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Jean-Louis Kuffer rassemble une vie de lectures dans «Les jardins suspendus», invitation vibrante à vivre en lisant et à lire en vivant...
par Lisbeth Koutchoumoff
A se promener dans Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer, on est pris de vertige comme on le serait devant une bibliothèque immense et accueillante, de celles qui donnent envie de poser son sac, et de fureter des heures durant, volant d’un monde à l’autre, d’îles en péninsules, au contact des mots. Car il s’agit bien de cela dans ce livre merveilleux. Jean-Louis Kuffer, écrivain et journaliste, figure de la scène littéraire de Suisse romande, longtemps responsable des pages Livres de 24 heures et nourrissant aujourd’hui son blog «Les carnets de JLK», rassemble ici ses critiques et ses interviews d’écrivains, comme on construit une bibliothèque, une vie durant. Avec émotion, au gré des éblouissements, des révélations. Avec reconnaissance.
Ainsi si ces Jardins suspendus – le titre désignant ce lieu à la fois calme et électrique où se produit la rencontre entre le lecteur et l’écrivain –, si ces Jardins donc déploient un charme puissant, c’est que Jean-Louis Kuffer y déploie, page après page, un art de lire qui n’est rien de moins qu’un art de vivre.
Avant de débuter la visite, où chaque livre apparaît comme une rencontre, avant de pénétrer dans cette «Maison Littérature» aux mille et une pièces et recoins, Jean-Louis Kuffer a placé quelques textes en prologue, comme autant d’anti-chambres. Sur ce que la lecture ouvre en soi, tel le sésame du conte. Sur «l’imperceptible frontière entre les livres et la vie» dès lors qu’une «présence se manifeste par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page».
Ainsi les mots de Blaise Cendrars, dans Vol à voile, qui ont révélé à l’adolescent que le voyage est d’abord «l’appel à la partance d’une simple phrase». «J’avais lu […]: «le thé des caravanes existe», et le monde existait, et j’existais dans le monde.» Sur le métier de critique, sorte de Noé «appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces (d’écrivains) les plus dissemblables, voire les plus adverses» et qui doit distribuer «ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour».
En inspirateur d’une critique créative et tonique pratiquée comme une palpitante «chasse aux trésors», Jean-Louis Kuffer choisit John Cowper Powys (1878-1963), qui, dans Les plaisirs de la littérature, évoque ces quelques livres où se concentre «la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspirés à nos frères humains».
L’aventure que constitue la lecture des Jardins suspendusdémarre avec les écrivains de langue française. Et c’est une fête vraiment de voir défiler, sous la plume précoce de Jean-Louis Kuffer (première critique à 19 ans dans La Tribune de Lausanne), Henri-Frédéric Amiel («Nombriliste cosmique»), Alexandre Vialatte («Le rebouteux mirifique»), Albert Cossery («Le dandy révolté»), Georges Haldas, Jacques Chessex ou Maurice Chappaz. A chaque fois, il est question de s’approcher de ce qui fait le cœur vivant d’une langue, d’une façon de transmettre le monde et d’être au monde. Une mention spéciale pour les pages que Jean-Louis Kuffer consacre à Charles-Albert Cingria, baptisées «Le temps de l’oiseleur» et qui saisissent la modernité «non voulue» du vélocipédiste.
Une mention aussi pour les pages dédiées aux auteurs du continent littéraire russe, à «l’ami Tchekhov», à Nabokov au moment de sa mort à Lausanne, à Soljenitsyne. Les écrivains américains sont rassemblés sous le chapitre «Le rêve éclaté» avec le chéri et trop oublié Thomas Wolfe, mais aussi Flannery O’Connor ou encore Philip Roth. Beaucoup de rencontres mémorables avec Doris Lessing en 1990 à l’occasion de la parution de son roman Le cinquième enfant, avec Imre Kertész lors d’une conférence de presse à Paris; avec Patricia Highsmith, chez elle au Tessin, en 1988; passionnante aussi l’interview de Milan Kundera, de passage à Genève, en 1979.
Si Jean-Louis Kuffer fait bien entendre la voix écrite, la voix parlée de tous ces écrivains, il lui faut aussi, pour y parvenir si bien, le talent du poète. «Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait tout à fait vain», précise-t-il, au tout début du recueil, lui le grand lecteur d’Annie Dillard. Et c’est bien cette ronde entre écriture, lecture et la vie au milieu qui donne à ces Jardins suspendus leur vibrant éclat.
Jean-Louis Kuffer
«Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018»
Pierre Guillaume de Roux, 416 p.
Celui qui se tient en équilibre au-dessus du fleuve / Celle qui regarde si on la regarde / Ceux qui boivent une Badoit sans retirer leurs casques de cyclistes alsaciens / Celui qui a flingué deux Croates dans les hauts de Mostar (te raconte-t-il) et qui sert maintenant à la terrasse du Café Merian / Celle qui fume un joint entre deux chauves tatoués / Ceux qui continuent de s’engueuler par SMS / Celui qui est sûr (dit-il à ton voisin en dialecte bâlois) de sortir de l’hosto par la porte de derrière / Celle qui a mangé sept carottes en regardant un film d’animaux / Ceux qui montent dans leur chambre pour faire la haine / Celui qui espère retrouver la guitariste bègue mais vachement sexy du groupe Teutonia / Celle qui en pince pour le mendiant roumain aux yeux bleu sérac / Ceux qui puent le parfum bon marché mêlé de sueur dominicale / Celui qui rédige les discours du président du club de curling de l’Oberland bernois / Celle qui parle espagnol en compagnie du gardien de la volière au merle des Indes insultant les Américains / Ceux qui ne laisseront pas passer cette occasion rêvée de participer au reality show des cuisiniers cannibales / Celui qui se rappelle la belle époque où il rêvait d’ouvrir de nouveaux marchés en Afrique du Nord / Celle qui se cherche une machine de chair (dit-elle) / Ceux qui constatent que leur épouse est un estomac sur pieds / Celui qui fréquente les soirées chantantes des bords du Neckar / Celle qui fuit sa cousine dont l’haleine sent le foie cru / Ceux qui écoutent Chostakovitch en fermant les yeux comme au bord d’un cratère cosmique / Celui qui essaie de réduire son amour pour Martine à la jonction de deux systèmes cellulaires et qui chiale quand même un max en pensant à elle / Celle qui se dit indifférente au spectacle de la mort / Ceux qui mastiquent de la réglisse en se rappelant leurs dix-huit ans au bord de la rivière à fumer des Lucky Strike sans filtre, etc.
Photo JLK. Yoga sur le Rhin. Bâle, Pâques 2007.
(En souvenir de mon grand frère)
J’ai pris par l’ancien raccourci
qui du ciel au lac
serpente entre les vignes,
et mon sac ne pesait rien ;
à treize ans ce n’est pas toi
qui ne fait pas le poids:
tout insigne que tu paraisses,
tu porterais ton frère
dans la sente aux vipères…
Tu te rappelles tout ça
comme l’été revient:
vous étiez si légers là-bas,
le museau taché de raisin,
les bras ouverts comme des ailes,
cette autre année où deux garçons
vous étiez si sereins,
comme des dieux en caleçons
sur les rochers soleilleux…
La vie sépare même les frères,
et tu le vois ce soir :
tu vois tout ça comme en miroir :
l’eau tout en bas et dans ses moires
les reflets de vos corps
en étoiles qui flottent
immobiles et sans voiles
dans la lumière idiote -
tant d’étés avant le dernier plongeon
de ton frère indocile
croyant se la jouer saumon…
Philippe Rahmy, poète de corps fragile et d’âme forte, est mort le même dimanche qu’une cinquantaine d’innocents massacrés par un dément, pur produit d’une certaine Amérique. La même qui a semé la mort au Vietnam, ainsi que le rappellent Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, roman saisissant, et la série documentaire Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick, faisant acte de mémoire en 9 heures de projection. La même Amérique encore que traversait Philippe Rahmy au début de cette année, à la rencontre d’autres innocents et d’autres victimes...
Pour se souvenir de Philippe Rahmy
« La réalité dépasse la fiction », dit un lieu commun ne signifiant rien de plus que le constat selon lequel « les faits sont les faits » ou la conclusion que « c’est la vie ».
Or notre drôle d’espèce a cela de particulier qu’elle ne se contente pas d’aligner ces platitudes, même si celles-ci l’aident à ne pas désespérer devant certains faits. Il lui faut comprendre, elle s’efforce de ne pas oublier et, tant il est vrai « qu’on peut rêver »: elle s’efforce de tirer un enseignement des pires faits en imaginant un monde meilleur.
«Tu dois changer ta vie!», s’exclame Rainer Maria Rilke, de santé réputée fragile mais d’esprit fort, à la fin d’un poème consacré à la beauté d’un torse d'Apollon sculpté par Rodin. Et c’est la même aspiration qui n’a cessé d’animer un autre poète, de constitution plus délicate encore, du nom de Philippe Rahmy, mort le même premier dimanche d’octobre au soir duquel un Américain du nom de Stephen Paddock massacrait une cinquantaine d’innocents en la capitale des jeux de hasard de Las Vegas.
Or, le paradoxe (apparent) est que l’on trouve aussi, chez le même Shakespeare de quoi célébrer la vie sensée, magnifique et réjouissante comme le premier rire d’un enfant. Mais assez de littérature, et revenons aux faits. N’oublions jamais les faits !
« Ne nous oubliez pas ! je ne vous oublie pas »
Le 12 février 2017, Philippe Rahmy accédait enfin au parloir de la prison de Homestead, quelque part en Floride, pour recueillir le témoignage d’une jeune prisonnière noire marquée par une « salope de vie », condamnée à dix ans de prison pour des délits mineurs et risquant le pire en suite de nouvelles accusations probablement fausses. Et tels furent ses derniers mots à ce drôle de visiteur prétendant documenter les incarcérations indues dans l’Amerique de Trump: «Ne m’oublie pas !»
La même supplique, exactement, qu’une certaine Patricia, engagée dans la lutte contre les mauvais traitements infligés aux travailleurs agricoles des champs de tomate de Floride, avait adressée à Rahmy après lui avoir fait découvrir (et vivre du matin au soir) les conditions de vie de ces nouveaux esclaves, parfois enchaînés la nuit dans leurs caravanes et subissant en leur chair les conséquences des arrosages massifs de pesticides - 31 substances en une seule saison et des malformations congénitales observées chez les enfants des travailleuses, etc.
J’ai pensé à cette cinglée de Simone Weil - pas la ministre, mais la philosophe juive ouvriériste, prenant sur elle les souffrances du dernier des derniers en s’imposant le travail dans une usine -, en lisant le reportage de Philippe Rahmy, et je me suis rappelé l’incomparable travail de mémoire de Svetlana Alexievitch dans la Russie de Poutine, ou, un sicle plus tôt, le reportage du tuberculeux Anton Tchékhov auprès de sbagnards de Sakkhaline, pour tout dire: la littérature à témoin. Sur quoi la mère du protagoniste du Sympathisant, roman de l’auteur americano-vietnamien Viet Thanh Nguyen, nous lance à son tour : « Ne nous oubliez pas! »
Le sanctuaire des colombes de guerre
Du côté des faits, le président Donald Trump, après avoir minimisé le délire raciste de Charlottesville, a évacué tout débat sur les armes de destruction massive d’usage privée, après le massacre de Las Vegas, en réduisant « le mal absolu » de cet acte au délire d’un fou. Et pour le reste: on oublie!
Comme le recommandait Henry Kissinger, Prix Novel de la paix toujours considéré comme un criminel de guerre par certains de ses compatriotes: « Oublions le Vietnam! »
Oublions donc aussi les propos d’un certain Jimmy Carter, opposant occasionnel de la guerre au Vietnam, et qui, en tant que président, écarta toute initiative réparatrice en faveur des Vietnamiens au motif que les responsabilités étaient partagées.
Mais la encore les faits sont têtus, comme on dit, et les témoins, ou les témoins des témoins n’en finissent pas de ne pas oublier.
Viet Than Nguyen, citoyen américain né au Vietnam, rend ainsi la parole aux Vietnamiens dans un roman d’un comique noir bonnement shakespearien, dont l’un des mérites est de tendre aux Américains (et à nous tous spectateurs et consommateurs mondialisés) le miroir scandaleux du grand art le plus douteux en sa version hollywoodienne, signée Coppola. Apocalypse now ou la vérité tronquée sur une guerre dont les victimes n’ont qu’à se taire.
En clair: dans Le Sympathisant, le capitaine, aide de camp d’un général de l’armée du sud Vietnam réfugié à San Diego après la chute de Saigon, devient consultant sur le tournage d’un film intitulé Le sanctuaire. L’auteur du roman, scandalisé par la vision unilatérale d’Apocalypse now, se pose en anti-Coppola en soulignant le racisme récurrent du monde hollywoodien, mais son roman joue sur tous les registres de la réalité la plus complexe vu que son protagoniste, taupe du vietcong, a été éduqué dans les universités américaines avant de revenir en son pays déchiré par le colonialisme, le nationalisme, le communisme et l’impérialisme.
Formidable image sur la fin du tournage du Sanctuaire: ces acteurs rejouant dix fois leur propre mort en pressant sur leur ventre des saucisses supposé représenter leurs entrailles, bonnes ensuite à nourrir les chiens.
L’art menteur et le document pour mémoire
C’est entendu cher Freddy Buache: Apocalypse now relève du grand art, mais pour ma part j’ai toujours détesté ce film, et maintenant je comprends mieux pourquoi en lisant Le Sympathisant. Notre ami Freddy était lui-même sympathisant du vietcong, ça ne fait pas un pli, comme nous tous à vingt ans, mais les bombardements au napalm sur fond de musique wagnérienne et l’impasse totale sur le point de vue des Vietnamiens, tout de même quelle myopie et quel oubli !
Cinquante ans après, jamais trop tard !
Le film Shoah de Claude Lanzamn relève-t-il de l’art ou du document pour mémoire visant à faire changer les choses ? On ne le demandera pas à Benjamin Netanyaou, pas plus qu’on ne demandera à Donald Trump ou Vladimir Poutine ce qu’ils pensent de la série documentaire Vietnam, a voir aussi impérativement que Shoah pour sa manière de rembobiner le film de cette tragédie amorcée par la colonisation française et concentrant tous les affrontements idéologiques et géopolitiques.
Par delà le show à l’américaine, la flamboyance lyrique d’un Coppola où le réalisme plus cinglant d’un Cimino, entre autres Platoon et Full metal jacket, voici les archives vivantes de cette tuerie alternant les témoignages des uns et des autres, anciens de la CIA ou compagnons de l’oncle Ho (terrible saga de ce patriote de la première heure courtisé et trahi par les bienfaiteurs français et américains prétendus défenseurs de La Liberté...), diplomates délivrés de leur langue de bois ou civils anonymes – une tragédie shakespearienne de plus au bilan que les uns n’oublieront pas avant que les autres remettent ça...
Et la vie continue, les enfants: affaire privée…
Le mercredi 4 octobre, deux jours après la naissance de notre premier petit-fils, j’aurai assisté à la projection de presse d’un documentaire, intitulé Les grandes traversées et réalisé par David Maye, relevant à la fois de la fidélité aux faits et de la poésie de cinéma.
Le réalisateur valaisan, en temps réel, nous fait partager la fin de vie de sa mère cancéreuse et la venue au monde de la deuxième fille de sa sœur. Quoi de commun avec la politique étrangère des States, dont la violence ne remonte pas au Vietnam mais à traversé toute l’histoire, et quel lien avec les victimes innocentes de tous les massacres, de l’injustice et des racismes, des noyés en Méditerranée et des enfants nés malformés d’Immokalee ? Juste cela: notre regard humain sur la vie et la mort, affaire privée.
Un interlocuteur de Philippe Rahmy, dont les parents ont été massacrés à Acteal, au Chiapas, affirme son refus de toute vengeance sur le même ton que ces Vietnamiens interrogés par Ken Burns et Lynn Novick, au même motif qu’il faut rompre le cercle vicieux de la violence. Faut-il attendre qu’une nouvelle génération de jeunes Américains soient massacrés au nom de la liberté de porter des armes pour que l’Amérique violente décide de changer sa vie ? On peut rêver, mais rêver ne suffit pas, nous rappelle tel poète sûrement fou à lier: « tu dois changer ta vie », etc.
Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.
D’abord on se dira peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…
Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi, lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…
Frère et sœurs au même « délire »
Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite, paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».
Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »
Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…
Enfin et c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »
Comme autant de destinées personnelles
Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.
Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».
Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».
Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.
Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.
Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…
Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.
Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.
La Palestine des poètes
irradie sans être nommée
Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.
JEAN-LOUIS KUFFER
D’abord on se dira peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…
Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi, lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…
Frère et sœurs au même « délire »
Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite, paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».
Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »
Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…
Enfin et c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »
Comme autant de destinées personnelles
Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.
Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».
Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».
Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.
Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.
Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…
Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.
Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.
La Palestine des poètes
irradie sans être nommée
Obscène de parler poésie à l’heure des massacres ? Au contraire : cette musique de l’humain, à redéfinir sans cesse, reste une terre commune et le moment d’une parole à partager. Une nouvelle preuve en est donnée, avec une richesse et une force d’expression d’autant plus impressionnantes qu’elle ignore et dépasse tout discours idéologique ou politique, par l’Anthologie de la poésie palestinienne contemporaine publiée avant le nouveau rebond de la tragédie.
JEAN-LOUIS KUFFER
D’abord on se dira peut-être que le seul titre de ce recueil, Anthologie de la poésie palestinienne aujourd’hui, jure avec ce qui se passe précisément aujourd’hui: de la poésie alors que les massacres continuent ! Des mots parmi les ruines, et pour dire quoi ? Des mots contre les bombes, mais lesquels ? De la propagande ? De la haine ajoutée à la haine ? Ou pire : de belles paroles d’une élite lettrée ? Du baume sur les corps éventrés ? Autant de soupçons avant même le premier regard…
Sur quoi, pour peu que vous preniez la peine de l’ouvrir, ce petit livre, et d’en écouter les voix, peut-être en serez-vous, sans parti pris, ne vous réclamant d’aucun camp, saisi par le fait que lui non plus, ce petit livre, n’est soumis à aucun parti pris idéologique ou politique, et que, sans être vous-même lectrice ou lecteur de poésie, simplement à l’écoute des vingt-six femmes et hommes réunis dans ce recueil, choisis et traduits par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi, lequel souligne « l’incroyable polyphonie vocale et orchestrale » de sa propre découverte, vous aurez peut-être le sentiment profond de participer à un partage bienfaisant. Ah mais c’est ça la poésie ? Eh mais ces Palestiniens nous ressemblent…
Frère et sœurs au même « délire »
Dans son très éclairant préambule, indispensable pour nous autres qui ne connaissons à peu rien de la poésie palestinienne, sauf peut-être celle de Mahmoud Darwich (citons au passage le mémorable ensemble de poèmes de La Terre nous et étroite, paru dans la collection référentielle Poésie/Gallimard), Abdellatif Laâbi rappelle l’origine et l’évolution de la poésie palestinienne, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne sort pas de nulle part, au point que le seule nom de ce pays est « devenu en soi une poétique », et cela grâce aux générations successives de ses poètes, dès le début du XXe siècle où les précurseurs ont commencé à inscrire sa mémoire particulière dans celles des pays du Proche-Orient, puis avec la génération des années 1960-1970 qui a cristallisé les éléments d’une identité culturelle et nationale en réunissant « une multitude de voix puissantes et originales » autour de Darwich, et par le foisonnement plus récent des voix contemporaines hélas méconnues à proportion de l’occultation qu’a subie la cause palestinienne, alors que les signatures féminines s’imposent désormais « en brisant les plus ancrés dans la mentalité arabo-musulmane conservatrice, en parlant crûment de leur corps, du désir et des frustrations, en présentant du sexe, du sentiment amoureux, leur version forcément inédite ».
Et Laâbi de préciser à ce propos : «Étonnamment, les hommes semblent avoir accepté ces audaces, voire en redemander ! C’est qu’eux-mêmes se cherchent, ayant déserté cette guerre intestine pour mieux affronter les formes de barbarie que l’occupation leur fait subir au quotidien. Et tout le monde de se rejoindre sur ce front. Mais différemment que leurs prédécesseurs qui ont été, un temps, leurs idoles. C’est que la « cause palestinienne », largement soutenue à l’époque de par le monde, a été savamment occultée parle Goliath local, bradée par les régimes des faux frères arabes et en bonne oartie abandonnée par ce qu’on appelait dans le temps le « rue arabe ». En outre, les données sociopolitiques sur le terrain ont radicalement changé. La possibilité de l’établissement d’un Etat palestinien ne relève plus de la belle utopie mais tout simplement de l’impossible. Les Palestiniens sont en train de devenir, selon la formule consacrée, un « peuple sans terre », à l’instar des Kurdes, des Ouïghours, des Rohingyas et autres peuples condamnés à l’errance, au combat incessant pour sauvegarder leur identité et assurer leur survie »
Fait le plus surprenant de la présente anthologie : que ses auteurs, éparpillés dans le monde entier, loin de produire une poésie éclatée ou déracinée, donnent dans leurs écrits la sensation commune de « vivre au sein d’une entité qu’ils n’ont même plus le besoin de nommer : paradis perdu, pays fantasmé, terre martyrisée, terrain d’une guerre larvée, mouroir, gigantesque nécropole, saint des saints, parfums, couleurs, beauté des pierres, des arbres, des œuvres humaines…sans pareils. À nous de traduire : Palestine »…
Enfin et c’est peut-être le plus frappant et le plus émouvant, sur tous les tons de la détresse ou de la colère, de l’effusion ou de l’humour noir : que sans nommer même la Palestine et moins encore ses «autorités», les poètes ici représentés modulent une sorte d’humour palestinien, comme il en va souvent des peuples opprimés, dans leurs écrits où il est essentiellement question, et le plus souvent en termes simples et concrets, de ce qu’elles et ils vivent : « Nous n’entendrons que des individus qui narrent leur vécu propre, ce qu’ils voient et palpent dans la réalité de tous les jours, dans leurs rêves éveillés et leurs cauchemars (bien nombreux ces derniers ! »
Comme autant de destinées personnelles
Défilent alors les prénoms, les âges, les lieux d’où ils parlent, leurs occupations variées et ce qu’ils disent, de Rajaa l’ainée (née en 1974 à Damas, et vivant aujourd’hui à Jérusalem, active dans la presse et dirigeant des ateliers d’écriture) à Yahya le plus jeune (né à Gaza en 1998, écrivant des livres pour la jeunesse à côté de ses poèmes), et vingt-quatre autres voix parfois bouleversantes, cinglantes ou malicieuses, qui évoquent chacune un destin et marquent leurs traces par leurs mots.
Et c’est Marwan Makhoul dans ses Vers sans domicile : « Assez ! dit la mort aux tyrans / Je suis rassasiée », ou plus loin : « Dans l’embarcation / au milieu de la tempête / nous frappons les vagues avec les rames / pour qu’elle se calme », ou encore : «Pour écrire une poésie /qui ne soit pas politique / Je dois écouter les oiseaux et pour écouter les oiseaux / il faut que le bruit du bombardier cesse ». C’est Rajaa Ghanim en sa Lumière ténue : « J’étais une femme habitée par l’amour /ayant marché pieds nus sur des cartes / ne reconnaissant nul miracle /ayant peur de retourner dans la tribu / là-bas où la vengeance / luit dans les yeux des hommes /et où l’attendent /quarante coups de fouet ».
Faut-il des coups de fouet pour que la poésie affleure ? Est-ce faire preuve d’un esthétisme doloriste douteux que de reconnaître la « vertu » créative du malheur, ou ici de la détresse partagée, parfois jusqu’au désespoir, lequel fait mieux apparaître la beauté et le prix des simples « choses de la vie ».
Ce qui est sûr est que, bien plus que le « discours » idéologique ou d’utilité politique au premier degré, la parole poétique, à fleur d’émotion ou de nerfs, issue des tripes ou du cœur, ressortit à un langage commun dont on trouvera ici les éclats et les échos – mais à chacune et à chacun, alors, de faire à son tour écho à ces éclats.
Voici donc les éclats de Joumana Mustafa, née en 1977 et vivant actuellement en Jordanie : «En pleine rue / Je vends aux passantes des griffes / Je les étale, les lime / les astique / et donne de la voix », et plus loin : « Alors que celle qui ressentirait / la moitié de ma douleur / se présente et dise : me voici ! ». Ou voilà l’éclat de Najwan Darwish, né en 1978 et se partageant aujourd’hui entre Jérusalem et Haïfa : « Comment allons-nous gaspiller nos vies dans la colonie ? /Autour de moi ce ne sont que blocs de ciment et corbeaux assoiffés » , ou encore : « J’ai essayé une fois de m’asseoir /sur un des siège vides de l’espoir / Mais le mot Reserved / y était installé comme une hyène ». Voici les éclats de Colette Abu Hussein, née en 1980 et établie en Jordanie : «La voisine bienveillante a dit : elle est trop jeune pour mourir ! », et plus loin : « Mon cœur est une fosse commune, ô mes aimés », ou encore : « Nous sommes les descendants du meurtrier /et les cousins de la victime / les héritiers du péché / les ouailles des corbeaux / dans la terre dévastée ». Et les éclats d’Ashraf Fayad, né en 1980, condamné à mort en Arabie saoudite pou destextes jugés blasphématoires - peine commuée en huit ans d’emprisonnement après une campagne internationale de solidarité : « Être sans pays /veut nécessairement dire être palestinien / Être palestinien /ne signifie qu’une chose / que le monde entier est ton pays / Mais le monde n’arrive pas à assimiler ce fait », etc.
Ces éclats faisant écho aux mots du grand Mahmoud Darwich dans La terre nous est étroite : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur un homme, les écrits d0Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants » », et enfin avec ce nom prononcé : «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, se tient la ma’itresse de la terre, mère des préludes et des épilogues. On l’appelait Palestine. On l’appelle désormais Palestine. Ma Dame, je mérite la vie, car tu es ma Dame »…
Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui. Textes choisis et traduits poar Abdellatif Laâbi, réunis par Yasin Adnan. Collection Points/ Poésie, 2022.
Mahmoud Darwich. La terre nous est étroite et autres poèmes. Poésie /Gallimard, 2000.
Elle fait tous les marchés où se retrouvent les jeunes paysans aux pommettes roses et les journaliers en quête d’ouvrage.
Elle les cueille du regard et la transaction se fait à l’ordinaire dans l’heure qui suit. Mais l’accord n’est possible qu’à certaines conditions physiques précises excluant les Nordiques et les Américains de souche allemande.
Il les lui faut glabres et d’un métal tranchant, la barbe de jais quand elle pousse et le front de celui qui pense avec le corps - il est exceptionnel qu’elle ait cueilli des yeux bleus d’intellectuels, sauf durant ses années d’Argentine les étudiants lettrés qui fréquentaient la maison de Lady Ocampo. Il les lui faut baraqués et doux, le bleu d’autant plus émouvant qu’ils sont vigoureux. Il les lui faut clairs et brumeux, le bleu liquide s’ils sont d’airain et le bleu diamant si l’anima prime en eux. C’est presque à fleur de peau qu’elle décide, mais nul d’entre ceux qu’elle a choisis ne l’a jamais repoussée.
Cette manie les fascine à vrai dire chez une femme qui ne devrait être qu’un objet de convoitise. L’idée qu’elle soit demandeuse les sidère. Certains éclatent de rire lorsqu’elle leur fait sa proposition. Elle a remarqué qu’une certaine caresse leur attendrissait le regard sur la photo, pourtant elle évite de passer pour une fille facile aux yeux des plus sévères, pas toujours les moins intéressants.
ANGELUS NOVUS. - Tout entretien sur les anges paraît une lubie frivole en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamn au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné, et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse bel et bien, à son lecteur d'aujourd'hui, le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.
Walter Benjamin appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, la perte et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.
DIVAGATION. - Je passe, aujourd'hui, le cap des soixante-six ans. Deux fois l'âge du Christ. Un an de plus que Faulkner à sa mort. Un de moins que mon père et que Céline à la leur. Onze de plus que mon frère. Trois de moins que Ramuz. Simone Weil meurt à 34 ans. Che Guevara à 39 ans. Tolstoï à 82 ans. Tchékhov à 44 ans. Dostoïevski à 60 ans pile. Mon grand-père paternel à 71 ans, mon autre grand-mère à 90 ans. Ceci noté juste par curiosité. Ma bonne amie, à qui je fais part de cette liste, trouve cela déprimant. Moi pas du tout, au contraire.
(À La Désirade, ce vendredi 14 juin)
LE DESIR DES ANGES . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge.
L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime de l'Histoire avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher.
Surtout je revois Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire: "et maintenant, et maintenant, et maintenant, au lieu de dire "depuis toujours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux, quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin, on simule"...
Celui qui demande son âge au Temps / Celle qui demande l’heure au Tage / Ceux qui se sentent otages du Temps mais c’est peut-être l’âge, etc.
À LA MORT, À LA VIE. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères couveuses) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique, en sa face sombre, qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius.
Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor de l'époque, le peintre Roy de Maistre, bientôt rallié au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond de couleurs extatiques.
Le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrique de sa prose. Enfin, chez Louis Soutter, l'ange des douleurs est partout.
GATSBY. - Il ne m'a fallu que le retour à quelques pages du Great Gatsby pour me rappeler cette évidence: que ce qui nous touche vraiment en littérature, et donc dans la vie, ou inversement, est une affaire d'anges. Je me le disais déjà hier en relisant un récit de Tchékhov intitulé Ceux qui sont de trop, et cela m'est encore plus clair à la lecture de Scott Fitzgerald: que nous crèverions sans les anges.
Cela n'a rien à voir avec ce qu'on décrie justement comme angélisme, au sens d'une idéaliste suavité ou d'une innocence fantasmée de bambins béats: cette bimbeloterie n'a rien de commun avec les anges de tous âges et conditions que je dis, qui en bavent le plus souvent plus que les autres et sont parfois teigneux, voire affreux.
L'affreux et teigneux Charles Bukowski, par exemple, est de ces anges au même titre que ce snob gigolo de Rainer Maria Rilke ou que cette cinglée de Simone Weil ou que cette harpie de Patty Higsmith ou que le calamiteux Rimbaud - tous ayant en commun le même don d'illumination et la même grâce diffusée par Scott Fitzgerald quand il capte la douleur sous le lipstick.
LES SIMULACRES. - L'obstacle majeur à la diffusion lumineuse de l'ange - ce qui revient à parler de l'art ou de la poésie -, est l'agitation imbécile, laquelle procède de la vanité et de l'envie, qui participent elles-mêmes des composants de la basse passion de posséder ou de soumettre ou de s'en mettre pleine la panse ou de s'éclater, comme on dit.
Les Anges de la télé figurent cette agitation au pinacle de la stupidité médiatique. Cependant le rejet vertueux ou la moquerie me semblent insuffisants. Je me disais même, hier soir, que les girls et les boys "élus" sur le plateau de cette émission d'une débilité extrême, sont peut-être, quand même, quelque part, des anges - je me disais que chacun de ces pantins laqués ne ferait pas de vieilles osses dans cette arène du Rien, et dans l'immédiat je remarquai avec espoir un rien de panique enfantine dans l'expression de la pauvre Nabila changeant de culotte à vue, je guettais chez les boys un rien de gouaille ou de bonne vulgarité sous la dégaine à la coule de celui qui assure avec la conviction (voix off) de vivre quelque chose de géant, pour ne pas dire d'Historique comme le martèlent les hystériques du TJ - bref je cherchais à ces zombies programmés une échappée en les imaginant revenus dans leur banlieue avec de subits sanglots de lucidité: je souhaitais secrètement a Nabila & Co de se retrouver un de ces soirs largués et perdus, jetés éperdus loin des spots et des macs de la télé, se frottant enfin les paupières au lever du jour et se sentant des ailes...
LE SECRET. - T’as quelque chose à me dire : je t’entends bien - je m’entends bien avec toi et je m’entends mieux avec moi quand t’es là, partout où je te retrouve sur mon chemin je me retrouve en même temps, j'sais pas pourquoi mais c’est comme ça, même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là…
MESSAGERS.- La grâce n'est pas toujours où les spécialistes en la matière la situent, même si les saintes et les saints homologués dans les cultes divers ne sont pas sans mérites avérés, mais la percevoir suppose d'abord qu'on se calme, qu'on se taise, qu'on écoute, qu'on se montre plus attentif même en pleine disco ou dans la tonitruance du stade en folie après un but de rêve: les messagers sont parmi nous mais nous ne savons point les voir ni les accueillir. Or il importe de discerner plus clairement ce qui nous en empêche, et ensuite cela pourrait aller mieux.
L'obsession en tout genre est un obstacle sérieux. L'obsession apoplectique du Pouvoir me semble pour ainsi dire rédhibitoire, j'entends: politique, financier et symbolique. Devant ces obstacles, l'ange se sent flagada. Mais il faut se méfier du pire qui use parfois de la parure du Bien. L'obsession de la vertu ou de la pureté peut aussi contrevenir au passage du messager, qu'une certaine tradition spirituelle a raison de voir préférer les mauvais lieux aux tea-rooms proprets. Une certaine obsession de la bonne santé ou de la belle humeur peuvent s'opposer aussi à la libre circulation des personnes angéliques. On n'imagine pas Notre Seigneur dans un fitness ou les poètes Novalis, Baudelaire, Dylan Thomas, Emily Dickinson dans un jacuzzi, alors que leur vocation les porte à s'incarner en douleur et en douceur.
L'incarnation de la douceur est la marque de l'ange.
MON MEILLEUR SOUVENIR. - Ma bonne amie fête aujourd'hui ses 65 ans. Elle vient de finir une nouvelle toile dont l'atmosphère de bord de mer, dans l'esprit de Hopper, est prenante. J'ai vu hier soir un film japonais intitulé After life, qui m'a beaucoup touché. Fondé sur le témoignage de centaines de personnes de toutes conditions, interrogées après leur mort supposée, le film se concentre sur le souvenir unique que chacun aimerait emporter dans l'au-delà. Or j'ai tout de suite pensé au soir de janvier 1982 où j'ai retrouvé ma bonne amie dans un bar, dix-huit ans après notre premier flirt. Mais la naissance de nos deux infantes exigerait au moins trois souvenirs à emporter. Du moins suis-je rassuré par le fait que nos deux grâces s'entendent, avec leur mère, comme des luronnes, aussi bien qu'avec leurs lurons...
(À La Désirade, ce samedi 22 juin)
L'ANGE DE VERRE. - Je me retrouve ce matin à Shangai. Le désir de Shangai m'a souvent effleuré, ces derniers temps, mais à l'état encore vague d'aspiration à la ville-monde, tandis que ce matin c'est du solide: dès les premiers mots écrits par la main de verre je m'y suis reconnu sans y avoir jamais été: "Shangai n'est pas une ville. Ce n'est pas ce mot qui vient à l'esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surface amplifiant le vacarme. Toutes les foules d'Elias Canetti se recoupent ici, se heurtent et se multiplient, fuient à l'horizon ou s'enroulent autour des points fixes (kiosques, bouches de métro, abris de bus, passages piétons). Des foules en procession et des foules fermées se pressent dans les parcs. Des foules semi-ouvertes, radiocentriques, chatoyantes, s'écoulent de la rue vers l'intérieur des hypermarchés, flux de chairs et de choses, flux d'essence giclant de vitrine en vitrine, grasses pattes, filoches de doigts, odeurs. L'espace grandit encore. Des foules béantes s'étirent à perte de vue, disséminées le long des voies de chemin de fer ou étirées par les câbles de milliers de grues. Des foules-miroir, enfin, se font face sur les boulevards, étrangement statiques, mastiquées, balançant leurs yeux et leurs cheveux noirs, chacune hypnotisant sa moitié complémentaire. Shangai est à la fois mangouste et cobra".
La main de verre descendue du ciel a la mémoire des fractures. "Cinquante au total", écrit-elle. Et reconnaît d'expérience: "C'est peu. D'autres malades s'en font des centaines. J'ai de la chance dans mon malheur".
La main de Philippe Rahmy a repris la mienne hier soir par surprise. Nous venions de recevoir nos nouveaux voisins. Nous avions parlé de Syrie (où S., restauratrice d'art, a travaillé avant le désastre sur les fresques d'un ancien monastère) et de Lubumbashi (où D. a séjourné entre deux missions de l'UNICEF au sud Kivu), et voici qu'en débarrassant je suis tombé sur ce livre jaune au titre peu lisible de Béton armé que nous avions reçu au courrier du matin. Sans relever le nom de l'auteur, je découvre une longue dédicace très amicale à la graphie connue et le prénom de Philippe me renvoyant illico à la couverture: nom de Dieu, l'ange de verre !
Dans un rêve récent un messager spécial me conviait au coin d'un jardin municipal au nom difficile à prononcer, aux abords duquel je retrouverais Le Rameau d'Or. Mais voici que la main de verre précisait maintenent le lieu: Porte Nord du parc Zhongshan. Et l'Objet se trouvait là: "Un rameau d'acacia gît au milieu du chemin. Ce morceau de bois est comme la langue chinoise. Sa couleur, son parfum, ses premiers frémissements de bourgeon, ses fruits, ses fleurs, et jusqu'aux bourrasques qui l'ont arraché à son arbre, jusqu'aux pluies qui le font aujourd'hui pourrir sur le sol, appelleraient une description sans fin. Mais ce trésor de nuances est raboté par l'usage. Comme le chinois classique s'est appauvri dans la langue du peuple, la branche, hier florissante, est piétinée par les passants. Au lieu de siffler dans le vent, elle n'émet plus que quatre tons sous la semelle: un ton descendant,un ton descendant-montant, un ton montant, un ton plat. Quand une chaussure l'écrase, un large talon d'homme, le craquement est impératif et plongeant. La pression molle d'un pneu de vélo en tire une plainte offusquée mêlée de surprise. L'attaque nerveuse d'un escarpin fait jaillir une série de bruits qui grimpent le long de la jambe. Enfin, une ixième procession de vieillards réduit en poussière ce reste d'écorce dans un frottement de pantoufles".
Je sentais ces jours que j'avais besoin d'une dernière transfusion d'énergie pour achever mon propre livre, où il est pas mal question aussi d'anges stigmatisés. Or Béton armé m'est arrivé comme une grâce. C'est un livre d'une douce violence dont chaque mot de verre sonne vrai, qui me renvoien aux miens: "Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane".
NOCTUELLE. - De par ma qualité de papillon de nuit je bénéficie de certains privilèges en termes de transit urbain, mais ce n’est pas dire que je passe à travers les murs, que non point, en revanche les vols à basse altitude me sont permis même dans les rues à risques et c’est là qu’il m’est donné certains soirs à la sortie de certains bars de humer la tendre chair humaine sur le bitume – c’est énorme le malheur humain, c’est que ça n’a pas d’ailes le malheur humain, mais ce malheur humain me justifie en somme, moi le messager, et tout est bien…
RETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore.. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.
Non moins extraordinaire est en outre ce livre de sapience au mille saveurs détaillées par la main de verre. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules". Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.
(À La Désirade, ce 23 juin)
DU FANTASTIQUE SOCIAL. - C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple à cette page me rappelant l'Amérique du Voyage: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."
Celui qui résiste au déferlement du n’importe quoi / Celle qui assiste à l’orgie de la consommation en se demandant ce qui va l’interrompre / Ceux qui voient la foule se diriger comme une seul vers l’Objet de la convoitise, etc.
BAUDELAIRE MIGRANT. -Moi tu vois j’ai pas connu ni mère ni père, j’ai jamais eu d’amis, mais pas un, on m’a dit que je venais de là-bas mais j’ai pas ça de souvenir, donc je peux même pas dire que j’ai un pays, et comment je me trouve ici, je sais pas, si je trouve beau, je sais pas, je sais pas trop ce qui est beau ou pas beau, j’ai pas appris, mais ce que je sais, tout ce que je sais, mec, et ça je le sais: c’est que je kiffe les nuages, les nuages qui passent, là-bas, les merveilleux nuages…
DE LA BONTE. - Le nom de l'enfant Declan, qui signifie en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon d'un an et des poussières dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires.
Sa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles, il y en a de toutes les couleurs selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde.
La jeune Andonia n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa mère trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais l'existence est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec Jonathan son compagnon...
BAZAR AUX SOUVENIRS. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...
Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres, après la joie de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.
Et partout ici: que d'objets de mémoire, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles-Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là, comme ça. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant tant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé.
LA MAISON SOUS LES ARBRES. - Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite un soir en quelques heures de La bouche pleine de terre, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.
Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan que d'accueillir ainsi des errants rejetés de partout, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et malins. Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev - folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fin d'années festive soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages...
Vladimir Dimitrijevic, Le Mystère ultime: "La littérature, comme toute forme d'art, a une limite. À celle-ci, nous sommes confrontés par le mystère de la souffrance. Cette incroyable évidence: que les sentiments puissent faire souffrir...
Il y a, pour chaque être, un mystère dernier. Je le ressens comme une lutte: nous ne serons jamais tout à fait sûrs de notre immortalité.
Mais c'est aussi la gloire de la littérature que de chercher à percer ce mystère avec ses formules, ses coups de sonde, ses tâtonnements - toutes ces traces laissées dans un langage commun".
À L'enfant qui vient
Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...
Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n'es pas censé le savoir.
Ce que je sais que tu ne sais pas, c'est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.
Du point de vue de l'ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C'est une vision très simple que celle de l'ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble au fil des jours, mais qu'un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.
On ne s'y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c'est qu'un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l'enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c'est l'initial étonnement et tout revit alors - tout est béni de l'ici-présent.
Tu vas nous apprendre beaucoup, l'enfant, sans t'en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.
Du point de vue de l'ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C'est l'ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.
Ensuite il t'incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu'elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.
Les mots te savent un peu plus qu'hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c'est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n'est que cela: ce qu'ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi le temps qui t'est imparti sous ton nom - les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s'écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.
(À La Désirade, ce 30 juin 2013)
(Ces pages constituent la fin de Mémoire des anges, Lectures du monde 2008-2013, dont le tapuscrit de 420 feuillets a été déposé aux éditions L'Age d'Homme)
À propos de Vallotton est inadmissible, de Maryline Desbiolles.
Pas mal de gens ne voient en la peinture qu'un élément de décoration (on dit aujourd'hui déco, et ça cartonne à la télé), qu'il s'agisse de prairies fleuries à la Monet pour faire ambiance champêtre, en consonance avec les rideaux à ramages du salon, ou de motifs abstraits à la Mondrian pour la cuisine ou la salle de bain. Il n'y a d'ailleurs rien de mal à cela: les musées croulent de peinture décorative, et Monet, ou Bonnard, restent de merveilleux jardiniers-ensembliers.
Mais la peinture-peinture est aussi autre chose, qui nous cloue, et c'est ce qu'exprime immédiatement Maryline Desbiolles dans le petit livre dense qu'elle consacre à se fréquentation de longue date avec la peinture de Félix Vallotton, immédiatement appariée à l'univers de Proust.
La première expérience dont elle témoigne n'a pas à voir directement avec la peinture, plutôt liée à une expérience plus fondamentale, qu'on pourrait dire pompeusement ontologique, découlant en effet du saisissement que tout un chacun peut éprouver en constatant soudain l'unicité plus ou moins vertigineuse de son être (je suis moi et pas un autre...), comme Maryline Desbiolles l'a vécu en son enfance, du côté d'Antibes, en voyant soudain un olivier au bord d'une route (cet olivier et pas un autre). Cette expérience fondamentale de notre présence au monde qui donne à certains la nausée (suivez le regard de Sartre) et en fait léviter d'autres (Cingria n'a pas son pareil pour chanter "l'être qui se reconnaît) relève aussi bien de la métaphysique ou de la poésie, et l'art en cristallise les vertiges d'angoisse ou les "minutes heureuses". Plus précisément, certains artistes nous font revivre ce qui n'a souvent été qu'un ébranlement passager et nous illuminent ou nous clouent.
L'olivier solitaire de Marylin Desbiolles lui est apparu soudain comme "en trop", non sans lui faire éprouver un choc: "C'était violent. D'une violence qui faisait crisser les dents". Or elle a retrouvé cette même violence dans la peinture de Vallotton, même si le premier tableau dont elle croit se souvenir est le fameux Ballon de 1899, figurant un petit garçon à chapeau de paille - un "garçon-soleil",écrit-elle -, qui lui évoquera plus tard le petit Marcel, dans La Recherche, jouant avec Gilberte dans les jardins des Champs-Elysées.
C'est alors qu'il faut regarder, plus attentivement, cette toile que Maryline Desbiolles découvrit sur une carte postale, avant de la revoir au musée d'Orsay en grandeur nature, pour en déchiffrer la profondeur cachée sous la scène apparemment anodine. Violence de Vallotton ? Certes pas au premier regard, dans cette toile apparemment candide. Mais en voit-on assez l'ombre ? A-t-on bien regardé ? Que nous dit cet enfant vu du ciel ? Voit-on assez le poids de ce vert lesté de noir; et ces deux minuscules personnages blanc et bleu, au fond de la toile, semblant se parler comme Dante et son guide, ne participent-ils pas eux aussi à l'étrangeté de la scène. Ce n'est pas, à proprement parler, ce que dit Maryline Desbiolles: c'est mon sentiment que j'exprime, à travers ce que je perçois de ce tableau, comme elle exprime son sentiment à elle en regardant avec Vallotton.
De même Maryline Desbiolles évoque-telle les intérieurs de Vallotton (dans lesquels ses personnages ne semblent jamais se fondre tout à fait, jamais à l'aise, contrairement à ceux de Vuillard), ou les nus féminins de Vallotton, soit endormis soit mal consentants. Mais a-t-on assez regardé ces chambres et ces corps ? A-t-on été assez attentif à la terrible confrontation de ses rouges et de ses verts ? A-t-on assez regardé ce que profèrent ou vocifèrent les couleurs de ses paysages ? A-t-on assez vu la beauté sidérante de la nature vue par Vallotton, dont le regard croise souvent ceux de Munch ou de Nolde, comme sa conception de la guerre des sexes (dans son roman La vie meurtrière) rencontre celle de Strindberg ou d'Ibsen ?
"J'ai beau regarder le monde avec Vallotton", écrit Maryline Desbiolles, "j'ai beau le regarder tout crûment, je ne peux me résoudre, pas plus que Vallotton, à ce que le monde soit désenchanté. Car, en vérité, il ne l'est pas."
Evidemment, l'enchantement du monde vu par Vallotton n'a rien d'une romance: c'est un saisissement. "Vallotton me cloue le bec", écrit encore Maryline Desbiolles. Francis Bacon prétendra, plus tard, toucher "directement le système nerveux" par ses couleurs, elle aussi acérées comme des clous. Or, en marge de l'expressionnisme, par delà le projet nabi, Vallotton frôle souvent le fantastique sans céder jamais à ses convulsions (comme dans les paysages de Schiele ou Soutine) ni perdre de sa force expressive.
Maryline Desbiolles est venue à Lausanne et, devant le Léman, n'a pas vu l'aimable lac bleu-vert ou gris-sabre à l'étendue placide, mais "un gouffre". C'est voir avec les yeux de Vallotton...
"Regarder Vallotton", écrit-elle encore, "regarder un Vallotton, regarder est violent. Il faut sans doute jouer le jeu, consentir à sa propre violence pour seulement commencer de voir un de ses tableaux. "Nous sommes au bord du paysage, au bord dune falaise ou d'un champ de betteraves, nous ne reconnaissons rien, nous sommes dépossédés, mais nous nous sentons fortement étreints".
La fin de cet indispensable petit livre (on court l'acheter et la file d'attente au Grand Palais en permettra la lecture en moins d'une heure) évoque une pêche nocturne au lamparo du côté de Cagnes-sur-Mer, où Vallotton a peint et où a vécu Maryline Desbiolles. Mais avant cette conclusion, il faut citer encore ce que l'auteure écrit à propos de La Mare, paysage Honfleur, où elle détaille "une étreinte d'autant plus brusque qu'on ne s'y attendait pas": "La nuit est tombée à présent. Le trou noir de la mare a été découpée au rasoir sur la nappe des lentilles d'eau d'un vert jaune acidulé. Nous serrons les dents. Au bord, sur l'herbe rase, une tignasse ébouriffée de joncs. Dans le fond, on devine un bosquet. Mais surtout, à gauche, un grand sureau dont les ombelles blanches poudroient. Me revient inopinément, une nouvelle fois, le conte de Perrault, Barbe-bleue, "Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie", dit Anne, ma soeur Anne. Il se pourrait que Vallotton ait attendu la nuit et l'éclairage de la lune pour débusquer la mare du conte, son entaille trop précise, affolante dans la verdure. La mare est une découpe de ténèbres, elle se casse le nez sur le bord droit du tableau où apparaissent des ondes que je vois tout à coup. Est-ce là le dessin d'une source ou, plus inquiétant, d'un tourbillon qui achèverait de nous entraîner dans le noir, de nous perdre ?"
Maryline Desbiolles, Vallotton est inadmissible. Seuil, coll. Fiction & Cie, 43p.
…Allons Soeur Gudule, c’est assez pour aujourd’hui : avec sept guérisons miraculeuses, trois heures de lévitation homologuées par les Services du Diocèse et quelques extases inopinées nous devons être vannée, et je ne compte pas le stress de vos prestations vocales à la multitude surexcitée, bref nous devons nous reposer un peu maintenant que le jour décline - rentrons donc gentiment en cellule…
Image: Philip Seelen