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Carnets de JLK - Page 4

  • Fugues helvètes (6)

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    Des pierres glaciaires de Bad Ragaz et de Günter Wallraff. D’une opinion de Daniel de Roulet que je conteste. Où Sean Penn montre le chemin à nos romanciers…
    A Bad Ragaz, au bord du Rhin, ce samedi 9 juin. – Les plus beaux galets, il faudrait plutôt dire les plus belles pierres glaciaires de ce pays me sont apparues, pour la première fois, sur les marches d e l'escalier d'accès à la maison, à Cologne, d’un militant allemand mondialement connu pour ses actions de provocateur « entriste », du nom de Günter Wallraff. C’est en effet chez l’auteur de Tête de Turc et d’un fracassant reportage sur les méthodes de la presse d’Axel Springer, dans laquelle il s’est infiltré incognito, que j’ai découvert ces grandes pierres aux formes épurées et de coloris variables, du noir jais strié de blanc au rose ou au bleu translucide.
    8f99375538a49858ad846c49962c210a.jpgJ’ai beau en vouloir un peu, à Günter, de considérer la Suisse d’un œil de sectaire gauchiste, ne voyant en elle qu’un vampire au cœur de l’Europe, qui ne serait enrichi que de l’argent des autres : je lui suis redevable de m’avoir révélé l’endroit où il a trouvé ces merveilleux cailloux que je contemple à l’instant, réfléchissant à tout autre chose en regardant couler le Rhin dans les eaux duquel on sent encore filer des relents de moraine brassée.
    C’est à propos d’Engelberg où je me trouvais hier, à propos des géraniums aux fenêtres et de ce que Georges Haldas appelle le meurtre derrière les géraniums, à propos de la prison sans barreaux évoquée par Friedrich Dürrenmatt devant Vaclav Havel, enfin à propos d’une remarque du camarade Daniel de Roulet au Centre Dürrenmatt, lors d’un hommage posthume à celui-ci, que je réfléchis à cette idée, partagée par Alain Tanner, que notre pays ne se prête pas à la fiction du fait qu’il ne s’y passe rien.


    Je pense au quidam au-dessus de tout soupçon qui a flingué, au Grand Conseil de la riche petite ville de Zoug, en septembre 2001, une quinzaine de personnes et y a fait autant de blessés. Je pense au jeune homme paumé qui a déchargé son fusil d’assaut dans un cinéma porno de Lausanne. Je pense au meurtre plus récent qui a coûté la vie à la championne de ski Corinne Rey-Bellet, pour ne citer que des faits divers sanglants, car il va de soi que les événements significatifs ne se bornent pas à cela, et je me rappelle alors La Promesse de Friedrich Dürrenmatt.


    f011413e3c27e745f16ab64ba4c3efb4.jpgUnknown-2.jpegAvec ses grosses fables de plantigrade bernois, telle La visite de la vieille dame, Dürrenmatt a raconté la Suisse au monde entier, à en faire rêver Raul Ruiz, qui en a tiré un film. Et Sean Penn s’y est mis à son tour, en revisitant La Promesse, devenue The Pledge, qui se passe originairement en Suisse et qui vaut partout. La Suisse est riche en documentaristes talentueux, mais il est vrai que la fiction peine à mordre dans le vif de la réalité, qui n’est pas moins réelle qu’ailleurs, mais qui se feutre, se planque en effet derrière les géraniums. Quels films de Tanner, de Goretta ou de Soutter, considérés comme des réalisateurs engagés, ont-ils vraiment mordu dans le vif de la réalité helvétique avec des fictions ? Je n’en vois aucun. Les meilleurs films de ces virulents critiques sont, paradoxalement, des ouvrage de poètes, comme il en va de L’Ame sœur de Fredi M. Murer. 


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    Quelle conclusion en tirer tandis que le Rhin file son long récit de concert avec ses belles pierres ? J’aimerais bien en parler avec le camarade Daniel de Roulet, qui m’écrivait hier un mail du Cap de Bonne Espérance ? Mais oui, Daniel, je sais qu’il est interdit de cueillir des pierres dans le Rhin…

  • Fugues helvètes (5)

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    De la mort régnant dans une station de sports d’hiver au mois de juin. Du règne du fric et du béton. Des gens qui pètent les plombs pour rappeler qu’ils existent.


    Engelberg, à la terrasse de Chez Désiré, ce vendredi 8 juin. Où est le pays ? Où sont les gens ? Dürrenmatt n’avait-il pas raison lorsqu’il comparait la Suisse à une prison sans murs dont chaque habitant serait son propre gardien ?
    Telle sont les questions que je me pose à la terrasse ensoleillée de l’établissement Chez Désiré, en cette prestigieuse station de montagne d’Engelberg dont les annonces immobilières de la plus proche agence ignorent les objets de moins d’un million de francs pièce. Le béton gagne, n’ai-je cessé de me dire en cherchant la terre entre l’hôtel Ramada et le nouveau Centre Commercial, mais c’est jusqu’au cimetière, tout au bout de la rue principale, qu’il m’a fallu marcher pour retrouver du vert, tandis qu’un premier groupe de Japonais se dirigeait vers le cloître voisin abritant la fameuse bibliothèque de l’abbaye bénédictine. Admirable est la bibliothèque du cloître d’Engelberg, qui rappelle que cette vénérable maison fut un foyer de civilisation rayonnant dans toute l’Europe médiévale, mais ce matin je m’en fous : je laisse les incunables et les miniatures du XIIe siècle aux Japonais.
    21d5c177980958aa34123c5d352ae600.jpgCe que j’apprends ce matin dans les journaux, à cette terrasse d’Engelberg, et ce que j’entends à la table voisine, à propos de la championne de ski Corinne Rey-Bellet, assassinée par son conjoint bien sous tous rapports, recoupe assez exactement mon sentiment de malaise. Les journaux nous l’apprennent en effet : les grands manitous de la gestion et de la finance qui ont provoqué la chute de Swissair et d’énormes pertes individuelles sont unanimement blanchis et réclament unanimement des dommages et intérêts. Après les parachutes dorés: le lifting de l'honneur bafoué. Mes voisins de table, des instituteurs randonneurs à l’étape, en sont venus à parler du meurtrier de la championne, un certain Gerold Stadler natif d’Abtwil, du fait que l’un d’eux a fait ses écoles avec l’auteur de ce meurtre inimaginable en Suisse, n’est-ce pas ? Aussi inimaginable, certes, que la chute de la maison Swissair. Mais comment donc expliquer cela ? De tels accrocs à une telle perfection ?
    Or je pense à ceux, au Japon, qui pètent les plombs. Je pense à tous ceux qui, dans les sociétés aux programmes réglés comme du papier à musique militaire, soudain implosent ou explosent. Une miniature du XIIe siècle permettra-t-elle à un Japonais d’échapper à la tentation d’étrangler son guide ou de flinguer tout le groupe ? Je le souhaite. Et que pense, ce matin, le steward de feu Swissair Erwin Fuchs, natif de Konolfingen, conséquemment « pays » de Friedrich Dürrenmatt, de l’acquittement des auteurs de sa débâcle personnelle ?
    1a013276ccda6f5864e09821e12d90f0.jpgDans les localités bien sous tous rapports de Zoug, de Champéry, de Lausanne ou de Zurich, demain peut-être d’Engelberg ? de subites explosions de violence s’observent dont tous les auteurs sont des Suisses bien sous tous rapports, tous à fait digne en somme de l’estime des Japonais. Pourquoi de tels actes ? Les sociologues étudient la question. Le café crème coûte 3 francs 60 à la terrasse de Chez Désiré, à Engelberg. L'assiette du jour est à 18 francs. Genre 2 euros et 10 euros: tout à fait modeste dans cet environnement de haut standing.  Quant au prix du mètre carré du terrain sur lequel je prends ces notes, il est en revanche hors de portée des moyens du steward Erwin Fuchs. (A suivre)

  • Fugues helvètes (4)

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    De ce que voient les Japonais et ce que vivent les habitants d'une carte postale. D’une fête catholique dont trois Gretchen ignorent le sens. Des artistes en vue et du monde mondialisé. Des canonniers de la Batterie IV/6 et des plongeurs vaillants. De la théorie des Oncles.


    Lucerne, à l’Hôtel Pickwick, ce jeudi 7 juin. – On est ici comme dans une carte postale, et ce matin à déambuler dans la vieille ville absolument déserte, constatant que tout y était fermé pour cause de jour férié, puis étonné de ce qu’aucune des trois Gretchen des auberge du Cerf, du Cygne et de l’Ours ne soit capable de me dire, à moi le huguenot de passage, de quelle sorte de fête il s’agissait, sinon que ce devait être une fête catholique, je me suis vu là comme dans une sorte de décor de théâtre à me demander à quel spectacle j’allais assister tandis que les cloches sonnaient à toute volée et que des coups de canons retentissaient non loin de là.

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    A neuf heures du matin à Lucerne, le jour de la Fête-Dieu, il n’est d’abord que les Japonais à processionner de lieu en lieu pour photographier ce qu’il y a à photographier et se faire photographier devant le fameux Lion de Lucerne ou le fameux Pont de la Chapelle de Lucerne, la fameuse Eglise des Jésuites de Lucerne ou le fameux Panorama des Bourbakis de Lucerne. Ils « feront » ensuite le fameux Musée Wagner de Lucerne et la fameuse Fosse aux Ours de Berne et le fameux Château de Chillon et le fameux Jet d’eau de Genève. C’est ainsi qu’ils ont déjà « fait » Vienne et Salzbourg et que demain ils « feront » Paris. Mais qu’en est-il des Lucernois ? Que cela signifie-t-il de vivre dans une carte postale ?

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    images-4.jpegOn imagine le pire, mais cette vue manque peut-être de sensibilité et d’information. L’un des plus grands comiques suisses, au prénom d’Emil, est sorti de cette carte postale avec un sketch qui me revient à l’instant, figurant un retraité, à sa fenêtre, qui, voyant qu’un étranger parque sa voiture sur la case privée de son voisin Suter, se demande s’il ne va pas téléphoner à Suter ou peut-être même à la police ? L’une de nos plus grandes humoristes, au nom de Zouc, se livre au même genre d’observations, qui nous suggèrent qu’il y a en Suisse un ton propre et net mortifère, comme partout désormais dans le monde mondialisé, mais également son contraire tonique. Je veux croire ainsi qu’il reste des Lucernois vivants dans cette carte postale, et ce n’est pas aux artistes que je pense.


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    Le plus riche et localement célèbre d’entre eux, le presque centenaire artiste national Hans Erni, dont toute famille helvétique de la classe moyenne possède une litho dans son living représentant un cheval ou une gracieuse scène de moissons, a choisi de concilier le dessin et le sport avec une sorte d’ingénuité que les jeunes sauvages de l’art, à commencer par Luciano Castelli, autre enfant du cru, ont perdu entre New York et les foires chic de ce qui se dit l’avant-garde.

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    Les uns et les autres sont à l’art ce que la médaille est à l’impatience de réussir : à vrai dire ce n’est pas cette vie-là que je cherche. Mais qu’entend-on tout à coup ?
    Tout à coup on entend un rugissement sur le pont dit Seebrücke et que voit-on ? On voit soixante otaries humaines de tous les âges et nanties de longues palmes se jeter de là dans le fleuve en ondulant puissamment. Juste avant de se précipiter dans le flot, le chef de la troupe aquatique m’a révélé qu’il s’adonnait à ce jeu depuis trente-trois ans et que l’ambiance de l'ondoyante société était super.
    10a1d7ff3263cec51ed9e46e5af8fe9f.jpgPuis on entend un sourd piaffement ferré prendre de l’importance du côté des remparts et que voit-on ? On voit les trois sections de la batterie des canonniers et des tringlots de la IV/6, du Régiment d'infanterie de plaine, en tenue militaire dite de sortie, traînant trois canons encore fumants, puis une fanfare pédestre en tenue historique dont les musiciens ont de pimpants bérets bleu et blanc, défiler crânement entre les haies de Japonais. La plupart des jeunes Lucernois cuvent encore leur cuite de la veille, mais on en voit aussi dans ces sociétés traditionnelles survivantes à l'ère du SMS et du MMS, amateurs de simples sifflets et autres pistolets.

    Ailleurs, sur les quais se peuplant maintenant, et plus dans l’esprit du temps aussi, quoique le genre soit éternel, on voit en passant deux adolescents sanglotant sur un banc. On voit que le garçon, très beau mais l'oeil cruel, fait souffrir son tendron. Les Japonais l’ignorent. Un peu plus loin, deux jeunes joueurs d’échecs à longs cheveux et barbes se sont installés pour la journée devant une fontaine avec tout ce qu’il faut pour y rester des heures au long de parties compliquées, musique et brasero à saucisses, radio et narguilés. Cela aussi les Japonais l’ignorent, mais je me dis qu’il y à peut-être à Lucerne , comme partout dans le monde mondialisé, plus de survivante vie que ne le ferait croire la carte postale initiale. Sachons la repérer dans le grouillement nippon…
    Ma généalogie maternelle me porte évidemment à ce regain d’optimisme, dont j’ai tiré après Blaise Cendrars ma théorie des Oncles. Qu’une société ait des pères est une chose appréciable pour sa stabilité, mais jamais elle ne vivra vraiment sans Oncles, ni sans Tantes qui sont des Oncles féminins. Une photo de ma famille maternelle est la preuve par l’argentique que les Oncles avaient déjà de l’avenir avant notre venue au monde. Je regarde cette photo regroupant un géant chercheur d’or, une institutrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille chinoise, deux champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Italien félon, tous debout autour du couple jubilaire de mes arrière-grands-parents maternels lucernois, et je me réjouis à mon tour d’être un Oncle irrégulier, car c’est cela même qui distingue le père, régulier, de l’Oncle : c’est sa position diagonale et défaussée, qui le fait avancer comme le cavalier des échecs - le meilleure exemple de style de progression pour une jeunesse refusant de marcher au pas…. (A suivre)

  • Fugues helvètes (3)

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    De la fuite de Ponce Pilate et du lac qui en a recueilli l’âme tourmentée. D’un caprice de Michael Jackson et de l’opprobre de la Société des Dames. Où un certain cabaret témoigne de la persistance des traditions.


    Lucerne, à l’Hôtel Pickwick, ce mercredi 6 juin - Il fait un tendre soir ce soir sur la Suisse primitive, au coeur du cœur de l’Europe. J’écris à l’instant dans une espèce de blanche cellule oblongue donnant sur Le Pont de la Chapelle à la tour à chapeau de morille, sans doute l’un des monuments les plus photographiés d’Europe et environs, ravagé par le feu il y a quelques années et sauvé par les Japonais. J’écris dans la rumeur des Backpackers américains fêtant leur escale sous mes fenêtres avec les jeunes de la ville, les uns et les autres en cercles assis ou debout, parlant fort de sport et de filles, pour les uns, et pour les autres de filles et de rock, tandis que les filles parlent garçons et garçons. Je suis installé pour ainsi dire incognito dans cette ville qui m’évoque tant de souvenirs de nos enfances, à un quart d’heure à pied d’une très vieille dame que ma visite ravirait mais que j’irai surprendre quand ma pérégrination m’en donnera le loisir, le cœur plus libre.
    Face à ma fenêtre se dresse le Mont Pilate à la cime crénelée, qui doit son nom au fait que le meurtrier du Christ y est venu se jeter dans les eaux sombres d’un minuscule lac serti au creux de ses roches. On se rappelle évidemment qu’après que Tibère eut fait jeter Pilate au Tibre, les eaux horrifiées de celui-ci recrachèrent le déicide qui s’enfuit à travers les roseaux et les buissons jusqu’au Rhône, à la hauteur de Vienne, où il se renoya lui-même. Mais de là encore Pilate fut rejeté, qui se réfugia au bord du Léman pour y subir un sort analogue, lequel le fit rebondir jusqu’au pied de la farouche montagne de ces contrées alpines dont le lugubre petit lac reçut enfin les restes de l’âme tourmentée. C’est aux sursauts de celle-ci, depuis lors, qu’on attribue les orages fréquents de la région, qui fait se dresser les cheveux des enfants à la lisière du sommeil.
    La légende n’est pas seule à faire de Lucerne une façon de centre de divers mondes, puisqu’y survivent les fantômes de Richard Wagner et de l’impératrice Sissi, et que s’y perpétue le culte de Pablo Picasso et de Paul Klee, du pain de poires et de la navigation à vapeur. De ma fenêtre de l’Hôtel Pickwick, choisi par élan de mémoire affectueuse pour le personnage et son auteur, s’aperçoivent également l’étrave de navire de la superstructure du nouveau Centre de Culture et des Congrès conçu par Jean Nouvel, semblant coiffer une sorte d’Alcatraz architectural; l’immaculée église des Jésuites dont la splendeur baroque abrite l’humble froc du franciscain Niolas de Fluë, ou encore, sur sa colline boisée, la pièce montée d’un kitsch étourdissant, semblant de stuc de minaret bollywoodien, du castel Gütsch que Michael Jackson aura convoité quelque temps avant d’y renoncer sous l’effet probable de l’opprobre signifié à mots couverts par la toujours influente Société des Dames (Frauenverein) locale.491c474025af8789f29ee46f7d2c015f.jpg Plus à gauche enfin, côté lac, se distinguent quatorze plans d’un paysage évoquant quelque lavis chinois en dégradés de bleus pers et de noirs veloutés, j’ai bien dit quatorze, et ce fut avéré par sept générations de paysagistes, avec le pic nanti d’un invisible ascenseur mécanique du Bürgenstock au sommet duquel gîte la star italienne Gina Lollobrigida, dont nous rêvions à treize ans au risque de provoquer la jalousie de ses rivales Ava Gardner et Doris Day…
    Ce souvenir de chair ne peut que me rappeler, en ce lieu qui fut aussi celui de nos enfances – ma mère étant native de Lucerne -, les bains de bois, évoquant de hautes cabanes lacustres, où mes tantes (membres elles-mêmes de la Société des Dames) nous emmenaient tout petits nous rafraîchir, du côté réservé à leur sexe, d’où, entre les claies, se voyaient les hommes velus et dangereux.
    « Là-bas c’est le vice », m’avait dit un soir ma tante E. en me désignant un quartier où clignotaient force néons roses et verts. La chose me frappa si fort que je n’eus de cesse d’y goûter une fois, plus tard, quand j’aurais l’âge de hanter ces lieux qu’elle disait mauvais. Or on a beau dire que les traditions se perdent : pas plus tard que tout à l’heure, j’ai repassé dans cette basse ruelle que ma tante perdue de vertu stigmatisait jadis et qu’y vois-je alors ? Gottverdami, sous une enseigne dorée figurant le cerf dans sa parade : ni plus ni moins, irradiant de suaves reflets roses et verts, que le Cabaret Dancing Cacadou…
    (A suivre)

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    cba8d1dc08e601e3dfb6087df7afb6e1.jpgLe Mont Pilate, le Gütsch convoité par Michael Jacskon, vue générale au début du XXes. et le Pont de la Chapelle.

  • La Noël des poètes

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    Robert Walser et Fleur Jaeggy sont des enfants de cœur dont les écrits candides et cernés d'abîmes nous empêchent de vieillir, gages d’immunité contre la violence du monde et les Noëls de pacotille. Le dernier recueil de brefs récits de la prosatrice italo-suisse, Je suis le frère de XX, est un livre magique d'atmosphère et de style étincelant, il nous ramène dans la Suisse farouche et pure de Walser tout en ouvrant de plus larges perspectives sur le monde, du Bronx aux camps de la mort. 

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    Des enfants furent les premiers à découvrir ce vieux Monsieur gisant dans la neige face au ciel, et son chapeau tout à côté, en ce jour de Noël de l'an 1956. Quelqu’un prit ensuite une photo, mais  probablement le photographe ignorait-il que le type qui gisait là, après une longue virée depuis l’asile psychiatrique d'Herisau, était un poète du nom de Robert Walser qui avait connu la notoriété quelques décennies  plus tôt entre Zurich et Berlin, Vienne ou Prague, admiré par ces grandes figures de la littérature européenne qu'étaient Hermann Hesse et Robert Musil, Walter Benjamin  ou Franz Kafka - mais quelle importance à ce moment-là ?

    L’important, sur fond d’hiver glacial durant lequel nous arriveraient les premiers  réfugiés hongrois sauvés de l’enfer communiste (langage de l’époque), reste cette image du poète oublié reposant dans la neige de nos enfances et de l’adolescence d’une blonde jeune fille un peu fée et un peu sorcière dont l’internat où elle avait passé ses plus belles années de rêveuse incarcérée se trouvait dans le même canton que l’asile de Walser, entre Herisau et Teufen, en Appenzell de mélancolique idylle.

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    Tout en restant attentif à l’espèce de cauchemar éveillé que constitue l’actualité, avec ses pantins semant le chaos sous couvert de grimaces policées, je lisais ces jours le dernier livre de Fleur Jaeggy après avoir relu Les Années bienheureuses du châtiment et L’institut Benjamenta de Robert Walser,  découvert il y a bien quarante ans de ça, quand le nom du gisant de l’hiver 56 ressuscitait avant de devenir culte selon l’expression de notre époque d’idolâtrie à la petite semaine. 

     Or, à chaque page de Fleur Jaeggy je retrouvai quelque chose du génie de Walser, qui m’évoque à la fois une certaine Suisse sauvage, chrétienne et païenne, terrienne et cosmopolite.

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    La première page des Années bienheureuses du châtiment , premier joyau scintillant de la constellation poétique de Fleur Jaeggy, fait d'ailleurs référence explicite à la mort de Walser dans la neige, et la jeune Fleur, aussi teigneuse que tendrement amoureuse, aura sans doute retrouvé un  frère occulte dans le Jakob von Gunten de L’institut Benjamenta,confronté à la même splendide autorité directoriale qu’elle a connue à l’institut Bausler pour jeunes filles riches tenu par le couple classique de la femme capitaine et de son conjoint falot.

    Ce qui est important à l’école de la vie

    get_image.php.jpegL’enfance selon Robert Walser et Fleur Jaeggy n’a rien de sucré ni de rassurant, pas plus que les contes de Grimm où l’ogre et la fée font partie de l’enchantement. Bernanos opposait justement l’infantilisme et l’esprit d’enfance. Or celui-ci, de tous les âges, tire sa force de sa fragilité. La douleur enfantine est source de bonheur, nous suggère Fleur Jaeggy, et ce n’est pas un paradoxe morbide. De son côté, comme l’a bien vu Kafka, qui l’admirait et le continuait à sa façon, Walser poursuivait l’exploration de la forêt magique, mélange d’émerveillement et de terreur, des contes de Grimm transposés dans la réalité quotidienne où l’enfant est supposé faire l’apprentissage de la vie en distinguant - première leçon -, ce qui est important de ce qui ne l’est pas.

    Ce qui est important dans la vie, grosso modo, c’est de réussir. Voilà ce qui est recommandé au petit garçon de huit ans par sa sœur aînée, dans Je suis le frère de XX, alors qu’il a décidé de mourir quand il serait grand. Et c’est le même projet, on dirait aujourd’hui le même plan de carrière, qui est proposé aux pensionnaires de l’institut Benjamenta , imaginé par Robert Walser, et aux jeunes filles de la pension Bausler décrite par Fleur Jaeggy.

    Mais la réponse de Jakob von Gunten, double poétique de Walser dans L’institut Benjamenta, est clairement formulée : «À l’idée que je pourrais avoir du succès dans la vie, je suis épouvanté»,  à quoi il ajoute: «Je me fous du monde d’en haut, car là, en bas, j’ai tout ce dont on a besoin, les beaux vices et les belles vertus, le sel et le pain». Et la narratrice des Années bienheureuses du châtiment, plus portée aux rêveries solitaires sur les alpages cristallins d’Appenzell qu’à la réalisation des ambitions de sa mère, laquelle  lui dicte sa conduite dans ses lettres envoyées du Brésil, manifeste la même résistance douce et têtue au drill et au formatage. 

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    Tout cela par molle paresse ou je m’en foutisme anarchisant ? Nullement. Alors pourquoi ? La réponse est la même que donnait Blaise Cendrars quand on lui demandait pourquoi il écrivait: parce que. Parce que j’aime chanter. Parce que j’aime dessiner. Parce que j’aime écrire. Parce que j’aime aimer et que ça m’importe plus que de réussir selon vos codes. 

    Ainsi Jakob von Gunten envisage-t-il la fortune: « Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait. Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or».

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    Robert Walser considérait le fait d'écrire comme un acte sacré, et de même y a-t-il, dans l'écriture de Fleur Jaeggy, comme une aura de pureté. Mais est-ce à dire, là encore, qu'on flotte dans le vague ou le flou ? Au contraire: la poésie de Walser et de Fleur Jaeggy capte la réalité avec une simplicité et une précision extrêmes. Aussi allergiques l'un que l'autre aux idéologies politiques ou religieuses, ils n'en sont pas moins attentifs au monde, chacun à sa façon..

     Unknown-1.jpegDes anges dans nos campagnes 

    Celles et ceux qui ne connaissent pas Robert Walser feraient bien, avant que de lire la première ligne des vingt volumes de son œuvre parue chez le grand éditeur allemand Suhrkamp (dont seule une partie est traduite en français), de consacrer quelques heures à la lecture des Promenades avec Robert Walser publié par son ami et tuteur Carl Seelig, journaliste et éditeur zurichois qui, de l’été 1936 à la Noël 1955, a parcouru avec lui les monts et vaux d’Appenzell, avec moult étapes revigorantes dans les auberges et les cafés de campagne, avant de noter chaque soir les propos tenus par son compagnon aussi vaillant marcheur que passionnant causeur, dont la formidable mémoire et la pertinence des vues sur un peu tout – la guerre, le peuple, le socialisme, les élites prétentieuses, sa propre nullité revendiquée, la vie simple, les best-sellers (déjà !), la famille, sa vénération sans faille pour Gottfried Keller - stupéfie chez un supposé malade mental. Carl Seelig n’avait rien de l’ange ailé, mais c’était le plus zêlé des admirateurs, à qui l’on doit précisément la «résurrection» de l’œuvre de Walser, dans les années 60, et le plus fraternel témoignage humain. 

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     La promenade, soit dit en passant, est pour ainsi dire un genre littéraire de notre littérature vagabonde, de Rousseau aux deux adorables compères Baur et Binschedler de Gerhard Meier, ou de Gustave Roud à Philippe Jaccottet, sans parler des écrivains nomades à la Cendrars, Ella Maillart ou Nicolas Bouvier. Ramuz prétendait que la littérature suisse n’existe pas, et il avait en partie raison, quoique la Suisse multiculturelle, buveuse de kirsch et d’Ovomaltine (ou de grappa) ait bel et bien nourri des tas de livres relevant d’un habitus commun dont ceux de Fleur Jaeggy, polyglotte et chez elle partout, sont un autre exemple, montrant combien le jugement de Ramuz est en somme borné. 

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    Avec Fleur Jaeggy, nous retrouvons aussi bien les anges de Catherine Colomb, romancière vaudoise familière des gouffres affectifs en milieu bourgeois, mais aussi les enfants humiliés de Bernanos ou de Flannery O’Connor, avec des coups d’ailes tous azimuts qui ponctuent les vingt récits à la fois très personnels et non moins universels de Je suis le frère de XX

    L’on y croise ainsi, de nuit, le grand poète russe Iossif Brodsky en sa «ville mentale» appelée Negde, qui signifie nulle part en russe, sur cette promenade new yorkaise d’où un certain jour on vit s’effondrer les tours; ou c’est chez le psychiatre Oliver Sacks qu’on se retrouve en plein Bronx, ou voici la jeune Polonaise Basia qui a conduit son amie Anja à la porte d’Auschwitz mais qui n’entrera pas, tandis que les touristes miment «l’ostentation de la douleur», prostrée au seuil du camp de la mort surmontée de l’atroce inscription ARBEIT MACHT FREI et ne voulant plus voir de visages humains. «Si tu veux en savoir davantage, alors va et deviens toi-même – disent ses yeux fermés – deviens toi-même la victime»... 

    Soutine15.jpg La Noël des enfants perdus 

    «Il neigeait. On aurait dit depuis des années. Dans un village désolé du Brandebourg, un enfant crie avec un mégaphone un sermon de Noël ». 

    Ainsi commence le récit de Fleur Jaeggy intitulé L’Ange suspendu, dont la féerie noire est à la fois ancrée dans un temps et un lieu (les souvenirs et lendemains de la DDR), et qui m’a semblé rejoindre, par delà les années, le récit, par Carl Seelig, de la mort de Robert Walser dans la neige du Rosenberg, sur les hauts de Herisau, quand le coeur du poète le lâcha dans la lumière étincelante de ce début d’après-midi de Noël. 

    Robert Walser, cet original souvent mal luné, était il un ange ? Les services administratifs du Ciel, dont il ne parle guère, se tâtent à ce propos, mais ce fragment de L’Ange suspendu de Fleur Jaeggy me parle de lui : «L’enfant est accompagné par un vieillard. Le patron, son maître. D’aspect, il ressemble à un moine et à un joueur de poker, comme ceux que l’on voit dans les films. Il a instruit l’enfant. Il l’a habillé et nourri. Il lui a donné un endroit où dormir. Le vieillard a échappé aux prisons, aux bûchers et aux écoles. En échange, l’enfant doit prêcher et demander l’aumône. L’obole. Une haine fraternelle les unissait. L’enfant sent autour de son cou la corde qui le lie à cet homme. Il sentait dans tous ses os et son sang un besoin primordial de haine. Et c’est ainsi que l’enfant parvenait à émouvoir, quand il lisait ses sermons. « Et maintenant, chante », lui disait le vieillard. L’enfant hurle en suivant le Livre des Hymnes. Les femmes l’entouraient. Chacune d’elles lui donne l’obole. Elles caressent sa tête, le capuchon pointu en laine noire. Elles veulent le toucher. L’enfant les regarde avec amour, comme le vieillard le lui a suggéré. C’est Noël. Le butin est consistant »… 

    Fleur Jaeggy. Je suis le frère de XX. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Gallimard, 2017. 

    Carl Seelig. Promenades avec Robert Walser. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Rivages, 1989.

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    Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique de JLK parue sur le média indocile Bon Pour La Tête.

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  • Fugues helvètes (2)

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    De Tina Turner dans le train de Berne et de Kirchner à l’alpage. Du phallus herbu de Meret Oppenheim et de la Présidente de la Confédération au modeste cabas.

    Au Café fédéral, ce mardi 5 juin (soir). – C’est la voix de Tina Turner jeune, à l’époque de son ménage d’enfer avec Ike, dans l’un de ses blues les plus lancinants, Living for the City, qui m’a fait me lever dans le Cisalpino et, trois compartiments plus loin, échanger quelque mots avec deux Backpackers blonds comme les blés de leur Midwest, m’étonnant de ce que des kids écoutent encore de telles vieilles peaux, avant qu’il ne m’évoquent leur équipée, d’Athènes à Rome et de Venise à Amsterdam, me rappelant leurs pères qui faisaient en stop, il y a trente ans de ça, la route d’Amsterdam à Venise, puis de Rome à Goa…
    Il y a, dans la voix de Tina Turner, du rouge acide et du vert saignant, avec des flammes de rose et de bleu tendre, comme je les ai retrouvés, au musée de Berne ou je me suis pointé dans l’après-midi, dans la peinture exacerbée de Kirchner auquel, avec d’autres foudres d’expressionnisme hantant les hauts gazons des Grisons (notamment un Albert Müller que j’ignorais et qui vaut son compère), est consacrée un flamboyante exposition à voir tout l'été.
    Pour ceux qu’impatiente la nécessité de briser les clichés, comme on dit, la découverte des idylliques paysages d’Engadine se démantibulant sous la torsion des formes et la vocifération des couleurs, vaut le détour même si cette peinture fait très époque et, parfois, tourne au maniérisme. Kirchner du moins avait de quoi pousser à l’exorcisme, revenu de la Grande Guerre malade et drogué, contraint de se soigner au grand air où il finit par se suicider, en 1938, désespéré par la montée de l’autre peste.
    Aussi j’aime le rappel de cette Suisse sauvage et brute, qui réagit à l’accablante quiétude du pays propre-en-ordre, qu’on retrouve dans la salle du musée de Berne réservée au phénoménal Wölffli, génial timbré dont les énumérations chiffrées des multimondes, enregistrées, tombent du plafond tandis que la passante et le passant déchiffrent son imagerie délirante.
    cb8ef2f6286f9784dc588ceb9a7ec9b8.jpgAdolf Wölffli, Robert Walser, Aloyse, Louis Soutter: autant d’ahuris sublimes qui ne se sont jamais associés à aucun groupe mais dont le primitivisme fait écho à celui des Kirchner et de ses pairs.

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    Après cette folie fiévreuse et la brève révérence faite au passage à la fontaine phallique mi-roche mi-cresson de Meret Oppenheim, nulle vision ne pouvait être plus apaisante, au milieu de l’aire de la Place Fédérale, jouxtant le Palais du Gouvernement d’improbable architecture vert-de-gris, que celui de ce bambin tout nu jouant comme un putto de Guido Reni parmi les fusées d’eau à jets de hauteur variée mimant probablement les alternances de la ferveur démocratique en pays neutre…
    C’est en ce lieu même, je me le rappelle, que je vis cet autre spectacle attendrissant d’une Présidente de la Confédération en exercice, socialiste comme l’actuelle, porteuse d’un modeste cabas rempli de commissions et répondant patiemment, sans garde armé, à un groupe d’écoliers appenzellois faisant pèlerinage en ce haut-lieu sous la conduite de leur instit à queue de cheval et culotte de peau… (A suivre)
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    Ernst Ludwig Kirchner, Paysage des Grisons.

    Adolf Wölffli.

    Adolf Wölffli. Saint-Adolf portant des lunettes noires entre les villes géantes de Niess et Mia

  • Fugues helvètes (1)

    105177a83ddc701483a2738e5d91f854.jpgDu Valais de Rilke aux mythiques tunnels transalpins. Du Niesen de Hodler et de deux jeunes nageuses se racontant leurs amours.

    De Montreux à Spiez, ce mardi 5 juin. - J’entame ce matin un périple ferroviaire d’un mois à travers la Suisse. Je vais consigner ici, à tout instant, mes observations sur les lieux et les gens, qui me viendront comme je les attends ou ne les attends pas, au bonheur la chance. Je suis parti ce matin en direction du Valais, me proposant de remonter ensuite, de Brigue, par la voie transalpine du Lötschberg à la formidable enfilade de tunnels, vers les cantons du cœur du pays. J’ai donc quitté la lumière lémanique du Haut Lac vers huit heures, pour m’enfoncer dans les brumes du Rhône encore tenaces dans l’étranglement de Saint Maurice d’Agaune, bientôt dissipées quand la plaine soudain s’élargit et verdoie au coude de Martigny. Les collines jumelles de Sion me sont bientôt apparues en silhouettes bleuâtres, tout là-haut j’ai salué la silhouette farouche de la Quille du Diable dans l’échancrure de Derborence. Puis, à Sierre, mon regard se déployant sur les coteaux radieux de la Noble Contrée, je me suis rappelé ma rencontre, il y a bien des années, de la toute vieille Madame de Sépibus, dédicataire des Quatrains valaisans de Rainer Maria Rilke, qui m’avait reçu, tout jeune et pantelant de timidité, dans sa vieille demeure de séculaire aristocratie aux boiseries grises à liserés bleu clair. Je me rappelle que la toute vieille dame me semblait avoir une peau de papier d’Arménie, et que je me sentais bien grossier dans mes jeans et avec mes longs cheveux.

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    Or elle se montrait touchée du fait que cette espèce de balbutiant beatnik se souciât le moins du monde de son poète dont l’adoration survivait en elle, dans le tremblement de ses doigts presque transparents, tandis qu’elle me faisait voir les manuscrits originaux de l’ange disparu…

    Mais voici qu’on arrive au fond de la vallée qu’annonce la bilingue dame du train : wir treffen in Brig ein, EndStation. Nous arrivons à Brigue, station terminus. Et de fait, c’est bien un verrou que représente ce lieu, au-delà duquel il faut franchir une haute marche pour continuer vers l’Est dans le Goms, la vallée de Conches, les hauts du glacier du Rhône et, plus loin encore, les vals suspendus de l’Engadine, pays de Nietzsche et de l’ours revenu des Balkans.
    Mais c’est au nord que L’Intercity à destination de Zurich et Romanshorn m’emmène à présent à travers toute une théorie de tunnels. Une dernière lucarne me permet juste d’apercevoir, en bas, la plaine industrieuse, puis en haut un dernier glacier (les journaux parlent ce matin de leur disparition en 2050), sur quoi le train s’enfonce littéralement au cœur de la terre.


    Un bas-relief discret, à Goppenstein, rend hommage à ceux qui ont laissé leur peau dans la construction de cet indispensable ouvrage nous reliant ingénieusement à l'Europe qui se bricole. Or la proximité du Simplon et du Lötschberg, lignes ferroviaires mythiques, me fait soudain penser à deux de mes arrières-grands-pères, l’un Alémanique et l’autre Romand, qui furent conducteurs de trains au début du siècle, l’un faisant même partie de l’historique équipe à inaugurer la voie du Gothard. Il me reste d’eux des photos de fringants moustachus à rutilants uniformes, mais je ne sais rien d’autre jusque-là de leur histoire précise, et je m’en veux à l’instant. Que d’incuriosité dans notre génération de jeans et de longs cheveux !
    4ccc7acb68b90e91027f002c0eda8ad2.jpgNiesen06.JPGPassons : car nous voici sur l’aire alpestre de Kandersteg où divers jolis cars multicolores pleins de sages touristes se trouvent comiquement juchés sur divers wagons de transport, au titre du moderne ferroutage.
    Par delà Kandersteg le train glisse doucement sur l’autre versant de la montagne, vers un agreste pays de lacs, et c’est bientôt le rivage de Spiez qui s’alanguit, autre haut-lieu de ma mythologie personnelle puisque s’y dresse la pyramide parfaite du Niesen, maintes fois représentée par les peintres, Hodler le tout premier. Justement, un Hodler vient d’être adjugé en Amérique 15 millions de dollars, mais cela ne signifie rien à mes yeux, sauf qu’un Hodler risque d’échapper à notre regard pour se retrouver dans un coffre-fort. Tant pis : il nous reste le Niesen, que les Américains n’ont pas encore acheté, et je sais au musée de Berne quelques Hodler que je retrouverai cette après-midi même.
    En attendant, comme je suis descendu de train avec l’idée de laver une aquarelle du fameux Niesen, je déchante en constatant que la montagne s’est drapée dans une épaisse étole de brume. Peste de diva à caprices. Mais je passe ma rage  à ma façon, à la piscine voisine d’un bleu californien et d’une eau glaciale, où je peine la moindre à tenir le rythme de deux Gretchen à fortes épaules qui se racontent leur semaine amoureuse. On n’imagine pas la vitalité galante des Gretchen de l’Oberland bernois, non plus que la vigueur de leur brasse coulée. Cependant le prochain train de Berne m’attend déjà, et là-bas un ami cinéaste qui doit me raconter ses trois dernières années de vie et son prochain film… (A suivre)

    Ferdinand Hodler, Lac des Quatre-Cantons et Niesen. Rainer Maria Rilke à Soglio.

  • Also sprach Hölderlin

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    Le tumulte et le sang des fleuves...
    Ton jeune corps lancé
    au rebond souple des gazelles,
    pur esprit du ressort
    qui donne à ton seul mouvement
    la grâce de l’animal...
     
    Ne te retourne pas !
     
    La félicité la plus haute
    que l’Unité résume
    découle aussi du bond
    d’un premier chant de solitude
    élancé vers le ciel
    et ses échos en multitudes
    où le temps et l’espace
    se fondent en incertitude...
     
    Ne sois plus sûr de rien !
     
    Le vieux poète un peu foldingue
    en sa dernière tour
    s’exalte et se griffe au sang vif:
    l’Apollon de Tubingue
    parle en langue comme un prophète,
    ou la donnant au chat
    paraissant d’une folle fête
    faute d’être écoutée...
    C’est un grand langage oublié
    qui ressurgit parfois,
    en bribes ou en éclats d’éclairs -
     
    Écoute mieux en toi !
     
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  • Haro sur les délirants !

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    Quand Jean-Francois Braunstein éreinte les gourous du politiquement correct...

    la-philosophie-devenue-folle-1110275-264-432.jpgProf à la Sorbonne, l'auteur de La philosophie devenue folle a lu à fond les idéologues anglo-saxons foldingues représentant un prétendu progressisme – théoriciens du genre, « animalitaires » et eugénistes -, pour mieux en fustiger l’aberrante régression. Son livre très documenté suscite autant l’effroi que le rire et la révolte, avant d’en appeler à une plus amicale sagesse…

    Vous pensez encore, vieilles peaux, que le sexe biologique distingue chattes et matous autant que mecs et nanas ? Vous vous croyez d’une espèce si différente de celles de vos chiens et chèvres que vous vous retenez de forniquer avec elles ? Vous sacralisez la vie humaine au point de discuter du droit d’en disposer à son gré ! Mais dans quel monde vivez-vous donc ? N’avez-vous pas compris qu’il est temps d’en changer ?

    C’est du moins à quoi, dans les grandes largeurs d’une croissante ouverture à l’indifférencitation généralisée, en appellent certains idéologues d’une mouvance très influente dans une partie significative de la communauté universitaire surtout américaine, mais pas que.

    La visée globale de cette nouvelle «philosophie» est de niveler toutes les frontières entre catégories sexuelles humaines et entre espèces vivantes également «sensibles», de briser tous les tabous liés (notamment) à l’inceste, à la pédophilie, à la zoophilie, au respect des handicapés en particulier ou plus généralement à l’élimination des individus jugés indignes de vivre par les «experts», dans la perspective d’une vie plus dignement jouissive pour tous les individus voués au même compost égalitaire final. Fariboles d’ados surexcités par trop de séries pseudo-futuristes brassant fantasmes et fumisterie ? Absolument pas: théories étayées au plus haut niveau académique par des pontes et pontesses bien établis dans leurs chaires – manquant terriblement de chair hélas -, dont les thèses et les livres à succès ont fait le tour du monde. 

    Si vous n’avez pas encore entendu parler des très célèbres John Money, Judith Butler, Donna Haraway et Peter Singer, pour ne citer que cet inénarrable quatuor de gourous avérés, c’est le moment de sortir de votre trou quitte à crier «pouce» dans la foulée ! 

    Quand la Sorbonne se la joue Rabelais...

    Chacune et chacun, dans la multitude de cette nouvelle abbaye de Thélème virtuelle que figure le Réseau mondial, se rappelle la virulente pétulance avec laquelle un certain Alcofribas Nasier - dit aussi François Rabelais dans les dictionnaires -, fustigea les doctes pédantissimes de la sorbonnicole et sorbonnagre Sorbonne en son Tiers livre, et c’est donc avec un clin d’oeil qu’il faut saluer l’apparition, en la même Sorbonne, d’un émule de l’abbé fripon, en tout cas pour l’esprit, et le remercier d’avoir, tel le routier sympa, roulé pour nous sur les autoroutes de la connaissance. 

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    Grâce à lui, c’est en effet une véritable somme de savoir tout frais que nous trouvons dans La Philosophie devenue folle, livrée en langage limpide et souvent relevée de fine ironie ou de bonne fureur. Nul besoin d’avoir un diplôme de philo pour apprécier cet ouvrage salubre frappé au sceau du sens commun, aboutissant à la conclusion que chacune et chacun, au fond, sait ou sent de longue date ce qui est «décent» et ce qui ne l’est pas, quoi qu’elle ou il fasse «de ça». 

    Mais venons-en au sujet. Qu’est donc cette «folie» pointée par Jean-François Braunstein ? N’est-il pas légitime de remettre en cause les classifications rigides liées à la définition des sexes, après qu’on a laissé tomber le critère de race ? Et comment s’opposer aux défenseurs de la cause animale ? Pourquoi ne pas envisager une légalisation de l’euthanasie ? Une question subsidiaire se pose cependant, et c'est jusqu'à quelle limite et quelles conséquences on efface, précisément, toute limite ?  

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    Exemples à l’appui, Jean-François Braunstein montre alors comment, à partir d’interrogations légitimes et de remises en question en phase avec l’émancipation des moeurs, à la bascule des années 60-70 du XXe siècle, et principalement en Occident, des intellectuels plus ou moins éminents et typiques de l’esprit libertaire de cette époque en sont arrivés à des théories et, parfois, des pratiques effarantes, voire effrayantes. 

     Un tétramorphe de jobardise 

    Le premier exemple est celui du psychologue-sexologue John Money, fondateur de la théorie du genre, pour qui l’orientation sexuelle n’a pas de base innée mais relève de la «construction» culturelle. Fondant ses thèses sur l’observation et le «suivi» médical (alors même qu’il n’avait aucune formation spécifique reconnue) de sujets hermaphrodites, Money s’est rendu célèbre en «parrainant» deux jumeaux devenus tristement célèbres à la suite du suicide de celui qui, prénommé David, atteint d’une malformation, fut poussé de force par Money à endosser le rôle d’une fille, hormones et pressions psychologique multiples à l'appui, chirurgie comprise, pour prouver que le genre «choisi» prévalait sur un instinct sexuel inné, l'expérience ratée préludant à d'autres désastres. 

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    D’abord auréolé de gloire, et jamais revenu sur sa théorie en dépit de la faillite de ses applications, Peter Money alla beaucoup plus loin dans l'abjection en se faisant le chantre «scientifique» de la pédophilie «douce» ou de l’inceste «consenti», avant de perdre tout crédit public. 

    Cela étant, tout en critiquant ce «pittoresque» charlatan porté, par ailleurs, sur la thérapie de groupe sous forme d’orgies conviviales, une figure plus sévère de la théorie du genre, en la personne de Judith Butler, allait pousser encore plus loin la mise en pièces de la différenciation sexuelle avant d’en arriver à nier même la matérialité du corps, celui-ci n’étant que le résultat de tous les «discours sur le corps» découlant de notre culture et de notre éducation, etc. 

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    Il vaut la peine, à propos de cette immatérielle prêtresse fort en cour dans les hautes sphères de l’université, de jeter un coup d’œil sur ses écrits, dont l’illisible lourdeur et la prétention pseudo-savante eût fait la double joie de Rabelais et de Molière ! 

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    Pour détendre l’atmosphère, ensuite, un cinq-à-sept avec Donna Haraway et sa chienne Mademoiselle Cayenne Pepper s’impose, à égale distance entre les lointains cosmiques très new age d’une rêverie dissolvant tous nos corps et leurs attributs dans une sorte de salive échangiste dont la finalité sera d’arroser le compost idéal où, frères et sœurs, nous retournerons la bouche pleine de terre, etc. 

     

    053_edit.jpgMais le summum est encore à venir avec la quatrième incarnation de ce tétramorphe du délire pseudo-philosophique avec Peter Singer, parti de la défense combien louable des grands singes pour devenir une référence mondiale des «animalitaires», avant d'accentuer, de plus en plus, la confusion entre l’homme et l’animal dont les souffrances, éminemment égales, l’inciteront non seulement à une conception de l’euthanasie proche des « hygiénistes » nazis de la meilleure époque, mais à une nouvelle pratique de l’infanticide qui devrait, évidemment, régler bien des problèmes auxquels sont confrontés les parents d’enfants malformés ou déficients, sans parler de régulation démographique à grande échelle et, en attendant le Super Cyborg, la nationalisation des organes prélevés sur les vivants inutiles au profit des battants à réparer, etc. 

     Cette vieille guenille de l’Homme Nouveau… 

    Witkacy2.jpgIl y a un peu moins d’un siècle de ça, un génie polymorphe polonais, à la fois peintre, dramaturge, romancier et philosophe, du nom de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, publia un roman prémonitoire intitulé L’Inassouvissement dans lequel, sur fond de société massifiée, un parti dit nivelliste se partageait les faveurs de la multitude avec les adeptes d’une secte orientalisante genre Moon. La notion de «folie ordinaire» y était omniprésente, dans le sillage des prédictions sur le Nouvel Homme esquissées par Dostoïesvski et Nietzsche, une décennie avant celles de l’emblématique 1984 d’Orwell, cité à la fin de l’essai de Jean-François Braunstein. 

    Or c’est le mérite particulier de celui-ci d’amorcer son tour d’horizon de la «philosophie devenue folle», qui englobe bien d’autres « followers » des idéologues cités plus haut, en citant des auteurs dont les écrits s’opposaient explicitement à ce nivellement généralisé, à commencer par Philippe Muray et Michel Houellebecq. 

    Dans sa conclusion tout à fait explicite, Jean-François Braunstein, se démarque de ceux qui, trop frileusement, assimilent identité et fermeture ou excluent tout débat  (notamment sur les « études genres » ou « queer », etc.) en rappelant que « ce sont justement les limites et les frontières qui constituent des identités multiples et permettent de les faire évoluer ». 

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     La façon pathétique des pseudo-scientifiques (dont une Donna Haraway ou une Anne Fausto-Sterling) de s’en prendre au «virilisme» des sciences dites dures, de la biologie à l’immunologie, pour esquiver les faits trop têtus à leurs yeux, comme au temps de la biologie stalinienne promettant au bon peuple quatre printemps par année, va de pair avec l’enfumage idéologique propre à tous les fantasmes et défiant toute contradiction de bonne foi. 

    «S’il y a des limites, conclut ainsi l’auteur de La philosophie devenue folle, c’est aussi pour qu’elle puissent être dépassées, mises en question, subverties. Mais il ne s’agit en aucun cas de les effacer. Une frontière permet de vivre en paix de tel ou tel côté, mais aussi de rêver à ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière, de la franchir, légalement ou non, et de devenir autre à travers ce passage, ce sont les frontières qui préservent cette diversité qui fait la beauté du monde, qu’il soit humain ou animal. Au contraire, pour la pensée politiquement correcte, la diversité est d’autant plus célébrée qu’elle est niée dans une recherche pathétique du même qui aboutit à plaquer sur la vie animale les exigences d’universitaires américains totalement déconnectée de la réalité. (…) C’est dans cette confrontation à l’altérité, à la négativité, que l’homme prend conscience de lui-même. (…) Il sait qu’il n’est pas un pur esprit, qu’il est indissolublement lié à son corps. Maladies et mort font donc partie de la vie de l’homme, , mais il les combat sans relâche par la science et la médecine qui est, comme disait Foucault, la « forme armée de notre finitude ». Cet homme-là est un être qui affronte le monde pour en repousser les limites. Là est son bonheur, là est ce qui donne un sens à sa vie ». 

     Jean-François Braunstein. La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort. Grasset, 393p. Paris, 2018.

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     (Dessin de Matthias Rihs. ©Rhis/BPLT)
     
  • Drôles d'époques...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2022)
     
    A la Désirade, ce mercredi 21 décembre. – Je relisais hier soir La mort d’Élise de Marcel Jouhandeau, dont je ne me rappelais pas l’atrocité de la relation qui s’y trouve évoquée, mélange de haine implacable (du côté d’Elise) et de résignation « royale » pour Marcel qui d’une main tient sa plume (supposément divine) et de l’autre celle du petit Marc, sept ans, dont il recueille les jolis mots d'enfant impertinent et sagace.
    Cela m’amuse pas mal, revivant ces jours les derniers mois, les dernières semaines et les dernières heures que nous avons passés ensemble, avec ma bonne amie, de penser à la tendresse qui nous a unis jusqu’à la toute fin, alors que ces deux-là se seront affrontés jusqu’à la complète décrépitude de la pauvre Caryathis, danseuse éblouissante à vingt ans et quasi cadavre continuant de maudire « celui-ci », comme elle l’appelle devant des tiers, qu’elle sait un grand écrivain et taxe de monstre – non sans raison d’ailleurs puisque Jouhandeau, fils de boucher et d’une mère adorée autant que celle de Proust, auteur de l’immortel portrait de groupe des habitants de Guéret devenus les Pincengrain de Chaminadour, retraité du professorat que ses lycéens respectaient et chérissaient même pour certains, grand seigneur des lettres parisiennes auquel Céline un soir avait balancé le plus beau compliment (« Quand on écrit comme vous, on peut être tranquille »), siégeant dans le salon de Florence Gould entre Charles-Albert Cingria et Paul Léautaud, reçu tous les jours par Dieu en conversations particulières, était à la fois Monsieur Godeau le mystique et le client régulier de Madame Made, en sa maison particulière, qui lui réservait les bons soins de ses plus beaux employés, dont il magnifie les prouesses dans les extravagantes Pages égarée, mélange de célébration érotique et de récit de parties fines dont le ton et le style « à l’antique » frise à vrai dire le ridicule autant que le sublime. Mais quelle époque !
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    Or celle-ci aura vu cohabiter, entre rats des villes et rats des champs, un Gustave Roud dont je lis ces jours le passionnant (et parfois désolant) Journal, pour qui l’effleurement d’une main ou d’un torse de jeune paysan constituait l’orgie du jour, un Julien Green se flagellant à proportion de ses surabondants débordements charnels, un Gide courant après les petits garçons berlinois ou tunisiens (comme le relève le même Green, qui associe Klaus Mann aux mêmes manies pédophiles) ou un Ramuz aussi cravaté que son ami Gustave et aussi farouchement discret en matière de vie privée que son ami Charles-Albert, etc.
    Nous en sommes, ces temps, à l’irradiation idéologique du mouvement « woke », dont l’éveil tient du somnambulisme moralisant et d’une sorte de négationisme « contre nature », bien plus désolant à mes yeux que les moeurs les plus débridées - qui voudrait que la femme et l’homme ne fussent plus ce qu’ils sont mais des entités sociales voire politiques, les pays dilués, tout conflit régulé par ce nouveau prêtre qu’est la ou le psy, etc.
    Certaines de mes connaissances « de droite » s’en inquiètent, alors que j’en ris autant que Lady L. et que certaines de mes connaissances « de gauche », il faudra un de ces quatre que je lise le nouveau lirve de Jean-François Braunstein consacré au wokisme, dont j’espère me régaler autant que de La philosophie devenue folle visant à peu près la même mouvance, mais pour l’instant j’ai trop de choses plus sérieuses à faire : faire trotter Snoopy dans la forêt et mettre de l’ordre à La Désirade avant de regagner mes pénates lacustres, parachever Les Tours d’illusion que j’aimerai publier de mon vivant encore avec Mémoire vive et mon triptyque poétique, poursuivre mon initiation ludique à la langue coréenne et revoir demain mes petits-enfants en abominable ressortissant du patriarcat et enfin tâcher de ne pas trop décevoir les attentes de mon ange gardien dont les ailes n'auront jamais été que deux bras bien en chair non moins qu'aimants...

  • Au miroir de Shakespeare (36)

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    Une lecture en scène des 37 pièces du Barde d'Avon.
     
    Les drames historiques
     
    36. Henry V
     
    Un voyou notoire peut-il faire un bon roi ? Un débauché pilier de taverne et compère de filous est-il perdu pour la société ? Et plus largement: un homme est-il amendable et perfectible au point de devenir, en mûrissant ou confronté à des responsabilités, le contraire de ce qu’il a été ?
    À ces questions, la pièce consacrée au jeune Henry V, héritier légitime d’un roi se considèrant lui-même comme un usurpateur, répond de façon à la fois généreuse, réaliste et nuancée, en brossant le portrait d’un très beau personnage incarnant bel et bien ce qu’on peut dire, du plus humble détail à l’ensemble de ses actes en matière de politique intérieure et extérieure, le bon gouvernement.
     
    Un personnage figurant à lui seul le Chœur à l’antique, s’adressant au public comme un guide avisé, recadre l’action et la détaille en remarquant avec humour que reconstituer la bataille d’Azincourt sur une scène de théâtre demandera un soupçon d’imagination de la part du spectateur...
    Pour le téléspectateur, la belle version de la BBC relève d’une illustration plus directe, avec l’alternance très marquée des scènes de taverne genre bas-fonds à la Dickens (ou à la Brueghel) et des séquences de cour ou de guerre, où le jeune Hal à dégaine de mauvais garçon de la pièce précédente devient un flamboyant chevalier tonsuré et cuirassé.
    Dans son nouveau rôle de roi, Henry se montrera aussi inflexible avec les traîtres (il en fait exécuter trois avec le cœur serré car ils étaient de ses amis) et ceux qui entachent sa dignité (Le pauvre Falstaff, qui va d’ailleurs mourir misérablement dans sa bauge) tout en assumant très intelligemment toutes ses tâches au point de susciter les éloges de la base au sommet du royaume dont il entreprend, dans la foulée, de reconquérir les droits en terre de France.
    De très belles scènes et de très attachants personnages – dont le tout jeune garçon déplorant l’absurdité de la guerre avant d’y laisser sa peau – émaillent cette somptueuse chronique évoquant l’humanité profonde du jeune roi (sa visite incognito à ses soldats en veillée d’armes est un morceau d’anthologie) et son mélange très bien dosé de fermeté et de douceur magnanime.
    Moins éthéré et pur que celui d’Henry VI se rêvant berger, le personnage shakespearien de Henry V (magistralement campé par David Gwillim) n’en est pas moins très-chrétien par sa miséricorde, son attention aux humbles et sa propre humilité au moment de reconnaître au seul Dieu juste et Bon (hum !) le mérite d’avoir écrasé les Français à Azincourt…
     
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  • Rondeau de l'aronde

     
     
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    Chacun sa façon de prier:
    moi c’est en chantonnant
    du matin jusqu’au soir,
    parfois même en me prenant pour
    un ténor extra en devoir
    de louer l'Éternel,
    et comme à ses oiseaux
    comme au bienheureux Francesco
    un silence divin
    répond du tréfonds de ce Rien
    ou disons : presque rien,
    nous éclairant de sa chandelle...
     
    Quand brillaient encore les étoiles
    au ciel de tous nos âges
    et que les anges dans leurs voiles,
    à l’unisson joyeux,
    nous enchantaient de bel canto
    ou du blues malchanceux
    des affligés du vieux rafiot,
    c’était un chant sacré
    qui nous venait du plus profond
    de nos cœurs désarmés
    où celle qu’on dit l’âme
    titube et par moments chancelle
    avant de relancer son chant
    d’imbécile hirondelle...
     
    Peinture: Matisse

  • Quand le Journal de Gustave Roud ouvre l’accès à toute l’Oeuvre

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    Monument de l’édition romande actuelle, les Œuvres complètes de Gustave Roud constituent un merveilleux labyrinthe harmonique dont le troisième des quatre tomes - Journal de plus de 1200 pages - est peut-être à parcourir en premier. Noël de lecture: cadeau !
     
    L’amour est plus fort que la mort, pourrait-on se répéter une fois de plus à la lecture du Journal de ce tout jeune homme qu’était Gustave Roud en 1916, même pas vingt ans et tout était déjà là de l’enfance et de la séparation, de la conscience douloureuse et non moins source de joie, de l’absence ressentie aux larmes et de cette omniprésente évidence d’une lumière au beau milieu de la clairière de l’être ; en novembre 1916 c’était la guerre une fois de plus et mondiale, et dans la troupe des jeunes hommes ce garçon se confrontait à une passion secrète n’osant dire son nom et se livrait en même temps à un afflux de tendresse ouverte à tout le vivant, s’affirmant comme une force vive en sa faiblesse même…
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    Oui, tout est tension dès les premières pages du journal de ce jeune poète qui d’emblée est plus qu’un « cher confident » à la manière confinée du cher Amiel se rêvant, tout est déjà porté vers la poésie réellement agie autant que désirée, la moindre note est déjà comme un esquisse de poème et tout de la présence du monde, du village au paysage et de la solitude à la multitude - tout va vers le don et l’abandon avec une prodigieuse attention.
    Amiel se morfond et se regarde en train de se regarder, et son journal se fera sur son sempiternel aveu d’impuissance, il commettra quelques poèmes – dont le trop fameux Roulez tambours ! - sans se douter que sa vraie poésie est précisément dans son journal fluvial, tandis que celui de Gustave Roud n’est, en partie au moins, qu’une esquisse de l’œuvre, même si celle-ci se travaille ici aussi dans la foison de notes quotidiennes souvent merveilleuses, sur de multiples supports et avec d’incessantes reprises, comme un patchwork à paperoles…
    La poésie, mais qu’est-ce donc pendant que Blaise Cendrars saigne au front ? La poésie pour le jeune Gustave, disons que c’est qui est perçu et ressenti - toute douleur et toute joie, toute langueur et tout élan -, qui doit être transposé pour devenir autre chose qu’une chose perdue ou qu’un temps mort, et c’est ce qui étonne à chaque page des feuillets quotidiens du Journal si maladivement mélancolique en apparence du jeune fusilier Roud : c’est cette santé et cette beauté…
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    Le Gustave de vingt ans est dans la troupe et il est seul, c’est la guerre et il a été embarqué là-dedans avec des hommes dont certains détournent peut-être leur regard du sien trop insistant, il est en uniforme et participe bel et bien à la cause commune, il est même gradé et très présent en apparence là encore, mais il écrit en novembre 17: «Le vent tantôt las tantôt ranimé n'arrive cependant point à engloutir dans sa houle passionnée le bruit ridicule et mécanique d'un moulin à vanner dans une grange»…
    De fait, et cela distingue et sauve le pauvre Gustave de l’ordinaire guerrier et de la platitude des jours : c’est le vent dans les arbres et les cheveux, le vent qui boxe dans le vide ou défrise les andains, le vent et la couleur de l’orange dont Cézanne essaie de peindre l’odeur, et voilà ce qui sauve le pauvre Gustave : «L’orange était glacée et ronde à mes doigts, et son parfum se mélangeait affreusement à l'odeur du manteau de caoutchouc; mais au-delà du rigide rideau de sapins obscurs, verts et dorés obliquement par le pan de soleil qui s'y abattait, Chesalles comme un feu rouge sans une ombre brûlait, l'église même pareille à une flamme aiguë. Déjà malgré l'hiver, de lourds champs de terre retournée, un long chemin rose et sec entre de arbres»...
    Et tout cela bien entendu dès l’enfance où le Gustave enfant, écrivant à ses parents et signant Gustave Roud, confie cela très précisément que son orthographe d'enfant ne dément pas: «Une fois que j’alais cueillir des marguerites, l'herbe était fauché est voilà que je marche dans une fourmilière de fourmis rouge, alors les fourmis me grimpent en haut les jambes elles me pique jusque au cuisses. Alors je me sau et je trouvais des marguerites. Les marguerites sont grandes. Elles sont blanche et jaune et les feuilles sont dentelées. Je reviens à la maison. ma maman me dit j'ai entendu ce cri que tu a fait pourquoi esque tu a pas onte a tu apporte de belles narguerite, a tu me fais bien plaisir alors je veux te donner un bou de gâteau au raisin et encore un morceau de gâteau au groseille.
    à papa et à maman Gustave Roud».
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    Et cela encore comme une conclusion momentanée du Gustave de vingt ans - il y en aura tout le temps: «Qu'importe ! dès cette heure j'accepte tout, j'accepte de voir se détourner de moi, déçus, ceux auxquels je parle encore, et pour qui mon amour soulève encore quelques phrases (je le sens implacablement devenir silencieux ) j'accepte de me dépouiller de toute joie humaine, j'accepte une différence totale mais que je vive, mon Dieu, que le monde dresse autour de moi la vie éblouissante et profonde, et qu'à mon dernier soir, certain d'une autre lumière, je sente mes yeux périssables rassasiés de celle qu'ils auront bue, et mon âme gorgée de richesse, n'ayant rien dédaigné ni jugé indigne de mon amour».
     
    Comme un itinéraire fléché...
    Parce que l’objet seul que constitue le coffret aux quatre volumes des Oeuvres complètes de Gustave Roud relève déjà de la perfection éditoriale belle à voir et douce au toucher, à hauteur – et sans même parler de bibliophilie surfine – de la série du même bleu céleste des œuvres de Ramuz chez Mermod en 20 volumes, des douze volumes sur papier bible du Journal intime d’Amiel ou des deux séries safran et bleu nui des œuvres de Charles-Albert Cingria, c’est un bonheur rare que de tenir en mains e vrai trésor de mémoire, avec la valeur ajoutée inappréciable des introductions et de notes et notices, particulièrement éclairants dans les mille pages du journal aux innombrables occurrences relatives à l’époque, au milieu familial et provincial du poète, à ses fréquentations et ses occupations - jusqu’à ses grappillages d’images dans la sublime campagne où fauchent de beaux paysans à moitié nus comme les dieux de la Grèce, qui font dire à sa sœur Madeleine quand elle le voit revenir de ses chasses subtiles : « Voilà de nouveaux poulains pour son paddock»…
    Bref, et même pour celles et ceux qui connaissent, et parfois depuis longtemps, les textes majeurs de Gustave Roud - notamment par les deux volumes des Écrits du même bleu céleste parus chez Mermod - , cette nouvelle édition, rassemblant d’innombrables textes (critiques ou traductions) jusque-là dispersés, a valeur de véritable redécouverte et de mise en perspective élargie.
    Sans multiplier les salamalecs aux collaborateurs réunis par Daniel Maggetti et Claire Jaquier, l’on relèvera du moins, sous la signature de celle-ci, l’introduction limpide et combien éclairante au premier volume des Oeuvres poétiques. Évoquant « un lyrisme qui intègre tout », Claire Jaquier fait éclater l’image à la fois austère et idéalisée du poète auquel on va rendre visite comme à un mage, dont les écrits précieux tiendraient en quelques jolis volumes, alors que l’œuvre se déploie ici sur quatre mille pages où se découvrent les multiples extensions de la relation de Gustave Roud avec sa terre et ses gens, la littérature et les arts, la musique et la photographie (ses autochromes relèvent quasiment de la peinture), mais aussi avec la civilisations paysanne dont il est un témoin participant, comme son ami Chappaz, et dont il pressentira le déclin autant que celui-ci.
    Claire Jaquier revient aussi sur les deux thèmes principaux courant à travers l’œuvre, à savoir la relation fusionnelle voire mystique qu’il entretient avec la nature – et c’est la source de sa part romantique - et l’obsessionnel désir du poète pour le jeune paysan symbole de vitalité et d’innocence, à la fois inaccessible « dans les faits » et glorifié : « Proscrite dans la vie, l’expression du désir devient légitime dans l’œuvre qui lui offre une scène magnifiée »...
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    À ce propos, passant d’un journal intime « intégral » à l’autre, l’on verra comment, à la même époque mais dans un tout autre milieu, un Julien Green détaille sans fard ses frasques sexuelles quotidiennes, alors que Gustave Roud transfigure ses sensuelles rêveries de solitaire en une prose souvent érotisée à l’extrême mais jamais « explicite ». Par ailleurs, l’amour « qui n’ose dire son nom » n’est qu’un aspect de la transmutation quasi mystique de la réalité sensible en substance poétique, dont les notations du Journal recueillent tous les jours les multiples manifestations.
    S’agissant alors précisément du Journal, les présentations et notes d’Alessio Christen éclairent, au prix d’un considérable et minutieux travail de recherche, les tenants existentiels des écrits en chantier, une période après l’autre et chacune avec sa «couleur», entre tension et détente, permanence et sensible évolution.
     
    Requiem, ou la mort transfigurée…
    C’est par le Journal, aussi, que nous pouvons apprécier, sur pièce et dans son alchimie inscrite dans le temps, ce transit de la chose vécue à la chose exprimée, filtrée par la poésie qui n’est pas enjolivure mais travail d’approfondissement, de surexactitude et d’incantation, en découvrant les pages très émouvantes consacrées, par le poète, à la maladie et à la mort de sa mère, en 1933, puis en les rapportant à la lecture d’un des plus beaux recueils de l’œuvre, intitulé Requiem et paru seulement en 1967.
    S’adressant à la chère défunte, qui devient notre mère à tous, le poète est veilleur : « Sans trêve, quotidiennement, j’interroge ».
    Et son verbe de s’envoler à l’évocation des oiseaux de l’enfance: « Comme tu les aimais ! Rappelle-toi le rouge-gorge cerné par la neige, au fond du temps, jadis, dans le jardin perdu, son angoisse derrière la vitre aux pâles fougères de givre, l’arbre étrange où il nichait, ce dôme d’aiguille impénétrable au gel, et son nom oublié, plus étrange encore. Remonteront-elles un jour de l’abîme temporel, ces syllabes ensevelies ? L’à jamais de ta voix tue se verra-t-il dénoué ?
    Et tant de phrases, dans ce petit livre inspiré jusqu’à l’indicible, qu’il faudrait citer toutes et nous rappellent que l’amour est plus fort que la mort…
     
    Gustave Roud. Œuvres complètes, publiées sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti. 1. Œuvres poétiques. 2. Traductions. 3. Journal. 4. Critique. Editions Zoé, 2022. 4031p.

  • Du côté de la vie

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    Pour Sophie et Julie, et par manière de remerciement à toutes celles et tous ceux qui nous ont témoigné leur affection ou leur soutien...
     
    À la Maison bleue, ce 15 décembre 2022. – Le chagrin ne se dit pas, croit-on parfois, et la tristesse n’a pas de mots non plus pour s’exprimer, et pourtant c’est juste ça qui nous reste à ces moments-là, même si ce n’étaient que des balbutiements ou des platitudes, c’est entendu : on ne trouve pas les mots ni la façon de les dire, mais je vais quand même essayer d’exprimer, comme elle m’avait demandé de le faire, ce que nous avons vécu, mes filles et moi, et leurs compagnons, cette nuit où elle nous a quitté - il n’y a pas d’autre verbe pour le dire, je ne dirai pas « où elle s’est envolée », car elle n’aurait pas aimé ça, n’étant pas de ceux qui se paient de mots, et je vais même être trop dur pour me rappeler mieux sa douceur : je vais livrer deux détails éprouvants de cette dernière nuit que je me rappelle parce qu’ils font partie de la vie, le premier lié à une blessure momentanée et le second à un moment d’effroi.
    Nous étions deux à la veiller, dans la soirée de la première partie de cette nuit-là, plusieurs soignants s’étaient succédé pour l’assister, alors même qu’elle était déjà plongée dans un coma profond et irréversible depuis l’avant-veille du dimanche, et peu après la dernière visite notre grand fille aînée, qui restera toujours ma petite, vint me dire doucement qu’elle pensait que la mourante avait cessé de respirer, et c’est en effet cela la mort : c’est quand tu cesses de respirer.
    Et c’est là que tu es perdu, et là qu’il faut éviter de se laisser aller. Là que je me suis rappelé les gestes que nous avons enchaînés quand notre père a cessé de respirer, et là que nous avons commencé à téléphoner en nous retenant de trop pleurer, là que nous avons pensé formalités et que j’ai appelé le service compétent à sa permanence, là que j’ai appris que le médecin de garde allait passer pour le constat, comme on dit, et là qu’après un peu moins d’une heure un quadra barbu, visiblement contrarié, s’est pointé, nous saluant à peine, s’est dirigé vers le lit de la défunte, s’est penché sur elle comme un fonctionnaire du service des automobiles examinerait l’état d’un véhicule, s’est relevé et m’a grommelé quelque chose, non pas la moindre condoléance ni le moindre signe de compassion, mais quelque chose en rapport avec la procédure à suivre, alors moi, tellement abasourdi et choqué, blessé par ce manque effrayant de sensibilité ou de simple égard, de prier ma fille de le « gérer », comme on dit, avant que je ne le foute dehors, sur quoi je me suis replié sur mon chagrin tandis que le technicien sanitaire s’occupait, avec les instruments adéquats, de retirer son pacemaker du corps martyrisé par la maladie...
    Or c’est avec ce corps, ensuite, que j’ai passé la nuit. Et c’est devant le visage de pierre, le visage fermé de ma bonne amie que je me suis réveillé, le lendemain matin, toujours exténué mais étrangement apaisé, et si tu trouves d’autres mots pour le dire…
    Mais plus étrange encore : que ce soir du même 15 décembre, fête de Ninon (ou Nina, esclave chrétienne qui convertit par ses miracles le roi et la reine de Géorgie orientale, au IVe siècle) et date de la mort de Sitting Bull à Fort Yates, dans le Dakota du Nord, une année donc après nos adieux, Lady L. reste à ce point avec nous, un mois avant la naissance attendue d’une petite fille qu’elle ne tiendra jamais dans ses bras, que tout ce qui nous a fait souffrir ensemble pendant les huit derniers mois de notre partage de vivants, et jusqu’au souvenir du médecin indélicat de ce soir-là, jusqu’à l’effroi que j’éprouvai en me réveillant auprès de la gisante, me font mieux que jamais nous sentir, elle et nous tous qui l’avons aimée, du côté de la vie…
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  • À la vie à la mort

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    Le Temps accordé, lectures du monde VII, 2022-2021
     
    À la Maison bleue, ce samedi 1o décembre 2022.- La neige et le froid me font ressentir, ce matin, ma solitude de toujours, sans qu’elle ne me pèse pour autant plus qu’à quinze ou vingt -cinq ans. Le pauvre Gustave Roud, dont je lis ces jours le journal souvent effrayant d’esseulement, en souffrait comme d’une sorte de mort vivante, affreusement séparé de l’obsédante et omniprésente présence de l’Autre aussi désiré qu'inatteignable, mais j’ai eu la chance d’être doté d’une nature plus débonnaire et d’être né en un temps et une société moins austère et tenue ensemble qu’un village paysan du début du XXe siècle où il était peu concevable pour un jeune poète intégré à sa communauté de s'alanguir devant son voisin paysan revenant de faucher...
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    Quant à moi, qui ai eu deux grands-mères probablement aussi attentionnées, sages et soucieuses de la pureté de l’enfance, méfiantes à l'égard de toute sensualité ravageuse et même de toute sensibilité exagérée, j’ai eu la chance de cohabiter sans trop de heurts avec les diverses personnes et autres personnages que j’ai dû trimballer à travers les années, avant que ma propre obsession de l’Ami unique ne s’apaise auprès de ma bonne amie.
    Pauvre Gustave Roud, et sa chance pourtant à lui d’être poète dans les champs, sa douleur d’être séparé mais a la fois sa rédemption dans sa quête absolue de beauté et sa folie lyrique...
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    Au téléphone, malgré le léger voile comme ridé de sa voix , l’ami Jean le fou me revigore une fois de plus par la chaleureuse attention avec laquelle il me demande des nouvelles de mes écrits et de nos enfants , puis me donne des siennes en me disant sa frustration de n’être, plus que jamais, que spectateur des horreurs qui se passent en Ukraine et ailleurs, et de la faim sans fin dans le triste monde.
    C’est le matin des téléphonages, comme l’Abbe m’appelle juste après que j’ai promis à Jean de me pointer à Genève en début d’année prochaine - pour autant que mon palpitant et le Seigneur ne me lâchent pas avant le nouveau millésime - et lui de se récrier du haut de ses 85 ans, et l’increvable Gilbert ne le lui cède en rien, avec lequel je me réjouis de parler une heure de plus.
    C’est après la parution du Bonheur d’être suisse que je me suis lié d’amitié avec Jean Ziegler, sans autre connivence que notre amour commun de la sainte vie et des braves gens, de la littérature et de la poésie, et qu’il se dise toujours communiste et catholique mordicus ajoute du sel à cette relation pure de toute idéologie - du moins est-ce comme ça que je l’ai toujours entendu après lui avoir ri au nez quand il a évoqué ma «fonctionnalité marchande dans le groupe Edipresse »...
     
    J’ai eu beau, le provoquant un peu, lui assener que j’avais cessé de croire au gauchisme en mai 68, et plus précisément à Paris, dans la Sorbonne occupée : il s’obstine à voir chez moi du léniniste poétique autant que je vois surtout en lui un petit paysan de l’Oberland accroché à son idée de liberté et de solidarité...
    Quant à l’Abbé, c’est sur la très belle lettre qu’il m’a envoyée après la parution de mon premier livre que se fonde notre juvénile vieille amitié et je souris, ce soir, tout en relevant les multiples apparitions de son nom dans le journal de Gustave Roud, de me rappeler notre visite au vieux poète, vers 1974 ou 75, en compagnie du cher Émile qui, lui-même, soigna Charles-Albert en fin de cirrhose...
    En somme l’Abbé aura été, fils de paysan calviniste vaudois passé au papisme paroissial, le plus proche témoin « laïc » de nos écrivains, aussi attentif à Georges Haldas qu’à Gustave Roud et Jacques Mercanton, récitant les poèmes de Crisinel par cœur et lisant toujours (il y a trois semaines de ça) Leopardi ou encore (la semaine dernière) le Maharabatha ...
    Sacré compère, qui me disait tout à l’heure qu’il avait lu mes feuillets shakespeariens avec autant d’attention que d’intérêt, et dont je me rappelle à l’instant qu’il me disait être devenu vieux le jour où il avait trouvé nos amis Rémy et Daniel « dans la joie », tendrement allongés l’un à côté de l’autre, en chemises blanches, après s’être perfusés ensemble, le premier en phase finale de la Maladie, et le second le suivant par amour...
     
    A la Maison bleue, ce dimanche 13 décembre 2021. - On n’entend plus que ce seul souffle, et c’est la vie encore...

  • En toute incertitude

     
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    "The time is out of joint..." (Shakespeare, Hamlet)
     
    Les heures ont été séparées,
    on ne sait pas comment:
    ce n’était pas prémédité
    dans le monde d’avant -
    on n’avait pas anticipé
    cette dissociation...
     
    Certaines heures sont restées là,
    fidèles et bornées
    dans les maisons de l’ancien temps,
    mais la plupart s’en sont allées
    pour échapper au poids
    de l’horloge qu’il y a là,
    suspicieuse en ses lois...
     
    Nous sommes les irréguliers,
    me suis-je dit parfois,
    me consolant d’avoir failli
    à la règle établie
    aux cadrans des bureaux
    et des familles alignées;
    mais cette trahison
    que je croyais libération
    me pesait sans raison...
     
    Les tribus défaites dérogent
    aux lois de l’apesanteur
    qui les faisaient braver jadis
    les choses certaines;
    à présent tout n’est que présent -
    tout est pareil au même
    et l’ennui règne à l’avenant ...
     
    Pourtant tout s’éclaire à cette heure,
    avant la confusion
    des désirs et des leurres,
    car dans le même espace alors
    où tout est incertain,
    tous les temps soudain cohabitent,
    me dis-je ce matin...
     
    Peinture: Robert Indermaur

  • Au bord de la nuit

     
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    (Le Temps accordé, en contrepoint diachronique, 2022-2021)
     
    À la Maison bleue, ce vendredi 9 décembre 2022.- Tout à la fin Monsieur Berchtold lisait à son épouse mourante des poèmes, et je l’imaginais toute petite, plus encore que lorsqu’elle nous servait du thé comme à deux écoliers interrompant leur studieuse occupation - nous composions ensemble un livre d’entretiens où Pingouin, comme les enfants de sa classe de Montmartre appelaient le grand dadais qu’il était déjà, me racontait sa longue et bonne vie de lettré généreux amoureux de littérature et de peinture comme je l’étais moi aussi qui eût pu être son fils...
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    Ma bonne amie aimait aussi revenir au poème que j’ai écrit « à la mer », comme on dit, quand je voyais là-bas nos deux petites filles très menues sous le haut ciel méditerranéen; elle aimait entendre encore et encore ce poème de rien du tout qui m’avait été pour ainsi dire dicté et que j’avais juste noté comme ça au vol de l’instant...
    Et ce matin ce sont ces mots qui me sont venus à l’éveil:
     
    La neige aura tout recouvert,
    te diras-tu plus tard,
    enfin plus tard, j’entends:
    hors du sang et des heures,
    quand les traces du vent, là -bas,
    sur les bancs de sable
    et toutes choses d’ici-bas
    se seront effacées...
     
    La neige est comme une main douce
    sur le front de l’enfant,
    comme un silence dans le Temps
    où la fleur aveugle pousse,
    comme un pur sentiment
    délivré du poids des Instants,
    comme un rien, comme un tout -
    et le chaton sous les flocons
    déboule en innocence ...
     
    Tu ne parleras pas de mort
    devant ton endormie:
    enfin la belle au bois repose
    sous le ciel en linceul,
    et tu restes seul avec elle,
    vous seuls et vous tous
    abolis au milieu des choses ...
     
    Ce dimanche 13 décembre 2021.- Comme je l’avais craint hier soir après avoir quitté son cousin d’Amerique juste débarqué de Florence et descendu au Majestic d’à côté, notre chérie ne pourra lui parler d’où elle se trouve désormais, et moi je ne trouve plus les mots pour le dire...
     
    Ses derniers mots à la première de nos filles veillant auprès d’elle, auront été, après avoir repoussé le verre qui lui était offert avec une infime dose de morphine: « Lady veut dormir... »

  • Quand la neige sera

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    La neige aura tout recouvert,
    te diras-tu plus tard,
    enfin plus tard, j’entends:
    hors du sang et des heures,
    quand les traces du vent, là -bas,
    sur les bancs de sable
    et toutes choses d’ici-bas
    se seront effacées...
    La neige est comme une main douce
    sur le front de l’enfant,
    comme un silence dans le Temps
    où la fleur aveugle pousse,
    comme un pur sentiment
    délivré du poids des Instants,
    comme un rien, comme un tout -
    et le chaton sous les flocons
    déboule en innocence ...
    Tu ne parleras pas de mort
    devant ton endormie:
    enfin la belle au bois repose
    sous le ciel en linceul,
    et tu restes seul avec elle,
    vous seuls et vous tous
    abolis au milieu des choses .
     
    Image: Philip Seelen

  • Au miroir de Shakespeare (30)

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    30. Henry VI / 3
    L’histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d’un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.
    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s’entre-déchirer en s’envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s’opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s’entretuer en famille.


    La première tétralogie historique du Bon Will – c’est ainsi que je le surnommerai désormais – est en effet une fresque guerrière à trois étages où s’empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d’un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l’état pur, en la personne difforme de Richard III.
    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.
    Si Richard III incarne le Mal , l’adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d’ailleurs c’est ainsi qu’il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l’herbe et se représentant l’emploi du temps du berger « type  » au milieu de ses brebis.

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    Or loin de s’en moquer, le Bon Will en donne l’image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l’épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d’autre de la scène, jusqu’au moment prodigieux où, de part et d’autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l’un découvrant que l’ennemi qu’il vient de trucider est son propre père, alors que l’autre, qui s’apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu’on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d’Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.

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    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n’a rien pour autant d’un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d’aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.
    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n’a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d’œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

  • Au miroir de Shakespeare (31)

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    Une lecture en scène des 37 pièces du Barde
    Les drames historiques
     
    31. Richard III
     
    La première tétralogie historique de Shakespeare, datant des années 1591 à 1594, s’achève avec la bien nommée Tragédie du roi Richard III, marquant un paroxysme de violence et de pénétration psychologique et spirituelle qui préfigure, avec autant d’intensité sinon de complexité et d’ampleur dramatique, les chefs-d’œuvre tragiques de la maturité, tels Troïlus et Cressida, Hamlet, Macbeth ou Othello.
    Si les trois chroniques ressaisissant les tribulations du pieux et pacifique Henry VI, dans le mouvement centrifuge d’une guerre menée contre la France suivie du terrible conflit fratricide des Deux-Roses, exposent et développent un aperçu panoramique de la convulsive histoire anglaise de ces années, l’apparition de Richard le boiteux constitue, théâtralement parlant, un tournant radical, plaçant le protagoniste au premier rang en tant qu’acteur et que metteur en scène, quasiment auteur de son propre drame.
    Dès le ricanement sardonique saluant cette apparition, nous pressentons le pire, et la première proclamation de Richard, qui se reconnaît un produit de la « perfide nature », que personne n’aime et qui n’aimera pas mieux, affiche pour ainsi dire le programme avec la franchise cynique qui sera toujours la sienne : «Aussi, puisque je ne puis être l’amant qui charmera ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à être un scélérat et le trouble-fête de ces temps frivoles ».
    Le traître Iago, pair en scélératesse de Glocester, n’aura pas la pureté de celui-ci dans la violence, la cruauté, mais aussi la lucidité sur soi-même de ce possédé du démon – ce sont ses termes – prêt à massacrer tout ce qui s’oppose à sa prise de pouvoir, petits enfants compris. Conclure au monstre serait ne pas voir la complexité du personnage, incarnant l’homme du ressentiment et ce qu’on pourrait dire la Bête blessée et qui est bien plus que le détestable sanglier de la métaphore récurrente : la jalousie du premier âge et l’envie croissante, la vindicte et le besoin fou de reconnaissance proportionné à la conscience de sa fêlure, la soumission des forts et des femmes, enfin l’ultime défi à sa conscience, cette chienne divine.
    Sa conscience torture le roi Richard une nuit durant, quand ses victimes lui apparaissent en rêve, chacune réclamant sa mort ; et lui-même en est d’autant plus terrifié qu’il ne se juge pas moins durement, mais c’est avec la rage du désespoir, ayant fait taire sa maudite conscience, qu’il va jusqu’au bout de sa mort bestiale.
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    Mais le démon n’est pas moins fascinant, tel le serpent, par sa façon de séduire et de chercher à « retourner » les femmes dont il a fait le malheur, prodigieux d’éloquence perverse et suscitant alors, chez la furieuse Marguerite autant que chez sa propre mère, la reine Marguerite ou Lady Anne, le plus trouble mélange d’horreur et de répulsion, mais aussi de vertigineuse attirance.
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    Dans la réalisation magnifique de la BBC, signée Jane Howell, de formidables comédiennes incarnent les reines s’affrontant autant au roi qu’entre elles, le rôle–titre étant tenu par un Ron Cook saisissant, qui tient à la fois de l’enfant vicieux et du nain maléfique, de l’ange noir et de l’homme blessé...

  • Au miroir de Shakespeare (29)

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    Une lecture en scène des 37 pièces du Barde
     
    Les drames historiques
     
    29. Henry VI / 2
     
    La première tétralogie des drames historiques de Shakespeare, où la guerre fratricide des Deux Roses succède à la défaite des Anglais sur sol français, est marquée par une inexorable montée aux extrêmes sur le fond de laquelle se détachent les figures de trois monstres particulièrement sanguinaires en les personnes de la reine Marguerite, du tribun populiste Jack Cade et du roi Richard III le boiteux scélérat.
    Du point de vue de la structure et de la tension dramatiques, les trois parties d’Henry VI tirent un peu en longueur entre intrigues de clans et sanglantes étripées , qui devaient surexciter le public de l’époque mais ne nous parlent pas avec la même intensité.
    N’empêche que de formidables personnages ne se profilent pas moins, à commencer, dans la deuxième partie, par le lord protecteur Glocester, tuteur fidèle du jeune roi encore flageolant et dont la nature faible ne cessera de s’accentuer, alors que lui-même est à la fois aimé du peuple et détesté par les grands du royaume, tel le très retors Cardinal Beaufort qui participera à son assassinat.
    Avant d’être étranglé sur son oreiller, Glocester s’opposera virulemment aux suggestions criminelles de sa femme Eléonore, sorte de Lady Macbeth avant l’heure qui prend ses conseils chez les sorciers et sera bannie par le roi, bon comme le scout mais pas poire pour autant.
    Dans le genre garce de haut vol, la nouvelle reine Marguerite, importée du continent par le duc de Suffolk, qui la baise avant de l’offrir au roi consentant, s’impose bientôt en cheffe de projet aussi résolue que la pucelle d’Orléans, fantastique en son numéro d’hystérie (merci Julia Foster !) où elle jure allégeance au roi tout en le rabaissant, pestant comme une damnée au moment où le bon Henry montre les dents et bannit Suffolk, dont la tête coupée reviendra à sa maîtresse jurant alors vengeance absolue.
    Sur quoi l’ambiance monte encore d’un cran avec l’apparition du terrifiant Jack Cade, variation léniniste du héros Talbot de la première partie ( et d’ailleurs incarné par le même Trevor Peacock) qui promet la semaine des quatre jeudis au peuple avant de lui offrir ses premières tête coupées.
    Le jeune Shakespeare décrivait les turpitudes de la guerre civile avec un siècle d’écart, mais le règne d’Elisabeth sort de cet affreux magma et l’on présume que les zooms du dramaturge, ses arrêts sur image souvent bouleversants, les états d’âme exprimés par ses héros comme en confidence directe au bonhomme public, ou les commentaires supérieurement éclairés de ses sages devaient parler à ses contemporains puisqu’ils nous stupéfient toujours par leur fond de lucidité, d’intelligence politique, de bonté sous jacente et de tendresse – de réelle actualité…

  • Au miroir de Shakespeare (26)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde.
     
    Les Comédies
     
    26. Le Conte d’hiver
     
    À la plus extrême violence s’oppose, dans Le conte d’hiver, une douceur infinie qui se module de façon très nuancée entre tous les personnages de cette romance des dernières années du Barde, où la jalousie délirante, la pureté lustrale d’un premier amour et le retournement du pardon sous-tendent un poème dramatique à la fois déchirant et libérateur, en prélude à La Tempête finale.
    La jalousie folle qui s’empare soudain de Leontès, roi de Sicile, à l’instant même où son inséparable ami d’enfance Polixène, devenu roi de Bohême et son hôte depuis quelque temps, s’apprête à le quitter, est pour ainsi dire déclenchée par lui-même puisque c’est à sa demande insistante que sa femme, la très douce et fidèle Hermione, prie leur ami de rester encore un peu.
    Or l’affectueuse façon que la reine met à retenir Polixène, assortie d’un tendre geste amical, cristallise soudain l’affreux doute de Leontès qui s’ombrage aussitôt et se met à fulminer, à déraisonner d’abord tout bas et bientôt tout haut au point d’épouvanter et de faire fuir son ami, de sidérer ses conseillers éclairés s’ils ne le suivent pas dans son délire, de condamner l’innocente Hermione au noir cachot et de traiter l’Oracle de Delphes de pur mensonge quand il apprend, devant la cour supposée condamner l’abominable adultère, qu’Apollon lui-même blanchit Hermione et Polixène.
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    Mais voici que sa monstrueuse injustice se retourne contre lui puisque, en deux temps trois mouvements, son fils chéri meurt de chagrin et qu’Hermione est également donnée pour morte.
    C’est alors que la furieuse montée aux extrêmes de la jalousie se transforme, chez Leontès, en descente au tréfonds de la déploration et du désespoir coupable. Tout cela à quoi la sage-femme Pauline, qui est également la plus sage des femmes, a assisté en défendant l’innocence de la reine comme une furie, crachant ses quatre vérités au monarque jaloux, sans parvenir à lui arracher la prétendu bâtarde qu’Hermione vient de mettre au monde dans sa cellule et que le roi ordonne à l’un de ses conseillers d’abandonner loin de sa vue, ce que fait aussi bien le fidèle Antigonus avant d’être dévoré tout cru par un ours. Que d’horreurs !
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    Mais ce qu’il faut se rappeler à tout moment, avec Shakespeare, c’est que nous sommes au théâtre, et nul besoin de V-Effekt (la fameuse et un peu lourdingue distanciation brechtienne) pour en constater l’évidence. Ainsi l’extravagante colère de Leontès, dont la dégaine à quelque chose d’Ivan le terrible dans la version de la BBC, est-elle à le fois d’un irrésistible comique sans cesser d’être tragique.
    Le Grand Will savait d’expérience ce que représente la mort d’un enfant et ce qu’une jeune fille espère au printemps de la vie. C’est ainsi qu’à seize ans d’intervalle, dans Le conte d’hiver, la plus merveilleuse histoire d’amour fleurit-elle, au propre et au figuré, au seuil d’un printemps renaissant après la descente au tombeau des mauvais sentiments.
    Rhétorique de bluette que tout ça ? Cela pourrait être si Barbara Cartland tenait la chandelle, alors qu’on est ici, dans la prairie de la bergère et du prince déguisé en berger, à l’antipode malicieux de tout kitsch mièvre.
    La poésie du Big Will ruisselle et charrie tous les affects. Parlant à tous les publics il ne se fait aucun scrupule de recycler une love story fleurant aussi bien l’antique que le postmoderne, avec un filou faisant les poches des villageois à la fête où le roi de Bohême lui-même s’est déguisé pour confondre son fiston amoureux d’une gueuse, laquelle est incidemment fille de reine – vous suivez au fond de la classe ?
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    Quant au Grand Pardon du dénouement , il ressortit lui aussi au théâtre et à la magie des masques – au conditionnel évangélique de la bonté.
    La comédie finit bien parce qu’il y a au monde de la bonté incarnée, qui se nomme ici Pauline ou Camilo, et que ceux-ci rayonnent et donnent envie au public d’être bon. De fait la bonté shakespearienne, tissée de mélancolie et de savoir noir, instaure en nous un printemps possible qui fera l’hiver reverdir, ainsi de suite…

  • Accroche le mot au nuage

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    Les mots sont là pour s’étonner,
    venus du fin des âges,
    au temps des anges émus
    sans ailes ni messages...
     
    La muse a délivré la nuit
    des mots les plus secrets,
    qui retenaient, sous le déni
    tant d’aveux interdits...
     
    Les mots s’embrochent et recomposent,
    en rondes et en croches,
    les mélodies, de proche en proche,
    des enjambées en prose...
     
    Les mots n’existent pas
    sans le chant qui ruisselle,
    ou monte vers le ciel
    dont on ne perçoit que l’aura...
     

  • Nos derniers jours ensemble

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    Au café de La Rotonde, à la Sallaz, ce 1er décembre. - Après un sommeil irrégulier et le bouclage de ma 160e Chronique sur les pessimistes tonifiants, un peu meilleure que je ne le craignais, j’ai rallié mon quartier natal lausannois de la Sallaz pour ma première leçon de coréen dont je ne sais encore si elle aura beaucoup de suite vu mon état de santé, mais on verra bien, en tout cas je suis curieux de retrouver le jeune Gyuhee Lee et de m’initier à sa langue en sa compagnie, au troisième étage de l’immeuble des années 20-30 au rez duquel se trouvait Le Colisée, le cinéma dans lequel j’ai officié en tant que placeur vers mes seize, dix-sept ans et où j’ai vu 3o fois Les cœurs verts d’Edouard Luntz et 25 fois Juliette des esprits de Fellini, auquel je préférais à vrai dire les Vitelloni dont le personnage mélancolique de Moraldo m’était comme un frère en imper gris muraille

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    NOËL.- Je craignais le retour de décembre, dont le froid m’a rappelé ce matin nos dernières séances de chimiothérapie au CHUV, il y a une année de ça, quand ma bonne amie ne se déplaçait plus qu’avec son rollator, n’avait plus qu’une peau de papier fripé sur ses os fragiles et s’efforçait de sourire en espérant encore fêter Noël avec nous. Noël ! Noël de nos enfances au temple de Vennes dont la sévérité protestante de l’architecture se trouvait un peu radoucie et enluminée par les décorations et l’odeur des oranges que nous recevions, les enfants, après le culte où nous chantions les cantiques réservés à cette fête que je préférais, alors, à Pâques,avant que je ne trouve plus de vraie joie, à l’adolescence,  à cette remémoration de la seconde naissance du Christ .

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    NOTRE QUARTIER. - La Sallaz, comme je l’explique à Gyuhee Lee, au temps du Colisée dont je lui ai trouvé une photo des années 50 sur Internet , n’a plus rien aujourd’hui de la place de village qu’elle était au terminus du 6, avec ses trois auberges dont l’une avait une terrasse sous un arbre immense, comme à la campagne, et l’actuel café de la Rotonde n’était alors qu’un tea-room attenant à la boulangerie Schori où les dames de la paroisse protestante venaient acheter la tresse dominicale ou quelque pâtisserie après le culte de dix heures, puis les dames catholiques (« les catholiques sont que des bourriques ! », chantonnaient les chenapans) sorties de la messe à la chapelle de Saint-joseph où mon ami l’abbé Vincent a exercé son dernier ministère - le cher Gilbert dont j’ai retrouvé hier soir le nom dans le Journal de Gustave Roud que j’ai acquis l’autre jour avec le package de la méthode Assimil de Coréen...

    Annyong hassibnika ! ai-je lancé à Gyuhee quand il m’a ouvert la porte tout à l’heure - ce qui signifie à peu près la paix soit avec toi en coréen, et de fait c’est une heure et demie paisible que j’ai passé avec ce garçon qui pourrait être mon petit-fils, ne parle bien qu’anglais après plusieurs années en pays francophones et à qui, après qu’il m’a demandé pourquoi je désirais apprendre sa langue, j’ai expliqué que c’était essentiellement à cause de sa musique entendue sur les séries coréennes dont quelques-unes m’ont beaucoup intéressé, humainement ému voire bouleversée, alors même qu’il est peu probable que je me pointe jamais à Séoul...

     

    Notre heure de langue coréenne s’est agréablement passée. J’ai exercé l’écriture des consonnes et des voyelles, j’ai appris quelques mots et Gyuhee m’a parlé de son travail de biologiste étudiant les oiseaux et les poissons en laboratoire. Il a de très fines mains -comme celles du jeune chirurgien autiste dans la série coréenne Good Doctor - et un sourire de chat. Sa compagne est Farsi. Non pas farcie comme je l’ai entendu mais Farsi. Je lui ai donné 50 francs pour cette première séance au lieu des 40 requis, tel étant mon plaisir d’arrondir les chiffres plus que les fins de mois...

    Ce soir je suis revenu au Journal de Gustave Roud, dont le volume complet compte 1028 pages. Les premières entrées, datées de 1916 (il a donc 19 ans)  en sont immédiatement trempées de larmes quasi adolescentes ou même enfantines, marquées parson funeste sentiment d’être séparé, parlant des autres gars et des filles autour desquelles tournent ceux-là comme d’une autre espèce à la fois inatteignable et désirée - et c’est le début de son obsessionnel voyeurisme esthète dont les évocations érotiques des beaux paysans de son entoutage, sublimées par la poésie relèveront toujours du fantasme aussi peu incarné que ceux de Thomas Mann lorgnant les jolis serveurs ou les « lifts » à la Proust…

    Cette façon de magnifier, dans un lyrisme rappelant un peu l’Antiquité des pâtres, les corps, les épaules, les torses entrevus dans l’échancure de la chemise rude, les croupes ou les mollets des beaux et braves paysans de nos hautes terres, m’a souvent agacé, et parfois m’a fait rire en me rappelant la non moins grossière vanne du peintre Auberjonioois (« Mais enfin, Gustave, qu’il aille se faire mettre une bonne fois ! »), mais à présent j’y reviens autrement et suis réellement touché, à la lecture du journal intégral (riern à voir avec celuide Julien Green au demeurant), par la proximité réelle du poète avec sa terre et ses gens, sa connaissance approfondie des travaux et des saisons,  sa quotidienne et fervente observation de sa campagne perdue.   

    À la Brasserie de Montbenon, ce 2 jeudi décembre 2021.- La consultation de tout à l’heure, au CHUV, m’a valu un nouveau coup d’assommoir, avec l'examen au scanner de ma bonne ame, qui montre une progeression fatale du Mal sur son foie, sans parade spécifique, et l’on va donc interrompre la chimio. L. espérait survivre jusqu’à Noël, mais j’ai vu l’oncologue roumaine hésiter sans exclure verbalement cette éventualité, lui prenant ensuite la main dans un geste qui en disait plus long.

    Noël ! À peine plus de vingt jours alors que nous espérions fêter, en juin prochain, nos quarante ans de vie partagée avec nos enfants, mais la Bête ne l’entendait pas ainsi. My heart is broken.

    I can’t realize : that’s the only way to tell it. The vision of her body is such a pity, such a terrible incarnation of desincarnation and weakness – she compares herself with the poor bodies of the prisoners discovered at the end of the  war in Treblinka or Dachau, etc. and that’s it, exactly, now.  

     

     

     

  • Au miroir de Shakespeare (25)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde
     
    Les Comédies
     
    25. Cymbeline
     
    Shakespeare eût-il sacrifié à la pratique des séries télévisées telles qu’elles prolifèrent aujourd’hui, et dans les pays anglo-saxons avec des qualités parfois comparables au cinéma ou au théâtre, s’il était né en notre époque ? C’est plus que probable, se dit-on souvent à voir et revoir ses pièces visant tous les publics, et notamment les romances aux intrigues bousculées de sa dernière période, dont Cymbeline est un exemple éclatant après Périclès et avant Le conte d’hiver.
     
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    La merveilleuse figure féminine d’Imogene, incarnée ici par une Helen Mirren irradiante de douceur et de douleur sublimée, représente le moyeu fixe et fidèle de la folle roue des trois intrigues combinées de cette pièce semblant de toutes les époques, mêlant Rome antique et matière de Bretagne, féodalité farouche et déliquescence de cour sous la Renaissance, épisodes à la Boccace (la référence au Decameron est explicite), sensualité à l’italienne (la scène du quasi viol d’Imogene endormie par le perfide Rital est d’un érotisme intense) portraits de quasi monstres régnants (la reine marâtre surtout, et son fils dégénéré) et, en contraste vigoureux, de noble cœurs mal blindés contre la jalousie (tel Posthumus, bénéficiant lui aussi d’une interprétation magistrale de Michael Pennington), dans un branle-bas général de guerre qui embrouille tout avant un dénouement dramatique démêlant les écheveaux entortillés.
    Tout cela est d’une ligne moins pure, avec des abrupts moins vertigineux que dans les grandes tragédies, mais le genre de la comédie facilite certains raccourcis que le génie de Shakespeare préserve de l’artifice ou du feuilleton rose, n’excluant ni la verve picaresque d’une espèce de western entre landes et montagnes aux ours, ni les excès gore propres à ravir le public avide de sang frais (la tête à claques du fils de la reine coupée par le prince en légitime défense) ou les apparitions onirico-mythologiques de fantômes humains ou divins…
     
    Quant au leitmotiv shakespearien de l’appel à la clémence et au pardon , il n’a rien, là non plus, de l’artifice exigé par le happy end propre à la comédie, même s’il en participe. Il apparaît plus comme un vœu incarné qu’une leçon de morale: il illustre la possibilité de la bonté inspirant ce que Peter Brook appelle la qualité du pardon.

  • Veilleurs à l'éveil

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    Tout est dents à la gueule ouverte
    de la nuit de la ville
    où rodent de méchantes gens,
    et des ombres fragiles...
     
    Mais c’est au bar, là-bas,
    que j’attends mes alliés ailés,
    là-bas à l’écart, levés,
    le front clair et l’esprit léger...
     
    Nous sommes enfants de la fête,
    fredonne Ariel, ami
    lumineux comme une comète
    et son regard sourit...
     
    Au jour dit, le présent accueille
    les joyeux étourdis
    que nous sommes en poésie,
    comme l’eau qu’on recueille...

  • Au miroir de Shakespeare (24)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde.
     
    Les Comédies
     
    24. Périclès, prince de Tyr
     
    Si les romans d’aventures ont enchanté notre enfance et notre adolescence, c’est le même dépaysement épique, ponctué de moments de réelle émotion, avec pirates et lupanars pour épices, que nous propose un auteur bicéphale avec Périclès, prince de Tyr, qu’on pourrait dire alors un poème d’aventures, entre fable morale et feuilleton picaresque.
    Si la patte lyrique du Barde y est perceptible sans discontinuité , la première partie de cette pièce aurait été co-écrite par George Wilkins, mais peu importe: l’on est ici dans une machine théâtrale constituant un canevas parfait de téléfilm, que le réalisateur David Jones a d’ailleurs conçu dans cette optique, avec tempêtes marines spectaculaires et scènes en plein air (ou au bordel) plus vraies que nature.
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    Un souffle bel et bien shakespearien porte cependant cette romance dramatique, où s’opposent le vice meurtrier du roi Antiochus, amant de sa propre fille qui voue les prétendants de celle-ci à la mort, et la vertu du noble Périclès – rien à voir avec son homonyme du siècle de Platon -, d’abord amoureux de la belle princesse et ensuite forcé de fuir après avoir percé l’énigme de l’incestueux monarque.
    Malgré l’abondance des épisodes mélodramatiques, la pièce atteint une intensité émotionnelle d’une indéniable pureté, culminant dans ses dernières scènes où, après moult épreuves cruelles, le héros éponyme, magnifiquement campé par Mike Gwilym, retrouve sa femme et sa fille supposées mortes à la suite d’un naufrage et devenues, respectivement, prêtresse du culte de Diane et captive d’une très vilaine maquerelle…
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    Charge féroce contre les tyrans corrompus, la pièce joue sur les antinomies carabinées du bien et du mal, sur fond de truculente peinture gréco-orientaliste joliment figurée par la mise en scène.

  • Au miroir de Shakespeare (23)

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    Une lectures des 37 pièces du Barde.
     
    Les Comédies
     
    23. Mesure pour mesure.
     
    Le génie de William Shakespeare, à vingt ans près, n’aurait pu éclore et s’épanouir avec le double assentiment du pouvoir royal et d’un peuple enthousiaste, s’il avait dû affronter les puritains qui, dès la fin des années 1640, mirent un coup d’arrêt brutal à l’âge d’or du théâtre anglais sous les règnes successifs d’Elisabeth et de Jacques.
    Or précisément, Mesure pour mesure, datant de 1603, est la plus formidable attaque qui se puisse concevoir d’une tyrannie se fondant sur une prétendue vertu, où l’hypocrisie se pare des attributs prétendus sacrés d’une Loi de droit divin.
    Le duc de Vienne ayant décidé de s’absenter quelque temps, il confie le gouvernement au jeune Angelo, foudre de vertu que seconde le sage Escalus. Or celui-ci ne parvient pas à tempérer le zèle puritain d’Angelo, qui entend appliquer la loi morale avec la plus extrême rigueur. C’est ainsi qu’il condamne à mort le noble Claudio que tous apprécient, à commencer par Escalus, mais qui a engrossé sa fiancée avant mariage, écart que sans doute le Duc pardonnerait. Celui-ci étant resté à Vienne, juste désireux de voir comment ses sujets et ses suppléants se comportent, ce qu’il fait travesti en moine, l’on s’attend à un retournement de situation.
    Quant à l’inflexible Angelo, voici qu’il reçoit la visite d’une novice au prénom d’Isabelle, qui le supplie de gracier Claudio, son frère aimé. Le plaidoyer de la chaste créature, d’abord timide, se fait de plus en plus éloquent et d’une intensité passionnée qui trouble Angelo jusqu’à enflammer son désir. Ainsi en arrive-t-il à fléchir, puis à proposer à Isabelle, non sans perverse jubilation à l’idée de soumettre une vierge, de laisser Claudio en vie à condition qu’elle se donne à lui.
    Après le portrait d’un snob sans cœur en la personne du jeune et très puant Bertrand de Roussillon, dans Tout est bien qui finit bien, le Barde règle son compte à un autre égoïste psychorigide doublé d’un sale hypocrite.
    Cela étant , la malice supérieure de Shakespeare tient à sa façon de suggérer l’impureté fondamentale de tout un chacun, de la base au sommet de la hiérarchie sociale, et de piéger le faux vertueux par la ruse conjuguée d’un faux moine et d’une vraie nonne prête à jouer de faux semblants sans y laisser sa vertu, finalement relative elle aussi, comme tout jugement humain…
    Parce qu’elle vise, de manière frontale, le puritanisme fauteur de violence prétendue sacrée, cette pièce a souvent été reprise de nos jours, jusque récemment par Thomas Ostermeier, entre autres. Dans la version présente de la BBC, toute classique et parfaitement recadrée pour le petit écran, l’interprétation est une fois de plus au-dessus de tout éloge, avec la figure virginale qu’incarne Kate Nelligan dans le rôle d’Isabelle, l’ondoyante maestria de Kenneth Colley en Duc à la fois impérieux et ambigu, et la sombre présence , d’abord glaciale et bientôt réchauffée par sa sourde passion, de Tim Pigott-Smith en Angelo – l’ensemble de la réalisation, signée Desmond Davis, mêlant admirablement délices et sévices, luxure et mort, violence et pardon.

  • Au miroir de Shakespeare (22)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde.
     
    Les Comédies.
     
    22. Tout est bien qui finit bien
     
    Il faut l’humour carabiné de Shakespeare, tout imprégné de sapience humaine, pour donner une fin heureuse à cette histoire d’amours contrariées, où se distingue surtout l’orgueil plein de morgue du jeune comte Bertrand de Roussillon, qui dame le pion à sa mère et au roi quand ceux-ci prétendent lui faire épouser la tendre suivante de celle-là au motif qu’elle vient de sauver le monarque en appliquant une recette médicale de son père et, pour récompense, demande la main du bel indifférent.
    Raconté comme ça cela pourrait sembler compliqué, mais tout est clair dans l’enchaînement des faits alternant les situations où nous voyons défiler des personnages merveilleusement contrastés, de la mère généreuse de Bertrand, psychorigide snob et puant en sa jeunesse arrogante, au roi mourant content de revivre grâce à la potion d’Hélène et se montrant plein de sagesse, ou de l’inénarrable vantard dont les rodomontades masquent un poltron et un traître, à l’amoureuse éconduite menant son affaire avec une main de fer dans un gant de velours.
    On l’a vu dans les comédies successives de Shakespeare : que les roucoulements romantiques ne lui en imposent pas plus que les menées cyniques.
    Or Bertrand, qui croit tout savoir, va devoir prendre sur lui en découvrant que son mentor n’est qu’un faux-cul, et que ses propres ruses amoureuses ne valent pas mieux.
    Mais qui vaut mieux que l’autre dans cet imbroglio ? Une fois de plus, le bon génie du Barde tend à la conclusion débonnaire et au pardon.
    À relever dans la foulée : la remarquable tenue picturale de la réalisation d’Elijah Moshinsky, dans cette version de la BBC, en phase avec un scénographe de haut vol : on est ici entre Vermeer et Velasquez, les Hollandais en leurs intérieurs et les Espagnols ferrailleurs, avec une touche Louis XIII sympathique à mousquetaires moustachus et gros nez.
    Aussi quelle malice : une épouse vierge se faisant saillir par celui qui la rejette et l’a prise pour une autre, qu’il rejette derechef comme la première ! Et l’amour là-dedans ? Il court il court, le furet…
     
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  • Au miroir de Shakespeare (21)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde
     
    Les Comédies
     
    21. Le Songe d’une nuit d’été
    Dire que Le Songe d’une nuit d’été est la première pure merveille signée Shakespeare relève du pléonasme, vu que le merveilleux constitue la substance même de ce chef-d’œuvre de fusion formelle et d’effusions amoureuses transfigurées par la poésie.
    L’excellent René Girard y voit un summum de mimétisme, mais pour une fois le système du cher homme semble par trop systématique (!) voire artificiel, s’agissant d’une œuvre qui se rit de toute explication (à commencer par celle du Duc Thésee quand il s’efforce de définir l’imagination du poète, à la fin de la pièce) dans le mouvement fou de celle-ci auquel préside la trinité gracieuse et aussi active qu’invisible de Titania, d’Obéron et de Puck…
    Plutôt que d’expliquer le Songe – ce qui se peut faire naturellement sans recourir aux instruments conventionnels ou néo-convenus de la critique académique ou freudienne, entre autres -, il convient d’abord de s’y impliquer avec la candeur et le reste de sensualité sauvage qui reste à chacune et chacun en notre monde lisse et formaté.
    L’esprit du conte et le génie poétique, à la fois dyonisiaque et apollinien, président en effet à cette féerie apparemment surréaliste et plus fondamentalement réaliste, voire hyperréaliste en ce sens que toute la réalité humaine, légendaire et tout actuelle, mythique et magique, mais aussi pulsionnelle et affective, mais encore sociale et morale (avec le père de la libre Hermia qui freine des quatre fers), mais encore légale et politique (le Duc rappelle à Hermia qu’elle risque la mort si elle brave la loi athénienne en n’obéissant point à son paternel) se trouve modulée, et non pas sous l’égide d’une anarchie romantico-bordélique mais conformément à une très subtile redistribution des valeurs soumises au très shakespearien Degree, où la Renaissance à pas mal à voir même si Shakespeare la dépasse à sa façon.
    Le grand metteur en scène Peter Brook tremblotait un peu à l’idée de monter le Songe, comme il le raconte dans La qualité du pardon, superbe recueil de réflexions sur le Barde, et l’on regrette évidemment de ne pouvoir se référer à sa version, mais celle d’Elijah Moshinsky , à l’enseigne de la BBC, sûrement moins novatrice formellement que celle de Brook, n’en est pas moins formidable, et par son interprétation – dominée par la lumineuse Titania d’Helen Mirren et pimentée par l’adorable Puck de Phil Daniels – et par l’esthétique onirico-raphaélite – de la féerie nocturne poussant le baroquisme délirant (les petits elfes rivalisant de cajoleries sur le lit d’une Titania enlacée à l’âne couillu de ses rêves !) sans verser dans le kitsch…
    Mais aussi, relire Le Songe d’une nuit d’été en version bilingue rénovée (celle de Jean-Michel Déprats, en Pléiade, convient parfaitement) s’impose à qui désire replonger son rêve dans la substance verbale du mot à mot poétique, comme s’y emploient les comédiens savoureusement patauds et fraternels au milieu desquels le Big Will se projette lui-même en humble serviteur du Démiurge…