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Carnets de JLK - Page 2

  • Panique à la Love Parade

    william-blake-cercle-luxurieux-dante-divine-comedie-enfer-c.jpgUne lecture de La Divine Comédie (6)

     

    Chant V. Cercle des luxurieux. Tourbillons des damnés emportés par les airs. Rencontre émouvante de Francesca da Rimini. Dante flageole derechef...

     

    On arrive maintenant au lieu « où la lumière se tait », gardé par le redoutable Minos qui désigne, par le  nombre de cercles qu’indique sa queue enroulée, à quel cercle de l’Enfer précisément est affecté le damné qui se pointe.

    Dans la foulée, ce sont les luxurieux que Dante va rencontrer en foules virevoltant dans les airs comme de folles bandes d’étourneaux. L’image est d’ailleurs précise et d’une extraordinaire plasticité quand on suit le déploiement du texte original, plus proche de Lautréamont que du dolce stil nuovo, non sans se rappeler le sort récent de la foule multitudinaire de la Love Parade allemande se précipitant dans un tunnel pour s’y piétiner.

    De la même façon, les damnés sont emportés, littéralement malaxés par les zéphyrs du Désir, et souffrant physiquement à proportion inverse des jouissances qu’ils ont connues sur terre – ce qui ne laisse évidemment de plonger Dante dans la perplexité navrée, et le peinera plus profondément un peu plus tard.

    Dans l’immédiat, il identifie quelques célébrités historiques connues pour leurs débordements sensuels ou leurs amours entachées de violence, telles Sémiramis et Cléopâtre, mais également Hélène et Achille, Pâris et Tristan, « et plus de mille ombres » tournoyantes.

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    Mais la rencontre d’un couple moins tourmenté, auquel Dante demande à Virgile de pouvoir parler, va marquer l’un des épisodes les plus fameux et les plus émouvants de la Commedia, avec Francesca da Rimini, que le poète a connue de son vivant, et du beau Paolo Malatesta, couple adorable que Gianciotto Malatesta, époux épais de Francesca et frère de Paolo, a trucidés.

    Or, Dante a beau se consoler à l’idée que l’affreux fratricide se torde désormais dans les flammes de la Caina, neuvième et dernier cercle de l’Enfer où sont précipités les traîtres et les meurtriers de même sang : le sort si cruel de Francesca et de Paolo ne laisse d’attrister et d’intriguer notre chantre de l’amour courtois.

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    Pour mieux démêler la question de la paradoxale damnation des amants, qui ne tient évidemment pas qu’à leur état d’adultères,  notre bon François Mégroz (dans L’Enfer, p.50) rappelle alors les concepts liés sous l’appellation d’Amour, combinant amour humain et divin, noblesse et perfection. Plus troublant, et René Girard l’a souligné dans Mensonge romantique et vérité romanesque, citant précisément cet épisode comme une scène primitive du mimétisme amoureux : c’est en lisant ensemble un texte évoquant l’amour de Lancelot pour la reine Guenièvre, que Francesca et Paolo ont « craqué », comme on dit…

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    Bien compliqué tout ça, voire tordu ? C’est évidemment ce qu’on se dit en jugeant de ce récit avec nos critères contemporains, mais là encore François Mégroz nous conseille de suspendre notre jugement en replaçant celui de Dante (ou de Dieu imaginé par Dante) dans le contexte, non tant de la morale médiévale que d’une métaphysique de l’amour dont nous n’avons plus la moindre idée de nos jours.

    Bien entendu, le lecteur émancipé de 2020 se récriera: enfin quoi, ce Dante ne fait que relancer la malédiction de la chair et du plaisir en disciple de Paul et de toute la smala des rabat-joie. Quel bonnet de nuit ! Mais La Divine Comédie, une fois encore, ne se borne absolument pas à un traité de surveillance et de punition.  À cet égard, une relecture de L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont serait aussi opportune. Passons pour le moment.

    Et constatons du moins que  Dante n’a pas supporté cette épreuve non plus, puisque le revoici tombé raide évanoui. Décidément…

     

    Rappel bibliographique:

    Dante. La Divine comédie. Traduite et présentée par Jacqueline Risset. Garnier/Flammarion, en trois vol. de poche, sous coffret.

    François Mégroz. L’Enfer. L’Age d’Homme.

    René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset.

     

    Image: William Blake.

  • Le club des poètes disparus

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    Une lecture de La Divine Comédie (5)

    Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...

    Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
    Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant,  de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

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    Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.

    Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

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    Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
    Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

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    Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…

    Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
    Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

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    On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.

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    Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…

    Image: Les Limbes vus par Eugène Delacroix, vision de William Blake, Homère, Averroès et Avicenne.

  • Train fantôme

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    Une lecture de La Divine Comédie (4)
     
     
    Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...

    Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
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    On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...
    Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
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    Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
    On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
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    Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
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    Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…

    Images: détails du Portail de l'Enfer de Rodin; Charon et sa barque.
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  • Rouages de l'Amour


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    Une lecture de La Divine Comédie (3)

    Enfer, Chant II. De l'intercession. Trois Dames à la rescousse. Désarroi de Dante. Virgile le secoue.

    Rien ne se fera sans intercession. Il n’en va pas que d’une filiation poétique mais de tout un engrenage créateur dont l’Amour est le moteur et le mobile central – et par Amour on verra qu’il s’agit d’autre chose que de ce que l’affreux Céline appelle « l’infini à portée des caniches ».

    Or, je ne cite pas Céline au petit bonheur, dont le style n’est pas tout à fait étranger au « bello stilo » qu’invoque Dante, affaire de musique et de rythme et de plastique et de tonne verbale dans le vortex infernal du siècle. Mais on a trois fois trente-trois chants pour préciser cette notion d’Amour, en deça et au-delà de la vision catholique thomiste évidemment centrale dans la Comédie.

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    Pas de trek infernal possible, on l’a vu, sans guide, mais ce guide n’est là que par intercession et saintes suppliques féminines. Virgile lui-même explique alors comment, en son séjour des Limbes où reposent les âmes non baptisées, enfants petits ou non chrétiens, Béatrice est venue le prier d’aider son «ami vrai» , en précisant qu'«Amour m’envoie, qui me fait parler. » Et comme Virgile s’étonne un peu qu’elle ne vienne elle-même en aide à son protégé, Béatrice lui confie alors par quelles voies supérieures elle a été mandée après que «noble Dame», qu’on suppose Marie, a alerté Lucie, martyre et sainte, «ennemie de toute cruauté» et que Dante vénérait particulièrement.

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    Ainsi donc se meut le rouage de l’intercession que la poésie huile pour ainsi dire - l’intercession elle-même relevant d’un mouvement qui va de bas en haut et retombe de haut en bas par le truchement du super-rouage de l’Amour.

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    Or, on comprend que tout ce branlebas céleste et limbaire en impose terriblement à Dante, au fil des explications que lui en donne Virgile, tant que son hésitation pusillanime fait se récrier son guide d’impatience : «Allons : qu’as-tu, pourquoi, pourquoi t’attardes-tu, pourquoi accueilles-tu lâcheté dans ton cœur, pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité », ce qui se dit en vers très allants : « Dunque : che è, perché , perché restai, perché tanta viltà nel core allette, perché ardire et francheszza non hai », c’est vrai quoi « pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité puisque les trois dames bénies ont souci de toi dans la cour du ciel et que mon parler te promet tant de bien ? »

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    Alors, comme les fleurs figées, prostrées par le gel nocturne se redressent au premier soleil, Dante se retrouve tout encouragé par la parole de Virgile et disposé, comme à sa première impulsion, à s’engager dare-dare « sur le chemin dur et sauvage »…

     

  • L'Ouvroir

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    Trésor de JLK

    (Miettes de lecture grappillées entre 1965 et 2025)

    « Admire ce monde qui jamais ne te boude – comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui ».

    (Annie Dillard)

    °°°

    «L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser».

    (Thierry Vernet)

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    «Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le bâtiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard».

    (Corinne Desarzens)

    °°°

    «Nous sommes la génération civilisée n° 500 environ, en partant de l’époque où nous nous sommes fixés, il y a de cela 10.000 ans. Nous sommes la génération n° 7500 en partant de l’époque où nous sommes probablement apparus, il y a de cela 150.000 ans. Et nous sommes la génération d’humains n° 125.000 en partant des premières espèces d’hominiens. Et cependant, comment pourrions-nous nous considérer comme une simple troupe de remplaçants intérimaires d’un spectacle à l’affiche depuis des lustres quand dans le ciel un nouvel arrivage d’oisillons vole en chantant et que passent de nouveaux nuages ? Des hyènes aux bactéries, les êtres vivants se chargent d’évacuer les morts comme les machinistes escamotent les accessoires entre les scènes. Afin de contribuer à ce qu’un espace vital subsiste tant que nous y vivons, nous ôtons à la brosse ou à la pelle le sable accumulé et nous taillons ou brûlons la verdure. Nous coupons l’herbe à l’extrême lisière ».

    (Annie Dillard)

    °°°

    «Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial».

    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)

    °°°

    «L’esprit est à peu près, à l’intelligence vraie, ce qu’est le vinaigre au vin solide et de bon cru : breuvage des cerveaux stériles et des estomacs maladifs».

    Ou ceci de bien vache : « Que ne peut-elle, cette femme ardente, épouser un cheval !»

    Ou cela qui ne l’est pas moins: «Les descriptions de femmes ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux émeraude, des dents perles, des lèvres de corail. Qu’est-ce, si l’on va plus loin dans l’intime ! En amour, on pisse de l’or ».

    (Jules Renard, Journal)

    °°°

    «Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards».

    « La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ».

    (Pierre Reverdy, En vrac)

     

    °°°

    « À mon avis, on ne peut guère prouver que nous soyons l’œuvre d’un Être suprême, et non pas plutôt un bricolage, fruit du passe-temps d’un être très imparfait. »

     

    « Ses livres étaient tous très jolis. Ils n’avaient pas grand-chose d’autre à faire. »

    (Lichtenberg)

    °°+

    «Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ».

    (Roland Jaccard, Flirt en hiver).

    °°°

    «Le vrai travail serait comme la mélodie d’un orgue, si cette mélodie pouvait susciter d’autres orgues, et des orgues toujours plus grandes. mais comment se peut-il que tout cela, subitement, finisse par la mort? cela ne finit pas du tout. car travailler, c’est, toujours davantage, ne pas mourir; c’est se rattacher au tout. travailler n’est rien d’autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue ».

    (Ludwig Hohl)

    °°°

    Tu me demandes pourquoi j’aime les gens, mais regarde-les: regarde comme ils sont, là, dans cette foule du jour qui décline, regarde-les se regarder, regarde ces visages et comment leurs mains se rejoignent ; ou regarde ceux qui sont seuls et qui attendent quelqu’un qui arrive soudain, regarde ces regards, regarde-les se pencher l’un vers l’autre ; et ceux qui passent, ceux qui ont l’air tellement las, ceux qui te regardent avec l’air de ne pas te voir ou de ne pas l’oser — regarde si c’est pas beau, les gens...

    (Paris, en 2008)

    °°°

    «L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid: n’avoir qu’un lit — petit et de fer obscurci au vernis triste —, une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. mais déjà ce domicile est attrayant ; il doit le fuir. a peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération. »

    (Charles-Albert Cingria, Le Canal exutoire)

    °°°

    « Parce que j’ai soif d’un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure ni moi-même — d’un être qui, tout en me ressemblant jusqu’au centre, soit aussi tout ce qui me manque. Parce qu’en ce monde, je veux tout bénir et ne rien diviniser. Parce que je veux garder simultané- ment le regard clair et le cœur brûlant. Parce que je sens que l’aventure humaine débouche sur autre chose qu’un creux désespoir, une creuse interrogation ou une creuse insouciance. Pour concilier mon immense amour et mon immense dégoût de l’homme. Parce que j’ai besoin de lumière dans le mystère et de mystère dans la lumière. Parce que je veux avoir la force de bâtir et de vivre, et celle, plus grande encore, d’espérer dans l’éboulement et dans la mort. Parce que je suis, à la fois et indissolublement, réaliste et excessif. Parce que je veux m’abreuver d’excès sans renier l’ordre dans l’excès… »

    (Gustave Thibon)

    °°°

    «Comme il est agréable de rester chez soi quand la pluie tambourine sur le toit et quand tu sais qu’il n’y a pas chez toi de gens pénibles et ennuyeux. »

    (Anton Tchekhov)

    °°°

    « On est tout à la fois croyant et incroyant. Le choix se fait sans cesse et presque à notre insu, dans le dédale de l’âge où je trébuche. L’espoir même que j’ai et les miettes de la beauté du monde qui s’éparpillent en moi... des nuages dans le ciel aux arbres sur la terre qui attendent le cri du corbeau, tout me fait sentir mon rapprochement avec les bêtes. il me semble arriver au bout d’un corridor. »

    ( Maurice Chappaz)

    °°° 

    «Nulla, nessuna forza può rompere una fragilità infinita. »

    (Guido Ceronetti)

    °°°

    «Vous êtes comme un vertige d’aiguilles de pendules pointées, libres et emportées par le vent en un tourbillon d’heures aiguës et vous avez quelque chose à voir avec la rapidité du temps, en créant votre hirondellesque remue-ménage. Le doigt de dieu fait bouger les ailes et les queues effilées à l’heure exacte. Je vous écris parce que vous n’avez pas de consigne et que vous ne vous laisserez pas prendre dans de viles polémiques, dans des questions de centimes. Vous êtes une eau apaisante pour la soif de folie, la soif la plus difficile à étancher que vous êtes les seules à calmer, en vous déplaçant sous la dictée de ce qu’il n’y a pas à expliquer ni à s’expliquer. Je vous vois avec vos gilets de chambellans barrés d’une écharpe, et je sais que vous êtes de petits êtres romantiques qui vous promenez dans la roseraie du ciel. sur le mont calvaire vous avez ôté ses épines au christ et, depuis lors, votre bec est comme l’épine de la chance, bien que sur votre bouche soit resté le rictus déchirant de cette douleur. »

    (Ramon Gomez de La Serna, Lettre aux hirondelles)

    °°°

    «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

    (Edmond Jaloux)

    °°°

    Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour de ma bonne amie.

    (2008)

    °°° 

    «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    (Louis Calaferte)

    °°°

    «Seul celui qui marche est apte au réel».

    (Jean-Jacques Rousseau)

    °°°

    «Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »

    (Paul Léautaud)

    °°°

    «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme».

    (C.F.Ramuz)

    °°°

    « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ». 

     

    (Ramuz, sur Cézanne) 

    °°° 

    «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»

    (Ramuz, Raison d’être)

    °°°

    «De qui as-tu peur, imbécile? De la postérité peut-être? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela: être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, tel un document? Qui pourrait t’opposer la moindre objection? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais celui-ci. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints à en tenir compte ».

    (Dino Buzzati, En ce moment précis)

    °°° 

    «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»… 

    (Anton Tchekhov au jeune Gorki)

    °°°

     

    «L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable».

     

    «C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même».

     

    «Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons».

     

    (Pascal Quignard, Villa Amalia)

     

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    « C’est un grand art, un art difficile, que de savoir se garder de l’exclusivisme vers lequel nous sommes inconsciemment entraînés par notre langage et même par notre pensée éduquée par le langage. C’est pourquoi on ne peut se limiter à un seul écrivain. Il faut toujours garder les yeux ouverts. Il y a la mort et ses horreurs. Il y a la vie et ses beautés. Souvenez-vous de ce que nous avons vu à Athènes, souvenez-vous de la Méditerranée, de ce que nous avons vu lors de nos excursions en montagne, ou encore au musée du Louvre. La beauté est aussi une source de révélation ».

     

    (Léon Chestov à ses filles)

     

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    -« Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes… »

     

    (Roland Dubillard, Carnets)

     

    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, ni digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »…

     

    (Pier Paolo Pasolini)

     

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    « Je vois encore mes camarades entassés sous les portraits de Marx, Engels et Lénine, harassés après un travail dans un froid qui descendait jusqu’à quarante-cinq degrés sous zéro, qui écoutaient nos conférences sur des thèmes tellement éloignés de notre réalité d’alors. Je pensais alors avec émotion à Proust, dans sa chambre surchauffée aux murs de liège, qui serait bien étonné et touché peut-être de savoir que vingt ans après sa mort des prisonniers polonais, après une journée passée dans la neige et le froid, écoutaient avec un intérêt intense l’histoire de la duchesse de Guermantes, la mort de Bergotte et tout ce dont je pouvais me souvenir de ce monde de découvertes psychologiques précieuses et de beauté littéraire ».

    (Joseph Czapski, Proust contre la déchéance)

     

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    « On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman… »

     

    (Jeanne Moreau)

     

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    « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz».

     

    « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »

    «Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais. »

     

    « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel; la politique, du banditisme; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires; la loi, la règle d'un jeu de dupes; l'antisémitisme, Auschwitz; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »

    (Imre Kertesz. Être sans destin)

     

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    «C’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons et le chérissons.»

     

    (Octave Mirbeau)

     

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    « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité. »

     

    (Anton Tchekhov, à propos de Tolstoï)

     

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    « Prie avec les lèvres de la révolte, avec le souffle des démons, avec le silence du désespoir. Prier du sein de l'irréparable, attendre de Dieu sa pâture à travers les branches emmêlées de l'impossible, est-il quelque chose de plus divinement humain ? Songe à ce que serait - j'imagine l'absurde - la prière d'un damné ? »

     

    (Gustave Thibon)

     

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    «Une seule chose a compté dans ma vie, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un».

     

    (Catherine Safonoff)

     

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    Qu’entrevoit l’enfant au tréfonds de son sommeil ? Quel spectacle ravissant, qui la fait soudain éclater de son rire argentin au milieu de la nuit ?

    L’enfant au père, l’air résolu: « Allons, cheval, viens donc promenader ! »

    La mère, très fatiguée, s’étant réfugiée dans un fauteuil où elle se met à sangloter (les nerfs), l’enfant s’en vient vers elle et l’embrassant, lui demande d’un air bien grave: « Alors, dis-moi, tu as des problèmes ? »

    L’enfant au père: « Viens maîtressier, allons faire de l’écrition « .

    Ou encore: « Allez, Zorro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue ».

     

    ».

    L’enfant les yeux au ciel : « Et le prénom de Dieu, c’est quoi ? »

     

     

    (2007)

     

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    «Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait… »

     

    (Cormac McCarthy, Non ce pays n’est pas pour le vieil homme)

     

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    «Nous sommes appelés à sortir de nos cachettes de poussière, de nos retranchements de sécurité, et à accueillir en nous l’espoir fou, immodéré, d’un monde neuf, infime, fragile, éblouissant ».

     

    « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé de vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus ma vie mais LA VIE. C’est un espace d’immense liberté… »

     

    «L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ».

    (Christine Singer)

     

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    «On ne dénonce, en fait, que ce qu’on porte secrètement en soi-même.»

     

    «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça».

    «Je suis en proie à un feu qui me dévore en même temps qu’il me cause un bonheur sans nom. Il me semble que le monde entier, à travers lui, m’habite et que je suis par là même avec tous et avec chacun. C’est un état que, si exténuant soit-il, je ne voudrais changer pour nul autre».

     

    (Georges Haldas)

     

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    « Un survol des ET de l’écriture ramuzienne conduit à deux constats. La récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité; en même temps, cette instance apparaît comme débordée par les événements, à la fois omniprésente et impuissante donc. Dans ce contraste entre subjectivation de l’énonciation et retrait dans l’organisation, la figure du narrateur du Village dans la montagne se construit comme celle d’un anti-démiurge. »

    (A propos du Village dans la montagne de Ramuz, sous la plume d’un pion annotant les Œuvres complètes…)

     

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    « Aussi longtemps que l’Etat d’Israël n’acceptera pas de rentrer dans le rang de la communauté des nations, et préférera s’enfermer dans un ghetto entouré de murs, conformément à l’idéologie biblique qui exigeait la séparation d’avec les goyim et l’auto- ségrégation fondatrice de l’identité du peuple, aussi longtemps que les Israéliens refuseront de considérer les Palestiniens comme leurs égaux, une vie arabe valant une vie juive, et laisseront un grand rabbin, Ovadia Yossef, les traiter de serpents, en ajoutant: Dieu a regretté d’avoir créé les Arabes, ou un quotidien populaire, le Maariv, donner la parole à un autre rabbin qualifié de savant pour qu’il dise: Les Arabes sont plus proches de l’animal que de l’humain — ce qui est d’autant moins admissible que 20% des citoyens israéliens sont arabes —, l’avenir de l’Etat juif ne sera pas assuré. Tout le reste n’est que propagande. »

    (Jean Soler, La violence monothéiste)

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    « Le mystique substitue à la racine l’invisible au visible, nous deviendrons cet inconnu que seul le Créateur connaît. Son œil remplace le nôtre. Le rien, en tout, devient saveur et joie en nous. Il faut accepter un absolu où l’on meurt. Je ne puis y songer qu’en disant le fameux Merci à l’instant qui me sera donné. »

     

    «Notre vie avec ses œuvres ne dure pas plus qu’un paquet de tabac, y compris le pays où j’attends: telle la petite fumée qui s’échappe comme si j’étais cette petite fumée au moment où la pipe reste chaude dans la main après avoir été expirée. Les années s’éteignent.
Je savoure la dernière braise. »

    (Maurice Chappaz)

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    « Plus assez fort pour tout étreindre, avoir au moins la pudeur de ne pas calomnier ce qui m’échappe... »

     

    (Gustave Thibon)

     

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     «Ce en quoi l’homme croit, existe.»

    (Anton Tchekhov)

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    Le mot CELA est le sempiternel entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé : il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés...

    (2009)

     

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    « Cher toi, un petit mot de Gaza, la mer par la fenêtre et Seule la mer, sur la table basse, d’Amos Oz. Je n’aime pas le personnage mais je dois dire que ce bouquin, dont tu m’avais parlé, c’est vraiment du bon et du beau. L’écrivain n’a pas dit un mot pendant la « guerre », ou à peine, du bout des lèvres, on a mal entendu ce qu’il disait... Hier j’ai parcouru le centre, en compagnie de quelques étudiants, on a peu parlé des bombardements, on a changé de trottoir, parce que le Conseil législatif menace de s’écrouler tout à fait, ses étages tombés les uns sur les autres comme un mille-feuilles. Que dire? On a plutôt parlé de mariage, d’immigration, de la vie, des études, rien n’est facile ici, mais la plupart des problèmes évoqués sont universels. Je le leur dis, parfois, comme à ces jeunes auteurs qui se plaignent que la vie d’artiste est un enfer, qu’on est mal payé, à Gaza... tiens donc... mais comment pourraient-ils savoir comment c’est, ailleurs? Où que j’aille, je ressens l’enfermement. Les rues du centre s’étirent loin, leurs perspectives débouchent sur la mer: à chaque pas, j’ai pourtant la nette conscience de l’emprisonnement, de la fermeture. Peut-être parce que le point de passage d’Eretz m’impressionne au plus haut point, à chaque fois que je traverse ses guichets, son labyrinthe de couloirs, ses portes métalliques... Ou parce que je sais bien à quoi ressemble Gaza, vue de haut, sur une carte, ce petit rectangle clos. Ou alors parce que les sbires du Hamas contrôlent chaque coin de rue. Mais sans doute ce sentiment vient-il d’abord des conversations que j’ai, qui ressemblent tellement à celles de prisonniers, où il est toujours question de contrebande, de fuite, de désir d’ailleurs. En payant 6 000 dollars et en rampant pendant 500 mètres, on peut passer en Egypte. Mais à quel prix peut-on abandonner son pays, sa famille ? Seules les heures passées avec Sami sont plus légères. Il travaille avec des Italiens, le personnel des ONG va et vient plus librement, peut-être que ça lui apporte un peu d’air frais. Avec lui j’ai l’impression de parler à un homme libre. On peut évoquer la guerre aussi. Nous sommes dans la véranda, les voitures défilent sur le bord de mer, et les passants. Je lui demande comment c’était, en janvier, ici. Comment étaient les rues, qu’est-ce que j’aurais vu, par la fenêtre ? Il sourit. Pendant les bombardements, tu ne serais pas resté à la fenêtre. Le reste de la soirée s’est passé sur le toit, à manger du poisson grillé sur des chaises en plastique, et le poisson est divin, à Gaza, au coucher du soleil. Il y avait des tirs, au loin, je me suis demandé si j’étais le seul à les entendre — ce sont des chars, dit Sami, la bouche pleine, et nous avons parlé d’autre chose, et une fanfare est passée, dans la rue, tout en bas, un mariage avec grosse caisse et trompettes. Nous regagnons Ramallah demain matin. Je t’embrasse, Pascal. »

    (Pascal Janovjak à JLK, le 19 mai 2009)

     

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    «Je vous écris parce que vous n’avez pas de consigne et que vous ne vous laisserez pas prendre dans de viles polémiques, dans des questions de centimes. Vous êtes une eau apaisante pour la soif de folie, la soif la plus difficile à étancher que vous êtes les seules à calmer, en vous déplaçant sous la dictée de ce qu’il n’y a pas à expliquer ni à s’expliquer. Je vous vois avec vos gilets de chambellans barrés d’une écharpe, et je sais que vous êtes de petits êtres romantiques qui vous promenez dans la roseraie du ciel. Sur le mont Calvaire vous avez ôté ses épines au Christ et, depuis lors, votre bec est comme l’épine de la chance, bien que sur votre bouche soit resté le rictus déchirant de cette douleur. »

    (Ramon Gomez de La Serna, Lettre aux hirondelles)

     

    «Senza un’idea concreta per nulla astratta, familiare, dominante, della Tenebra, non c’è nessuna luce. »

     

    (Guido Ceronetti)

     

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    « Si je refuse obstinément tous les plus tard du monde, c’est qu’il s’agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie.»

    (Albert Camus)

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    « La vie de cette femme étonnante m’intrigue encore, bien que ce qu’elle écrit me paraisse en grande partie ridicule. Mais sa vie combine, dans des proportions presque parfaites, des éléments comiques et tragiques qui sont peut-être les deux faces opposées d’une même médaille. Si j’en crois mon expérience, tout ce que j’ai écrit de drôle est d’autant plus terrible que comique, ou terrible parce que comique ou vice versa. Ainsi la vie de Simone Weil me frappe-t- elle par son comique exceptionnel autant que par son authenticité tragique. Si, avec l’âge, j’acquiers une pleine maîtrise de mon talent, j’aimerais écrire un roman comique dont l’héroïne serait une femme — et quoi de plus comique qu’une de ces redoutables intellectuelles, si fières, si gonflées de savoir, s’approchant de Dieu, pouce à pouce, en grinçant des dents ? »

    (Flannery O’Connor, à propos de Simone Weil)

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    « Quantité de vieilles demoiselles qui n’ont jamais fait l’amour ont dépensé le désir qui était en elles sur des perroquets, des chiens, des neveux ou des parquets cirés. »

     

    «La grande erreur du marxisme et de tout le dix- neuvième siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi on monte dans les étoiles.»

     

    «Il faut bien que nous ayons accumulé des crimes qui nous ont rendus maudits, pour que nous ayons perdu toute la poésie de l’univers. »

     

    « L’homme est un animal social. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d’accepter cela sous peine de perdre notre âme.»

     

    «Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur.»

     

    «L’essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s’impose et comble de joie... »

     

    (Simone Weil)

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    « Regardez, regardez le monde, le monde est parfait ! »

    (Alexandre Soljenitsyne)

     

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    Le paradis est sous le drap du ciel. Le paradis est dans tes bras. Le paradis est dans la lumière tamisée de la chambre. Le paradis est dans l’orbe du jour. Le paradis est dans la nacelle du sommeil. Le paradis est ce matin gris suprême. Le paradis est une main sur une joue endormie. Le paradis est un regard qui s’éveille. Le paradis est une femme au petit chien. Le paradis est une paire de petites filles pestes qui auraient passé la vingtaine. Le paradis serait que tout ça dure sans durer.

    (Avec Lady L.)

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    «Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique, au fond duquel la bêtise et la brutalité sont devenues les éléments de notre détresse quotidienne. »

    (Thomas Bernhard)

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    «Nous sommes devenus une société avouante... on avoue ses péchés, on avoue ses crimes... on avoue son passé et ses rêves... on s’emploie, avec la plus grande exactitude, à dire ce qu’il y a de plus difficile à dire...on avoue en privé et en public, à ses parents, à ses éducateurs, à son médecin... L’homme en Occident est devenu une bête avouante. »

    (Michel Foucault)

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    «La société devient ainsi un confessionnal de plein vent où l’aveu sans repentir tient lieu d’absolution. il faut souligner la part d’exploration de l’inconscient dans ce dévoilement de l’âme. on a éliminé le mystère d’en haut ; après quoi on a supprimé, en l’éclairant, le mystère d’en bas. Le ciel fermé et l’égout grand ouvert... »

    (Gustave Thibon)

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    « Ces instants où se révèle à nous la trame de notre existence, par la force d’un rituel que nous reconduirons avec plus de plaisir encore de l’avoir enfreint, sont des parenthèses magiques qui mettent le cœur au bord de l’âme, parce que, fugitivement mais intensément, un peu d’éternité est soudain venu féconder le temps. au dehors, le monde rugit ou s’endort, les guerres s’embrasent, les hommes vivent et meurent, des nations périssent, d’autre surgissent qui seront bientôt englouties et, dans tout ce bruit et toute cette fureur, dans ces éruptions et ces ressacs, tandis que le monde va, s’enflamme, se déchire et renaît, s’agite la vie humaine. alors buvons une tasse de thé... »

    (Muriel Barbery, L’élégance du hérisson)

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    « Enfin cette idée du Temps avait un dernier prix pour moi, elle était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer, si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes, dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis, et qui m’avait fait considérer la vie comme digne d’être vécue. Combien me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir être éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres, ramenée au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme réalisée dans un livre ! »

    (Proust)

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    « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance

    «La douleur n’attend pas le nombre des années. »

    « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut. »

    «Les façades vous observent. Voyez celle de cette maison: à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule. »

     

     

    (François Debluë, Fausses notes)

     

    «La sécurité règne dans les lettres», l’ordre symbolique y est maintenu par une police de gazetiers dont le visa de censure qu’ils accordent à l’auteur de livres sans contenu et sans forme exalte le sentiment de la mission. »

    (Gaston Cherpillod)

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    «J’aimerais ne plus éternellement survoler. J’aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire « maintenant, maintenant, maintenant », et non plus « depuis toujours ou « à jamais ».

    (L’ange des Ailes du désir, signé Peter Handke)

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    «Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde. »

     

    (Peter Handke)

     

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    « Les rues sont plus longues la nuit que le jour. »

    (Ramón Gómez de La Serna)

     

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    C’est au bout de la nuit des ombres que tu deviendras l’enfant ou l’adolescent porteur de l’ange de la désolation qui est appelé à te rendre la vue. L’émouvante beauté de Mozart n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté du ciel de Baudelaire sali de boue n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté des femmes aux pieds du crucifié n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté du feu pascal passant de main en main n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté de la mère disparue ou de l’enfant qui vient sera la source même de l’aura…

    (2011)

    «Aimer, c’est être embêtant, tâtillon, exigeant, c’est vouloir qu’on soit mieux qu’on est, c’est empoisonner l’existence de l’être qu’on aime. »

    (Jean Dutourd)

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    « Si j’écris, il est possible de faire allusion à la mort, sinon, dans la conversation, cela de devient impossible : je dois aller bien ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence exprime le contraire. J’aurais dû lui répondre : ‘‘Non, je ne vais pas bien, je ne suis plus qu’un résidu de chiotte ! », mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas? et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle. Ceci dit, je peux parler de la mort avec des amis, et puis, bien sûr, avec le notaire ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort ! »

    (Guido Ceronetti)

     

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    «Si j’ai atteint cette maison de thé, au bord d’un petit lac, c’est que j’ai fait un long chemin dans ce jardin initiatique des environs d’amsterdam qui raconte un parcours de vie. depuis la grotte de la naissance entourée de fougères, les sentiers de l’enfance et de l’adolescence, jusqu’à l’impasse du plaisir facile et ses rhododendrons, la colline de l’ambition entre les sauges et les bruyères, le désert de la solitude sans aucune végétation, il ne me reste à parcourir que l’étroite pelouse de la sérénité, décorée de bonsaïs, qui accompagne la vieillesse jusqu’au tumulus de la mort, veillée par un chêne centenaire. »

    (Jacques Tournier, La Maison de thé)

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    « La mort est douce : elle nous délivre de la pensée de la mort. »

    (Jules Renard)

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    «Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis dieu devint parole dans un homme, puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut Ich hab genug , Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dans les os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de son corps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir, comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais. »

    (Jacques Chessex, L’Imparfait)

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    «L’homme s’abîme comme le vin vieillarde.»

     

    «Une agonie, n’est-ce pas du bon pain pour le littérateur ? »

     

    (François Nourissier, Bratislava)

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    «Faire quelque chose, et de cette manière, c’est-à-dire faire ce qui t’est propre, sous la seule poussée de forces intérieures : cela seul donne la vie, cela seul peut sauver. ce faire-là, et nul autre, voilà ce que j’appelle le travail. »

     

    « Sans la conscience que notre existence est brève, nous n’accomplirons aucune action qui vaille. si nous ne demeurons pas dans cette conscience, nous serons peut-être actifs en apparence, mais nous vivrons, pour l’essentiel, dans une attente perpétuelle (presque toujours des forces extérieures nous rivent et nous condamnent à l’apparence de l’activité). »

    (Ludwig Hohl, Notes)

     

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    «On peut répondre à une insulte, à une ruade, mais comment on s’y prend pour défaire un sourire ? »

    (Quentin Mouron)

     

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    «Il aime les voyages. Ce qui l’ennuie, c’est de changer de place. »

    (Jules Renard)

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    «La beauté fait le vide — elle le crée — comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace: cendre ou poussière. au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Événement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci... »

    (Maria Zambrano, Les Clairières du bois)

     

    °°°

    «L’écrivain écrit par besoin, voilà qui semble généralement admis. mais quelle est la nature de ce besoin? face à la souffrance du monde, quelle peut être sa légitimité?»

     

    « Le besoin d’écrire répond à quelques questions essentielles, mais le meurtre et l’injustice ne renvoient pas à l’ailleurs de la guerre ou de la révolution, ils sont perpétrés ici, chaque jour, dans le texte des vies les plus banales. C’est aux confins du silence, au bord d’un vertige toujours suspendu, que l’écriture peut se permettre de surgir, sans illusion ni emphase, rachetée, si elle doit l’être, par la conscience de sa dérisoire insuffisance. »

    (Jean Vuilleumier)

    °°°

     

    « Le chemin est souvent long et difficile, qui mène de l’impression à la connaissance, et beaucoup de gens sont tout simplement de piètres voyageurs. »

    (Kafka)

     

    °°°

     

    «Les cheveux de l’enfant: non pas une odeur mais tout de suite un sentiment. »

    (Peter Handke)

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    «Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d’émerveillement.»

    (G.K. Chesterton)

     

     

     

     

    « Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ? »

    (Annie Dillard)

     

    °°°

     

    «Celui qui ne s’aime pas n’aime rien en vérité : ce qu’on nomme amour n’est que le masque de son dégoût de lui-même. »

    (Gustave Thibon)

    °°°

    «Vous avez vu: c’est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds ! »

    (Jean Ziegler)

    °°°

    «Le seul obstacle, c’est l’effrayante paresse des humains. ils sont si paresseux qu’ils préfèrent prier une heure plutôt que de penser une minute. »

    (Ludwig Hohl)

     

    Enfin Kolia demande à Aliocha karamazov: «Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et ilioucha ? » Alors karamazov: «Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ». Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr du tout, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation du paradis...

    °°°

    «Les naufrages permettent de tester la solidité de l’humour.»

    (Chesterton)

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    «C’est splendide, à vrai dire, d’en- tendre vibrer comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu’est un être... »

    (Charles-Albert Cingria)

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    «Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main.»

    (Zouc)

    °°°

    «Quand mère s’est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. Père était sur les routes dès l’aube pour le travail, je l’entendais tousser longuement le tabac de la veille, mettre rageusement ses habits, avaler en vitesse le pain et le fromage. puis il criait un nom d’enfant, le mien, par la cage d’escalier, pour que l’école ne soit pas manquée. L’appel était si brusque, incontestable, malgré le diminutif affectueux, qu’il signait d’un coup le retour à la vie diurne. Père claquait la porte et le silence régnait dans l’appartement jusqu’au soir. »

    (Jérôme Meizoz)

    °°°

    On n’oubliera pas que des hommes furent traités, non loin de là, plus mal que Bijou, Ramsès ou Rintintin la star. Quant à moi, je me rappelle cet autre épisode rapporté par Léautaud, du type décidé à foutre son chien à la Seine, qui s’y reprend à deux fois car l’animal revient, et qui la troisième fois le rejette si violemment qu’il tombe à l’eau avec le chien, lequel, trop bon, lui sauve la peau...

    (En 2014, au cimetière des chiens d’Asnières-sur-Seine)

     

     

    « Garde ton cœur en enfer, et ne désespère pas. »

     

    (le starets Silouane du Mont Athos)

     

    °°°

     

    « Marcel Jouhandeau, c’est la province des textes : la vraie noblesse littéraires est là. Il n’a suivi personne, lui. Il s’est efforcé d’être lui-même, dans son pays d’origine, par les siens et par ses racines, ne jouant le jeu des spectacles parisiens que pour mieux revenir à lui-même , à sa terre et à ses contes d’enfer. Jouhandeau, pour moi, était un maître à écrire. Il fut aussi un ami exigeant. Que ceux qui le trouvent démodé se posent la question des modes qui les portent. La province des textes est la terre de toute littérature.»

     

    (Yves Navarre)

     

    °°°

    « Le langage des êtres vrais n’a autant de grandeur que parce qu’il est près du silence. Ce qui fait l’attrait du style, c’est l’imprévu, l’absence d’apprêts, la rigueur ou le soupçon de quelque mystère. Le plus grand mérite de l’écrivain, c’est peut-être de se tenir à la limite de l’obscurité qui avoisine et accompagne toujours les secrets, de savoir être inédit, d’approcher l’ineffable, sans renoncer à la clarté. Quand il s’agit de l’inintelligible, de l’indicible, c’est alors que le langage est le plus troublant, s’il sait suggérer, ce qui ne lui est pas permis d’avouer ou de formuler. On recourt à l’analogie. On laisse affleurer sous les mots qu’on ne saurait, à aucun prix, ni décrire ni nommer. Rien de plus conventionnel apparemment. Il arrive cependant que dans un tournemain ou grâce a une faille quelque chose passe. Passe- passe. Il court, il court, le furet. »

     

    (Marcel Jouhandeau)

     

    °°°

     

    Ce visage a mille visages de moment en moment, comme ce paysage de lumière en lumière.

     

    (1979)

     

    °°°

    « Imaginez votre âme sans perception, sans fenêtre ouverte sur le monde matériel. Vous rêveriez peut-être encore un peu sur vos souvenirs de ce monde, et puis… vous vous endormiriez. Du reste qui voudrait d’une immortalité uniquement spirituelle ? Ce que nous désirons, c’est l’immortalité du corps, et du corps si possible, glorieux, rajeuni, bien portant, bien jouissant. C’est d’ailleurs là ce que nous propose saint Paul, pas autre chose ! Quant à Moïse, il nie formellement toute espèce d’immortalité personnelle. Jusqu’au Livre de job, Yaveh se désintéresse des morts ».

    (Guy Rachet, cité par Pierre Gripari)

     

    °°°

    « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part. »

     

    (Anton Tchekhov)

     

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    « Je suis une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus. »

     

    (Alice Rivaz

     

    °°°

     

    « En tout ce qui suscite, chez nous, le sentiment pur et authentique du beau, il y a réellement présence de Dieu. Il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. Le beau et la preuve expérimentale que l’incarnation est possible. Dès lors, tout art de premier ordre est par essence religieux, c’est ce qu’on ne sait plus aujourd’hui. Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr. »

     

    (Simone Weil)

     

    °°°

     

    La vérité ne peut pas vaincre, mais seulement convaincre. C’est le malheur du christianisme, depuis Constantin, d’être parvenu à vaincre.

    (1980)

    Beaucoup de gens qui courent. Beaucoup de hangars à l’abandon et de cadavres de voitures. Beaucoup de gens qui parlent tout seuls...

     

    (La Nouvelle Orléans, 1981)

     

    °°°

     

    « C’est la bonté d’une vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache, dans sa grange, un vieillard juif.… En ces temps terrible où la démence règne au nom de la gloire des États et du bien universel, en ces temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres, qui, s’entraînant les uns les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu. »

     

    (Vassili Grossman, Vie et destin)

     

    °°°

    Cette image possible de l’enfer : le lieu où le plaisir serait obligatoire: l’enfer de l’agréable.

    J’aimerais écrire, simplement, le livre que j’aimerais lire.

    Avec ma bonne amie et notre premier enfant, je suis entré dans les circonstances de la vie.

     

    (1982)

     

    « L’humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas. »

    (Milan Kundera)

     

    °°°

     

    « Qui écrit ne voit plus, et qui voit n’écrit plus. »

     

    (Jean-Claude Renard)

     

    °°°

    Il y a un mécanisme de la destruction, tandis que la création ne peut être qu'organique.

     

    (1990)

     

    °°°

    « La langue est la maison des peuples. »

    (Claude Duneton)

     

    °°°

     

    « L’accent de la prose, c’est l’intime, philosophie de l’homme, son secret. Pour lui-même, secret. »

     

    « Dans le style le plus simple que la phrase soit vierge. On veut une neige fraîche où personne encore n'a marché. »

     

    (Jacques Chardonne)

     

    °°°

    L’émission Ciel mon mardi nous plonge en pleine folie ordinaire. Il y est question du Nouvel Âge. Y apparaît d’abord le Gourou de la Détente, qui parle de la gestion des émotions et l’exploitation du 90 % des fabuleuses potentialité dont chacun de nous dispose. Même l’ouvrier, précise-t-il, même la concierge. Merci pour eux. Puis se pointe le Chef de Projet qui investit dans le créatif et l’affect. Enfin, nec plus ultra du plus-que-réel : la Conceptrice, flanquée du Psy lacanien qui évoquent leur greffe d’organes culturels sur la base du Capital Joconde...

     

    (1990)

     

    °°°

     

    « C’est quand j’écris que je suis le plus vivant. Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux. »

     

    (Hervé Guibert)

     

    °°°

     

    Rendre grâce: cela seul devrait suffire à nous justifier. Glorifier le monde donné. Au lieu de se borner à prendre et jouir : pacifier et transmettre.

     

    Tout nous fait signe. Tout appelle à être reconnu. Tout a besoin de nous.

     

     

     

    Attention au langage. Notre bien commun. Ne pas saccager.

     

    Un vent tellement vent qu’il en devient noir.

    (1990)

     

    °°°

    Pendant la guerre, un homme affamé se résigne à manger son chien, regarde les os qu’il en laisse et soupire: pauvre Médor, comme il se serait régalé...

     

    (Jules Renard)

     

    °°°

    « S'il n’y a rien après la mort, je serai bien attrapé ! Mais je ne regretterai pas d’avoir cru à l’amour... »

     

    (Le curé d'Ars)

     

    °°°

    « Il ne faut pas écrire comme les enfants pleurent et crient pour se faire remarquer. »

     

    (Jacques Chardonne)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    « Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons toujours, sous nos rides, quelque chose. »

     

    (Thierry Vernet)

     

    °°°

     

    « La fonction de l’artiste est ainsi fort claire : il doit ouvrir un atelier et y prendre en réparation le monde par fragments, comme il vient. »

     

    (Francis Ponge)

     

    °°°

     

    « Je vois la page blanche et me dis : avec un peu d’attention, je peux, peut-être, écrire quelque chose de propre, de net. »

     

    « Quand son propre corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme. »

     

    (Thierry Vernet)

     

    °°°

     

     

     

     

     

     

    D’où vient en nous le sentiment de la beauté ou de l’harmonie ,de la laideur ou du chaos ? Je ne crois pas qu’il s’agit seulement d’éducation ou de culture. Je crois qu’il y a, tout au fond de nous, et même levés tous les tabous, le sens d’un ordre secret et sacré que dérange, et même que défait, ce qu’on appelle le mal.

     

    (1994)

     

    °°°

    « La haine d’un milliard de musulmans est une chose trop grande pour le monde. »

     

    (Ismaïl Kadaré)

     

    °°°

     

    Il faut que je me persuade chaque matin que je ne suis pas nul. Il faut que je me persuade chaque matin que mon travail est légitime. Il faut que je me persuade chaque matin, que ce que je fais n’est pas à jeter. Ensuite, il n’y a plus qu’à s’y mettre.

     

    (1994)

     

    °°°

     

    Sur une affiche placardée à la bibliothèque universitaire : pour un quart d’heure de méditation: espace Dieu, salle X.

     

    Le travail et le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.

     

    (1994)

     

    °°°

     

    « L’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous ».

     

    (Bernanos)

     

    °°°

     

    « Vite, vas-y dans la nuit et le gouffre ! Mais au nom de Dieu, ne réfléchis pas, ne te laisse pas prendre par le sommeil. Demain, nous arriverons peut-être ! »

     

    (Dino Buzzati)

     

    °°°

     

    Parlé quelques instants cet après-midi avec le vieux Théodore Monod, qui voit l’ère atomique commencer le 6 août 1945, caractérisée par le fait que, désormais, les armes humaines sont en mesure de contaminer les générations à venir, signe selon lui, de leur caractère démoniaque.

     

    (7 mars 1996)

     

    « J’aperçois des choses que je n’ai jamais vues. Il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. »

     

    (Camille Corot à la veille de sa mort)

     

    °°°

     

    « Tout homme est, en naissant, assorti d’un monstre. »

    (Léon Bloy)

     

     

    °°°

     

    On peut se perdre à tout moment. Cela se passe comme ça, on ne sait comment. Parfois, même certains jours, on meurt, physiquement ou psychiquement. Aujourd’hui, j’ai perdu pas mal de temps, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé...

     

    (11 juin 1997)

     

    °°°

     

    Les vicieux m’ont détourné du vice (de l’imbécillité du vice),autant que les vertueux de la vertu.

     

    (6 octobre 1997)

     

    °°°

    L’enfer et ce lieu où l’on ne sourit pas.

     

    La femme-enfant que j’ai rencontrée dans le train, qui m’a suivi et avec laquelle j’ai dormi, tout habillé, en automne, 1970.

     

    Les poissons Flaubert et Bazac que je tenais par la queue dans un rêve récent.

     

    La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.

     

    Ma première amour, impossible, à 10 ans.

     

    (1997)

     

    °°°

     

    « Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence. »

     

    (Francis Bacon)

     

    °°°

    La folle de Cordoue

     

    Le vieux philosophe des escaliers du Marché ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles.

     

    Le décor de théâtre des murs de Sienne, la nuit, et le pas solitaire qui en peuplait l’espace.

     

    Un crépuscule à Derborence, Colorado.

     

    Les tables aux têtes de porc alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon, cette année-là, à Sorrente.

     

    La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.

     

    L’odeur des escargots dans les haies de l’asile des aveugles, juste après la pluie.

     

    Le modeste ruisseau Danube dans les prairies de Souabe, adolescent comme nous en 1961, l’été de la mort d'Hemingway et de Céline.

     

    Le couple classique de la mère, très belle, et de son fils aux cernes bleutés, dans le train pour l’Italie.

     

    Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils auraient voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et au moment où ils ont cessé d’apprendre. Penser à ce qu’ils ont risqué. Penser à ce qu’ils ont osé. Penser à ce qu’ils ont pensé.

     

    (1997)

     

    °°°

     

    Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi.

     

    Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit, au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano, qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

     

    Le premier corps étreint – toute la nuit.

     

    Le besoin de se perdre dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin.

     

    Ma mère, marchant dans la rue, et moi séchant les cours à une terrasse : la fourmi, la cigale.

     

    Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit : chips, chips, chips, hourra !

     

    L'heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir, comme si de rien n’était

     

    (1999)

     

    °°°

     

    « Le palimpseste de la mémoire est indestructible. »

     

    (Baudelaire)

     

    °°°

     

    Adolf Wölfli, quand on commençait à l’embêter, s’exclamait: «Ch'muss'schaffe !», « Faut que je travaille !». Et il s’en allait ne rien faire au fond du jardin ou loin des autres internés…

     

    °°°

     

    « Dans la poche d’un blouson tu trouves / le billet bleu du vaporetto / (il biglietto, non cedibile)/ Le billet bleu/ pas plus grand / qu’un timbre de la république togolaise, /te promet un changement de voyage. / La cire fond sur ton souvenir, /l’amande des neiges perpétuelles se liquéfie./ Maintenant l’expédition peut commencer… »

     

    « Parle plus bas: tu es plus vieux que celui / que tu as si longtemps été; tu es plus vieux/ que toi-même - et tu ignores toujours / ce que sont l’absence, la poésie et l’or… »

     

    (Adam Zagajewski)

     

    °°°

     

    « And oh the difficult languages ! / and oh the easy languages ! / Then you left./ When you were a boat / and I was a boat / We hid so much and so well we were finally /unable to find ourselves at all / Yes we left the keys / Your fingers were our cathedral/ because everything you did was sacred to me … »

     

    (David Shapiro, Cathedral)

     

    Ne plus chercher d’assentiment, de qui que ce soit. Ne se fier qu’à soi. 

     

    Règle sage à méditer tous les jours : ne rien attendre de qui n’a rien à donner.

     

    °°°

     

    Le sommeil conseille à la nuit de se confier au rêve.

     

     

     

    On ne comprend rien à la littérature en se figurant que c’est pour faire joli ou juste pour s’évader, alors qu’elle n’est qu’invasion et redoutable beauté.

     

    °°°

     

    « Admire ce monde qui jamais ne te boude – comme tu admirerais un adversaire, sans le quitter des yeux ni t’éloigner de lui ».

     

    (Annie Dillard)

     

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    Le jeune écrivain est assez naturellement con. Puisse-t-il rester jeune.

     

    °°°

     

    «Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète – construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup; nous n’en faisons pas nos amis; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades». 

     

    (Annie Dillard)

     

    °°°

     

    « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ».

    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)

     °°°

     

    «Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous. »  

    (Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov)

    °°°

     « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole. »

    (Ludwig Hohl, Notes)

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    « Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, on l’a vu, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. »

    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)  

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    «En écrivant, j’éprouve la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine. subitement, je ne suis plus condamné à cette dichotomie absolue, fallacieuse et étouffante, à ce choix cruel d’être la victime ou l’agresseur en l’absence d’une troisième voie plus humaine. Quand j’écris, je redeviens une personne dont les diverses facettes s’interpénètrent, un homme capable de s’identifier aux malheurs de l’ennemi et à la légitimité de ses desiderata sans renier pour autant le moindre atome de son identité. »

    (David Grossman)

    °°°

    Je lis « lorsque j’ouvre les yeux, je me crois natif de la lumière, lorsque je les ferme, j’ai peur de mourir ; une extrémité du regard cherche les anges, tandis que l’autre se perd dans les intestins », je lis « il existe entre la nécessité d’étreindre, et celle d’tre libre, une profonde blessure qui ne peut tre guérie, où l’espérance s’épuise à chercher un passage; le chemin de la plus grande souffrance est devenu impraticable; la violence, une réponse possible; je suis pris d’un désir incontrlable de pleurer », je lis «la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme, un déchet organique qui cherche à me fuir, la voici; contre ce que je pense, contre qui je suis, ces aveux disent la rupture, traînent l’esprit comme une dépouille dans le désintérêt de l’autre, jusque dans l’oubli de la solitude même », je lis « je voudrais réentendre la berceuse d’autrefois, la prière oubliée qui promettait la nuit », je lis « une radiographie montrerait deux squelettes emboîtés, le plus petit, roulé en boule, servant de crâne au plus grand; je me glisse vers le haut; la blessure me perd, elle se purge dans les cris, je méprise ce destin hystérique en proie aux convulsions », je lis «je te hais de préférer ma souffrance à la tienne; je suis né en me fracturant le crne, et le cœur à l’arrt; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais », je lis « il me reste une mère », je lis « ma mère s’est assise entre les deux fentres, elle me tend une tasse de thé au jasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie », je lis « le corps est l’orifice naturel du malheur », je lis « c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un vent fort se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fentre claque, un rire traverse les étages », je lis « le poème doit-il rendre plus belle la formulation de l’amour, plus vraie, cette traîne de tripes le long de la glissière », je lis « la haine est la prière du pauvre », je lis « je regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le vent », je lis « une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché », je lis « la poésie ne se justifie pas face à celui qui implore d’être aimé sans répugnance », je lis « fredonner plutôt qu’écrire ; ce murmure fait du bien, il s’élève, puis retombe comme de la poussière », je lis « la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères », je lis « je pense aux phrases écrites la semaine dernière et je m’en sens très loin, désormais incapable de colère, ébloui par la lueur d’une bougie, porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe... ».

    (En lisant Demeure le corps, de Philippe Rahmy)

    °°°

    « Les oiseaux, les feuilles en train de chuchoter, forêt ou rivière, les eaux et les ciels s’envolent sur la page blanche qui noircit. Quelle cuisine de nomade ! La création glapit, fume. et puis ce dilemme : ou une goutte de sainteté, ou la passion

    °°°

    De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin: j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça...

    °°°

    « Si je crois, en Dieu, ce n’est qu’en poésie. »

    (Supervielle)

     

    °°°

     

     

     

    « Comment, à partir de 1492, les chrétiens apportent la croix au peuple du monde : pour les crucifier. »

     

    (Lambert Schlechter, Le Murmure du monde 12)

     

    °°°

    « Comme contenu, il est pour notre temps un Montaigne dont La Bruyère aurait affûté le style. »

     

    (Charles Du Bos à propos de Jules Rernard)

     

    °°°

     

    « Les sciences deviennent, la poésie est. »

     

    « L’humanité se trompe : être heureux, ce n’est pas être engourdi. »

     

    « Les maladies sont les idées fixe des organes. »

     

    « On a toujours un grand mot à invoquer quand on veut se couvrir d’une grande infamie. »

     

    « La véritable vieillesse est moins faite des ombres qu’elle laisse que de la lumière qui lui vient. »

     

    (Edmond Jaloux, Essences)

     

    °°°

     

     

    « Le trait le plus caractéristique de la poésie de Whitman est incontestablement son stupéfiant optimisme. Et chose non moins remarquable, c’est que cet optimisme est entièrement profane est païen. »

     

    « Quel est le grand secret de Walt Whitman ? Je dirais qu’il s’agit d’une extension émotionnelle de notre « moi » personnel à tous les autres « moi » et à tous les objets qui l’entourent. On a affaire, chez Whitman, à une poésie du moi délivrée de l’égoïsme, au sens étroit du mot, du « moi » agrandi; du « moi » qui cesse de bouder dans son coin, à l’écart, ou de se dorloter, ou de cultiver ses manies, ou de se regarder devant la glace, mais qui vit en contact fraternel avec les autres, « moi. C’est précisément ce qui lui donne, dans son siècle, cette importance, ces dimensions colossales qui le font rassembler, au milieu des poètes, ses contemporain, à un transatlantique au milieu d’une flottille de voiliers ».

     

    « Et je ne crois pas m’abuser en prétendant qu’après le Cinquième Évangile de Dostoïevski, nos seuls véritables évangélistes ont été Charles  Dickens et Charlie Chaplin. »

     

    « Tout bon libraire est une personnalité multiple qui réunit en tous les extrêmes de la sensibilité humaine. C’est un ascète, un immoraliste, un pornographe, un papiste, un quaker, un communiste, un anarchiste, un iconoclaste et un idolâtre. »

     

     

    « Dante est le sublime et cruel porte-parole de notre misérable humanité aux nerfs exacerbés, et dont souvent la juste indignation, se tourne en cruauté. Mais c’est justement à cause de cette poignante et humaine, trop humaine, psychologie qui traverse tout l’Enfer que ce poème est infiniment supérieur au Purgatoire ou au Paradis, en plus humain que les deux autres, il contient plus de cruauté, de vengeance, de sensations fortes, de drame et finalement d’horreur ! L’imagination et le style, quand ces deux facultés sont utilisées avec le maximum d’effets possibles dans l’évocation de ce que nous appelons la beauté, ont affaire semble-t-il, à une réalité qui n’est pas tout à fait la beauté, non plus ce que nous entendons habituellement par vérité. Si nous voulons tirer le maximum de profit, pour notre vie personnelle, de la lecture de la Divine comédie, force nous est  de nous imprégner de cette grande parole de Goethe: « Vivez dans le Tout, dans le Bon et dans le Beau… »

    (John Cowper, Powys, Les Plaisirs de la littérature)

     

    °°°

     

    « Il se réveilla à L’aube et marcha vers le soleil levant…en boitant. »

     

    (Walt Whitman)

     

    « Solo le pido a Dios

    Que el dolor no me sea indiferente

    Que la reseca muerte no me encuentre

    Vacía y sola sin haber hecho lo suficiente »

     

    (Mercedes Sosa)

     

    °°°

     

    « La mélancolie est la convalescence de la douleur. »

     

    « Il y a mieux que  de flatter l’amour-propre, c’est de ne jamais le blesser. »

     

    « L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui ! »

     

    (Barbey d’Aurevilly)

     

    °°°

     

    « Un temps vient où les hommes seront fous. Et quand ils verront quelqu’un qui n’est pas fou, ils s’insurgeront contre lui, disant : « Tu es fou » parce qu’il n’est pas comme eux. »

     

    « Un jeune frère dont le principal défaut était l’étourderie fut envoyé par un ancien à Alexandrie.

    • Va chez Ériste le pharmacien, et dis-lui de te donner un kilo de mémoire.
    • Quelques jours après le jeune revient, les mains vides.
    • Abba, le pharmacien n’avait plus de mémoire. Il m’a prié de te dire qu’il a pour toi en réserve dix kilos de patience ! »

     

    (Abba Antoine)

     

    °°°

     

    « Médiocre en tout, excepté en génie. »

     

    « Penser, c’est chercher des clairières dans une forêt. »

     

    « Bienveillant pour l’humanité, et terrible pour chaque individu. »

     

    « Il est difficile d’imaginer à quel point cet homme, qui se promène l’ait absorbé, peut ne penser à rien. »

     

    « Tout est beau. Il faut parler d’un cochon comme d’une fleur. »

     

    « L’ironie doit faire court. La sincérité peut s’étendre. »

     

    « Asseyez-vous là, et expliquez-moi la vie… »

     

    (Jules Renard. Journal)

     

    °°°

    « Notre vie est comme un rêve. Mais aux  meilleures heures nous nous réveillons suffisamment pour nous rendre compte que nous sommes en train de rêver. »

     

    (Wittgenstein)

     

    °°°

     

    «Ce n’est plus seulement sur moi que je m’appuie, je sens bien que je ne suis rien. Aux heures de force on s’oublie, et l’on n’et fort que de s’oublier. C’est par l’oubli de soi, qui permet à l’objet de vivre, qu’on s’impose le mieux à l’objet ; c’est quand on ne sait pas qu’on le modifie, qu’on le modifie le plus profondément. La vraie originalité s’ignore. On commence peut-être par celle dont on a conscience. Mais, plus on descend en soi, plus aussi on est soi naturellement, plus on est soi inconsciemment. Il faudrait ne ressembler à personne, tout en s’imaginant ressembler à tout le monde. Et, quand ils nous demanderaient de nous justifier, on n’aurait plus à se montrer soi-même, mais les seules choses consenties ; comme fait le bon ouvrier, qui n’a qu’à laisser parler son ouvrage. »

     

    (C.F. Ramuz, Raison  d’être

     

     

    « Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété. »

     

    « Orestie / rose du ciel / cornemuse de la vie. »

     

    (Bataille)

     

    °°°

    « La nature est un feu artiste sur une route vers la genèse, et triant  de lui-même l’énergie de son mouvement. »

     

    (Gallien)

     

    °°°

     

    «Hélas, l’Univers est trop gros pour parler intelligemment, il bafouille et c’est bien tout.

    (Pierre-Albert Birot)

     

    °°°

     

    « Même Dieu n’a pas résisté à écrire des livres pour affirmer son éternité. »

     

    (Kamel Daoud)

     

    °°°

     

    « Une mère défunte, dit à son fils défunt : essaye de penser à des choses agréables, car nous allons rester enterrés longtemps. »

     

    (Juan Rulfo, Pedro Parámo).

     

    °°°

    « Nous parlons de Dieu. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que vous ne compreniez pas ? Si vous comprenez, ce qu’il ne s’agit pas de Dieu. »

     

    (Saint-Augustin)

     

    °°°

    « Confucius pleura. Lorsqu’il comprit qu’il allait bientôt, mourir, Confucius, pleura. »

    (Annie Dillard)

    °°°

    « Si l’homme devait appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou. »

    (Ernest Becker)

    °°°

    « Claudel, déjeune. Il parle du mal que l’affaire Dreyfus nous a fait à l’étranger. Cet homme intelligent, ce poète, sent le prêtre, rageur et de sang âcre .

    - Mais la tolérance ? lui dis-je.

    - Il y a des maisons pour ça, répond-il.

    Ils éprouvent je ne sais quelle joie malsaine à s’abêtir, et ils en veulent aux autres de cette abêtissement. Ils ne connaissent pas le sourire de la bonté. »

    « Claudel dit de Jammes que c’est le plus grand poète de tous les temps, et Jammes le dit aussi de Claudel. »

    (Jules Renard, Journal)

     

  • Evviva La Commedia !


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    Retour au livre total. Premières notes.

    De L'Enfer et du chemin. (1)

    Je reprends une fois de plus, ici et maintenant,  la lecture suivie et e commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...  
    J’y reviens aussi, mais avec un regard de plus en plus sceptique,  dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui, et, aussi, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

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    C’est notre cher prof, d'ailleurs,  qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature. 

    Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

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    C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début. Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

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    « La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

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    « Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
    Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...

     

    L'Enfer au fond de soi

     

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    Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.

    On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.

    Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

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    Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui,  voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

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    Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

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    Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
    Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…

     

    Train fantôme

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    Chant III. Portail de l’Enfer. Sarabande des nuls et autres morts-vivants. Apparition de Charon. Dante perd connaissance une première fois...

    Le portail de l’Enfer, sur lequel s’ouvre la suite de séquences carabinées du troisième chant, tient quasiment du monument historique, avec référence obligée à Rodin, et pourtant c’est un exercice intéressant que de s’efforcer d’en oublier toute représentation d’art pour retrouver cette sensation d’effroi primal que peut rappeler la porte, en enfance, de notre premier train fantôme, qui se referme en claquant sur le plus effroyable tintamarre.
     
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    On entre ici dans le vertige tourbillonnant de la vision dantesque, non sans avertissements terribles inscrits en « lettres sombres » dont la célébrité autorise la citation en v.o. : « Per me si va ne la città dolente / per me si va ne l’eterno dolore / per me si va ne la perduta gente ». Et tout aussitôt est relevé le caractère excellent du «sublime artisan» de cette institution de bienfaisance fondée sur la «puissance divine», la «haute sagesse et le «premier amour», dont une inscription non moins fameuse porte le dernier coup de massue à l’arrivant : «Vous qui entrez laissez toute espérance »...
    Ce qui sonne, évidemment, le pauvre Dante, auquel Virgile répond que «tout soupçon» et «toute lâcheté» sont à laisser au vestiaire vu qu’on touche au lieu où se précipitent «les foules douloureuses » qui ont perdu le «ben dell’intelletto», cette expression appelant évidemment à des gloses à n’en plus finir et sur quoi je reviendrai quand le boucan sera calmé.
     
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    Car le train fantôme s’annonce à grand braoum, alors qu’un geste apaisant de Virgile, la main posée sur celle de son compère, est souligné par «un visage gai»...
    On voit ça d’ici alors que se déchaînent les premières troupes de damnés qui ont pour point commun, en ces lieux indéterminés où ils virevoltent en nuées comme des feuilles mortes, d’avoir vécu précisément dans l’indéterminé, sans passions bonnes ou mauvaises, également rejetés par le Bien et le Mal pour leur encombrante nullité, et du coup je me rappelle ce que nous disait le bon François Mégroz à propos du mal, selon lui l’expression même du «non-être». Ainsi, et ce sera une règle de l’Enfer, les damnés sont-ils châtiés par cela même qui a caractérisé leur faute – ceux-là rejetés dans une sorte d'agitation sans douleurs et sans fin pour avoir vécu «sans infamie et sans louange» et n’ayant jamais, somme toute, été vraiment vivants.
     
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    Mais voici qu’une autre rumeur gronde au loin, que Virgile identifie comme celle du fleuve Achéron, dont on s'approche donc et sur lequel une barque s’avance conduite par un vieillard vociférant et gesticulant qui n’est autre évidemment que le passeur d’âmes Charon dont, autre souvenir fugace, Dominique de Roux me disait que Céline était la réincarnation contemporaine…
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    Or, ce qui est sûr, en l’occurrence, c’est que c’est trop d’émotions pour le pauvre Dante, qui perd connaissance, et plutôt opportunément puisque cet artifice «surnaturel» lui permettra d’entrer en enfer sans monter sur la barque dudit Charon…
     
    Le cercle des poètes disparus

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    Chant IV. 1er cercle de l'Enfer. Les Limbes. Esprits vertueux non baptisés. Compassion de Dante, qui se sent bien avec les Classiques...

    Faut-il être catholique, et j’entends bien strictement : baptisé catholique et si possible sachant son Credo par cœur et tout le tralala, plus encore fidèle à la Sainte Messe, pour apprécier et bien comprendre La Divine Comédie de Dante ?
    Cela se discute, et moi qui n’ai jamais été qu’une espèce de crypto-catho littéraire (par Léon Bloy, Georges Bernanos, Flannery O’Connor et Annie Dillard, surtout), résidu d’éducation protestante et très marqué par le personnalisme orthodoxe de Berdiaev (surtout pour Le Sens de la création), je suis ce matin une preuve vivante, en tant que chrétien mécréant,  de ce qu’on peut éclairer et vivifier son ben dell’intelletto sans considérer que la foi de Dante, même fondamentale évidemment, soit la seule clef de la Commedia et son exclusif emblème.

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    Plus encore, il me semble que réduire La Divine Comédie à une œuvre d’apologétique ou à une sorte de Traité du Bon Chemin Moral serait aussi limitatif et faux que de n’y voir qu’un chef-d’œuvre du passé classé qui n’a plus rien à nous dire.

    Ma conviction est que le ben dell’intelletto n’est pas une exclusivité catholique, et que le poème de Dante a autant de choses à nous dire, hic et nunc, que toute la poésie du monde se concentrant dans quelques grandes œuvres, d’Homère à Shakespeare ou, à l’état diffus dans toutes les œuvres habitées, précisément, par le ben dell’intelletto, toutes spiritualités confondues…

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    Or, tout ça ne peut se discuter qu’avec de exemples, et ceux-ci devraient être chanté, mais on se contentera de faire appel à son imagination et nous revoici donc en cet antichambre de l’Enfer que forment le Limbes où va se déployer, une première fois, la compassion frottée de mélancolie du poète.
    Les lieux sont à la plainte et non aux cris. On y soupire sans torture. Virgile apprend bientôt à son disciple que là séjournent des êtres de qualité supérieure dont le seul tort est de n’avoir point été baptisés selon la foi chrétienne. Il y a bien eu une séance de rattrapage, si l’on peut dire, marquée par le passage en enfer d’un certain « puissant », couronné d’un « signe de victoire », qui n’était autre que le Christ en personne, une certaine nuit, où il emmena avec lui quelques saints personnages de la Bible, d’Abel à à Moïse et de Noé à Abraham, plus Rachel pour le quota féminin. Mais pour les saints d’autres traditions spirituelles : bernique.

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    Suit une série de rencontre qui fleurent plutôt le Purgatoire, voire le Club des poètes disparus, éclairés par un feu et qui se pointent en aimable procession appelant de loin « le très haut poète » qu’est pour eux leur pair Virgile. Il y a là Homère et Horace, Ovide et Lucain et sans doute y en a-t-il plein d’autres que Dante ne cite pas – il précise d’ailleurs que son «dire souvent saute les faits»…

    Mais il n’oublie pas de relever, dans la foulée, qu’il se situe lui-même dans ce prestigieux aréopage classique.
    Sur quoi l'on se dirige vers un joli château, symbole de la citadelle philosophique, « sept fois entouré de hauts murs » mais accessible et même accueillant en l’ émail vert du pré à la fraîche verdure qu’il y a là où tout un monde tient sa garden party dont Virgile détaille les participants.

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    On reconnaît donc Electre et Enée, dont les noms font toujours tilt chez les bacheliers d’aujourd’hui, mais également Penthésilée et Martia, moins connus au box office, et toute la smala des philosophes, des présocratiques Démocrite et Héraclite aux grands esprits des siècles suivants, de Socrate et Platon à Sénèque, Ptolémée et la belle paire de l’antique feuilleton Urgences que forment Hippocrate et Galien, plus Avicenne et Averroès pour la touche multiculturelle.

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    Bref, c’est le tout beau casting des « sans salut » que Dante salue néanmoins bien bas avant de passer de ce lieu tout de calme à l’air qui tremble où «la lumière n’est plus », à savoir le 2e cercle des luxurieux gardé par le redoutable Minos…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sources et ressources: 


    Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.

     

    Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.

     

    François Mégroz. La Divine comédie. Traduction commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.

     

    Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.

     

    Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.

     

    Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.

     

  • Le Pourquoi du Comment

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    L’esprit du conte est révélé

    à l’insu du dormeur :

    il est le rêve ensorcelé,

    le déni des torpeurs,

    le défi du penser vague,

    le nageur précis qui divague,

    comme une allégresse joueuse

    en fronde radieuse…

     

    On ne saura jamais pourquoi

    ni sûrement comment

    se vit la lenteur de l’instant,

    comment ruse l’oubli,

    par quelle voie tout s’illumine,

    quelle fine étamine

    aura filtré les éboulis -

    on en reste interdit…

     

    Quand au ménages anciens,

    eh bien : qu’ils déménagent !

    Faisons retour au fulgurant,

    sans savoir ni comment

    l’éclair éclaire les images

    au dam de tout pourquoi,

    et faisons fi de toute loi

    qui ne soit d’évidence

    celle-là seule de la danse…

     

  • L'Enfer au fond de soi

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     Une lecture de La Divine Comédie (2)

     

    Enfer, Chant I. Les trois bêtes. Apparition de Virgile.

    On ne sortira pas de son enfer sans le traverser de part en part ni sans l’exprimer à sa façon. C’est le sens et l’enjeu de la Commedia : dire ce chemin et passer outre.

    Or, ce chemin nous convoque à l’instant même, mais pas tout seul : ce serait trop. Parce que même seul on a ce cloaque en soi grouillant de toutes les créatures mauvaises, à commencer par la triple Bête.

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    Et voici précisément paraître, au début de la montée, la « lonza leggera e presta molto », cette espèce de gracieuse panthère « légère et très agile » qui symbolise l’immanence sensuelle autant que la luxure et plus encore. Puis c’est un lion qui fait rage de sa « tête haute », symbole lui d’orgueil, emblème d’hybris et d’amor sui. Et enfin c’est la louve insidieuse, la « lupa » dite aussi «bestia sanza pace », chargée de la foultitude de nos envies et qui porte en elle toutes les virtualités de conflit personnel et collectif, qu’un René Girard pourrait dire l’incarnation du mimétisme, et que Dante commet finalement à l’agitation des traîtres, les pires pécheurs selon lui,  voués aux flammes glacées du plus bas enfer.

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    Tout cela qui fait beaucoup pour un seul bipède, mais voilà qu’au moment de ressentir autant de terreur que d’accablement, le poète perçoit une présence, une « figure » traduit Jacqueline Risset, une espèce d’ombre d’homme («od ombra o d'omo certo ») s’identifiant de la voix comme poète lui aussi « qui chanta le juste fils d’Anchise », à savoir Enée, et se trouve donc illico reconnu par Dante comme son « maître » et même son « auteur », en la personne de Virgile, le seul où, dit-il, il a puisé son « bello stilo ».

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    Et Dante, pour expliquer son mouvement de panique et de retrait, d’évoquer la dernière bête aperçue dont « jamais son envie ne s’apaise », au point que sa faim se creuse à mesure qu’elle se repaît – splendide image de l’inassouvissement, de celles qui font la saisissante et perpétuelle actualité de la Comédie ; et Virgile de lui dire alors qu’il lui faudra emprunter un autre chemin sur lequel il le guidera jusqu’à un certain lieu, par delà ces eaux sombres et les cercles du grand entonnoir, où « une âme » plus digne que lui, première allusion à Béatrice, le conduira plus haut et plus loin – et la vaillante paire de se mettre en marche de concert…
    Nous sommes alors dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 avril 1300 et Dante Alighieri a 35 ans, l’âge auquel j’ai compris, à la naissance de notre premier enfant, que nous étions mortels…

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    Dante. La Divine Comédie. Inferno. Traduit et présenté par Jacqueline Risset. Version bilingue, chez GF Flammarion.

  • Evviva la Commedia !

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    Retour au livre total. Premières notes.

     

    De L'Enfer et du chemin. (1)

    Je reprends ici et maitenant,  une fois de plus, la lecture suivie et le commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...

     J’y reviens également, mais avec un regard plus sceptique,  dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui ; et, aussi, dans un tout autre climat d’humble ferveur, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

    C’est notre cher prof, d'ailleurs,  qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature. 

    Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

     



     

    C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début.

    Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

    « La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

     

    « Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
    Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...


    Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.

    Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.

    François Mégroz. La Divine comédie. Traduction et commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.

    Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.

    Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.

    Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.

  • Comment le Temps...

     

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    (A l’ami Lambert Schlechter)

     

    Le Temps passant à cause des jours

    m’étais-je dit, pensif,

    ce soir-là devant l’océan,

    malgré tous les récifs

    je m’en irai sous les étoiles,

    rimant les yeux fermés –

    et la rime appelant la voile,

    me laisserai porter

    sur les épaules du géant

    retournant d’où il s’en venait…

     

    Mon passé est un oreiller

    aux joues tout attendries

    par le murmure de mes récits

    où tout remonte au jour :

    tant d’aubes sauvées de l’oubli

    au retour des étés

    à remonter vers les forêts

    où Dieu seul sait quels dieux cachés

    nous diraient leurs secrets…

     

    Les heures aussi vont murmurant

    à l’insu des vivants,

    et j’entends à jamais la voix ,

    à l’oreiller du Temps,

    de celui que j’aurai été

    jouant à l’innocent…

     

    Peinture: Chaïm Soutine

     

  • L'Ouvroir

     
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    (Trésor de JLK, XXI)
     
    «Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous. »
     
    (Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov)
     
    °°°
     
    « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit
    à la parole. »
     
    (Ludwig Hohl, Notes)
     
    °°°
     
    « Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, on l’a vu, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. »
     
    (Marcel Proust, Le Temps retrouvé)
     
    °°°
     
    «En écrivant, j’éprouve la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine. subitement, je ne suis plus condamné à cette dichotomie absolue, fallacieuse et étouffante, à ce choix cruel d’être la victime ou l’agresseur en l’absence d’une troisième voie plus humaine. Quand j’écris, je redeviens une personne dont les diverses facettes s’interpénètrent, un homme capable de s’identifier aux malheurs de l’ennemi et à la légitimité de ses desiderata sans renier pour autant le moindre atome de son identité. »
     
    (David Grossman)
     
    °°°
     
    Je lis « voici septembre, j’espère encore le temps d’un livre ; le crises agrippent le ciel », je lis « lorsque j’ouvre les yeux, je me crois natif de la lumière, lorsque je les ferme, j’ai peur de mourir ; une extrémité du regard cherche les anges, tandis que l’autre se perd dans les intestins », je lis « il existe entre la nécessité d’étreindre, et celle d’être libre, une profonde blessure qui ne peut être guérie, où l’espérance s’épuise à chercher un passage; le chemin de la plus grande souffrance est devenu impraticable; la violence, une réponse possible; je suis pris d’un désir incontrôlable de pleurer », je lis « j’écoute gémir du rose ; une plaque de fer vibre sur les heures; le vent déplace les restes d’un repas au bord de la fenêtre; la salive fait fondre les gencives», je lis «la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme, un déchet organique qui cherche à me fuir, la voici; contre ce que je pense, contre qui je suis, ces aveux disent la rupture, traînent l’esprit comme une dépouille dans le désintérêt de l’autre, jusque dans l’oubli de la solitude même », je lis « je voudrais réentendre la berceuse d’autrefois, la prière oubliée qui promettait la nuit », je lis « une radiographie montrerait deux squelettes emboîtés, le plus petit, roulé en boule, servant de crâne au plus grand; je me glisse vers le haut; la blessure me perd, elle se purge dans les cris, je méprise ce destin hystérique en proie aux convulsions », je lis «je te hais de préférer ma souffrance à la tienne; je suis né en me fracturant le crâne, et le cœur à l’arrêt; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais », je lis « il me reste une mère », je lis « ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie », je lis « le corps est l’orifice naturel du malheur », je lis « c’est presque trop beau ; le ciel grogne au loin ; un vent fort se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages », je lis « le poème doit-il rendre plus belle la formulation de l’amour, plus vraie, cette traîne de tripes le long de la glissière », je lis « la haine est la prière du pauvre », je lis « je regarde sans voir la trace laissée par un avion, une suite de vertèbres détachées par le
    vent », je lis « une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché », je lis « la poésie ne se justifie pas face à celui qui implore d’être aimé sans répugnance », je lis « fredonner plutôt qu’écrire ; ce murmure fait du bien, il s’élève, puis retombe comme de la poussière », je lis « la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères », je lis « je pense aux phrases écrites la semaine dernière et je m’en sens très loin, désormais incapable de colère, ébloui par la lueur d’une bougie, porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe... ».
     
    (En lisant Demeure le corps, de Philippe Rahmy)
     
    °°°
     
    « Les oiseaux, les feuilles en train de chuchoter, forêt ou rivière, les eaux et les ciels s’envolent sur la page blanche qui noircit. Quelle cuisine de nomade ! La création glapit, fume. et puis ce dilemme : ou une goutte de sainteté, ou la passion démoniaque. »
     
    «Notre vie avec ses œuvres ne dure pas plus qu’un paquet de tabac, y compris le pays où j’attends: telle la petite fumée qui s’échappe comme si j’étais cette petite fumée au moment où la pipe reste chaude dans la main après avoir été expirée. Les années s’éteignent. Je savoure la dernière braise. »
     
    (Maurice Chappaz)
     
    °°°
    De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin: j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça...
    °°°
     
    "Comment la cloche de midi sonne comme sonnent tant de cloches à midi et comment cela vous signale le temps qui passe, de midi à midi, un jour est passé et comment, au son de la cloche, vous vous en rendez compte."
    (Lambert Schlechter, Comment, Le Murmure du monde 12)
     
    Aquarelle JLK: Ces deux-là, dans le train, ce soir-là..

  • Le fil invisible

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    (Chronique des tribus)

     1. En mémoire de l'Hidalgo

    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine… 

     

    2. Le pull sport chic 

    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…

    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…

    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…

     

    3. À la chasse

    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...

    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...

    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »

     

    4. La belle noyeuse

    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.

    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.

    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...

     

     5. Sous le manteau

     Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.

    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.

    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».

    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?

     

    6. Comme un sac de charbon !

     Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…

    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...

    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »

     

     7. Déchirons la Vieille !

     Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».

    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?

    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…

     

     

     

    1. L'Art d'être grand-père

     

    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…

    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…

     

     

     

     

    1. L'abuelito de la chanson

     

    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,

    Me lo decía mi abuelito,

    me lo decía mi papá,

    me lo dijeron muchas veces

    y lo olvidaba muchas más...

     

    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…

    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…

    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…

    Trabaja niño, no te pienses

    que sin dinero vivirás.

    Junta el esfuerzo y el ahorro

    ábrete paso, ya verás,

    como la vida te depara

    buenos momentos, te alzarás

    sobre los pobres y mezquinos

    que no han sabido descollar…

     

    Travaille mon enfant, ne pense pas

    que sans argent tu vivras.

    Combine efforts et économies

    passe ton chemin, tu verras,

    comment la vie t'apporte

    de bons moments, tu verras

    à propos des pauvres et des méchants

    qu'ils n'ont pas su y faire...

     

    Le Fil invisible

    (Chronique des tribus)

    1. En mémoire de l'Hidalgo

     

    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…

     

     

    1. Le pull sport chic

     

    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…

    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…

    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…

     

     

    1. À la chasse

    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...

    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...

    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »

     

     

    1. La belle noyeuse

     

    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.

    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.

    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...

     

     

    1. Sous le manteau

     

    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.

    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.

    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».

    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?

     

     

     

    1. Comme un sac de charbon !

     

    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…

    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...

    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »

     

    1. Déchirons la Vieille !

     

    Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».

    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?

    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…

     

     

     

    1. L'Art d'être grand-père

     

    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…

    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…

     

     

     

     

    1. L'abuelito de la chanson

     

    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,

    Me lo decía mi abuelito,

    me lo decía mi papá,

    me lo dijeron muchas veces

    y lo olvidaba muchas más...

     

    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…

    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…

    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…

    Trabaja niño, no te pienses

    que sin dinero vivirás.

    Junta el esfuerzo y el ahorro

    ábrete paso, ya verás,

    como la vida te depara

    buenos momentos, te alzarás

    sobre los pobres y mezquinos

    que no han sabido descollar…

     

    Travaille mon enfant, ne pense pas

    que sans argent tu vivras.

    Combine efforts et économies

    passe ton chemin, tu verras,

    comment la vie t'apporte

    de bons moments, tu verras

    à propos des pauvres et des méchants

    qu'ils n'ont pas su y faire...

     

    Le Fil invisible

    (Chronique des tribus)

    1. En mémoire de l'Hidalgo

     

    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…

     

     

    1. Le pull sport chic

     

    Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…

    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…

    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…

     

     

    1. À la chasse

    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...

    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...

    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »

     

     

    1. La belle noyeuse

     

    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.

    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.

    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...

     

     

    1. Sous le manteau

     

    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.

    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.

    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».

    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?

     

     

     

    1. Comme un sac de charbon !

     

    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…

    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...

    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »

     

    1. Déchirons la Vieille !

     

    Ni l’une ni l’autre de ses deux sœurs n’étant ferrée en théologie, moins encore en exégèse patristique, le frère n’insistera pas sur une façon de parler de l’Apôtre qui va en somme de soi quand il dit qu’il faut « dépouiller le vieil homme », l’une et l’autre ayant assez de bon sens pour comprendre qu’il ne s’agit pas de faire les poches des seniors, mais en ce dernier jour de l’an c’est au parler du populo, plutôt qu’aux métaphores bibliques, qu’il se réfère quand il se fait fort de leur révéler à toutes deux, par messages numériques séparés accompagnant ses meilleurs vœux, cela qu’elles ignorent très probablement: à savoir que les charivaris populaires d’antan précédant le réveillon de la Saint-Sylvestre étaient assortis de danses et de cris destinés à « chasser la Vieille », qu’en certaines régions l’on disait plus férocement « déchirer la Vieille », et pis encore chez les enfants basques de naguère brandissant des chiffons en feu qui s’exclamaient en troupes : « brûlons le cul de la Vieille ! ».

    Or l’Hidalgo lui-même, Asturien de souche et lui aussi sorti d’une tribu populaire à coutumes anciennes et dictons à foison, pourrait-il y ajouter quelque souvenir évoquant à sa façon l’impatience du commun de tourner le dos aux jours passés déjà ridés ou juste bons à jeter aux oubliettes du temps, quitte à les en ressortir plus tard et à les embellir au gré d’une nostalgie croissant avec les années ?

    Trop tard pour le lui demander, mais ce soir nous en convenons autant en levant nos verres: que la veille est décidément une Vieille et que demain matin, même avec un an de plus, nous chanterons Forever young avec Bob Dylan et nos bons amis et amies, nos sœurs et nos kids en chœur ainsi que d’ailleurs ils apparaissent à l’instant sur les deux photos de groupes instagrammés que le frère reçoit de ses deux sœurs…

     

     

     

    1. L'Art d'être grand-père

     

    Ce premier jour de l’an qui est dédié à sainte Marie, l’octave de la Nativité, naguère fête de la circoncision de Notre Seigneur, étant désormais consacré à la Vierge, on ne sait trop (pense le frère de confession protestante par fatalité familiale) selon quelle décision conciliaire, reste dans la mémoire latente de l‘humanité occidentale comme le jour où le président des Etats-Unis Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863, a proclamé l’émancipation des esclaves, mais c’est de toute autre chose que le frère a envie de parler ce matin à sa sœur aînée se royaumant, ces jours, dans une urbanisation chic de Marbella en compagnie de son deuxième petit-fils et de la mère de celui-ci, l’aîné s’exerçant au ski freestyle dans les Alpes du Bas-Valais, non : ce qu’aimerait savoir le frère est quel genre d’abuelito était l’Hidalgo, et sa sœur lui répond qu’il n’en avait pas vraiment l’air, si tu le compares à nos propre aïeux toujours vêtus de gris ou de noir, mais qu'il avait bel et bien sa dignité, ça c’est sûr, et les garçons ne lui dansaient pas sur le ventre, alors le frère le prend pour lui avec ses cheveux toujours trop longs et ses jeans mal repassés, songeant maintenant à l’esseulement probable de ses deux grands-pères aux tournants des nouvelles années qu’ils ont connus à son âge actuel : chacun dans son coin et sans dindes ni feux d’artifice – tant le « pépé de Lausanne » que le « pépé de Lucerne » à peu près oubliés par leurs tribus respectives en train de fêter le réveillon, et le frère ignore à vrai dire à quel moment exactement, où et comment chacun d’eux « s’en est allé », comme on le dit par euphémisme, et la sœur non plus n’aura pas assisté à leurs enterrements respectifs, le second ayant « tenu » vingt ans de plus que son ancien collègue de l’Hôtel Royal du Caire…

    Le soir le frère, à la table de ses amis Jackie et Tonio, aussi vieux de la vieille que lui, en vient à parler de ce statut d’aïeux dignes qu’ils ne lui semblent pas mieux incarner que lui, et l’on en vient à conclure que c’est affaire de génération : tous trois sont des boomers et se voient en ados décatis plus qu’en vénérables aînés prodigues de conseils et autres sagesses, mais de parler de tout ça les rapproche à l’intime et ça réchauffe leur début d’année de vieilles peaux effleurées par la nostalgie…

     

     

     

     

    1. L'abuelito de la chanson

     

    Ce matin la sœur était en train de procéder à d’intenses élongations de stretching sur sa terrasse des Mimosas face à la mer étale et sous le soleil slurpant la rosée de la pelouse du golf en pente jouxtant l’urbanisation de Carbopino, dans les environs proches de Marbella où le compère Julio Iglesias coule ses vieux jours en sussurant son Oh la la l'amour, mais c’est d'un autre début de chanson que le frère, l’interrompant dans son exercice hygiénique, lui a fredonné les paroles sur Whatsapp, du poète Goytisolo mis en mélodie par notre cher vieux Paco Ibanez,

    Me lo decía mi abuelito,

    me lo decía mi papá,

    me lo dijeron muchas veces

    y lo olvidaba muchas más...

     

    Et le nom du baladin, autant que le mot abuelito, leur a rappelé à tous deux, et avec l’Hidalgo en pensée, lequel restait alors d’une gauche naturelle de fils d’ouvrier des Asturies quand ils écoutaient ensemble les inoubliables adaptations des Lorca et autres Bergamin (et Machado et tant d’autres) par le vieil anar dans sa nonante et unième année depuis la veille, et la sœur de remarquer alors que sa belle-mère communiste en était fan folle elle aussi, avant de raconter au frère l’anecdote corsée de ladite mère de l’Hidalgo planquant quelque temps chez elle, par pure compassion faisant fi de ses idées, un commandant fasciste alors menacé physiquement par ses adversaires politiques qui, plus tard, par manière de reconnaissance, quand son pouvoir militaire local fut rétabli, protégea le fils conscrit en le gratifiant du titre d’ordonnance au dam des autres jeunes troufions fils à papas franquistes briguant le poste en question…

    Naturellement très à gauche à vingt ans, comme le frère d’ailleurs, l’Hidalgo, débarqué en Helvétie xénophobe, aura transité en un peu plus de six décennies vers la droite conséquente des capitaine d’entreprise, au gré de sa montée en grade de grand travailleur sur le terrain – le frère se rappelle son récit de surveillant-chef des chantiers vénézuéliens donnant ses ordres à cheval, avant son retour au pays où il devint une sorte de ponte de l’immobilier catalan puis asturien…

    Traître à sa classe d’origine ? Bien plutôt Asturien pure et dur, quoique très doux abuelito au dire de la sœur, et Paco ne lui en voudra pas , qui connaît trop bien les arnaques de l’idéologie et les opportunistes se la jouant amis du peuple.…

    Trabaja niño, no te pienses

    que sin dinero vivirás.

    Junta el esfuerzo y el ahorro

    ábrete paso, ya verás,

    como la vida te depara

    buenos momentos, te alzarás

    sobre los pobres y mezquinos

    que no han sabido descollar…

     

    Travaille mon enfant, ne pense pas

    que sans argent tu vivras.

    Combine efforts et économies

    passe ton chemin, tu verras,

    comment la vie t'apporte

    de bons moments, tu verras

    à propos des pauvres et des méchants

    qu'ils n'ont pas su y faire...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Cahiers d'été

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    Les livres s’ennuient parfois un peu
    aux vacances d’été,
    quand les jeunes gens à leurs jeux
    plus ou moins déliés
    vivent dans l’eau et le vent
    ce que racontent les romans...
     
    En Italie du nord quand il pleut,
    en juillet-août comme au Brésil,
    les livres nouent le tendre fil
    des amours éphémères;
    mais les garçons n’en ont que faire,
    se retrouvant entre voyous
    à lancer des cailloux
    d’un noir veiné de rouille
    dans l’eau de la pluie qui mouille...
     
    Quand Dalida, cet été-là,
    en bord de mer, le soir,
    chantait là-bas au casino,
    nous venions de nous rencontrer
    et la voix portée par les airs
    de la reine des magazines
    berçait nos cœurs adolescents;
    et la suavité marine
    nous donnait des idées
    dans la nuit à jamais parfumée...
     
    Les livres parfois se rappellent
    ces années hors du temps
    de ces sortes d'éternités
    qu’étaient alors nos beaux étés
    d’innocents torturés
    par nos cœurs pantelants;
    ou plus aventureux, hardis,
    sautant le mur la nuit
    quand nous étions lestes de corps
    - bravant les interdits
    pour exulter encore...
     
    Peinture. Ernst Kirchner.
  • La Sainte

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     …Allons Soeur Gudule, c’est assez pour aujourd’hui : avec sept guérisons miraculeuses, trois heures de lévitation homologuées par les Services du Diocèse  et quelques extases inopinées nous devons être vannée, et je ne compte pas le stress de vos prestations vocales à la multitude surexcitée, bref nous devons nous reposer un peu maintenant que le jour décline - rentrons donc gentiment en cellule…

    Image: Philip Seelen

     

  • Café littéraire

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     J'aime bien le flipper des Verdurin, et c’est pour ça que j’y reviens tous les jours, malgré l’évolution de l’établissement dans un sens qui se discute.
    C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday, Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de chœurs teutons.
    Plus grave : Charlus donne à lire à tous les serveurs garçons, et là ça râle à la terrasse et dans les recoins. Tu commandes vite fait une noisette ou un diabolo menthe, mais Alban te fait signe qu’il a juste pas fini son chapitre des Jeunes filles de Montherlant, ou c’est Robert qui annote Miracle de la rose de Genet sur un coin du zinc. Les serveuses, au moins ça, ne sont pas encore contaminées : la miss Vinteuil n’est pas du genre à lire autre chose que des mangas, et le travelo qui joue du pianola le soir, un Corse qui se fait appeler Albertine, est plutôt branché Clayderman que Johann Sebastian Bach, mais enfin tu vises la décadence...
    Aussi ce qui m’énerve c’est le Menu. Avant tu te faisais un steack frites pas compliqué, et ça s’appelait idem, tandis que maintenant Marcel, le cuistot, exige que Verdurin inscrive à l’anglaise sur les ardoises, pour chaque plat, un Nom, genre Fille de la Vivonne pour une truite au bleu ou L’Âme de Cambremer pour l’ancienne assiette normande, mais où ça va-t-y donc s’arrêter ?
    C’est ça que je me demande en me faisant une partie gratos de plus, moi qui suis de la vieille école: pas vraiment le gars à s’enferrer dans ces embrouilles de Recherche à la mords-moi…

    Joseph Czapski, Le joueur de flipper. Acryl  sur toile, 1981.

  • Avatars du seul Nom

     
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    Comme en lever d’apparition,
    les choses seront la,
    comme en attente du seul Nom
    qui les désignera;
    mais qui jamais de quelle voix
    prononcera le Nom ?
    Qui jamais le dira ?
    Qui jamais dans le Temps,
    peindra l’odeur du premier chant ?
    Pendant ce temps un grouillement
    au néant des cupides
    brasse le vent qui se dévide:
    CELA ne sera pas nommé:
    cela ne sera que le nombre:
    l’ombre du monde sans secret,
    le haut mal étendu:
    le haut mal devenu mondial…
    Le nom de l’enfant est donné,
    qui le fait apparaître:
    tout le mystère est éclairé -
    il n’y a qu’un seul être
    au premier chant de l’Innocent;
    le monde alors est repeuplé:
    à la portée des jours
    c’est la musique des vocables -
    et tout sera nommé: crénom !

  • Dans les années profondes

    littérature

    En lisant Expiation.

    Le sentiment lancinant d'une affreuse injustice, d'autant plus révoltante qu'elle se fonde sur le mensonge pour ainsi dire "irresponsable" d'une adolescente, traverse ce somptueux roman et lui imprime sa part de douleur et de gravité, redoublée par l'ombre de la guerre 39-45, avant que la conclusion, à la fin du XXe siècle, ne donne à toute l'histoire une nouvelle perspective, dans une mise en abyme illustrant le "mentir vrai" de toute invention romanesque.

    On pense aux familles anglaises à l'ancienne des romans de Jane Austen - que l'auteur cite d'ailleurs en exergue - en pénétrant dans la maison des Tallis, somptueuse demeure de campagne où, en ce torride été de 1935, l'on s'apprête à fêter le retour de Londres de Leon, le fils aîné, tandis que le "Patriarche"restera scotché à ses dossiers du ministère de l'Intérieur où, à côté de travaux sur le réarmement de l'Angleterre, il a probablement un secret dont sa femme, torturée par des migraines, préfère ne rien savoir. Alors qu'on attend également l'arrivée de jeunes cousins rescapés d'une "vraie guerre civile conjugale", la benjamine de la famille, Briony, fait la lecture à sa mère d'une pièce de sa composition (sa première tragédie!) qu'elle entend monter le soir même avec ses cousins dans le secret dessein de séduire son frère chéri. De fait, malgré ses treize ans, Briony montre déjà tous les dehors, et plus encore les dedans, d'un écrivain caractérisé, avec des manies (elle collectionne les reliques et nourrit un goût égal pour le secret et les mots nouveaux) et une imagination prodigue de fantasmes qui provoqueront le drame de ce soir-là.

    Les acteurs de celui-ci seront Cecilia, soeur aînée de Briony, jeune fille en fleur revenue pour l'occasion de Cambridge où elle étudie, et Robbie, son ami d'enfance, fils de la servante du domaine et lui aussi étudiant, beau jeune homme intelligent et cultivé que Cecilia fuit à proportion de la puissante attirance qu'il exerce sur elle. Ces deux-là, observés à leur insu par la romancière en herbe, vont se donner l'un à l'autre durant cette soirée marquée simultanément par le viol de la cousine de Briony, dont celle-ci, troublée par le jeune homme, accusera formellement et mensongèrement Robbie, type idéal à ses yeux du Monstre romanesque.

    Dans une narration aux reprises temporelles virtuoses, où s'entremêlent et se heurtent les psychologies de tous les âges, la première partie crépusculaire d'Expiation, à la fois sensuelle et très poétique(on pense évidemment à D.H. Lawrence à propos de Cecilia et Robbie, alors que les rêveries d'Emily rappellent Virginia Woolf) se réfère en outre à la fin de l'entre-deux-guerres, après quoi le roman semble rattrapé par la réalité.

    Si le mensonge de Briony a séparé les amants après l'arrestation de Robbie et la rupture brutale de Cecilia avec sa famille, ceux-ci se retrouveront par la suite, à la satisfaction du lecteur qui aime que l'amour soit "plus fort que la mort". La toile de fond en sera la débâcle de l'armée anglaise en France, avec des scènes de chaos rappelant Céline. Selon la même logique évidemment requise par la morale, Briony se devra d'expier, et ce sera sous l'uniforme d'une infirmière. Mais elle continuera pourtant d'écrire en douce, et peut-être aura-t-elle été tentée dans la foulée d'arranger la suite et la fin du roman de Cecilia et de Robbie ? Le lecteur se demande déjà si elle aura osé les relancer et leur demander pardon, s'ils lui auront accordé celui-ci et s'ils auront eu beaucoup d'enfants après la fin de la guerre ?

    Un troisième grand pas dans le temps, et le long regard en arrière de la romancière au bout de son âge, replacent enfin la suite et la conclusion du roman dans sa double perspective narrative (la belle histoire que vous lisez avec la naïveté ravie de l'enfant buvant son conte du soir) et critique, où la vieille Briony revisite son histoire et ses diverses variantes possibles en se rappelant l'enfant qu'elle fut.


    Ian McEwan. Expiation. Traduit (superbement) de l'anglais par Guillemette Belleteste. Gallimard, coll. "Du monde entier", 489p.

  • Ceux qui font de leur mieux

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    Celui qui s’indigne à l’ancienne / Celle qui s’applique à la défense de l’attention flottante / Ceux qui avancent pas à pas / Celui qui a appris la patience en pratiquant la peinture par glacis lents / Celle qui a longtemps appris à apprendre / Ceux qui redécouvrent les savoirs anciens / Celui qui lutte contre le parasite de la dispersion / Celle qui se concentre sur son tapis de prière / Ceux qui renoncent au télémark à cause de l’arthrose / Celui qui reprend ses randonnées en moyenne montagne assorties d’observations géologiques précises / Celle qui peint des parapluies dont elle soigne le plissé / Ceux qui transmettent ce qu’ils savent à leurs enfants c’est à savoir pas grand-chose sauf l’essentiel qui ne s’enseigne pas / Celui qui prêche en eaux troubles / Celle qui pèche parce qu’elle aime ça et voilà y a qu'ça de bon / Ceux qui restent assez optimiste malgré la stupidité de la festive Human Pride / Celui que les transes victimaires à l’autrichienne font gerber / Celle qui préfère les chenapans aux Parfaits / Ceux que l’adulation de l’Admirable Rodgère Federer commence à bassiner grave / Celui qui vomit la notion de Compétence Culturelle distillée par les larbins d’Economie suisse / Celle qui connaît peu de prétendus poètes aussi médiocres que le pétulant Oskar Freysinger / Ceux qui invoquent Guillaume Tell le libertaire pour justifier leur micmac d’archers nains / Celui qui se reproche de ne pas montrer assez d’agressive détermination contre la montée des eaux boriquées du jacuzzi culturel / Celle qui s’efforce d’échapper au mimétisme sécuritaire de son quartier de vieilles peaux / Ceux qui révèlent le fond de leur pensée sur des affiches format Crétin Mondial / Celui qui fait de la politique en termes de parts de marché / Celle que la jactance révulse physiquement / Ceux qui plastronnent en usurpateurs du Parti des Gens / Celui qui milite pour la liberté élémentaire de parquer son tank devant sa villa Ma Coquille / Celle qui votera contre l’infâme initiative visant à l’interdiction faite à l’Homme Suisse de garder son arme de service dans son caleçon / Ceux qui dérogent à l’opinion répandue, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Train de nuit

     

     

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    Chemin faisant (5) 

     

    De l’abyme. – …Combien de temps le train s’est-il arrêté dans la nuit, et quels rêves dans le rêve l’ont-ils hanté tout ce temps comme suspendu, le train de nuit a-t-il quelque chose à nous dire, qu’il nous réveille parfois sur sa voie d’attente, ou n’est-ce qu’un rêve dans le rêve ?...

     

    D’un autre monde. – Le veilleur sourit à l’idée que les dormeurs du train de nuit puissent se rencontrer sans se lever et se parler et fraterniser dans une autre dimension où la vie et le voyage se transformeraient en voyage vers la vie…

     

    Du vertige. – Une autre angoisse les reprendra tout à l’heure quand le train repartira, et c’est que le tunnel n’ait plus cette fois de fin, ou que le train plonge soudain, tombe soudain, ne traverse plus leur sommeil mais en devienne la tombe…

     

    (Domodossola, dans la nuit du 24 au 25 mai 2009)

     

    Image : dessin de Richard Aeschlimann.

  • L'Ouvroir

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    (Trésor de JLK, V)
     
    «Littérature française, tire ta langue : elle est bien malade . »
     
    (Jules Renard, en 1898)
     
    °°°
    « Le grand amour : celui que ses blessures font inaltérable. »
     
    (Gustave Thibon)
     
    °°°
    « Le désespoir est manque d’imagination ».
     
    (Georges Dumézil)
     
    °°°
     
    «On dégrade les mystères de le foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation».
     
    (Simone Weil)
     
    °°°
     
    «Je croirai à tout ce qu’on voudra, mais la justice de ce monde ne me donne pas une rassurante idée de la justice dans l’autre. Dieu, je le crains, fera encore des bêtises : il accueillera les méchants au Paradis et foutra les bons dans l’Enfer ».
     
    Ou cela : « J’ignore s’il existe, mais il vaudrait mieux, pour son honneur, qu’il n’existât point ».
     
    Et enfin : «Faire une conférence sur Dieu, avec projections »…
     
    (Jules Renard, Journal)
     
    °°°
    «L’imagination est le matin de l’esprit, la mémoire en est le soir».
     
    (Emerson)
     
    °°°
    « J’ai ici un disque de Céline que j’écoute de temps à autre : les première pages du Voyage au bout de la nuit (lues par Michel Simon) vous donnent physiquement (chair de poule) le sentiment du génie à l’état pur. C’est bouleversant. Puis vient une longue interview de l’auteur, qui radote et rabâche des platitudes. C’est consternant. Céline et le docteur Destouches auraient-ils donc été deux individus différents ? »
     
    (Simon Leys)
     
    °°°
    « En art, on donne l’idée du vrai avec du faux."
     
    (Edgar Degas)
     
    °°°
     
    «L’enseignement littéraire était, au début du siècle, encombrant et inefficace. Il l’est encore. Certains professeurs étaient «touchés» par les «beautés» des auteurs (généralement décédés), le système, en bloc, manquait de coordinations. Étudiant la physique, on ne nous demande pas d’apprendre la biographie des disciples de Newton qui s’intéressent à la science, mais n’ont réalisé aucune découverte. On laisse l’étudiant se passer de leurs tâtonnements, notes de blanchissage et expériences érotiques. Le mépris général de l’éducation classique, plus spécialement des humanités, la dérobade générale du public devant tout livre «de mérite» et, sur un autre plan, la publicité flamboyante qui enseigne «comment faire semblant de savoir quand on ne sait pas» auraient pu avertir les sensibles qu’il y a quelque chose de défectueux dans les méthodes appliquées de nos jours à l’étude des Lettres».
     
    (Ezra Pound , 1934)
     
    °°°
    « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre. Mais le monde est plein de cœurs secs à l’esprit mou ».
     
    (Jacques Maritain)
     
    °°°
    « Une tête ailée vaut mieux qu’un cœur avec des testicules. »
     
    « De même que l’on peint un zéro au-dessus de la tête des saints. »
    (Lichtenberg)
     
    °°°
     
    «L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers, où les hommes seront persécutés par leurs souvenirs ».
     
    (R.A. Torrey)
     
    °°°
     
    «Tout le monde ne tend à lire que ce que tout le monde aurait pu écrire».
     
    (Paul Valéry)
     
    °°°
    «Le manque de formation intellectuelle de la plupart des critiques, l’absence chez eux d’un système de concepts pour juger de la valeur d’une œuvre, joints à la production massive de la médiocrité et à l’inondation du marché par la traduction de camelote étrangère, tout cela donne une triste image de la décadence littéraire. Que peut-on exiger du public, si la critique elle-même se trouve à un niveau inférieur à la moyenne ? »
     
    (S.I. Witkiewicz, 1929)
     
    « Les voir boire leur chocolat, le matin, me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité : ce moment où il n’y a que ça, que la présence de l’enfant à son chocolat ; ensuite l’enfant s’en va, on reprend un peu de café, mais seule nous restera la vision de l’enfant au chocolat… »
     
    (Années 80)
     
    °°°
     
    «Rien n’est confus sauf l’esprit»…
     
    (Magritte)
     
    °°°
     
    « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».
     
    (Pierre Bonnard)
     
    °°°
    «L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui !»
     
    (Barbey d’Aurevilly, Omnia)
     
    °°°
    « Cet homme avait tant d’intelligence qu’il n’était presque plus bon à rien dans ce monde. »
    (Lichtenberg)
     
    °°°
     
    « Je suis sorti du labyrinthe stérile et rectiligne de la ville américaine, échiquier du progrès et de l'ajournement. J'erre dans un rêve plus réel, plus tangible que le cauchemar mugissant et climatisé que les Américains prennent pour la vie. Ce monde qui fut si familier, si réel, si vivant, il me semblait l'avoir perdu depuis des siècles. Maintenant, ici à Bruges, je me rends compte une fois de plus que rien n'est jamais perdu, pas même un soupir. Nous ne vivons pas au milieu des ruines, mais au cœur même de l'éternité».
    (Henry Miller, Impressions de Bruges)
     
    °°°
     
    «Je ne comprends que ce que je devine ».
     
    (Léon Bloy)
     
    Aquarelle JLK: Carnets.

  • Ceux qui se lamentent

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    Celui qui se plaint de ne l’être point assez / Celle qui ne s’excuse même pas d’être désolée / Ceux qui en ont plein le verre vide / Celui que sa naissance a traumatisé et ensuite j’te raconte pas / Celle qui compatit avec elle-même et autres peuples opprimés / Ceux qui ont mal à la France même dans leur villa sécurisée de Saint-Tropez / Celui qui a remarqué qu’il fallait se méfier d’une fille-mère autant que d’une fille au pair / Celle qui est grave déçue par son fils Gustave-Aline infoutu (e) de se prononcer sur son orientation à passé trois ans / Ceux qui ne trouvent pas le transgendre idéal / Celui qui se sent frustré en tant que dix-septième fils non reconnu de l’imam Al Haram / Celle qui se surnomme le dommage collatéral / Ceux qui se sont ratés deux fois mais ne perdent pas l’espoir / Celui qui remonte la pente à reculons / Celle qui se la joue Pollyanna dans la cour des bad boys / Ceux qui se plaignent au Seigneur des avances de la nonne endiablée / Celui qu’insupporte la vie tiptop que lui impose Marie-Charlotte / Celle qui ronchonne dans les bras de Léo le râleur / Ceux qui te croient malade parce que tu trouves la vie super extra, etc.

  • Le fil invisible

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    (Chronique des tribus)
    101. Le chat
    Les chats entraient et sortaient de la pièce d’en haut du voisin d’en dessous, ils en prenaient à leurs aises comme des chats, et je me suis rendu compte que le voisin d’en dessous, pas assez disponible pour un chien , se faisait lui aussi une espèce de vie de chat, libre et pas gêné avec ces dames, et pourtant se posant plus de question sur la vie et tout ça que ses chats, le greffier de la maison genre rouquin plus ou moins angora, Stoner de son nom, et l’autre en visite mais pour ainsi dire installé dans ses meubles, bicolore noir et blanc d’un nom que je ne me rappelle pas mais plus caressant que l’autre au premier abord, et les chats, plus la fiole de Dôle des Monts que j’avais offert à mon hôte en remerciement de son très appréciable service (Il avait relancé la batterie de ma Jazz avec son booster de factotum à tout faire à l’aise dans les mécaniques), tout ça n’avait pas manqué de favoriser un rapprochement personnel jamais vécu, depuis plus d’une trentaine d’année entre voisins du haut et du bas, et en deux heures nous avions donc fait vraiment connaissance, lui naturellement porté à se lâcher à la débridée et moi me prêtant volontiers à l’échange de verre en verre, avec cette acuité de perception qui vous vient avec l’alcool même sans excès – à un moment donné, je lui ai dit que son visage soudain me faisait penser à celui de Sean Penn, et il a eu l’air d’en être flatté -, et tout y a passé : d’abord les chiens dont il se défiait pour trois raisons bien pesées (je ne me rappelle plus lesquelles), puis l’acquisition récente d’une caravane vintage qui va lui faciliter ses transits de festival en festival, et donc sa passion pour le rock stoner dont il m’a exposé les tenants et les aboutissants, se levant dans la foulée pour m’en faire écouter tandis que je lui disais mon peu de goût pour le hard et le métal, alors lui de répliquer direct que le rock stoner est plus doux et psychédélique, moi lui disant alors que je serais plutôt blues-rock à la Jonny Lang qu’il m’a avoué ne pas connaître, puis lui me disant que Black Sabath n’était pas à confondre avec AC/DC et m’en servant alors un morceau tout en m’offrant son salami débité en fines tranches, et ensuite c’est parti pour un tour d’horizon mondial, d’accord sur Israël et les fous de Dieu de toute sauce – alors lui de se dire agnostique et de m’avouer qu’il ne prie jamais que pour les autres, puis de me sonder sur ma foi à moi, qui lui sers mon couplet sur mon refus de rassurer les croyants en me disant de leur bord, me disant mécréant chrétien et surtout soucieux de savoir si Dieu croit en moi, mais au fond religieux jusqu’au tréfonds et fondamentalement opposé à toute forme d’idéologie religieuse ou politique, donc hostile à toute secte comme je me suis toujours tenu à l’écart des groupes et des troupes, sur quoi parlant de Dieu l’on en vient forcément au sexe, et là je lui dis que toute ma conception expérimentée a cristallisé dans La Fée Valse que je lui ai offert avec la fiole de Dôle, où l’érotisme jovial et très diversifié le dispute à la haute tension affective et aux fusées du délire cosmicomique, et lui de se lâcher ensuite dans les épisodes détaillés de son feuilleton de mec à femmes avec des saillies en veux-tu en voilà, le chat se les roule en de multiples lits et tout n’est pas dit mais ça ira comme ça, sauf que rien n’en a échappé aux deux autres félidés qu’il y a là, et là je me rappelle Tobermory, le chat de Saki très à l’écoute et à l’observation des menées et malmenées des hôtes de ses maîtres, si convenables en apparence et dont il épie entre les rideaux les moindres chienneries qu’il rapportera fidèlement à son ami l’écrivain malappris…
    Peinture: Leonor Fini.

  • Rêver à La Désirade

    Désirade33.jpgDe la magie des noms et de quelques figures du quartier de nos enfances. Que tout s’apaise au doux murmure du sablier, ou lorsque Mozart se remet au piano.

    On est ici comme au bord du ciel, le dos à la forêt suspendue, à rêver à tous les bleus de là-bas.
    Là-bas, pour peu qu’on oublie notre espèce désenchantée, c’est le règne encore d’avant le Déluge et, sur les rivages noirs aux murailles d’orchidées, c’est le jardin d’avant la Faute; là-bas tous les bleus vivent encore en liberté dans l’imagination du ciel aux trente-six mille lubies par jour, et tous ces bleus nous rappellent l’Afrique de nos enfances et l’Amérique, l’Asie extrême, l’Océanie cannibale de nos enfances aux visages ornés de peinturlure et aux noms libérant leur magie rien qu’à se trouver prononcés: rien que le nom de Pernambouc et ressuscite le tamanoir de Cendrars à la longue liche fourmivore et au petit oeil élégiaque, rien que le nom d’Irkoutsk et se resoulèvent, du néant de poussière, les hordes de cavaliers asiates à la pourchasse de Michel Strogoff, rien que le nom de La Désirade et voici qu’émerge, de tous les bleus étales de la mer des Caraïbes, cette affreuse souche de rocher plus vieil et plus dur que l’os, mais comment ne pas rêver à ce nom ?
    Je vois d’ici la moue de la fille Maillefer qui avant tous, dans le quartier de nos enfances, aura fait les Baléares et les Canaries, les Maldives et tous les lagons à travers les années, jusqu’aux Antilles quand son crabe de fumeuse de Mary Long commença de lui lacérer la voix, et je me figure son exclamation de blasement à la réu du Club des alizés où toutes et tous se rappellent les îles qu’ils ont faites: La Désirade ? mais c’est le plus moche caillou !
    Trente ans plus tôt, l’Eve nouvelle de l’ère du Traveller aurait pu se faire, déjà, la voix de ce monde en devenir où toute sténo-dactylo se trouverait bientôt en mesure de se payer les îles, ce qu’on appellait le Nouvel Eden dans les premiers dépliants polychromes, les îles au bleu total et pas encore tous ces hippies nudistes ou ces bougres de fichus Teutons à laides bedaines.
    Cependant on ne rêve à l’instant que sur le nom de La Désirade, et farouche, vue de la Pointe des Châteaux, et rébarbative avec son air de Krach marin, jadis citadelle de toutes les proscriptions, crimes de sang ou d’opinion, atteintes à la morale ou souches d’épidémies, mais aujourd’hui déserte à peu près et pure mille fois plus que les molles villes flottantes à mille dollars la croisière, pure comme le château de l’âme et l’illusion que rien ne meurt.

    Aujourd’hui la fille Maillefer nous a lâché les baskets: Gloria n’est plus désormais qu’un élément anonyme du tas de cendres du Jardin du Souvenir, sa poussière mêlée à celle de gens que peut-être elle vitupérait en ses aigreurs dernières d’esseulée maniaque de jeux télévisés, sa poussière confondue à celle, horreur, de la Jaton qui lui souffla son amant Victor l’année de l’Exposition nationale, sa poussière mélangée à de la farine de nègre ou de rastaquouère - tous ces gens qui disait-elle sont nés couchés et prennent le travail de nos chômeurs -, Gloria jadis respectée fondée de pouvoir de sa boîte et maintenant à la fosse comme cette couche-toi-là du quartier qui recevait au su de tout un chacun, Gloria capable de jouer la Polonaise de Chopin et désormais partageant le dernier séjour des putains russes et des camés sidéens, Gloria mortifiée en son fantôme à constater soudain que rien ne la distingue plus des sales pédés ou des mufles yougos, et pourtant de tout ce fumier de honte sotte et de préjugés temporels renaîtront de nouvelles fleurs à ravir les filles.

    Que vive le nom de Gloria Maillefer, me disais-je alors en imaginant sa pauvre neige d’ossements filant dans le sablier des étoiles, que revivent les noms, me disais-je à La Désirade, notre maison au bord du ciel, les yeux perdus dans les bleus alpins du Haut Lac en rêvant à des inscriptions qui nous survivraient, bouts de papiers, graffitis sur les murs, vieux livres resurgis comme des visages dans la nuit aux vitrines de librairies démolies depuis des années, et cette aube-là les monts de Savoie jouaient les soufrière aux vapeurs d’entrailles telluriques, les forêts se peuplaient de noms d’oiseaux à trente-six mille couleurs, tout remontait à l’enfance des montagnes, il y avait partout de la glace et cela même n’était qu’un rêve momentané car en arrière, plus loin, plus haut dans les millions de millénaires nous attendait le piano de Gloria sur quelque rivage insulaire où la fille toute petite encore mais bien méchante déjà tirait la langue au vieux Mozart supposé lui tourner les pages.

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    Ce texte constitue l'ouverture du Sablier des étoiles, recueil paru en 1998 chez Bernard Campiche.

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  • Comme un chant d'innocence

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    (Aux nouveaux semeurs de peste)
     
    Les vieux enfants sont alignés
    sous les drapeaux croisés,
    les rangs sont formés par les ans:
    les derniers nés devant,
    et là-bas tout au fond du temps
    les vétérans plus lents -
    la lenteur venant du grand âge
    des enfants les plus sages
    tombés aux plus fringants carnages…
     
    La guerre à l’antique était belle:
    on tuait noblement,
    on le faisait au nom de dieux
    qui s’étripaient entre eux;
    le sang délicieux au ciboire
    était un vrai nectar,
    on chantait même l’ennemi
    en termes bien choisis…
     
    Je suis l’enfant dégénéré
    d’après les sacrifices,
    je ne veux pas de vos armées,
    et c’est sans argument
    que je me déclare innocent
    de vos sacres et massacres -
    vos sempiternels maléfices
    commis au nom de l’éternel
    Mammon maquereau de Babel...
     

  • L'Ouvroir

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    (Trésor de JLK)
    « Je vois encore mes camarades entassés sous les portraits de Marx, Engels et Lénine, harassés après un travail dans un froid qui descendait jusqu’à quarante-cinq degrés sous zéro, qui écoutaient nos conférences sur des thèmes tellement éloignés de notre réalité d’alors. Je pensais alors avec émotion à Proust, dans sa chambre surchauffée aux murs de liège, qui serait bien étonné et touché peut-être de savoir que vingt ans après sa mort des prisonniers polonais, après une journée passée dans la neige et le froid, écoutaient avec un intérêt intense l’histoire de la duchesse de Guermantes, la mort de Bergotte et tout ce dont je pouvais me souvenir de ce monde de découvertes psychologiques précieuses et de beauté littéraire ».
     
    (Joseph Czapski, Proust contre la déchéance)
     
    °°°
     
    « On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman… »
     
    (Jeanne Moreau)
     
    °°°
     
    « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz».
     
    « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »
     
    «Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais. »
     
    « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel; la politique, du banditisme; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires; la loi, la règle d'un jeu de dupes; l'antisémitisme, Auschwitz; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »
     
    (Imre Kertesz. Être sans destin)
     
    °°°
    «C’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons et le chérissons.»
    (Octave Mirbeau)
    °°°
    « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité. »
    (Anton Tchekhov, à propos de Tolstoï)
     
    °°°
     
    « Prie avec les lèvres de la révolte, avec le souffle des démons, avec le silence du désespoir. Prier du sein de l'irréparable, attendre de Dieu sa pâture à travers les branches emmêlées de l'impossible, est-il quelque chose de plus divinement humain ? Songe à ce que serait - j'imagine l'absurde - la prière d'un damné ? »
     
    (Gustave Thibon)
     
    °°°
     
    «Une seule chose a compté dans ma vie, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un».
    (Catherine Safonoff)
     
     
    °°°
     
    Qu’entrevoit l’enfant au tréfonds de son sommeil ? Quel spectacle ravissant, qui la fait soudain éclater de son rire argentin au milieu de la nuit ?
     
    L’enfant au père, l’air résolu: « Allons, cheval, viens donc promenader ! »
     
    La mère, très fatiguée, s’étant réfugiée dans un fauteuil où elle se met à sangloter (les nerfs), l’enfant s’en vient vers elle et l’embrassant, lui demande d’un air bien grave: « Alors, dis-moi, tu as des problèmes ? »
     
    L’enfant au père: « Viens maîtressier, allons faire de l’écrition « .
     
    Ou encore: « Allez, Zorro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue ».
    ».
    L’enfant les yeux au ciel : « Et le prénom de Dieu, c’est quoi ? »
     
    (2007)
     
    °°°
    «Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait… »
     
    (Cormac McCarthy, Non ce pays n’est pas pour le vieil homme)
     
    °°°
    «Nous sommes appelés à sortir de nos cachettes de poussière, de nos retranchements de sécurité, et à accueillir en nous l’espoir fou, immodéré, d’un monde neuf, infime, fragile, éblouissant ».
     
    « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé de vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus ma vie mais LA VIE. C’est un espace d’immense liberté… »
     
    «L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ».
     
    (Christine Singer)
     
    °°°
     
    «On ne dénonce, en fait, que ce qu’on porte secrètement en soi-même.»
     
    «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça».
     
    «Je suis en proie à un feu qui me dévore en même temps qu’il me cause un bonheur sans nom. Il me semble que le monde entier, à travers lui, m’habite et que je suis par là même avec tous et avec chacun. C’est un état que, si exténuant soit-il, je ne voudrais changer pour nul autre».
    (Georges Haldas)
     
    Peinture JLK: La nuit aux lucioles.

  • Figures de contemplation

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    Le vert et le rouge sont dites couleurs de la passion, qui composent ici, dans la forme, accentuée par des cernes noirs, de six poires posées sur un guéridon noir adorné de dorures, ce qu’on dirait conventionnellement une nature morte, mais à vrai dire par antiphrase tant elle est vive et chatoie dans le détail foisonnant d’autres touches de couleur, ou encore une façon d’icône profane rappelant les visions d’un Rouault, sans qu’il s’agisse de référence et moins encore de citation.
    Ce tableau datant de 1973, qui n’a cessé de nous accompagner, m’apparaît aussi, par son mélange de lyrisme m’évoquant également le chant des vitraux, comme un objet de contemplation qui me rappelle le siècle d’or espagnol plus que les maîtres flamands, et d’emblée s’est imposé le mot d’apparition.

    Ce sera d’ailleurs, dans le statisme de la contemplation mais aussi par la chose saisie au vol dans le mouvement, une constate de la peinture de Czapksi que de faire apparaître le monde qui nous entoure, et voir, ce qui s’appelle voir, les choses non seulement vues mais regardées – le verbe signifiant « garder avec » - , que le travail du peintre consiste à dégager de leur part anecdotique et contingente pour en fixer la présence et l’aura.

    Ce que je vois me regarde, semble nous dire l’Artiste, mais encore s’agit-il de le traduire en sorte de dire que ce que je vois regarde aussi les autres.

    Poires vertes, fond rouge. Huile sur toile, 61x50, 1973. Pp LK/JLK.

     

     

  • À sa douce présence

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    (Chanson de Noël)
     
    Elle est devenue ma gardienne,
    mon ange singulier;
    alors, plus de chagrin qui tienne:
    elle me tient éveillé...
     
    Elle ne craignait pas cette mort
    qui nous surprend parfois,
    s’annonce en si lointain trépas
    qui voudrait qu’on l’ignore...
     
    Elle la savait au coin du bois,
    ou plutôt en plein cœur:
    elle entendait de la tumeur
    ce bas bruit et sournois...
     
    Devant la Bête elle était brave
    comme si de rien n’était,
    et comme pour la défier
    elle disait: pas grave !
    Enfin je l’entends encore dire
    la veille de sa mort :
    que nous sommes heureux encore
    de pouvoir en sourire...
     
    Notre ange singulier nous garde
    dans sa douce présence,
    survivante qui nous regarde
    par delà toute absence...
     
    (À la Maison bleue, ce 25 décembre 2021)

  • Le maître des couleurs

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    En mémoire de mon père

    Un jour, au bureau, ils m’ont dit que je n’assurais plus: c’est cela qu’ils m’ont dit, mais je n’ai pas bien saisi sur le moment. Tout a basculé à partir de là, mais je n’ai pas compris, alors, le sens de cette expression.
    Vous savez que j’ai toujours été très à cheval sur les expressions, et celle-ci me semblait d’autant moins compréhensible que nous nous trouvions dans une compagnie d’assurances où j’étais employé depuis plus de trente ans et où jamais on ne m’avait fait la moindre remarque désobligeante sur la qualité de mon travail, sauf en apprentissage.
    Ils se sont mis à trois pour me le dire. De l’une à l’autre de leurs entrevues, comme ils disaient, je me rappelle que j’avais légèrement desserré ma cravate, signe chez moi de nervosité.
    Ils se sont succédé dans mon bureau pour me dire à peu près la même chose. Trois jeunes employés qui me devaient en principe le respect, et qui jamais, en tout cas, vingt ans, plus tôt, ne se seraient permis une telle observation. Deux consultants et la nouvelle responsable des ressources humaines, selon l’expression. Trois nouveaux qui nous connaissaient à peine et qui ont commencé, comme un seul, par me dire merci.
    Je ne voyais pas pourquoi. Il n’y avait aucune raison de me féliciter de quoi que ce fût. Je n’avais fait, ces derniers temps, que ce que j’avais toujours accompli pour la Maison: à savoir ce que j’étais supposé faire précisément pour mon salaire.
    D’ailleurs je me demande s’ils y croyaient ? J’avais plutôt l’impression qu’ils récitaient une leçon apprise. Ils avaient les mêmes sourires que les gens des sectes religieuses qui se présentent à votre porte, de l’espèce que je tiens prudemment à distance, quitte à paraître inhospitalier.
    Ils étaient cordiaux jusqu’à l’indiscrétion. Je n’ai pas du tout apprécié cette approche précipitée à l’objet mal défini. Pourtant je me suis interrogé. Avais-je mal fait d’une manière ou de l’autre ? M’étais-je égaré à l’occasion de mon deuil ?
    Je savais, bien entendu, que tous mes collègues s’étaient posé bien des questions à mon sujet à travers les années, et notamment du fait que j’avais toujours refusé tout avancement, mais ma fidélité à la Maison et ma régularité absolue m’avaient valu l’estime des anciens et la considération parfois ironique des plus jeunes, au début, qui apprenaient ensuite à me connaître et que je mettais souvent dans ma poche en leur parlant de mes collections.
    Du vivant de Rose, au demeurant, je n’accordais qu’une importance secondaire à la façon dont on me regardait au bureau. Nous avions admis une fois pour toutes que tel serait notre gagne-pain jusqu’à ma retraite, juste augmenté du produit de la vente des découpages folkloriques de ma soeur aux Américains et aux Japonais.
    Rose appréciait ce qu’elle disait mon sacrifice, qui n’était à vrai dire, pour moi, qu’un arrangement commode me permettant de me concentrer sur mes vraies préoccupations; et tout aurait pu continuer ainsi quelques années encore, ponctuées de voyages de plus en plus lointains avec Rose, si celle-ci n’avait pas été frappée par la maladie l’année même où les managers, selon la nouvelle dénomination, entreprirent les changements.
    De ceux-ci, les premiers signes ne m’apparurent guère, tant j’étais absorbé par l’état de Rose. Certains anciens m’avaient certes mis en garde, qui s’inquiétaient de rumeurs provenant de l’Agence Générale, mais j’avais toujours estimé peu digne de s’alarmer sur des rumeurs, et les silences de Rose, succédant à l’apaisement de chaque découpage, me causaient tant d’inquiétude que plus rien d’autre n’existait.
    A la même époque, en outre, l’engagement des trois jeunes cadres formés à la médiation interne selon les termes du communiqué de la Direction Générale, avaient suscité de vives réactions chez certains de mes pairs, sans m’ébranler du tout pour ma part. Mes visites quotidiennes au pavillon d’isolement, où j’avais vu plusieurs jeunes gens s’en aller, m’avaient tellement ému que j’en étais arrivé à ne plus discerner les nuances de l’âge ni craindre de réels bouleversements liés à je ne sais quelle lutte de générations.
    J’avais pourtant relevé diverses nouvelles expressions, dans les conversations à la cafétéria, telle l’optimisation des fonctions de la chaîne, dont la tournure me déconcertait autant que celle des fameuses ressources humaines; et ce fut le même langage que me tinrent bel et bien ces trois-là quand ils me dirent quelques mois plus tard que je n’assurais plus.

    Ils m’ont dit pour commencer, peut-être pour mieux faire passer la pilule, qu’ils me respectaient. Non sans malice, à ce qu’il m’a semblé, la nouvelle responsable des ressources humaines, une blonde du genre efficient prénommée Ariane, m’a fait valoir que j’étais unique en mon genre, tandis que ses deux collègues s’accordaient à me trouver intéressant.
    Tous trois ont reconnu que je représentais un monde qui avait joué son rôle, ils en étaient conscients, seulement voilà: pour eux je n’assurais plus.
    Et naturellement ils m’ont expliqué. Et j’ai bientôt compris. J’ai compris beaucoup plus vite qu’ils ne s’y attendaient, et cela les a décontenancés à leur tour. J’ai compris qu’il ne s’agissait pas forcément de se débarrasser de moi mais en tout cas de me reformater, selon leur expression, et du même coup je me suis braqué, et ce fut dès ce moment-là que je retrouvai Rose ou, disons, l’esprit de Rose, le coeur de Rose que j’avais cru perdre à tout jamais dans la confusion du chagrin.

    Nous avions toujours vécu, aux Oiseaux, comme si nous étions venus au monde pour rester ensemble. Les vingt ans, puis les trente ans, les quarante ans de Rose avaient passé sans que jamais elle ne me parle de frayer ailleurs. La petite maison que Maman nous avait laissée en héritage, dans la zone villa où nous avions passé notre enfance, convenait à notre genre de vie. Les gens des alentours se posaient peut-être eux aussi des questions à notre propos, mais ce n’était même pas sûr, et de toute façon ça ne portait pas à conséquence tant les relations entre voisins s’étaient distendues avec les années, surtout depuis l’histoire des pervers de la maison bleue.
    J’y repense avec tristesse. J’ai parfois l’impression que seule Rose a conçu avec moi ce qui s’est réellement passé alors. Il me semble que tout le monde s’est protégé de la réalité des faits. Et maintenant, repenser à ces événements me fait honte. Notre quartier, notre pays, notre monde, notre espèce devraient avoir honte de cela.
    J’en ai parlé avec Marcelo, mon correspondant brésilien, naturaliste à Sao Paulo, qui sait que tous les jours des choses terribles se passent dans les rues de sa ville. Je lui ai dit: Marcelo, voici ce que nous avons vécu au quartier des Oiseaux, et tels sont mes cauchemars, puis je lui racontai ceux qui me hantèrent à l’époque de Da Nang. Il m’a répondu le soir même qu’il avait entendu parler de cette affaire par le satellite et qu’il imaginait ce que je ressentais, que lui-même vivait dans une cage dorée gardée par des vigiles et que ce n’était sûrement pas un hasard si nous préférions l’étude de la nature à celle de ces animaux dénaturés que sont nos semblables.
    Tout le temps de l’histoire des pervers de la maison bleue, nous nous étions tenus à l’écart. Lorsque les gens du quartier s’étaient laissés contaminer par le délire public et la haine, j’avais dit à Rose que je pensais préférable de ne pas se ranger dans un camp ou dans l’autre, et elle me répondit en mouillant un scone dans son infusion de verveine: vous avez raison, Gottlieb - mais c’était avant tout parce qu’elle-même avait mal et qu’elle savait mes cauchemars.
    Rose pensait aux enfants. Pour ma part je me contentais de subir les visions nocturnes qui m’étaient envoyées par je ne sais quelle terrible divinité, je voyais l’horreur pure ou plutôt je la sentais se déployer en moi comme un film en trois dimensions dans lequel je ne pouvais agir, je me réveillais paralysé au milieu de l’horrible laboratoire qu’avaient décrit les journaux, comme je m’étais réveillé dans les souterrains vietnamiens nettoyés au lance-flammes, mais dès que je me réveillais je me sentais incapable d’exprimer quoi que ce fût, n’était-ce à Rose qui m’écoutait en tremblant elle aussi, et d’autant plus qu’elle ressentait autrement que moi la torture des enfants, la souillure et la torture.
    Elle disait que c’était trop tard. Elle essayait de se représenter une femme livrant à un homme un enfant en bas âge. Elle ne pensait qu’aux actes commis. Elle voyait en rêve ces chaînes et ces colliers de chien, ces extenseurs de fer, ces lames de rasoir et ces cutters dont avaient fait usage les deux fous dont les caméras réjouissaient plusieurs centaines d’autres déments ordinaires. Elle voyait l’enfant laissé seul un mois dans ses déjections et marqué au fer rouge. Elle se réveillait en hurlant. Elle se voyait en mère réclamant son enfant. Elle prenait chaque mot des journaux au sérieux, et peut-être est-ce cela aussi qui l’a tuée ?

    Pour en revenir à mes jeunes consultants, je savais qu’ils étaient supposés faire vite. J’avais deviné qu’ils n’étaient que des truchements. Je me doutais bien qu’aucun d’eux ne me voulait du mal et qu’ils ne faisaient qu’appliquer des directives. Du moins les voyais-je venir de loin car j’avais alors, de ce qui se tramait, une idée de plus en plus claire.
    - Vous avez cinquante-cinq ans, ce n’est pas si vieux, Gottlieb, nous pouvons encore faire quelque chose de vous.
    Voilà ce que m’a dit le jeune homme au costume voyant qu’on avait engagé, avec son non moins fringant compère Lemercier, comme consultant externe de médiation.
    Il s’appelait Moreno et paraissait le moins enclin à m’écouter, mais je lui sentis bientôt des failles.
    Il m’avait demandé, ce soir-là, si je m’identifiais vraiment à l’esprit de l’Entreprise, et comme je paraissais hésiter, il avait réitéré sa question.
    - Je vous ai parfaitement entendu, avais-je répondu en me levant, et, désignant mon siège, je le priai de s’asseoir pour m’écouter.
    Alors je lui parlai du Grand Nacré.
    Je lui dis les moires. Je lui dis les diapres. Je lui dis toute la combinatoire des couleurs. Je le transportai en divers lieux que nous avions explorés Rose et moi.
    Moreno n’en revenait pas.
    Il a d’abord fait celui à qui l’on a seriné que savoir écouter est un atout indispensable à la bonne gestion.
    Puis il a tenté de m’interrompre. Il était, en station debout, nettement plus grand et mieux découplé que moi, mais à l’instant, sur ma chaise tournante d’une autre époque, il semblait contraint de se soumettre à mon discours, que je lui tins avec une douceur persuasive sans cesser de lui tourner autour.
    «Il faut voir le Grand Nacré se poser sur la fleur de budleya», lui dis-je en guettant sa moindre réaction, et, ne voyant rien venir, je précisai que cette sorte d’accouplement avait quelque chose de fortement symbolique, tout en relevant la nuance d’étonnement vif qui anima du même coup son regard.
    Puis je lui racontai la venue au monde du sphinx Polyphème que ma correspondante de Shadyside, Annie D., m’avait longuement décrite dans l’un de ses mails. Maintes fois j’avais revécu cette scène grâce au récit de mon occulte amie, dont les mots avaient un tel pouvoir évocateur que je m’étais pour ainsi dire approprié son souvenir.
    Je racontai à Moreno cette péripétie naturelle sans le laisser m’interrompre.
    Lui qui me parlait de restructuration, il devait se représenter, lui dis-je, la mue de la grande chrysalide empaquetée dans sa feuille de chêne cousue, et commençant de bouger puis de taper, de marteler son enveloppe comme de derrière la porte de bois d’un romanesque souterrain à la Monte-Cristo.
    A force de me représenter la scène, j’étais en mesure de la raconter comme si je l’avais vécue moi-même. Et je suggérai des analogies: d’une vie toute d’ombre et de repli, comme ce garçon se figurait un peu la mienne, voici qu’allait émerger une tête pelucheuse et deux longues antennes à plumes, un abdomen couvert de fourrure et de longues pattes hirsutes autant que celles d’un ours trempé par l’averse, enfin ces ailes repliées et vernissées ressemblant à s’y méprendre aux plis encore collants d’un parapluie refermé.
    - Ceci pour l’ancien bureau, et cela pour le nouveau, lui lançai-je, avec une oeillade sardonique qui lui échappa, en lui désignant ensuite l’image rutilante, au-dessus d’un classeur métallique, du mâle Polyphème aux immenses ailes d’un brun velouté, bordées de bandes bleues et roses aussi délicates que celles d’un lavis, avec l’ocelle énorme, ornant chaque aile postérieure de son splendide oeil doux et dur à la fois, dont le bleu sombre se fondait en un jaune immatériel.
    A vrai dire il était médusé.
    Il ne s’attendait pas du tout à ma propre métamorphose, lui qui s’était imaginé qu’on pouvait m’épingler comme une poussiéreuse mouche grise, sous prétexte que mes gilets et mes vestons, mes chaussons hors d’âge et mon lorgnon de bureaucrate exhalaient la vieille ambiance des chambres mal aérées. Il croyait m’avoir jugé une fois pour toutes quand je bénéficiais moi-même, à cet égard, d’une assez confortable avance sur ses observations.
    De fait je l’avais, d’ores et déjà, radiographié de mon oeil de morphopsychologue amateur.
    Tout en donnant l’apparence d’un battant, ce garçon était un mou, un velléitaire et un sensitif. Il y avait en lui un indéniable ressort d’ambition sociale qui lui avait permis de donner le change, mais je voyais bien qu’il ne croyait pas aux mots vides qu’il prononçait et qu’il était en somme meilleur qu’il ne s’en doutait lui-même.
    Ce fut ce qui me permit de marquer mes premiers points sur la voie de son éveil, sans me faire trop d’illusions pour autant. Il faut dire que son propre statut était en jeu, et qu’il y avait la question de l’âge qui se reposait à ce moment-là. La conformité s’imposait à ses yeux comme garante de survie, et je me doutais qu’il ne pourrait s’affranchir si facilement d’une illusion si répandue. En outre, je restais par trop méfiant à l’égard des mutations artificielles, qui me faisaient me défier justement des transformations décidées pour l’Entreprise, et que je savais le contraire des vraies métamorphoses auxquelles je prêtais mon attention depuis des lustres.
    J’avais d’ailleurs évoqué ces questions avec ma correspondante Annie D., qui me soutenait par de petits messages quotidiens dans ma boîte électronique tandis que les managers de La Vie assurée préparaient en douceur (pensaient-ils) la liquidation de mon cas.
    A propos d’ Annie D., dont j’avais découvert les travaux par l’entremise de Marcelo, je m’aperçus bientôt que cette femme admirable avait tant de traits intérieurs comparables à ceux de Rose que je lui en prêtai le visage avant qu’elle ne m’envoie son portrait numérisé, et de fait elle avait les mêmes lignes pures et le même regard d’enfant têtu que ma Rose.
    Annie D., en marchant dans sa vallée des Montagnes Bleues, en Virginie, ne cessait de penser aux vraies conditions de la transformation de l’humain, et tout de suite je me sentis compris par elle lorsque je lui envoyai mes réflexions sur l’analogie que j’avais établie entre les mutations codifiées de la momie égyptienne et la métamorphose du papillon. Par mail, le soir même - enfin son soir à elle, de notre jour précédent, puisque nous en étions déjà nous-mêmes à l’heure des croissants -, elle m’écrivit que, by Jove, j’avais bien mérité mon prénom de fan de Dieu.

    De tout cela, je ne pouvais évidemment parler avec qui que ce fût à La Vie assurée, où les préoccupations terre à terre constituaient l’essentiel des conversations de la cafétéria, des performances amoureuses des jeunes gens le samedi soir au championnat de football du mercredi.
    Comme j’avais toujours fait figure d’original, apparemment figé dans les anciennes manières mais capable d’écouter toute conversation, fût-elle du dernier cri, et que mes jeunes examinateurs en avaient parlé après nos premières entrevues (la pétulante Ariane avait elle-même été subjuguée par ma connaissance de la faune de Bornéo où l’un de ses oncles chasseur avait séjourné, et Lemercier, l’autre consultant, s’était laissé amadouer d’autant plus facilement qu’un séjour aux Maldives l’avait porté à s’intéresser aux grands fonds marins qui n’avaient guère de secrets pour moi ), je compris que, pour quelque temps au moins, j’aurais un peu de répit et d’autant plus que mon nouvel état de solitaire, depuis la mort de Rose, me laissait une complète disponibilité d’esprit.
    Notre fier trio se relayait dans le petit bureau où l’on m’avait relégué et dont j’avais fait, comme chaque fois, un repaire tout personnel évoquant un grand livre d’images.
    Troublés par le fait que c’était moi qui les recevait et non l’inverse, mes jeunes gens avaient de la peine à exposer clairement ce qu’ils pensaient. Ils manquaient de précision dans leur vocabulaire et plus encore de suite dans l’exercice de la raison. Je me gardais de me gausser d’eux, mais je restais néanmoins sur mes gardes.
    Je les regardais en souriant. J’étais gai comme toujours et cela les faisait changer de contenance.
    Je savais bien ce qu’ils étaient censés faire sur ordre de la Direction Générale. Je voyais qu’ils s’étaient entendus sur la suite tactique des opérations, mais quelque chose semblait clocher. Ils cherchaient à définir leurs critères et moi je sentais bien que je leur posais un problème inattendu, leur tapais sur les nerfs et les séduisais en même temps.
    Visiblement cela ne se passait pas comme avec les autres vieux débris, selon l’expression que j’avais surprise entre eux au détour d’un couloir, dont la plupart avaient été remerciés par l’Entreprise avec des salamalecs.
    Avec moi ce serait différent, ils le pressentaient, plus même ils constataient tous les jours qu’il y aurait un problème dans mon cas et qui ne pourrait se régler selon les termes prévus.
    Ils avaient établi, sans doute, que je m’en tiendrais décidément à ma pratique éprouvée et à mon goût. Ils devinaient que je ne renoncerais à rien de ce qui avait été. Simultanément, ils savaient que je ne ferais valoir aucune exigence matérielle ni aucune espèce de droit lié à mon ancienneté ou à mes états de service. Ils devaient être convaincus que ma cause était désespérée: que jamais on ne me reformaterais, et pourtant ils ne m’en voulaient pas pour autant. Plus même: ils devaient être tentés de penser que je n’avais pas tout tort - et peut-être même m’enviaient-ils ?
    Bien entendu, ils avaient les moyens de m’abattre et je m’en doutais. Pourtant aucun d’eux ne l’a voulu. Je ne sais comment cela s’est arrangé finalement, avant que je ne prenne moi-même la décision de m’en aller, mais probablement est-ce à cause de nos discussions sur la pelouse de la plage de Rivebelle, cet été-là.

    C’est avec le responsable de la maintenance informatique, un Vietnamien cultivé du nom de Pham Thuan, avec lequel j’avais beaucoup appris sur la population amphibienne des rives du Mékong et dont je m’étais fait un ami rare en lui révélant la musique de Monteverdi et de Gabriel Fauré, que nous inaugurâmes cette coutume de fin de journée dès le début du mois de juin de cette année-là.
    Pham étant fort apprécié de tous, et la splendide Ariane, que j’appelais la Vestale de la Ressource, s’étant jointe à nous en nous proposant le déplacement à bord de sa vaste Chevy blanche, notre groupuscule devint bientôt une jolie bande qui se retrouva parfois, aussi, les fins de semaine et les dimanches sur la moelleuse moquette végétale de Rivebelle.
    Ariane m’avait désormais à la bonne: elle m’était reconnaissante de lui donner de précieux conseils tactiques ou psychologiques à propos de cas parfois épineux, puis (détail cocasse en ce qui concerne le personnage entièrement chaste que je représente) elle fut impressionnée par la douceur nacrée de ma peau tout imberbe, elle me dit que je lui avais fait découvrir un nouveau concept de sensualité malgré mon air de clerc anachronique, enfin elle fut heureuse de trouver en moi un partenaire de ping-pong aussi vif que certains play-boys de sa connaissance, et ma courtoisie fit le reste, ma neutralité complète en matière galante et ma courtoisie.
    Et de fait, ma façon d’être absolument libre, mais aussi tout pur, étonnait et séduisait même mes jeunes compagnons. Mes questions très précises mais bienveillantes sur leurs moeurs respectives, loin de les gêner, s’étaient naturellement incorporées dans l’ensemble de nos discussions sur le sens de la vie ou des changements de la société, les fluctuations du yen ou la valeur de l’amitié, les merveilles du monde animal qu’ils ne se lassaient pas de m’entendre détailler ou les peines de coeur de celle-ci, les soucis domestiques de celui-là.

    La profonde mélancolie que j’avais éprouvée, après la mort de Rose, se trouvait ainsi allégée par le bain et la conversation. Du vivant de Rose, nous avions toujours nagé, été comme hiver, mon seul regret étant de ne pouvoir planer et plonger dans les airs comme les oiseaux voiliers, les fous de Bassan que nous avions observés en Ecosse ou nos majestueux aigles de montagne.
    Avec Pham Thuan, deux apprentis aux corps lisses et flexibles m’accompagnaient volontiers et nous faisions des concours de brasse coulée avant de nous étendre sur la pelouse et de confronter nos vues sur l’avenir de l’espèce.
    - Pensez-vous réellement, Gottlieb, me demandait Valerio, que les insectes soient amenés un jour à supplanter le genre humain à moyen ou plus long terme ?
    Je restais mesuré dans ma réponse, tout en répétant ce que m’avait longuement expliqué un autre de mes correspondants, le professeur huguenot Théodore M. du Musée de l’Homme, à Paris, pour lequel cette éventualité était à prendre en considération.
    Ou nous parlions de la possibilité constante de se régénérer en quelque situation qu’on se trouve, qu’on soit larve de libellule ou mineur aux Asturies; et quelque chose se passait entre nous: il nous suffisait de rester là, sur l’herbe, le corps comme épuré par la lumière et l’eau chlorée, pour échanger des opinions purgées de l’ordinaire indifférence et nous sentir des ailes.
    Ce fut une belle saison de notre bref séjour terrestre et ma façon, aussi, de prendre congé de la Maison.
    Tout à coup, en effet, j’eus envie d’apprendre d’autres langues et de voyager un peu partout. J’eus envie de rajeunir extérieurement aussi et de me dépouiller de mes camisoles. Mais au préalable, j’eus besoin de parler de Rose à mes jeunes amis.

    Rose m’a donné les couleurs, commençai-je de raconter au crépuscule diaphane d’un des derniers jours de l’été indien de cette année-là. Rose m’a révélé les couleurs qu’il y avait en moi. Rose a pressenti ma rêverie et l’a protégée. C’est une prescience assez rare aujourd’hui où l’on prétend tout soumettre à l’efficace, mais c’est ce que je puis vous dire avant de m’en aller par les chemins: ne permettez pas qu’on vous empêche de vous abandonner à la rêverie, il n’y a qu’elle qui nous fera concevoir le bon monde de demain.
    Je ne leur ai pas parlé de mes cauchemars, qui donnaient à ce que je disais de la rêverie son soubassement vrai. Plus exactement, je n’ai parlé de mes cauchemars qu’avec Pham Thuan, en lequel je m’étais découvert comme un frère. Je n’ai pas été surpris de constater, en me confiant à cet homme délicat à l’épouse silencieuse et aux beaux enfants musiciens, que tout ce que j’avais cauchemardé trente-trois ans plus tôt lui rappelait les récits de son père à Da Nang.

    Aux autres j’ai dit, surtout, que les couleurs n’avaient rien à voir avec une parure cosmétique. Je leur ai dit qu’un aveugle savait les couleurs. Je leur ai dit que les lignes de la sculpture participaient de la couleur et que ressentir la couleur, en ce qui me concernait, m’était une façon d’assurer, selon leur maudite expression.
    Mais les mots vous savez, leur ai-je dit, les mots on les prend, on les essaie, on essaie de les ajuster au sentiment ou à ce qu’on ressent par le ventre, et la plupart du temps ça ne suffit pas, les mots ne sont pas tout à fait adéquats, pourtant il ne faut pas jeter les mots, il vaut mieux les garder dans son atelier en cherchant des couleurs, parce que la couleur c’est autre chose que les mots, la couleur et la mélodie.
    Enfin je leur ai dit, pour parachev2065701876.JPGer ma litanie grave, je leur ai dit de faire bien attention.
    Je leur ai dit que l’inattention était la perte des couleurs et qu’avec elle nous venait l’indifférence et la mort annoncée. Je leur ai dit que je ne pourrais plus, pour ma part, assurer à La Vie assurée. Je leur ai dit que je les libérais de mon fardeau, et ils ont protesté pour la forme, mais tous savaient aussi que je ne les quittais pas absolument.

    Parfois l’un ou l’autre m’envoie un mail, me demande quand je serai de passage en notre ville, et me propose une entrevue, selon l’expression désormais assortie d’un sourire. C’est toujours moi qui les reçois, le plus souvent au jardin, dont la femme de Pham est chargée de l’entretien en échange de la jouissance, par la famille de mon ami, de notre maison des Oiseaux.
    Je ne suis plus, pour ma part, qu’une sorte de nomade à vie. Tous les matins que Dieu fait je me sens des ailes. Il n’y a plus guère que mes cauchemars qui m’empêchent de vraiment assurer...

  • Force douce de la pensée

     

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    Après les multiples attentats d'inspiration islamiste commis ces dernières années, la lecture de Vertige de la force, essai documenté et pénétrant d'Etienne Barilier, paru en 2017 s'impose décidément.

    Dans la foulée, nous revenons, en cet été 2018, au Barilier romancier, avec un grand roman d'immersion historico-existentiel intitulé Dans Khartoum assiégée, qui sonde les tenants mystico-stratégiques de la dérive terroriste islamique actuelle, dans un Soudan de la fin du XIXe siècle où apparut le Mahdi se réclamant directement du Prophète, contre lequel les Anglais envoyèrent le fameux colonel Gordon, qui y laissa sa peau.  

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    Le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée, écrivait Etienne Barilier dans son mémorable essai intitulé La ressemblance humaine, et le nouvel ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Vertige de la force, bref mais très dense, et surtout irradiant de lumière intelligente, en est la meilleure preuve, qui conjugue la pensée de l’auteur et celles de quelques grands esprits européens, de Simone Weil à Thomas Mann ou de Goethe à Jules Romains ou Paul Valéry, notamment, contre les forces obscures du fanatisme religieux ou pseudo-religieux.

    Vertige de la force est à la fois un texte d’urgence, amorcé sous le coup de l’émotion ressentie lors des attentats du 7 janvier 2015, et conclu après le carnage du 13 novembre, et une réflexion s’imposant la mise à distance et le décentrage par rapport aux formules-choc et autres interprétations hâtives assenées sur le moment, les unes prenant la défense des assassins contre les caricaturistes de Charlie-Hebdo (« Ils ont vengé Dieu ! ») et d’autres invoquant un Occident qui n’aurait « rien à offrir » à la jeunesse en mal d’idéal, voire d’absolu.

    Etienne Barilier n’est pas du genre à se répandre sur les plateaux de télé ou par les réseaux sociaux, mais il n’est pas moins attentif aux débats intellectuels en cours, et c’est ainsi que sa réflexion recoupe ici celles de plusieurs figures de l’intelligentsia musulmane, tels Abdelwahab Meddeb et Abdennour Bidar,notamment.

    Humaniste immensément cultivé, traducteur et chroniqueur, romancier et conférencier, Barilier, auteur d’une cinquantaine de livres, a consacré plusieurs essais au dialogue ou aux confrontations entre cultures et (notamment dans Le grand inquisiteur) au thème de la violence commise au nom de Dieu.

    Or ce qui frappe, à la lecture de Vertige de la force, c’est la parfaite limpidité de son propos et la fermeté avec laquelle il défend l’héritage d’une culture qui nous a fait dépasser le culte des puissances ténébreuses et de la force, sans oublier la longue et sanglante histoire d’une chrétienté conquérante oublieuse de son fonds évangélique. 

    Les thèmes successifs de Vertige de la force sont la définition du crime de devoir sacré, le scandale d’une idéologie religieuse faisant de la femme une esclave de l’homme et de l’homme un esclave de Dieu, la difficulté pour les intellectuels musulmans de réformer leur religion « de l’intérieur », la conception particulière du temps musulman, la typologie du guerrier djihadiste et, faisant retour à l’Occident, l’étrange fascination exercée sur les meilleurs esprits (tel Ernst Jünger devant la guerre, ou Heidegger devant l’abîme) par la force et les puissances obscures ramenant au «fond des âges ».

    Le crime de devoir sacré

    images-12.jpegAinsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses ivres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. 

    Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le« crime de devoir sacré ». Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, elle illustra finalement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dansl’impureté.   

    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi , des ravages dans notre propre histoire ?

    À ceux qui, avec quelle démagogie nihiliste, affirment que nous n’avons« rien à offrir » à la jeunesse désemparée, Etienne Barilier répond qu’au contraire les leçons que nous pouvons tirer de notre histoire sont un legs précieux, tout au moins à ceux qui sont disposés à le recevoir.

    « Notre propre histoire montre que le crime de devoir sacré fut jadis, et même naguère, un de nos crimes préférés. Mais elle montre aussi qu’il ne l’est plus. Montesquieu, dans son Esprit des Lois, écrit cette phrase décisive :« Il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais ». 

    Les martyrs écorchés vifs et brûlés pour la plus grande gloire du Dieu catholique et apostolique n’ont-ils « rien à voir » avec la chrétienté ? Ce serait pure tartufferie que de le prétendre. Mais accompagnant les conquérants espagnols, le moine Las Casas consigne un témoignage accablant qui exprime une révolte contre la force de l’Eglise, de même que Sébastien Castellion s’opposera à Calvin quand celui-ci fera brûler le médecin« hérétique » Michel Servet. C’est d’ailleurs à Castellion qu’on empruntera, en janvier 2015, sa fameuse sentence selon laquelle « tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ».

    Or, de la controverse de Valladolid opposant Las Casas au Grand Inquisiteur, notamment sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, jusqu’au jour de 1959 où le bon pape Jean XXIII abrogea la formule de l’oraison du Vendredi saint évoquant les « perfides juifs », nous aurons fait quelques petits progrès dans l’esprit du Christ... 

    « S’il faut reconnaître ce que nous fîmes, ce n’est pas pour oublier ce que nous sommes », remarque Barilier.  Est-ce dire que nous soyons devenus meilleurs ? Disons plutôt que notre rapport avec la force s’est transformé.

    À cet égard, évoquant l’héritage décisif d’un Pierre Bayle, qui affirme, après la révocation de l’édit de Nantes et contre le « forcement des consciences » autorisant les dragonnades, que « tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des crimes est faux », Barilier le souligne : « La voilà, la lecture en esprit, celle dont on attend qu’elle soit appliquée au Coran comme à la Bible. Ce n’est qu’une question de temps, disent les optimistes. Hélas, nous verrons que le temps de l’islam n’est peut-être pas le nôtre ».

    « Oui, nous avons fait la même chose, mais précisément, nous ne le faisons plus. Oui, nous avons comme le crime de devoir sacré, mais ce crime est désormais, pour nous, la chose la plus abominable qui soit ».

    Sacrées bonnes femmes !

    PHO19cbce58-b8ec-11e3-b80b-3bfae645a38e-805x453.jpgEntre autres qualités rares, Etienne Barilier a le génie des rapprochements éclairants. Ainsi de son recours, à propos du rapport souvent vertigineux que l’homme entretient avec la violence, relevant de la sidération, se réfère-t-il à ce qu’il considère comme « l’un des textes capitaux du XXe siècle », écrit par Simone Weil en pleine Deuxième Guerre mondiale, intitulé L’Iliade ou le poème de la force et dans lequel la philosophe juive d’inspiration christique met en lumière l’anéantissement moral, pour le vaincu mais aussi pour le vainqueur, que représente l’écrasement d’un homme par un autre. Et d’imaginer ce que Simone Weil aurait pu dire des crimes concentrationnaires nazis et des crimes terroristes au XXIe siècle... 

    Distinguant ces crimes de  devoir sacré des crimes « de raison » du communisme athée, Barilier relève que dans les deux cas (nazis et terroristes islamiques) « le pouvoir qu’on détient physiquement sur autrui fait procéder à sa destruction morale. Et cette destruction se fait dans l’ivresse sacrée ».  

    Par le crime de devoir sacré, le tueur exerce un pouvoir absolu, divinement justifié. Or ce pouvoir absolu est le même qui justifie la soumission de la femme à l’homme et l’esclavage de celui-ci au Dieu censé le« libérer ».

    Un chapitre à vrai dire central, intitulé Marguerite au rouet, puis sous la hache, constitue l’une des pierres d’achoppement essentielles de Vertige de la force, ou le double pouvoir de l’homme, en vertu de « la loi du plus fort », et de Dieu, continue aujourd’hui de s’imposer à la femme en vertu de préceptes prétendus sacrés.

    « Avec l’islamisme, religion qui s’est élaborée dans une société profondément patriarcale, Dieu frappe la femme d’infériorité. Les hommes, dit le Coran, prévalent sur les femmes ».

    Mais qui écrit cela ? Un infidèle fieffé ? Nullement : c’et l’Egyptien Mansour Fahmy, dans une thèse présentée en Sorbonne en 1913, sur La Condition de la femme dans l’islam, qui lui vaudra d’être interdit d’enseignement dans son pays et d’y mourir rejeté.

    Toujours étonnant par ses rapprochements, Etienne Barilier parle ensuite des souvenirs d’enfance de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra, dans La prise de Gibraltar, qui évoque l’acharnement avec lequel un vieillard, « maître de Coran », l’oblige à répéter la fameuse sourate de la vache concluant à l’impureté de la femme, et donc de sa mère, quitte à le battre pour sa réticence avant que son propre père, voire sa mère elle-même, n’en rajoutent ! ».

    Sur quoi Barilier, après l’exemple d’un autre écrit éloquent de l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane, bifurque sur le sort tragique, et combien révélateur aussi, de Marguerite dans le Faust de Goethe : « La force dans le Dieu qui tue ; la force dans l’oppression des femmes. Ces deux violences se rejoignent étrangement, tout en paraissant se situer aux deux extrémités de l’humain ; le sacré, et les muscles. Mais on a vu que leur lien ne pourrait pas être plus intime : la violence la plus physique prend un sens moral dès lors qu’elle est humaine, et la violence qui prétend trouver sa source dans l’exigence la plus haute, celle de Dieu, est précisément celle qui débouche sur l’usage le plus meurtrier de la brutalité physique. »

    Du perdant au guerrier radical

    Etienne Barilier ne parle ni de ce qui, socialement ou culturellement, pousse tel jeune à se radicaliser, ni de la« gestion » française des banlieues ni de l’implication du complexe militaro-industriel de l’Empire américain dans la déstabilisation du Moyen-Orient, ni non plus de ce qui rapproche ou distingue un « fou deDieu » à l’ancienne manière russe d’un djihadiste du soi-disant Etat islamique.

    Pour autant, l'on ne saurait lui reprocher de se cantonner dans les nuées. Ainsi, à propos de Boko Haram, établit-il un parallèle entre les extrémistes iconoclastes ennemis de toute culture et de tout livre autre que le Coran, et l’Armée de résistance du Seigneur sévissant en Ouganda sous la direction  du redoutable Joseph Kony, mélange d’intégriste biblique et de sorcier animiste, terrorisant les populations avec son armée d’enfants soldats et dont on estime les massacres à plus de 100.000 personnes en 25 ans, au nom du seul Dieu juste…

    « Sans nul doute », écrit Barilier, moyennenat les distorsions qui s’imposent, n’importe quelle parole divine, y compris celle de l’Evangile, peut devenir un bréviaire de la haine ». 

    Cela étant, il faut reconnaître que la force n’a pas le même statut dans l’Evagile et le Coran.

    « Il n’est que trop vrai que la chrétienté a mis fort longtemps avant de commencer à comprendre le christianisme », écrit Barilier, qui cite l’historien Jean Flori auteur de Guerre sainte, jihad,croisade, violence et religion dans la christianisme et l’islam, établissant la légitimation, par le prophète, de l’action guerrière, au contraire du Christ : « La doctrine du Coran tout comme la conduite du prophète d’Allah sont, sur le point de la violence et de la guerre, radicalement   contraires à la doctrine des Evangiles et à l’attitude de Jésus ».

    Or à ce propos, les interprètes les plus progressistes du Coran n’en finissent pas (à nos yeux en tout cas) de tourner en rond dans une sorte de cercle coupé du temps, tel qu’on le constate dans les thèses de Mahmoud Mohammed Taha,  que Barilier surnomme le « martyr inquiétant », auteur soudanais d’Un islam à vocation libératrice, qui s’ingénie à voir dans l’islam la quintessence de la démocratie et de la liberté tout en prônant la soumission volontaire de l’homme à Dieu et de la femme à l’homme. Or découvrant des phrases de cet improbable réformateur affirmant, après avoir défendu l’usage du sabre « comme un bistouri de chirurgien » que « la servitude équivaut à la liberté », annonçant en somme la novlangue d'un Orwell ou d'un Boualem Sansal, l’on est interloqué d’apprendre que Taha, jugé trop moderniste ( !) finit pendu à Khartoum en janvier1985.

    La deuxième pierre d’achoppement fondamentale, dans Vertige de la force, tient à la conception du temps dans la vision musulmane, bonnement nié au motif qu’il n’y a pas d’avant ni d’après l’islam.

    « La temporalité islamique n’est ni linéaire ni circulaire ; elle est abolie », écrit Barilier en citant les assertions de Taha selon lequel l’Arabie du VIIe siècle était déjà dans la modernité, que L’islam en tant que religion « apparut avec le premier être humain » et que l’islam englobe toute la philosophie et toute la science qui prétendraient être nées après lui.

    Or cette conception « fixiste » n’explique pas seulement l’énorme « retard » pris, depuis le Moyen Âge, par les cultures arabo-musulmanes : elle justifie une prétendue« avance » qui se dédouane en invoquant la perte de toute spiritualité et de tout réel « progrès » dans la civilisation occidentale.

    En prolongement de ces observations sur ce profond décalage entre deux conceptions du monde, Barilier revient à un essai de l’écrivain Hans Magnus Enzensberger, datant de 2006, intitulé Le perdant radical et dans lequel était présenté une sorte de  nouvel homme du ressentiment fabriqué par notre société capitaliste et concurrentielle où le désir de reconnaissance exacerbe autant les envies que la frustration et l’intolérance.

    9791020902672.jpgPointant le retard accablant des sociétés arabes de la même façon qu’un Abdennour Bidar dans sa courageuse Lettre ouverte au monde musulman, Enzensberger faisait remonter au Coran les causes de ces retards en matière d’égalité et de condition féminine, de liberté de recherche et de développement du savoir, de vie privée et de démocratie réelle.

    Et de comparer les terroristes à ces « perdants radicaux » qui, en Occident, compensent leurs propres frustrations en mitraillant les élèves d’un collège ou en « pétant les plombs » de multiples façons.

    Or s’agissant des djihadistes islamiques, Etienne Barilier préfère, à la formule de « perdant radical », celle de« guerrier radical », dans la mesure où leur ivresse criminelle se déchaîne dans un cadre prétendu sacré. Or il va de soi que cette « force pure » n’a plus rien à voir avec l’islam que défendait un Mohammed Taha. « Oui, la rage de destruction et de mort – le « vive la mort » - des groupes terroristes islamistes est un moteur plus puissant et plus enivrant que les religions qui leur donnent base légale, caution morale ou verbiage justificatif ».

    Dans la lumière d’Engadine

    4489220_7_74a9_selon-peter-trawny-qui-les-a-edites-en_37f90ccbe00ccfad5789f475dc6f286e.jpgLa dernière mise en rapport fondant le thème le plus vertigineux de cet essai, à savoir la fascination de l’abîme, concerne le rapprochement du culte de la force sacrée chez les terroristes islamistes et la pensée du philosophe qui affirmait qu’il faut « faire du sol un abîme », à savoir Martin Heidegger.

    La base de cette dernière étape de l’essai de Barilier,avant sa conclusion beaucoup plus lumineuse, est la rencontre historique à Davos, en 1929, de deux grandes figures de l’intelligentsia allemande du XXe siècle, en les personnes d’Ernst Cassirer, modèle d’humaniste attaché à la Raison, à la noblesse du langage et au respect de la  forme dont Thomas Mann semble avoir préfiguré les positions dans le personnage du Settembrini de La Montagne magique, alors que l'ombrageux Naphta, mystique anti-bourgeois, annonce (plus ou moins...) un Heidegger rejetant ou dépassant les catégories kantiennes.

    thomas-mann-weg.jpgPar delà le rapprochement entre un roman composé entre 1912 et 1923 et la rencontre de 1929, Barilier précise que, plus que les positions antagonistes des deux personnages, c'est l'atmosphère claire, enivrante et mortifère de Davos qui compte en l'occurrence: "Le lieu où la vie semble à son comble de pureté, mais où la mort ne cesse de rôder, et va frapper"...

    Comme il s’est défendu ailleurs de procéder par« amalgames », épouvantail commode de ceux qui refusaient a priori de penser après les tragédies de l’an dernier, Barilier se garde d’établir un lien de causalité directe entre la pensée de Heidegger et le déchaînement de la force nazie, « modèle infâme de la force islamiste ». Et pourtant… Et pourtant, il se trouve que certains penseurs iraniens islamisants ont bel et bien fait de Heidegger leur maître à penser en matière de programme identitaire, qu’ils prétendent mieux connaître que tous les Infidèles.

    Heidegger ? « Le style de la nuit, donc. Et de  l’Abgrund, l’abîme. Un « Abgrund » évidemment sans commune mesure avec les abîmes nazis. Mais ce qui reste vrai, c’est que tout choix de l’abîme, tout refus de la raison humaine, de l’exigence des Lumières, du dialogue dans la lumière, menace d’asservir l’homme au pouvoir de la force ».

    Au moment de la libération de Paris, dans un texte intitulé Respirer, Paul Valéry écrivit ceci : « La liberté est une sensation. Cela se respire. L’idée que nous sommes libres dilate l’avenir du moment ».

    Parce qu’il est aussi artiste, romancier et musicien, Etienne Barilier sait d’expérience que la liberté est forme, qui doit certes accueillir la force pour exister. Mais « la force de la forme n’est plus force qui tue. C’est la force domptée par la forme, qui n’en garde que l’élan.Ou encore : la forme c’est la patience de la force ». De même Simone Weil parlait-elle d’ »une autre force qui est le rayonnement de l’esprit ».

    Tel étant le trésor de mémoire, et de pensée revivifiée, que nous pouvons redécouvrir et transmettre, au dam de ceux –là qui pensent que nous n’avons plus « rien à donner »…

    Etienne Barilier. Vertige de la force. Buchet-Chastel, 117p.

    Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Phébus, 495p.