou Messiaen décrié par Caraco et Benjamin Britten, enfin c’est mon impression flottante de non-spécialiste… Mais celle d'Albert et de Roland ? Mystère...
    Caraco eût-il toussoté ? L’ami Jaccard aurait-il apprécié la puissance et la grâce de ce Caprice comme il aimait la prose intense/acide de la mère du compositeur (Gemma Salem), après avoir lu Thomas Bernhard avec délices ?
    Questions incongrues voire loufoques, que je me suis amusé à remuer, en fin de soirée, en reprenant à pied le chemin de la maison bleue, clignant de l’œil en passant à la hauteur de la statue de bronze de Vladimir Nabokov... (Ce lundi 27 septembre)
     
    JLK EN HIDALGO. – Je reçois ce soir, du jeune senhor Mario Martin Gijon, poète et professeur de littérature à l’université de Caceres, en Estramadure, la traduction de trois des sept poèmes que je lui ai envoyés à sa demande, et les découvrant je découvre à la fois mon insoupçonnée mais très indéniable «fibre espagnole» tant leur musique, leur rythme et la « sonorité » de leurs images, dans la version de Mario Martin, me semblent se fondre à ma perception sensible et à ma conception de la plasticité.
    Je lis ainsi ceci :
     
    Como un sueño despierto
    He visto pasar el lento cortejo
    de almas de labios grises,
    estaba con ellas y sin ellas:
    llevaba maletas
    llenas de mis vidas diversas;
    miraba el desfile
    de una multitud de rostros largos
    pasando y en seguida superados
    por sus sombras sin edad...
    Inmóvil me aferraba
    a las manos ya tenues
    de los vivos,
    que reconocía
    sin llegar a poder nombrarlos
    de tanto que eran los mismos,
    de tantas máscaras como llevaban,
    de tanto cómo me rehuían la mirada...
    No nos olvides jamás,
    juventud siempre caprichosa,
    parecían cantar en una litanía
    afligida pero muy pura
    sus voces como salidas de los muros
    de mi sueño despierto -
    no olvides jamás tu dulce infancia,
    tu mortal inocencia...
     
    Et ensuite je reviens à l’original, que je n’ose dire meilleur…
     
    Comme un rêve éveillé
    J’ai vu passer le lent cortège
    des âmes aux lèvres grises,
    j'étais avec elles et sans elles:
    je portais des valises
    pleines de mes diverses vies;
    je regardais le défilé
    des foules aux longs visages
    passant et bientôt dépassés
    par leurs ombres sans âge...
    Immobile je me tenais
    aux mains déjà tenues
    des vivants qui ne l’étaient plus,
    que je reconnaissais
    sans parvenir à les nommer
    tant ils étaient les mêmes,
    tant ils étaient sous tant de masques,
    tant ils me fuyaient du regard...
    Ne nous oublie jamais,
    jeunesse à jamais fantasque,
    semblaient chanter en litanie
    affligée et très pure
    leurs voix comme sorties des murs
    de mon rêve éveillé -
    n’oublie jamais ta douce enfance,
    ta mortelle innocence...
     
    NOUVEAU JOURNAL. – Dimanche gris et frais d’automne. Parfait pour la concentration et le travail serein. Je poursuis mes carnets dans la belle série Leonardo, où je reprendrai mes aquarelles quotidiennes. Hélas Lady L. peu bien. Fatigue, nausées et fièvre, comme au début de la chimio il y a quatre mois de ça. Salope de maladie.

  • Candide à Tôkyo

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    À propos de Perfect days de Wim Wenders
    Lorsque l’Ange a replié les ailes de son Désir et posé son trench coat à la Columbo (paix à l’âme de feu Peter Falk) ou son manteau d'intello à la Bruno Ganz, c’est pour se retrouver en tenue propre-en-ordre de technicien de surface des lieux d'aisance de la ville-monde de Tôkyo d’où surgit l’arbre céleste de sa plus haute tour (le skytree de 601 mètres), lui-même (son nom est Hirayama) créchant dans une humble masure où il serre ses livres (Les palmiers sauvages de Faulkner et un recueil de nouvelles de Patricia Highsmith, notamment) et sa collection de cassettes de rockers américains (The Animals et Van Morrison, Patti Smith ou Lou Reed), alors qu’il n’a en rien la dégaine du «mec à la coule» mais fait son job de grand taiseux avec la plus stricte application entre un passage aux bains et une halte méditative sous les grands arbres dont il photographie les frondaisons et les frémissements délicats de la canopée.
    Cela commence tout en douceur et plutôt lentement, au point qu’on se demande si cela ne va pas languir d’ennui sur la durée, et pourtant non : le rituel répétitif du nettoyeur de cabinets s’inscrit d’emblée dans l’esthétique épurée d’une activité humaine dégagée des préjugés - les chiottes japonaises ont à vrai dire le chic architectural de véritables petits temples de l'Hygiène -, et tout de suite la vision s’élargit au ciel, aux arbres très grands ou tout petits (le protagoniste en cultive genre bonsaïs dans son logis de célibataire) à tel petit garçon qui a échappé à sa maman et chiale dans une cabine entre autres humains sympathiques, aux rues qui filent de tous côtés entre les murailles des buildings, bref aux choses écrasantes ou touchantes de la vie de la cité géante, parfois cocasses (son jeune collègue amène sa touche comique de lascar déjanté) et parfois émouvantes, notamment avec l’arrivée de la nièce du protagoniste qui rêve de vivre aussi libre que lui et dont sa mère, bourgeoise à grosse voiture, interrompt la fugue sur fond de querelle familiale juste évoquée mais qu'on pressent décisive pour Hirayama…
    Une des plus belles scènes du film, à cet égard, en forme de leçon de sagesse mais avec la légèreté qui sied à deux cyclistes zigzaguant en chantonnant, arrime le récit à son fonds méditatif d’où émane la beauté et ce qu’on peut dire la bonté illustrée par ce film, dont tous les personnages (même la sœur guindée) sont liés par ce qu’on pourrait appeler la ressemblance humaine.
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    L’on a parlé, déjà, de la parenté du dernier film de Wim Wenders avec ceux d’un Ozu, et le climat poétique, la quête contemplative du protagoniste, la douceur générale du ton et l’hymne sous-jacent à la nature m’ont rappelé, aussi, dans un contexte évidemment tout différent, le Voyage de Bashô de Richard Dindo.
    La grande originalité, cependant, de Perfect days, tient à son mélange, qui pourrait sembler flatter la mode, d’éléments culturels nippons et de blues-rocks américains, et pourtant non : tout semble cohérent et naturel dans ce poème si vivant et foisonnant de trouvailles surprenantes (le jeune garçon amoureux des oreilles de son compère, ou le message secret rédigé dans les toilettes par des mains inconnues), et d’ailleurs l’acteur (Koji Yakusho, déjà gratifié à Cannes d’un prix d’interprétation masculine) a quelque chose d’américain dans son beau visage quasi hollywoodien mais sans rien de léché – c’est plutôt le Prix du Naturel qu’il eût mérité…
    Bref, et c’est le plus important : l’on rompt ici avec la platitude bruyante et avec la vacuité violente de tant de productions actuelles, pour renouer avec le cinéma d’un poète…

  • Prends garde à la douceur

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    Ce que m'en écrit Jacques Perrin, pur bonheur du matin...
    Prends garde à la douceur est un merveilleux livre de sapience ouvert à tous les vents, tous les signes et les sources sûres, quelque chose de très joyeux, de spinoziste : un dédale où sous l'arche des mots qui la disent, la magnifient, pulse la vie, sa beauté, sa lenteur et son urgence – des pensées dans lesquelles on entre où l'on veut, dans l'attention rare à ce qui nous est offert, la rose du présent.
    A chaque pensée son jaillissement, sa clairière, son souffle. Une phrase par thème : parfois, c'est une liane fluide et étirée ; parfois, une concision, un monde lové à l'intérieur de lui-même, à la manière d'un apophtegme.
    La douceur nous met en prise avec l'ouvert. Elle est, comme l'écrit Anne Dufourmantelle "ce qui nous permet d'aller au-devant de cet étranger qui s'adresse à nous, en nous."
    Dès les premiers rais de lumière au vesper peuplé de rêves, Prends garde à la douceur est une invitation à faire hospitalité au monde, à l'autre, aux rêves comme aux souvenirs. A cet instant qui ne reviendra pas, ce primultime qui, telle l'ombre portée évoquée par Quignard, "consacre ce qui va être perdu."

  • De si tendres regrets

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    Nous aimons voir le ciel, le soir,

    aux élans dramatiques,

    quand les amants sur les écrans

    cinématographiques,

    se la jouent James et Nathalie:

    elle tout Ophélie

    et lui Roméo de ruisseau…

     

    Nous aimons rêver à voix haute

    au lever des rideaux,

    quand nos héros des dieux les hôtes

    nous accueillent là-bas,

    dans l’au-delà de nos bureaux

    au vivant Opéra…

     

    Nous avons aimé l’embellie.

    ici et là, parfois,

    que nous avons imaginée,

    et que nous revivons

    les yeux sur les écrans

    de la mélancolie...

     

    (Contrerimes advenues après la énième vision de La Fureur de vivre de Nicholas Ray, découvert en 1961 au cinéma lausannois Le Colisée, interdit aux moins de 16 ans alors que j''en avais 14 l'année de la mort de Louis-Ferdinand Céline et d'Ernest Hemingway)

  • Chacune pour l'autre

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    (À deux filles, deux soeurs, deux amies)
     
    Chacune est la moitié de l’autre :
    l'une est prune de dos,
    l’autre plutôt pruneau,
    pour le cerveau c’est tantôt l’une
    qui fait des étincelles
    quand l’autre finit la vaisselle,
    mais ça dépend des jours
    et des couleurs et des détours
    des saisons et des lunes…
     
    Le ciel est comme un grand miroir
    où toutes deux la nuit
    se parlent dans le noir,
    ou dans le jour qui resplendit;
    les voici qui se taisent:
    cela aussi dépend du vent
    ou du sang selon les périodes -
    elles auront parfois des humeurs
    a prédit la Gitane
    à l’échange des anneaux d’or,
    elle seront ce qu’elles sont :
    deux chipies que les dieux adorent…
     
    Tu es mon ombre, dit la Belle
    à la Bête endormie.
    et pourtant quand tout sombre,
    c’est toi qui me retiens en vie,
    dit la blonde à la brune,
    et c’est comme une écume
    qui divague aux lèvres unies…
     
    Au jeu des rôles elles se dérobent,
    et cela fait scandale:
    l’une ni l’autre n’est que fille,
    ou garçon mascarade;
    elles ne sont que ce qu’elles sont,
    plus encore que la vie
    que la mort aurait su ravir :
    deux amies à bon port…
     
    Chacune est grâce et fantaisie :
    c’est le couple idéal,
    la rondeur du jour et la quille,
    l’envol du cheval pie…
     
    Ou bien elles partagent des peurs
    de misères ou de guerres –
    ce serait un autre roman,
    de chacune écrit à l'envers…

  • Faits d'hiver

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    (Le Temps accordé, lecture du monde 2023)
     
    EXORCISME. - Le désespoir au cul décharné et aux paupières traînant jusque par terre comme celles du démon russe te reluque à l'éveil avec son air de flatteur suave, il sait que tu l’emmerdes mais il s’accroche, il compte sur ta faiblesse du bout de la nuit et des relents de mauvais rêves – il ne peut imaginer la douceur angélique d’un songe récurrent qui te visite entre deux cauchemars -, il te tourne autour comme un serpent torve ou une flottante âme morte à la Gogol – et tu te rappelles aussi le démon mesquin de Sologoub -, puis il sursaute en flairant une odeur ennemie au moment où ce poème te vient, il sait qu’il ne peut rien contre cette énergie soudaine, et les contrerimes t’arrivent à la vitesse de la lumière, tu ne sais pas d’où ni comment mais c’est comme ça et le Désespoir, alors, désespère une fois de plus de ne pouvoir te séduire, alors que le poème advient :
     
    Comme Lao Tseu
     
    Ne te retourne pas, l’enfant:
    ton âge est du présent,
    tes vieux pieds te portent encore
    sous la neige du port...
    Tu ne sais si l’hiver qui vient
    te suivra jusqu’au bout:
    la neige est comme un voile blanc
    qui t’éloigne de tout…
    Ne te détourne pas :
    ceux qui t’attendent sont des ombres,
    ne les écoute pas,
    mais pur de tout remords,
    serein, léger, reconnaissant
    par delà le sommeil,
    souris au vieil enfant qui veille…
     
    TONIO. – Son dernier livre, Moi cet autre, ne m’avait pas tout à fait convaincu, après les quinze autres que j’ai tous aimés et souvent défendus, mais il faudra que j’y revienne tantôt en attendant ses prochains écrits persos maintenant qu’il s’est un peu éloigné de Ludwig Hohl qui l’a occupé à outrance (diverses traductions et la dernière de la bio du même troglodyte) et a tenu lieu de second conjoint fantôme à la pauvre Jackie, or les petits textes qu’il m’envoie pour Le Passe-Muraille, et, plus encore, ses listes récentes de « Je me souviens » à la Perec, dont nous parlions justement l’autre jour au Major de Bourg-en-Lavaux, laissent augurer d’un nouvelle razzia de mémoire plus ouverte et moins « littéraire », riche de ces détails qui font la saveur et la musique d’une langue tirée de l’enfance – il faut qu’un écrivain tire la langue comme en enfance – et voilà de l’échantillon copié/collé de ce dimanche matin avant que nous montions ce midi tous les trois au restau de la Demi-Lune de Chardonne dont le frangin de Nicolas Verdan (encore un écrivain, misère !) a fait un lieu fréquentable : «Je me souviens de la banane que maman glissait gentiment dans une petite valise en plastique rouge, banane que je mangerais au milieu des filles de diplomates fréquentant la même école que moi à Mexico...
    Je me souviens du Danois qui prenait quotidiennement sa douche à poil sur le pont supérieur de l’Andrea Gritti, navire mi-cargo mi passagers qui nous ramenait en Europe...
    Je me souviens des sauterelles que j’attrapais pour mon grand-père qui en avait besoin pour pêcher la truite dans un canal du Rheintal...
    Je me souviens d’une histoire qui m’a longtemps fait rêver: «Ali Baba et les quarante voleurs»...
    Je me souviens du bruit des petits cailloux que mon père, venant me réveiller pour aller à la pêche à 4 heures du matin, lançait contre la fenêtre de la chambre où je dormais dans un village des Grisons...
    Je me souviens du cercueil contenant le corps de mon grand-père et posé au bout d’un temple protestant à l’atmosphère triste
    Je me souviens du fils de violoniste qui m’aida à faire mes devoirs de français, d’allemand et de latin...
    Je me souviens du long parcours en Solex à travers une campagne florissante pour aller rejoindre la maison où vivait le fils de violoniste...
    Il m’arrivait, lors de ce trajet en Solex, de lâcher le guidon, ce qui était source d’une immense fierté pour moi...
    Je me souviens de l’odeur des mandarines que ma grand-mère déposait chaque année en abondance autour du sapin de Noël
    Je me souviens des roues à rayons du taxi qui venait me chercher pour me conduire à l’école lorsque nous habitions à Mexico...
    Je me souviens de la petite moustache de Paul Chaudet qui rappelait celle d’un homme sanguinaire...
    Je me souviens du pêcheur qui fournissait à mes parents le poisson du vendredi qu’il allait attraper au milieu du lac et qui ne savait pas nager...
    Je me souviens d’une revue intitulée «L’avant-scène Cinéma» que papa recevait chaque mois et dans laquelle j’ai découpé une photo de Gérard Philippe...
    Je me souviens que ma mère préférait les homos aux hétéros...
    Je me souviens des gros mots que j’osais prononcer devant elle, ce que je n’aurais jamais osé faire devant mio padre...
    Je me souviens que ce dernier détestait la présence des bourgeois bien assis, qu’il préférait de loin celle des installateurs sanitaires, des pêcheurs et des agriculteurs », etc. (Ce dimanche 3 décembre)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    BLOODY CHRISTMAS. - Les communaux récuraient ce matin la Grand Rue à renfort de jets d’eau et de machines bruyantes, avant même que le jour ne se lève, donc avant ma première veille de l’aube et avant le temps à venir qu’on appelle l’Avent et que falsfie désormais l’anticipation intempestive de l’odieuse fête commerciale qu’est devenue la Noël marquant , après le sinistre Halloween, l’apothéose du vieillard imbécile que nous allons voir se déplacer tous les soirs sur un fil surplombant les quais de Montreux, vociférant ses inepties avec son faux air bonhomme, sa fausse barbe et son bonnet répliqué jusqu’à en gerber sur les boîtes de chocolat et les sites pornos.
    Georges Haldas me disait un jour qu’il n’aimait guère Noël, à la date originairement trafiquée (resucée du culte de Mithra), figurant la naissance biologique du Christ, lui préférant de loin la seconde naissance spirituelle de Pâques, et je trouvais cette vue quelque peu discutable au ressouvenir des Noëls familiers et familiaux de notre enfance non encore submergée par la pacotille des cadeaux et des représentations de plus en plus kitsch - à l’américaine et à la ploutocrate -, de cette fête et de ses marchés que l’iconoclaste de Nazareth traiterait comme il a traité les marchands du temple, à grands coups de lattes ou de battes, etc. Or aujourd’hui, mon cher Haldas, Pâques a succombé à son tour à la crétinerie consumériste et à son imagerie débile invoquant les « émerveillements de l’enfance » les plus frelatés…
    Sur quoi je pourrais fort bien, demain, sans me contredire aucunement, sortir de sa malle sympa ma tenue et ma barbe postiche sympas de vieux salopard supersympa tout prêt à ravir mes petites-enfants après avoir sévi une premières fois avec nos deux infantes en bas âge. (Ce vendredi 24 novembre)
     
    POÉSIE. - Retour à la Dichtung. Je ne dis pas : à la poésie, trop étroite dans sa conception à la française, alors que Dichtung voit plus large et plus haut, plus loin et plus simple surtout, plus simple et plus direct, plus direct et plus vrai.
    La Poésie, avec majuscule, ou la poësie, avec trémas, me fait sourire quand elle ne me fait pas rire, car je vois ces têtes de Poètes & Poétesses, ces majuscule et ces trémas. C’est toute un société, ou plutôt c’était. Cela déclamait dans les salons, cela pérorait et pavoisait, cela pontifiait et cela raffinait au point de faire fuir illico le jeune Arthur, et Rimbaud se tirait ; et moi je reviens ce matin à Une Saison en enfer et à tel autre affreux en la personne de D.H. Lawrence dont le non moins affreux Dimitri a publié l’édition intégrale de ses Poèmes en 2007, donc peu avant sa mort.
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    J’aborde les 917 pages des Poèmes de DHL comme une sorte de repoussoir. La Dichtung qu’il y a là-dedans m’est à la fois proche et étrangère, mais la Voix que j’entends y est bel et bien, si rare aujourd’hui. C’est cela que je cherche en « poésie », c’est la Voix. Voix de Rimbaud. Voix de Proust. Voix de Charles-Albert. Voix de Witkacy. Voix de TB. Voix de PQ. Ma voix. Ma voie.
    DHL est né au Pays Noir. Son père perçu comme l’Ennemi, sa mère comme l’Amie amante. Son adolescence livrée aux Troubles. On n’en sortira pas. Sauf par la poésie...
     
    LES AMIS. - Bons moments hier avec les M. au Major. Leur immédiate inquiétude devant l’absence de mon frère le chien. Mes explications: la pénible nuit dernière durant laquelle il s’est lâché un peu partout en lancinant parfois des plaintes à réveiller les voisins, mes récurage de trois heures du matin, ma résolution de mieux contrôler son transit intestinal et le poème qui m’est venu à la faveur de l’insomnie forcée, etc.
    Trois heures à parler d’un peu tout : du désastre mondial, de la « ficelle » au collège de Saint-Maurice, de l’aversion des uns (Tonio) et de la faveur des autres (Jackie et moi) pour les longs téléphones, de Dürrenmatt pétomane et du projet de Tonio de parler de son enfance dans un prochain livre, entre tant d'autres choses et en dégustant de bons plats arrosés de Coup de Sang.
     
    PAS GRAVE ! – Un peu perdu ce matin, mais ma bonne amie dirait : « Pas grave ! », et de fait, ces jours, auprès de mon frère le chien en évidente fin de vie, et me trouvant moi aussi au bout du rouleau ou peu s’en faut, j’ai besoin de dédramatiser ce qui advient qui n’est rien par rapport à ce qui écrase, oppresse et anéantit tant de mes chers semblables; rien que pour Gaza je notais hier dans le journal : plus de 15.000 morts en moins de cinquante jours, dont 5000 enfants et plus de 10.000 mille disparus mais ce ne sont, il est vrai, que de négligeables «animaux humains », comme l’a proclamé je ne sais quel sinistre ministre israélien, etc.
     
    Ce matin avant l'aube, d'une seule coulée les yeux fermés, ce poème m’est venu, je dirais plutôt : m’est advenu :
     
    Acclamation
    Supposé par delà l’éloge,
    Il est le tout-qui-sait,
    l’œil ouvert avant toute tombe,
    le pur savoir du souffle
    qui s’entend chanter quand il parle
    et rêve tout agir
    et rayonne de son sabir
    sur les eaux à poissons
    et jusques au nadir
    dit la vie qui va toute bonne…
    La Genèse du vrai début,
    juste après Babylone
    et son obscur combat,
    vous ouvre grand son beau jardin :
    salve à l’Entête !
    Mais timides et tout interdits
    vous n’oserez rien dire :
    seul un ciel juste
    pourrait s’exclamer : juste Ciel !
    Et sur la terre à foison
    tout salut se salue…
    (Ce lundi 27 novembre.)
     
    MON CAMARADE LE DOG. – Je craignais un peu, ces derniers jours, que mon frère le chien ne s’affaiblisse et dépérisse faute de s’alimenter (il n’a presque rien mangé hier, avant de me refaire le coup de la petite diarrhée en chambre, tard le soir…), mais j’ai trouvé la bonne ruse ce matin en le nourrissant à la main de boulettes de viande hâchée, après quoi, l’appétit lui revenant, il a gloutonné toute sa gamelle, charbon compris.
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    « FAIRE FICELLE À SAINT-MAURICE». – Les médias locaux ont exulté ces derniers jours de sainte indignation, pour le moins douteuse à mes yeux, à propos de « terribles révélations » faites sur le comportement de certains chanoines « abuseurs » et des souffrances irréparables endurées par les « victimes », à l’abbaye de Saint-Maurice estimée jusque-là au-dessus de tout soupçon par toutes et tous, et ce n’était pas assez qu’un représentant de la notable institution vînt battre sa coulpe en tâchant de relativiser, à juste titre, la gravité des « crimes » en question (attouchements traumatisants signalant quelle funeste « emprise », ou relations charnelles avérées dans de rares cas), il en fallait plus aux procureurs de la nouvelle justice médiatique : il fallait un procès vite ficelé à propos de ce que beaucoup connaissaient déjà depuis longtemps sous l’appellation de «ficelle ».
    « Faire ficelle » dans les collèges catholiques, comme on le voit déjà dans Les Deux étendards de Lucien Rebatet, en région lyonnaise et au dlébut du XXe siècle, désigne les « amitiés particulières » évoquées par un Roger Peyrefitte et qui fleurissent dans les établissements de garçons entre jolis bruns et mignons blonds, minoritaires évidemment sinon moqués.
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    Plus près de nous, et s’agissant précisément du collège de Saint-Maurice, dans les années 60 du « siècle passé », je me rappelle les multiples allusions de mon ami l’écrivain valaisan Germain Clavien, dans sa Lettre à l’imaginaire tenant du journal « extime », relatives aux penchants connus de tel ou tel chanoine accueillant volontiers les têtes brunes ou blondes dans son bureau, et divers autres témoignages d’anciens collégiens passés par Saint-Maurice m’ont confirmé ce fait indignant vertueusement aujourd’hui nos rédactions : qu’il y avait de la «ficelle » en ce lieu dont on aimerait faire un sanctuaire et qu’il faudrait aujourd’hui exorciser.
    Or, constatant le déchaînement opportuniste de la nouvelle cléricature (la même piétaille plumitive qui hurle au crime contre l’humanité au moindre soupçon d’homophobie), je me rappelle qu’un Charles-Albert Cingria et qu’un Georges Borgeaud, merveilleux écrivains, avant un Maurice Chappaz et un Germain Clavien, ont passé par là et ont dit, chacun à sa façon, leur reconnaissance à leurs bons maîtres de Saint-Maurice, chanoines ou pas, comme des centaines et des milliers de collégiens passés par là, avec ou sans « ficelage ».
    Mon ami Germain, en confidence hilare, me résuma un soir en son mayen des hauts de Savièse, tout en sirotant la plus fine Arvine, sa propre parade préparée de beau jeune homme confronté aux éventuelles avances de tel de ses camarades ou de tel prof par trop imprudemmen entreprenant : au copain je pince le nez ou, dans le pire des cas, mon pied dans les roustes du pion platonisant, et la messe est dite !
    Quant à moi: rien de tout ça, en dépit d'un fol amour secret à dix ans, à l'insu du blondin sosie des fripons de la collection Signe de Piste dont j'étais friand, pas de ficelle au collège mixte, point non plus de ficelage sous les tentes de nos camps d'été à cinquante chenapans à moitié nus, mais plus que chastes: occupés ailleurs à ramper, grimper, lire dans les arbres, nous aimer d'amitié avant la confusion des sentiments et du sexe, etc. (Ce mardi 28 novembre)

  • De ces matins

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    PAGES DE L'AUBE. – La Grand Rue déserte était ce matin belle noire de pluie nocturne récente, sur l’asphalte de laquelle j’imaginais tracer les fines lettres italiques de mes carnets de l’aube à l’insu de personne - il n’y a personne le dimanche matin sur la Grand Rue bordée de vitrines de luxe (le joaillier Christ jouxtant les boutiques de fringues et de pompes de femmes de cadres moyens à supérieurs), sur quoi, mon frère le chien ayant lâché sa bonde dans le buisson de cactées, je suis remonté dans notre cage à livres où j’ai repris la lecture alternée des cochoncetés lyriques et lubriques de Verlaine dans le volume de ses Œuvres libres préfacé par le toujours excellent Etiemble (édition de 1961, l’année de la mort de Céline et d’Hemingway, pilotée par Pascal Pia), la bio de Rimbaud et Les Heures heuresuses de Pascal Quignard qui me ramène à tous nos bonnes heures partagées à lire depuis Cavafis et Spinoza, Plutarque et Bob Morane, le Zibaldone de Leopardi (à la forme duquel ses séries font penser), et voilà qu’à neuf heures mon ami l’abbé V. me relance au téléphone pour un tour d’horizon qui nous conduit de l’arrière-pays vaudois à Gaza, puis en Ukraine et partout où la Force écrase l’humain au nom d’une idée de Dieu qu’il faudrait interdire dans les églises et les écoles, les familles et tous les vecteurs de propagande de la religiosité soumise aux pouvoirs établis – l’abbé n’a pas été pour rien l’ami et le disciple d’un Maurice Zundel suspect au yeux de la hiérarchie catholique dont le souci misérable est actuellement de se disculper, auprès des médias, de ses errances pédophiles…
     
    Cependant je suis impressionné, à tout coup, par l’attention que porte notre abbé nonagénaire, proche ami et confident de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, de Georges Haldas et de Jean Vuilleumier, de Jacques Mercanton ou de Crisinel, au monde actuel auquel il prétend ne plus rien comprendre et dont il parle avec plus de bon sens naturel que quiconque, invoquant la sagesse de nos aïeules et l'esprit de ses pères paysans. Haldas me l’avait dit : regardez les mains de l’abbé, sous-entendu : ses paluches de terreux !
     
    Non moins rigolo, l’abbé me raconte que, dans une ferme des hauts de Lausanne où il a passé son enfance de fils de fermier, un jeune garçon de 10 ans ans lui a expliqué, récemment, comment il gérait la traite et les déplacements de quelque 150 ruminants de l’exploitation familiale, tous munis de dispositifs numériques sophistiqués reliés au central du gamin. L’AB nest pas un geek du tout. Il parle des « machines magiques », dont je fais usage, avec certaine ironie, mais il n’exclut rien : il inclut.
     
    Une heure après notre téléphone-fleuve avec l’abbé V., je me retrouve chez nos vieux amis B. dans le village vigneron de Chardonne (dont un grand styliste français a fait son pseudonyme, aujourd'hui sujet à controverse de pleutres), où la conversation de tout à l’heure se poursuit dans une tonalité différente, les générations succesives n’abordant pas les mêmes thèmes de la même façon. Avec L’AB, les horreurs nationalistes ou théologiques aboutissant aux tueries d’Israël et de Gaza, étaient liées à leur source biblique ou coranique, tandis qu’avec nos amis le Réel affreux s’impose dans sa brutalité, et tous nous restons démunis devant l'innommable aux barbes interchangeables...
    Ce soir je regarde, sur Netflix, un film évoquant les menées d’un pétrolier du tournant du XXe siècle, intitulé There will be blood et qui fait penser à la fois au Géant d’Elia Kazan et au Malin de John Huston, avec une souffle réel mais des failles, dans la psychologie des personnages et un dénouement mélodramatique auquel on a autant de peine à croire qu’à s’attacher aux deux protagonistes, le pionnier victime de son hybris et le jeune prêtre fanatique, finalement caricaturés. (Ce dimanche 19 novembre)
     
    AU FOND DES MOTS. – Mon amie Marie-Laure me disait, à propos de mes récits et autres proses poétiques du Sablier des étoiles, que j’allais au fond des mots, et c’est ce que je me dis à chaque page des Heures heureuses de Pascal Quignard, qui non seulement va au fond des mots mais, à partir de leur noyau, souvent étymologique, en fait rayonner le sens et les virtualités multiples par ses évocations et mise en rapport, lesquelles me rappellent celles d’un Cingria.
    Je ne vois guère d’auteur contemporain de langue française, sauf un Pierre Michon ou un Christian Bobin parfois, qui concentre autant de poésie latente dans les développments patents d’une pensée à la fois hyper-érudite et nourrie par la vie quotidienne et ses rencontres – notamment d'Emmanuèle Bernheim dont il fait irradier la figure.
     
    Mais parler de ce livre sans en citer les phrases (un écrivain est quelqu’un qui aime les phrases, disait Annie Dillard) est insuffisant, donc je cite : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapportd directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux quil l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis ».
     
    C'est exactement ce que nous avons vécu huit mois durant après la mort annoncée de Lady L. : « Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait respendir, Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre ».
     
    Et puis après la mort ceci de si beau et si précis, si juste et si dépassé par la vie, à propos d’Emmanuèle précisément : «Debout, cambrée, arquée, dans la longue cuisine de l’ancien presbytère, totalement silencieuse, extraordinairement concentrée, chaque matin, avec un sérieux de pape – le pape Innocent VI dans sa capella de Villeneuve – avec la gravité d'un chat qui va à sa gamelle - Boubi le chartreux devenu blondinet avec l’âge -, elle consulte le fascicule horaire des marées qui vont affecter les anses autour de l’Ile aux Moines. Je regarde la brume qui s’échevelle, elle quitte les branches du figuier du jardin. Les paons courent. Les lapins s’enterrent tandis que s’organisent en elle, au fond du corps vigoureux de mon amie, en silence, spontanément, les heures et les lieux. Les marches forcées dans la durée du jour jusqu'aux criques, jusqu’aux rampes de bateaux, jusqu’aux plages. Tout se lisait sur son visage grave – comme dans les nuages d’un ciel de l’Eure toute la jourmée se découvre et se déçoit ».
     
    Et comme ça à jet continu, avec une chamane ouïgoure ou La Rochefaucauld (cité par Lacan : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n'avaient jamais entendu parler de l’amour », ce qui renvoie à Girard), ou Jacques Esprit ou Thomas Ferenczi (entre autres pages super-supérieures), etc.
     
    Bref, j’ai dit à l’AB qie j’allais lui acheter ce livre écrit pour lui autant que pour moi, il a protesté (« Je ne sais plus où me mettre » - « Eh bien mettez-vous sur écoute ! »), et là je me dis qu’il faudra que j’envoie mon propre opuscule à Alain Cavalier qui lui aussi avait fait ami-amie avec Emmanuèle Bernheim – comme tout se tient, hein ? (À la Maison bleue, ce mardi 21 novembre)
     
     

  • Le Temps selon Pascal Quignard est comme un grand jardin de mots

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    Unknown-9.jpegLier le proche et l’universel, le détail et tout le toutim, au gré de nos pauvres ou riches heures, est le propre du génie poétique. Celui-ci surabonde au fil des pages des Heures heureuses, constituant le douzième volume du Dernier royaume, grand voyage autour de la chambre d’échos du monde où musiques et pensées, présent immédiat et passés mêlés vont de pair face à la merveille du vivant et au silence intemporel de la mer – poids du monde et chant du monde…
    Lorsqu’on lui demandait l’heure, la voyageuse étonnante (non moins qu’étonnée, cela va sans dire) qu’était Ella Maillart répondait : « il est maintenant », mais que voulait elle dire ? Je n’en sais trop rien, n’ayant jamais rencontré la fumeuse de pipe en question ni d’ailleurs beaucoup lu de ses récits de voyage « cultes » qui me semblaient manquer de charme et de chair et auxquels je préférais celui de Lina Bogli intitulé En avant ! dans sa traduction française d’Anne Cuneo, mais cette réponse péremptoire et d’une apparente sagesse stoïcienne, ou peut-être zen, m’est restée sans que je sois sûr de sa signification ni de la sincérité de sa locutrice. Parce que maintenant c’est quoi et c’est quand ? Célébrer l’ici et le maintenant vaut-il mieux que sonder le naguère et le jadis ? Et qui, n’en déplaise à notre regretté compère Roland Jaccard, voudrait se cantonner dans le « monde d’avant » au motif que le présent devient inhabitable et non seulement à Bakhmout ou à Gaza ?
    Sur quoi, relevant d’un deuil, en rémission d’une maladie mortelle ou au bord de l’abîme du temps, vous lisez : « Il est l’heur ».
    Dans la profusion des nouveaux livres, l’autre jour, entre prix littéraires de l’automne et autres romans à succès « incontournable » voués à un oubli prochain, ce discret ouvrage blanc à titre bleu vous a fait signe et l’ouvrant vous êtes tombé sur ces lignes relevant de l’ici et du partout, du jadis et du maintenant de tout le temps : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapporte directement à l’élan de la vie. Il est l’heur. « Qui est aussi mal-heureux qu’il croit ? Qui est aussi heureux qu’il l’avait espéré ? » L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe délimite soudain l’ombre du paradis. »
    Aux infos le même soir il était question de l’enfer de Gaza. Après celui de l’atroce razzia du 7 octobre (une date qu’on a dit « historique » le jour même), la vengeance invoquant les temps bibliques et la mort infligée de «droit divin», Yaweh jetant l’anathème sur la tribu et l’exclusion engendant l’exclusion, puis revenant à votre tout petit « moi » vous vous êtes rappelé La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, ou le film Vivre de Kurosawa : la story de celui (ou de celle) qui apprend qu’il (elle) est condamné (e) par « la faculté » et qui se demande comment vivre le reste de son temps accordé ?
    Alors Pascal Quignard d’enchaîner les mots qui délivrent, les mots qui exorcisent les maux : « L’annonce d’une maladie mortelle qui nous frappe», et c’est évidemment pour nous toutes et tous, même loin de la guerre, « délimite soudain l’ombre du paradis ». Cette étrange ombre portée autour de nous consacre ce qui va être perdu mais en le consacrant elle le fait resplendir. Ce relief merveilleux et subit importe plus que le seul décompte des jours qui restent à vivre. Il est curieux qu’on puisse dire de ce décompte qu’il s’agit d’une sorte d’Eden. La ligne que porte cette ombre inscrit la frontière d’un monde perdu dans le réel, déposant cette ombre sur l’étendue de plus en plus diminuée des jours, la mort apporte aussi un lieu ou du moins met en place un rivage ; un espace qu’on ne peut plus franchir ; une espèce de lumière pâle, faible, s’élève sur cette étendue sublime où vient se concentrer le plus beau, du moins le préféré de ce qui fut vécu. Quelques morceaux de paysages, dans cette menace qui soudain gagne tout, supplient particulièrement le ciel ».
    Entre minutes heureuses et Riches Heures
    Quant au « maintenant » d’Ella Maillart, il est daté ce matin, et c’est un paysage à ma fenêtre donnant sur les hauts du Grammont et leur première neige. Nous sommes le 23 novembre 2023, jour dédié à Sainte Catherine, dite « la pisseuse » parce qu’il pleut souvent à la fin novembre, et l’Almanach cite quelques dictons en ribambelle : « Pour la sainte Catherine tout arbre prend racine, le feu est à la cuisine, l’hiver s’achemine, l’hiver s’aberline, il faut faire la farine, le cochon couine, les sardines tournent l’échine », etc.
    Sainte Catherine est la patronne des jeunes filles, mais aussi des étudiants et des philosophes, donc il y en a pour tout le monde, autant que dans le jardin de mots de Pascal Quignard dont une série (le romancier-essayiste est un story tailor et plus encore un serial poète) intitulée Dernier royaume, amorcée en 2001 avec Les Ombres errantes, représente à mes yeux l’un des plus fabuleuses lectures du monde que nous offre un auteur contemporain de langue française.
    L’on pense immédiatement aux « minutes heureuses » de Baudelaire, dont notre cher Georges Haldas a relancé la formule dans ses épiphanies familières, en pénétrant dans cette nouvelle donne de l’immense dédale cartographié par l’Auteur, sur une scène comique mettant en scène les courtisans de Napoléon III qui dansent le soir comme de petits automates autour d’un piano actionné à la manivelle par le chambellan de l’empereur, dont l’ennui s’exprime par la question fameuse (« Quelle heure est-il ? ») en attendant onze heures pile ou le couple impérial ira, l’heure c’est l’heure, se pieuter.
    Romancier à jet continu, autant qu’il est philologue érudit ès humanités classiques et maître de son archet au violoncelle, mémorialiste de tous les siècles (l’Antiquité mutiple, le Moyen Âge, Montaigne, Bahmout et Gaza annoncés par la saint Barthélémy et la Shoah, sans oublier le Japon ou la Chine et les oiseaux d’Emily Dickinson) et confident tout personnel de ses lecteurs invités dans le jardin de mots et de maux de son enfance, Pascal Quignard peuple son « royaume » d’innombrables « pipoles » historiquement crédités (badge vérifiable sur wikipedia) dont il extrait autant de biographèmes significatifs.
    Et c’est la passion vertigineuse de La Rochefoucauld, les transes du psychanalyste hongrois Thomas Ferenczi aboutissant à la publication de Thalassa, « le plus beau des livres que la psychanalyse a suscités », amorcé en 1914 et composé « à l’intérieur de la guerre » , dont le titre hongrois plus explicite de « Catastrophes au cours de l’évolution de la vie sexuelle » nous relie à « ce qui existe en nous obscurément depuis la nuit des temps », laquelle renvoie plus en douceur au sommeil de Cendrillon qui ne comprend plus rien quand elle se réveille, cent ans plus tard, dans son corps de vingt ans…
    Donc Cendrillon « la fille des cendres », Jacques Esprit et Giordano Bruno dont le corps est devenu flamme au Campo de’ Fiori pour avoir dit que l’histoire humaine n’occupait plus le centre du temps, et plus que toutes et tous cette amie, cette Emmanuelle de malheur qui a fait son bonheur secret sans partage sexuel mais en fusion et en effusion tenant là aussi de la merveille – bref le roman de la vie avec son putain de cancer de merde, tranfigurée par la poésie.
    Si l’enluminure domine la phrase et les images, les liaisons sémantiques ou plastiques inouïes de la prose éminemment poétique de Pascal Quignard – et le rapprochement avec les Riches Heures du Duc de Berry se fait d’ailleurs explicitement dans un chapitre -, la part de l’ombre n’en est pas moins constante, une fois encore, sous les moires de l’étincelante surface océanique.
    Le grand Ramuz écrivait un jour « Laissez venir l’immensité des choses ». Et le non moins épatant Charles-Albert Cingria de nuancer : «Ça a beau être immense : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue ». Et Pascal Quignard à propos des extases et de la mort de sainte Thérèse d’Avila : « Il faut laisser des années vides dans la chronique du temps. Il faut laisser des espaces vierges dans les forêts, le long des barbelés des champs, sur les flancs des collines, sur les plateaux des falaises »…
    Et encore : « Soustraire l’existence à la logorrhée, au baratin, à la circulation sans fin des voix et des préceptes, à la meute, au verbum, au fourrage. Il faut laisser au bout des labours des déserts, des bouquets d’arbres, des taillis, des buissons, des touffes de chardons, des plages blanches, des bords de mer ou de lacs sauvages. Il faut s’écarter du pogrom »…
    Et enfin : « La Nature est peut-être la plus belle forme du temps, plus profonde que la langue et plus vaste que l’Être »…
    Pascal Quignard. Les Heures heureuses. Dernier royaume XII, 230p. 2023.

  • Moi parler joli français...

    Les francophones peuvent-ils déjouer le provincialisme parisien ? Note de 2006. 

    La francophonie littéraire est-elle un reliquat du colonialisme hexagonal, ou l’expression d’une réalité multiculturelle en voie de plus ample reconnaissance ? Un festival francophone largement déployé en France, qui fut aussi l’invité d’honneur du récent Salon du livre de Paris, suscitant une quantité de publications et, dans les médias, moult dodus dossiers (tels ceux du Magazine littéraire et de Libération), constituent autant de signes apparemment positifs, notamment pour la meilleure information du public. Celui-ci découvre, chez des auteurs rarement étudiés à l’école ou cités dans les anthologies, un usage de la langue souvent plus proche de son expérience vivante que le français plus « châtié » des écrivains de France. En outre, une circulation transversale s’établit entre les diverses communautés francophones à l’occasion de telles manifestations. « La langue française a un rôle fédérateur pour beaucoup d’auteurs hors de France», remarquait ainsi le romancier congolais Alain Mabanckou lors d’un débat public, où Bernard Pivot se félicitait pour sa part de l’enrichissement de la littérature française actuelle par ses « périphéries ».
    Pourtant, la seule opposition d’un « centre » et d’une « périphérie » ne signale-t-elle pas une distinction de fait entre écrivains français de France, ou auteurs « naturalisés » par l’instance de consécration de Paris, et « francophones » d’outremont ou d’outremer dont seul Paris, une fois encore, désigne les mérites ? L’Académicien ex-avant-gardiste Robe-Grillet ne peut réprimer un sursaut d’horreur lorsque le romancier marocain Tahar Ben Jelloun a le front de lui demander s’il se considère lui aussi comme un francophone. Et quand Edmonde-Charle Roux, de l’Académie Goncourt, constate que Maurice Chappaz s’exprime dans « un très joli français », sans doute estime-t-elle lui rendre justice. De la même façon, les rédacteurs des nouveaux dictionnaires de littérature française qui accueillent désormais les francophones se considèrent-ils probablement bons princes en se « penchant » sur tel Vaudois, tel Antillais ou tel Algérien.
    Du point de vue de l’édition, de la répercussion médiatique et de la diffusion en librairie, les francophones (province française comprise) restent cependant les éternels oubliés du centralisme parisien, et tous les débats lénifiants n’y changeront rien. Le Tunisien vaudois Rafik Ben Salah, dont le talent vaut bien celui de moult auteurs reconnus à l’enseigne de Gallimard ou du Seuil, reste ignoré en France du seul fait qu’il publie à L’Age d’Homme. De la même façon, lorsque Anne-Lou Steininger publie chez Gallimard un premier livre, les médias la célèbrent à Paris, qui ignorent aujourd’hui son nouvel ouvrage paru chez Campiche, pourtant meilleur que le premier…
    Est-ce à dire que les francophones n’ont plus qu’à désespérer ? Si la gloire momentanée est leur seul objectif : nul doute. Mais les cultures francophones ont-elles forcément à se couler dans le moule français ? N’est-ce pas au contraire dans leur authenticité respective qu’elles vont produire des œuvres fortes, reconnues ou pas ? Un Georges Haldas, un Maurice Chappaz, un Jacques Mercanton, un Gaston Cherpillod, une Alice Rivaz ont-ils « perdu » quelque chose à ne pas quêter l’assentiment de Paris ?
    Le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes me disait un jour qu’en Europe, la France lui semblait aujourd’hui le pays le moins ouvert, le plus nombriliste,le plus provincial à certains égards. Et si rester soi-même constituait la meilleure parade au provincialisme parisien ?

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    RIMBAUD RETROUVÉ. – Décidément ces jours sont bien glaciaux, bien noirs et bien pluvieux, comme ce matin dont la date me rappelle celle du jour de la mort de Rimbaud, en 1891, à dix heures du matin après de terribles jours de souffrance physique et morale juste apaisée par la morphine et la présence d’une sœur qu’il engueulait plus souvent qu’à son tour, rejetant toute compassion à proportion de l’aide qu’il réclamait en même temps.
    Or plus j’y reviens et mieux je me rend compte, même après avoir appris nombre de ses poèmes par cœur, que je ne suis jamais vraiment entré pour de bon dans la matière matérielle de la vie vécue de Rimbaud, j’entends : l’univers des cloutiers et des forêts, les souvenirs sordidementent enchanteurs du premier emmaillotement de l’enfant en nourrice dans le bled perdu de Gespunsart, les entrevues furtives du père à moustache impériale ne se pointant de sa garnison ou de ses guerres (en Crimée, déjà ! ) que pour saillir la mère avant de disparaître, le tumulte chamarré de Charleville, et Paris encanaillé, et Londres endiablé, toutes les échappées aux Afriques bénéfiques et catastrophiques - tout cela que je retrouve ce matin en reprenant la lecture des 750 pages du Rimbaud de Claude Jeancolas littéralement saturé de détails aussi durs que la dure caboche de la mère – quoique plaidant pour elle à qui la vie a été plus dure qu’à aucun des siens sauf à Arthur à la toute fin, et c’est en brassant cette matière bassement matérielle que j’entrevois chaque jour un peu mieux le miracle de la langue de cristal de lune et de joyaux multicolores de la poésie du fils qui transfigure les choses affreuses de la terre et de ses funestes occupants à culs de plomb soudain auréolés : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et puis: « La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, - contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous». Et encore et encore: «En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant». ( À La Désirade, ce vendredi 10 novembre)
    NOS SŒURS CHÉRIES. - Isabelle sa puînée a été fidèle au pauvre Arthur jusqu’à l’extrême extrémité des douleurs, et le récit de celles de ma sœur aînée, à laquelle la vie vient d’arracher son Ramon (« gracias a la vida » est désormais inscrit sur la stèle funéraire de celui-ci en son village des Asturies…) et qui s’est fracassé le pied l’autre jour dans la porte de leur maison, recoupait ce soir le souci que j’ai de mes propres déboires physiques à vrai dire bénins (juste un souffle au cœur et des grincements et autres coincements musculaires dans mes pattes de marcheur défaillant), mais via Whatsapp Anouchka (prénom fictif) gardait son rire clair de quasi octogéniare qui faisait vingt ans de moins sur les images de plage qu’elle m’a envoyées avec ses petits-fils aux sourires de lumière et aux corps gracieux, et de me relancer comme ça que mes encouragements et litanies compassionnelles lui font une belle jambe avant de me recommander Sissi dans la nouvelle série costumée de Netflix (Die Kaiserin, jawohl), et de fait j’ai tout de suite « accroché » à cette brillante évocation feuilletonesque où l’image de l’oiseau empêché de voler (recueilli par Elizabeth) correspond à l’état momentané de François-Joseph avant l’incroyable décision que celui-ci oppose aux volontés de la redoutable Mutter – choisir la vie plutôt que la Raison d’Etat !
    Mais quelle chance nous avons tout de même, dorlotés Suissauds que nous sommes : elle ces jours à l’hosto d’Oviedo, où de braves parents-et-amis l’entourent de leur affection, mes colles dans mon nid d’aigle surchauffé par un feu de cheminée aux belles flammes du même or orangé que les feuillages du paysage alentour se détachant sur tous les verts du val suspendu, malgré l’arrière-pensée chaque jour plus cuisante de dégoût et de courroux en suivant le déroulé de l’épouvantable vengeance en train de se commettre à Gaza et alentours...
     
    POUR QUE LES VIOLENTS NE L’EMPORTENT. - À 17 ans je me suis révolté, tout comme l’affreux Arthur lançant son «merde à Dieu », et sans rien en rabattre plus que lui sur l’urgence d’une autre métaphysique plus conséquente entée sur le réel et le présent subvertis (rien n’est plus exigeant qu’un enfant en requête de conséquence), et ma chère Mutter en fut aussi sincèrement peinée que la Mother offusquée, et ces jours mon refus absolu de céder aux chantages odieux des dieux méchamment barbus des trois tribus monothéistes se trouve relancé par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk où un grand esprit, supérieurement érudit et respectueux de ce que représente la foi pour les enfants du Bon Dieu de toutes les obédiences (salamalec en passant à mon neveu chamane), analyse et « déconstruit », comme on dit, les tenants et les aboutissants du culte suprémaciste et de ses rivalités assassines.
     
    Cent fois alors merde aux barbus rêvant de relever les murailles du temple de Salomon, tant qu’aux barbus de toutes les parties adverses et aux glabres marchands d’armes se la jouant foudres de la Seule Vérité – délivrez-nous, Seigneur, de ce Mal qu’à leur dire Vous leur inspirez… (Ce samedi 11 novembre)
     

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde VII, 2023)
     
    RIMBAUD RETROUVÉ. – Décidément ces jours sont bien glaciaux, bien noirs et bien pluvieux, comme ce matin dont la date me rappelle celle du jour de la mort de Rimbaud, en 1891, à dix heures du matin après de terribles jours de souffrance physique et morale juste apaisée par la morphine et la présence d’une sœur qu’il engueulait plus souvent qu’à son tour, rejetant toute compassion à proportion de l’aide qu’il réclamait en même temps.
    Or plus j’y reviens et mieux je me rend compte, même après avoir appris nombre de ses poèmes par cœur, que je ne suis jamais vraiment entré pour de bon dans la matière matérielle de la vie vécue de Rimbaud, j’entends : l’univers des cloutiers et des forêts, les souvenirs sordidementent enchanteurs du premier emmaillotement de l’enfant en nourrice dans le bled perdu de Gespunsart, les entrevues furtives du père à moustache impériale ne se pointant de sa garnison ou de ses guerres (en Crimée, déjà ! ) que pour saillir la mère avant de disparaître, le tumulte chamarré de Charleville, et Paris encanaillé, et Londres endiablé, toutes les échappées aux Afriques bénéfiques et catastrophiques - tout cela que je retrouve ce matin en reprenant la lecture des 750 pages du Rimbaud de Claude Jeancolas littéralement saturé de détails aussi durs que la dure caboche de la mère – quoique plaidant pour elle à qui la vie a été plus dure qu’à aucun des siens sauf à Arthur à la toute fin, et c’est en brassant cette matière bassement matérielle que j’entrevois chaque jour un peu mieux le miracle de la langue de cristal de lune et de joyaux multicolores de la poésie du fils qui transfigure les choses affreuses de la terre et de ses funestes occupants à culs de plomb soudain auréolés : « La main d’un maître anime le clavecin des prés », et puis: « La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, - contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous». Et encore et encore: «En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant». ( À La Désirade, ce vendredi 10 novembre)
    NOS SŒURS CHÉRIES. - Isabelle sa puînée a été fidèle au pauvre Arthur jusqu’à l’extrême extrémité des douleurs, et le récit de celles de ma sœur aînée, à laquelle la vie vient d’arracher son Ramon (« gracias a la vida » est désormais inscrit sur la stèle funéraire de celui-ci en son village des Asturies…) et qui s’est fracassé le pied l’autre jour dans la porte de leur maison, recoupait ce soir le souci que j’ai de mes propres déboires physiques à vrai dire bénins (juste un souffle au cœur et des grincements et autres coincements musculaires dans mes pattes de marcheur défaillant), mais via Whatsapp Anouchka (prénom fictif) gardait son rire clair de quasi octogéniare qui faisait vingt ans de moins sur les images de plage qu’elle m’a envoyées avec ses petits-fils aux sourires de lumière et aux corps gracieux, et de me relancer comme ça que mes encouragements et litanies compassionnelles lui font une belle jambe avant de me recommander Sissi dans la nouvelle série costumée de Netflix (Die Kaiserin, jawohl), et de fait j’ai tout de suite « accroché » à cette brillante évocation feuilletonesque où l’image de l’oiseau empêché de voler (recueilli par Elizabeth) correspond à l’état momentané de François-Joseph avant l’incroyable décision que celui-ci oppose aux volontés de la redoutable Mutter – choisir la vie plutôt que la Raison d’Etat !
    Mais quelle chance nous avons tout de même, dorlotés Suissauds que nous sommes : elle ces jours à l’hosto d’Oviedo, où de braves parents-et-amis l’entourent de leur affection, mes colles dans mon nid d’aigle surchauffé par un feu de cheminée aux belles flammes du même or orangé que les feuillages du paysage alentour se détachant sur tous les verts du val suspendu, malgré l’arrière-pensée chaque jour plus cuisante de dégoût et de courroux en suivant le déroulé de l’épouvantable vengeance en train de se commettre à Gaza et alentours...
     
    POUR QUE LES VIOLENTS NE L’EMPORTENT. - À 17 ans je me suis révolté, tout comme l’affreux Arthur lançant son «merde à Dieu », et sans rien en rabattre plus que lui sur l’urgence d’une autre métaphysique plus conséquente entée sur le réel et le présent subvertis (rien n’est plus exigeant qu’un enfant en requête de conséquence), et ma chère Mutter en fut aussi sincèrement peinée que la Mother offusquée, et ces jours mon refus absolu de céder aux chantages odieux des dieux méchamment barbus des trois tribus monothéistes se trouve relancé par la lecture de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk où un grand esprit, supérieurement érudit et respectueux de ce que représente la foi pour les enfants du Bon Dieu de toutes les obédiences (salamalec en passant à mon neveu chamane), analyse et « déconstruit », comme on dit, les tenants et les aboutissants du culte suprémaciste et de ses rivalités assassines.
     
    Cent fois alors merde aux barbus rêvant de relever les murailles du temple de Salomon, tant qu’aux barbus de toutes les parties adverses et aux glabres marchands d’armes se la jouant foudres de la Seule Vérité – délivrez-nous, Seigneur, de ce Mal qu’à leur dire Vous leur inspirez… (Ce samedi 11 novembre)
     

  • Ceux qui boostent leur storytelling

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    Celui qui te parle de son narratif / Celle qui optimise les données de son vécu partagé / Ceux qui modélisent les procédures de l’échange du ressenti / Celui qui distingue nettement récit contraint et récit spontané en vue d’un récit utile / Celle qui encode les composants de l’aveu latent / Ceux qui rappellent au séminaire sur la marque que celle-ci est le récit surdéterminé du logo / Celui qui pense marketing dans son développement personnel / Celle qui se positionne au niveau de la mise en fiction de son vécu sexuel / Ceux qui parlent des effets napoléoniens de la Maison Blanche dans son formatage rhétorique du réel / Celui qui vise l’immersif dans la simulation / Celle qui conceptualise la notion d’immersion par le toucher des arrosoirs et des paniers exposés dans sa galerie / Ceux qui recourent à des effets spéciaux dans leur approche de l’autre / Celui qui gère le flux des microrécits / Celle qui assimile les techniques du néomanagement afin de clouer le bec de son beau-père / Ceux qui se disent experts en persuasion dans la mouvance évangélique / Celui qui lance une mode managériale de type zen / Celle qui mise sur les performances narratives de son fils mytho / Ceux qui estiment que le succès du récit de la story de leur réussite relève du win-win, etc.
    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Mon voyage en Occirient

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    Par Jalel El Gharbi

    Il n’est pas très confortable d’être passionné d’Occident quand on est oriental et il n’est pas confortable d’être épris d’Orient quand on est occidental. Dans un cas on passe pour être à la solde des puissances étrangères et dans l’autre cas, on est estimé victime de ce prisme déformant qu’est l’exotisme.
    Il n’est pas très confortable d’être. Peut-être est-il doublement difficile d’être lorsque on porte en soi cette double appartenance qu’on peut délibérément avoir choisi de cultiver.
    Sans le vouloir, j’ai usurpé un nom (El Gharbi, en arabe : l’occidental) et pour rien au monde je ne le changerais.
    Où commence l’Orient commence l’Occident. Mais ce singulier me gêne. On devrait dire les Orients et les Occidents. Dans le Coran, ces mots se déclinent au duel et au pluriel. Puis, à la réflexion, qu’importent Orient et Occident ? J’essaie par là de paraphraser le grand poète Ibn Arabi (né à Murcie, cet Occident de l’Orient en 1165 et mort à Damas cet Orient de l’Occident en 1241). J’aime à citer ces vers du poète :
    «L’éclair venant d’Orient, il y aspira
    S’il était apparu en Occident, il y eut aspiré
    Quant à moi, je suis épris du petit éclair et de sa perception
    Je ne suis épris d’aucun lieu, d’aucune terre»
    Et il me plait de gloser ces vers ainsi : j’aime tous les lieux où se réalisent ces renversantes épiphanies du beau. Ce sont les mosaïques du Bardo, de Sienne, de Damas, les sculptures de Rome, les colonnes de Baalbek, une peinture à Paris ou à Londres, un manuscrit enluminé à Istanbul. Je cherche à dire que le beau exige un cheminement, des voyages et une spiritualité. Un pèlerinage. Une spiritualité du beau demande à naître. Une autre logique demande à naître dont j’esquisse pour vous quelques traits, vous verrez que ce sont les canons même de la poésie : Pour affirmer mon arabité, je la renie ; pour renier mon occidentalité je la cultive. Ni l’un ni l’autre, c'est-à-dire et l’un et l’autre. Aujourd’hui, il s’agit d’être à l’image de l’olivier coranique, ni oriental ni occidental c’est-à-dire tout à la fois oriental et occidental.
    Je suis ce que je nie ! Un autre cogito est à inventer qui ferait dépendre l’être du non être, qui dirait la contiguïté entre l’être et le néant et qui serait abolition des frontières entre l’affirmation et la négation.
    Les frontières ne sont pas les limites d’un monde ; elles sont appel au franchissement, appel à la transgression, tentation de l’ailleurs. Les frontières attisent mon désir de les franchir. Les frontières sont un adjuvant du désir.
    C’est à la faveur de cette rêverie que je m’adonne souvent à un brouillage des cartes pour entretenir ce rêve de ce que j’ai appelé un jour « Orcident » ou « Occirient ». Donc : où commence l’Orient commence le rêve, l’onirisme. Où commence l’Orient commence l’Occident, ses rêves, son onirisme: la frénésie exotique du XIXè était avant tout frénésie d’images venues d’ailleurs, ou frénésie d’images du même travesti sous les signes de l’autre, surdéterminé par la distance. Delacroix peignait des bains qui tiennent des boudoirs. Baudelaire cherchait ses rêves d’Orient du côté de la Hollande. On est tous l’Orient de l’autre, l’occident de l’autre. L’autre revient au même. L’autre n’est pas. Il n’est même pas autre. Plus les cartes géographiques comportent d’erreurs, plus elles sont belles. Je préfère les portulans historiés aux cartes d’aujourd’hui dont l’exactitude est affligeante.
    Un éloge de l’erreur est à écrire.
    Il me reste à dire que je ne perds pas de vue le caractère foncièrement utopique de cette rêverie. Je n’oublie pas que nous nous sommes installés depuis les Croisades et les entreprises coloniales dans une logique de rapport de force et d’occultation de l’apport de l’autre. Dans la rive Sud de la Méditerranée, ce rapport de force trouve son illustration la plus douloureuse dans la question palestinienne qui exige une solution équitable, il peut être illustré également par l’abîme qui sépare le Nord et le Sud. Aujourd’hui les nouveaux manichéens, ceux pour qui le monde est divisible par deux (nous/les autres autrement dit les forces du bien et l’axe du mal) ont plus d’un argument qui leur permettent de recruter leurs adeptes. Ces arguments ce sont l’injustice, l’absence de démocratie et la misère. Notre nombre est-il en train de décroître nous qui pensons que le monde n’est pas divisible par deux ?
    Dans ce monde qui a retrouvé le confort des dichotomies manichéennes, il convient de saluer
    ceux qui par leur naissance brouillent les identités !
    ceux qui par leur culture brouillent les pistes !
    ceux qui par leurs amours ont choisi d’autres contrées !
    ceux qui par leur désir, leur rêve ont un jour aspiré à une altérité sans laquelle le monde serait inhabitable !

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    Cette chronique a poaru  dans la livraison du Passe-Muraille d'avril 2009, No 77.

    Commandes et abonnements : Passemuraille.admin@gmail.com

     

    Calligraphies: le maître et l'élève.

    1) Ghani Alani, Bism Illah al-Rahman al-Rahim, style ottoman.

    2) Ghani Alani, style andalous.

    3) Sophie Kuffer, style persan.

    littérature,poésieJalel El Gharbi est critique littéraire, poète et professeur de littérature à l’université de Tunis. Il a publié, chez Maisonneuve et Larose, un ouvrage intitulé Le poète que je cherche à lire et, aux mêmes éditions, Le cours Baudelaire. Il a consacré une monographie au poète Claude Michel Cluny, sous intitulée Des figures et des masques et publiée aux éditions de La Différence.

    Attaché aux échanges transversaux entre langues et cultures, il a également introduit et commenté l’œuvre de la poétesse luxembourgeoise José Ensch (disparue en 2008) dans son Glossaire d’une œuvre publié aux éditions de l’Institut Grand-Ducal du Luxembourg.

    Jalel El Gharbi oeuvre pour une utopie qu’il appelle Orcident ou Occirient, cultivant une posture intellectuelle et sensible qui fait de la connaissance une raison d’être. Il anime un blog littéraire (http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com) de haute tenue où une pensée humaniste confronte quotidiennement les aléas de la violence (notamment pendant la tragédie récente de Gaza) aux enseignements de nos diverses traditions littéraires et spirituelles, dont la poésie serait le filtre cristallin.

    Le dernier livre de Jalel El Gharbi, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, a paru en 2010 aux éditions du Cygne. (jlk) 

  • Ceux qui boostent leur storytelling

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    Celui qui te parle de son narratif / Celle qui optimise les données de son vécu partagé / Ceux qui modélisent les procédures de l’échange du ressenti / Celui qui distingue nettement récit contraint et récit spontané en vue d’un récit utile / Celle qui encode les composants de l’aveu latent / Ceux qui rappellent au séminaire sur la marque que celle-ci est le récit surdéterminé du logo / Celui qui pense marketing dans son développement personnel / Celle qui se positionne au niveau de la mise en fiction de son vécu sexuel / Ceux qui parlent des effets napoléoniens de la Maison Blanche dans son formatage rhétorique du réel / Celui qui vise l’immersif dans la simulation / Celle qui conceptualise la notion d’immersion par le toucher des arrosoirs et des paniers exposés dans sa galerie / Ceux qui recourent à des effets spéciaux dans leur approche de l’autre / Celui qui gère le flux des microrécits / Celle qui assimile les techniques du néomanagement afin de clouer le bec de son beau-père / Ceux qui se disent experts en persuasion dans la mouvance évangélique / Celui qui lance une mode managériale de type zen / Celle qui mise sur les performances narratives de son fils mytho / Ceux qui estiment que le succès du récit de la story de leur réussite relève du win-win, etc.
     
    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Le Tour du jardin (7)

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    (Carnets volants 1967-2017)
     
    Au Luxembourg ce matin
    Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus…
    Or, saluant au passage le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre mordorée de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins grave se dressant un peu plus loin dans un cercle de fleurs florales, je me détends en regardant longuement, un peu plus loin, la souple, lente, ondulante et muette gesticulation de quatre adeptes du Taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu…
    °°°
    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout frais Occidental glabre, au jeu du sabre de fer-blanc à fulgurant foulard. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance est effacée), une autre alerte vieillarde à profil d’Indienne, en tenue de soie vieux rose, se livre elle aussi à toute une gestuelle énigmatique...
    °°°
    Ensuite, le long des allées ponctuées de statues de reines et de figures mythologiques, je constate pour la première fois que leurs têtes se hérissent de fines pointes évoquant d’abord des bâtons d’encens et qui sont à l’évidence de métal tenace. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Sont-ce des paratonnerres ? Ou peut-être des antennes permettant à ces êtres d’un autre temps de communiquer avec le nôtre ? Je m’interroge et puis, à considérer l’immaculée blancheur de la reine Mathilde, décédée en 1082 (date de naissance également effacée), me vient l’idée prosaïque que ces aiguilles sont probablement destinées à éloigner les pigeons. Oui, ce doit être cela : le Luxembourg reste très prisé des pigeons dont le roucoulement hante le feuillage des feuillus, mais nul d’entre eux ne se voit à l’instant sur aucun occiput d’aucune reine statufiée…
    °°°
    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre et de cette nature fraîche, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le Boul’Mich, ont été accrochées de grande photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux tribulations du XXe siècle.
    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades Helvètes, débarqués à la Sorbonne aux petites aubes en caravane de 2CV, avec notre stock de plasma sanguin destiné aux présumées victimes des CRS…
     
    °°°
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    Et voilà d’autres images du siècle, devant lesquelles je passe en visant le faune de bronze à la pantomime comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi : telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que nous baguenaudons au Luco dans le soleil candide…

  • Par-dessus les murs (20)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    A La Désirade, le 4 mai, très tôt.
     
    Cher Pascal,
    Je raffole de ton côté Schnitzel, qui est à mes yeux du pur belge, dont je raffole. Je raffole des Belges. Je suis Deschiens à mort. Surtout ce matin de virus et de lendemain de cambriolage.
    Le virus se manifeste ce matin par l’installation (pot de thé, vomitorium, Algifor et Mégaplan, onguents et ventouses, scalpel à saignée et Bottle of Bourbon) à côté de laquelle ma compagne des bons et des mauvais jours, comme on l’écrit dans les livres, dite aussi Miss Bijou, ou le Gouvernement, a passé sa nuit, au lendemain du matin belge durant lequel une bande de Roms (disent les journaux) a traité notre appart lausannois en n’y raflant que les bijoux de notre fille puînée et ses économies, ce qui lui apprendra à avoir des économies et des bijoux, et ce qui nous apprendra à nous d’avoir un appart en ville, une fille puînée et une aînée puisqu’il faut de tout.
    Il va de soi que nous nous avons lamenté une fois (en belge dans le texte) en criant au viol, ils sont entrés chez nous et ont foutu le désordre partout, vidé tous les placards, mis leurs mains pleines de doigts dans nos secrets, enfin tu vois quoi, c’est affreux, je pourrions les tuer rien que pour ça, mais finalement nous en avons ri (rires enregistrés) et c’est là que le virus est arrivé pour nous féliciter de ces dispositions belges.
    Le scène (belge) du garçon qui est parti pour battre le record du monde du passeur de porte, en passant une porte 33.000 fois en présence de son coach, et père (belge), dans je ne sais plus quel film, m’est revenue à l’évocation de cet admirable concert belge de Ramallah que tu évoques si bien, qui m'a rappelé à le fois l’Alpenstock de ma consoeur critique musicale Myriam et l’oiseau fou du concert de notre phalange nationale à Santa Barbara.
    Je commence par celui-ci. C’était donc pendant la tournée de l’Orchestre de la Suisse Romande, alors dirigé par mon ami Armin Jordan, dont tu te rappelles que j’étais l’accompagnateur chargé de tourner les pages de Martha Argerich, notre incomprabale soliste (scrivit Myriam dans l’édition de 24Heures du lendemain). Avec Myriam précisément, juste remise de l’exaspération qu’elle avait éprouvée pendant le concert de la veille, du fait des bruits de cornets de chips et du mouvement constant des auditeurs allant et venant entre l’auditorium flambant neuf et les lieux qu’on appelle les lieux, nous remontions de Los Angeles en Cadillac de louage, quand elle lança, comme le soleil procédait à un coucher sponsorisé par la FireFox Pictures : « les otaries, regardez les otaries ! ».
    Il n’y a que Myriam, dans la confrérie des critiques musicaux de pointe, pour confondre des otaries et de jeunes surfers californiens s’adonnant à leur jeu un 7 janvier, mais ce n’était pas la première fois que Myriam m’étonnait durant ce périple. A Tokyo, déjà, lorsqu’elle me demanda si je ne voulais pas louer un Alpenstock pour l’accompagner au sommet du Mont Fuji, en m’annonçant qu’elle avait pris le sien, déjà je m’étais réjoui : il y avait donc de la Belgique joyeuse en Myriam, dont je n’avais rien soupçonné jusque-là. Le monde est une pochette surprise (notez cela Blaise, dans vos notes complémentaires aux Deux Infinis de la belgitude).
    Bref, je fais court : donc, ce même soir, fringués et fringants, voici notre phalange exécuter (ce n’est pas le mot) le Concerto pour la main gauche de Ravel durant lequel, si j’ai bonne mémoire, il y a un mouvement lent évoquant la mer et le surf des otaries musiciennes, lorsque surgit, d’une fenêtre du palais hispanique qu’il y a là (je précise alors que la scène de la salle de concert de Santa Barbara figure la place d’une ville espagnole avec une rangée de nobles demeures en trompe-l’œil, et que le plafond de ladite salle est un ciel peint bleu nuit dont les étoiles sont de minuscules lumignons électriques), un oiseau fou.
    Tu sais que je suis fou des oiseaux, surtout des oiseaux fous qui font irruption dans une salle de concert classique supposant un recueillement religieux (dixit Myriam). J’ai souvent fomenté un lâcher de furets dans la cathédrale de Lausanne au milieu de quelque culte solennel, mais les furets se font rares. Or ce jour-là, je fus au surcomble de la joie belge, non seulement à pouffer sur le banc de Martha (qui n’avait rien remarqué) mais à mesurer une fois de plus l’humour lucernois (donc un peu belge) de mon ami Armin Jordan - je dis mon ami car nous nous étions découvert, au-dessus de la Sibérie, dans le vol Londres-Tôkyo, une commune passion pour la ville de Lucerne où il était né et où j’avais passé tant de vacances de nos enfances – qui parvint finalement, par ses gestes ensorcelants, à faire littéralement danser l’oiseau au rythme du concerto.
    Bon mais c’est pas tout ça : faut que je j’aille gouverner, puisque Madame n’y est pas. Et tiens, je vais me repasser un concerto en repassant nos habits du dimanche. On dirait qu’on irait au culte. Donc on se saperait comme des paroissiens. Et tant qu’à rêver, ce serait Mademoiselle Subilia qui serait à l’orgue. Ca me rappellerait mes dix ans candides quand, la mort dans l’âme, j’allais exécuter (c’est le mot) une nouvelle page de Mozart sous sa stricte surveillance de chaperon grave à bas opaques. Encore un poème que cette Mademoiselle Subilia, raide comme un Alpenstock mais qui avait ses bonheurs. Ainsi sa joie de nous voir progresser et de nous annoncer, après tant d’ingrats martèlements de petits automates : « Et maintenant, enfant, nous allons mettre les nuances... »
    Et voici le jour, ami Pascal. Malgré le virus j’entends Winnie le saluer : « Encore une journée divine ! »
     
    Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...
    Caro JLs,
    Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête.
    Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.
    Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.
     
    Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
     
    Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

  • Le Tour du jardin (6)

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    (Carnets volants 1967-2017)
     
    Rue de la Félicité
    Moi j’aime Paris, je veux dire : les rues de Paris, les maisons de Paris, le blanc des murs des maisons de cinq étages de Paris, et les femmes de Paris : je veux dire les jambes des femmes de Paris qui sont plus fermes de se faire tous les jours les escaliers des cinq étages des chambres de bonnes de Paris, voilà ce que je veux dire quand je te dis que j’aime Paris, et le gens de Paris : la vie des gens de Paris qui n’est pas que de Parisiens imbus ou déçus d’un Paris prétendu disparu…
    Plus que toutes les autres de Paris, pour commencer, je te dirai que j’aime la rue de la Félicité, cette année-là, juste au mois de mai, les jambes en coton de la première fois que je me suis fait mon Paris tout seul, le cœur en coton comme les blancs nuages du ciel tout neufs au-dessus du quartier gris chaulé à toits bleutés, l’asphalte un peu mol annonçant l’été et le café maure d’à côté et la porte vert Véronèse délavé à la fine main de bronze et l’escalier penché de bois craquant jusqu’au comble des combles là haut au ciel retrouvé par les tabatières, et Paris tout autour, des Batignolles à Monceau et vers Montmartre où le lendemain j’avais, entre le Lapin agile et Ménilmontant, à vérifier qu’Utrillo et Carné n’en auront pas rajouté, et le surlendemain par la rue des Cascades et le long des quais je file le train du chien Macaire jusqu’à ceux de Léautaud, de l’autre côté de la Seine, et plus loin les jours d’après en tourniquant de la Butte aux-Cailles à l’impasse de l’Homme armé; et chaque soir, tu peux m'croire, des rues par les ponts et retour par les jardins sous la lune des Tuileries je me retrouve dans ma soupente de la rue de la Félicité, et ce sera pas deux fois, je te dis que ça : pas deux fois que ce sera la première fois...