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Carnets de JLK - Page 2

  • Le souffle de la vie

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    Du blog au livre imprimé... 

     

    Au lecteur

     

    Ce recueil, établi à la demande de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Age d'Homme, rassemble une partie de mes Carnets de JLK, blog littéraire ouvert sur la plateforme HautEtFort en juin 2005. Proposant aujourd’hui quelque 1800 textes, dans les domaines variés de la littérature et des arts, de l’observation quotidienne et de la réflexion personnelle, entre autres balades et rencontres, ces Riches heures de lecture et d’écriture s’inscrivent dans le droit fil des carnets manuscrits que je tiens depuis une quarantaine d’années, qui ont déjà fait l’objet de deux publications : Les Passions partagées (1973-1992) et L’Ambassade du papillon (1993-1999).

    En outre, ces Carnets de JLK illustrent plus particulièrement les virtualités nouvelles, et notamment par le truchement de l’échange quotidien avec plusieurs centaines de lecteurs, de cette forme de publication spontanée sur l’Internet, qu’on appelle weblog ou blog.

    Dans l’univers chaotique qui est le nôtre, où le clabaudage et la fausse parole surabondent, ces carnets se veulent, au-delà de tous les sursauts de méfiance ou de mépris, la preuve qu’une résistance personnelle est possible à tout instant et en tout lieu pour quiconque reste à la fois attentif à la rumeur du monde et à l’écoute de sa voix intérieure. À l’inattention générale, ils aimeraient opposer un effort de concentration et de réflexion au jour le jour, ouvrant une fenêtre sur le monde.

     

      

     

    PaintJLK1.JPGSOUS LE REGARD DE DIEU. - Pasternak disait écrire « sous le regard de Dieu », et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre petit texte de rien du tout dans une grande partition. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, mais je n’en suis même pas sûr. Il n’est pas d’un croyant, au sens des églises et des sectes, mais cela aussi se discute. Il oscille entre la philosophie non académique de penseurs qui n’ont cessé de m’éclairer (de Gustave Thibon à René Girard), le Grand Récit de la science tel que l’évoque un Michel Serres, l’art et la poésie, l’Eros et la tragédie, Apollon et Dionysos, Rabelais et Pascal, le Christ et le Tao, mais je le voudrais à l’instant sans référence aucune.

    J’écris tous les jours « sous le regard de Dieu », et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK.  Cela peut sembler extravagant, mais c’est vrai. J’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 500.000 sans que cela ne change rien : je n’écris que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux.

    Ecrire «sous le regard de Dieu» ne se réduit pas à une soumission craintive mais nous ouvre à la liberté de l’amour. Celle-ci va de pair avec la gaîté et le respect humain qui nous retient de caricaturer Mahomet autant que de nous excuser d’être ce que nous sommes. L’amour de la liberté est une chose, mais la liberté d’écrire requiert une conscience, une précision, un souci du détail, une qualité d’écoute et une mesure du souffle qui nous ramène « sous le regard de Dieu ».

     

     

    A LA DESIRADE. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie au malheur, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres me semble la plus belle image de la vie qui continue…

                                                                                                                  (1er janvier 2005)

     

          

    ÉCRIRE COMME ON RESPIRE. -  Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos Ailleurs...

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté ; et ce travail alors repose.

     

     

             L’ENFANT. – Edmond Jaloux remarque  qu’à quarante ans, peu avant sa mort, Proust était encore un enfant. C’est aussi mon cas à cinquante-sept ans, malgré la paternité dûment assumée et vingt ans de vie conjugale régulière. Pour l’essentiel je suis resté tel que j’étais à dix ans, juste avant la puberté. Ensuite je le suis resté malgré le trouble entêtant du sexe, très sporadique au demeurant jusqu’à l’âge de dix-huit ans, ensuite plus envahissant et parfois obsédant à outrance, par périodes en tout cas.

    Or il faudra que je décrive, un jour, cette folie circulaire de l’obsession qui se nourrit elle-même comme la Bête inassouvie de Dante, telle que je l’ai vécue à un moment donné.

                                                                                                                                (2 janvier)

     

    PASSEUR. - Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses.

    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise de Céline, ou encore qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?

    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?

    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnels. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

     

     

    Powys.jpgLITTÉRATURE. - C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun au goût du jour. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’une petite secousse ou d’un délassement d’amateur mais relèvent de la plus haute, extatique jouissance, à la fois charnelle et spirituelle. En outre le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.

    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité –quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.

    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la substantifique moelle de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de germes qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».

    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».

    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.

    A croire Powys, le pouvoir suprême de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.

    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».

    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.

     

     

    CÉLINE. - A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. Celui qui en a. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Fort en gueule, mais picaro trouillard. Un peu tout ça…

     

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

     

     

    Proust2.jpgSUR PROUST. - Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, enfin ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare: «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

     

     

    Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes /  Ceux qui se taisent.

     

     

    DE NOS ENFANTS. - En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant d’une première femme, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente, et c’est ainsi que la mère ligotée, en elle, par ses préjugés féministes, s’est émancipée au meilleur sens du terme.

    De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi n’a cessé de se consolider par l’attention partagée que nous avons consacrée à S. et J., dès leurs premiers jours et jusqu’à maintenant.

     

     

    ENCORE PROUST. - Ce que dit Edmond Jaloux à propos de la meilleure façon de lire Proust, comme à vol d’oiseau, en ne cessant de considérer à la fois le détail et l’ensemble du temps et des lieux de la Recherche, rejoint ce que je me disais tout à l’heure à propos des accrocs de la vie, que ma sensibilité excessive (même catastrophique, disait Pierre Gripari) tend à grossir trop souvent. Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-mêmes pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige».

     

     

    CHARLES-ALBERT. - La phrase de Céline est certes une musique, mais de savoir le musicien si mythomane et méchant me gâte la mélodie, tandis que je ne cesse d’être enchanté par la musique de Cingria.

     

       

    Céline3.jpgCÉLINE. - Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, le chroniqueur inspiré de Nord, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefs-d'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Féerie pour une autre fois ou Guignol's Band.

    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne et conséquent), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » de l'intempestif, comme s'y est employée sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.

    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type, un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

     

    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs

     

     

    CALAFERTE. - Partagé, en lisant Louis Calaferte, entre l’adhésion et la réserve. Il y a chez lui de l’écrivain authentique et du ronchon caractériel qui m’intéresse tout en me déplaisant parfois par l’aigreur que j’y trouve.

            

     

             Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour d’L.

     

     

    DE L’HUMILIATION. - D’où vient le ressentiment? D’où viennent les pulsions meurtrières? D’où vient le crime ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith. Or, lorsque je lui ai demandé ce qui, selon elle, faisait le criminel, elle m’a répondu sans hésiter que c’était l’humiliation. Mais n’est-ce pas faire peu de cas de ce qu’il y a de mauvais en l’homme, lui ai-je objecté ? Alors elle de me regarder comme un adversaire possible et de se taire. Et moi de me taire, aussi, sans oser lui demander si la perversité de Tom Ripley ne lui a pas procuré, à elle également, cette espèce de plaisir trouble que le personnage met à se venger ?

     

     

    Vallotton.jpgFÉLIX VALLOTTON. - Bien m’en a pris de faire escale à l’exposition Vallotton, dont les couleurs irradient puissamment de salle en salle. Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante. Vallotton est aussi suisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (même s’il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler) mais aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ses crépuscules incendiaires et ses à-plats véhéments.

    Vallotton (1865-1925) avait treize ans de plus que Ramuz. Il laisse 500 peintures et une masse de gravures illustrant, avec une virulence expressionniste plus germanique ou nippone que française, la chronique d’une époque. Proche à certains égards d’un Munch, notamment face au désir, mais moins libre et sensuel, moins tragique aussi, que celui-là, du moins en apparence: plus coincé, plus glacé. La ligne plus  importante chez lui que les couleurs. Un sourire pincé à la Jules Renard, surtout dans ses gravures. On l’a dit peintre de la raison, mais c’est un jugement par trop français, car la folie couve là-dessous.

                                   (Kunstmuseum de Berne, 26 janvier).

     

     

    Witkiewicz5.JPGWITKIEWICZ ET LE ROMAN. - A quoi tient le refus du roman manifesté par Witkiewicz? Il me semble que c’est le rejet d’un genre insuffisant à ses yeux. Il cherche certes la simplification en philosophe, il  revient du multiple au concept, mais l’écrivain en lui part du singulier pour aller à l’universel. Or la notion de roman elle-même ne pèse plus lourd pour cette nature apocalyptique. Au demeurant, dans les mêmes années et sous le même empire d’un rêve totalisant de tout-dire, la Recherche proustienne est-elle seulement un roman? N’est-ce pas plutôt une immense chronique, comme le sont celles de Céline? À creuser. Mais pour le moment, c’est bel et bien comme des romans que je lis L’Adieu à l’automne ou L’Inassouvissement, tant leur masse organique et leur temps intime relèvent à mes yeux de ce genre-là.

     

     

    WITKACY CE MATIN. - Lever de soleil d’hiver sur fond de ciel pervenche, tandis que cela se couvre. Voix de ma bonne amie. Jappements du chien Filou. Fumet du café. Oiseaux en nombre au McDo de la Désirade. Toute  une bonne vie à côté de laquelle l’agitation intellectuelle, les « débats essentiels» et autres controverses exacerbées, émaillant Une seule issue, de mon cher Witkacy, me semblent un peu vains, dilués dans une certaine confusion.

    S’il avait de formidables dons artistiques, Witkiewicz, apôtre de la forme pure, n’a jamais pu, et tant mieux peut-être, aboutir à celle-ci comme un Monet ou un Bacon.  Lui qui rêvait de s’accomplir en peinture ou au théâtre, n’y est parvenu à mes yeux que dans ses roman fourre-tout. Avec L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, c’est ainsi dans le roman, qu’il prétendait un genre hybride et mineur, qu’il a donné le meilleur. Il se voulait essentiellement philosophe, alors qu’il est surtout artiste, je dirais plutôt médium d’une société chaotique.

    A propos de l’individu, dont la complexion physique et psychique compte pour beaucoup à la base de cette œuvre, Constantin Regamey, dont je me rappelle la figure de grand spectre lunaire à long manteau, dans les couloirs de la faculté des Lettres de Lausanne, écrit ceci d’éclairant quoique par trop empreint de morgue universitaire: «Il avait des œillères qui ne lui permettaient pas de soutenir une véritable discussion ni de s’informer de ce qui se faisait ailleurs». Et cette conclusion à la fois lucide, cruelle, juste et injuste à la fois: «En fait c’était un insatisfait psychique, un complexé, mais pas un malade, sûrement pas un fou, plutôt un génie».

                                                                                                  (A La Désirade, ce 31 janvier)

     

     

    DE L’AURA. – Certains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau.

     

     

    CONSTAT. - Je me dis parfois que ma vie actuelle est le résultat d’un malentendu, puis je me dis que non: que cette vie est le produit de tout ce que j’étais à l’origine et de ce que je suis devenu, conduit par une invisible main en dépit de mes errances.

                                                                                                   (A la Désirade, ce 4 février)

     

     

    DES SENTIMENTS ET DES LIEUX. - La lecture de Rien que des fantômes de Judith Hermann, qui évoque, comme personne aujourd’hui, les désarrois intimes de la jeunesse occidentale, de Berlin et de partout, dans un climat de déglingue où se cherchent et se perdent autant d’écorchés vifs - cette immersion sensible m’impatiente d’écrire à mon tour d’autres nouvelles, et plus précisément: des nouvelles de nostalgie, des nouvelles de lieux et de douleur, des nouvelles de bonté et d’apaisement. Je me rappelle à l’instant que Nancy Huston a particulièrement aimé L’Ange du cabanon, qu’elle m’a dit la plus belle histoire du Maître des couleurs, et c’est cela même que je crois avoir donné là: une nouvelle de nostalgie et de lieu, de douleur et de bonté.

     

      

    A certains moments il n’y a plus que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

     

     

    Hermann0001.JPGJUDITH HERMANN. - Judith Herman a en elle un puits de larmes. En tout cas j’avais été saisi, dès son premier recueil de nouvelles, Maisons d’été, plus tard, par l'originalité et la maturité, la clarté et la complexité, la puissance expressive et l'hypersensibilité qui caractérisent son art si singulier consistant à mêler, à des situations vécues au présent avec une grande intensité - tout y est concret, sensuellement palpable, rendu avec une plasticité rappelant parfois les expressionnistes - le tremblement profond du temps et son poids de plus en plus perceptible avec l'âge. S'il y a de la mélancolie dans les nouvelles de Judith Hermann, dont procède le plus lancinant de son blues souvent râpeux, jamais elle  ne cède à la délectation morbide. Dans la filiation des nouvelles berlinoises de Nabokov, on est au contraire saisi par la vitalité de ses personnages et par le dynamisme de son écriture. Son exploration des «vies possibles» illustre une imagination romanesque souvent en défaut aujourd'hui. Il ya de la fée chez elle, mais aussi de la sorcière : à la première, elle emprunte la capacité d'enchantement et à la seconde une sorte d'humour grinçant et cette implacable lucidité enfantine (mais jamais infantile) qu'elle promène sur la société en faisant dire à l'un de ses personnages «est-ce qu'il faut vraiment que ce soit comme ça?».

    Par-delà l'aura de poésie et, parfois, de magie qui émane de cet univers, c'est aussi bien à la réalité des êtres, et douloureuse, et à tel sentiment d'insuffisance rappelant un Fassbinder, qu’achoppe Judith Hermann.

    Avec Rien que des fantômes, son deuxième livre, on retrouve d’ailleurs les  même personnages errants et plus ou moins blessés s' agrippant les uns aux autres comme des naufragés, pour autant de rendez-vous manqués ou décalés, non loin des élégies de Peter Handke et  dans le ton aussi d'un certain post-romantisme urbain imprégnant le cinéma allemand d'après-guerre, par exemple dans La balade de Bruno S. de Werner Herzog. La nouvelle éponyme du recueil, qui se déroule dans un sinistre motel d'Austin (Nevada), où se retrouve un couple d'amis allemands traversant les Etats-Unis comme deux âmes en peine, s'inscrit aussi bien dans le droit fil de cette observation panique. En revanche, l'approche des personnages est marquée, chez Judith Hermann par une perception plus empathique et chaleureuse, sensuelle et presque animale, des rapports humains, auxquels se mêlent un dévorant besoin d'affection et une constante nostalgie d'on ne sait quel monde plus beau et plus pur, quelque chose qui a été perdu, que l'on chercherait à retrouver au fond d'une «caisse remplie d'objets anciens, absurdes, merveilleux», et dont on ne retrouverait finalement que le souvenir du souvenir …

     

    CLIMATS. - Je suis tout à fait saisi et même plus: hanté par les atmosphères et la substance affective des nouvelles de Judith Hermann. Il y a là-dedans une mélancolie, une tristesse, mais une tendresse aussi que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs à cet état de densité et de clarté dans la jeune littérature actuelle.

     

     

    Calaferte.jpgRECONNAISSANCE. - Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma disparition de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance que m’inspire cette citation : «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.»

     

     

    DE L’AMITIÉ. - Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte aussi, pour me sentir proche de cet ami intransigeant: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes amis perdus: «l’indifférence froide». Et du même coup, je vois mieux apparaître ce qu’a, parfois, été la mienne…

     

     

    Piroué.jpgGEORGES PIROUÉ. - C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué, pas même la Bibliothèque de la Chaux-de-Fonds qui avait hérité de son fonds d’archives. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, vient en outre de m’apprendre qu’ils étaient trois à l’enterrement: le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien affligeant, mais en somme à l’image de cette époque.

    (A La Désirade, ce lundi 7 février)

     

     

    CLASSE MOYENNE. - Millenium people, de J.G. Ballard, est une véritable mine d’observations et de déductions sur la société atomisée et paralysée d’ennui dans laquelle nous vivons en Occident, tout à fait dans le ton grinçant et détaché qui me convient ces jours. La scène de l’émeute dans le camp de concentration pour chats de luxe attaqué par des furies qui assimilent félidés d’élevage et prisonniers politiques, est un régal. Il y a, là-dedans, une quantité de notations qui en appellent autant d’autres que je consigne au fur et à mesure dans les marges du livre.

    C’est qu’il se passe tant de choses, dans la « dissociété » qui nous entoure, dont si peu d’écrivains rendent compte. D’autant plus intéressante, alors, me semble la démarche de Ballard, qui détaille les séquelles du sentiment de mécontentement et de révolte éprouvé par les représentants de la classe moyenne. J’y vois l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes, nos bureaux et nos journaux. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol des gens ordinaires lié à la perte du sens de leur existence et à l’enfermement et à l’étriquement que ressentent de plus en plus de gens supposés de plus en plus libres.

     

     

    APPRENTISSAGE. – Je reconnais un bon maître au bon effet de sa parole et, plus encore, à la qualité de présence découlant de cette parole, à la chaleur et à la lumière de cette présence, à la façon dont cette parole et cette présence nous dépassent l’un et l’autre et nous délivrent l’un de l’autre. Un bon maître disparaît au moment de l’apprentissage, il n’attend pas que je le regarde mais me regarde regarder La Chose qu’il m’a demandé de regarder, qu’à mon tour je donnerai à regarder. A cet égard, le bon Monsieur Thibon est le parangon du bon maître.

     

     

    Lecteur7.jpgUN LECTEUR HEUREUX. - C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, de marque personnelle et de qualité d’accueil, la merveille que c’est de lire et le malheur que ce serait d’en être privé. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ». Cela étant, la passion de lire est d’autant plus vive chez Piroué qu’elle se concentre dans l’attention scrupuleuse et l’écoute réitérée à travers les années.

    C’est d’abord comme à tâtons que le lecteur-écrivain nous entraîne dans la selva oscura de sa mémoire confondue à une manière de soupe originelle d’où émergent, de loin en loin, tel visage ou telle silhouette, l’esquisse de tel geste annonçant toute une scène ou l’écho de telle voix préfigurant le développement de trois fois trente-trois chants.

    Les premiers paysages et les premières figures entrevus par le rêveur-lecteur (le premier terme ne sera pas moins important que le second) dans sa remémoration d’une réalité fondamentale dégagée des ténèbres par ses premières absorptions, évoquent une lande désolée où des bergers se retrouvent autour d’un feu (et bientôt l’un d’entre eux va peut-être parler, et peut-être un Tourgueniev sera-t-il là aussi pour écouter dans le clair-obscur), et se regroupent alors diverses réminiscences, comme aimantées par l’image initiale.

    Une lecture orale, par sa mère, lors d’une de ses maladies d’enfant, a-t-elle ancré au cœur de l’écrivain le souvenir de La Prairie de Biega, des Récits d’un chasseur, auquel est liée la vision nocturne (et quasi préhistorique) d’une tête de cheval, ou bien sa première lecture de la nouvelle, vers l’âge de seize ans, a-t-elle marqué la scène du sceau de sa vision d’adolescent ? Ce qui est sûr, et qui fonde le développement de toute la méditation qui suit, rassemblant d’autres souvenirs de lecture (Stevenson et son âne dans les Cévennes, les bergers de Tchekhov dans La Fortune, puis le chasseur Maupassant, la guerre, la chasse au loup), c’est que la lecture et la mémoire ont travaillé de concert à révéler la véracité (un mot que Piroué semble préférer au terme de vérité) de ces motifs à valeur d’archétypes en les éclairant les uns par rapport aux autres pour mieux les faire signifier.

    Ce qui émerveille et qui surprend à chaque pas, dans ce parcours, c’est la remarquable liberté que Georges Piroué manifeste dans ses rapprochements, dont la pertinence découle de sa propre autobiographie de lecteur. Le voici par exemple, et avec quelle justesse affectueuse, parler de Thoreau, dont on sent que l’hyperréalisme mystique, et la langue parfaitement transparente, conviennent à sa propre nature contemplative et à son esthétique littéraire peu portée au gongorisme. Or la compréhension en profondeur de Thoreau amène Piroué à une mise en rapport lumineuse (« A travers lui Rousseau et Proust se donnent la main ») qui détermine aussitôt une double mise au point: « Avec cette différence que Rousseau n’est parvenu à son état d’ataraxie qu’après s’être obstiné à échapper à la société de son temps par l’utopie politique. Il voulait d’un réel réformé. Avec aussi, concernant Proust, la différence que celui-ci, en aiguisant ses sens, lorgnait du côté de leur utilisation à des fins artistiques. Il voulait d’un réel esthétique. Et tous deux, de manière différente, conservaient, en bons Français, des attaches avec la société, tandis que Thoreau les avait dénouées. »

    Quant à notre lecteur, c’est bien plutôt « en bon Suisse » qu’il progresse avec l’absence de préjugés ou de snobisme des ressortissants des petites nations, l’ouverture à toutes les cultures que favorise naturellement notre éducation multilingue, la modestie des terriens et la défiance envers toute rhétorique creuse. Mais son vice impuni n’est pas moins d’un lettré européen, qui le fait tutoyer Leopardi (« Giacomo, amico mio ») dans une admirable lettre de reconnaissance, au double sens du terme; éclairer Tolstoï d’une lumière révélatrice, cheminer aussi à l’aise avec Henry James qu’avec Jacques Réda, Peter Handke ou Conrad, en rendant à chacun son dû et sa place.

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane, tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Or c’est à proportion, justement, de ce que ce livre a de très personnellement impliqué qu’à son tour le lecteur de l’heureux mémorialiste s’immerge dans les eaux profondes de sa mémoire, s’interroge et se met à « écrire les yeux fermés ». Femmes de Keller, orages de Faulkner, paysans déchirés de Ladislas Reymont et notre cher Buzzati à l’étage des cancéreux, Oblomov lu et relu sous toutes les lumières, une Vie de Rancé de plus pour se nettoyer de trop de carton contemporain, ou l’autre jour Par les chemins de Marcel Proust d’un certain bon Monsieur Piroué...

     

     

    DE LA JOIE. - Il me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de  l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

     

     

    MATINES. - Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense à mon père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette «voix». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas moi? N’est-ce pas simplement ma conscience qui me parle? Et qu’est-ce que cette conscience ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

                                    (A La Désirade, ce mercredi 23 février)

     

     

    Thibon.jpgLE BON MONSIEUR THIBON. – Je n’ai pas souvenir  d’avoir rencontré Gustave Thibon, comme s’il avait toujours été là. Les deux livres de lui qui m’ont suivi partout, L’Echelle de Jacob et  L’ignorance étoilée, sont de ces « livres de vie » que je n’ai jamais lâchés, tissés de fragments faits pour être lus en chemin, nourris par la vie autant que par d’autres lectures, Thibon me parlant ainsi de Simone Weil comme les Journaliers de Jouhandeau me renvoyaient à Pascal, et plus tard ce seraient les Approximations de Charles du Bos ou les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, fontaines au bord du chemin. Or c’est cela même, pour moi, qu’une page du bon Monsieur Thibon : c’est une fontaine au bord du chemin, où je n’aurai cessé de me désaltérer.

     

      

    DU NON CONSENTEMENT. - Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et m’agite depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     

     

    Chessex75.JPGJACQUES CHESSEX. - Le Désir de Dieu me semble l’un de ses livres les plus libres et les plus aboutis du point de vue de la forme, dans le droit fil de L’Imparfait et de ses étonnantes Têtes, écrit littéralement « sous le regard de Dieu », selon l’expression de Pasternak qui recommandait précisément à Akhmatova d’écrire ainsi.

    Ah mais quel bougre d’écrivain et combien je me sens proche de lui en ces pages fluides et un peu délirantes, que j’aurais pu écrire: « Je suis plein de Dieu, croyant le perdre, ne le perdant pas, craignant de ne plus le capter et l’écoutant sans cesse au fond de moi. Parce qu’avec l’exercice de Dieu, le désir de Dieu, la curiosité de Dieu, l’âge venant, je vis avec Dieu une espèce d’état de Dieu qui plus jamais ne s’interrompt».

    Jacques Chessex parle ainsi de la présence de Dieu en nous et de notre dispersion devant Dieu – cela même qui me tarabuste si souvent: ma dispersion devant Dieu. Je ne sais pas trop à quoi cela tient mais cela me parle: il y a là une parole vive et une beauté, du sens, de la vigueur et de la profondeur, un homme enfin dépassé par son verbe. Or cela rejoint à la fois Cingria par la découpe de l’écriture (« L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini»…) et Rozanov par le continuum de la voix.

     

    Vernet6.JPGCARNETS DE VIE. -  « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    Vernet40.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

     

    DJIAN. - Il y a, dans Impuretés de Philippe Djian, une révolte que je ressens moi aussi par rapport à tout ce qui défait la communauté des personnes, de la famille et de la société. Après Impuretés, je lis Frictions qui me touche également par sa densité émotionnelle. Une fois de plus il y est question d’une relation familiale pourrie, avec ce jeune garçon témoin de la haine de ses parents puis se retrouvant, adulte, entre sa jeune femme top model et sa mère jouant celle qu’on abandonne. Le style de l’écrivain pèche parfois (alors qu’il le croit son point fort, non sans candeur) mais il y a là une quantité d’observations dans la masse qui me semblent d’aujourd’hui, et leur ressaisie traduit une vision juste du délabrement de ce pauvre monde.

     

     

    PSAUME. – Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

                                                

                                                                                              (A La Désirade, ce mercredi 2 mars)

     

     

    Soljenitsyne.jpgSOLJENITSYNE. - Ce qui me frappe, à la lecture d’  Esquisses d’exil, c’est la vulnérabilité que montrent les plus costauds devant la vilenie et la bassesse. On pourrait les croire au-dessus de ça: mais non, cela les touche et les blesse comme s’il en allait d’une atteinte d’autant plus sensible que l’accusation est plus injuste ou vile. Ainsi, de la vanité de tel traducteur-biographe à la paranoïa de tel maniaque de la plainte judiciaire, en passant par la diffamation, hier manipulée par le KGB, aujourd’hui relayée par les médias occidentaux, le démon mesquin est-il légion aux basques de Soljenitsyne. Je me sens à vrai dire « pluraliste» en le lisant, donc peu porté à m’aligner sur ses positions rigides de nationaliste russe et d’orthodoxe pur et dur, mais je respecte l’homme, l’écrivain, le héros, et le défendrai toujours contre la meute hideuse de ses détracteurs.

     

     

    Verdier10.gifFABIENNE VERDIER. - Au fulgurant premier regard on se dit que seul un dieu dansant entre ciel et terre, tourbillon d’esprit et de matière, d’un seul trait a jeté cela comme ça : comme c’est. Et c’est ce qu’on se dit : c’est comme ça. Comme l’évidence parfaite d’une pierre ou d’une feuille d’herbe : tel est l’être du monde. Cela s’impose à la vitesse de la lumière et ça n’a pas d’âge. Ou plutôt on pressent la patience des étoiles préludant au geste phénoménal prompt comme la foudre: que cela soit - que la beauté soit.

    Verdier130003.JPGLe feu du mouvement, traversé d’un souffle cosmique et soulevant jusqu’au ciel les pigments mêlés de terre et d’eau de pluie résument l’art essentiel de Fabienne Verdier. Elémentaire et savante, puissamment physique et modulant une non moins évidente démarche spirituelle, cette peinture est à la fois abstraction pure et poésie concrète, culture raffinée et nature primordiale, figures du subconscient et constante évocation du monde visible et sensible. Aussitôt une harmonie « musicale » soulève celui qui la découvre, lui rappelant comme une cantate de Bach que l’homme est « capable du ciel », mais cet envol prend appui sur le sol de fonds inlassablement travaillés, tels les glacis des maîtres anciens ou les couleurs « montées » des figures de contemplation de Rothko ; et l’on se rappelle à la fois les contemplatifs cisterciens auxquels l’artiste rend d’ailleurs hommage explicite, comme à son mentor taoïste, invitant à autant de stations méditatives.

     

    ELLE. – L. ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

             Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

            

     

    MALAISE. – Je ne me sens pas bien. Tout à coup il me semble percevoir, de manière écrasante, le caractère vain et vulgaire de mon travail au journal, avec le sentiment accablant d’être submergé par la laideur, telle qu’elle m’a été imposée l’autre jour par la mise en page grossière de ma présentation de Fabienne Verdier, entrelardée de publicités affreuses. Mais ne rien montrer de cette contrariété. Faire comme si de rien n’était. Résister là où je me trouve. Résister à la contamination de l’intérieur

            

                                                                                             (Au Buffet de la Gare, ce lundi 22 mars)

     

     

    DE L’ESPRIT D’ENFANCE. - Plus je vais et plus je constate que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité totale à l’esprit d’enfance. Toute autre posture intérieure, qui relativiserait les exigences de celui-là, me disconvient et plus: me contrarie. Jamais je ne serai adulte et responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus qu’eux, de toute vraie responsabilité.

     

     

    SANTO SUBITO. -  A l’instant (il est 5 heures du matin) j’apprends, sur ma petite radio portative, la mort de Jean Paul II, survenue hier soir à 21 heures 57. Ce fut un grand pape à la fois politique et mystique, un homme de lumière et de fermeté dans une époque de ténèbres et de déliquescence. Peu m’importe qu’il y ait, dans ses positions déclarées, des aspects qui se discutent: il est resté fidèle au Christ pour l’essentiel, une icône vivante pour beaucoup de malheureux et pour beaucoup de jeunes, ce qui l’a limité à nos yeux de pluralistes relevant du dogme et de la tradition catholique qui n’est certes pas tout le christianisme – mais qui de nous est habilité à lui en remontrer ? C’était une sorte de figure paternelle conséquente, et je l’aimerai toujours à ce titre, comme j’aime mon propre père.

    En considérant l’incroyable mouvement de reconnaissance qu’a soulevée sa mort, je me demande pourtant ce que cela signifie vraiment ? Le slogan Santo subito en dit long sur le besoin de vénération, même d’adoration de ces braves gens, mais quelle part d’emballement idolâtre n’y a-t-il pas là-dedans ?

     

                                                                                                    (A La Désirade, dimanche 3 avril)

     

     

    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

     

    MAGMA. - En cherchant La Nouvelle Héloïse dans les rayons de livres de poche de l’Hyper U, je me suis senti soudain submergé par une double sensation contradictoire de dégoût et de vague délivrance, comme si je découvrais soudain le caractère à la fois dérisoire et pour ainsi dire héroïque de mon propre travail d’écrivain. Oui, véritablement, devant une telle masse et une telle hideur on se dit, à la fois, qu’on n’est rien et qu’on est justifié...

     

                                               (Au Cap d’Agde, ce mercredi 11 mai).

     

     

    CarnetsJLK3.JPGMARE NOSTRUM. - Retrouver la mer est important, pour L. et moi, comme une sorte de respiration fondamentale, physique et spirituelle à la fois, qu’aucun autre lieu ne nous aura jamais donnée. Nous avons besoin de la mer. Ces dunes qui se perdent dans le lointain et cette douce grève aux herbages hirsutes, le long de laquelle les gens vont et viennent, ont quelque chose de tellement apaisant et de si tonifiant aussi, avec la mer roulant là-bas sa litanie infinie.

     

     

    CHANTIERS. - Pastis au bord de l’Hérault. Le Canal du Midi, le long duquel se succèdent les chantiers navals, me fait penser à Simenon et me rappelle cette province un peu décatie que j’aime retrouver un peu partout, en France, si rare en revanche dans la Suisse trop policée.

     

                                        (Au Grau d’Agde, ce vendredi 13 mai)

     

     

    Celui qui estime que l’éloge du bourreau de Joseph de Maistre l’engage à manier  la hache / Celle qui menace son fils Dominique de ne plus l’aimer s’il se détourne de Jésus / Ceux qui pensent que la mort de Dieu est un fait accompli, etc.

     

      

    simenon14.JPGSIMENON. - Un romancier populaire, et l'un des plus populaires au monde, peut-il être un bon écrivain ? Est-il concevable qu'un auteur, à qui il arrivait d'écrire cinq à dix romans en une année, dont un seul eût suffi à établir une réputation, puisse ne pas être un faiseur, voire un pisse-copie ?

    Ces questions n'ont cessé de nourrir, dans le monde littéraire, la suspicion envers l'œuvre extraordinairement fertile de Georges Simenon, même si certains de ses pairs lui vouaient la plus naturelle admiration. André Gide le premier, qui lui manifesta autant de respect professionnel que d'affectueuse attention, l'avait écrit: « Il est le plus grand de tous... le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature ». Et Faulkner de surenchérir: « J'adore lire Simenon. Il me fait penser à Tchékhov ».

    Beaucoup cependant, en France surtout où l'on continue de séparer la « pure » littérature, destinée à quelques-uns, de celle qui touche le moins lettré des lecteurs, ont classé une fois pour toutes le romancier prolifique dans la catégorie « policière », autant dire de la sous-littérature. D'ailleurs, prétendent les plus doctes, Simenon n'a « pas de style ».

    Le plus cocasse, à ce propos, est cependant que la très stylée Colette fut la première, à la lecture des textes de Georges Simenon, à lui conseiller de « faire moins littéraire », devinant que cet écrivain était de la race rare de ceux qui en disent le plus avec le moins. Jacques Dubois, qui a établi l'édition Pléiade des romans de Simenon, ne dit pas autre chose: que le « style » de Simenon n'a rien certes qui brille comme le style de Proust ou le style de Céline, mais que Simenon n'en est pas moins l'inventeur d'une écriture absolument originale qui passe essentiellement par la sensation et l'intuition, la perception profonde, et souvent subconsciente, des moindres mécanisme du comportement humain, restituées dans une langue limpide mais parfaitement rythmée, avec une poésie qui ne se réduit pas aux clichés de la fameuse « atmosphère Simenon », de trottoirs mouillés en brumes traînantes.

    Simenon n'a jamais posé au grand écrivain: il se disait lui-même un artisan, et celui qui a vu, à ses archives de Liège, ses manuscrits et ses tapuscrits, ne peut qu'abonder dans le sens de ce que me disait un jour la romancière Patricia Highsmith, confondue d'admiration devant l'immensité du travail du romancier.

    Pour relativiser le mérite de celui-ci, d'aucuns évoquent souvent, comme Georges Haldas, un « phénomène », qui ferait de lui une éponge absorbant tout et le recrachant sans y penser. D'une manière plus triviale encore, les clichés du romancier-record, qui plus est riche à millions et couvert de femmes, achèvent de brouiller l'image réelle d'un écrivain qui a beaucoup travaillé, et non du tout en tâcheron mais en observateur inlassable, et de plus en plus fin, du phénomène humain. Car l'évolution de Simenon, du journaliste-aventurier de seize ans qui reflétait l'idéologie d’époque, antisémite et populiste, de la Gazette de Liège, au romancier compassionnel des « romans de l'homme », révèle la prise de conscience progressive d'un témoin lucide de la condition humaine. L'auteur de l'admirable Lettre à mon juge s'efforce ainsi de « comprendre et ne pas juger », selon sa devise qui ne l'empêche pas, au demeurant, d'avoir une idée très affirmée de la vraie justice (on se rappelle le plaidoyer prodigieux des Inconnus dans la maison, tonné au cinéma par Raimu) et de la vraie fraternité, dont son commissaire Maigret, inspiré par son propre père qui « aimait tout », est l'interprète le plus connu.

     

    DE LA CONVERSION.- A mon rendez-vous matinal de cinq heures, je me dis que la conversion est une décision de tous les jours et de tous les instants. Le déclic n’est entendu que de Dieu. Tu choisis ceci, clic. Tu choisis cela, clac. Chacun sait très bien ce qu’il en est et c’est cela qui compte: c’est le secret de chacun.

     

    Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qui prononce les noms de Heidegger et de Derrida pour bien marquer le territoire sur lequel il accueille  ses nouveaux étudiants à jeans leur tombant sur le cul / Celle qui ne sait pas que Stendhal s’écrit avec h et Beyle avec y et que son prof trouve d’autant plus cool / Ceux qui ne savent pas où chercher le bonheur, etc.

     

     

    Léautaud6.JPGPLAISIRS DE LÉAUTAUD. - Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait dans le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire: «Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »

    Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été «fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement», et qu’une seule chose avait compté pour lui: le plaisir précisément.

    «Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines», écrivait-il. Or son plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les flopées de chats et de chiens qu’il recueillait dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.

    A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un émotif extrême sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre, fruit acide et tonique de tout son plaisir.

     

     

    Roth (Kuffer v1).jpgSUBLIMATION. - Il y a un moment très émouvant, dans La Tache de Philip Roth, et c’est celui où le narrateur, Nathan Zuckermann, et Coleman Silk, son vieux voisin en rupture de conformité, deviennent amis en dansant ensemble le fox-trot sur une terrasse nocturne, comme ça, spontanément, et sans rien d’équivoque dans ce contact physique de deux mecs à moitié nus, avant d’échanger diverses confidences, notamment sur les femmes. Alors que Coleman a «repris du service» grâce au Viagra, Nathan sublime « grâce » à l’impuissance où l’a laissé son cancer de la prostate. Cette complicité me fait songer à celle des anciens combattants. Au reste, toute forme de sublimation me semble émouvante, et celle de Nathan me touche particulièrement en cela qu’elle va vers l’œuvre à faire…

     

     

    Cingria13.JPGRAMUZ ET CINGRIA. -Le fait de se demander ce qui nous manque chez un auteur nous aide mieux à distinguer qui il est et qui nous sommes. Ce qui me manque chez Ramuz est le jazz verbal et la turbulence, la rondeur et la folie de Charles-Albert, la spontanéité et la fantaisie, la liberté et la saveur. Il y a certes un peu de tout cela,  à faible dose, dans Adieu à beaucoup de personnages, mais à son avantage  il y a tout le reste, aussi, que Ramuz a, et que Cingria n’a pas…

     

     

    DE LA « LANGUE » SUISSE. - Ramuz affirme que, sur le plan de l’expression, la Suisse n’existe pas, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire : il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria ; ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée, essentiellement latine ou franco-provençale.

     

    Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68, etc.

     

     

    PARLER DE DIEU. - Ceci de Ramuz que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme». Et ceci de Rousseau dans le même sens: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».

     

     

    PaintJLK14.jpgMATINALES. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça, m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde.

    L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus  et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.

                                         (A La Désirade, ce lundi 20 juin)

     

      Trevor7.jpgLUCY. - Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de William Trevor. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy.

    Or ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame  – une enfant qui fugue à la veille du départ de sa famille loin de leur Eden côtier, pour cause d’insécurité, et qui ne réapparaîtra qu’après la mort de sa mère désespérée, tant d’années après -, que l’auteur voue son attention, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite « des troubles » à nos jours. « C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher », et le lecteur le prend pour lui…

     

    Handke.jpgLE POIDS DU MONDE. - Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: « Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis ». Or, je me sens à la fois attiré et vaguement agacé par la douceur affectée de cette littérature si fine et si vétilleuse, qui esthétise le malheur autant qu’elle l’affronte, et ne cesse de forcer la note tout en l’atténuant. Ainsi de la naissance de la mère dans une famille de paysans nécessiteux est-elle dramatisée à l’excès: « Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort », pour se trouver banalisée aussitôt après: « On peut dire cependant que c’est tranquillisant: aucune peur de l’avenir en tout cas ».

    Et tout ce « travail littéraire » d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon…

     

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

     

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

     

    HANDKE. - En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de peluche, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne, et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers. On dirait ainsi la conscience de l’écrivain comme à fleur de peau, dont l’écriture paraît émaner en buée. Le lecteur est à la fois dedans et dehors, comme passant sous ses propres fenêtres - et cette phrase buzzatienne me touche alors particulièrement: « Passer devant une fenêtre sombre derrière laquelle un ami a habité autrefois ». Ou encore: « Les voitures mortes devant la fenêtre dans la nuit ». Il y a là une douceur mélancolique dont j’aime la projection en images, et cette sensualité triste, à la limite du lâcher-prise dans laquelle je suis parfois immergé moi aussi: « Un homme assis, affaissé, essaie sans cesse de se redresser pour montrer du maintien, mais chaque fois il s’affaisse de nouveau, finalement il est content comme ça ».

     

    VIEILLIR. - Il y a toujours un certain décalage entre notre âge et notre moi, que je ressens particulièrement aujourd’hui que les jeunes gens m’identifient à un vieil iguane, alors que je me sens plus frais qu’à vingt ans. Or je n’arrive pas à admettre ce fait pourtant indéniable, que je suis bel et bien un vieil iguane. Mais voudrais-je avoir dix ou vingt ans de moins? Certes non, puisque j’étais alors plus vieux qu’aujourd’hui. Donc va pour la comédie du vieil iguane...

     

    Cézanne12.jpgCÉZANNE. - Mon besoin, ce matin, de matière solide, s’est satisfait à la lecture des premières pages du Cézanne de Philippe Dagen. Il y prône le retour à l’œuvre et l’attention aux intérêts du peintre pour la littérature et toutes les formes d’interprétation – il insiste: de lecture. Le fait que Cézanne sache La charogne de Baudelaire par cœur est plus important, à ses yeux, que toutes les théories. Le personnage bougon et entêté, solitaire et saint à sa façon (si peu artiste me semble-t-il) de Cézanne m’a toujours plu. Ceux qui l’approchent le traitent d’«ours intraitable». Il écrit lui-même: «L’isolement, voilà ce dont je suis digne. Au moins, ainsi, personne ne me met le grappin dessus». Et cela que j’aime bien aussi: «Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi»…

     

     

    JEUNISME. - J’écoute, d’une oreille, la jactance de la radio portant sur la Street Parade, où un anthropologue explique que la jeunesse se trémousse ainsi et se défonce parce qu’elle n’a aucun avenir. Voilà ce que dit l’anthropologue: la jeunesse n’a pas d’avenir. Si la jeunesse se drogue (parce que la jeunesse ne fait que se droguer) c’est parce que la société (il dit: la société) ne lui offre aucun débouché. Voilà, c’est comme cela que les «faiseurs d’opinion» et autres anthropologues autoproclamés «font l’opinion».

     

    Leçon quotidienne de Cézanne à ma fenêtre.

     

    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.

     

    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.

     

    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.

     

    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.

     

      

    Cézanne2.jpgRAMUZ EN PROVENCE. - Je viens de relire les douze pages de L’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays »  et là se trouvant lui-même « repaysé »  devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert  avec émotion -  mais l'écrivain savait  que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.

    Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnées) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont il définit l'art plus précisément encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».

    Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. 

     

    Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».  

     

      

    AUTOLIMITATION. - Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’autolimitation, si contraire à l’esprit du temps…

     

    On ne discute pas avec la médiocrité. Discuter est déjà s’abaisser.

     

     

    Hardellet0001.JPGPARIS. - En dînant seul à la terrasse du café de la Place, tout en haut de la rue d’Odessa, je songe à mes multiples escales à Paris et à ce que j’aime toujours dans cette ville si personnelle, à sa vie, à son charme et ses beautés – ce soir, ensuite, le bord de la Seine, la grande roue du côté des Tuileries, la tour Eiffel gainée d’une sorte de résille de lumière, puis les terrasses de la rue de Buci, jusqu’à la touffeur molle de la nuit estivale, propre elle aussi à Paris. Dans la foulée je note que jamais, à ma connaissance, Cézanne n’a représenté aucune rue ni aucune place de Paris, ni d’aucune ville d’ailleurs…

                                                                      (Paris, ce jeudi 28 juillet)

     

     

    JARDIN DU LUXEMBOURG. - Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus. Après avoir salué le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre verte de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins renfrogné émergeant un peu plus loin de mornes fleurs, j’observe longuement la souple, lente, muette gesticulation de quatre adeptes du taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu, puis j’avise, tout à côté, la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer là, reproduisant, en bois et au format, une Silver Ghost conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov et réalisée par le menuisier Boulanger, selon le projet de celui-là de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des fleurs, du lierre, des verdures de toute sorte vont proliférer sur la carène de bois de la Rolls et demain l’automobile disparaîtra sous les follicules et les corolles. Top de la créativité, budgétisé à l’avenant, sponsors cités…

     

     

    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout jeune Occidental glabre au jeu du sabre de fer blanc ponctué de cris rauques. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance a été effacée), une autre très vieille dame, plutôt Américaine d’allure, se livre elle aussi à une gestuelle méditative.

     

    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre de cette nature et de ces innocentes personnes, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le boulevard, ont été accrochées de grandes photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux convulsions du XXe siècle.

    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades, débarqués aux petites aubes en caravane de 2CV avec notre stock de plasma sanguin destiné aux victimes des forces policières.
    Comme si c’était d’hier, je me rappelle mon immédiate perplexité devant le déferlement de rhétorique selon laquelle la Révolution était bel et bien accomplie, après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. Or j’avais beau participer, apparemment, à l’élan général: en mon for intérieur notre vieil atavisme terrien me faisait regimber, tout comme regimbe le protagoniste de Ramuz, dans Vie de Samuel Belet, quand son ami le communard l’enjoint de rallier les insurgés.

    Et d’autres images du siècle se succèdent, devant lesquelles je passe en visant le petit faune de bronze à la danse comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi: telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que je continue de flâner dans le soleil candide.

                                           

    ROMAIN GARY. - Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’a envoyé Christian Bourgois a retenu mon attention: La fin de l’impossible. Trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne aussitôt comme un acte de reconnaissance aux «alliés» occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à «l’étrange acoustique du monde spirituel» dont parle Kierkegaard.

    Tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une «explication avec la vie» passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le «Moi-même moi-mêmisant», pour embrasser «le Tout de la vie», à savoir Romain Gary, Romain Gary que j’ai peu lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit «j’attends la fin de l’impossible», Romain Gary l’écrivain que Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski.

    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers «l’étrange acoustique du monde spirituel», les gens dans le train me semblaient plus beaux, ces mots me parlaient: «Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre».
    Et du même coup j’entrevoyais de nouveaux livres à lire, peut-être un nouvel interlocuteur longtemps inaperçu, et me voici ce soir commençant de lire
    L’angoisse du roi Salomon tandis que l’ombre se fait sur la montagne…

     

     (A La Désirade, ce mercredi 3 août)

     

     

    Combin.JPGBALEINE AU MONT-BLANC. - L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non: que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand Paul Gadenne parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentianes, et c’était cela même me disais-je: l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    C’est le miracle de la lecture de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler soudain ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à passé cinquante ans, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans.

    De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique: une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    La prose de Gadenne est d’une parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas exactement fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.

     

    NOSTALGIE. - En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face nord du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…

                                                                               (Chamonix, ce 5 août)


    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

     

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...

     

     

  • Au sud du Sud

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    4.

    Plein sud il y a, par exemple, le lac, et le lac sera, pour toujours l’été, une réjouissance d’eau fraîche ajoutée à la réjouissance grisante des folles descentes à vélo fend-la-bise et des déshabillages-éclair avant le plongeon piqué dans l’eau non polluée de ces âges; et par d’autres nous savons déjà que plein sud nous attend l’Italie et sur la mappemonde du Petit Larousse illustré que m’a légué le Président j’ai déjà repéré l’Océan indien dont je sais qu’on l’appelle ainsi à cause des Indes et non des Indiens ; et c’est d’ailleurs par le truchement de mon grand-père que j’apprends le plus de choses sur les divers continents et les espèces variées - mon grand-père chez lequel je suis toujours fourré ainsi que le constatent ma mère et la mère de mon père, non sans une pointe d’impatience peut-être jalouses à l’égard de nos conciliabules.

    Le jardin de mon grand-père paternel est orienté plein sud lui aussi, au milieu de parcelles étagées dont chacune est pourvue d’un cabanon et d’un drapeau indiquant la nationalité du locataire ou de petites fanions multicolores évoquant ses préférences pour telle ou telle équipe de football, sauf mon grand-père qui ne me parle jamais de sport ni de politique, se contentant de dire à propos de celle-ci : la politique c’est la politique. Et de m’expliquer plutôt l’art de la greffe que je n’ai cessé, depuis lors, de pratiquer à ma façon.

    Le Président me raconte en outre comment on vivait dans le temps, et je revois alors cette campagne peuplée de pères sévères et de mères dures à l’ouvrage où chaque année arrive un nouvel enfant, autant dire une bouche de plus à nourrir en dépit des décès en bas âge, et je me rappelle le soulagement perceptible dans la voix de mon grand-père qui relate son départ de la ferme et du petit pays sans ressources pour se trouver une place de sommelier sur un steamer .

    Je comprends alors que dans le temps à la fois un lieu de rude vie où l’on fouette l’enfant et comme une magie où une nouvelle vie peut se greffer à l’ancienne ; et c’est ainsi qu’à l’instant encore je procède à mes greffes de mots en mots.

    A fleur de nuit je reviens à ces premières multiplications, du bouturage de racines au marcottage aérien, qui procèdent d’un savoir éprouvé dans le temps sur les sauvageons, imbéciles ou potentiels prodiges, qui confondront ou distingueront la greffe à cheval de celles en fente double, en couronne ou en écusson.

    Le Président me félicite de mes curiosités ferventes, et je suis fier de le sentir fier de ma soif de savoir, et mon père est fier de le voir fier de ses rejetons, et non moins fier je suis de voir mon père fier de montrer au sien le premier poste à galène de mon grand frère astucieux tout fier à son tour ; et tant de fiers garçons ne peuvent que tranquilliser nos femmes à leurs fourneaux et à leurs tricots.

    Pourtant rien ni personne n’est séparé ni déclassé aux yeux de l’enfant de sept ans : tout mérite son unanime félicitation puisque tout multiplie la symphonie. Je nous revois ainsi, garçons et filles, glaner les épis épars des champs de blés moissonnés de l’arrière-pays, j’entends nos sœurs et nos cousines chanter en bandes en se dandinant, les Italiens les siffler, notre grand-mère protester que dans le temps on n’eût point vu de telles bacchanales, et tout de go nos oncles la charrier et nos tantes regretter in petto de n’être plus tant draguées ; sur quoi je me revois, à sept encore, franchir avec mon grand-père le seuil magique du Cinéac. 

    La greffe à cheval permet toutes les combinaisons à l’enfant de sept ans. Les mots AVANT et APRÈS le regardent autant qu’il les regarde. Il les prononce l’un après l’autre sans savoir qui a commencé. Son frère aîné le tape et lui dit : c’est toi qui a commencé. Il voudrait protester mais il n’est pas sûr de ne pas avoir défié son grand frère rien qu’en le regardant, d’ailleurs le Président a dit que dans tout conflit on ne pouvait jamais dire qui a commencé.

    Je regarde le mot AVANT où le Président m’a fait observer un jour que se levait le soleil, et le soleil qui ne s’est pas encore levé à l’instant, le soleil me regarde de son œil fermé de cyclope et me revient alors la voix d’un oncle Stanislas quelconque qui me raconte pour la première fois l’histoire d’Ulysse, avant qu’il ne me raconte l’histoire de la pomme d’or, alors même que l’histoire de la pomme d’or date d’avant celle du cyclope.

    Le mot AVANT, qui se dit BEVOR dans la langue de l’oncle Fabelhaft, et BEFORE dans celle du professeur Barker - ce mot ne date lui-même que d’après le temps de la pomme d’or avant lequel il est convenu de parler de nuit des temps.

    Au temps de la pomme d’or, m’a expliqué l’oncle Stanislas de mes sept ans, il n’y avait qu’un seul mot pour dire AVANT dans toutes les langues, et d’ailleurs personne n’aurait eu l’idée de prononcer ce mot ni le mot d’APRÈS, le temps de la pomme d’or désignant l’âge où tous ne faisaient que savourer la pomme d’or au goût de Golden Delicious dont la seule sonorité du nom me fait venir à présent l’eau à la bouche.

    A un moment donné que je ne saurais dater, je constate cependant une rupture entre tout ce que m’a évoqué jusque-là le mot AVANT, auquel j’associais jusque-là mon frère aîné, avant que tout me le désigne bientôt comme s’éloignant en avant de nous, vers l’univers énigmatique et tentateur que désigne le mot APRÈS.

    Il y a de quoi perdre la tête en regardant certains mots, et par exemple en découvrant soudain que le mot AVANT peut être précédé, dans l’espace, par le mot APRÈS qui lui tient la porte en esquissant une légère révérence, aussi ambivalente que mon sentiment à l’égard de mon frère disparu.

    Longtemps je ferai résonner les mots en moi, et bientôt, quand j’aurai rejoint le monde que désigne le mot APRÈS, quand le foulard blanc de mon premier sperme aura jailli du fameux chapeau, c’est dans l’entonnoir de ma conscience ou de ma peau qu’il y aura subdivision entre moi l’un et moi l’autre et que le mot CELA commencera de me regarder.

    A sept ans cependant, pour en revenir aux histoires que me raconte le Président quand il pleut un moment sur son jardin, je ne suis encore qu’un, et un seul,  à recevoir les messages des sept messagers.

    Comme celle du merle blanc, cette histoire des sept messagers est l’une des premières que je reconnaisse pour mienne.

    « Depuis que je suis parti explorer le royaume de mon père, me raconte le Président en prenant son ton mystérieux, je m’éloigne chaque jour davantage de la ville et les nouvelles qui me parviennent se font de plus en plus rares ».

    Je sais que cette histoire m’appartient mais je ne la comprends pas encore au moment où je la vis, et sept fois de suite, ainsi, avant que le récit ne m’en soit fait pour la première fois, je l’aurai vécue sans m’en rendre compte. Il aura fallu que je tombe ainsi sept fois de suite, pendant des années, avant d’être capable d’entendre vraiment la saga des sept messagers pour la première fois ; et sept fois de suite, dans les années suivantes, je la vivrai en pleine conscience après l’avoir entendue, avant de pouvoir la raconter à mon tour.

    A chaque fois je suis allé plus loin vers le sud, comme l’eau tombe, mais ce n’était pas qu’une affaire de pesanteur : les premiers mots du sud me faisaient tomber en eux, et me voici tomber pour la première fois dans le mot SARCOPHAGE, ouvert comme une bouche d’or dans la nuit égyptienne.

    A peine avais-je mis le pied dehors que je savais, par la Croix du Sud dont mon grand frère avait appris, par notre père, comment la repérer au ciel, où se trouvaient pyramides et pharaons et en quelle direction il fallait que je fugue afin de rejoindre Osiris le secret, dont je ne savais pas encore, en revanche, que le corps visible avait été dépecé comme le serait celui d’Orphée le charmeur de montagnes, duquel je ne me rapprocherais également que plus tard en tombant, de sud en sud, dans l’entonnoir du mot MYSTÈRE.

    Je fugue donc pour la première fois afin de rejoindre le sud du quartier où l’on me retrouve par l’entremise du premier messager de l’histoire, lequel est à vrai dire une messagère, indigène du sud du quartier ne me reconnaissant point comme enfant de ces lointaines régions ; et, m’ayant interrogé, me ramenant dare-dare dans les contrées du nord d’où je lui dis que j’ai dévalé, moi et mon tricycle d’enfant de cinq ans, et mes père et mère de saluer pour la première fois le retour de l’enfant prodigue, et le grand Ivan de regarder pour la première fois le petit Ivan avec un soupçon de considération.

    « Je le soupçonne, raconte encore le Président, il n’existe pas de frontière, du moins au sens où nous l’entendons à l’ordinaire. Il n’existe pas de murailles, ni de vallées infranchissables, ni de montagnes obstruant la route. Je franchirai donc sans doute les confins sans m’en rendre compte et continuerai, dans la même ignorance, à cheminer vers le sud ».

    Cependant l’obstacle du lac est bien là quand, pour la deuxième fois, je tombe dans le mot VERTIGE et que, moi et mon vélo d’enfant de  six ans, je suis identifié par un douanier sur ces confins et, de nord en nord, ramené une fois encore à mes père et mère tandis que le grand Ivan fait mine de se demander jusqu’où le petit Ivan se risquera ?

    Or de sud en sud, mais désormais en rêve éveillé, je me retrouve au bord de mers sillonnées par Orphée, puis au bord des déserts et des continents, tombant de là dans le mot CIEL, qui se dit HIMMEL dans la langue de l’oncle Fabelhaft, SKY dans celle du professeur Barker et CIELO dans le langage des anges de Giotto dont je ne sais rien encore, mais qui me revient à l’instant avec la voix de mon grand-père poursuivant de sa mystérieuse intonation : « Un trouble inconnu s’empare de moi dès l’aube depuis quelque temps déjà et ce n’est plus le regret des joies que j’ai laissées, comme il advenait dans les débuts de mon voyage ; plutôt c’est l’impatience de connaître les terres inconnues vers lesquelles je me dirige».

    Au sud du sud, que je situe à l’instant plein ouest d’Ouessant, sous un ciel de plomb veiné de blanc de zinc qu’une bande de gris ombré sépare du vert bitumé de la mer, je me trouve, encore très petit, quoique je pense là encore avoir déjà sept ans et que c’est le seul sentiment de l’immensité de l’océan qui me minimise ainsi que le plus amenuisé Gulliver – plus exactement : nous nous trouvons là, le Président et moi, et mon grand-père me fait regarder la mer et me fait voir, me fait scruter et me fait observer, me fait observer et me fait scruter, me fait voir et regarder la mer où nous arrivent de partout des vagues et des vagues, et d’autres vagues encore, et d’autres derrière elles qui semblent naître d’elles pour se confondre à elles tandis que d’autres derrière elles les chevauchent soudain et les soumettent avant d’être chevauchées et soumises à leur tour, et chevauchant celles de devant avant d’être chevauchées se busquent et se renversent à la fois comme des piles de tuiles d’eau que le vent dresserait et ferait s’effondrer en même temps, ou comme des briques d’eau s’élevant en murs qui éclatent et nous aspergent jusque sur la berge,  et toutes nous arrivant dessus, toutes nous faisant avancer et reculer en même temps en criant et en riant en même temps, le mur écroulé redevenant vague et vagues multipliées sur d’invisibles et mouvantes épaules où s’ébrouent et se répandent des chevelures d’écume sous le vent les ébouriffant et les soulevant, les traversant de son élan fou venu de Dieu sait où…

    Regarde-les, me dit le Président, regarde-les toutes et chacune, regarde ce qui les distingue et ce qui les unit, donne-leur à toutes un nom pour les distinguer et donne-leur le même nom si tu trouves ce qui les unit, ou alors donne ta langue au chat, et je pensais à Illia Illitch dans son antre de sous les toits de la maison de mon grand-père, et je regardais la  mer, et je cherchais le nom des vagues, mais dès que j’allais en nommer une l’autre la chevauchait et la soumettait. Je ne savais rien encore de l’ondin qui chevauche l’ondine, je n’avais vu jusque-là que le cheval chevauchant la chevale, mais à présent c’étaient les vagues, qui n’ont pas de corps ou tous les corps, les vagues qui ont tous les noms ou rien qu’un seul que seul le chat à sept langues connaissait, qui l’avait dit en secret à l’étudiant Illia Illitch logeant dans les combles de la maison du Président, lequel étudiant russe l’avait répété au Président qui, finalement, ce jour-là, me dit voilà: voilà la secret des noms des vagues.

    Regarde la mer, me dit mon grand-père et voici que sa main plonge dans la vague et en retire une main d’eau dont il me dit : voici l’eau de la vague qui est celle de toutes les vagues, voici une main de mer qui est toute la mer. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des poignées de mer mais à présent regarde-moi : je te bénis de cette main de vague. La mer t’a giflé et te giflera, mais avec la même main d’eau je te bénis et t’appelle par ton nom.

    La nuit la mer est une maison que j’habite partout où je dors. Le Président est mort il y a bien des années, mais en attendant j’ai encore sept ans et j’accompagne mon grand-père dans son jardin : c’est à lui que je pense en explorant nuitamment les appartements sous-marins du chat à sept langues.

    Le chat à sept langues est la créature inventée, l’année de mes sept ans, par l’étudiant russe au nom chuintant d’Illia Illitch qui a perdu lui-même, à sept ans, le sens des réalités, comme cela m’est arrivé à moi aussi dès ma première fugue au dire de mon grand-père qui me rapporte, avec un sourire entendu, le jugement de nos tantes et de nos voisines qu’il récuse visiblement autant que mes père et mère.

    Le Tribunal des tantes et voisines en a décidé ainsi dès ma première fugue : que je n’ai ni n’aurai jamais le moindre sens des réalités. Un jour je prendrai la tangente, ont-elles déclaré à mes père et mère, lesquels ont haussé les épaules du même mouvement qui les a fait rejeter l’accusation selon laquelle je serais peut-être daltonien. Nos parents seront toujours d’inflexibles supporters de leurs descendants directs ; et je me réjouis d’avoir trouvé un autre soutien en la personne d’Illia Illitch. Nos parents nous défendent en tant que ressortissants d’un clan de sang tirant son nom des aïeux de nos aïeux, de même que c’est aux noms des aïeux de ses aïeux qu’Illia Illitch doit le sien.

    L’étudiant russe Illia Ilitch me raconte des histoires à dormir debout, dont celle du chat à sept langues. J’aime dormir debout dans la chambre de l’étudiant russe Illia Illitch, sous les combles de la villa La Pensée, j’aime revenir et m’attarder dans la soupente de la maison du Président, chez le doux Illia Illitch qui me sert des pirojkis et des zakouskis en me racontant ses menteries.

    Le chat à sept langues est fort probablement un avatar du Diable dont tu devrais te protéger de l’excessive fréquentation, petit garçon, m’explique l’avatar de l’éternel étudiant russe accueilli en pension chez mes grands-parents et qui porte donc, cette année de mes sept ans, le nom chuinté d’Illia Ilitch ; et sans doute celui-ci se plait-il à ces insidieuses allusions pour m’inquiéter et me troubler, à l’imitation de mon frère aîné, comme le grand Ivan se réjouit de terrifier le petit Ivan en attisant ses fascinations .

    Toujours est-il que c’est par la remémoration du logis du chat à sept langues que, pour la première fois, Illia Illitch m’a fait imaginer, qu’il m’est donné ce matin de rejoindre, tant d’années après, le Président et son cher Illia qu’il me dit avoir préféré de toute la bande; et voici que, dans les eaux communicantes, sonnent de nouveau les cloches de Kitèje dont l’étudiant russe, le premier, m’a raconté l’histoire que j’ai toujours aimé me rappeler, à travers les années, en souvenir de mon grand-père et de lui que j’ai aimé moi aussi.

    J’ai retrouvé, dans les appartements du chat bleu des mers du Sud que je viens de parcourir en rêve, la même pénombre à l’odeur vaguement surannée  qui baignait la maison de mes grands-parents. A travers les enfilades des chambres englouties, dans ce clair-obscur ocellé de motifs de guipure il m’a été donné de revoir, le temps d’un instant, ma grand-mère penchée sur sa machine à coudre de marque SINGER que je lui ai toujours connue; et sur une table basse, là-bas, rose et doré comme les objets nimbés de silence d’un tableau de maître flamand, j’ai fini par distinguer, dans son aura, le nécessaire d’écriture de l’étudiant russe de mes sept ans, mon cher Illia Illitch qui disait que c’était là son plus précieux bien, même ayant renoncé à écrire, avec son large sous-main dont le cuir de Russie avait perdu ses couleurs, comme tout ce qui a passé ou passera.

     

  • Ou comment faire avec

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    (Pour Elizabeth)
     
    Le soir après ma ronde
    dans les quartiers de l’ordinaire,
    je remonte par l’escalier
    des tours imaginaires
    jusqu’au repaire secret
    où de tout je vais faire avec…
     
    Des charniers de partout
    je sais par la publicité,
    le flux d’images des ravages
    et l’avis des experts,
    l’indéniable réalité:
    les enfants déportés,
    les armes qui tuent et rapportent
    de quoi prospérer aux cloportes
    bagués d’or dérobé
    - et comment faire avec…
     
    Cependant le savoir n’est rien,
    sans un regard d’enfant,
    comme le tien ce soir,
    qui semble s’étonner de voir,
    tout à son appétit,
    le petit chien te regarder
    savourant ton biscuit
    - et c’est ainsi qu’on fait avec...
     
    Peinture: Jean-Baptiste Greuze

  • Le regard panique de Pascale Kramer

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    Romancière de l’hypersensibilité panique et de l’empathie non sentimentale, Pascale Kramer nous attend au coin du miroir qu’elle promène sur «Une famille». Après «L’implacable brutalité du réveil» et «Autopsie d’un père», notamment, c’est un nouvel électrochoc en douceur…

    C’est entendu: la vie est formidable, se dit-on tous les matins au saut du lit en ouvrant ses fenêtres, même si celles-ci donnent sur une arrière-cour ou un champ de mines ou de ruines. On a besoin de ça: positiver à mort, sans quoi ce serait à désespérer ou à vous faire prendre la fuite fissa, comme c’est le cas de la jeune Alissa, la protagoniste de L'implacable brutalité du réveil, dans un quartier plutôt cool de Los Angeles, que submerge l’angoisse et l’envie de se défiler après la naissance de la petite Una, de même que Romain, fils aîné charmant d’une famille recomposée plutôt bien sous tous rapports, grand absent si présent dans Une famille,n’en finit pas de se tuer d’alcool depuis son adolescence.

    Pascale Kramer est un écrivain (je le dis au masculin alors que sa tripe féminine me semble essentielle) dont la qualité de perception (ses antennes vibratiles) n’a d’égale que ses qualités d’expression – son écriture hyper-précise et ramassant tout le «réel» à la fois en phrases claires mais concentrées, et sa façon de parler du «quotidien» et des relations humaines est unique, même si, au top de la littérature contemporaine, on pourrait comparer son type d’observation à celui de deux Américaines relevant du même réalisme à la fois hard et soft, à savoir Laura Kasischke (56 ans pile comme Pascale) et Alice Munro leur aînée magnifique.  

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    Les révélations de la fêlure

    Mais qu’arrive-t-il donc aux gens? Pourquoi sont-ils comme ils sont et pas comme nous? Ou si nous sommes comme eux pourquoi ne les comprenons-nous si mal? Et merde: pourquoi ne nous comprenons pas mieux quand nous devrions nous trouver si normaux? Dans L’implacable brutalité du réveil, devant Una que tous trouvent tellement choute quelques semaines après sa venue au monde, voilà ce que se dit sa jeune mère dans son nouvel appartement dont elle n’arrive pas à se faire à la drôle d’odeur persistante: «Alissa ne pouvait concevoir qu’ils n’éprouvent pas cette douleur, insistante comme un chagrin, qu’ils puissent être légers et comblés devant cette vie entre leurs mains, cette inguérissable fragilité, avide, perdue, souffreteuse, incompréhensible». Et cette ingrate, limite hystérique, d’en rajouter encore: «Leur bonheur était tellement injuste, Alissa n’en revenait pas de ne même pas pouvoir leur faire partager sa peur».

    Quand à la peur de Romain, dans Une famille, on n’en connaîtra que les causes supposées et les effets collatéraux, par ce qu’en disent ceux qui l’entourent: son beau-père d’abord, le raisonnable Olivier désormais retraité qui avait gagné son amitié en son enfance, sa mère Danielle qui ne se résoudra jamais à l’abandonner à sa déchéance, sa sœur cadette Mathilde dont il a trahi l’affection complice par trop de mensonges souriants, son frère Edouard qui croit le protéger, enfin son autre sœur Lou qui vient d’enfanter pour la deuxième fois au dam de sa petite aînée Marie crevant de désarroi jaloux. Mais la peur de quoi quand on est aussi bien entouré que Romain? Pourquoi cet irrépressible besoin de se détruire alors qu’il «a tout», comme Alissa «a tout» avec son gentil Richard qui la cajole et son adorable baby? Mais qu’ont-ils donc à se plaindre, ces enfants gâtés, alors que les Syriens en bavent et que Jim, de retour d’une putain de guerre américaine, se traîne sur ses prothèses en feignant la bonne humeur?

    Pascale Kramer a toujours appuyé où «ça fait mal». Par complaisance morbide ou pour flatter le lecteur toujours curieux de flairer le malheur des autres? Je n’en sais rien. Pourquoi Barbara Cartland a-t-elle écrit tant de romans à l’eau de rose au milieu de ses petits chiens manucurés, et pourquoi Patricia Highsmith se plaît-elle elle au contraire à appuyer «où ça fait mal»? Pourquoi les personnages de Simenon, qui «ont tout» comme Monsieur Monde, prennent-ils soudain la fuite pour se retrouver sous les Tropiques ou à la rue? On n’en sait rien: mystère. Mais ce qui est sûr, c’est que les romans «durs» de Simenon ou les terribles nouvelles de Patricia Highsmith, comme les récits d’Alice Munro, de Laura Kasischke ou de Pascale Kramer, nous en disent plus sur l’humain, donc sur nous-mêmes, que toutes les romances destinées à dorer la pilule, passer le temps ou pagayer dans le vide - beaux mensonges pour croisières dansantes, avec cellule de soutien psychologique pour pallier toute «fêlure». 

    Or un écrivain, et le meilleur (voir Proust et Céline) est souvent le plus fêlé, se distinguant du spécialiste en réparations psychologiques ou sociales par sa façon de «prendre sur lui» et d’en faire quelque chose qui nous touche, autant que nous touche le sort d’Alissa et de Romain ou de tous les autres personnages de Pascale Kramer souffrant plus ou moins et se plaisant plus ou moins sur notre Terre «qui est parfois si jolie», comme disait l’autre…

    L’inexplicable qualité de l’éveil

    La lucidité est une chose, mais dire la lumière qui émane des êtres et des choses est une autre affaire, et c’est précisément l’affaire des artistes et des écrivains qui ne se contentent pas de copie/coller le réel mais qui y ajoutent de la musique ou de la peinture, des mots qui chantent ou qui font chialer; plus de sens à ce qui semblait n’en pas avoir et plus de bonté dans un monde où les violents paraissent plus que jamais  l’emporter.

    Depuis Les vivants surtout (2000), mais avant déjà, Pascale Kramer n’a cessé de regarder ses semblables, nos prochains comme le disent les paroissiens, avec autant de lucidité que de tendresse souvent tendue, et ses histoires de famille nous ramènent à tout coup aux nôtres comme si, tout à coup, nous voyons chacun de nos proches sous le même verre grossissant, tantôt pour nous effrayer et tantôt pout nous radoucir... 

    Enfin plus que cela: la romancière en a fait un tissage verbal d’une beauté croissante, sans la moindre fioriture artificielle, à l’unisson de la beauté du monde et de la bonté des gens, qui dépasse la brutalité du réveil par la qualité de l’éveil…

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  • Colère et merveille des jours

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
    Ce lundi 26 février. – J’ai dit l’autre jour, à mon compère Bona, ma tristesse et ma colère après le dénouement scandaleux, hors de toute proportion, de la prise d’otages survenue dans un de nos trains cantonaux, se soldant par la mise à mort du jeune Iranien en détresse psychique brandissant une pauvre hache et un misérable couteau, requérant paumé et qui avait, durant plusieurs heures, exposé ses motifs à ses « otages » en partageant avec eux des clopes, avant la survenue de soixante poiliciers supposés protéger la sécurité de nos concitoyens – et tel conseiller fédéral de tweeter d’importance : avant tout défendons la sécurité de nos gens, etc.
     
    Soixante flics infoutus de maîtriser calmement un « forcené », selon le langage immédiatement accusateur des médias, qui fumait peu avant des sèches avec certains des voyageurs supposés vivre une scène de film d’horreur – le reportage à sensation du lendemain dans 24 Heures -, un premier tir au taser sans effet et que je t’achève le basané, comme il en est allé sur le quai de Morges de cet autre paumé brandissant un couteau de cuisine et flingué de trois balles par un jeune flic saisi de panique dont je me demande, aujourd’hui, comment il vit ce qu’il a commis malgré la bénédiction publique immédiate de ses supérieurs – et c’est ça surtout qui me fâche : cette façon, comme celle du ministre fédéral, de tout réduire à du fait divers, fâcheux accroc dans la gestion de notre sécurité mais rassurez vous les gars puisque tout est « sous contrôle ».
     
    Sur quoi, toujours avec Bona à bord de la Honda jazz sur le chemin du musée de L’Art Brut, ce dimanche-là, je lui fais voir la hideur du nouvel « éco-quartier » des hauts de Lausanne, au lieudit La Blécherette, qui le fait lui aussi s’éberluer devant une telle concentratioin de casernes à habiter (« Mais c’est la Courneuve ! », me lance-t-il), à quoi je lui réponds que non : que c’est une spécialité locale de l’incurie urbanistique récurrente d’une ville qui a « mal tourné » depuis le temps où Ramuz, déjà, brocardait ses prétentions de parvenue mal barrée…
     
    Cependant je ne généralise pas. Surtout un dimanche, et devant Bona qui a du monde une large vue, des bords du Congo aux rivages de la Méditerranée où il a longtemps séjourné, et jusqu’en son bungalow de Sheffield, je ne saurais m’adonner, hyperprivilégié et surprotégé que je suis, à l’accusation globale qui me ferait prétendre que mes compatriotes helvètes, ou que les jeunes flics de mon canton, ou que le dernier élu du Conseil fédéral ne pensent qu’à la sacro-sainte Sécurité, variante de la paix des cimetières justifiant, sous l’effet d’un racisme latent que révèleraient soudain les problèmes « sociétaux» liés aux migrations, le tir à vue, etc.
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    SOUS CONTRÔLE. - Bona Mangangu est, à sa façon, un artiste et un écrivain « sauvage », mais on n’en fera pas un début d’idéologie, car c’est également un humaniste raffiné et un frère terrien débonnaire au nuancier moral et esthétique, voire philosophique, des plus confirmés par l’expérience vécue et la pratique de son art et de son écriture.
    C’est fort de ce que je sais de lui, par sa personne et ses livres, que je comprends, et partage en partie, sa perplexité au terme de notre visite de la collection de L’Art Brut qui, une fois de plus, m’a fasciné et révulsé par sa trop luxueuse mise en scène.
    Tant de délires exultants et de détresses sublimées soudain acclimatés et présentés en sages vitrines, tant de destinées terribles extraites de leurs sinistres anamnèses et livrées aux thèses des doctorant et des passants insouciants, Mais comment ne pas prendre l’ascenseur ludique d’Aloyse et comment ne pas repartir à de nouvelles découvertes, à l’exclusion de toute théorie, juste dans la foulée d'Adolf Wölfli ou de Hans Krüsi, entre autres dingos ?
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    (Soir) – Et ce soir me revoici, tout innocent sous les nuages, les merveilleux nuages de la Création le long du Grand Canal de Noville – à Venise ce sera pour une autre fois ma foi - , à marcher tant bien que mal comme un vieux cheval en ne cessant de me réjouir que tout ça soit, la netteté de la lumière du soir et la fraîcheur de la neige neigeuse aux arêtes des crêtes de là-haut et de là-bas, et deux cygnes sont là penchés sur l’eau brenneuse à fureter dans l’opacité - enfin les cygnes, mes soeurs à dégaines de frères classieux, un peu de dignité les danseuses !

  • Neige sous le Nuage

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
     
    À La Désirade, ce samedi 24 février. – Les hauts étaient tout blancs ce matin, et j’ai retrouvé la surprise de nos enfances, quand il y avait encore de vrais hivers nous imposant de vrais habits chauds, de la vraie neige dans le quartier à pouvoir creuser des tunnels et parfois jusqu’au bord du lac et en ville au point qu’on skiait dans les rues en pente, alors que Sophie me disait hier, aux Fougères, que toute les stations actuelles ont leurs canons et que ça devient leur obsession, n’est-ce pas, cette histoire de climat…
    Pour ma part j’ai les jambes douloureuses de ma grand-mère Louise, ces jours, et la seule vision de mon frère le chien se levant à peine sur les siennes et tournant en rond en se cognant contre il ne sait plus quoi dans sa nuit sans bruit, achève de me faire penser au ski comme à une autre vie, et c’est à cette autre vie que, mardi au départ de Bona avec son sac à dos rempli des livres que je lui ai offerts, j’ai fait allusion en lui parlant de nos traversées de la Haute Route, à dix-huit ans, chargés comme des sherpas avec des sacs de quinze kilos que nous trimballions de refuge en refuge sur nos skis sanglés de peaux de phoque – et voilà que le refuge est désormais notre datcha de la Désirade, d’où je vois scintiller, sur l’ubac d’en face, les minuscules points blancs de Saint-Gingolph, à l’aplomb des crêtes enneigées du Château et de la Dent d’Oche ; et tout à l’heure je vais relancer le feu, mon camarade le chien pionce comme un bienheureux et je me donne la matinée pour achever de réviser les 252 pages versifiées de mon recueil de La Maison dans l’arbre que je balancerai aujourd’hui encore à Bona qui, de son bungalow de Sheffiled, finira de le formater avant de l’envoyer, via la Nuage, à destination de l’Oklahoma où, cow-boys aliens de l’Avenir Radieux, nous publions désormais nos cher ouvrages…
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    J’ai fait hier un message d’une exquise politesse à l’adresse du successeur provisoire du timonier défunt des éditions de L’Aire, lesquelle étaient censées publier mon essai Czapski le juste, pour lui annoncer la fondation des Editions de La Désirade, mon intention fantasque de m’échapper de l’édition ordinaire par le haut et de camper dans le Nuage après vingt-cinq livres publiés selon les normes anciennes - auxquelles d’ailleurs je reste attaché -, ainsi les dix prochains bouquins du sieur JLK, d'ores et déjà publiables, seront disponibles demain via le Nuage au dam de vos librairies et de vos salons du livre et de vos têtes de gondoles – et Bona de renchérir sur Messenger : ah le Nuage, le merveilleux Nuage, etc.
     

  • Murmure de l'aube

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    (Ce que me disait L. à l’éveil)
     
    Prends garde à la douceur:
    elle ne fait que passer;
    sans le bruit de la pluie,
    tu l’entendrais en toi
    comme la mélodie
    de ton cœur au fond de la nuit
    où toute douleur passe -
    prends garde à la couleur
    des choses de la vie...
     
    (Patchwork 2021: Sophie K.)

  • Comme un rêve éveillé

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    J’ai vu passer le lent cortège
    des âmes aux lèvres grises,
    j'étais avec elles et sans elles:
    je portais des valises
    pleines de mes diverses vies;
    je regardais le défilé
    des foules aux longs visages
    passant et bientôt dépassés
    par leurs ombres sans âge...
    Immobile je me tenais
    aux mains déjà tenues
    des vivants qui ne l’étaient plus,
    que je reconnaissais
    sans parvenir à les nommer
    tant ils étaient les mêmes,
    tant ils étaient sous tant de masques,
    tant ils me fuyaient du regard...
    Ne nous oublie jamais,
    jeunesse à jamais fantasque,
    semblaient chanter en litanie
    affligée et très pure
    leurs voix comme sorties des murs
    de mon rêve éveillé -
    n’oublie jamais ta douce enfance,
    ta mortelle innocence...
     
     
    Como un sueño despierto
     
    (Traduction de Mario Martín Gijón)
     
    He visto pasar el lento cortejo
    de almas de labios grises,
    estaba con ellas y sin ellas:
    llevaba maletas
    llenas de mis vidas diversas;
    miraba el desfile
    de una multitud de rostros largos
    pasando y en seguida superados
    por sus sombras sin edad...
    Inmóvil me aferraba
    a las manos ya tenues
    de los vivos,
    que reconocía
    sin llegar a poder nombrarlos
    de tanto que eran los mismos,
    de tantas máscaras como llevaban,
    de tanto cómo me rehuían la mirada...
    No nos olvides jamás,
    juventud siempre caprichosa,
    parecían cantar en una litanía
    afligida pero muy pura
    sus voces como salidas de los muros
    de mi sueño despierto -
    no olvides jamás tu dulce infancia,
    tu mortal inocencia...
    Peinture: Robert Indermaur

  • Ave Bona and thanks a lot

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    428604976_10233544216454132_3808521826262559339_n.jpg(Le Temps accordé. Lectures du monde 2024)
    À La Désirade, ce mercredi 21 février . - Nous étions pliés, avec Bona, hier matin, quand il m’a raconté les petits bonimenteurs de Kinshasa et autres improvisateurs géniaux du verbe dragueur: toi ma superbe, t’es belle comme une chenille !
    Pendant qu’il étalait sa confiture préférée du moment, de la marque Bonne Maman, sur les tranches de pain blanc que je lui avais préparées, je lui ai révélé la composition du Cénovis mythique de nos régions, et comme il en allait de pâte à tartiner je lui ai appris que le Parfait en est une autre, ce qui l’a fait s’esclaffer puisque Parfait est le prénom de son fils puîné, sa fille aînée se prénommant Améthyste…
    Et d’évoquer ensuite l’un de ses neveux au prénom de Nickel, qui m’a fait lui demander : pourquoi pas Manganèse tant qu’on y est, et lui: Uranium le garçon, Urania si c’est une fille!
    Bref, joyeux autant l’un que l’autre: lui débarquant vendredi dernier de Sheffield avec ses 63 ans pile au compteur alors qu’il en fait au moins dix de moins, et moi tout aussi réjoui de le revoir dix ans après ma visite en Angleterre et bientôt vingt ans d’échanges sur nos blogs et autres lieux de rencontre virtuelle - et voilà que Bona se pointait à La Désirade pour m’aider à formater mon prochain livre, lequel serait le premier titre des Éditions de La Désirade fondées par nous deux en personne en ce lieu sis à 1111 mètres au-dessus des déchets marins ,soit 300 pages de poésie constituant le triptyque de La Maison dans l’arbre avec La chambre de l’enfant et Le chemin sur la mer.
    Résultat des courses après deux premiers jours bien remplis à L’Estrée avec nos amis Moeri à l’expo des Pajak, le lendemain à l’Art brut et l’Hermitage pour Nicolas de Staël, tout le lundi à notre chantier numérique ponctué de citations latines - Bona ayant mémorisé des milliers de vers de Cicéron ou de Salluste ou de Pline le Jeune, ou d’opportunes sentences de Sénèque et autres maximes de Plume l’Ancien, cousin romain du protagoniste de Michaux dont le même Bona a tout lu...
    C’est d’ailleurs à Henri Michaux que Bona, il y a deux ans de ça, a emprunté l’enseigne de sa maison d’édition à lui, intitulée Tekedio, où ont paru le savoureux Maurice porteur de foi, évoquant avec autant de fondement historico-théologique que de fantaisie débridée à l’africaine, la trajectoir terrestre en nos contrées du légionnaire nubien venu au Christ par les chemins du ciel égyptien et de l’armée romaine, pour finir en martyr, et le monologue contemporain d’une poignante et non moins uppercutante Angela, dans Le coin des enfants où l’on se retrouve dans les marges de la Zone où toute une humanité de migrants survit aux abords d’une cité méditerranéenne évoquant Marseille ou Béziers où Bona Mangangu et les siens ont séjourné.
    Avant ces deux livres publiés à sa propre enseigne, et même conçus par lui de A à Z sans bourse délier (!), désormais disponibles partout où flotte le Nuage, d’Oklahoma où il a été imprimé – c’est là qu’est implantée la maxifirme qui lui a fourni son logiciel de composition – aux quatre coins du monde et des réseaux de lecture, Bona avait publié, déjà plusieurs livres chez divers éditeurs traditionnels, comme cela m’est arrivé à vingt-cinq reprises, et je ne sais pas encore exactement pourquoi ni comment il en est arrivé à prendre cette tangente numérique où il m’a proposé de le suivre avec mes dix manuscrits actuellement prêts à l’édition, dont un recueil de poèmes que j’ai proposé ici et là sans obtenir la moindre réponse, trop paresseux en outre pour entreprendre d’autres démarches – et quelle plaisante aventure ce serait de lancer les Editions de La Désirade à la veille de mes 77 ans sans me fendre d’un dollar…
    Au téléphone, tout à l’heure, l’amigo revenu à Sheffield m’a dit qu’il reprenait notre travail d’hier pour boucler le job qu’il soumettra à la maxifirme, laquelle finalisera la réalisation de l’objet en double version numérique et imprimée – le « portreur de foi » montre le chemin et moi j’te dis que ce qui compte n’est pas le tir au but mais le chemin…
    Images JLK: Bona Mangangu en Lavaux, et, botté comme un géant, à l'isba. Avec Antonin Moeri à L'Estrée.
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    Toutes les réactions :
    Olivier Morattel, Quentin Mouron et 24 autres personnes
     

     

  • Élégie de l'enfant sage

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    Quand je serai mouru,
    disait l’enfant à ses deux mères:
    je serai militaire…
     
    Je rêve assez d’être méchant,
    disait l’enfant paisible,
    et lancer d’atomiques bombes
    sur de vivantes cibles
    me plaira beaucoup dans la tombe…
     
    Si j’étais moi je ne vivrais
    que pour l’amour du mal,
    et je ferais au lazaret
    crever tous mes chevals…
     
    Je n’aurai donc été vivant,
    disait l’enfant mouru
    que pour obéir aux géants
    qui ne m’ont jamais cru…
     
    Crois-donc en moi dit le nuage
    à l’enfant qui repose,
    et je ferai de toi le sage
    ami de toute chose...
    Image: Hans Krüsi, Collection de l'Art brut.

  • Nuages de beau

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    Les forêts s’en vont en fumées,
    on voit passer des Îles,
    des visages dans les nuées
    se forment et défilent…
     
    J’aimais quand tu levais les yeux ,
    tes yeux couleur de ciel,
    j’aimais le bleu de tes prunelles
    comme un reflet des cieux…
     
    Parfois aussi sous les ondées,
    nous tenant par la main ,
    nous nous surprenions à parler
    comme au fond d’un jardin …
     
    Nous survive la rêverie,
    vous souviennent les jours,
    les inspirent ces fantaisies
    de ce qu’on dit l’amour …
     
    Peinture: Constable.

  • Attentif au secret

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    Le jeune homme au tableau regarde,
    et ton regard s’attarde
    à cela seul qui les regarde -
    à cette beauté réservée,
    loin de la foule hagarde …
     
    Silencieux ce tableau me parle,
    se dit le garçon taiseux;
    je ne sais trop comment le dire,
    se dit-il sans parler,
    tout à regarder
    cette beauté qui le regarde…
     
    Le secret de l’un s’est transmis
    par ce seul tableau-la,
    que vous ne voyez pas,
    passants hagards et sans ferveur
    ne faisant que passer
    quand le tableau vous appelait
    muet en son secret …
     
    Image JLK: jeune homme à l'exposition Nicolas de Staël. à L'Hermitage de Lausanne.

  • Ceux qui songent avant l'aube

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    429657692_10233557090735981_2982263733076926231_n.jpgPublie.net accueille les listes de JLK. François Bon présente l'ouvrage.
    L’énumération est un fondement de la littérature : qu’on aille dans la Bible, avec l’inventaire du temple dans Exode, ou les généalogies, et qu’on aille chercher de quelles civilisations, de quels textes hérités. Et quel bonheur et quel émerveillement nous prend encore à Seî Shonagon et ses Notes de chevet, la capacité du coup d’entrer dans l’an 1000 du vieux Japon, et de s’y trouver comme en plein voisinage avec le médecin ivrogne, les ponts qui sont beaux et ceux qui le sont moins, les bons usages et les choses qui vous mettent en colère, comme ce crissement du cheveu pris dans la pierre à encre.
    L’énumération est toujours resté une marge active de la littérature. Parce que c’est ce que nous faisons dans nos cahiers, dans notre documentation du monde. C’est la première construction de langage pour construire et déplacer le regard. Il y en a chez Novarina, chez Perec et Roubaud, des poètes comme Bernard Bretonnière.
    Maintenant, Jean-Louis Kuffer. Que je n’ai jamais rencontré. Au départ, juste la curiosité d’un blog de critique littéraire tenu en Suisse, donc un écart, des découvertes, une attention à des auteurs qui comptent, Nicolas Bouvier le premier, évidemment, ou la découverte de Popescu, sa Symphonie du Loup.
    Mais nous tous, côté blogs, à mesure qu’on découvre l’outil et la force d’Internet, on évolue. La critique s’ouvre à la photographie, aux scènes du quotidien, aux réactions d’humeur. Le blog de Jean-Louis Kuffer a gagné en arborescence, en étalement : on parle d’une musique, d’un ciel. On y développe des correspondances.
    Et puis ses Ceux qui. Au début, un exercice un peu discret, de fond de blog. On survolait. Je m’y suis pris vraiment lorsque j’ai lu celui qui s’est intitulé Ceux qui se prennent pour des artistes. Tout d’un coup, un malaise : on reconnaît toutes les postures. La phrase est incisive, contrainte. Elle va de saut en saut dans toutes les postures du rapport qu’on a chacun à notre discipline.
    Celui qui, celle qui, ceux qui, dans mes ateliers d’écriture, je me sers fréquemment d’un texte de Saint-John Perse (le chapitre IV d’Exil) qui fonctionne sur ce principe, en l’appliquant à la généalogie de chacun, mais une généalogie sans noms propres ni chronologie. Les résultats toujours sont impressionnants : la peau du monde, les silhouettes qui le portent.
    Avec des effets connexes : peu importe, dans Saint-John Perse, qu’on comprenne ou pas. Ainsi, dans les énumérations de JLK, la phrase Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte devient signifiante même sans rien savoir de la protagoniste. Ainsi, et là c’est déjà dans Seî Shonagon, la juxtaposition d’éléments forts, de haute gravité, ou à teneur politique, voire subversive, et d’éléments qui tout d’un coup provoquent le rire, ou la seule légèreté (Ceux qui vivaient aux oiseaux en 1957).
    J’ai donc demandé et obtenu de Jean-Louis Kuffer qu’on développe ici ses Ceux qui. La preuve qu’une énumération tient, c’est quand sa propre table des matières devient elle aussi une prouesse de langage. Voir l’extrait feuilletable. Mais Dans une idée d’oeuvre ouverte, et la volonté de la questionner sur publie.net : à mesure que JLK continuera son écriture, on réactualise le texte initial, et vous disposez toujours de la dernière version dans votre bibliothèque personnelle. Mais aussi, que le texte édité (pour contrer le principe d’enfouissement du blog, ce que j’ai nommé fosse à bitume), renvoie en étoile aux archives du blogs non reprises dans la sélection de l’auteur (30 chapitres, quand même) ou à celles qui s’y ajouteront...
    Et bonne visite du site en développement infini de Jean-Louis Kuffer, la rubrique de ses Celui qui, celle qui, ceux qui (mais attention, il y en a de dissimulés ailleurs dans le site). Et qu’une lecture aussi vigoureusement salutaire nous arrive des ciels suisses n’est pas neutre : on s’en réjouit ici.
    François Bon
    Ceux qui songent avant l’aube l’énumération comme arme pour dire le monde Jean-Louis Kuffer 2008-10-29 80 5,50 euros publienet_KUFFER01 publie.net. http://www.publie.net

  • Avant l'aube

     
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    Avant l’aube point la vision
    de cet œil noir scrutant
    dans l’entonnoir de tendre chair,
    au tréfonds de l’instant...
     
    Tu y vois comme en un miroir
    les reflets des années
    s’effacer dans le jour sans ombre
    des allées cavalières...
     
    La mémoire serait
    un ciboire plus qu’une coupe amère,
    mais avant l’aube tu ne sais
    voir clair que dans le noir...

  • Ni les mots pour le dire

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    Nous ne savons pas le savoir,
    ni ne désespérons,
    nous ne sommes que visiteurs,
    amateurs de chansons
    et voyant au gré des couleurs
    ce qui du ciel demeure…
     
    Nous demeurons les yeux ouverts:
    comme aux oiseaux passant
    nous ne savons que demander,
    nous sommes envoyés
    d’on ne sait où ni quel poème
    saurait jamais le dire…
     
    Vous nous écouterez le soir
    quand le jour aux ailleurs
    flamboie dans l’ultime lenteur
    qui va se fondre dans le noir
    où l’ange en vous demeure -
    et le dire ne se dira pas...
     
    Paul Klee, Angelus Novus.

  • Et si la poésie n’avait que fiche des printemps et des présidents ?

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    Le Printemps des poètes ! Quelle plus belle enseigne pour illustrer  la vitalité de la poésie et la fraternité de celles et ceux qui l’aiment ? Or à la veille de sa prochaine édition (du 9 au 25 mars 2024),  une polémique absurde, mais révélatrice de quel malentendu, agite ces jours le marigot politico-littéraire  parisien qui voit en l’écrivain Sylvain Tesson, appelé à présider la manifestation, un personnage idéologiquement suspect, « icône réactionnaire » dont le portrait partial qu’on en fait prouve qu’on n'en a rien lu. Au lieu d’un débat légitime sur les rapports de la poésie avec la société, ou sur l’engagement politique des poètes: une mêlée de basse jactance sectaire relayée par les médias et les réseaux  sociaux érigés en nouvelle instance de censure.     

    JEAN-LOUIS KUFFER

    Le sieur Arthur Rimbaud, auquel Sylvain Tesson a consacré un généreux  hommage « estival », aurait-il accepté, de son vivant, l’invitation d’être intronisé Prince des poètes ou mieux: Président de la confrérie des Vrais Poètes autoproclamés ?

    Il est fort probable qu’à dix-sept ans il s’en fût réjoui en applaudissant des deux pieds, lui qui se fit un plaisir fouzraque de se faire détester des poètes parisien après avoir conchié les accroupis et vilipendé  les assis et les rassis tout semblables à nos actuels « poéticiens » feignant de ne jurer que par lui.

    Arthur Rimbaud, après la farce du Panthéon - pour citer une polémique antérieure -, dirigeant le Printemps des Poètes de la France binaire: quoi de plus allègrement bouffon, de plus inclusif dans le concept poétiquement printanier . 

    Ou l’« icône » devient cliché de langue de bois…

    La figure du sacré que représentait naguère l’icône, devenue la représentation des plus viles idolâtries, annonce l’effondrement sémantique d’une notion gobée et régurgitée tous les jours par les vilipendeurs de la langue que sont devenus les techniciens de surface médiatiques et la meute mimétique des followers de tout acabit. Ainsi a-t-on fantasmé un Sylvain Tesson « icône de l’extrême-droite » comme on l’a fait de Rimbaud icône de la révolte adolescente ou de la mouvance gay en poésie, entre autres imbécillités réductrices.       

    Mais qu’est-ce donc que la poésie, et le sait-elle elle-même ? Qui aura jamais dit ce qu’elle dit de l’universel, que son chant investit depuis la nuit des temps, en termes qui ne soient pas trop vagues alors qu’elle est le contraire du vague et de l’imprécis, même lorsqu’elle divague apparemment ou semble délirer – quel discours, plus qu’en musique, remplacera-t-il jamais le chant ?

    En contraste absolu avec ce qu’on peut dire le chant humain de toujours et de partout, qu’il soit d’imploration ou de déploration, hymne à la vie ou thrène de grand deuil, cantique des cantiques ou fulmination de l’éternel Job levant le poing au ciel, élégie de la nuit ou des jours sereins ; à l’opposé de ce qu’on peut dire l’émotion, laquelle  suggère la réalité d’une ressemblance humaine qui échappe à toute explication ou justification utilitaire -  et contre ce qu’on peut appeler la poésie au sens le plus accueillant et le plus profond, le discours dézinguant  Sylvain Tesson, franc-tireur des grands espaces qui n’a jamais brigué le titre de prince des poètes ni de meilleur écrivain français que d’aucuns lui prêtent, aura saisi l'amateur sincère de poésie par la platitude et la médiocrité malveillante de ses formulations relevant de la jactance alignée et de la délation de mauvaise foi relayée à foison sur les réseaux sociaux bernés par la rumeur et la rhétorique sournoise du « pas de fumée sans feu »...

    Lisez donc le texte misérable de la fameuse pétition et visez les auteurs attroupés si satisfaits d'eux-mêmes: cela des défenseurs de poésie, des esprits libres et des cœurs sensibles ?

    À vrai dire, autant le fiel visant Sylvain Tesson que le miel dégoulinant sur la seule poésie poétique qui soit apparemment recevable sur visa politiquement correct, excluent tout débat éventuel sur la question d’une poie réellement engagée comme l’ont été celles d’un Nazim Hikmet ou d’un Ossip Mandelstam.

    Fausse parole et vérités multiples

    Je me rappelai les mises en garde du fameux essai d’Armand Robin intitulé La fausse parole, visant essentiellement le langage avarié de la propagande, justement figuré par l’expression « langue de bois », en lisant (ou relisant) ces jours, purs de toute idéologie partisane,  La panthère des neiges, les nouvelles d’Une vie à coucher dehors, Les chemins noirs en leur traversée de la France profonde,  Un été avec Rimbaud et le tout récent Avec les fées, célébration du merveilleux celtique à l’immédiat succès combien suspect n'est-ce pas ? Et combien suspecte, aussi bien, cette panthère aussi insaisissable qu’une femme de rêve, à le fois hyper-réelle et fuyante (comme l’amoureuse perdue que l’auteur évoque en sa quête), fascinante et cruelle comme toute la nature environnante ou la culture essaie de se ressourcer.

    Quoi de passionnant dans ces marches au désert, ces immensités ou l’on se les gèle, ces apparitions de yacks fantômes ou de chèvres bleues que survolent des aigles sans scrupules humanitaires - quoi de glorieux dans ces errances aux chemins noirs de France obscure où le soûlographe d’un soir à gueule cassée par une guerre contre lui-même poursuit sa chasse aux fées loin des estrades ? Un écervelé, sur Facebook, croit y voir du « fascisme culturel », mais chacun en jugera sans ses lunettes en bois…

    Prends garde à la beauté des choses, pourrait-on dire à la façon du délicieux Paul-Jean Toulet qui savait la merveille autant que son ombre, comme les compères Tesson et Munier (le photographe animalier qui l’a invité au bout de nulle part), avec deux autres bons compagnon de route, apprennent à chaque instant à mieux lire le livre du monde en son inépuisable poésie…

    Quand le Dr Michaux calme le jeu en souriant…

    Au lendemain de la mort du poète Henri Michaux, massivement méconnu du grand public, le journal Libération (!) publia, comme par défi (ferveur sincère ou sursaut narcissique de caste branchée ?), pas moins de douze pages d’hommage qui eussent probablement ravi l’intéressé de son vivant malgré sa légendaire défiance envers toute publicité.

    Or c’est au farouche et génial explorateur d’ Ecuador et de la Grande Garabagne, étonnant voyageur-voyant avant la lettre, qu’il faudrait revenir aujourd’hui pour élever de quelques crans le « débat », même inexistant en l’occurrence,  en exhumant deux textes de 1936 initialement parus en espagnol (un congrès du PEN-Club avait suscité la première de ces conférences) et respectivement intitulé L’Avenir de la poésie et Recherche dans la poésie contemporaine.

    « Le poète n’est pas un excellent homme qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain », déclare Henri Michaux en évoquant la suite de recommandations solennelles qui ont été faites avant lui par les congressistes distingués, « le poète n’est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous », et l’observation vaut aujourd’hui pour tous ceux qui voient en la poésie un accessoire du développement personnel ou du combat politique : « La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunion politiques ». Et d’ajouter dans la nuance, à propos des « cas » de Paul Eluard et de Louis Aragon:  « Si un homme devient fougueusement communiste, il ne s’ensuit pas que le poète en lui, que ses profondeurs poétiques en soient atteintes. Exemple : Paul Eluard, marxiste acharné, mais dont les poèmes sont ce que vous savez, de rêve , et du genre le plus délicat ». Et sur Aragon : « Un homme autrefois bourgeois mécontent, et grand  poète, devenu militant communiste, dévoué à la cause comme personne, mais médiocre poète, ses poèmes de combat ont perdu toute vertu poétique ».

    Tout serait à citer dans cette réflexion anti-dogmatique, qui inclut dans sa pensée l’humour et le sens commun. « En poésie, continue Michaux qui compare la fonction de sa corporation à celle d’un médecin virtuel, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale».  Est-ce dire que la poésie n’ait à s’occuper que de gouttes d’eau insignifiantes ? Pas du tout, et cela nous ramène au réalisme poétique de Rimbaud autant qu’aux veilles contemplatives  de Sylvain Tesson en pleine nature : « Cette goutte d’eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d’humanité que toutes les strophes humanitaires. C’est cela la TRANSFIGURATION POETIQUE. Le poète montre son humanité par ses façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial , ou asocial, il peut être social. »

    Et de citer trois individus bien plus suspects, idéologiquement, que l’anodin Sylvain Tesson : « N’ayant pas sur l’art des vues d’instituteurs, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteurs ».

    Au passage, - et plus loin cela rejaillira dans un double salamalec à son ami Jules Supervielle et à Paul Eluard -,  l’on aura relevé le ton aimable et bienveillant du conférencier qui, dans le second texte, montrera avec autant de nuances amusées l’intérêt et les limites du surréalisme aboutissant parfois à un grand n’importe quoi dont nous voyons aujourd’hui les resucées.  André Breton avant Jack Lang, postulait une sorte de généralisation du génie poétique faisant de chacun un petit Rimbaud ou une Rimbaldine à la Chloé Delaume visitée par la grâce. Or lisez, misère, la pauvre  Delaume citée partout comme l’égérie  de la fameuse pétition…      

    Le mérite majeur de Sylvain Tesson, s’agissant de Rimbaud, consiste à le citer, et c’est un bonheur estival qui fait oublier les printemps institués. De la même façon,  avec un élan généreux  qui exprime l’essence même de l’indéfinissable poésie dont ne nous parviennent, comme l’exprimait Gustave Roud, que des éclats du paradis, Henri Michaux cite ces vers mémorables d’Eluard à la fin du poème intitulé L’Amour la poésie : « Il fallait  bien qu’un visage /réponde à tous les noms du monde », et ces premiers vers de Supervielle dans Les chevaux du temps : « Quand les chevaux du temps s’arrêtent à ma porte /j’hésite un peu toujours à les regarder boire /puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif », etc.  

    Sylvain Tesson. Un été avec Rimbaud. Equateurs / Humensis – France inter, 2021.

    Une vie à dormir dehors. Prix Goncourt de la nouvelle. Gallimard 2009. Folio.

    La Panthère des neiges, Prix Renaudot. Gallimard, 2019. 

    Sur les chemins noirs. Gallimard, 2019, Folio 2023.

    Avec les fées. Equateurs, 2023.

    Henri Michaux. Œuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade,  1998.

  • Petit Nobel

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    Chaque fois qu’ils se mettent à crier je sors dehors voir si j’y suis. C’est la meilleure tactique, avec un cigarillo, pour conserver un peu de bonne humeur sur cette terre qui est, parfois, si jolie – disait ma sœur.

    Pendant ce temps, dedans, c’est la guerre. Pour ou contre la femme ou la cigarette, à fond contre les margelles trop étroites ou pour le développement durable des canaux d’évacuation de la Fantaisie : maudite Fantaisie, disent-elles, maudite Fantaisie disent-ils – la Fantaisie étant pour les uns et les autres l’ennemie à abattre avec le sérieux des papes, avec ou sans filtre.

    À la fin, s’ils ne se sont pas tous assassinés, l’un d’entre eux décrochera le Grand Nobel et les autres pourront se vanter d’avoir partagé des masses de choses avec lui, au dam de la Fantaisie.

    C’est tout le mal que je leur souhaite, moi qui pars en fumée.

    Image: Philip Seelen.

     

     

  • Au nom du mot trahi

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    Un lac gelé sous un ciel bas,
    comme un complot de murs,
    le Temps cloué dans les gravats -
    que des mots qui rassurent…
     
    Ce que veut dire le mot parler,
    le couteau sous la gorge
    ne peut s’exprimer sous l’horloge
    qu’on a décapitée -
    et parler alors devient cri…
     
    Quand soumis a l’oubli,
    quand ne rien faire ici,
    sous le ciel emmuré
    ajouterait au mal de haine
    et au mal de mépris,
    quand plier et ramper
    ne serait plus dans les gravats
    qu’une voix sans aval…
     
    Que chaque mot soit une alarme,
    chaque idée une fée
    qui dissipe le charme,
    chaque image comme un renfort
    du déni opposé
    au sourire putain de la mort...

  • Conseils de l'arbre

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    J’aspire à tout ce beau désordre,
    me disait l’arbre en rêve
    et sur sa large main ouverte
    je lisais la brève sentence
    de nos années enfuies -
    l’arbre nous aurait bientôt oubliés…
     
    Ta sève n’était qu’impatience,
    a murmuré le vent
    à l’écoute de cet instant
    de pure adolescence
    où soudain l’animal jaillit,
    et le cheval hennit -
    on eût dit que tremblait le temps…
     
    Les mots étaient insuffisants:
    le mot seul de racine,
    ou le verbe de revenir
    vers l’arbre ou vers le vent;
    revenir au défi du temps:
    le désordre de l’arbre
    me suggérait la permanence -
    revenir au silence…
     
    (Ce 25 janvier 2024)

  • Soutine

     

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    Elle coule dans la maille d’un ocre rose veiné de bleu et ses lèvres sont déjà là comme un souvenir de baiser retenu d’une main molle.

    Je lui sens le sexe partout, elle n’aurait pas eu besoin d’ôter son béret de surveillante d’internat ni son caraco, je lui sais les mollets d’une marcheuse et les chevilles des gardiennes de chèvres dans la montagne aux loups.

    Je lui fais face comme le Signor Dottor Pirandello à sa chère démente, comme au groom de l’Excelsior que des messieurs invitent à des apartés dans les fourrures des hauts étages.

    Je fais face à l’Humanité. Je me tiens au pied de la croix du Juif bouchoyé. Je prends naturellement, en ma paresse agitée, le parti des chiens errants et des enfants inquiets. A mon passage les paysages s’affolent. A mon apparition les maisons se disloquent et les couleurs flambent. Je reste du moins le scribe fidèle des visages et des livres de chair.

    Tout est fixé, de fait, par mon regard aimant. J’aurais tout mis en place avant d’être déporté, mais Dieu n’a pas voulu de moi. J’avais la gueule de finir à Auschwitz et c’est par hasard seulement que mes croûtes ont échappé aux incendies.

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  • Silence de la neige

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    Sans te rappeler la douleur
    oubliée sous la neige
    au long du lent cortège
    des heures et des jours,
    soudain comme une main ,
    invisible, brève et cruelle,
    lève le voile et te révèle,
    à te figer le sang,
    cela simplement qui t’attend…
     
    La neige étrange et familière ,
    comme une main apaise
    l’enfance partout au sommeil;
    ou te prend à la gorge
    - la neige ambiguë de l’éveil,
    dont la blancheur trompeuse
    suinte d’humeurs odieuses…
     
    La neige à la douce présence,
    la neige au canon blanc
    de l’arme prête à décharger
    l’innocence du poids du monde,
    la neige pure de l’immonde,
    la neige à genoux de la vieille,
    la neige boule en joie,
    la neige tout ensanglantée,
    enfin dévisagée,
    la neige comme aux abois des villes
    et là-bas dans l’absence:
    la neige rendue au silence…

  • Le baptême des mots

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     Le palimpseste de la mémoire est indestructible »
    (Baudelaire)

    Tout sera peut-être oublié ? Tout n’aura peut-être été qu’illusion ? Tout n’aura jamais été peut-être qu’un rêve ?
    Je ne me pose, pour ma part, aucune de ces questions. Je ne fais que m’imprégner. Ou plutôt je ne fais qu’être imprégné. Plus exactement je ne fais qu’être, et encore: je ne suis qu’à vos yeux.
    Faites de moi ce que vous voulez : courez après mon reflet, emparez-vous de mon ombre, clouez et exposez ma dépouille, mais qui dira ce que je suis en vérité ? Quels mots diront mon vol ? Quels mes voiles et le vent qui me porte ? Quels toutes mes pages écrites à coups d’ailes ? Quels les milliards de vie que je continue en planant au-dessus des jardins suspendus jusqu’où remonte l’air poissonneux du Haut Lac aux airs ce soir de fleuve immobile ? Quels mes effrois et mes ivresses ? Quels mes désirs séculaires, moi qui ai l’âge de mes pères fossilisés dans la roche claire d’avant les glaciers ? Quels de vos mots diront mon inscrutable origine ? Quels de vos mots diront mes fins dernières ?

    Vous avez tant écrit pour dire ce que je suis, quand je ne faisais qu’être. Tant d’idées se sont empilées dans vos pyramides de papier pour affirmer qui j’étais, quand je tombais en poussière. Tant de combats entre vous pour décider quel nom je porterais, quand je renaissais. Tant d’armes levées, tant de fracas, tant de têtes coupées, tant de décrets, tant de conciles et de congrès, quand je vous survolais. Tant de peine, tant d’amour, tant de savoir, tant de haine, quand je me posais sur la joue de votre enfant dans la lumière du soir. Tant de contes dans la clairière en forêt. Tant d’images premières. Tant d’essais, tant d’explications, tant de lois, tant de traités, tant de généalogies et tant de prophéties. Vous vous êtes élus et maudits. Vous vous êtes couronnées et répudiés. Vous vous êtes traités de purs et d’impurs. Vous avez écrit sur moi des encyclopédies, mais d’un vol je traverse à l’instant votre crâne poncé par les âges.
    Or, moi qui n’ai pas de mémoire à vos yeux, je me rappelle vos jeux d’enfants. Vous scribes de la nuit des temps et vous paumés des quartiers déglingués, vous guerriers des légions et vous désertant les armées, vous laudateurs et vous contempteurs, vous sages et vous insensés, vous femmes qui enfantez et vous chefs de guerre qui massacrez – vous tous je vous revois lever vos yeux vers mes couleurs, en toutes vos mémoires j’ai déposé ce reflet, cette ombre diaprée, cette insaisissable douceur.

    Quelle main ne se rappelle ma légèreté ? Sur quel doigt de quel ange ai-je jamais pesé ? Qui ne se souvient de la prairie de son enfance où voltigeaient mes drapeaux ? Qui ne se revoit, sous le tourbillon de mes ailes en foule, dans la rivière ou la rizière, les hautes vallées ou la féerie des contrées lointaines ? Qui ne revit tel après-midi de sa vie dans l’ondulé de ma chenille sur les sentiers poudreux ? Qui ne se rappelle le jeune garçon de la légende me voyant, de la bouche du vieil Homère mourant, m’envoler et rendre son chant à l’Univers ? Qui ne revoit, à son plafond de malade que la douleur tient en éveil, la tache ou l’écaille dont on croirait qu’elle cherche l’échappée d’un autre ciel ?
    Si je ne suis qu’à vos yeux, c’est par vos mots que je vous parle de vous. Je ne faisais comme vous que passer. Je ne sais trop ce que vous entendez par le mot beauté, mais un poète l’a écrit sur la nappe de papier d’un café : que je suis en visite chez vous.

  • Apprendre par coeur

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    Variations cingriesques (7)

     

    Les enfant qui ont appris à apprendre par coeur ne savent pas leur chance. Ils sont d'ailleurs rares en nos contrées où cette pratique est assimilée à un pensum sinon à une mesure coercitive , alors qu'il devrait s'agir essentiellement d'un pur plaisir, fût-ce en vue de l'acquisition non consciente d'un pur trésor.

    C'est ainsi, du moins, que je l'ai vécu personnellement, et de ma seule initiative, entre dix et treize ans, pour en tirer un inépuisable bénéfice quand bien même j'aurais presque tout oublié des centaines et des milliers de vers mémorisés. Je parle en effet de poésie. D'autres parleraient de théâtre par obligation professionnelle, ou de lois nécessitant alors l'usage du latin.

    Charles-Albert parle de celui-ci dans une lettre ouverte à une institutrice opposée à la mémorisation par coeur, publiée par le Journal de la Maison Charles Veillon - là même où il donna des conseils sur la manière de vêtir l'enfant -, en juillet 1954, donc un mois avant la fin de son séjour terrestre.   

     

    Cingria dit n'avoir pas toujours été favorable à l'apprentissage par coeur, mais il a changé d'avis et en vient ici à prôner l'ingestion du latin "en le scandant et le chantant sur des notes plain-chantiques" par le truchement de grammaires latines écrites en vers.

    "Faire réfléchir les élèves, c'est très bien", précise-t-il, "mais il faut des points de repère. Il n'y a que ce qui est acquis mécaniquement qui peut les fournir".

    Charles-Albert aura sans doute eu l'occasion d'entendre Paul Léautaud psalmodier, non du latin mais des vers d'Apollinaire ou d'Anna de Noailles, de Baudelaire ou de Verlaine, tels qu'il en récite à foison dans ses fameux Entretiens avec Robert Mallet.

    De la même façon, avec l'encouragement souriant de ma prof de collège Denise Ramel, je me suis efforcé entre dix et treize ans de mémoriser de longs poèmes de Victor Hugo (style Booz endormi...) et de François Villon et de plus brèves pièces de Musset et Verlaine (musicalement mon préféré), Apollinaire ou Rimbaud. De tout cela que comprenais-je ? Sûrement pas tout, mais les vocables me remplissaient comme de beaux cailloux et de bons caramels un clair bocal. Il y avait aussi là un peu de la recherche d'une performance sportive, comme celle qui faisait Charles De Gaulle et ses soeurs apprendre par coeur des pages entières de journaux et se les réciter à l'envers. Quant au résultat, je n'ai pu en juger que des années après, par exemple en analysant des poèmes de Baudelaire dans la classe de notre prof de français Georges Anex (par ailleurs critique littéraire à la N.R.F. et au Journal de Genève, et non moins féru lecteur et défenseur de Charles-Albert), avant d'entrer en littérature comme en forêt connue. À seize ans, ensuite, apprendre par coeur Le vent à Djémila de Camus me fut une relance de plaisir réellement physique, et plus tard la poésie de René Char ou de Saint-John Perse...

    À propos de plaisir physique, j'y ai repensé récemment en lisant le très beau premier recueil de nouvelles du comédien Edmond Vullioud, Les Amours étranges, où j'ai perçu d'emblée le tonus et la tonne vocale possiblement liée à ce que Flaubert appelle son gueuloir, en outre appariée à la discipline élémentaire du théâtre.

    Le texte prend mieux corps d'être dit par coeur. Il en va de même de la prise de notes, qui dédouble ou redouble la lecture, et plus encore de la citation, qui participe elle aussi de cette espèce de mise en bouche que représente la mémorisation.

    La phrase de Charles-Albert Cingria, modulée et scandée en sous-texte par le latin et la basse continue d'un chant, appelle naturellement la mémorisation par coeur mais disons: à ses pointes.

    La poésie étant par excellence la pointe du langage, mérite ainsi l'hommage de la mémorisation par coeur - mais pas toute. À vrai dire toute une poésie contemporaine me semble aussi aphone qu'illisible, mais passons. Réjouissons-nous plutôt de voir des foules immenses, au Levant, psalmodier les poèmes d'Adonis ou de Mahmoud Darwich, ou, peu qvant sa dernière révérence, le vieil indigné Stéphane Hessel réciter Hölderlin par coeur...   

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p.  

  • Irrécupérable poésie

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    À propos de Pasolini en dialogue posthume...
     
    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, noi digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »
     
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    Ainsi parlait Pier Paolo Pasolini en 1969 à New York, répondant aux questions pertinentes de Giuseppe Cardillo, dans un entretien traduit par Anne Bourguignon et qui constitue un document réellement éclairant, à la fois sur la démarche de l’écrivain-cinéaste et sur l’esprit de l’époque.
     
    Cela me semble en effet très « époque » de s’attacher pareillement au caractère irrécupérable de tel ou tel objet de création, et de privilégier ainsi « la poésie ». Mais il faut lire l’entier de l’entretien, et le rapporter à l’ensemble de l’œuvre et aux réflexions de cet artiste cherchant à tout moment à « théoriser » le magma de sa complexion éminemment contradictoire en butte au chaos du monde, pour mieux saisir la tournure de cette affirmation, qui vaut autant dans la postérité de Rimbaud et Baudelaire que dans celle d’Antonio Gramsci.
    Ce présent entretien fut capté lors du deuxième voyage de Pasolini aux States, après une premier contact en 1966 qu’il vécut avec enthousiasme, fasciné par la ville et saisi « par la ferveur morale de la contestation américaine en marche et par la découverte d’une forme d’esprit démocratique, inexistante en Italie ».
    En 1969, après une activité artistique intense (notamment avec Théorème et Porcherie) et de vifs démêlés idéologico-politiques liés à sa critique de la «fausse révolution» en Italie, Pasolini se trouve dans une période de remise en question dont les tenants socio-politiques (sa déception de marxiste assistant, à l’avènement d’une société consommation nivelant à peu près tout, et notamment le peuple du sous-prolétariat qui inspira ses premiers livres, dont Ragazzi di vita, et ses premiers films, au nom du bien-être généralisé) et les aboutissants éthiques et artistiques sont clairement détaillés.
    S’il y avait du militant «éducateur» et du provocateur chez Pasolini, c’est en poète, «irrécupérable» selon lui-même, en artiste polymorphe, que Pasolini s’exprime ici : sur le cinéma (et plus précisément celui de Godard, qu’il admire sans partager ses options esthétiques), sa conception religieuse de la réalité (hors des églises et même de la foi), les parfums de son enfance, sa première conscience politique (éveillée par la condition des paysans frioulans) et, surtout, l’importance radicale, voire sacrée, du style, à propos duquel il dit une chose à mes yeux essentielle, à la fois au regard de son œuvre et d’une approche incessamment irrécupérable de la réalité, tous genres confondus du moment que la poésie éclaire nos « minutes profondes » en toutes langues et formes : « Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l’ai dit, la réalité est hiérophanie – elle l’est de façon sentimentale et intuitive – et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n’est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement dit un langage sacré »…
    L’inédit de New York, entretien de Pier Paolo Pasolini avec Giuseppe Cardillo. Traduit de l’italien par Anne Bourguignon. Préface de Luigi Fontanella. Editions Arléa, 92p.

  • Jusqu'à l'ouvert

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    « dibujamos una puerta
    y escondidos
    nos dimos a lo abierto » (*)
    (Mario Martin Gijon, el encuentro)
     
    Je rebondis jusqu’à l’oiseau
    qui m’esquive d’une aile :
    enfants, nous étions hirondelles
    envolées des boisseaux,
    dans nos cahiers bleus étoilés
    des traces de nos mots…
     
    Certain d’entre nous comme le merle
    modulait à l’écart,
    dont les fées cherchaient le regard,
    mais l’orgueil l’esseulait
    et le soir venait, et la nuit
    qui déferle sans bruit…
     
    Nous ne nous laisserons porter
    à notre âge allégé
    que par les airs habités
    des maisons de nuages
    où vont et viennent les nuées
    de passereaux volages…
     
    Aquarelle JLK.
     
    (*) "nous avons dessiné une porte
    et cachés
    nous nous sommes donnés vers l'ouvert".
    (Traduction de Miguel Ángel Real,
    dans l'Anthologie poétique bilingue parue à L'Harmattan
    sous le titre de La Chair des heures).

  • Art poétique

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    (À l’écolier de Charleville)
     
    Le plus simple et le plus limpide
    sera notre façon:
    à la manière du jeune Ovide
    promenant sur les choses
    son regard à métamorphoses,
    nous serons juste bons,
    comme autant d’ahuris sublimes,
    par le jour bel et blond,
    à chantonner nos contrerimes…
     
    Les clichés des anciens poèmes
    nous vont comme des oripeaux
    de théâtre joyeux:
    de tout bois nous ferons un feu
    de mots à belles flammes -
    nous oserons l’effet soyeux
    du précieux Baudelaire,
    séduisant les âmes rebelles -
    à jamais couturières…
    Quant au vers libre il est tenu
    à laisse très légère,
    il est souple, il est ingénu,
    il a du vent dans les semelles
    et s’accommode du sonnet
    ou de la ritournelle -
    dès le latin très pur d’Arthur,
    au génie le plus sûr…

  • Comme un temps accordé

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    Dans le grand sommeil idéal,
    vaste désert ardent
    des mille millions de feux d’aval
    sur le fond noir du Temps,
    nous nous retrouverons…
     
    Nous avons pour nous la patience
    des anciens pèlerins
    se laissant porter par l’errance,
    et sur ces lents chemins,
    nous nous retrouverons…
     
    Ton visage prend la lumière,
    rayonnant à l’ivoire
    de mon rêve ouvert en clairière
    au tréfonds des mémoires…
     
    Nous nous retrouvons en silence,
    au seuil du doux parler
    que nous inspire l’innocence
    sous le ciel accordé…

  • Ovale de nos visages

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    Je me rappelle ton ovale :
    tout ovale est parfait
    qui s’inscrit dans toute mémoire,
    de l’enfant au rebond
    de la plus idéale balle…
     
    Ton visage sur l’oreiller
    au repli du secret
    se déplie en multiples formes
    qui se lient et délient
    l’informe de tous les dénis…
     
    Les mots recueillis dans l’ovale
    sont autant de visages
    apaisés après les orages
    et les matins ressuscités
    en la vallée sans âge…
     
    Peinture: Francisco de Goya, la Comtesse de Chinchon, 1800.

  • À l'envers des clichés

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    La rumeur de la mer, la nuit,
    sur les draps de l’amour
    et les corps à peine dépris -
    viendra le lent retour
    de ce qui jamais ne finit -
    quoique jamais: cause toujours…
     
    Tant d’images et de beaux mensonges,
    les mots de la passion :
    filles de feu, fleurs de nos âmes
    que trois fois rien enflamme -
    ô tendre dérision!
    Quant à nos moments préférés,
    les mots restent à couvert,
    discrets, blottis au doux revers
    de nos nudités enlacées -
    nos langues déliées…
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Canto

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    Je ne dis mot, non: je regarde
    les visages du jour
    tandis qu’alentour on s’attarde -
    à se perdre en discours…
     
    Le garçon que je dévisage
    à la beauté passée
    chantera-t-il encore
    comme le font penser ses yeux
    sans trace de remords ?
     
    La vieille pianiste en silence
    sourit au beau garçon
    qui l’écoute depuis l’enfance
    en compagnon secret…
     
    Il y a comme ça des gens
    dans le bruit des effets
    qui s’entendent au lieu de parler
    à l’écoute d’un chant…
     
    (Peinture au doigt: Louis Soutter)