Carnets de JLK - Page 10
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Le Tour du jardin (6)
(Carnets volants 1967-2017)Rue de la FélicitéMoi j’aime Paris, je veux dire : les rues de Paris, les maisons de Paris, le blanc des murs des maisons de cinq étages de Paris, et les femmes de Paris : je veux dire les jambes des femmes de Paris qui sont plus fermes de se faire tous les jours les escaliers des cinq étages des chambres de bonnes de Paris, voilà ce que je veux dire quand je te dis que j’aime Paris, et le gens de Paris : la vie des gens de Paris qui n’est pas que de Parisiens imbus ou déçus d’un Paris prétendu disparu…Plus que toutes les autres de Paris, pour commencer, je te dirai que j’aime la rue de la Félicité, cette année-là, juste au mois de mai, les jambes en coton de la première fois que je me suis fait mon Paris tout seul, le cœur en coton comme les blancs nuages du ciel tout neufs au-dessus du quartier gris chaulé à toits bleutés, l’asphalte un peu mol annonçant l’été et le café maure d’à côté et la porte vert Véronèse délavé à la fine main de bronze et l’escalier penché de bois craquant jusqu’au comble des combles là haut au ciel retrouvé par les tabatières, et Paris tout autour, des Batignolles à Monceau et vers Montmartre où le lendemain j’avais, entre le Lapin agile et Ménilmontant, à vérifier qu’Utrillo et Carné n’en auront pas rajouté, et le surlendemain par la rue des Cascades et le long des quais je file le train du chien Macaire jusqu’à ceux de Léautaud, de l’autre côté de la Seine, et plus loin les jours d’après en tourniquant de la Butte aux-Cailles à l’impasse de l’Homme armé; et chaque soir, tu peux m'croire, des rues par les ponts et retour par les jardins sous la lune des Tuileries je me retrouve dans ma soupente de la rue de la Félicité, et ce sera pas deux fois, je te dis que ça : pas deux fois que ce sera la première fois... -
Commune présence
Mais qu’avons-nous fait à la viepour que, comme une brute,elle ait osé nous séparer ?Hélas nous étions nés...Cependant ni vos dieux méchants,lumineux ou morosesà vrai dire ne nous en imposent,tant nous restons vivants...Ouvrant les yeux c’est par les tiensque je vois ce matinle monde alentour agrandipar la mélancolie...(Peinture: Lucia K., Vue de La Désirade) -
Les années Rimbaud
J’aime ces vieilles et tendres pierres friables.
Maintenant c’est en étranger que j’y passe.
Sur l’escalier de bois je me suis arrêté,
ce matin d’hiver,
tant d’années après.
C’est ici qu’à seize ans je me croyais Verlaine.
Je fumais des Gitanes,
ou parfois des Gauloises,
et plus tard des Boyards.
Au Barbare, Brel ou Brassens,
Léo Ferré ou Barbara,
ou Paco Ibanez,
ou Miles ou Chet Baker,
ou Violeta Parra
coloraient nos brouillards
drogués au petit noir.
J’étais si malheureux,
si tendre, si salaud.
Je croyais que jamais
tout ça ne finirait :
le cœur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.
Maintenant que je sais je me tais en songeant.
Et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.
(10 décembre 1987)
Richard Aeschlimann, Le rêve de l'escalier, 1973.
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Le Temps accordé
(Lectures du monde VII, 2023)Ce dimanche 29 octobre. – Je me lève ce matin (un peu avant 7 heures sous un ciel gris soyeux aux nuages en fuseaux roses au- dessus des Dents du Midi et bleutés de l’autre côté où la lampe sourde de la lune disparaît à l'aplomb du lac pâle vers l’ouest jurassien) et me dis, après avoir relancé le feu, que le seul vrai travail est celui qui, mine de rien, fonde le dépassement modeste (« je reste dans mon modeste coin et consens à la vue de mes pieds noirs du matin », murmure Illia Illitch Oblomov) dont parle Nietzsche (1844-1900) en prônant le surhumain dont on a fait le contraire caricatural avec les gesticulations du super-héros en mission impossible.Mais en quoi Tom Cruise dépasse-t-il le moindre brahmane en caleçon simple, et comment accueillir, vivre et honorer ce que le Hegel des Leçons d’esthétique appelle, en référence à la peinture hollandaise, les « dimanches de la vie » ?Ainsi le travail serait-il relation continue avec l’avant et l’après, les fêtes de Brueghel et les musiques de demain qui évoqueront toujours et encore la mer où se purifient nos eaux sales…°°°Le transhumanisme est pire que la caricature du surhumain selonn Nietzsche: c’est une régression à la machine de l’ingénieur enrichi, le winner de l’époque , le battant de la cloche sans âme qui explique tout sans comprendre rien...°°°Quant « au retour à la terre », je lui préfère le retour par la terre, qui se fera tantôt par les villes et tantôt par les îles, spontané et en somme facile devant la splendeur des feuillages d’automne au balcon de La Désirade, ou plus exigeant, plus difficile dans le ruissellement souillé (ce matin, les dernières nouvelles des massacres souterrains de la bande de Gaza, mais aussi toute humeur morose ou tout rejet de l’enfan) du flot malodorant des heures.°°°Mon travail (au sens entendu de la poésie-Dichtung) doit s’ancrer dans la continuité et la collaboration, notions chères à l’Artiste de la pensée (je pense surtout à Peter Sloeterdijk après le filosofo ignoto de Ceronetti et Charles-Albert le vélocipédiste céleste) que je pratique plus ou moins sciemment (consciemment) depuis mes quinze- seize ans où ont commencé les annotations de mes lectures du monde, et même dès l’apprentissage (par cœur) des poètes Verlaine et Rimbaud (naturellement en couple à mes yeux candides) ou Baudelaire et Musset, Apollinaire et Victor Hugo, les chansons d’Aragon, la pensée éthique des pacifistes de mes quatorze ans (Henri Lecoin et Jérôme Gauthier du Canard enchaîné), quelques barbus (Bachelard et Lavelle) et toute la bande ensuite qui m’a fait bander au sens le plus sublimé, le travail donc comme une pensée incarnée, la conscience comme une lumière, la patience comme un retour aux sources ouvertes à tout aval, etc.°°°À part cela : plus d’attention à tout instant, prendre des nouvelles des enfants, reprendre le leporello des fleurs et papillons destiné à Elizabeth après celui des oiseaux (Tony) et des animaux de tous pays (Tim) , question là encore de passage, et tout de suite je recopie ces notes d’Apollinnaire avant de me remettre, sérieux, au boulot :« J’ai eu le courage de regarder en arrièreLes cadavres de mes joursMarquent ma route et je les pleureLes uns pourrissent dans les égises italiennesOu bien dans de petits bois de citronniersQui fleurissent et fructitientEn même temps et en toute saisonD’autre jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernesOì d’ardents bouquets roulaientAux yeux d’une mulâtresse qui inventait la poésieEt les roses de l’électricités’ouvrent encoreDans le jardn de ma mémoire »… -
Par-dessus les murs (13)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...À La Désirade, ce samedi 19 avril, matin.Cher Pascal,Alors quoi, Voltaire ou Rousseau ? Le mode manuel ou le mode automatique ? Question style j’oscille, sempiternel valseur hésitant du signe des Gémeaux, entre l’apollinien et le dionysiaque, le violon tsigane ou le clavecin de JSB.On se rappelle que Rousseau, sauveur de l’humanité, abandonna ses enfants, et que Voltaire, champion de la liberté, tira quelque profit de l’esclavage. Mais est-ce que ça change la portée de L’Emile ou de Candide ? Disons que ça remet les choses en perspective et les relativise la moindre. Paraît que Marx et Brecht étaient eux aussi de fieffés tyrans domestiques, que Proust avait de drôles de manies et que Mao ou Che Guevara n’étaient pas vraiment les modèles qu’on a iconisés sur les t-shirts. Cela justifie-t-il qu’on jette le baby avec l’eau du bath ? Je me rappelle le temps joli où notre génération se proposait de «conscientiser les masses», et nous en voyons le résultat multimondial, mais que cela prouve-t-il ? Un jour un compère m’a parlé de la «grande déprime des militants», mais je ne me suis pas senti concerné : d’abord parce que je n’ai jamais été militant au sens où il l’entendait, ensuite parce que la notion de déprime collective, comme la notion de génération, m’est assez étrangère.Dans un de ses premiers livres, je crois que c’était L’Avenir radieux, Alexandre Zinoviev parlait, comme instance supérieure, de « ce machin, la conscience». En parlant avec lui, en lisant ensuite ses livres écrits en exil, puis en apprenant ce qu’il disait de l’Occident et de la Russie, le sentiment que ce génie de la logique était, pour les plus simples choses, d’une inconséquence aussi évidente que Voltaire et Rousseau, s'est imposé à ma conscience, ce machin.Je me rappelle avoir beaucoup marché en sa compagnie dans les rues de Munich. Son souci majeur était de voir si ses livres étaient exposés dans les vitrines des librairies du coin. Péché véniel évidemment, et qui humanisait le personnage à mes yeux, mais sa façon de juger de tout n’était pas moins péremptoire, et j’ai souri lorsqu’il m’a déclaré comme ça qu’il fallait l’étudier pendant des années pour le comprendre.Or le souvenir le plus marquant qui s’est ancré dans ma mémoire, quand je me rappelle ses livres de plus en plus épais à tous les sens du terme, est cette image, dans L’Avenir radieux, d’une vieille traînant son barda dans une rue de Moscou, perdue comme Umberdo D. qui fait mendier son chien à sa place. Et de même, le souvenir lancinant qui me reste du grand contempteur de l’URSS est celui d’un petit homme perdu invoquant la Science pour mieux assener ses opinions tripales. Pour l’essentiel, cependant, je crois qu’il a bel et bien été un serviteur fidèle, à sa façon, de «ce machin, la conscience », autant que Rousseau et Voltaire, et que je me défierai toujours bien plus de ceux qui ne foutent rien, tout en jouant les vertueux ou les purs, que de ceux qui essaient vaillent que vaille de réparer la machine de bonne foi en dépit de leurs doutes et de leurs défauts variés.Dans l’immédiat mon problème est d'ailleurs là: comment relancer le putain de chauffage de La Désirade ? Pomper du mazout à 1200 mètres d’altitude, depuis une paire de citernes enterrées 100 mètre plus bas, n’est pas une sinécure. La machine est toute neuve, encore sous garantie, et j’ai consulté successivement les réparateurs de la région et environs. Hélas, ma chère, les ouvriers ne sont plus ce qu’ils furent jadis, et la notice d’entretien est aussi obscure que toute la littérature explicative en matière de haute technologie. Donc je reviens à mes bons vieux guides, en continuant d’osciller entre l’un et l’autre.Deux modes à choix sur la notice: l’automatique et le manuel, plus une variante non écrite qu’on dira soit réactionnaire soit libertaire, selon son penchant. Rousseau parie pour l’automatique, tout en pratiquant le manuel. Voltaire, lui, ce vieux réac libertaire, me suggère le feu de cheminée. Je me tâte sans que ce machin, la conscience, ne me soit d’aucun secours. Heureux Pascal qui campe dans un pays chaud…Ramallah le 20 avril, soirCher JLs,Je reviens d'un spectacle de danse de la troupe El-Funoun, un hommage à Naji Al Ali, caricaturiste palestinien assassiné à Londres en 1989. Je lis que Thatcher s'est fâchée avec le Mossad, après sa mort, mais il est possible que l'artiste ait été assassiné par l'OLP elle-même, qu'il critiquait ouvertement, comme sur le dessin que je vous joins. Il est resté célèbre pour Handala, ce petit garçon qui tourne le dos au spectateur et qui symbolise l'obstination et l'amertume d'un peuple – on le trouve dans de nombreux appartements ici, ou en graffiti sur le mur.Et puis ce matin un texte a atterri dans ma boîte aux lettres, je ne sais trop par quels rebonds - un texte qui hésite entre l'émotion et la propagande, maladroit mais digne d'intérêt je crois, en français, ce qui n'est pas courant. On remarquera ici aussi la défiance des Palestiniens face à leurs dirigeants… mais ce seront mes seuls commentaires, je vous le livre tel quel, changeant seulement le nom du signataire, un professeur de l'université de Naplouse – pas un prof de français, on s'en doutera en lisant ces lignes."Hani était mon étudiant, j'ai partagé avec lui des moments très difficiles et aussi des moments de rire et de joie. J'étais le seul à le comprendre!!! C'était un étudiant impulsif, bagarreur et très gentil. Un enfant des camps qui ne savait pas les règles de la courtoisie imposée par les citadins de Naplouse. Il disait ce qu'il pensait tout cru sans réfléchir et souvent à haut voix. Mais il était épris de justice et de bonté : il venait souvent me voir pour régler les problèmes des autres mais il ne parlait jamais de ses problèmes. Lorsqu'il parle ses mains bougent dans tous les sens et son visage devient rouge puis il se calme… Et pour finir il vient t'embrasser et demander de l'excuser.Souvent, il arrivait le matin en retard parce qu'il ne savait pas dans quel coin de la ville il se cachait et chez qui il dormait…Vivre tous les jours la peur au ventre, changeant de maison, de quartier, de rue et fuir rapidement en pensant à ce que l'ennemi a mis comme plan non pas pour vous arrêter mais pour vous tuer, c'était le pain quotidien de ce garçon.Puis, il faut tenir bon et lorsque l'occasion se présentait résister et tirer sans peur ni crainte. C'est ce qu'il a fait ce matin. Oui, il a résisté autant qu'il peut… Des minutes, des heures ou toute la nuit devant les brigades de la mort israéliennes protégées par l'aviation, les blindés et toute la technologie moderne…Lorsque nous résistons en Palestine deux solutions s'offre à nous : la mort ou la mort …La mort de ce garçon m'a énormément touché. L'année dernière, il a eu un problème avec un prof qui n'aimait pas les gens de Fatah en général, j'étais obligé d'intervenir pour faire respecter le prof et demander au prof d'être un peu tolérant avec un pourchassé des brigades de la mort israéliennes. Hani était tellement modeste et respectueux envers ses profs au point d'aller présenter ses excuses à ce prof. Et il a décidé d'arrêter les cours parce qu'il ne pouvait pas concilier résistance à l'occupant jour et nuit, pourchassé et suivi d'une maison à l'autre, d'une rue à l'autre et surtout blessé de deux balles à la jambe et les études...La résistance à Naplouse, ville assiégée depuis le début de la deuxième Intifada, qu'on le veuille ou non se fait à partir de l'invasion de 2002 par les gens du Fatah le Jihad Islamique et un peu dans le camp de Ain Beitalmaa par le FPLP. Ces résistants, dont on ne veut pas parler dans les médias arabes et au sein de l'autorité Palestinienne, ne croient pas au processus de paix décidé et ordonné par l'occupant et ses alliés et opposent une résistance farouche à l'occupant souvent dénaturée par certains bandits qui profitent de l'insécurité pour se remplir les poches. Cette résistance est la seule qui existe dans la région nord de la Cisjordanie au cas où vous ne le savez pas... Elle doit continuer par des gens qui n'ont rien à perdre rien à gagner…Souvent la mort vient en une belle journée d'avril et je dis comme les Indiens d'Amérique c'était une belle journée pour mourir cher Hani.Basem" -
Le Temps accordé
(Lectures du monde VII, 2023)À La Désirade, ce samedi 28 octobre. – Une étrange lumière laiteuse m’a réveillé cette nuit peu après 3 heures du matin, je me suis levé et suis monté à l’étage, sur le balcon de la Désirade donnant sur le grand large du lac et des montagnes d’en face au semis scintillant de lumières du côté de Saint-Gingolph et de Novel, le ciel était à la fois très noir et gris cendré à strates comme éclairées par derrière, et de fait il y avait derrière les couches sombres un luminaire éclairant quasi a giorno mais sans forme distincte, et j’ai pensé à ce que voyait le ciel au même moment au-dessus de la terre ensanglantée, en Ukraine et au Proche-orient, puis j’ai relancé le feu et me suis fait un café en songeant au brahmane qui estime que penser au malheur inatteignable de ses semblables est une souillure…C’est dans Faire parler le ciel que j’ai trouvé cette mention de la pieuse réserve du brahmane, si différente de nos feintes compassions, et c’est le même livre de Sloterdijk, avec La Folie de Dieu, que je me suis proposé d’annoter en priorité ces prochains temps à côté de ma lecture de l’Entretien sur Dante de Mandelstam et de la Commedia, abandonnée quelque temps au Canto XXV du Purgatoire où il sera question des luxurieux repentis…La Folie de Dieu et Faire parler le ciel : deux grandes méditations, érudites et inspirées à la fois, sur le combat combien actuel que se livrent les trois monothéismes, et ensuite sur ce que l’auteur apelle la « théopoésie » associant, par delà les assertions assurées de la théologie, toutes les formes données par l’homme de partout aux communications « célestes ».Avec un René Girard, qui démèle les instances du sacré en observateur de toutes les formes de mimétisme, Sloterdijk me semble, en véritable artiste de la pensée, le plus stimulant des compagnons de route.« GRANDEUR » ET « DEGREE ». - J’ai suggéré l’autre jour au cher Olivier Morattel de ne pas abuser des trop grands mots, à propos de l’expression « grand roman européen » qu’il applique au livre de Jean-François Fournier, comme on parle de « grand écrivain » à propos d’auteurs qu’on dira simplement excellents ou de premier ordre comme il n’en pullule d'ailleurs pas tant que ça...Lorsque Jean Ziegler, dans la postface à mes Chemins de traverse, m’a donné comme ça du « grand écrivain », je n'ai pas osé lui demander de corriger le tir mais je n’en ai pas moins été gêné, puis je me suis dit que c’était la façon généreuse d’exagérer de celui que j'appelle Jean le fou, et l’usage actuel de l’expression, sans vrai rapport avec la chose, est peut-être une autre façon d’accentuer la qualité particulière de tel ou tel auteur par contraste avec la moyenne des littérateurs flottant plus ou moins gracieusement dans les eaux basses de la littérature contemporaine.Mais sérieusement : quel écrivain contemporain, dans notre pays, autant qu'en France, en Italie ou en Allemagne, quel auteur homme ou femme, voire non binaire (!) est aujourd’hui à la hauteur d’un Nabokov ou d’un Faulkner, d’un Joyce ou d’un Proust ? Milan Kundera y était encore à peu près, me semble-t-il, et Garcia Marquez ou Soljenitsyne, et peut-être même Ismaïl Kadaré dont on ne parle plus et qui semble désormais faire le mort, mais encore ?En Suisse nous avons eu un Ramuz, de stature au moins européenne sinon plus, et un Charles-Albert Cingria en ce qu’on pourrait dire un « grand écrivain mineur », sans doute aussi le tandem Frisch & Dürrenmatt du côté des Alémaniques, mais après ?J’ai certes donné du « grand écrivain » à Georges Haldas, Maurice Chappaz et même Jacques Chessex, mais la Postérité me donnera-t-elle raison ? On s’en fiche évidemment, mais c’est juste pour dire et réviser nos jugements en fonction de ce que Shakespeare appelait le « degree », à savoir la juste hiérarchie des qualités et mérites dont on perd le sens aujourd’hui où tout est nivelé par le bas…TORE. – J’ai remercié le poulet, hier soir, en séparant sa chair consommable et sa carcasse osseuse, j’ai chassé les mouches et même écrasé une guêpe de fin de saison, puis je me suis attablé avec un accompagnement de nouilles papillon et j’ai dégusté tout ça, sans oublier mon frère le chien aux aguets sous ma table, en regardant sur mon laptop une nouvelle série suédoise dont le protagoniste est un jeune gay employé dans une entreprise de pompes funèbres et qui, après la mort accidentelle de son père, lequel l’enjoignait de vivre enfin sa vie (lui se plaisant bien avec papa comme les enfants zèbres avec leurs géniteurs), se retrouve en effet face à lui-même comme nous tous, quand la mort nous confronte à la vie...C’est en somme le thème sempiternel de l’amour qui n’est pas aimé que développe cette série brève dont le jeune protagoniste - qui doit beaucoup, en sa présence intense et candide à la fois, à la formidable interprétation de William Spetz - est en quête éperdue de l’Ami unique, comme je l’ai été entre quinze et trente-cinq ans, avec toutes les claques que la vie et les gens – les comme il faut et les autres – réservent à un cœur sensible… -
Le Temps accordé
(Lectures du monde VII, 2021)CORPS MAUDIT. – Le pauvre Zorn était étranglé, au propre et au figuré, par sa cravate de fils de «gens bien», adolescent mal dans sa peau et le restant à travers les années avant sa longue période de dépression, et si je comprends sa pudeur maladive et sa crainte de se pointer aux douches de la gym, comme je l’ai éprouvée à un degré moindre entre dix et treize ans, jamais je n’ai vécu cette honte et ce mépris du corps et du sexe, tel qu’il les décrit, et c’est en somme par contraste que je redécouvre, grâce à la lecture de Mars, la monstruosité de cette vie congelée par le conformisme social et l’obsession de la bienséance, qui impliquait le mépris du corps en général et plus encore de la sexualité, non tant pour des raisons morales que sociales - ses parents n’étant pas des puritains religieux mais des bourgeois guindés fréquentant l’église sans croire à rien et ne manquant aucun enterrement pour y être vus…RECONNAISSANCE. – Dans le fragment intitulé Gratitude figurant au début de l’espèce de journal-montage que constitue En ce moment précis, le narrateur de Buzzati commence à faire l’inventaire des merveilles innombrables qui nous incitent à nous réjouir, comme le fait d’être un moi au milieu de milliards d’autres individus qui nous aident à nous sentir moins seul, puis d’être soi aujourd’hui après d’autres milliards de disparus qui nous permettent d’apprécier le fait d’être vivant et de pouvoir nous mesurer au passé, comme nous pouvons mesurer notre chance de n’être pas atteint de la lèpre ou du lupus érythémateux, de n’être pas né dans un pays en guerre ou en zone de famine, puis l’argument change un peu, l’on se demande s’il n’y a pas dans «tout ça» de l’exagération, trop de planètes et trop de rhumatismes, trop de volcans aux pulsions incontrôlables et trop de Chinois, tout «ce travail de naissances, de souffrances et de tragédies, perpétuel depuis des millions d’années, dans le seul but de me complaire ! », tant de douleurs « pour que je puisse apprécier mon petit bien-être », et moi qui ne veux pas comprendre, toi qui chaque jour continues de « jouir de ce palais mystérieux » - tous les jours reprend « le chœur des peines », et vous qui restez « assis à jouer » dans la solitude du jardin, etc.AUTOPUB. – L’écrivain alémanique Paul Nizon, dans une conversation avec Pajak qui fait l’objet d’un petit livre épatant paru récemment, que j’ai lu en trois heures et achevé au chevet de ma bonne amie en train de subir sa huitième perfusion de chimie palliative, ne cesse de se lancer des fleurs à un point qui m’a d’abord semblé comique, voire ridicule.Ainsi, vantant les exceptionnelles qualités avant-gardistes de son Canto – un livre qui date de 1963 et dont le total insuccès l’a probablement mortifié à l’époque - il semble persuadé que le monde va enfin le redécouvrir et l’admirer sans réserve, avant de déclarer comme ça que son œuvre est telle qu’on ne peut la comparer qu’à celle d’un Shakespeare, et là je me suis demandé si ses 91 ans n’avaient pas transformé l’écrivain sympathique et intéressant que j’ai rencontré à Paris il y a une quarantaine d’années en fanfaron sénile ; puis je me suis dit que non, vu qu’à part ce bluff apparent, me rappelant celui d’un Philippe Sollers – quand celui-ci annonçait la parution de son prochain roman comme un « tsunami éditorial » -, ses autres propos restent d’un esprit vif et pénétrant, et que tout ce qu’il dit de la littérature et de la peinture (surtout Van Gogh) en particulier, autant que de la vie en général et de sa « création », est aussi sensé et intéressant que ce que Pajak dit de son côté, alors quoi ?Alors je me dis que le vieux fonds bernois et russe de Nizon, son atavisme de moujik matois passé des milieux chics de Zurich au monde parisien des années 70, puis au kitsch publicitaire mondialisé, explique cette espèce de jovial cynisme d’écrivain supérieurement civilisé (comme l’est aussi Sollers) qui, reconnaissant que «ce pays n’est pas pour le vieil homme», joue des exagérations monstrueuses de la barbarie médiatique actuelle et en remet «pour sa seule gloire».Alors pourquoi pas Shakespeare ? Pourquoi pas le nouvel Homère à chapeau de gangster de cinéma ? Pourquoi pas un pied de nez au philistin ?LE MENDIGOT. – Nous marchions ce matin sur le quai aux fleurs parmi la foule de joyeuse fin d’été, les beaux enfants et les gens heureux, quand cette espèce de gueux en guenilles brunes, littéralement cassé en deux, les jambes horriblement tordues et le torse comme enfoncé, une main décharnée serrant un petit gobelet vide, de longs cheveux filasses et une longue barbe biblique, le reste du visage à peu près invisible, lamentable image de la pauvreté semblant sorti d’un souk pouilleux du Moyen-Orient ou, actualité oblige, du tréfonds d’une ruelle de Kaboul, m’est apparu comme une image de la détresse et de la désolation absolue, et j’ai marché comme toujours, ai demandé une pièce à Lady L. et suis allé la lui donner en lui souhaitant «courage» ; mais ensuite, revenu à ma bonne amie, j’ai compris qu’elle, une fois de plus, ne marchait pas autant que moi, me disant que sûrement le pauvre bougre n’était pas venu là tout seul, autant dire qu’on se servait de lui comme appât, cependant je ne démordrai jamais de ma conception de la mendicité et de l’obligation absolue d’y répondre, surtout dans notre contexte de nantis mais pas seulement, et ce n’est pas « courage » que je dirai à mon prochain mendiant mais « merci », va savoir pourquoi et qu’on ne me parle pas de bonne conscience qui se dorlote : même manipulé le vieux mendigot de ce matin fait partie à mes yeux de ceux dont la seule présence est une grâce, etc. (Ce samedi 28 août)CARACO L'INFRÉQUENTABLE. – Retombant l’autre jour sur Ma confession d’Albert Caraco, je me disais dès les premières pages que ce livre de sa cinquantaine, l’année précise de son suicide annoncé (il avait résolu de ne pas survivre plus d’une nuit à la mort de son père), serait aujourd’hui vilipendé par les bien pensants plus que ceux de Gabriel Matzneff, et probablement interdit de vente pour peu qu’on en publie des extraits dans les journaux , à commencer par Le Monde qu’il ne cesse de conspuer comme un parangon de conformisme aveugle.Le Monde aimerait pourtant cette citation tirée de la page 102 de Ma confession. «Je suis de cœur avec les révoltés de l’an 68, ils éprouvaient ce que je sens, ils ne se concevaient eux-mêmes, d’où leurs faiblesses, ils valaient mieux que leurs idées et leurs méthodes, nous reverrons demain ce que nous vîmes, nous sommes arrivés au point où la subversion est le dernier espoir, la légalité n’étant qu’une imposture ».Caraco écrivait ces lignes en 1971, après avoir suivi les événements de mai 68 dans son Semainier de l’incertitude, où il regrettait de n’avoir plus vingt ans et vilipendait Charles de Gaulle, mais la suite de cette page, que je cite sans souscrire du tout à son racisme endiablé, ferait hurler les lectrices et lecteurs du Monde.«Le Maquignon de l’Elysée est aussi l’homme qui capitula vers 1962 face à la vermine algérienne et grâce auquel l’Algérie tient la France, ce paradoxe est le plus beau des temps modernes, la France a payé cher, très cher, trop cher l’amitié problématique des Arabes, la voilà pleine d’Africains hideux, noirs, bruns ou jaunes, syphilitiques, vicieux et dangereux, encore une autre génération et ce sera la métissage. Moi, je m’en réjouis et j’attends les Dupont crépus et les Dubois camus, les Durand olivâtres et les Dupuis lippus »…Albert Caraco n’aimait pas la vie, et c’est notre premier désaccord à part de multiples divergences d’opinions (sa détestation des chrétiens et sa conviction que les Juifs sauveront le monde, notamment, entre autres jugements sur la littérature ou les arts qui sont d’un galant homme du XVIIIe siècle…), mais son génie m’intéresse autant que m’horripile son gnosticisme, et ses observations me saisissent souvent par leur pénétration, sans parler de son savoir immense, bref lire Caraco me semble un formidable tonique, effet répulsif compris...À L’OREILLE DU CHEVAL.- Le plus sale moment d’une opération de 99 minutes durant laquelle tu ne vois que le bleu d’une espèce de carène de toile masquant la partie inférieure plutôt honteuse de ton corps dûment endormie, c’est tout à la fin: quand le chirurgien pince ton artère fémorale au pli de ton aîne trouée, mais à part ça le temps de l’intervention fut à peu près supportable, durant laquelle tu as repensé aux ruines d’Alep et d'Homs parcourues la veille au soir dans un reportage consacré au reporter de guerre anglais Robert Fisk, via les monceaux de cadavre de Sabra et Chatila - tandis que l’assistant anesthésiste, au beau visage masqué de jeune Perse, t’expliquait le cours de l’opération d’une voix très douce après t’avoir confié son prénom d’Idriss, et tu remuais confusément ces pensées que tu as continué de noter dans la grande salle de réveil aux multiples loges ouvertes à la libre circulation des virus et compagnie.SURVIE. - Lorsque j’ai quitté Lady L à l’entrée de l’hosto, à sept heures du matin, je lui ai dit que si je ne revenais pas de là-bas je l’avais beaucoup aimée, et nos enfants avec, et qu'en somme nous nous serons bien amusés en échappant aux diverses guerres et autres calamités des deux siècles en enfilade, mais c’était sur le ton de la plaisanterie, sûr que j'étais au fond que ça ne nous arriverait pas cette fois (notre corps pressent ces choses-là) même si ce qui advenait dans le monde a l’instant même relevait du fléau visant tout le monde à commencer par les vieilles peaux de notre acabit.Ensuite dans mon box des soins ambulatoires, j’ai annoté le petit Folio d'Une banale histoire où le bon Dr Tchekhov raconte l’histoire du vieux savant couvert d’honneur qui découvre l’horreur du désamour familial auprès de sa femme devenue sotte et de sa fille qui l’est déjà, avec le réconfort relatif d’une amie que sa carrière ratée d’actrice porte à la lucidité sarcastique, et j’ai noté, sous son masque triste, la tendresse sans limites d’Anton Pavlovitch...MESURES SANITAIRES, ETC. - Deux jours après l’intervention qui m’a valu l’insertion de deux stents dans l’artère fémorale de ma jambe droite, je constate que celle-ci n’accuse plus la moindre des très méchantes douleurs (sensation d’avoir des tiges de métal dans les mollets et des clous dans les chevilles) qui m’empêchaient, il y a trois jours encore et depuis des mois, voire des années pour la gêne récurrente, de marcher comme un Indien normal sur le parcours santé de la prairie, et tout à l’heure, avec Snoopy tout joyeux lui aussi, j’ai marché quasi sans boiter jusqu’à la statue de Nabokov, à cinq cents mètres de celle de Freddie Mercury, non sans remarquer le long du quai que les recommandations du Gouvernement en matière sanitaire, excluant les terrasses de café à plus de 50 clients, et les regroupements de bipèdes à moins de 2 mètres de distance, n’étaient guère respectées sous le fringant soleil, et ma foi tant mieux ou tant pis – on n’en sait rien… (Ce 15 mars 2021)« ARRÊTER LA SUISSE ». – Un syndicaliste de nos régions en appelait, hier soir, sur un ton alarmiste et en vitupérant la « trahison » du gouvernement, selon lui coupable de responsabiliser la population à outrance pour mieux ménager les grandes fortunes du pays, d’ «arrêter la Suisse», autrement dit d’interrompre toute activité économique et toute industrie, tout travail collectif menaçant la santé des travailleurs (et des travailleuses, sûrement), mais j’y ai surtout vu, pour ma part, un affolement frotté de ressentiment de classe comme on va certainement en voir se multiplier en attendant d’autres accusations péremptoires, et pourquoi pas une nouvelle « chasse aux vieux » à la Buzzati qui se manifestera soit par l’agressivité des moins de 65 ans, soit par le confinement obligatoire des «seniors». Ce qu’attendant les propos imbéciles, moralisateurs ou au contraire cyniques, voire haineux, déferlent sur les réseaux sociaux que le virus de la stupidité mine depuis leur apparition.SAGESSES DIVERSES. – Les Italiens sont invités, par leurs autorités chatoyantes, à chanter de concert sur leurs balcons ou à leurs fenêtres, et de fait cela me semble la meilleure façon de faire la pige à l’ennui momentané (?) ou à l’angoisse promise à durer (??), tandis que, par le plus pur hasard, je tombe sur ces lignes de Conrad qui remet en cause la téléologie « morale » de la création, dont il en est venu à croire que son objet est simplement d’être un pur spectacle : un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine (…) mais « jamais pour le désespoir ».Coupant court au moralisme autant qu’au nihilisme, le grand romancier-voyageur constate que « le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité détachée d’un esprit subtil – c’est notre affaire », et avec ou sans virus, avec ou sans séismes, avec ou sans destruction massive d’origine humaine, le « destin » n’engage de nous que notre conscience, « une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sas limites, à la suprême loi et l’immuable mystère du sublime spectacle », d’où l’importance du chant à l’italienne…LE VIRUS VENGEUR. – Moi j’te dis, me dit-il tout à trac, me tutoyant comme si nous avions assisté ensemble aux mêmes concerts de Miles Davis ou de Lester Young au Montreux Jazz Festival, (il a en effet quelque chose du vieux traîne-patins plutôt jazz que rock), j’te dis que le virus c’est une bonne chose, vu que la récession va rabaisser le caquet de certains - et là je me demande si c’est vraiment d’un amateur de jazz de s’exprimer comme ça, mais la suite est tellement corsée que je n’ai plus qu’à prendre le vieux filou à la blague quand il me balance comme ça que le virus va nous débarrasser de toute cette racaille d’ Albanais et de Turcs qui traînent dans son quartier, sur quoi je me le joue politiquement correct en lui faisant valoir que nous autres croulants Helvètes ne sommes pas à l’abri, mais il me sort alors son argument massue, et là je craque, je croule, je m’écroule de rire avant d’obéir à Snoopy qui me tire vers un buisson propice à son intention pressante…L’ANIMAL PROTECTEUR. – Dans la foulée, je comprends que c’est grâce à nos chiens que le vieux loustic m’a pris en sympathie inattendue et m’a apostrophé, avant d’affirmer que c’est à cause de sa chienne Cindy qu’il va couper à la contagion, comme il est persuadé que Snoopy me protégera de celle-ci.T’as pas l’air de te rendre compte, me dit-il encore, mais moi j’en suis sûr, copain : j’tai vu le caresser là-bas sur le banc où tu t’es arrêté, j’vous ai maté de loin, et tu vois comme Cindy me regarde , tu vois ces yeux, ça trompe pas, et quand le virus sent ça y se cramponne pas, tandis qu’avec ces barbus qu’aiment pas les chiens… -
Par-dessus les murs (12)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...A La Désirade, ce 16 avril, soir.Cher Pascal,Il y a des hurlements tout à côté, des ordres vociférés, des mecs qui gueulent, des chiens qui se déchaînent et tout un ramdam. Je te dirai tout à l’heure de quoi il s’agit quand les Ukrainiennes regagneront leurs places devant les webcams. Pour l’instant j’en reviens à ton histoire de faciès et de bombe.C’est pourtant vrai que tu as une gueule louche. Aux yeux des flics de la place Chauderon, à Lausanne, tu ne passerais pas l’exam. Pas plus qu’Abou Musaab al-Zarkaoui, mon dentiste. Je le lui avais pourtant dit : teignez-vous en blond.Et lui : mais pourquoi ? Jusqu’au moment où je lui ai amené la photo que tous les journaux et les médias diffusaient de par le monde, annonçant la mise à prix de sa tête. Alors lui, candide, de regarder la photo et de me regarder, avant de prendre l’air catastrophé de l’aimable assistant-dentiste d’origine marocaine qui fait son stage dans la super-clinique de Chauderon et auquel on révèle soudain sa ressemblance avec l’ennemi public Number One.Note que Zarkaoui, comme je m’obstine à l’appeler, était repéré bien avant que son sosie terroriste n’attire l’attention sur lui : son faciès suffisait à le faire arrêter tous les matins à la douane française de Genève, venant de Bellegarde, et tous les soirs à la sortie de notre aimable pays. Les douaniers avaient beau savoir une fois pour toutes que ce bon Monsieur Meknès était un dentiste diplômé travaillant dans un maison sérieuse de la place lausannoise : sait-on jamais avec ces nez crochus ?Te voilà donc en bonne compagnie, alors que je n’ai jamais eu droit, pour ma part, et surtout sur les lignes d’autobus Greyhound, aux States, qu’au soupçon d’être un Juif new yorkais, statut qui ne me défrisait d'ailleurs pas plus que d’être pris pour un Palestinien de Chicago ou un Tchétchène à Zurich-City. Bref.La bombe, et ton histoire, c’est autrement sérieux, en ce qui te concerne en tout cas, dans la mesure où ces situations de panique aboutissent souvent à des bavures. Mais pour détendre l’atmosphère, je te dois le récit de ma bombe à moi, qui n’aurait pu me coûter qu’une nuit à l’ombre, au pire.C’était à l’aéroport de Montréal, il y a quelques années de ça, sur le départ. Après une semaine à semer la Bonne Semence littéraire, de Toronto à Québec en passant par Trois-Rivières, en compagnie de Corinne Desarzens, aussi talentueuse auteure qu’imprévisible personne, dont tu connais peut-être, toi l’ami des coléoptères, son livre assez stupéfiant consacré aux araignées.Or après l’avoir accompagnée pendant une semaine, j’avais à cœur de lui offrir un cadeau. Ainsi, dans un marché en plein air, avais-je trouvé une cucurbitacés de belle dimension, sur laquelle se trouvait peinte une splendide araignée. Cela ne pouvait manquer de lui plaire: j’étais content.Pas pour longtemps. Dans un banal sac en plastique, la courge était l’un des trois bagages que j’avais au checkpoint de l’aérogare, quand une impressionnante sergente du service de la Migration m’interpelle :- Et dans c’te sachet, Monsieur, que se trouve-t-il ?Alors moi très tête en l'air :- Eh bien sergente, là-dedans, j’ai ma bombe de voyage.Et moi de sortir l’objet de c’te sachet pour exhiber candidement la courge et son ornement arachnéen.Je m’attendais à un éventuel rire complice mais pas du tout : le drame : le scandale : la menace de sévices. Rendez-vous compte, calice, ce que vous avez dite ?Toi qui vis dans la fréquentation quotidienne de la violence d’Etat, peut-être trouveras-tu mon comportement inapprioprié voire répréhensible, comme me le signifiait une file entière de voyageurs indignés me regardant comme un inconscient grave, un potentiel Zarkaoui ?Mais comme une faute ne va pas sans une autre chez les individus de ma triste espèce, j’ai réitéré cette blague de mauvais goût en Egypte en l'an 2000, plus précisément sur la grande terrasse du temple d’Habsethsout, à Louxor, où 62 personnes furent massacrées en 1997, dont 36 Suisses. Ainsi, à un garde armée m’interrogeant sur le contenu de mon sac, je répondis : well, nothing, just a little swiss bomb. Et lui de rire joyeusement – lui qui avait un si terrible faciès d’Arabe. Qu’en conclure alors ? Je t'en laisse la liberté..Mais tu m'as ramené à la case réel, et je descends d’un étage de La Désirade à l'autre, où passe le dernier film d’Ulrich Seidl, Import/Export, dont les images nous plongent illico dans le bain d’acide vert pâle et bleu poison de la réalité contemporaine. En Autriche, ce sont d'abord de jeunes flics-vigiles qui s’entraînent à tuer. Puis on est dans une usine de sexe virtuel où des femmes rejetées de partout s’agitent misérablement devant des webcams de la firme. L’une d’elles, l'un des deux personnages principaux du film, dégaine de jolie blonde un peu paumée, qui essaie d’échapper à ce labyrinthe de branlerie froide, se retrouve en Autriche où elle est censée s’occuper d’un petit monstre de dix ans. Puis elle finit dans un asile de vieux, comme un ange en uniforme dans ce mouroir. Quant au jeune homme rejeté de son cours de vigiles, puis jeté de l'appart de sa petite amie chez laquelle il débarque avec un pitbull, il va lui aussi d'impasse en impasse jusqu'au moment où ce qui a l'air de son père lui propos de partager une fille de cabaret. C'est abject et d'une étrange puretéUlrich Seidl est un déprimé salutaire à mes yeux. L’un de ses premiers films, Amours bestiales, consacré à la relation maladive de nos contemporains avec les animaux, m’est resté comme un clou rouillé dans la chair de l'âme. Maudit Seidel qui montre ce qui est. Maudite Patricia Highsmith, dont les nouvelles de Catastrophes racontent de même ce qui est. Maudits artistes qui expriment ce qui est, le meilleur mais aussi le pire, la beauté des choses et la hideur de ce que l'homme en fait...Ramallah, ce vendredi 18 avril 2008, soir.Ahlan JLs,Je n'ai pas vu les Amours Bestiales d'Ulrich Seidl, mais le sujet du film, et votre remarque sur les indésirables chiens errants de Bucarest, me rappellent cette Tchéco-ricaine, ou américano-tchèque ou je ne sais quoi, une bâtarde en tout cas, qui était fort concernée par le sort des chiens errants de Dhaka – elle disait street dogs, comme on dit street children.Le Bangladesh, comme vous savez, connaît quelques problèmes, de petits cyclones, de temps en temps, une démographie pas tout à fait sage, une économie un peu poussive, un zeste de corruption, de légères tensions religieuses, mais cette brave dame avait su regarder au-delà des apparences, au-delà de la misère, elle avait mis le doigt sur cette fondamentale atrocité : ces chiens errants, dont personne, mon ami, personne ne s'occupait. Il fallait avertir les médias, alerter l'opinion, agir, se lever et tendre le poing, défendre la cause canine auprès des plus hautes instances internationales.Une autre de ces gentilles dames s'occupait des enfants des rues, elle. Elle était dévouée, m'a-t-on dit, elle faisait un bon travail. Mais elle avait laissé en France une famille en miettes, et quelques siens marmots, dont elle ne se souciait plus du tout.La personne qui m'a raconté ça lui a dit entre quatre yeux que le Bangladesh avait bien assez de problèmes comme ça, qu'il était tout à fait superflu d'y apporter ses problèmes à elle... Je me demande comment la femme a réagi, face à ce jugement sans doute pertinent, mais sans appel. On fait tous ça, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciente, on cherche l'amour où l'on peut, dans la patte cassée d'un chien ou le regard d'un gamin des rues ou l'exclusion d'un Palestinien…Ce genre de réflexion ponctue nos soirées, quand nous nous retrouvons entre européens, la plupart travaillent dans des ONG. Quel est le sens de leur présence ici, quelles en sont les conséquences... Julia et Luca sont persuadés d'entretenir l'Occupation, en la rendant moins insupportable – fidèles à cette idée, ils quitteront le pays cet été. On cause de ce site qui propose, moyennant trente euros, de faire écrire un message sur le Mur, Thomas reprend une fourchetée de jambonneau avant de se lancer dans une critique cinglante de cette commercialisation de l'apartheid, pourtant il y a l'exemple de cette Suédoise qui a fait, par ce biais, une demande en mariage à son ami, et qui aurait organisé une soirée chez elle où cinquante personnes se sont penchées, pendant quelques instant, sur la photo de son graffiti, et donc sur ce satané mur de séparation, ce qui n'est déjà pas mal, non ? et puis ça a dévié sur les déboires de la démocratie ici, et Berlusconi est revenu à l'attaque, au grand désespoir de Julia qui refuse de prononcer son nom, et j'ai pensé qu'avec Sarkozy à côté, qui joue avec la Constitution, la Belgique qui se morcelle - et les violations des libertés individuelles aux Etats-Unis, ajoute Nicolas, qui a travaillé à Guantanamo - la démocratie n'était pas au meilleur de sa forme, cette belle idée n'est peut-être qu'une brève parenthèse dans l'histoire des systèmes politiques, qui finira par disparaître comme elle a disparu dans la Grèce antique, mais on vote tout de même, et à l'unanimité, pour nous rendre à la soirée qu'organise Gareth pour son départ forcé, et je défie quiconque de me narrer avec précision ce qui suivit, entre ce moment-là et celui où nous nous sommes retrouvés devant les braises fumantes d'un feu de camp, et le chant du muezzin qui nous a accompagné jusqu'à nos lits.Le salut à votre Zarkaoui de dentiste, je me faisais souvent arrêter à la douane aussi, quand j'allais au lycée, de l'autre côté de la frontière, mais j'ai une tête plus passe-partout quand même, je vous raconterai une prochaine fois comment on m'a pris pour un Israélien, et ce que j'ai appris de cette involontaire imposture. -
Le Temps accordé
(Lectures du monde VII, 2023)À La Désirade, ce vendredi 27 octobre. – La magique apparition d’un chat blanc à la fenêtre de la cuisine de La Désirade, ce matin à 6h47, alors que je versais de l’eau bouillante dans ma cafetière florentine après y avoir déposé trois cuillerées de Blue Mountain élevé sous ombrage et cueilli à la main grain par grain sur les hauteurs (2134m) de la Jamaïque, m’a soudain semblé, l’espace des trois secondes que le chat resta à me scruter avant de replonger dans le noir de la nuit, l’angélique relance de ma lecture, ces jours derniers, d’Un Galgo ne vaut pas une Cartouche, sur lequel j’ai achevé hier une chronique à paraître à l’enseigne du média indocile Bon Pour La Tête, que j’ai retouvée tout à l’heure sur mon McBook Pro avec une repro d’une évocation picturale des trois bêtes de Dante apparaissant tout au début de la Commedia, à la fin paradisiaque de laquelle surgit le mystérieux Lévrier…Or achevant hier cette longue chronique (toujours trop longues, les chroniques de ce JLK, estime la présidente suisse allemande du média…) et l’ayant balancée à mon amie Marie Céhère, dernière compagne de notre cher Roland Jaccard qui assure l’édition de nos papiers et préside avec brio au choix de leur iconographie – en l’occurrence les flamboyantes figures dantesques -, à la fois content de ma lecture et me reprochant de n’avoir pas tout dit de ce que j’avais grappillé dans le roman de Jean-François Fournier, j’avais passé la fin de la journée entre Hollywood (le film de Tarantino aux deux « has been » fameux et au dénouement évoquant le massacre de 69 dans la casa Polanska) , un long entretien radiophonique avec Peter Sloterdijk dont la maîtrise de la langue française m’a impressionné, et en fin de soirée, pieuté, quelques pages intempestives des Ecrits sur la religion d’Albert Caraco et quelques pages plus «graves sympas» de Karl Ove Knausgaard en sa vingtaine d’aspirant écrivain, dans le pavé de Comme il pleut sur la ville…Leo di Caprio et Brad Pitt auraient très bien pu apparaître dans le roman de Fournier et prendre le plus grand soin de Canela, comme Brad Pitt s’occupe de la douce (et redoutable) Brandy, car ce sont bel et bien deux anges de la légende dorée hollywoodienne que l’affreux Quentin convoque dans son hommage parodique au cinéma dont les chefs d’œuvre des années 50, et plus encore les séries B (ah le souvenir du cinéma Bio lausannois !) ont façonné une part de nos sensibilités, à l’époque de Rio Bravo (ah la mèche et la voix de Ricky Nelson !) et de Pandora, etc.Avant Fournier, Roland Jaccard a célébré lui aussi cette mythologie de celluloïd, et me revient soudain, tandis que le chat blanc de tout à l’heure se livre à tout un remue-ménage dans le bûcher de la Désirade, la voix de Bruno Ganz, dans LesAiles du désir de Wim Wenders, dont il faut rappeler que les mots sont signés Peter Handke : " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: "et maintenant", et "maintenant", "et maintenant", au lieu de dire "depuis touours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin,on simule"...L’été 69 selon Tarantino, où l’on retrouve à la fois le couple de l’acteur et de son double à cascades, mais aussi les hippies de la communauté d’un certain Charlie Manson, Sharon Tate enceinte jusqu’aux yeux et l’auteur génial de Rosemary’s Baby, coïncide à quelques mois près avec la publication de mon premier papier, à 22 ans consacré au beau roman de Michel Bernard, Les Courtisanes, évoquant une toile de Carpaccio qui eût sans doute fait le bonheur de Dominique Arnaud, le personnage de Jean-François Fournier qui nous vaut les pus belles pages de son roman – comme quoi tout se tient, et voici qu’un jour gris, ciel de suie et de plomb sur le lac d’étain, émerge du noir de la nuit où le chat blanc aura disparu entretemps… -
Quand un lévrier très stylé nous escorte au cœur de l’Europe
Dans son nouveau roman très singulier, Un galgo ne vaut pas une cartouche, Jean-François Fournier, qui fait rimer truculence et désespérance, s’improvise Tour Operator, accompagné d’une adorable levrette, d’une virée dans l’espace-temps d’un vieux continent sous perfusion gastro-érotico-artistique. Loin de Bruxelles, pour notre bonheur !
« L’Europe à laquelle je rêve est celle des cultures et pas du tout celle des États-nations, des technocrates ou de l’argent », me disait Denis de Rougemont il y a cinquante ans de ça, lorsque, dans son grand jardin de la campagne genevoise, il m’avait reçu afin de répondre à mes questions sur le terrorisme européen de l’époque.
Amorçant alors son grand virage écolo, celui qu’un André Malraux considérait comme l’un de ses contemporains les plus intelligents, m’avait impressionné par la compréhension qu’il manifestait à l’endroit des extrémistes italiens ou allemands, qui ne manqua de scandaliser certains lecteurs du journal Construire qui m’envoyait, le fameux « hebdomadaire du capital à but social social » dont Charlotte Hug avait fait, à l’enseigne de la Migros, une publication culturelle de premier ordre et de très grande diffusion.
Or je n’aurai cessé de penser à la réflexion du grand auteur de L’Amour et l’Occidentou de Penser avec les mains, entre tant d’autres ouvrages, en lisant le nouveau roman de Jean-François Fournier illustrant les multiples aspects, flamboyants ou désespérés, de la culture européenne en son noyau génial, contrastant pour le moins – ou plus exactement pour le pire - avec ce qu’en ont fait les ploutocrates de la technocratie globale.
L’éditeur Olivier Morattel a-t-il raison de parler crânement d’un « grand roman européen » à propos d’Un galgo ne vaut pas une cartouche, si l’on se rappelle les chefs-d’œuvre de Thomas Mann ou de Robert Musil ? Disons que, plus modestement, cette suite de variations sur quelques thèmes fondamentaux apparaît bel et bien comme un roman interrogeant les tenants du génie créateur à l’occidentale , ainsi qu’une célébration fervente de l’art et de la littérature, et que telle est certes sa «grandeur», à distinguer de la platitude et de la camelote surfaite au goût du jour…
Le grand saut
Le premier saut, physique et métaphysique, marquant le passage du réel à la fiction, ou la liaison plus ou moins dangereuse entre désir incarné et fantasme, se trouve figuré, dans la filiation d’un Hemingway ou d’un Montherlant, par la corrida imaginaire mise en scène par un écrivain allemand au double prénom germanique (Ludwig ou Ernst) dans une pension crade de Barcelone où bohèmes et catins voisinent, et tout de suite le verbe net et chatoyant du connaisseur s’arrache au magma dégoûtant du quotidien avec les termes précis et fleuris de l’art tauromachique qui voient el presidente (surnom donné au plumitif teuton par le patron de la pension) se réapproprier les mouvements des chicuelinas et autres novilladaspréludant à l’estocade du novillero, et que je te balance de l’arrucina ou de la muleta pour faire vrai, et l’on a beau savoir que la scène de ‘écrivain en « habit de lumière » devant son écran relève du selfie : on y croit, de même qu’on est prêt à croire qu’il est prêt à écrire son « grand roman taurin » même s’il bute sur le mur de la réalité lamentable d’un comité de lecture qui refuse, à Munich (en Bavière, jawohl, fameuse pour sa bière), son dernier manuscrit qu’il tient, lui, pour un chef-d’œuvre ; et là ça fait si mal qu’un autre saut va s’imposer…
Auparavant, cependant, à part le show de la parodie de corrida, le lecteur (et la lectrice par inclusion) aura commencé de « taster » des agréments variés de la boisson (un Vega sicilia ne se refuse pas entre deux cigares, même au titre de citation brève, avant les nomenclatures plus détaillées) et de la chair explosive d’une dame passant par là, après que sera apparue la levrette baptisée Canela par Ludwig (à cause de la rousseur du bout de ses oreilles), nébuleuse merveille blanche que l’artiste peintre d’à côté, un certain Rainer, adoptera après le vol plané final de l’écrivain. Enfin, tout ça ne se raconte pas : c’est à lire, c’est à lire qu’il vous faut !
Donc un écrivain fasciné par la tauromachie, puis un peintre jouant lui aussi sur le mélange des sens et des sangs, qui de Barcelone nous emmène à Vienne (avec d’autres vins dans la foulée, d’autres références courant de Goya à Schiele, d’autres citations d’Ovide ou de Thomas Bernhard) et s’éclate au poker où il perd Canela, puis un saxophoniste « extra » qu’on retrouve à Prague avec la levrette s’adaptant à tous les fauteuils et sofas de ce monde où il fait bon flemmer, puis une victime d’inceste (il en faut forcément dans un roman d’aujourd’hui) qui exorcise le monstrueux souvenir par l’art et le journalisme, puis un nègre nègre – un vrai nègre littéraire noir qui se dit lui-même « nègre nègre » sans complexe, tant il est vrai que le roman de Jean-François Fournier, auteur complexe assurément, n’en est pas moins un roman-gigogne sans complexe.
Cependant la lectrice (et le lecteur par inclusion) se demande si tout ça, littéralement truffé de clichés culturels voire sociétaux apparents, n’est pas en somme téléphoné ? Ce Fournier n’est-il pas qu’un snob provincial affublant ses personnages de fringues marquées, Chanel à celle-ci et Pucci Gucci à celui-là ? Et ne touche-t-il pas de pots de vin de certaines caves qu’il flatte même indirectement ? À ces objections j’ose répondre avant lui et en russe affirmatif : niet. Car c’est à l’auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche qu’il incombe de répondre, à lui et à Canela.
Les trois chapitres finaux de ce roman à dégaine de poupée russe, à savoir Suicide blonde, Love supreme et Ali, avant l’épilogue où s’exprime Canela en langage humain, ressortissent bel et bien au grand roman européen sporadique des poètes en vers ou en prose dont un Peter Altenberg, dûment cité, est un bon exemple à la fois méconnu et significatif. L’Europe est là, personnelle et mal coiffée, comme elle est là chez Handke ou Charles-Albert Cingria – il me semble que Fournier lui vrille un clin d’œil -, Robert Walser ou, au cinéma, Daniel Schmid et Fredi M. Murer, ces conteurs de la forêt des émotions vives, Rainer Werner Fassbinder le mauvais garçon tout cuir au cœur de tendron ou Cesare Pavese à qui la difficulté de vivre tenait lieu de métier.
Une mélancolie qui a du chien
L’Auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche s’avance d’abord masqué, même s’il se signale illico par son style, il donne en somme dans le mariage pour tous littéraire dont les personnages seront tous (et toutes, car les femmes y joueront un rôle crucial) des anges, à commencer par la douce Canela surgie aux abords d’un claque de Barcelone, et c’est par la voix d’un de ses avatars qu’un maître d’écriture avéré, qui vient de proférer d’utiles vérités sur la lecture (pages 109 et 110), conclut que « le monde n’est pas suffisant pour nous et ne doit jamais le devenir ».
De fait, un monde où l’on abuse des enfants, un monde où l’on croit laver son honneur en punissant son chien point assez performant à la chasse au lapin, un monde où l’on répond à la terreur d’État par le massacre des innocents, un monde fait à l’image d’un Dieu méchant ne nous suffit pas, les gars. « Tu sais, dit le maître au disciple, la lecture est une incroyable petite musiqu qui ne fait pas seulement résonner de smots, un stylem les aidées d’un auteur, voire les idées tout court. Elle instille aussi dans ton cerveau un parfum indescriptible et unsaisissable, quelque chose que j’ai mis très longtemps à appeler par son nom, le bonheur ». Et le même à propos de l’écriture : « Comment accepter d’écire sans atteindre sans atteindre la perfection ? J’ai envie de tuer les mauvais auteurs. Moi-même je ne me pardonne rien : il n’est pas rare que j’éprouve une pulsion suicidaire en relisant mes propres textes ».
Le type se nomme (peut-être) Pierre-François Tournier (Michel est au jardin, dira-t-on comme la femme de Marcel Aymé le lendemain de la mort de celui-ci), c’est peut-être un grand écrivain de théâtre ou de cinéma au vu de sa dégaine (costume de lin blanc et panama, mais un clic et tu te retrouves sur YouTube où t’attend le démoniaco-angélique Michael Hutchence en plein « live » de Suicide blonde, quelques années avant qu’on le retrouve pendu tout nu comme un galgo et cuité d’alcool et de substances connues de ceux auxquels le monde ne suffit pas.
Le monde selon le Valaisan Fournier (et tout Valaisan est un peu un Sicilien virtuel de la vieille Europe) n’est pas une apologie kitsch de la défonce suicidaire, même si le thème de l’autodestruction est inscrit sur le tableau magnétique de la cuisine du plus beau de ses personnages de l’occurrence, une Dominique qui a sa sainte et sa rue à Paris, où elle en finira d’ailleurs : « Donner sa vie à ce qui n’existe pas », ou encore : « Faire périr tout ce qui est en moi ».
On ne fera pas de sur-interprétation en voyant, chez Canela, une cousine du Lévrier de la Commedia de Dante, grand mystère de la théopoésie, ni non plus un emblème européen de transport poétique rappelant celui de la compagnie d’autobus Greyhound connue de tous les fans de littérature américaine (Fournier en est) en cavale sur le terrain. Et pourtant, s’il y a du dandy à la Thomas de Quincey chez l’Auteur en question qui a sûrement lu De l’assassinat considéré comme un des beaux arts, l’auberge espagnole de son dernier roman, grand ouverte sur le monde qui n’existe pas de la poésie, est aussi le miroir proustien qui lit en chacun de nous et nous fait dire ce qui nous manque pour notre bonheur…
Jean-François Fournier, Un Galgo ne vaut pas une cartouche. Olivier Morattel éditeur (France), 167p. 2023
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Par-dessus les murs (11)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...A La Désirade, ce 11 avril, nuit.Cher Pascal,Il neige à gros flocons sur nos hauts. L’hiver n’en finit pas de jouer les prolongations. Ce matin il y avait des grenouilles sur le chemin, sorties en coassant du biotope d’en dessous, puis le brouillard est remonté, on a passé l’après-midi dans son cachot et la neige est revenue avec votre bonne lettre, que je vous imagine pianoter là-bas sur vos genoux, et qui m’a beaucoup touché, me rappelant mes petits parents me rendant visite à Paris il y a bien des années, quand je créchais à la rue de la Félicité, du côté des Batignolles. Je me souviens que le deuxième matin, marchant avec eux le long du Louvre, ma mère m’a demandé: « Et c’est quoi, dis, cette grande maison ? ».Ensuite, avec mon père, évoquant le grand récit d’Histoire qui se déroulait sous nos yeux du Louvre, justement, aux Tuileries, et de la Concorde à l’Arc de triomphe, nous avions pris tous deux conscience pour la première fois, je crois, de ce qui peut faire l’orgueil séculaire d’une nation (par la suite j’ai ressenti la même chose au Japon et en Egypte), ou d’une civilisation, par opposition à l’histoire parcellaire, décousue et recousue d’un petit pays comme le nôtre, patchwork de cultures où je vois aujourd’hui une miniature de l’Europe dont rêvait Denis de Rougemont, très loin à vrai dire de Bruxelles…J’envie vos parents d’arpenter Jérusalem dans la lumière printanière. On m’a raconté maintes fois le parcours du combattant que suppose la visite de ces lieux, mais j’aimerais le vivre, j’aimerais vivre ce chaos, j’aimerais aller partout en fuyant pourtant les lieux « à visiter », j’aimerais surtout sentir cette incommensurable dimension que je pressens en ouvrant n’importe où la Bible, comme récemment dans la solitude d’un hôtel sans âme, dont le récit ne conduit pas à un arc de Triomphe singeant l’Empire romain mais à une croix de bois et à des camps, à travers des jardins et des batailles, des royaumes et des baptêmes…Mon grand-père maternel, petit homme à la Robert Walser et vieux-catholique avant de rallier l’adventisme, lisait tous les soirs la Bible et un chapitre d’un livre dans une des sept langues qu’il connaissait. Je viens en partie de là. Ma grand-mère paternelle, de son côté, invoquait volontiers les prophètes de l’Ancien Testament. Puritains d’époque. C’est de là que nous venons, nous autres, mais aussi de Rousseau, de Novalis et de Benjamin Constant, d’Erasme à Bâle ou des moines irlandais de la civilisation de Saint-Gall, petit pays composite aux racines plongeant, via Paris et Rome ou Saint Pétersbourg, jusqu’en Grèce ou à Jérusalem.Merci de nous faire humer l’air humain de là-bas, cher Pascal : vous feriez un reporter, avec le privilège de n’être pas limité par l’investigation, en restant poreux et poète. Vivez bien, vous et les vôtres…PS. Si votre ordinateur a été marqué par un bec, le mien conserve les traces de deux pattes. Je me demande quels anges ou quels démons nous escortent ?Ramallah, ce dimanche 13 avril 2008.Cher JLs,Dans une de nos premières lettres, j'étais curieux de savoir comment tu avais à nouveau serré la main de Dimitri. J'avais entendu parler des tribulations de l'Age d'Homme, je comprends mieux à présent le contexte de l'affaire, et ton implication personnelle. Reste le mystère de la rupture apparente entre l'homme et les idées, de la limite entre l'engagement noble et le militantisme borné. Tu écris que Dimitri « n'a pas disjoint son travail d'éditeur littéraire d'une activité militante à caractère politique ». Je me demande si l'on peut vraiment disjoindre son travail et ses engagements, sans courir le risque de la schizophrénie. Je me demande aussi ce que signifie être militant – à partir de quel moment on se retrouve ainsi catégorisé, enfermé dans une cause.Il y a ici d'incessantes violations des droits de l'homme, que leur répétition rend atroces. Quelqu'un qui s'insurgerait contre les mêmes violations, au Tibet, ne sera pas forcément taxé de militant, me semble-t-il – ainsi le brave BHL, dans Le Point du 20 mars (on feuillette ici la presse qu'on trouve, au hasard des arrivages, ce n'est pas forcément la meilleure, ni la plus fraîche), qui appelle au boycott des Jeux Olympiques chinois.Voici ce qu'il écrit : « Je persiste à dire qu'il n'est pas trop tard pour utiliser l'arme des Jeux afin d'exiger d'eux, au minimum, qu'ils arrêtent de tuer et appliquent à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les dispositions de la Constitution sur l'autonomie régionale tibétaine ».BHL aurait pu tout aussi bien appeler au boycott des Salons du Livre de Paris et de Turin, pour les mêmes raisons, afin d'exiger du gouvernement israélien invité, « au minimum, qu'il arrête de tuer et applique à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les résolutions des Nations Unis, les arrêtés de la Cour Internationale de Justice et les articles de la 4ème Convention de Genève. »Il semble qu'il y ait des causes dans le vent, tout un éventail de combats dont peuvent s'emparer les philosophes de pacotille pour laisser éclater leur juste indignation, leur terrible colère et leur courage d'hommes libres. D'autres engagements transforment quiconque les défend en dangereux partisan, en militant au jugement défaillant et à l'œil hagard.Mais sans doute tous les militants, et surtout les plus enragés, ignorent-ils leur parti pris et pensent-ils se fonder sur une évidence, politique, religieuse, écologique ou humanitaire...A quel moment glisse-t-on, quand est-ce que le simple devoir devient-il une obsession agressive ? Vos mots réveillent ces questions, que je dois me contenter de poser, n'étant pas assez armé pour y répondre. La prochaine fois je regagnerai le monde rassurant de l'anecdote, les rires de jeunes filles voilées, l'odeur de la cire et de l'encens dans les recoins du Saint Sepulcre. Ou bien des ruelles de la vieille ville d'Hébron, où nous nous rendons demain...A La Désirade, ce lundi 14 avril, soir.Cher Pascal,Je ne sais trop ce que vous entendez par « monde rassurant de l’anecdote ». Je n’ai pas l’impression que vous vous y complaisez dans vos lettres. Notre vie est faite de petits faits, et si nous sommes réellement engagés dans notre vie, ces petits faits en rendent compte. Je suis en train de lire Déposition, Journal de guerre 1940-1944, de Léon Werth, littéralement tissés de petits faits qui en disent plus long, je crois, sur l’Occupation, que moult manuels d’histoire et moult libelles « engagés »…Où sont les écrivains engagés ? titrait le journal Le Temps de samedi dernier, à propos d’une polémique, tout à fait justifiée selon moi, lancée par l’écrivain alémanique Lukas Bärfuss, l’un des nouveaux auteurs dramatiques les plus percutants du moment, dont vient de paraître un roman (Hundert Tage) fustigeant la politique suisse d’aide au développement au Rwanda. Le débat porte sur l’absence, aujourd’hui, de grandes voix comparables à ce que furent celles de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Très différemment l’un de l’autre, les deux écrivains ont marqué leur époque, à la fois par leurs prises de position publiques et par leurs livres. Mais il y a un malentendu à ce propos : ni l’un ni l’autre, dans son œuvre, ne se réduit à un donneur de leçons brandissant l’étendard de la juste cause. Luka Bärfuss l’exprime d’ailleurs très bien : « Chaque fois que je me plonge dans l’un de leurs ouvrages, je remarque que Frisch et Dürrenmatt n’ont jamais été tels qu’on les dépeint. Ils étaient plus multiples, différents, contradictoires et riches ».La question sur l’engagement des écrivains ne vise-t-elle qu’à promouvoir une fois de plus une posture, consistant à signer des manifestes et à écrire des livres qui «dénoncent» telle ou telle injustice ? Ce serait ramener la littérature à une fonction de catéchisme ou de service de propagande, et c’est cela même que j’ai déploré en son temps, à L’Age d’Homme, où ont paru soudain des brochures et des livres relevant de la propagande serbe.On a dit alors : Dimitri est pro-serbe. La vérité, c’est que Dimitri était serbe, et qu’il était Dimitri ; et pour beaucoup, son engagement fut le signal d’une curée qui avait bien d’autres motifs qu’humanitaires ou politiques.Pour ta gouverne, gentil Pascal, je te recopie ces notes (sur des centaines) de mes carnets du début de l’année 1993, tirés de L’Ambassade du papillon :«1er janvier. – (…) A présent, je me demande quelle attitude adopter par rapport au drame balkanique. J’ai manifesté à trois reprises, dans les colonnes de 24Heures, ma réprobation à l’encontre de la diabiolisation des Serbes, à la fois injuste et dangereuse. Puis je me suis interrogé sur la légitimité des positions des Serbes eux-mêmes, qui prétendaient ne pas mener une guerre de conquête au moment où ils la menaient, se disaient opposés à la purification ethnique en la pratiquant néanmoins, et se voulaient rassurants à propos du Kosovo alors qu’ils ne cessaient d’humilier et de persécuter les Kosovars.Comment une cause juste peut-elle être défendue par des crimes ? Comment un homme de foi comme Dimitri peut-il tolérer que les siens perpètrent des atrocités au nom de ladite foi ? Je sais bien qu’il me reproche mon angélisme, mais j’espère ne pas avoir à lui reprocher un jour son fanatisme » (…)26 février. – Nous avons eu ce midi, avec Dimitri, une discussion qui a fini en violente altercation, donzt je suis sorti glacé de tristesse, Que faut-il maudire ? Quelle fatalité ? Quelle divinité maligne ? Quelle névrose mégalomane ? Quelle tragédie historique ? Quel mauvais génie ? Je n’en sais fichtre rien. Je comprends le drame de notre ami, mais je refuse dee partager se haines noires et de le suivre dans ses jugements expéditifs. Sans cesse il glisse de la rancœur viscérale à l’explication doctrinaire, de l’autojustification cousue de fil blanc au délire d’interprétation., Je lui ai dit des choses dures, mais adaptés à sa propre violence. Je lui a dit qu’il était, comme les autres, empêtré dans le langage de la propagande (…) ».9 mars. – Longue conversation ce midi avec Claude Frochaux, à propos de Dimitri et de L’Age d’Homme. Me dit son grand souci. Ne parle plus politique avec Dimitri depuis 1968, mais craint à présent de ne pklus pouvoir assumer la défense d’une maison d’édition transforfmée en officine de propagande. Redoute en outre que les activités de l’Înstitut serbe ne suscitent des agressions, voire des attentats, à la suite de menaces déjà proférées. (…) Quelle tristesse d’imaginer que cette belle aventure de L’Age d’Homme puisse s’achever ainsi dans un tumulte de haine et d’idées extrémistes (…) , et que notre amitié soit sacrifiée sur l’autel du chauvinisme et du fanatisme religieux – vraiment cela me consterne ».22 mars. – La politique et les idées générales valent-ils le sacrifice d’une amitié ? Lorsque je parle, à froid, des positions de Dimitri à des gens de l’extérieur, ceux-ci m’assurent qu’à un moment donné je ne pourrai plus le soutenir, affaire de principes. Or ils n’ont aucune idée de ce qu’est Dimitri en réalité, ni de ce que sont nos relations en ralité. Dès que je me retrouve en sa compagnie, tous mes griefs, ou mes interrogations les plus lancinantes, se trouvent remis en question par cette seule présence. Ce n’est pas une affaire de charme ou d’envoûtement mais c’est ce qu’il est, c’est ce que je suis, c’est ce que nous sommes, c’est vingt ans de partage et de téléphonages, c’est l’aventure de L’Age d’Homme et ce sont nos vies »…Un mois plus tard, cher Pascal, je me trouvais à Dubrovnik en compagnie de centaines d’écrivains du monde entier pour le congrès du P.E.N.-Club, où j’assistai à une fantastique opération de propagande anti-serbe déployée par la section croate qui espérait l’exclusion officielle de la section serbe, comme il en avait été de la section allemande en 1933…L’écrivain engagé, ces jours-là, était incarné par Alain Finkielkraut, accueilli en héros par les Croates. Ce n’est pas cette image que je préfère me rappeler de notre cher penseur...J’assistai à des débats extravagants, où l’on prétendait réduire la littérature serbe à une production barbare – hélas, je l’avais lue et je la défendis vaille que vaille. Je décrivis tout ce que j’avais vu (et notamment que Dubrovnik n’était pas du tout anéantie comme on l’avait prétendu) dans un reportage qui valut à 24Heures tant de lettres d’injures que le journal publia un contre-reportage susceptible d’amadouer nos lecteurs croates, et l’on me pria de ne plus toucher à ces sujets trop délicats… sur quoi, un mois plus tard, mon rédacteur en chef m’envoyait à un congrès sur l’orthodoxie en Chalcydique où j’assistai aux plus fulminants discours guerriers qu’on eût jamais entendus dans aucun festival de popes…Ramallah, ce mercredi 16 avril, midi.Cher JLs,Nous nous sommes rendus à l'aéroport hier, mais le checkpoint était bloqué, il régnait une animation inhabituelle, dans les files emmêlées de véhicules. Je suis descendu voir ce qui se passait, j'ai remonté la queue, entre les bus et les voitures. Effectivement, le checkpoint était fermé. Sur l'esplanade, au niveau de la première barrière, deux soldats faisaient face aux quelques impatients qui étaient sortis de leurs carrosseries pour voir, comme moi, de quoi il retournait. Mais on ne voyait rien, que deux soldats, et une grosse voiture blindée, qui barrait la route – alors je m'approche de la jeep blindée, j'essaie d'expliquer au conducteur que je dois aller à l'aéroport, combien de temps cela va-t-il durer ? Si ça doit durer toute la journée, autant prendre une autre route plus longue. Le type derrière sa vitre blindée me regarde, le visage inexpressif. Peut-être ne parle-t-il pas anglais, ou bien la vitre est-elle trop épaisse, et puis il fait un petit signe de la main - un type bondit de derrière le capot, son fusil braqué sur moi, son fusil qu'il arme, clac-clac, je me suis reculé, les bras levés, je veux juste savoir ce qui se passe, le type hurle, tu n'es pas un étranger, tu as un accent arabe, tu es arabe, il hurle, son fusil braqué sur mon ventre, je ne comprends pas, je parle anglais, je refais un pas en arrière, il a le visage déformé par ses cris, pourquoi tu t'es approché du Hummer, tu viens d'où, donne-moi ton passeport, donne ! alors je le lui tends - j'ai la main qui tremble, pendant qu'il le feuillette, un petit tremblement discret mais incontrôlable, il baisse son fusil, tu es suisse. Oui. Alors je suis sorry de t'avoir effrayé avec mon arme, tu comprends, je suis sorry.Je ne relève pas, je répète ma question, très calmement, combien de temps ça va durer, vous pouvez répondre à cette question ? Une demi-heure, peut-être plus, dit-il. On a trouvé une bombe.Ce que je voulais dire, à ce moment-là, ce n'était pas ça. C'était d'autres mots, qui étaient restés coincés en travers de la gorge. Ce que j'aurais voulu hurler, à mon tour, c'est qu'il m'avait fait peur, ce connard, qu'est-ce que ça changeait que j'étais suisse ou malgache, pauvre con, à quoi ça sert d'avoir des jeeps blindées et des M16 si un quidam qui s'avance vous met dans une telle panique, bande d'imbéciles, voilà les mots qui ont tourné longtemps dans ma tête, plus tard, sur la route de l'aéroport, longtemps après que ma main eut cessé de trembler. Le détour que nous avions pris nous ramenait de l'autre côté du checkpoint, il était ouvert à présent, comme si rien ne s'était passé. J'ai appris plus tard qu'ils avaient effectivement trouvé une boîte en carton suspecte, dans l'enceinte du checkpoint, on ne sait pas trop, un fond de boîte à chaussures apporté par le vent...Je revois les autres conducteurs qui attendaient là, eux ne s'étaient pas risqués à essayer de demander quoi que ce soit, bien plus malins que l'étranger qui croit encore à la vertu des mots, ils fumaient, ils regardaient les soldats, et les soldats les regardaient. Je suis fatigué de ces silences, de ce pays où la peur est trop armée, où l'on peut mourir pour un oui ou pour un non, le frisson d'un doigt tremblant sur une gâchette.Mais ce matin il fait beau, cher Jean-Louis, mes parents n'ont pas raté leur avion et ce soir il y aura un concert du Ministère des Affaires Populaires, jazz-musette, pour fêter les cent ans de Ramallah... -
Par-dessus les murs (10)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...Ramallah, le 8 avril.Cher JLs,J'éprouve toujours le besoin de commencer ces lettres par un remerciement, ça va devenir lassant. C'est peut-être une habitude d'expatriation, on est souvent trop poli, quand on n'est pas chez soi - les Arabes et les autres sont tous un peu cannibales, vous le savez, mieux vaut sourire. Je ne vous remercie donc pas pour vos histoires de femmes voyageuses, et surtout pas pour celle de Lina Bögli, dont le nom m'eût évoqué une responsable du rayon vêtement de la Migros d'Appenzel plutôt qu'une aventurière au long cours et aux longues jupes. J'aime ces récits d'ailleurs qui se donnent le droit de juger, de décrire les impressions négatives et les déceptions - une ethnologie critique, pas nécessairement pertinente ou avisée, mais qui nous change des gentils documentaires géographiques où une voix traînante décrit les pêcheurs en train de pêcher et les chasseurs en train de chasser, et qu'importe s'il s'y mêle parfois un peu de racisme instinctif, un peu de cette défiance que nous portons au plus profond de nos gènes.Je me rappelle un beau texte de Pasolini, le récit d'un voyage en Inde en compagnie d'Alberto Moravia. Sa franchise m'avait touché, il était là, il voyait et donnait à voir, il ne s'excluait pas du paysage qu'il se permettait de condamner quand il ne lui plaisait pas. C'était entier. Je n'ai pas le bouquin ici, alors je vous cite un court extrait de Nicolas Bouvier, lu la semaine dernière dans L'Usage du Monde – ça n'a rien à voir mais il m'a plu pour les mêmes raisons, parce que ça sent le vrai. Bouvier et Vernet arrivent à Téhéran, en mai 54 :« … et comme un Auvergnat montant sur Paris, on atteint la capitale en provincial émerveillé, avec en poche une de ces recommandations griffonnées sur des coins de table par des pochards obligeants, et dont il ne faut attendre que quiproquos et temps perdu. Cette fois nous n'en avons qu'une ; un mot pour un Juif azeri que nous allons trouver tout de suite : une tête à vendre sa mère, mais c'est un excellent homme tout plein d'un désir brouillon de débrouiller nos affaires. Non, il ne pense pas que des étrangers comme nous puissent loger dans une auberge du bazar… non, il ne connaît personne du côté des journaux, mais voulons-nous déjeuner avec un chef de la police dont il promet merveille ? Nous voulons bien. Et l'on va au diable, sous un soleil de plomb, manger une tête de mouton au yaourth chez un vieillard qui nous reçoit en pyjama. La conversation languit. Il y a longtemps que le vieux a pris sa retraite. C'est dans une petite ville du sud qu'il était chef, autrefois, il ne connaît plus personne à la préfecture… d'ailleurs il a tout oublié. Par contre, une ou deux parties d'échecs lui feraient bien plaisir. Il joue lentement, il s'endort ; ça nous a pris la journée. »Voilà Bouvier souriant, admirable, parfaitement à l'aise dans ses chaussures de marche, et ce n'est pas évident, c'est délicat le voyage, ou l'expatriation, c'est toujours un peu la corde raide, tendue entre le tourisme et la schizophrénie. Au bout du rouleau, il y a Lawrence d'Arabie, qui estimait qu'on ne pouvait intégrer deux cultures, deux modes de pensée, qu'en payant le prix de la folie. Bouvier répond en écho, moins tragique : « on croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».Plus loin, cette autre phrase qui fait tilt : « Un séjour perdu et sans commodités, on le supporte ; sans sécurité ni médecins, à la rigueur ; mais dans un pays sans postiers, je n'aurais pas tenu longtemps ». Comme s'il était vital de garder toujours des liens, même lâches, avec le pays natal, pour éviter de se perdre complètement. Moi je ne risque rien, heureusement ou hélas, il n'y a pas de postiers à Ramallah pour mander mes lettres par-dessus les murs, mais une bonne vieille connexion internet, et des médecins, et des commodités. Je vous laisse, le jeune orchestre symphonique de Berne joue dans une demi-heure, Bellini, Bruch et Schuman.A La Désirade, ce mercredi 9 avril, soir.Cher Pascal,Moi aussi j’aime dire merci, et j’en rajoute par malice. Notez : rien ne me fait autant sourire sous cape que celles et ceux qui vous disent : « Merci, merci d’exister ». Je ne sais vraiment pas quoi leur répondre. Que je n’y suis pour rien ? Hélas je ne sais pas non plus leur rendre la politesse. Ce merci d’exister a quelque chose d’un peu trop affecté à mon goût, mais bref, je remercie d’autant plus volontiers quand il y a de quoi, comme après le sept jours parfaits que nous ont fait passer nos amis la Professorella et le Gentiluomo, dans leur maison de Marina di Carrara, avec le chien Thea et sept chats correspondant évidemment aux étoiles de la Constellation du même nom.Une posture me fait horreur par contraste, et c’est celle qui consiste à dire qu’on ne doit rien à personne. Je trouve cela tout à fait répréhensible. A ce propos, la Professorella nous a beaucoup fait rire en nous racontant le séjour de l’écrivain Georges Borgeaud en ses murs, qui non seulement parvint à se faire payer le voyage en avion, mais remplaça pour ainsi dire l’entier de sa garde-robe en une semaine, avant de manifester, à l’instant des adieux, une sorte de réserve pincée du ton, précisément, de celui qui ne doit rien à des hôtes qui de-toute-façon-ont-les moyens…Autant je m’amuse de la niaiserie très helvétique qui faire dire « merci, merci bien », et répondre « pas de quoi », puis « merci à vous», ou pire : « service », autant me consterne le déni de reconnaissance qui procède le plus souvent d’un déni de filiation.Mon amie Nancy Huston (« Merci d’exister, Nancy, ah merci, merci bien») a très bien illustré le phénomène dans ses Professeurs de désespoir en décrivant la façon de certains de nier l’importance de ceux qui nous ont donné le jour, pour mieux dénigrer ensuite la notion même d’enfantement.Tu me parles de L’Usage du monde et me cites quelques-unes de ses formules fameuses, me rappelant du coup le compagnon de voyage de Nicolas Bouvier, notre cher Thierry Vernet dont a paru, l’an dernier, le recueil des lettres qu’il a adressées aux siens entre juin 1953 et octobre 1954 : sept cents pages de vie profuse et généreuse, où la reconnaissance éclate à chaque page.Cela commence comme ça, après un bel éloge de Thierry par Nicolas. « Le 6 juin 1953 matin. Sauvé ! Embrayé ! En vous quittant j’ai été me taper une camomille dans le wagon restaurant. Pas bien gai. Un couple en face de moi s’était trompé de train. Ils ont passé à 120km/ devant Romont, où ils n’ont pu descendre. Ca m’a distrait. Gros retard à Zurich (1h1/2) à cause d’un fourgon postal qui s’était mise sur le flanc, à ce que j’ai pu comprendre de ces « Krompsi-krompsi-krom » explicatifs. Cela a tout décalé. Train-train jusqu’à Graz. Du vert, du vert, des sapins. Pris en affection par un vieux peintre de Graz de retour de Paris, qui ne parle pas un mot de français. Il me prête et me force à lire pour me plaire Intermezzo de Giraudoux que son fils donnait à sa femme. « Son fils wohnt Paris. Arkitekt. Femme Französin, lustig ». On parle peinture. Il aime Picasso : lustig, lustig. Mais lui, il fait aussi des Abstrackt-form, bitte ? – Ach so ! J’étais pas mal claqué, le cœur qui me sortait un peu des lèvres. Un gros Bernois, retour de Kaboul et HongKong m’a remis sur mes rails. Tous ces petits vieux garçons, vieux petits garçons, qui se plient en deux dans des : Entschuldigung, Ach ! so, yo-yo, bitte sehr ! »Tu vois le ton. Thierry écrivait comme ça, les yeux ouverts, le verbe vif, et ses lettres, comme celles de Lina Bögli, forment finalement un fabuleux reportage en marge de L’Usage du monde.En octobre 1954, dernière notation du voyage à Kaboul, dont il va revenir avec Floristella dans ses bagages, qu’il va épouser à Genève (mais il regrette de ne pouvoir emporter son accordéon avec lui), Thierry Vernet écrit encore ceci : « Dîner tranquille. Sommeil. Un peu mélancoliques de quitter le cher Nick. On se lève à 5 h demain matin. L’avion part à 7h.30. Ce sera magnifique. Fini l’islam. Mes croques-notes, je vous embrasse, je vous aime, je vous rembrasse. J’espère que tout va bien. Je vous télégraphierai de Delhi. Amitiés à tout le monde. Thierry. »Et à vous, Pascal que je n’ai jamais rencontré que dans nos lettres, mes amitiés, et à vos parents qui vont débarquer à Ramallah, à votre Serena et au perroquet Youssou.Ramallah, ce jour d’aujourd’hui,Cher Fellow,Notre ami Pascal, très sollicité ces jours par la visite de ses proches, venus de loin, m’a prié de le relayer dans sa correspondance en tâchant, si possible, de rester dans le ton. Qu’est-ce à dire ? Voudrait-il donc que je me borne à répéter ce qui a été dit jusque-là ? Un perroquet n’est-il bon qu’à ça ? Je n’ai pas relevé, mais je n’en pense pas moins, comme je présume que vous non plus n’en pensez pas moins.A ce propos, j’ai bien aimé le passage de la lettre de JLK touchant au Bréviaire de la bêtise de l’excellent Alain Roger, qui rappelle cette évidence que, parmi les espèces, seule la bête ne l’est pas. On ne le dit pas assez. Le bipède est d’une telle suffisance qu’il s’imagine le seul à penser alors qu’il ne fait ça, la plupart du temps, surtout en France, qu’avec sa cervelle formatée. Or vous le savez, nous le savons, nous tous qui pensons de façon coenesthésique et point seulement cartésienne, que la réduction du langage au verbe et du verbe au système html nous coupe de bien des mondes et de l’aperception de ces mondes. Je profite, dans la foulée, de réparer l’injustice qu’a constitué l’occultation manifeste du centenaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty, le 13 mars 1908. Je n’étais pas né plus que vous, mais je suis sûr qu’un Ecossais de race (on m’a rapporté que votre qualification de champion et petit-fils de champions n’est autre que Marvel of the Highlands) apprécie les vraies commémorations, à l’opposé de tout ce qui se fait de nos jours, même à Ramallah à ce qu’il paraît.La perception coenesthésique, que Merleau défendait en somme par la bande, revient pour l’homme à penser par la peau autant que par le cerveau, faute de pouvoir penser par les plumes (supériorité nette à cet égard de l’Ara ararauna, votre serviteur) ou par le poil dru (votre si belle robe, et votre si belle moustache à la Frantz-Josef) mon ami), la nageoire ou l’élytre.Notre ami Pascal, comme vous le savez, a ce don de poète rare de penser, sinon par les élytres, du moins comme s’il en était pourvu, et c’est ainsi qu’a été conçu Le chien noir et le poisson-lune. Je cite de mémoire en perroquet-passeur : « La mer s’est retirée, un grand chien noir court entre les trous d’eau, un poisson-lune entre les crocs. Le poisson s’est fait piéger par la marée et le voilà, les yeux brûlés par l’air, volant écrasé dans la mâchoire du monstre… Il court vers sa fin, le grand chien noir, le poison des dards du poisson court déjà dans ses veines ».Tout cela pour vous conseiller d’éviter le poisson du vendredi, cher ami. Votre Youssou.A La Désirade, ce même jour.Cher Youssou,Votre conseil amical me touche, mais je suis vacciné. Il m’est en effet arrivé, il y a quelque temps, de déterrer une carpe japonaise, du genre coï, dont une nageoire pointait d’un tas de détritus jetés non loin de là par nos voisins, pour sentir le froid soudain de ce fluide mortel qu’un fulgurant réflexe m’a évité de sucer.Bien m’en a pris, car j’eusse été privé, crevant bêtement, de ce que je vis en ces jours printaniers, que vous avez sans doute connu vous aussi en marge de votre captivité, que nos frères humains appellent l’Amour et qu’un de leurs auteurs a dit justement « l’infini à la portée du scottish ».La perception phénoménologique trouve en la matière, cher Youssou qui avez compris qu’il n’y a pas, dans la notion de corporéité, de clivage entre le corps-pour-soi et le corps-pour autrui, un champ d’observation d’une prodigieuse richesse, dont je vis tous les jours les effets sous le flux d’effluves montés par bouffées de la ferme voisine où Elle crèche. Je veux parler de Blondie, la Goldie retriever la plus craquante du voisinage, que je rejoins au moindre signe de distraction des gens de La Désirade, dont je perçois ces jours l’agacement érotophobe, mais passons : je crois qu’ils lisent ce blog.Je sais assez que passera vite cette saison d’amour, mais j’aimerais vous dire, Youssou, j’aimerais vous faire sentir ce que je ressens à fleur de robe et tout partout, j’aimerais vous communiquer, de poil à plume, cette irradiante félicité qui me fait danser autour de Blondie et la humer tout partout, j’aimerais avoir les poétiques vocables qui me permissent (subjonctif typiquement humain) d’évoquer cette tache d’or « qui passe entre les troncs bleus et lisses des longs arbres touffus » puis qui traverse « l’ocre étendue d’une prairie immobile, étalées sous un ciel sans vent ». Bien sûr vous aurez reconnu les mots de notre ami Pascal.Blondie est ocre et pleine de grâce, comme ce dernier morceau du même scribe que vous connaissez mieux que nous, intitulé Ocre et qui me semble à moi aussi plein de grâce sublimée : « Une piscine asséchée dont la peinture bleue s’écaille / Un peu de vent dans les citronniers / Le soleil décline ; sur la terrasse, les arabesques / de la balustrade s’étirent dans la poussière / Au fond du jardin, deux chaises en fer, une / petite table carrée ; sur le plateau, un poisson en / mosaïque bondit hors de l’eau »…Votre Fellow.Ramallah, ce vendredi 11 avril, soir.Cher JLK,Je profite d'une pause dans mon rôle de guide improvisé pour reprendre la plume. Mes parents errent dans la vieille ville de Jérusalem, sur les traces du Christ, ils contemplent sans doute l'œuvre d'Herode, qui a construit le Second Temple ; l'Esplanade des Mosquées est fermée aux visiteurs aujourd'hui, tant pis, ils se feront joyeusement harceler par les marchands de tapis, de chandeliers et d'authentiques couronnes d'épines. Moi, tranquille sur une terrasse près de la Porte de Damas, je tape ces lignes, et je souffle un peu. Pas facile de faire le guide ; montrer ne suffit pas : il y a tant d'anomalies dans le paysage qui provoquent le questionnement incessant de mes chers visiteurs, j'y réponds de mon mieux mais je frôle parfois l'extinction de voix.Hier nous nous sommes rendus au mausolée d'Arafat, dans l'enceinte du quartier général de l'Autorité Palestinienne, là où en 2002 le vieillard à la lippe tremblante bégayait sa colère à la lumière des bougies, encerclé par les chars israéliens. Le mausolée vient d'être achevé, on redoutait le pire, c'est pourtant une réussite architecturale, loin des constructions outrées que l'on trouve souvent dans le monde arabe. C'est sobre, une large esplanade conduit au cube de verre et de pierre où repose le symbole de l'unité palestinienne perdue. Au fond, la baie vitrée donne sur un petit plan d'eau, et un vieil olivier, et au-delà sur les immeubles de l'Autorité et le bureau d'Abbas.Hier trois bus scolaires étaient garés à l'entrée, qui déversait une foule de jeunes filles voilées, venues tout exprès de Surif, un village du district d'Hébron. Ca chahute sur l'esplanade, ça nous regarde, ça pouffe et ça gigote, ça court dans tous les sens et ça brandit haut le téléphone portable pour immortaliser l'excursion. Habillées à la dernière mode occidentale, me dit ma mère, qui en sait plus loin que moi sur le sujet. Une adolescente insiste pour se faire prendre en photo à ses côtés. Elles ne voient pas souvent des étrangers, mais ne sont pas bégueules pour un sou – elles m'interpellent et puis se cachent l'une derrière l'autre en riant. A l'intérieur du mausolée, elles font la queue pour se faire tirer le portrait par leurs camarades, posant, soudain toutes sérieuses, entre les deux soldats en uniforme d'apparat qui gardent la stèle commémorative. « Ici repose le martyr Yasser Arafat », et le vieil Abu Ammar, comme on l'appelle ici, apprécie sans doute cette invasion turbulente aux rires étouffés.Le lendemain de mon arrivée à Ramallah, nous sommes venus ici. C'était un soir de novembre 2005, un an après la mort du raïs, il faisait froid, il pleuvait un peu. Un soldat solitaire nous a invité à rentrer dans la Muqataa, il ne nous a pas demandé de laisser nos sacs à l'entrée, il souriait, on entrait ici comme dans un sympathique moulin. En nous voyant approcher quatre soldats ont regagné l'édifice vite fait, une provisoire boîte de verre, construite dans l'attente du mausolée d'aujourd'hui. J'étais ému en entrant, les quatre gardes encadraient la tombe, au garde à vous, c'était encore une pierre tombale toute simple, recouverte de couronnes. La plus grande, à nos pieds, avait été envoyée par l'Afrique du Sud. Posé à côté, il y avait un distributeur de kleenex en carton. Derrière on avait accroché un poster un peu froissé, un photomontage représentant l'homme devant le Dôme du Rocher. Il voulait se faire enterrer à Jérusalem, il n'a pas eu ce droit. Nous sommes restés là, mains croisées, entre la politesse et l'émotion, et les regards droits des soldats. Et puis l'un d'eux s'est baissé, pour prendre une boîte de biscuits, qu'il nous a tendue. C'était Ramadan, c'était l'usage, alors nous avons grignoté nos biscuits au-dessus de la pierre, en essayant de ne pas faire tomber trop de miettes. Et puis d'autres visiteurs sont venus, trois Palestiniens qui ont écrasé leurs cigarettes à l'entrée. Ce n'étaient pas des touristes, eux, ils venaient saluer Abu Ammar comme on vient saluer un proche, nous nous sommes retirés.Maintenant c'est un vrai mausolée, flanqué d'une mosquée et d'un beau minaret, et d'un futur musée, je crois, et la politique prend le pas sur l'humain. Mais il y aura encore beaucoup de jeunes filles courant et pouffant sur l'esplanade…Les Palestiniens sont parfois critiques envers les actions du raïs, mais tous le considèrent comme un père. Un de mes étudiants me disait que c'est grâce à lui qu'il a pu s'inscrire à l'université – Arafat distribuait lui-même les faveurs, les postes et les aides, garantissant la cohésion d'un peuple, empêchant aussi l'établissement d'une démocratie moderne et propre sur elle comme on rêvait de l'implanter. Quand elle fut opérationnelle, les Etats-Unis et l'Europe en ont refusé les résultats… mais c'est une autre histoire.Je vous salue, cher ami. Et vous conseille de surveiller mieux votre ordinateur, sur le mien j'ai trouvé des traces de bec… -
Par-dessus les murs (9)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...Ramallah le 7 avril, après-midi.Cher JLs,Votre dérive dans les rues de Tokyo m'en rappelle une autre, un peu plus à l'Ouest mais asiatique toujours - c'est sans doute en Asie qu'on se perd le mieux, en Inde surtout, vous connaissez le syndrome indien, ce conseiller culturel de je ne sais plus quelle ambassade, qui disparaît et qu'on retrouve plusieurs semaines plus tard, dépenaillé et errant dans les rues de Calcutta ou de Delhi, ou bien Jean-Hugues Anglade qui se dissout complètement, entre Bombay et Goa, dans le Nocturne Indien de Corneau et Tabucchi.Nous c'était au Bangladesh, on n'a pas perdu notre identité, juste notre chemin. J'étais parti avec Bruno et Caroline, quelque part du côté des champs de thé de Sylhet. Nous avions loué des vélos, sur les conseils avisés du Lonely Planet.La carte des itinéraires était maigrelette, on aurait dû se méfier, mais c'était tellement beau, quel plaisir de filer ainsi au milieu des rizières sur nos vaillantes montures, nous nous sommes enfoncés dans des terres plus sauvages, des douces collines, poursuivis par des papillons aux envergures de corbeaux et des nuées de moustiques, et une heure plus tard, la bouteille d'eau que nous nous partagions était vide. Alors on s'est dit comme ça qu'on pourrait rentrer, ça avait l'air simple sur le plan, mais il est des lieux réfractaires à la cartographie, des trous noirs qui absorbent les imprudents, où l'espace se dilate, et le temps plus encore. Le chemin se resserra en piste, pas cyclable pour un sou, les fessiers brûlaient, les serpents sifflaient sur nos têtes, on nageait plus qu'on ne pédalait, dans le chaud et l'humide. Au détour d'un chemin, deux heures plus tard, un adolescent, qui portait un fagot. Etrange et superbe rencontre.C'est par là, dit-il, c'est tout droit. C'est sûr ? Tout droit, pas plus compliqué, pas à droite et à gauche ou à gauche ensuite après le feu ? Juste tout droit ? Oui oui tout droit. Bien sûr, après le premier virage nous attendait une bifurcation et un choix périlleux, et bien sûr nous faisions le mauvais. Etrange contrée vraiment, on avait l'impression d'être absolument seuls, mais toutes les heures, au détour d'un buisson surgissait un Bangladais, aussi à l'aise dans la jungle que vous à la Désirade. Ils se ressemblaient tous, ces Bangladais (ou alors c'étaient les mêmes qui se remettaient exprès sur le chemin), et ils nous perdaient du mieux qu'ils pouvaient, ils y mettaient du coeur et de l'effort, vraiment, sérieux et appliqués, et nous suants, à moitié morts de soif et de fatigue, d'implorer la route juste, le chemin vrai pour sortir enfin de cet enfer, et eux de se plier en quatre pour nous égarer davantage. Vraiment l'idée leur plaisait, contrairement à vos Japonais. Ils se mettaient à plusieurs parfois, ils n'étaient pas toujours d'accord sur le meilleur piège à nous tendre, leurs dissensions nous rassuraient, l'un d'eux au moins avait raison. Mais le plus souvent ils étaient unanimes à tendre leurs bras pour nous précipiter plus avant dans l'inconnu et les fièvres. Mes compagnons me faisaient peur désormais, ils étaient clairement en train de subir une inquiétante métamorphose, blancs comme des spectres, avec des plaques rouge homard sur le visage, et déjà à moitiés liquides. Je fis comme si de rien n'était, je ne savais pas comment ces créatures pouvaient réagir, et puis il allait faire faim, bientôt, des alliances allaient se nouer pour la survie, il fallait rester sur ses gardes.Je me rappelle une ferme, surgie au milieu de nulle part, l'unique demeure à mille milles à la ronde. L'eau du puits nous a sauvé, elle n'était absolument pas conforme aux normes de potabilité occidentales, elle devait grouiller de vermine et de bactéries et d'hépatites latentes, mais elle nous a sauvé, je crois, et nos bienfaiteurs d'agiter longtemps les mains, soulagés sûrement de voir repartir ces trois extraterrestres albinos et cramoisis sur leurs machines volantes.Une vingtaine de prières plus tard, et un testament virtuel mille fois amendé, nous avons aperçu une maison, dans la lumière du couchant, non, deux maisons, trois, et sous le porche de l'une d'elles on vendait des boissons gazeuses. Alors nous avons compris que la ville n'était pas loin, qui dit boissons gazeuses dit civilisation, eau potable, douche froide, matelas, ventilateurs.A Dhaka, sous la clim et un gin tonic à la main, j'ai fait la connaissance d'une autre Caroline, Riegel de son nom. Un poil plus expérimentée elle faisait de plus longues virées, elle arrivait tout droit du lac Baïkal, elle allait rejoindre Bangkok. Une balade... Dans ses yeux se retrouvaient tous les sourires aperçus sur le bord des routes... Elle vient de m'écrire pour m'annoncer la sortie de son livre, les amateurs de bicyclette et d'Asie le trouveront sur http://www.baikal-bangkok.org/fr/Nous retournons au Bangladesh dans un mois exactement. Revoir nos amis, Bruno et les autres, je vous raconterai... Si nous n'y laissons pas nos os, nous viendrons ensuite à la Désirade. Si vous m'envoyez les coordonnées GPS par retour du courrier.A La Désirade, ce lundi 7 janvier, soir.Caro Pascal,J’aime énormément vos récits de complots bengalis, de bouteilles vides et de serpents qui sifflent sur vos têtes. Votre façon d’écrire « et puis il allait faire faim » me rappelle cette phrase sublime d’une carte postale envoyée du Tessin par Charles-Albert Cingria à je ne sais plus qui : « Je partirai quand il n’y aura plus de raisin », et je savoure vos histoires de Caroline. Un homme qui a des histoires de Caroline à raconter ne peut pas être tout à fait mauvais. Je vais tâcher de retrouver celle que j’avais commise il y a bien des années de cela dans ma vie de péché. En attendant, vos femmes voyageuses m’en ont rappelé deux autres, Lieve et Lina.Je n’ai fait qu’une balade en compagnie de Lieve Joris, mais alors mémorable, dans nos préalpes voisines, d’abord au col de Jaman d’où l’on découvre l’immense conque bleue du Léman.Nous parcourions des pierriers à chamois et vipères sur les vires desquels elle me raconta sa visite à V.S. Naipaul à Trinidad de Tobago, à l’occasion d’une réunion de famille homérique… puis à la terrasse vertigineuse de l’hôtel de Sonloup où, durant le repas, son ami chef de guerre en opération aux frontières du Kivu l’appela au moyen de son portable satellitaire pour nous faire entendre le crépitement des armes automatique, avec ce léger décalage qui rend la guerre encore plus surréaliste que d’ordinaire.De la guerre, il était d’ailleurs beaucoup question dans La danse du léopard que venait de publier cette femme si courageuse et intéressante, comme l’est aussi une Anne Nivat dont je lis ces jours le récit des tribulations à Bagdad. Mais pour l’instant c’est de la plus pacifique des femmes que j’aimerais vous parler, notre Lina qui fit juste saliver un cannibale dans sa paisible existence d’institutrice…Si vous ne connaissez pas Lina Bögli, il vous reste encore quelque chose à découvrir en ce bas monde : ses lettres de voyage représentent en effet l’un des classiques de la littérature nomade, aussi délicieuse que le journal du berger érudit Thomas Platter, intitulé Ma vie. Mais qui est Lina Bögli ?C’est une irrésistible godiche qui écrivait, en février 1897, de passage aux îles Samoa: « Je crois que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres races que nous avions jugées inférieures. »Lorsqu’elle note cette observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth, Lina Bögli a déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec la longue pause d’un séjour à Sydney. L’idée un peu folle de faire le tour du monde en dix ans lui est venue en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son métier d’institutrice. Le projet signifiait pour elle une échappatoire au vide de l’existence d’une femme seule. « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc, je pars. »Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur poussiéreuse d’Aden – « la ville la plus triste et la plus désolée » qu’elle ait connue jusque-là, puis sa répulsion à la découverte de la partie indigène de Colombo, où elle déplore « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants », l’amènent à regretter une première fois son « exil volontaire ». Trouvant « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », elle affirme leur préférer de beaucoup « les honnêtes pommes, poires et prunes » de son pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laisse cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et réalise, parfois, de véritables reportages «sur le terrain ». Ses jugements sont parfois expéditifs, mais elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. À son arrivée en Australie, après les miasmes de Colombo, le « vaste jardin » d’Adélaïde, où elle a la satisfaction de ne pas remarquer « de cabarets ni de bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que « si quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon ». Et de se demander dans le même bel élan : «Quelle autre race est aussi avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien « horriblement paresseux », ni de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, note-t-elle encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant », et tout à la fin de son périple elle reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, « n’est aimé presque nulle part » tout en obtenant « partout ce qu’il y a de mieux ».Dans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos jours figurent ses affirmations sur les « nègres » américains. Elle qui a aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les îles bienheureuses de Samoa ou d’Hawaï, elle exprime sans états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas préférable, somme toute, à celle de ces « nègres» émancipés d’une jeune génération « à demi lettrée, négligée, en loques ». Et d’argumenter dans le plus pur style colonialiste : « Aujourd’hui ils sont libres ; mais à quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle au travail ; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté étrangère les y poussait : livrés à eux-mêmes ils ne sont rien. » De tels propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours beaucoup plus « concernée» par les «Natives ». Il faut rappeler, dans la foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse », avoue cette probable vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».Rien pour autant d’un chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés, Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit.À cet égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi, remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation, son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance d’esprit à vieux fond démocrate. Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli, qui garde à tout coup les pieds sur terre. « Je suis bien terre à terre, comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique ; je ne demande qu’à être du côté le plus sûr de la vie.» À un moment donné, touchée par la douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée, que ce « paradis» ne lui conviendra pas : « J’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment », soupire-t-elle ainsi. Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans on petit confort. Un peu comme l’explorateur Nansen,dont elle apprendra qu’il avait la même devise qu’elle (Vorwärts !), elle ne craint pas de « briser la glace » pour approcher tel vieux cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en loques qui seront les Américains de demain.«L’Amérique semble être le pays des femmes remarquables », note Lina Bögli à l’aube du siècle nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, Lina Bögli achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet 1902, elle écrit encore : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ni insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire...»Pardon, cher Pascal, d'avoir été un peu longuet avec cette impayable Lina, mais elle vaut en somme son pesant de kilobytes. J'avais rédigé le premier jet de ces notes dans un cybercafé de Toronto. Le clavier dont je disposais alors était dépourvu d'accents. Vous aurez remarqué que je les ai rétablis. Ainsi constate-t-on que tout est perfectible sous la douce férule de l'instite... -
Par-dessus les murs (8)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...Ramallah le 2 avril 2008, nuit.Salam aleikum,Merci pour le pardessus, le temps s'est étrangement rafraîchi ici, je l'ai utilisé à la place de mon imper, j'avais fière allure (quoiqu'un peu emprunté, sans doute). Ce matin c'est au hasard d'une promenade digitale que je découvre cette perle, qui date de bien avant l'internet, et que vous avez peut-être entendu comme moi : le plus ancien enregistrement connu, effectué en 1860, dix-sept ans avant Edison, par un typographe français, Edouard-Léon Scott de Martinville, lequel sieur avait inventé le phonautographe, un bidule constitué d'un porte-voix inversé qui dirigeait les ondes sonores sur une membrane, laquelle gravait ses vibrations sur un cylindre entouré de papier noirci à la fumée. Vous visualisez ? Le bout de papier en question a été exhumé début mars dans quelques archives parisiennes et poussiéreuses, on en a tiré un son. Un enfant, qui chante les premiers vers d'Au Clair de la Lune, en 1860.1860, vingt ans après la parution des Aventures d'Arthur Gordon Pym, que vous évoquez, dix ans après que les sœurs Fox ont entendu les esprits frapper des coups dans leur maison, à Hydesville, NY, donnant ainsi naissance au spiritisme que le pauvre Conan Doyle allait défendre dans toute l'Europe au tournant du siècle (Holmes en le quittant avait emporté un peu de sa lucidité), spiritisme que Camille Flammarion considérait comme une science, pendant qu'il fouillait les étoiles à la recherche d'autres mondes habités, pendant que des prostituées battaient le pavé londonien, mal éclairé au gaz, et tout ce qui s'ensuit.La belle époque… 1860, à Paris on cause encore des Fleurs du Mal dans la rue, au milieu des gravats et des chantiers d'Haussmann, la voix du crieur de journaux et les bruits des travaux devaient s'entendre, jusque dans l'appartement où un enfant, sous l'œil vigilant d'un inventeur, chantait, pour la centième fois peut-être, Au Clair de la Lune dans un entonnoir. Comme l'ont déjà écrit de nombreux commentateurs, c'est bien un fantôme qu'on a l'impression d'entendre, un fantôme issu de la fumée noire du papier gratté, qui s'est engouffré dans les circuits imprimés de nos réseaux, et qui nous transmet sa voix d'outre-monde...Le plus beau, dans cette histoire, c'est que l'inventeur du phonautographe n'avait aucun moyen d'écouter son enregistrement, contrairement à Edison. Il aura donc fallu attendre qu'Edison invente l'ampoule, à la lueur de laquelle Tesla inventa les communications radio, que les Allemands utiliseront pendant la Seconde Boucherie pour transmettre leurs messages codés, obligeant les Alliés à concevoir vite vite un machin appelé ordinateur pour les déchiffrer, machin que le mois dernier, enfin, un autre Américain un peu dans la lune aussi utilisera pour décoder cette énigme-là : dix secondes d'une comptine fredonnée en 1860, qui parle elle d'un temps encore antérieur à tout ce bazar, où l'on s'éclairait à la chandelle ou au clair de la lune… Cher Jean-Louis, je te rends ta plume, si tu m'écris un mot.A La Désirade, ce jeudi 3 avril, matin.Cher Pascal,Dans son fameux roman inédit à titre posthume sous le titre provisoire de La nostalgie du crotale, notre ami Kilgore Trout rend hommage à Scott de Martinville et à son phonautographe, grâce auquel nous prenons connaissance aujourd’hui, par votre inappréciable truchement, de ce bouleversant document. Nous qui sommes des gens de plume dans l’âme, dont le sang est d’encre polychrome, ne craignons pas de trahir l’esprit de la Lettre en accueillant toutes les machines inventées par l’Espèce bipatte en sorte de maximiser les potentialités de l’écrit destiné à rester éternellement, en tout cas jusqu’à la fin de l’après-midi.L’an 1860, puisque vous évoquez Baudelaire, marqua aussi la parution des Paradis artificiels, peu après celle d’Oblomov, le chef-d’œuvre en pantoufles d’Ivan Gontcharov, et c’est cette année aussi que l’abbé Fiorello Gentile della Macchia, jeune aristocrate siennois voué à la Sainte Eglise, entreprit de cavalcar la tigre en compagnie d’une jeune chambrière helvète, ma trisaïeule ensuite répudiée par sa famille. Faute de pouvoir se réclamer d’une généalogie dorée à la feuille, on se trouve parfois un ancêtre privilégié. Or j’en ai deux: le premier, mercenaire du roi, est tombé aux Tuileries dans l’exercice de son job, et le second est l’abbé Fiorello, qui vira sa cuti dans les bras et les draps de ma trisaïeule le 11 mai 1860, jour même où Garibaldi lançait son expédition, une année tout juste avant l’invention du vélocipède par les frères Michaux.L’abbé Fiorello ne m’a pas légué qu’une ascendance toscane : en fouillant dans ses archives persos, déposées à l’anarchevêché de Montalcino, j’ai pu, de fait, y recopier les plans de deux merveilleuses machines qui n’ont rien à envier au phonautographe : je veux parler de l’oniroscope et du mnémoscaphe.Je ne vous en souffle mot qu’à vous, mon ami, car je vous sais capable de garder un secret. Comme vous êtes un garçon sensible et sensé tout à la fois, vous ne me demandez pas pourquoi je me suis gardé de faire la moindre publicité à l’oniroscope, qui permet de transcrire ses rêves dans sa camera oscura à fins strictement personnelles, non plus qu’au mnémoscaphe, autorisant la circumnagivation dans le tréfonds de son eau songeuse: vous avez compris quel mauvais usage en feraient d’aucuns. Enfin, puisque tu m’as rendu ma plume, gentil Pascal, l’accès aux plans de ces appareils te sera néanmoins permis lorsque tu te pointeras à La Désirade. Ce qu’attendant je te souhaite de beaux rêves, et à ta moitié d’orange, au clair de la terre…Ramallah, le 5 avril, après-midi,Cher JL, Nous rentrons d'une belle ballade dans le Wadi Qelt, aux portes de Jericho, trois heures à gravir des collines, à suivre la vallée asséchée qui mène au monastère St Georges. Pas de dragon sur le chemin, quelques bédouins accueillants, des libellules au ras des pierres, des mouches amoureuses de nos paupières, d'étranges oursons-castors qui détalent au bruit de nos pas, et des aigles, qui traversent la bande de ciel qui surplombe le défilé.Nous en revenons affamés, heureux et complètement cuits… mais je tiens à vous remercier sans plus tarder pour les plans de l'oniroscope et du mnémoscaphe, que vous me promettez. J'espère pouvoir également jeter un oeil sur ceux de la Grosschen, dont vous parlez dans une de vos dernières nouvelles. Elle m'a l'air tout particulièrement efficace. En échange je vous montrerai les plans de l'armure passe-muraille, de la taupe mécanique à deux places et du pont individuel portatif et autopropulsé. Ce ne sont hélas que des prototypes, qui présentent encore quelques défauts mineurs, j'ai besoin de votre expertise pour comprendre où ça coince. Nous déroulerons tout cela sur la grande table, nous étudierons les mouvements des forces, les mains à plat sur le papier, un cigare au bec, en très sérieux chefs d'état-major préparant de nouvelles offensives. J'ai un faible pour les plans, les cartes et les schémas, qu'ils soient d'architecture, anatomiques, mécaniques ou géographiques. J'ignore pourquoi ces froides représentations de la réalité me fascinent. Peut-être à cause de leur vaine méticulosité, de ce dessin rigoureux qui cherche à décrire les choses au plus près, et qui pourtant ne pourrait être plus éloigné de la matière.Dans la plupart des pays arabes que j'ai visités, les gens auxquels j'ai demandé mon chemin n'ont jeté qu'un oeil distrait sur la carte que je leur montrais. On n'est pas en très bons termes avec la projection spatiale ici, on utilise plutôt le souvenir en guise de repère. Vous tournerez à droite après le rond-point, à gauche après le supermarché, c'est là, derrière l'hôpital, vous voyez l'hôpital ? Mais où tout cela se trouve, sur une carte, on ne sait pas trop. Quoi de plus artificiel, de plus étrange, vraiment, que de réduire le réel à deux dimensions ? Nous ne sommes pas des oiseaux, comment avons-nous eu l'idée de représenter le monde vu d'en haut, bien avant les satellites ? Sans doute est-ce pour cela que j'aime les plans et les cartes : ce sont des projections mentales, qui nous obligent à changer d'angle, de point de vue, à perdre un peu l'équilibre, décoller du réel pour se l'approprier autrement. Planer au-dessus d'une ville, plonger à l'intérieur d'une machine. Les cartes sont des supports à rêves, elles laissent le champ libre au spectateur, invité à ajouter la vie, le mouvement et la matière entre les lignes et les pointillés. Ouvrir "L'indispensable Paris par Arrondissement" au papier jauni, arpenter des quartiers inconnus, ou "The new Oxford Atlas", qui n'est plus très new du tout, qui m'emmène en URSS ou au Pakistan Oriental. Un simple tracé fait rêver à de sombres impasses, à de larges avenues klaxonnantes, quelques lignes de dénivelé et voilà les arbres qui penchent, sur la colline fouettée par le vent, et la marée ronge les côtes de cette petite île, là, au large de la péninsule antarctique. Qu'importe l'échelle ou le sujet, les schémas et les plans sont toujours une représentation de l'imagination elle-même.Je vous joins donc une carte, géographique ou anatomique, vous choisirez – j'en ai effacé la légende et tout ce qui pourrait faire obstruction à votre fantaisie. Vous me raconterez votre interprétation demain, autour du barbecue... Ce matin j'ai balayé les sarments secs, sous la vigne, et Thomas me dit qu'il n'y a rien de meilleur que les barbecues aux sarments, vous êtes donc cordialement invité, avec toute votre tribu. Gareth malheureusement ne sera pas des nôtres, il a reçu il y a trois jours son avis d'expulsion définitif. C'est dommage, vous vous seriez bien entendus, j'en suis sûr, lui non plus n'était pas un enragé.A La Désirade, le 5 avril, soir.Cher Pascal,Je me demandais où vous aviez disparu. Comme je venais de vous inviter à La Désirade et que je sais votre très extrême curiosité, je me suis inquiété à l’idée que, peut-être impatient de découvrir mes plans de l’oniroscope et du mnémoscaphe, vous auriez fait quelque folie. Or il se trouve que rallier la Suisse depuis la Palestine est bien moins compliqué que d’arriver à La Désirade pour qui n’a pas reçu le Plan. Certains ont cru qu’ils pourraient nous rendre visite sans le Plan. Leurs os blanchissent dans les ravins proches et les pierriers de l’autre versant des monts. Que cela serve de leçon aux autres...Mais vous voici justement faire l’éloge du Plan, qui m’a rappelé la première fois où je me suis perdu dans Tôkyo.J’y accompagnais alors l’Orchestre de la Suisse Romande, au titre de tourne-pages attiré de Martha Argerich, étoile de la tournée avec le violoniste Gidon Kremer. Tourner les pages d’une partition suppose qu’on sache déchiffrer celle-ci, chose déjà soumise à une certaine connaissance du plus fin solfège. Mais déchiffrer un plan de Tôkyo est encore une autre affaire, surtout quand on n’en a point sous la main, comme c’était mon cas en cette première aube, lorsque je sortis de l’immense pseudo-palace imitation Renaissance italienne que figure le Takanawa Prince Hotel. C’était à peine sept heures du matin, et la première station d’autorail se trouvait à moins de cent mètres. Mon intention était de me rendre au cœur de la ville, conformément à mon penchant d’aller subito au cœur des choses. Mais le cœur de Tôkyo était-il à gauche ou à droite ? Telle était la question. Et nulle pancarte lisible pour me renseigner : pas une inscription en un autre alphabet que nippon, et nul plan non plus que je pusse lire. Je m’informai donc auprès d’un jeune homme me semblant un étudiant, qui se détourna sans me répondre mais en ne cessant de sourire dans le vide. J’ignorais alors que tous les Japonais ne sont pas impatients de vous aider. Ensuite, quand je fus monté au hasard dans le premier train se pointant, bondé de Japonais semblant tous décidés à m’ignorer (tous dormaient debout, ou plus précisément suspendus aux poignées prévues à cet effet), j’eus bientôt des doutes, puis la certitude que ce train allait tout ailleurs qu’au cœur de Tôkyo – je comptais débarquer à Kanda où se concentre la plus grande quantité de librairies au monde -, sans s’arrêter pour autant alors qu’après vingt ou trente kilomètres de course forcenée la ville se clairsemait avant d’en devenir un autre, dont j’apprendrais peu après qu’il s’agissait de Yokohama. Je me jurai alors, avant de rebrousser chemin, en tâchant de résister à l’irrépressible flot d’employés se rendant à leur bureau, que jamais plus je ne me déplacerais dans Tôkyo sans un plan.Quelques jours plus tard, décidé de rencontrer le grand écrivain Kenzaburo Oé, dont j’avais l’adresse en poche, je découvris cependant que se diriger dans Tôkyo avec un plan est aussi délicat que de le faire en s’aidant d’une partition musicale, mettons : le Concerto pour la main gauche de Ravel dont je tournais les pages chaque soir. Se déplacer à Tôkyo ne peut se faire qu’en taxi, mais ce qu’on ne sait pas est que chaque taximan ne connaît qu’une section du plan et pas celle d’à côté, de sorte qu’il faut sauter d’un taxi à l’autre, de la limite d’une section à la frange de l’autre et d’un taximan mal luné à un autre, avant de s’apercevoir qu’on tient le plan à l’envers et que le dernier taximan porte le tatouage typique du yakusa…Cela pour les premiers jours, le temps de se rendre compte que tous les Japonais n’ont pas la même tête ni ne pensent qu’à vous empêcher de rencontrer Kenzaburo Oé qui, soit dit en passant, doit se demander aujourd’hui où blanchissent mes os… Ensuite, comme on se fait à tout, je me suis fait à Tôkyo, sans plan mais avec l’aide de l’admirable Georges Baumgartner, véritable Plan vivant qui m’a raconté la ville du haut d’un des buildings de Ginza où la ville se lisait comme sur une maquette en 3D vue du ciel – comme vous-même pourriez, via Google Earth, découvrir le val suspendu où s’accroche notre nid d’aigle de La Désirade. A ce propos je me promets, demain, par le même truchement, de vous rendre une visite virtuelle. Si Gareth n’y est plus, ce sera donc avec Thomas et Serena que nous trinquerons…Deux mots encore, cependant, à propos de Georges Baumgartner. Pour nous autres Romands, Georges incarne le Japon. C’est sans doute LE correspondant de nos journaux et de nos médias audiovisuels le plus fameux, à juste titre. Débarqué dans les années 70 par auto-stop, ce petit Jurassien têtu, combatif et droit, est devenu le « lecteur » patenté de la réalité japonais. Dès notre première rencontre, il m’expliqua que la règle du journaliste japonais consiste à n’écrire ou ne dire que le 20% de ce qu’il sait ; mais lui s’efforçait d’enfreindre cette règle tacite. Plus tard, j’ai d’ailleurs appris que la chose avait failli lui valoir son poste.Il y a une vingtaine d’années de ça, contrariés par les articles de Georges Baumgartner visant les pratiques d’une certaine Firme, les directeurs de celle-ci invitèrent le rédacteur en chef de notre journal, 24 Heures, à découvrir le Japon, ses cerisiers, ses geishas et son admirable industrie. Au terme d’un voyage agréable, notre rédacteur en chef eut à comprendre, à demi-mot, qu’on eût été fort aise de le voir envisager l’éventualité de ne plus trop laisser la bride sur le cou de ce Monsieur Baumgartner, certes éminent par ses écrits mais dont on se demandait s’il avait bien assimilé les us et coutumes du Japon. Hélas les rédacteurs en chef occidentaux sont parfois difficiles à manœuvrer, ou peut-être celui-là était-il simplement mal élevé ? Du moins Georges Baumgartner, honneur à notre patron de l'époque, conserva-t-il son poste qu’il tient aujourd’hui encore avec la même rigueur inflexible.Cela dit vous avez raison : les plans sont surtout faits pour rêver. Les vieux portulans sont les plus poétiques à cet égard, mais j’ai un petit plan de Manhattan, qui s’ouvre et se referme comme une cocotte en papier, que j’ai réellement utilisé et qui me ramène, une autre année, du côté de Brooklyn Heights où, plutôt fauché et frigorifié, je trouvai sans plan, pur miracle, cette boutique d’un vieux Juif qui me vendit une pauvre pelisse à col d’astrakan, genre manteau de Gogol en plus laminé, pour 5 dollars seulement...Mais allez, Pascal: minuit approche et je m’en vais faire un tour en oniroscaphe, histoire de compléter la cartographie des grands fonds de la planète Morphée… -
Par-dessus les murs (7)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...Ramallah, le 30 mars 2008. 11h.Cher JLK,C'est vrai, c'est le détail qui fait l'émotion, qui peut provoquer l'empathie. Le petit fait vrai, insignifiant, dont Barthes montre que c'est lui qui crée « l'effet de réel » (et donc le mensonge littéraire).Les politiques pourtant devraient se tenir au-dessus du détail, dans leurs décisions, leur jugement devrait être guidé par l'objectivité des chiffres, non par l'émotion ou la sympathie intuitive... enfin, je crois… c'est pour ça que j'ai du mal à accepter l'inutilité des rapports qui s'accumulent ici. Mais chacun son boulot, Dieu merci nous ne sommes pas des hommes politiques, et nous pouvons nous laisser émouvoir par le détail de la vie, et essayer de le transmettre.Il fait chaud. Une silhouette s'avance, elle vient de franchir une brèche du mur. La femme porte une robe noire, un foulard, et un enfant dans les bras. Elle s'avance vers la jeep. Elle veut aller à l'hôpital, l'enfant est malade. Le soldat refuse. Il lui dit de retourner d'où elle vient.Ce n'est pas juste une image, c'est une réalité, je l'aie vue de mes yeux. Une association israélienne organisait des visites de Jérusalem et de ses alentours, les maisons détruites et les colonies en construction, tous les méfaits de l'Occupation. Notre bus avait suivi le mur, sur une centaine de mètres, jusqu'à une brèche. Une brèche comme il y en a des dizaines, mais impraticable, ce jour-là, parce qu'une jeep la surveillait. Le bus s'arrête, et c'est là que nous avons vu le petit spectacle, comme mis en scène exprès pour nous, cette femme qui s'avance, sa robe poussiéreuse, elle a dû marcher longtemps, elle a dû escalader les blocs de béton, elle porte son enfant, le soldat refuse de la laisser passer. J'avais l'impression de voir un cliché, une actrice sortie d'un mauvais documentaire de propagande. Je ne comprends pas pourquoi. Il n'y a rien de plus universel que la souffrance d'une mère luttant pour soigner son enfant… et pourtant ça ne marche pas, l'image ne m'émeut pas, pas immédiatement – malgré ses détails, la poussière, son visage fatigué, l'image se surimpose à d'autres images identiques, elle perd de son sens, de sa réalité. La scène a été vue trop souvent, trop souvent décrite, elle est usée.Et alors je comprends ce qui ne marche pas, dans cette image, le détail qui cloche : c'est le foulard. Non pas parce qu'il fait de cette femme une musulmane, ce qui en ces temps d'islamophobie ne constitue pas le meilleur passeport, mais parce qu'il fait d'elle une Palestinienne. Elle n'est plus la femme, la mère : elle est la Palestinienne, et ça ne veut plus rien dire parce qu'on l'a vue trop souvent, ça va, on connaît ça, la pauvre Palestinienne avec son gamin, devant la jeep, sur fond de béton. C'est le syndrome du bambin africain avec son ventre gonflé.Pour redire l'humain, il faut parfois gommer des détails, nier l'étrangeté, le particularisme. Il faudrait arrêter le temps, figer les acteurs. S'approcher de la femme, enlever ce foulard, doucement, faire glisser ses longs cheveux noirs sur le visage fiévreux de l'enfant. Tourner la scène une seconde fois. Je ne suis pas journaliste, je peux donc raconter d'autres histoires, autour, avant, après, changer de point de vue, reconstruire le réel. Pourtant c'est ça qui s'est passé, juste ça et pas autre chose : elle, son enfant dans ses bras, le soldat. Ca devrait suffire mais ça ne suffit pas.Elle réussit à s'approcher de notre bus, elle est prête à tout, elle nous interpelle, elle veut aller à l'hôpital. Vous imaginez combien on peut être à l'aise, assis derrière la vitre d'un bus climatisé, avec une femme en contrebas, qui vous supplie de l'aider. Notre guide sort du bus, il est israélien, il parlemente avec le soldat, il désigne la femme, il désigne le mur, il désigne l'enfant, il s'énerve. Le soldat se retient, gêné sans doute par nos regards, mais il ne cède pas.Et le guide baisse les bras, remonte dans le bus, et le bus repart, et derrière nous, dans la poussière, la femme nous regarde, avec son enfant, et le soldat la cache à ma vue. Le guide nous dira qu'il n'a rien pu faire, que lui-même courait trop de risques, à s'opposer au soldat. Il doit protéger sa liberté, sa fonction, le peu de pouvoir qu'il a. Son rôle, malheureusement, doit se limiter à nous faire voir. Le mien se limite ici à décrire, à reconstruire, à essayer de transmettre. Mais il doit bien y avoir des gens, quelque part, dans des ministères, dans des gouvernements, dans des parlements, dont le rôle serait d'agir ?A La Désirade, ce 30 mars. 17h.Cher Pascal,Je vous lis tout en écoutant mon ami Rafik Ben Salah au micro de Charles Sigel, dans l’émission Comme il vous plaira que j’estime l’une des plus intéressantes de la radio romande, à l’enseigne d’Espace 2.Rafik est en train de lire une page de Ramuz, tirée du Passage du poète. Puis la voix de Ramuz lui-même se superpose à la sienne, et je trouve ça très beau. Vous le savez peut-être : Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid.Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés…Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement.Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier.Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter.Est-ce dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable.« Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre, bientôt dans le cadre de toute une action qui se déroulera sur la chaîne Espace 2, dès le 7 avril prochain, sur le thème de l’intégration. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler, cher Pascal. Ce qu’attendant, prenez bien soin de vous et de votre douce amie, et saluez Youssou le perroquet.Ramallah, ce mardi 1er avril, matin.Cher JLK,« Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu'il ne suffit pas, pour un écrivain, d'avoir des choses à dire : encore faut-il qu'il en ait à raconter. ».Merci à vous et à Gripari pour cette phrase… On pourrait ajouter que pour avoir des choses à raconter, il faut parfois en vivre, je n'ai compris cette évidence que très tard, j'ai longtemps cru, aveuglément, à la toute-puissance de l'imagination – que les obscurs recoins de nos cervelles contenaient des mondes, à la manière des vieux greniers.C'est peut-être vrai pour les écrivains qui ont roulé leur bosse, ça l'est moins pour les jeunes scribouillards, qui feraient mieux d'aller voir la lumière du jour plus souvent. Ils ont parfois de la chance, le hasard fait parfois irruption dans leur inquiète retraite, à la manière de ce sac à main que la vie a déposé, une nuit, dans notre jardin, par le truchement de quelque voleur de poule qui cherchait un coin isolé pour explorer son butin. C'est toujours assez glauque, un sac à main éventré dans les herbes hautes.C'est un peu comme découvrir un cadavre (toute proportion gardée bien sûr, je ne tiens pas à vérifier la validité de ma comparaison, je me contente volontiers du sac à main). Il y a là toute une intimité profanée, les reliefs d'une existence, le souvenir d'un instant qu'on imagine violent, d'autant plus violent que la délinquance est rare. La victime n'a pas vingt-cinq ans, son visage sourit encore, sur la carte d'identité abandonnée dans les herbes hautes. C'est important, une carte d'identité, sans elle il est impossible de circuler. Elle est délivrée par Israël, via l'Autorité Palestinienne, et les procédures de renouvellement sont longues et compliquées.Je vide le sac à main sur la table de la cuisine. Excepté un ou deux perce-oreilles (forficula auricularia) qui s'échappent en frétillant des pinces, il contient : - un paquet de mouchoir - un foulard - un lourd flacon vaporisateur « Soul », qui contient un fond de parfum trop fort - une serviette hygiénique - deux petites peluches, un chien porte-clés aux oreilles jaunes, et un lapin à ressort - une feuille de papier quadrillé, pliée en quatre, vierge, - un carnet. Je l'ouvre. Ce n'est pas un carnet d'adresse, c'est un journal intime. Ecrit en arabe, heureusement, il gardera ses secrets. Une phrase en anglais, tout de même, maladroitement tracée sous un cœur percé de sa flèche, I love you for ever ever ever.C'est vrai que c'est intime, un sac à main… Je me rappelle le journal que je tenais adolescent, si quelqu'un avait pu jeter les yeux dessus je l'aurais tué. Je refuse donc d'aller porter le sac à la police, comme on me le conseille, ces gens-là sont plus voyeurs que des écrivains. Si tous les adolescents du monde se ressemblent, alors il y a aussi, dans ce journal, le prénom de celui qu'elle aime for ever ever ever, et l'oiselle pourrait passer un sale quart d'heure. Derrière la carte d'identité se trouve une carte de stagiaire du Ministère du Travail, je m'y rends donc ce matin, après un week-end et un jour de grève. On me fait fête, on m'installe dans un bureau vide, on m'apporte du café, un cendrier. La fille ne travaille plus ici, on passe des coups de fil, je contemple le pot de fleurs artificielles posé sur le bureau. Dans le couloir passent et repassent des types, ils semblent n'avoir pas grand-chose à faire, dans ce ministère du Travail… L'anglophone de service vient me causer, il m'explique que la prochaine fois, le plus simple est de se rendre à la station de taxis collectifs qui desservent le village de la demoiselle, on la reconnaîtra à coup sûr, on lui rendra son sac. Pas con (c'est d'ailleurs à une station semblable que ma compagne a récupéré mon téléphone portable égaré dans une voiture, le conducteur l'avait appelée). Pas con mais reste l'intimité du journal intime, que j'ai glissé dans ma poche, et dont je ne parle pas. On parle d'autre chose, du Koweit et de je ne sais quoi, et puis on vient nous dire qu'on a réussi à joindre la fille, elle est en chemin. Un autre café plus tard la voilà qui déboule, tout sourire, avec son père, tout sourire aussi. Tant pis pour l'argent que contenait le sac, volé sur le comptoir d'un magasin – l'important c'est la carte d'identité, satanée hawiyye, la voilà enfin. La fille range la carte dans son sac, mais le journal intime elle le garde à la main, sur son cœur. En rentrant chez moi, en traversant la ville, les gens m'applaudissent et jettent des pétales de roses sur mon chemin. Je vous salue, cher ami.A La Désirade, ce mardi 1er avril 2008, soir.Cher Pascal,L’imagination, ce sera de raconter la vie de cette fille et le contenu de son journal intime en vous rappelant le geste qu’elle a eu de le retenir sur son cœur. Mais l’imagination, ce pourrait aussi de lui inventer de toute pièce le destin de la femme-orange, vous savez, la femme qu’on pèle, la femme réellement femme et qu’il faut peler pour l’aimer, et qui pelée, le matin, quand vous la retrouvez dans votre lit, s’est misérablement ratatinée et vous supplie de la boire avant qu’elle ne meure tout à fait…C’est l’une des nouvelles à dormir debout qu’a publiées récemment l’auteur belge Bernard Quiriny, sous le titre de Contes carnivores préfacées par Enrique Vila-Matas qui tient l’auteur en grande estime. Ou vous pourriez prêtez à votre jeune fille la destinée de la servante de Son Excellence, l’évêque d’Argentine à deux corps. Je dis bien : à deux corps, mais gratifié d’une seule âme par le Seigneur. D’où complications pour l’intéressé, comme il aurait pu en aller aussi de votre jeune fille amoureuse for ever ever ever d’on ne sait toujours pas qui. Vous avez préservé son secret, tandis que j’ai violé celui de mes squatters.Je m’explique : l’année de votre naissance, en 1975, menant une vie de musard à vadrouilles, j’avais confié, à un compère de passage, la clef de ma trappe d’artiste pleine de bouquins, aux Escaliers du Marché lausannois de bohème mémoire, qui laissa s’y installer quelque temps d’autres migrateurs moins délicats que lui. En peu de temps, ma thurne fut transformée en souk puis en foutoir immonde, que je trouvai toute porte béante lorsque j’eu le mauvais goût de m’y repointer sans crier gare. Du moins, avant de lever le camp, mes bordéliques hôtes inconnus avaient-ils oublié un journal de bord substantiel, dans lequel se déployait, sous diverses plumes, la chronique déambulatoire de couples et autres groupes à transformations, passant d’une communauté d’Ardèche à une ruine du Larzac, via Goa et l’île de Wight, un refuge de Haute Savoie et les quais de la Seine.Passionnant ? Absolument pas : misérable. Sans trace de joie de vivre (sauf au début et ensuite par sursauts) ni de fantaisie imaginative : un tissu de considérations pseudo-philosophiques et de dialogues de sourds (car les rédacteurs de ce journal se parlaient par ce truchement), avec quelque chose de pathétique dans le vide de l’observation et du sentiment. Je me dis alors qu’il y avait là la matière d’un roman d’une forme originale, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je me sentirais la capacité, je veux dire : l’imagination, de m’y colleter.L’imagination d’un conteur à la Gripari, comme celle de l’auteur des Contes carnivores, ou celle de Cortazar dont on vient de ressortir les nouvelles en Quarto, semblent ressortir à l’invention pure. On se rappelle aussi Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, cette merveille étrange. Pourtant vous avez raison de penser que ces histoires apparemment extraordinaires procèdent elles aussi d’une expérience et d’un savoir d’acquisition. Gripari a évoqué, dans Pierrot la lune, sa vie personnelle où l’imagination ne semble jouer aucun rôle, au contraire de ses merveilleux contes pour enfants ou de ses nouvelles plus ou moins fantastiques. A y regarder de plus près, on constate qu’il en va tout autrement. A contrario, certains univers qui semblent découler de prodiges d’imagination, notamment dans la science fiction, se réduisent souvent à des clichés répétitifs et autres gadgets mécaniques. Votre sac est une auberge espagnole : vous y trouverez ce que vous y fourrerez. -
Par-dessus les murs (6)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza interrompit finalement...Ramallah, mardi 25 mars 2008.Cher JLK,Merci pour la concrète beauté du marbre de Carrare. J'imagine des glaciers, d'immobiles cascades, des parois aveuglantes… Ici aussi on taille la roche, pour l'utiliser ou pour faire place à des immeubles, à des routes. J'ai toujours été impressionné par ce travail pharaonique, presque inhumain, des collines entières qu'on a évidées – quand, comment ? – pour tracer les voies de la civilisation, pour construire la route qui mène, par exemple, de Ramallah à la Mer Morte. Je recopie les mots suivants, griffonnés ce samedi sur mon carnet, quand nous étions coincés sur cette route-là, sous le cagnard, à l'entrée de Jéricho.On se rend à un mariage, à l'Intercontinental du coin. Barnabé est français, Maha est palestinienne, il n'y aura là que des gens très bien, de nombreux Occidentaux (qui sont toujours très bien, comme on sait) et des Palestiniens de la haute et un peu moins haute. Mais les soldats du checkpoint n'ont pas l'air de savoir qu'il n'y a ici que des gens bien, coincés dans leurs voitures, sous le cagnard, encravatés et chaussures cirées, ils nous traitent comme des marchands de poules, c'est très vexant. Ce conflit, et c'est sa seule éthique, n'épargne pas les riches...On arrive au checkpoint, enfin, un beau, bien construit, avec mirador et tout, et qui ne manque pas de personnel, il y a le bidasse du mirador, trois qui discutent en bas, trois autres qui contrôlent les papiers. Ils doivent crever de chaud, sous leurs casques et leurs gilets pare-balles, et le poids du fusil qui leur ronge l'épaule… On nous demande nos papiers, bien sûr, et bien sûr on nous demande notre nationalité, et comme à chaque fois nous répondons en grommelant que cette information figure, elle aussi, sur les passeports qu'ils font semblant de feuilleter, qu'ils tiennent à l'envers. Cela arrive souvent, de se retrouver face à des soldats quasi analphabètes, qui ne parlent qu'hébreu, et parfois russe, ou une quelconque langue éthiopienne, s'ils n'ont pas oublié leur pays d'origine. C'est un droit inaliénable, de ne pas parler anglais, mais ici cette ignorance est un peu dangereuse, quand on tient un fusil. On est plus facilement amené à utiliser d'autres modes de communication, surtout quand on a vingt ans, qu'on est énervé par la chaleur et par la fatigue.On passe, la route cahote sur trois cents mètres, jusqu'à une pauvre guérite qui tremble dans la chaleur, sur laquelle flotte un drapeau palestinien. Le soldat est armé, lui aussi, mais seul. Il nous demande d'où on vient, garez-vous sur le côté. Je sors de la voiture, empli d'une divine colère, je lui dis que merde, on a attendu une demi-heure chez les autres, là, il va pas nous faire chier lui aussi ! Il me regarde, sérieux comme la mort. Il ignore les passeports que je lui tends. Il me redemande d'où on vient. Je suis suisse, elle italienne. Oh, dit-il en anglais cette fois, pour montrer qu'il en connaît deux mots, des mots prononcés lentement, bien détachés, she is italian… et puis un sourire éclatant s'ouvre dans son visage brun, Welcome to Jericho !Je n'ai jamais bien compris la présence de ce checkpoint en carton. Montrer aux touristes, israéliens ou autres, que Jericho est bien en Palestine, peut-être. Ce qui serait idiot, puisqu'on est en Palestine depuis Ramallah, et que ce contrôle-ci ne fait que valider l'autre checkpoint, en donnant l'impression d'une frontière. Réponse symbolique à l'Occupation ? Sans doute, mais surtout mimétisme imbécile de l'occupant par l'occupé. Ce qui est sûr c'est qu'il ne fait pas peur, ce checkpoint-là, et que je m'en veux d'avoir manqué de respect à cet homme. Il ne nous demande pas grand-chose, juste d'admettre qu'il est chez lui, et que nous sommes ses invités d'honneur.Marina di Carrara, ce mardi 25 mars. Soir.Cher Pascal,Inviter semble ici l’honneur de ceux qui nous reçoivent, et c’est en nous laissant faire que nous vivons l’hospitalité radieuse de la Professorella et du Gentiluomo, au milieu de leur sept chats dont l’un a perdu sa queue ainsi qu’un peu d’une patte, sous une voiture, plus la chienne Thea dont la vivacité bondissante avoisine celle de l’otarie, tandis que ses regards redoublent de tendre dévotion.Comme le dit et le répète le Gentiluomo, qui incarne à mes yeux l’humaniste sans illusions comme le sont souvent les médecins et les avocats, rien ne va plus en Italie où se répandent outrageusement la corruption et la vulgarité, dans une espèce de mauvais feuilleton dont la télévision relance chaque jour les nouveaux épisodes. Cela étant, rien ne lui fait tant plaisir que je lui dise et lui répète ce que nous aimons des Italiens et de la culture italienne, de la cuisine italienne (dont la Professorella perpétue l’art avec une délicatesse sans faille) et du cinéma italien qui est l’émanation pure et simple de son peuple, ainsi qu’il nous le racontait ce soir en évoquant la façon de sa chère petite mère, au soir de son mariage avec la Professorella, de les accompagner jusqu’à leur maison et jusqu’à leur lit, temporisant à qui mieux mieux avant que sa jeune épouse ne fasse comprendre à sa chère belle-mère que, n’est-ce pas, c’était le moment de céder le pas et la place…La vie italienne est une comédie mais au sens profond, me semble-t-il, à savoir toujours un peu combinée à du tragique et du grotesque. L’autre jour, la Professorella nous racontait comment, à un examen universitaire, ses collègues napolitains, impatients de faire réussir leur candidate napolitaine, une vraie cloche mais de brillante et mondaine tournure, la firent passer pour gravement atteinte de cruelle maladie (un cancer et, double infortune, ahimé, au sein gauche tant qu’au sein droit) avant que, devant l’obtuse incorruptibilité de leurs pairs, ils n’eurent recours aux plus hautes autorités académiques et ecclésiastiques pour tenter de faire pression en faveur de la pseudo-moribonde. Ce cinéma n’a son équivalent nulle part, et c’est pourquoi nous aimons l’Italie.La société italienne est en butte à une évolution de ses pratiques politiques et institutionnelles, au plus haut niveau, qui marque une coupure croissante entre le pays réel et la classe politique, sous l’effet de comportements ressemblant de plus en plus à des modèles de type mafieux – c’est du moins ce qu’un ami de la Professorella, philosophe n’ayant rien d’un prophète de bistrot, nous disait encore hier soir.Or faut-il s’en inquiéter ? Certes, il le faut. Nous nous en en inquiétons donc en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone, tout en nous racontant à n’en plus finir des histoires de nos vies. Nous nous en inquiétons en passant aussi en revue nos dernières lectures ou nos derniers films. Nous n’y pensions plus cet après-midi en nous baladant de ruelles en places, à travers la ville supervivante de Lucca, puis en nous exténuant de bon bruit humain dans une trattoria de là-bas, mais ce soir, à l'instant de m'inquiéter de nouveau de tout ce qui fout le camp, et pas qu'en Italie, je pense à vous, Pascal, à Ramallah, et à ce simple geste de regretter d’avoir manqué de respect à un homme. C’est comme ça, j’en suis convaincu, que commence la réparation de tout ce foutu pasticcio…Ramallah, le 27 mars 2008Cher JLK,J'ai ri à la lecture de vos inquiétudes communes sur le destin de l'Italie, avec le Gentiluomo et la Professorella, « en dégustant des Ricciarelli de Sienne arrosés d'Amarone ». Nous aussi nous nous sommes inquiétés de tant de choses, hier soir, devant quelques verres d'arak, du hoummos, du mutabal et une belle assiette de tabouleh. Heureusement que nous ne sommes qu'humains, et que notre capacité au souci est limitée… imaginez le monde tel qu'il serait sinon, de longs cortèges de spectres errants, qui ne boivent pas et qui ne mangent pas, graves et muets, qui déambuleraient, tristes et courbés, se grattant le menton, hantés par le sort des fourmis d'Amazonie…Mouna, ma voisine de table, me disait hier qu'elle aussi pouvait oublier la situation, depuis qu'elle travaillait à Ramallah. Avant c'était plus dur, elle se rendait tous les matins à Jérusalem, elle ne supportait pas les files d'attente et les humiliations. Jérusalem n'est qu'à 15 km de Ramallah, mais l'espace ici se déploie différemment… On peut mesurer les distances en semaines de bateau, en heures d'avions, en kilomètres au compteur ou en nombre de pleins, ici on compte en nombre de checkpoints. On pourrait compter en cigarettes aussi : un ami palestinien, ancien résident à Jérusalem, me racontait (avec les exagérations qui sont le propre des bonnes histoires) qu'avant il allumait sa clope du matin en montant dans le taxi, et qu'il l'écrasait en arrivant devant son bureau, à Ramallah. Aujourd'hui, dit-il, le paquet tout entier y passe. Il a donc décidé d'arrêter de fumer, l'Occupation a du bon, tu vois. Il a arrêté de fumer, et puis il a déménagé à Ramallah. Et Mouna, pour la même raison, a quitté son travail à Jérusalem, et c'est ainsi que la Palestine se morcelle chaque jour davantage, qu'elle se divise en îlots, en enclaves, en prisons.Comme ailleurs dans le pays, l'espace qui sépare Ramallah de Jérusalem est devenu incertain, mouvant. Un cauchemar de géomètre, impossible à appréhender autrement que par l'expérience quotidienne, et celle-ci sera différente chaque jour, et Jérusalem ressemble de plus en plus à la Jérusalem Céleste, si loin si proche, une abstraction flottante. Regardez cette carte des Nations-Unies : la situation est illisible, la cartographie est devenue impuissante à décrire le terrain. Elle arrive tout juste à donner une idée de la confusion.C'est en feuilletant un rapport des Nations-Unies, il y a trois ans, que j'ai commencé à comprendre l'ampleur du désastre : tout y figure, tout y est répertorié. Le nombre d'accouchements dans les files d'attente, le nombre de personnes décédées dans des ambulances bloquées, tout, daté, documenté, avec le beau logo des Nations Unies à chaque page, je t'assure que c'est sympa à lire, le soir. Des kilos de rapports, des tonnes de chiffres, estampillés ONU, CICR, sans parler d'autres organisations moins (re)connues, telle B'Tselem, centre d'information israélien pour les droits de l'homme dans les territoires occupés - son dernier rapport donne 885 mineurs palestiniens tués par les forces de sécurité israéliennes depuis 2000. Il y a tout, par zone, par tranches d'âge. L'ampleur du désastre n'est pas la monstruosité de ces chiffres, bien sûr, mais leur inutilité absolue. On pourrait empiler les rapports jusqu'à la Jérusalem Céleste que ça ne changerait rien. 885 enfants tués, 885 familles en deuil. 885 histoires à raconter, 885 tragédies à écrire, à mettre en scène. Une bonne suffirait, peut-être ? On en a écrit des centaines déjà.Mouna, ma voisine de table, a vécu en exil jusqu'à il y a dix ans, dans des pays prospères, tranquilles. C'est tout de même ici qu'elle se sent le mieux, c'est le pays de ses parents, de sa famille. Et puis malgré ce qui est arrivé à ses enfants, elle se surprend souvent à oublier la situation. Je ne lui demande pas ce qui leur est arrivé, ils sont bien vivants, eux, ils étudient à Londres, alors nous parlons de Londres, et je me ressers une plâtrée de hoummos. C'est un véritable péché, le hoummos, si vous ne connaissez pas je vous en ramènerai.(Entre nous : tu auras compris que je ne suis pas un enragé. Mais parfois c'est plus fort que moi, et la littérature c'est aussi ça : écrire ce qui est plus fort que soi... J'essayerai de me retenir, notre correspondance m'est chère, quand elle parle d'autre chose, mais parfois c'est tellement à gerber, je te jure…)Marina di Carrara, le 27 mars, soir.Caro Pascal,Pourquoi vous retiendriez-vous ? Ces lettres n’auront de sens que si nous nous parlons en toute sincérité, au fil de ce que nous vivons l’un et l’autre. Je ne raconterai pas ici, discrétion oblige, l’enfance et l’adolescence de la Professorella, qui relève des désastres de la guerre, ni non plus les récits que nous fait le Gentiluomo de quarante ans de fréquentation de la créature humaine, au titre de défenseur des braves et des moins braves gens. Je ne vais pas non plus vous faire l’injure de prétendre que tous les malheurs se valent « l’un dans l’autre ». Certains Suisses, qui ont coupé à la guerre, ont parfois prétendu que ne pas subir la guerre était encore pire qu’en souffrir, sous prétexte qu’imaginer le malheur est aussi difficile que de l’endurer. Je n’invente rien.Le grand Ramuz l’écrit pendant la guerre 14-18. Alors que le pauvre Cendrars, engagé volontaire, saigne sur un brancard avant de se faire amputer et de vivre des jours hallucinants dans la chambre d’un jeune soldat qui crèvera de façon atroce, littéralement achevé par un officier chirurgien (c’est raconté dans J’ai saigné), Ramuz écrit comme ça que certes, c’est bien affreux de penser que des milliers de jeunes Français sont en train de mourir dans les tranchées, mais que de penser cela aussi est une souffrance, au moins aussi douloureux que de le vivre.Eh bien non : ce n’est pas pareil. La pesée des douleurs est une opération tout à fait impossible, mais disons que certaines situations « limites », vécues par nos frères humains, appellent un minimum de réserve de la part des « privilégiés » que nous sommes, étant entendu que cette appellation cache souvent de grandes détresses. Bref, parlons de ce que nous voyons et vivons, de ce qui nous révolte et qui nous enrage ou nous encourage au contraire.Ce qui m’intéresse, dans ta dernière lettre, ce sont les détails. Ce n’est qu’ainsi, je crois, qu’on peut vraiment en apprendre un peu plus sur une situation, et se sentir un peu plus réellement concerné. Patricia Highsmith, qu’on limite stupidement aux dimensions d’un auteur policier, me disait un jour que seule la réalité l’intéressait. A savoir : les faits réels, souvent insignifiants en apparence, mais qui font que tel va devenir, dans les pires circonstances, un kamikaze, alors que tel autre, son frère, vivra un tout autre destin. Patricia Highsmith pensait que tout crime avait pour origine une humiliation, récusant l’idée que le mal est ancré dans l’homme. Fort de son expérience, notre ami le Gentiluomo pense qu’au contraire certains individus sont criminels par « nature » alors que tel assassin, par exemple par passion, n’a tué que sous l’effet de celle-ci et n’est en rien un vrai criminel. La Professorella en visite d’ailleurs un, à la prison de Pise, qui a tué sa femme adorée et blessé son amant avant de s’égorger lui-meme sans s’achever, et qui poursuit aujourd’hui de sérieuses études en attendant sa libération, vers 2020...As-tu jamais eu envie de tuer ? m’a demandé hier soir le Gentiluomo. Je lui ai répondu sans hésiter que oui : qu’il y a quelques années, observant des dealers au parc Mozart de Vienne, j’ai pensé que, sans doute, si l’on m’avait permis de faire un carton sur ces ordures, je l’eusse fait. Ce que je voyais de réel était là : c’étaient ces jeunes filles et ces jeunes garçons réduits à l’état de spectres suppliants par ces salopes. Le détail, c’était le tremblement des mains des junkies et l’acier du regard des dealers. J’aurais volontiers tué rien que pour ça.A propos de Mai 68 tel que je l’ai réellement vécu, j’ai oublié de vous raconter deux ou trois détails qui enrichissent encore le tableau dans la nuance du ridicule qui m'est cher. Après notre escapade au Quartier latin, inspiré par les provos d’Amsterdam, j’ai en effet fauché une Mobylette que j’ai peinte en noir avec l’intention de la remettre en circulation au titre de l'instauration d'une nouvelle forme de propriété collective. Comme je me suis fait piquer par les flics avant d’accomplir cet acte que je me proposais de répéter ensuite, j’eus à remplacer fissa le véhicule, propriété du fils du rédacteur en chef d’un journal agricole, en m’engageant comme moniteur d’alpinisme rétribué au service de groupes de jeunesse belge qui chantaient le soir, devant les sommets immaculés, un chant nationaliste à la gloire du lion des Flandres…A cette époque, cette phrase de Paul Nizan me semblait rendre compte exactement de ce que je ressentais : « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie ».Aujourd’hui, je dirais les choses autrement. Amitiés, JLS. -
Par-dessus les murs (5)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza interrompit finalement...La Désirade, ce lundi 18 mars, 15h 48.Cher Pascal,Vous m’envoyez une image de Ramallah sous la neige d’hiver d’il y a trois mois, et je me dois donc, malgré celle qui est revenue cette nuit sur nos hauteurs, de vous annoncer le printemps par le truchement d’Olympe.Les narcisses ne sont pas encore en fleur, mais ils pointent en toupets entre les primevères et les perce-neige. L’heure n’est plus aux folles descentes de luge de Sonloup aux Avants (là précisément où Hemingway venait se griser à l’époque de la Conférence de Lausanne), mais elle sera bientôt à la chasse à la martre et à la loutre que le lascar pratiquait en nos régions, et qui ne se montrent plus guère à vrai dire. Le gibier qui nous reste, à nous autres chasseurs virtuels qui ne touchons ni au lynx (sur les hauts) ni au coq de bruyère non plus qu’au blaireau pataud ou au daim gracieux, se réduit donc quasiment au militant écolo et à la démarcheuse de gelée royale.Pour mémoire légendaire, j’ajouterai que c’est dans le val suspendu que surplombe notre Désirade que s’achève L’Adieu aux armes, du même auteur qui s’est fusillé lui-même en été 1961, l’année aussi de la mort de Céline et de nos quatorze ans, où mon ami allemand Thomas et moi nous tâtions de nos premières cigarettes dans les fougères du bord du Danube, en Souabe profonde.À ce propos juste une histoire moins bellement symbolique que les vôtres mais qui dit aussi notre époque : il y a deux ans de ça, me demandant ce qu’était devenu Thomas, je le cherche sur Internet et en trouve, à l’appel de son nom, une bonne vingtaine (un acteur de théâtre à Berlin, un directeur de gymnase de Munich, un marchand hessois signalé à Baltimore en 1846, etc,) mais pas mon Thomas. Je regarde donc le site de sa ville natale et crac dans le sac : voici mon Thomas au cabinet médical repris de son père. Alors de lui écrire et pour apprendre quoi ? Qu’il a deux filles comme nous et une résidence alpestre à trois coups d’ailes de notre propre nid d’aigles – et de nous retrouver bienôt, tellement jeunes et pas changés, nicht wahr ?Robert Walser a passé le dernier tiers de sa vie dans le « modeste coin » de la clinique psychiatrique d’Herisau (1933-1956) sans écrire plus rien mais en gardant toutes ses facultés de discernement, comme l’illustrent les merveilleuses Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig. Ce livre est baigné par la quintessence de la sagesse walsérienne, à la fois lucide et mélancolique. Tout en se baladant par les campagnes et les montagnes au fil de marches immenses, ponctuées de repas dans les auberges, l’écrivain parle au journaliste (qui note tout de tête et copie le soir son précieux rapport) de ses souvenirs d’Europe, de Berlin, de Vienne, de Musil, de Kafka et du monde comme il va (cette bruyante bête d’Hitler qui monte qui monte), ou encore de Tolstoï et de Dostoïevski, entre bien d’autres sujet. Rien ne remplace évidemment les textes du poète lui-même, mais ces promenades ont un charme incomparable autant qu’un vif intérêt documentaire. J’en enverrai volontiers un exemplaire à vos parents pour qu’ils vous le remettent ainsi que le My first Sony de Benny Barbash.On m’a reproché de parler trop vite dans 24 Heures de ce livre que je n’avais pas fini de lire (mettons 120 pages sur 426…) mais voilà le travail : notre seule page littéraire sort le mardi, ensuite de quoi il y aura Pâques et d’autres thèmes d’actualité à foison.Dans certains cas, nous sommes là pour amorcer les curiosités, et je suis content de l’avoir fait car ce livre, que je lis maintenant en entier me captive comme si je lisais ma propre enfance alors que mes parents ne se chamaillaient pas, que notre famille n’a subi ni la guerre ni aucune dictature, etc. Mais là encore il s’agit de ressemblance humaine, et ressaisie dans une espèce de flot prousto-célinien très singulier, à l’heure du simultanéisme et des liens familiaux et sociaux en constante crise.De fait, l’histoire du vieil Horst Rippert est émouvante, même si c’est un « classique » des aléas de la guerre. Je suis en train de lire Orages d’acier d’Ernst Jünger, qui évoque le monde des tranchées avec une sorte d’hyperréalisme hallucinant. L’autre jour encore, à Paris, nous sommes sortis, un ami et moi, complètement bouleversés par le film consacré à la reconstitution (par les acteurs du drame) de la bavure américaine d’Haditha, où des mères et des enfants sont massacrés sur le coup de sang d’un sous-officier lui-même broyé par la machine de guerre. La ressemblance humaine ? Jamais elle n’a paru plus criante que dans ce chef-d’œuvre du film anti-guerre. Et combien de petits princes là-dedans, alors qu’on continue à lire Terre des hommes dans sa traduction allemande…Ramallah, le 22 mars 2008Caro JLs,Vos souvenirs m'en rappellent d'autres, des amphis enfumés, le rez-de-chaussée d'une maison délabrée, dans la banlieue de Strasbourg, où l'on s'écorchait la gorge à refaire le monde. Les historiens tenaient le haut du pavé, ils maniaient mieux la rhétorique, Georges était anarchiste, son idée était simple, facile à vendre, c'était un bon slogan publicitaire, ni Dieu ni maître… On avait l'impression qu'il avait tout compris, lui, excepté peut-être que ce qui l'intéressait, au final, comme tous ceux qui tenaient le balais, c'était le pouvoir. Mais je les enviais assez, même ceux de l'UNEF qu'on virait à coups de pieds dans les fesses, ils avaient tous leur Coran, écrit par Marx ou Bakounine, tout s'y trouvait, et surtout la solution miracle d'un monde parfait. Leur foi les portait, les galvanisait, ils sortaient tout électrisés avec leurs banderoles maculées de peinture encore dégoulinante, et on restait quelques-uns dans la salle, au milieu des cendriers et des bouteilles de Fisher, un peu plus littéraires peut-être, un peu moins convaincus, qui aurions aimé causer encore, pour être tout à fait sûrs de ce qu'on faisait… on finissait par rejoindre le peloton dare-dare, c'était quand même là qu'on s'amusait le plus, dans la petite foule d'excités, hurler à tue-tête, insulter les RG.La grande différence avec d'autres printemps, c'est que quand nous sortions de nos réunions, au milieu de la nuit, il n'y avait personne dans la rue. Pas de camping sur le campus, pas de feux de joie, pas de restes de banderoles, pas de belles phrases peintes sur les murs. On en écrivait quelques-unes alors, pour combler ce vide insupportable, de petits poèmes sur de grands murs vides. Sous les pavés la plage, sous le béton le béton…J'ai longtemps regretté, comme beaucoup d'amis, cette époque de combats que nous n'avons pas connue. On a soufflé sur les braises de vos révolutions, on gratouillait la guitare, ça roulait sec, on s'échangeait des albums de Led Zep. Difficile d'être plus réacs, en somme. Pourtant, aujourd'hui, à lire vos souvenirs, je me dis que ces moments n'étaient pas moins intenses. De haut de l'objectivité historique, ça n'avait pas le même souffle, bien sûr, mais l'essence du combat était là, dans nos manifs de cinquante pelés sous la pluie. On a fait l'expérience de l'illusion (parce qu'on en avait, cinquante pelés ça suffit à entretenir les rêves), et on a fait l'expérience de la désillusion, on n'a même pas eu besoin de toute une vie – à vingt-cinq ans c'était fini, on a pu passer à autre chose, parce qu'il y a toujours autre chose, caché là, derrière la globalisation et les écrans d'ordinateurs. On ne sait pas bien quoi, mais on trouvera, avec l'aide des suivants.Le libéralisme vieillit à vitesse grand V, et il n'aura même pas eu besoin d'un Staline. Le libéralisme est un totalitarisme comme un autre, même si le dictionnaire les donne comme contradictoires : c'est une autre façon de prétendre à la quiétude d'une réponse ultime, d'un système total. Voilà encore une idée agréable, tellement satisfaisante, quand on a le ventre plein, que de croire qu'en croisant les bras tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes… il n'y a pas de système parfait, pas de jardin qui s'entretiendrait tout seul, si tu veux du raisin mon gars faut tailler ta vigne. Il n'est plus possible de croire aux mains invisibles, quand même la nature, si souvent appelée à la rescousse par ceux qui soutiennent que l'homme n'est qu'un loup, et qu'il doit vivre conformément à sa nature lycanthrope, nous montre le contraire : que sans contrôle politique, la liberté d'entreprendre fait noircir le ciel, craquer les glaciers et monter le niveau des mers.On est passé au-delà des vieilles dualités et le sage Président de la République Française l'a bien compris, ce philosophe d'exception qui invite tout le monde à sa table, pour réfléchir, tranquillement, dans le silence, à l'avènement d'un monde meilleur... En attendant on écoute toujours Led Zep, et je trouve sur le web cette image amusante, un Ipod sur un 33 tours, sous-titrée "cómo han cambiado las cosas en 4 décadas"… Nothing has changed, everything has changed, chante Bowie dans un de ses derniers disques.Marina di Carrara, Pasquetta, le 24 mars.Cher Pascal,Revenons donc à la vie et par conséquent à la réalité réelle, telle que nous la vivons et telle certes que nous aimerions la changer, mais qui est toujours mille fois plus intéressante et inattendue que les discours abstraits, les fantasmes et les concepts, par exemple devant un bloc de marbre.J’étais loin, ce matin encore, d’imaginer tout ce qu’un bloc de marbre pourrait me raconter aujourd’hui, et d’abord qu’il nous conduise le même jour à l’origine de l’anarchie italienne et au sommet de l’art brut. On connaît, évidemment, la ressource séculaire de Carrare, que représente son marbre blanc. Les carrières de celui-ci sont exploitées depuis l’Antiquité, et tout étranger qui passe par là ne manque pas de s’exclamer « ah oui, Carrare, le marbre de Carrare… », en voyant au mieux, de près, les dépôts de blocs entassés autour de la ville et jusqu’au port marchand de Marina di Carrara, ou, de loin, depuis l’autoroute, les entailles blanchâtres faites dans la montagne. A ces distances, le bloc de marbre n’a rien à raconter : il reste aussi lisse ou aussi opaque qu’un discours ou qu’un cliché.Le bloc de marbre ne parlera qu’à qui l’écoutera vraiment, et c’est ainsi qu’avec nos amis la Professorella et son conjoint le Gentiluomo, nos chers hôtes de Marina di Carrara qui nous ont conduits dans la montagne aux crêtes enneigées, nous avons peu à peu découvert les marches de plus en plus hautes et de plus en plus enfoncées des carrières évoquant des espèces de temples cyclopéens à ciel ouvert, aux faces miroitantes évoluant du blanc cireux au bleu sérac.Le grand récit du marbre nous ferait remonter à la nuit des temps géologiques, mais ce n’est pas celui-ci, ni celui des siècles d’exploitation, à tous le sens du terme, que nous a fait aujourd’hui notre bloc de marbre, même si la première des histoires qu’il nous a racontées se trouvait gravée sur la stèle de l’ouvrier exploité : Ai compagni anarchici uccisi sulla strada della libertà. Aux camarades anarchistes tués sur la route de la liberté. De fait, c’est à Colonata, petit village de pierre se dressant sur les hauteurs très escarpées de la montagne, que se situe le berceau de l’anarchie italienne née de la révolte d’hommes réduits au servage « da stelle a stelle », des étoiles du matin à celles du soir, nourris de lard blanc et de pain dur jusqu’au jour où, quelques-uns, rompant la sujétion collective, se mirent à tailler des blocs pour leur propre compte et à diffuser les idées du refus d’obtempérer. On les appelle les Spartani, descendants lointains des frondeurs de Sparte…Comme votre ami Olivier, cher Pascal, ma révolte juvénile s’est abreuvée des chansons de Brassens et de Ferré, bien plus que de Marx, autant que des écrits de Morvan Lebesque, maître polémiste du Canard enchaîné de mes quatorze ans, qui m’inspira mon premier article de gamin pacifiste ; mais pour autant, je ne saurais me dire anarchiste à si bon compte. Aucune importance à vrai dire : seule compte l’histoire de ces hommes qui se sont levés contre l’exploiteur et qui ont dit non, comme d d’autres disent non aujourd’hui encore à la corruption ou à la crétinisation tous azimuts.Autre belle histoire racontée, par le marbre, en contrebas de la même montagne, sur le bord d’un torrent où se dressent des centaines de sculptures d’une saisissante puissance expressive : celle de Mario del Sarto « poète du marbre de Carrare », comme on a qualifié cet artiste brut de haute volée, qui a recréé à même les pentes vertigineuses ou sur telle corniche ou tel replat, un ensemble de bas-reliefs, de figures en ronde-bosse, de bustes, de têtes, de scènes religieuses ou mythologiques à la fois émouvants, comme autant d’efflorescences hors-académisme, d’une beauté rude et quasi magique, où le marbre diffuse ce qu’on pourrait dire l’âme de l’humanité.Ramallah, le 20 mars 2008Moj velky brat,Ach, la politik, cette superbe saloperie. C'est à croire qu'il ne faudrait jamais chercher à appliquer les idées. Elle semblait bonne au départ, vous la plantez en terrain fertile et puis ça pousse n'importe comment, ça devient carnivore, ça rampe et ça vocifère, ça traverse les murs et ça fait éclater les maisons, et à Bratislava le jeune homme n'a plus le droit d'étudier, il a vingt-cinq ans, il quitte son pays et sa famille et se retrouve en Suisse, dans un centre pour demandeurs d'asile, auprès d'une famille d'accueil ensuite, parce qu'à chaque poing dressé répond une main tendue… pour lui c'était les mains d'Albert et de Berit, que je considère aujourd'hui comme mes autres grands-parents.Ici aussi, des hommes et des femmes ont voulu bien faire. Construire une communauté et cultiver des oranges, et puis ils ont créé une machine de guerre, et un pays qui vit dans la peur. Un ami m'a écrit, il me dit qu'il aime bien nos lettres, mais que tout de même, c'est sacrément politiquement correct, notre truc. Je pense d'abord qu'il a tort, ce n'est ni correct ni incorrect, parce que ce n'est pas politique. Et puis à y repenser, c'est forcément politique, et pas seulement parce que j'habite à Ramallah. C'est politique parce que la politique est transversale, ni plus ni moins que la littérature, elle est partout, sous nos mots aussi, bien sûr. C'est pour ça qu'elle est si difficile à tenir à distance, parce qu'elle est humaine également, qu'elle procède des mêmes mécanismes qui nous conduisent à construire une maison, à fonder une famille, et que l'homme, à un moment où un autre, ne peut que refuser de tendre la main, parce que ce serait nier jusqu'à son humanité.J'arrête.Tout ceci n'est pas de mon ressort, velky brat, je suis piètre philosophe, et vous avez traversé des tempêtes dont je ne connais que les noms. J'espère que vous me raconterez, quand nous nous rencontrerons, comment vous avez serré à nouveau la main de Dimitri. Je ne vous tends pas la mienne, tovarichtch, aujourd'hui je me permets l'accolade,PascalPS. Le combat ordinaire, de Manu Larcenet, raconte aussi des histoires de mains tendues, entre autres. Je relis le second tome ce matin, jamais une bande dessinée ne m'a autant ému, et pourtant je suis bédéphile en diable... Elle transcende avec talent la mode de l'autobiographie nombriliste, qui sévit depuis quelques années dans le monde des bulles.La Désirade, le 20 mars, 21h.33Pan Towarysz,Votre ami nous trouve trop politiquement corrects, mais dans quel sens l’entend-il ? Je me le demande, parce que la notion et ce qu’elle exprime ont pas mal évolué depuis la première fronde opposée, aux Etats-Unis, à la political correctness, par exemple sous la plume libérale d’ un Allan Bloom, en 1987, avec L’Ame désarmée stigmatisant le déclin de la culture générale dans l’enseignement américain et le verrouillage des mots d’ordre progressistes. Je me rappelle, pour ma part, avoir écrit des papiers très favorables à ce livre, alors que nos bien-pensants de gauche le taxaient de fascisme. Je n’exagère pas: c’est le terme utilisé par un professeur de l’Université de Lausanne dans un journal de nos régions. Non seulement « réactionnaire », ce qui pouvait passer, mais fasciste.Or qu’est-ce qu’être « politiquement correct » en Europe, quarante ans après Mai 68 ? C’est être de gauche pour les gens de droite, ou rester constructif pour les nihilistes et autres cyniques de tous bords. Si la révolte démocratique, le goût de la justice ou la simple générosité relèvent du « politiquement correct », alors vive ça…Je me suis éloigné très vite, pour ma part, de la pensée clanique du groupuscule progressiste auquel j’ai adhéré en 1966, parce que très vite diverses choses m’ont dérangé dans nos soirées enfumées: la hargne autoritaire des tenants du dogme, la surveillance mutuelle au nom de ceux-ci et la langue de bois, que je dirais plutôt langue de fer. Je me rappelle le ricanement de notre idéologue en chef me surprenant à lire Charles-Albert Cingria, illico taxé de « fasciste ». Charles-Albert fasciste ? Disons qu’il avait souscrit, autour de ses vingt ans, aux idées de Maurras, mais c’est à peu près là que s’en tient sa « pensée » politique, oubliée ensuite. Mais hélas je pêchais, moi, par «littérarisme »...En mai 68, nous avons débarqué, petite troupe estudiantine en procession de 2CV chargées de précieux stocks de plasma sanguin pour « nos camarades des barricades », en pleine Sorbonne nocturne en proie à toutes les agitations fébriles, entre rumeurs (« Les fumiers de flics ont violé une militante du côté de l’Odéon ! » - « J’crois bien que j’ai vu Sartre passer dans la cour ! » et débats à n’en plus finir dans les auditoires, où j’ai découvert que la parole se transmettait à qui détenait le bâton. Des balais faisaient aussi l’affaire. Avais-tu quelque chose d’important à dire ? Tu t’arrangeais pour choper le bâton ou le balai, et c’était parti pour une nouvelle harangue. La nuit entière y a passé...Ce qui m’a frappé, dès le lendemain matin, c’est mon incapacité à gober ce qui se disait et se répétait de trottoirs en terrasses: que ça y était, que la Révolution était faite, que plus jamais ce ne serait comme avant.Or notre idéologue en chef nous attendait, au retour, avec un sourire de travers, comme à une fin de récréation. Lui non plus ne croyait pas que la révolution fût déjà faite. Du plus sérieux se préparait d’ailleurs, plus ou moins dans le secret, à quelques mois du virage trotskiste de ce qui deviendrait la Ligue marxiste révolutionnaire.Autre flash-back personnel mais datant de 1967 : cette vision du petit gars invité à la télévision pour y présenter la pensée de Marcuse, et le journaliste me demandant si Marcuse pouvait être compris des ouvriers, alors le petit crevé de parler gravement de « Marcuse et des masses… », et moi l’un de ne pas reconnaître moi l’autre. Mais déjà j’avais flairé, en Pologne, la réalité réelle du socialisme appliqué…Saloperie que la politique ? Mon père disait plus placidement que « la politique c’est la politique », mais je serais plutôt du parti de ma mère qui, dans sa vieillesse solitaire, envoya une lettre personnelle au ministre en charge des affaires du troisième âge pour l’enguirlander – je garde d’ailleurs précieusement la réponse toute personnelle du Conseiller fédéral Caspar Villiger, nimbée de fumée de cigare démocratique.Un jour, Pascal, nous parlerons démocratie à Bratislava. Je te parlerai alors, toi qui pourrait être mon fils, sauf que je me sens ce soir 7 ans autant que 700 ans, de mon ami G.K. Chesterton qui est à mes yeux la générosité incarnée, ne serait-ce que parce que, avec son gros cul, il libérait trois places d’un coup en se levant dans l’autobus; et je te citerai de mémoire deux de ses propositions touchant au principe de la démocratie. D’abord que « ce qui est commun à tous les hommes est plus important que ce qu’ils ont en particulier ». Aussi dit-il (c’est écrit noir sur blanc dans La morale des elfes) que « les choses ordinaires ont plus de valeur que les choses extraordinaires ; bien plus, ce sont elles qui sont extraordinaires ». Ensuite que la vraie démocratie va de pair avec la tradition plus qu'à l'idéologie du progrès. Et ceci pour l’éloge de la politique qui échapperait à l’obsession du pouvoir, à la vengeance ressentimentale de Caliban ou à la démagogie des élites jouant avec le désespoir de Billancourt: « Tout démocrate récuse l’idée qu’un homme soit discrédité par le hasard de sa naissance », écrit encore Chesterton, et moi j'ajoute que ce hasard englobe la génération 68 dont tu aurais des raisons (avec Houellebecq & Co) de contester le discours « politiquement correct ». Chesterton est du parti des fées et donc de la tradition, du vrai peuple qui a une mémoire et une sensibilité forestière. « J’ai toujours été plus enclin à suivre la foule anonyme des travailleurs que la classe confinée et querelleuse des gens de lettres, à laquelle j’appartiens », persifle-t-il.Dans le genre gendelettre, un littérateur suisse incarnant par excellence le « politiquement correct », notre cher Daniel de Roulet, qui se flatte-repent d’avoir été terroriste en 68, disons plus justement incendiaire du dimanche, n’a pas son pareil pour repérer ses pairs « politiquement suspects ». Je me flatte, sans me repentir, d’en être. Et je sens, Pascal, que vous en prenez dangereusement la voie. Continuez. Ahimè, ciao ragazzo, ciao compagno caro... -
Par-dessus les murs (4)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza interrompit finalement...À La Désirade, ce dimanche 16 mars, entre 20h 37 et 21h 14Cher Pascal,Je vous entends mieux que je ne m’entends avec ceux qui posent à l’écrivain, avec table de l’écrivain, gilet de l’auteur qui vous rappelle que c’est dans ce gilet-de-l’auteur qu’il a écrit Mon gilet et moi, ou encore admirable compagne de l’auteur toujours prête à lui enfiler son gilet. Au vrai, cher confrère, les hommes de lettres m’emmerdent, mais les pantoufles, ça oui.Débarquer dans un hôtel comme le Louisiane, à Paris, où tant de viols littéraire consentis ont eu lieu du temps des Miller & Co, tant de beuveries et d’intrigues et jusqu’à la carrée perchée du cher Albert Cossery - que j’observais pas plus tard qu’hier dans la pharmacie voisine, se faisant délicatement bander les mains par une dame –, qui reste le plus vénérable témoin de ce lieu mythique mais pas snob pour un sou (à 80 euros la single + le petit dèje partagé l’autre jour avec l’éditrice de Nicolas Bouvier), débarquer donc, la phrase est longue, en ces murs et n’avoir point de pantoufles et de robe de chambre semblable à celle d’Oblomov, à savoir capable de vous envelopper trois fois comme un ciel oriental, bleu sombre et piquetée d’étoiles, serait déroger aux lois élémentaires du confort, qui n’est en rien un avachissement, en tout cas à mes yeux de disciple de Charles-Albert Cingria qui disait comme ça que « l’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau…»Et l’écrivain là-dedans ? On s’en contrefout donc s’il n’est pas d’abord un homme-humain, et l’on passe alors aux autres questions une fois cette question des pantoufles réglée.Pour l’inspiration, se doucher avant d’écrire me semble, personnellement, imprudent. Comme j’écris, personnellement, entre 5 et 8 heures du matin, donc au bord du sommeil encore, l’ablution chaude ou froide risquerait de couper la première phrase tirée de la pelote du sommeil, et ensuite te voilà distrait, plus moyen d’oublier que tu n’es pas qu’un corps qui écrit et une âme en murmure, nom de Dieu mais où est ce satané fil à couper le beurre des mots, alors chewing-gum ou jeu vidéo, incantations ou feintes compulsives, non merci.Je conçois bien que, dans le voisinage de Palestiniens bruyants, ces questions paraissent de première importance.De la même façon je n’ai pas compris que d’aucuns trouvent décevant un Soljenitsyne, débarquant à Zurich en 1974, après que les Soviets l’eurent jeté, qui répondit aux médias que ce qu’il comptait faire en Occident était, premièrement, de se procurer de petits carnets et de stylos de diverses couleurs.Voilà l’écrivain : pour moi c’est un petit carnet et une certaine encre verte. Vous pouvez m’envoyer au goulag : si c’est avec mes petits carnets et un stock de cartouches vertes, je marche.La solitude ? Cela dépend beaucoup des âges, je crois, comme les pantoufles et la compagne ou le compagnon de votre vie, les enfants et les animaux de compagnie. Pensez-vous que les enfants soient compatibles avec l’écriture ? A vingt ans j’aurais parié pour le contraire, mais l’odeur délicieuse du caca de petite fille et la découverte fondamentale, pour moi, personnellement, n’est-ce pas, du fait que nous soyons mortels (découverte du matin de la naissance de notre premier enfant), tout ça compte mille fois plus à mes yeux que je ne sais quelle préparation de je ne sais quelle campagne d’écriture.Le gens de lettres de lettres, maréchaux de coton, parlent comme ça : je vais préparer une nouvelle campagne d’écriture. Ah, cher Pascal, je vous souhaite de laisser bien grandes ouvertes vos fenêtres sur la rue pleine de chiards palestiniens, et que leurs cris vous dérangent, que vous ayez l’envie de les égorger en attendant que vous propres chiards vous réveillent la nuit… C’est si bon, d’être réveillé par la vie. Allez, prenez bien soin de vous et de votre bonne amie. Amitiés, JLK.Ramallah, le 18 mars, 2h26.Cher ami,Je ne sais pas si je trouverai My First Sony à Tel Aviv – merci pour la proposition d'envoi que vous m'avez faite, mais Ramallah est, entre autres, sous blocus postal, comme je vous l'ai dit, et les valises diplomatiques que je connais sont avares en littérature et en poésie, dès qu'elles dépassent les quelques grammes d'une lettre (les diplomates ont des choses plus importantes à transporter, on le sait, le whisky ça pèse, et les antiquités aussi, dans l'autre sens).Mes parents me rendent visite bientôt, ils m'apporteront le livre de Barbash et je me ferai une joie d'en reparler avec vous. Ce ne sera sans doute plus d'actualité et c'est tant mieux… Pour l'instant je suis plongé dans quelques Petits Textes Poétiques de Robert Walser, mon exotisme à moi… nous faisons ensemble de longues randonnées dans la montagne, il n'y a personne pour arrêter nos pas, un brigadier un peu méfiant, parfois, qui regarde notre accoutrement de jeune poète avec un peu de suspicion, mais il est plus bête que méchant, et il ne porte pas de M16 en bandoulière. Les couchers de soleil sont magnifiques, dans ces contrées, les femmes sont belles, qu'on rencontre à la nuit tombée, au détour d'une forêt, qui vous ouvrent généreusement la porte de leur chaumière, une lanterne à la main… Walser, c'est déjà le siècle précédent, 1914, la nuit des temps. Excusez la naïve extase, mais quel miracle, que ces mots qui nous parlent d'une époque à l'autre ! Nous cherchons dans nos lettres à dire la ressemblance humaine, entre ici et Israël, la Suisse et ailleurs… pourquoi la tâche semble-t-elle parfois si rude, quand nous pouvons tisser des liens avec des hommes qui n'existent plus, plus loin de nous encore, par-delà des guerres et des guerres ?Vous avez lu la nouvelle comme moi : on aurait retrouvé, il y a peu, le pilote qui a descendu Saint-Exupéry, en juin 1944. Il s'appellerait Horst Rippert, 88 ans aujourd'hui. Les quelques citations que je lis dans le journal (« sur » le journal, plutôt, puisqu'on n'enfourne pas sa tête dans un écran) disent un regret vrai et sans pathos de l'ex-pilote de la Luftwaffe. Ca a l'air authentique, et d'ailleurs qu'importe si derrière ce Horst se cache quelque escroc de talent, il y a quelque chose de très touchant dans cette histoire, que l'on doit sans doute au recul, au décalage temporel. Etrange rencontre posthume, entre un lecteur qui abat sans le savoir l'auteur qu'il admire, qui a toujours espéré, ensuite, « que ce n'était pas lui », pas Saint-Ex, dans l'avion qu'il pourchassait.Je suppose que des histoires similaires fleurissent ici, des fleurs sauvages entre les lourdes dalles de la guerre. J'en entends peu, je vous l'avoue. Karin Wenger, journaliste à la NZZ, m'en a raconté une – c'est une histoire vraie, ce qui signifie, dans le contexte présent, que ce n'est pas une histoire d'amitié, mais celle, plus simple, d'une rencontre entre un soldat israélien, qui a fait son pauvre boulot dans le camp de réfugiés de Balata, à Naplouse, et un habitant de ce camp.L'un a très certainement essuyé les tirs de l'autre, ils se rencontrent pourtant, quelques années plus tard, dans l'appartement de la journaliste, ici à Ramallah. C'est un tour de force, même si l'ex-soldat fait partie de Breaking The Silence, un groupe d'anciens appelés qui témoignent de leurs actes et des horreurs de l'occupation.La conversation durera toute la nuit. Nous n'en connaîtrons que quelques bribes rapportées, la journaliste s'étant sagement retirée, après le dîner. Au petit déjeuner, seul reste l'Israélien, le Palestinien est parti à l'aube. Celui-ci confiera plus tard à la journaliste que la conversation était intéressante, oui, c'était bien, ils ont parlé de choses et d'autres, de musique... L'Israélien lui a confié ses projets, il aimerait prendre des cours d'espagnol, à Madrid, l'été prochain… c'est bien, c'est intéressant, oui, ça doit être bien, de pouvoir aller à Madrid, plutôt que d'être coincé en Cisjordanie, dans un camp de réfugiés, à attendre la prochaine incursion, les prochains tirs.Elle raconte cette histoire, et d'autres, dans un livre qui s'appelle Checkpoint, NZZ Libro Verlag. A paraître en août seulement… je reste fidèle aux décalages temporels, et vous joins cette photo du centre de Ramallah, prise il y a déjà trois mois. -
Par-dessus les murs (3)
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres échangées, que l'intervention de Tsahal à Gaza interrompit finalement...Ramallah, le jeudi 13 mars 2008.Cher JLK,À lire les horreurs que vous évoquez, on a l'impression que c'est vous qui habitez des terres périlleuses, tandis que je me prélasse au soleil d'une ville tranquille.On aurait raison: Ramallah est une ville tranquille, d'un certain point de vue c'est même la ville la plus tranquille dans laquelle il m'ait été donné d'habiter (quoique non, à bien y réfléchir, Bâle, où j'ai vécu pendant seize ans, était somme toute bien peinarde aussi). Cependant le calme peut se briser d'un instant à l'autre ici, je vous raconterai quelques-unes de ces tristes fêlures, mais dans l'ensemble, oui, c'est tranquille, je le dis sans forfanterie. On voit des drames, dans les foyers, comme partout, mais pas de serial killer, pas encore. Il y a quelques années, j'avais lu que l'Europe en était exempte, Jack the Ripper était l'exception londonienne, l'anomalie oubliée.Le tueur en série était un mal américain, et il aurait envahi le vieux continent en surfant sur la vague des hamburgers et des séries télévisées. La petite mode des fusillades dans les high-schools m'incite à croire que ce n'est pas complètement faux, l'idée d'un malaise propre aux pays du Nord, qui grandirait, qui se répandrait sur le monde. Suicides collectifs, tournantes, happy slapping... Je ne sais pas.Ce qui est sûr, c'est que ces dysfonctionnements-là n'ont pas encore atteint la Palestine.L'absence de solitude y est sans doute pour beaucoup… La tragédie de Jean-Claude Romand ne pourrait pas avoir lieu ici. Trop de liens unissent les gens, trop de curiosité aussi. Il serait impensable de rester seul toute la sainte journée, sans attirer l'attention. Impossible de vivre caché, pour reprendre le titre d'un autre film starring Daniel Auteuil (qui accumule ces mauvais rôles avec brio). Tout se sait, tout finit par se savoir, trop de solidarité, trop de conventions sociales, qui étouffent parfois l'individu, qui protègent aussi la société de ses fractures.Et tout ça fout doucement le camp, mon cher, comme les messes du dimanche, et je ne sais pas trop qu'en penser.J'ai vu The Pledge, sans avoir lu La Promesse de Dürrenmatt. Je me dis que Nicholson y incarne justement un type qui allait à la messe le dimanche, lui, et qui bascule dans quelque chose qu'il ne comprend plus…Ce qui est sûr, c'est que votre société n'est absolument pas propre sur elle, et que si l'écrivain dont vous parlez n'y trouve pas l'inspiration, il faut lui conseiller un oculiste, ou des vacances. La distance aide parfois à mieux voir les choses.Je ne suis pas le seul à prendre du recul…Notre ami Nicolas Couchepin, que vous connaissez, est venu nous rendre visite il y a quelques semaines. Il voulait changer d'air, et écrire tranquille (je vous l'ai dit, c'est tranquille…). Il travaille sur une histoire qui pourrait se passer n'importe où, mais qui se passe sans doute en Suisse. Une histoire qui aurait pu être inspirée d'un fait divers, si elle n'avait été inventée. Quelqu'un qui aurait moins d'imagination ouvrira le journal, il y trouvera sûrement son compte.À l'heure où j'écris, vous êtes peut-être assis dans le train qui vous mène à Paris... Bon salon du livre... Dans l'impatience de vous lire.Dans le TGV Lyria de Lausanne à Paris, ce 13 mars, vers 10h.Cher Pascal,Je ne sais ce qu’en penserait le perroquet palestinien Soussou, ni le taximan israélien moyen en lequel, comme Amos Oz me le disait un jour, il y a forcément un premier ministre en puissance, mais cette nouvelle selon laquelle, un député de je ne sais quel parti aussi extrême qu’influent a prétendu il y a quelque temps, devant la Knesset, qu’il y avait un lien évident entre les déviances sexuelles et les tremblements de terre, m’a rassuré sur la pérennité de la bêtise, jusqu’en Terre Sainte.Savoir que la bêtise n’est l’apanage ni de tel étudiant amstellodamois qui passe sa journée à se faire de la thune devant sa webcam, ni de tel pasteur vaudois qui ouvre son temple aux chiens des calvinistes du coin et à leurs chats tant qu’à leurs cochons d’Inde, est en effet réconfortant, cela aussi prouvant la ressemblance humaine, comme l’illustre d’ailleurs un essai passionnant qui vient de paraître sous la plume d’Alain Roger, intitulé Bréviaire de la bêtise, chez Gallimard. J’y reviendrai. Pour l’instant, devant le défilé des verts variés du Jura déclinant, je me rappelle aussi que cet essayiste pétulant, proustien distingué, à déjà traité de la « verdolâtrie » dans l’art français du paysage – vice bien partagé que vous devez sans doute entretenir vous aussi à l’approche de la saison sèche, et qui me tient personnellement aux tripes et à l’âme par l’Irlande et les hauts du canton d’Appenzell Rhodes-intérieures dont les vaches donnent un lait à moires vert absinthe.Or que cela a-t-il à voir avec Miles Davis ? Apparemment rien, sinon le vert pop d’une jeunesse de fils perpétuel (on ne l’imagine pas se penchant sur l’un ou l’autre de ses rejetons, d’où notamment la cuisante mauvaise conscience qu’il éprouvait envers son fils parti au Vietnam) dont Alain Gerber, que je vais rencontrer tout à l’heure dans un bar de la rue Théophile Gautier, montre bien le rapport de défi respectueux (ou de vénération contredite par son arrogance artiste) qu’il entretenait avec son père, à la fois dentiste et shérif. Miles était-il trop animal pour être bêtement bête ? Ce n’est pas exclu. Ce qui l’est en revanche est de rencontrer la bêtise chez un animal : tel est le premier enseignement d’Alain Roger, dont l’inventaire puise aux sources de la littérature plus qu’à celles de la philosophie, étrangement.La seule bête qui ne le soit pas, constate Alain Roger, est l’animal. Le crocodile est monomaniaque dans sa crocodilité féroce, mais pas bête. La tique semble fainéante ou je m’en fichiste accrochée à sa ramille (comme l’a souligné Gilles Deleuze) mais elle tombe toujours pile où il faut pour se planter dans le derme de telle ou telle créature trahie par l’odeur de son sang dont le parasite va se gorger. Quant à Youssou, les seules idioties qu’il profère sont celles qu’il répète en sa candeur narquoise et peu réfléchie en apparence, mais attention, l’animal n’est pas, là non plus, bête pour autant ; ni la dinde, toute sotte qu’elle paraisse, qui inspire une expression sage et gage d’intelligence, citée par Gerber : faire dinde froide, signifiant bonnement : décrocher de la drogue - Miles en savait quelque chose…(Soir à l'Hôtel La Louisiane) - Ma lettre avait précédé la vôtre, mais je suis ce soir trop rétamé pour y ajouter. Juste ceci: belle et bonne conversation avec Alain Gerber cet après-midi, et ce soir There will be blood dont on me disait des merveilles, mais que j'ai trouvé très remake léché et finalement décevant malgré l'acteur principal impressionnant. Or quoi de neuf là-dedans ? Messages amicaux de Paris mouillé et frimas, mais on aime Paris jusque sous les pluies acides...JLK.Ramallah, le 14 mars 2008.Cher JLK,Notre rencontre virtuelle a suivi un autre bel événement : la semaine dernière, j'ai vu mon passeport s'orner d'un visa israélien d'un an, entrées multiples.Jusqu'alors, je résidais ici à coup de visas de tourisme renouvelés. Ils couvrent les dix premières pages du passeport (jusque sous le blason de Lucerne). Je sortais du pays tous les trois mois, il n'y avait pas d'autre solution. C'était pénible, être obligé de faire ces aller-retour, et onéreux aussi, j'ai toujours pris l'avion, pour la France, la Suisse, la Turquie, parce qu'aux frontières terrestres, Jordanie, Egypte, les refus d'entrée sont plus fréquents. Je ne m'étends pas sur les joies des interrogatoires qui vous attendent à chaque sortie, à chaque rentrée. On m'a demandé une fois quel était le sujet de mon roman… je n'en parlais à personne, alors, et j'ai subi cette question insistante comme une violation de ma vie privée, de mon intimité, aucune fouille au corps n'aurait été plus pénible. Pourtant j'ai eu de la chance, mon interrogatoire le plus long n'a duré que trois heures. Certains passent dix heures à attendre sur les bancs de l'aéroport, ignorant de leur sort, certains seront raccompagnés jusqu'au premier avion en partance.La majorité des étrangers résidents à Ramallah sont dans le même cas. Des bénévoles, des salariés, étudiants, journalistes, vétérinaires, activistes, musiciens. Ou bien ce sont simplement des maris de Palestiniennes, des épouses de Palestiniens. Il est très difficile d'imaginer ce que cette précarité signifie vraiment. Ne pas être sûr de pouvoir revenir. Vous hésitez à acheter une nouvelle lampe, vous vous limitez à l'essentiel, vous trimballez avec vous vos biens les plus précieux. L'inconstance, l'instabilité de toute la région gagne le petit pré carré de votre vie privée, vous dormez sur des sables mouvants.L'année dernière, les refus étaient nombreux, avant chaque voyage les au-revoir avaient des goûts d'adieux, à bientôt, inch allah.Pour un étranger qui aurait décidé de s'établir ici pendant quelques mois, quelques années, le dommage est moindre. Pour une famille franco-palestinienne, qui y possède maison et voiture et emploi, c'est autre chose. R. et L. habitent ici depuis vingt-cinq ans, ils travaillent à l'université de Birzeit. Cela fait vingt-cinq ans qu'ils sont « touristes », et travailleurs illégaux, puisque rémunérés par une institution palestinienne. Vingt ans qu'ils jouent, tous les trois mois, avec le risque de ne jamais revoir leurs voisins.La semaine dernière, ma compagne a renouvelé son visa de travail, au Ministère de l'Intérieur à Jérusalem. Je l'avais déjà accompagnée trois fois en vain, en attendant notre tour je me suis juré de ne jamais remettre les pieds dans ces couloirs, quoiqu'il advienne. Et puis on est tombés sur une femme presque sympathique, presque souriante. Alors qu'elle appose sur mon passeport un visa d'accompagnement, long séjour, entrées multiples, nous réprimons un rire nerveux. Redescendu dans la rue, je hurle, nous esquissons un pas de danse, je passe le restant de la journée sur un nuage.Bien entendu, je ne pourrai toujours pas travailler à l'université, légalement. Bien sûr je n'échapperai pas aux interrogatoires. Mais je ne suis plus obligé de sortir tous les trois mois, mieux : je peux sortir quand je veux, je peux même décider de laisser mon ordinateur à la maison. On pourrait s'acheter un autre tapis, tiens. Magnifique passeport. J'aimerais l'encadrer, mais ce ne serait pas pratique, je m'en sers tous les jours pour franchir les check-points.Je crois savoir que certaines personnes, en Suisse, partagent ces angoisses. Que sous leurs pieds aussi, le sol brûle un peu. Est-ce vrai ? Je ne m'en suis jamais vraiment préoccupé, quand j'y habitais...Paris. Hôtel La Louisiane, ce samedi 15 mars 2008, 11h33.Cher Pascal,On m’a dit récemment qu’il y avait environ 5000 sans-papiers rien qu’à Lausanne. Chiffre non vérifié. Je me renseignerai plus précisément pour vous répondre et vous faire une esquisse de tableau de la situation des requérants d’asile en Suisse et de l’intégration des étrangers dans ce pays, dont la proportion est des plus fortes en Europe et qui se passe moins mal qu’on le dit ou le croit. La question n’est pas encore traitée sérieusement par nos écrivains, qui s’en servent juste pour assurer telle ou telle posture, mais les cinéastes s’y mettent, surtout en Alémanie traditionnellement plus politisée. Mais j’y reviendrai…Dans l’immédiat, j’aimerais plutôt évoquer LA rencontre que j’ai faite hier au Salon du Livre, après avoir découvert son livre, My first Sony, de l’écrivain et cinéaste Benny Barbash.Le premier Sony de Yokam est le petit magnéto qu’un gosse de 11 ans reçoit de ses parents (elle vient d’Argentine et picole grave, lui est écrivain et sèche sur son nouveau livre tout en couratant le jupon plus grave encore) au moyen duquel il enregistre tout ce qu’il entend – et c’est la formidable cacophonie d’un clan familial et de toute une société qui se trouve restitué par un véritable fleuve verbal que le charme et la drôlerie des observations de Barbash préservent de tout ennui.Ce qu’on y découvre est une société prodigieusement volubile, où les gens se parlent de tout près et où tout passe par la politique, y compris la matière de son pyjama. Benny Barbash lui-même (en entretien hier) porte un regard acéré sur la situation actuelle, qu’il juge plus mauvaise encore qu’il y a dix ans (son livre se passe au début des années 90), mais la tonalité du livre, jusque dans sa véhémence débridée (on pense parfois à Thomas Bernhard, en beaucoup plus chaleureux), est essentiellement dirigée « du côté de la vie », avec une énergie qui passe dans un verbe comme électrisé.Enfin, et ce fui LA grand secousse d’hier soir très tard au petit cinéma Le Brady de Jean-Pierre Mocky, spécialisé en films hors norme : le bouleversant Battle for Haditha de John Broomfield, à côté de quoi le pourtant fameux Full Metal Jacket de Kubrick paraît bien daté et limité au manifeste, alors qu’une compassion extrême et partagée entre les extrêmes opposés, comme dans les admirables Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, en fait un film anti-guerre d’une rigueur d’analyse et d’une puissance expressive, avec peu de moyens, littéralement stupéfiantes. C’est affreux et c’est d’une déchirante beauté, d’une profonde bonté.Or revenant à l’hôtel dans tous mes états, je me suis rappelé une fois de plus que le contraire de la haine n’est pas tant l’amour que la connaissance. A celui qui crache sa haine de tel ou tel pays, ou de tel ou tel peuple, je me garderai bien de répondre que j’aime tel pays ou tel peuple si je ne connais pas ce pays et ce peuple.La devise de Simenon était « comprendre, ne pas juger », qui me semble une base éthique basique, mais comprendre sans connaître est difficile, et juger sans comprendre : impossible.Je vous souhaite une belle et bonne journée de paix même précaire, en attendant qu’on puisse la dire « maintenant »…Votre Jls.Ramallah, le 16 mars, 15h.03.Cher JLK,J'adore donner mon avis quand on me le demande, mais aujourd'hui je m'interroge. J'ai besoin de réponses. Vous critiquez dans un ancien article l'ameublement de Sulitzer et de Villiers, je partage ces critiques (encore que la femme en laiton…), mais ce n'est pas suffisant. Comment vit un écrivain ? Comment vivez-vous, JLK ? Dans cet espace public qu'est le blog, et eu égard à la clause de confidentialité qui vous lie à votre compagne, je comprendrai vos réticences, mais tout de même, j'ai absolument besoin de savoir. Utilisez-vous des pantoufles ? Trouvez-vous l'inspiration le matin, sous la douche ? Faites-vous également, lorsque l'écriture bloque, des jeux vidéos idiots, genre Pacman ? Quel est votre score ? Pensez-vous que cendres et volutes soient les indispensables auxiliaires de l'écriture, ou bien avez-vous décidé, récemment, de mâcher trois chewing-gum à la nicotine chaque matin, jusqu'à vous en faire péter la mâchoire ? Que pensez-vous des bâtons de réglisse ? Trouvez-vous normal que l'immeuble qui jouxte votre atelier soit aussi bruyant, et que les passants hurlent ainsi dans leurs téléphones, au point que l'envie vous vient de sortir illico, avec hachette, couteau et cutter pour égorger le malotru qui vous a fait oublier, par son rire imbécile, la fin d'une phrase sublime ? Pensez-vous aussi que ces satanés Palestiniens feraient mieux d'aller bosser un peu, plutôt que de passer des heures à bavasser sous vos fenêtres ?J'ai besoin de savoir. Rêvez-vous parfois d'un travail de bureau, prendre son petit chapeau, son petit vélo, comme Kafka, dire bonjour aux collègues et casser une graine, midi tapant, et le café, attendre que 17 heures sonnent enfin, à la grande horloge de la sécurité sociale, et rentrer chez vous, exactement à la même heure tous les jours ou à peine un peu plus tard, si vous vous arrêtez à la boulangerie à l'angle des rues Morvandieu et Prêcheur, rêvez-vous aussi parfois d'une vie où vous pourriez vous laisser porter par les horaires et les consignes, épier la petite aventure entre Mademoiselle Loiseau et Monsieur Mouchu, tous les matins devant la machine à café, et ne pas devoir vous poser toutes ces questions sur la façon de gérer son temps ?Comprenez-vous, surtout, par quel mystère la fin d'un roman est plus difficile à écrire que le début ? Vous étiez persuadé, pourtant, que ça coulerait de source, allez, une fois la pompe amorcée, une fois fini le gros œuvre, il n'y avait aucune raison que ça ne glisse pas comme sur des roulettes lubrifiées à la graisse de phoque ! Et pourtant ça crisse et ça coince… Mais qu'espériez-vous ? Comment peut-on se résoudre à se séparer de ses personnages, même et surtout si ceux-ci sont exécrables?Comprenez-vous enfin, là-bas, pourquoi la solitude, cette chère amie, cette deuxième femme de nos vies, comprenez-vous pourquoi elle est si souvent, si parfaitement insupportable ? Allo ? M'entendez-vous, JLK ? -
Par-dessus les murs
(Pour commencer par la fin, alors que tout recommence...)Dernier échange épistolaire entre Pascal Janovjak, à Ramallah, et JLK, à La Désirade sur les hauts de Montreux, après 150 lettres rédigées entre 2008 et 2009 sur le blog littéraire des Carnets de JLK.Ramallah, le 1er mars 2009.Cher JLK,Me voici de retour à la maison, la poussière a eu le temps de se poser sur le clavier, les voyages secouent les neurones et remplissent les carnets, mais je regrettais l’atelier, et la table de travail. Par la fenêtre, la vigne folle lance ses sarments décharnés contre le gris du ciel, et je me replonge dans mon roman.Le retour n’a pas été facile, dans ce froid qui mord les os bien plus profond qu’à la Chaux-de-Fonds, où pourtant il ne fait pas bien chaud, le chauffage à gaz brûle le dos sans réchauffer les pieds, et le matin au réveil on se retrouve les pieds dans l’eau, il a plu toute la nuit et l’eau s’est infiltrée par je ne sais où, je soupçonne les joints de la fenêtre mais peut-être est-ce le mur qui est pourri. Je calfeutre avec ce que j’ai sous la main, ça aidera, je fais comme tout le monde ici: on rafistole, on s’arrange, alors même que tout va à vau-l’eau.Ramallah est une ville facile, une fille légère, à la mémoire courte – pourtant elle ne s’est toujours pas remise de ce qui s’est passé à Gaza, et Ramallah aussi se réveille avec peine. Les cafés tournent au ralenti, les témoignages s’enchaînent, les amis qui reviennent de là-bas, qui racontent ce qu’ils ont vu, parfois en secouant la tête, l’air de ne pas y croire eux-mêmes. Les champs saccagés pour rien, les systèmes d’irrigation détruits, les arbres arrachés. Pour rien. Les maisons occupées dont les murs sont couverts de tags racistes et meurtriers, les meubles brûlés, les canapés qu’on a éventrés pour chier dedans, les capotes usagées dans la chambre des mômes. On dit que certaines familles refusent de regagner leurs domiciles, tant les traces de l’invasion sont insupportables, impossibles à effacer.Comme pour les massacres, je voulais voir là les actes de groupes isolés, de soldats qui auraient perdu la tête, mais les témoignages sont trop nombreux désormais pour ne pas impliquer une responsabilité directe des supérieurs. On a clairement laissé faire le pire. Armée éthique ! La seule éthique qui ait tenu, c’est celle, personnelle, de ce soldat inconnu que j’imagine refusant de suivre les ordres des officiers ou les encouragements de ses camarades. Il doit être bien seul à présent, je l’imagine se tenir la tête, assis sur son lit, quelque part dans un studio à Tel Aviv.Et je ne peux que l’imaginer, parce que ces histoires-là ne feront pas la Une, c’est bien trop tard, c’est la mort qui fait vendre, pas les deuils. Dans cinquante ans les journaux télévisés montreront en temps réel la balle pénétrer dans les chairs, les maisons au moment où elles sont disloquées par le souffle, et tout ce qui précède et tout ce qui suit sera jugé d’un ennui mortel par les rédacteurs en chef. Pourtant ce qui suit ne manque pas de couleur, c’est assez surréaliste pour être vendable.Quelques images: des tas de gravats, sur chacun est assis un homme, il attend le défilé des ONG dont il connaît désormais le manège, il racontera son histoire et ses besoins, si ce n’est pas Care qui l’aidera ce sera Oxfam. Prohibition : des couvertures qu’il faut faire passer par les tunnels de Rafah, parce que les terminaux israéliens sont fermés aux couvertures, ainsi qu’aux macaronis – une ONG américaine s’escrime à faire entrer douze camions d’aide, on en laisse passer six, mais pas ceux qui contiennent des macaronis. Gouvernement d’unité nationale : dans une salle de conférence au Caire, sous les dorures des plafonds, les représentants du Hamas et du Fatah se partagent l’argent du Golfe, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi, ça c’est pour Gaza. Politique israélienne : interview de Tzipi Livni, en keffieh à carreaux – elle n’abandonnera jamais sa dure lutte pour un Etat Palestinien. Dans tout ce non-sens un analyste d’Haaretz tente de faire entendre sa voix, il se demande à quoi aura servi cette « guerre », il craint qu’elle n’ait servi à rien ni à personne. Suivent des rires enregistrés.Ce qui est en Une du Monde, ce matin, c’est Bashung qui a gagné les Victoires de la Musique. C'est insignifiant et je ne suis pas fou de ces trophées, pourtant ça me fait plaisir. On continuera à écouter de la musique, pendant que les grues continueront à tourner, dans les colonies, pendant qu’on fermera le Mur, toujours un peu plus, comme à Ram la semaine dernière – désormais il nous faudra deux fois plus de temps pour rejoindre Jérusalem. Tant pis pour Jérusalem, au premier soleil je taillerai la vigne, on attendra l’été. Je t’embrasse, Pascal."La Désirade, ce lundi 2 mars.Cher Pascal, mon ami,Te voici de retour à la maison, comme tu dis, là-bas au bord des champs de ruines, une année après notre première lettre – une année dont les derniers mois ont été marqués par le martyre de Gaza juste digne, pour nous autres, de rires enregistrés.Qu’ajouter à ce que tu décris ? Ce matin encore je lisais un bilan de l’Opération Plomb durci, avec un appel de Jean Ziegler à sanctionner les crimes de guerre : « Du 27 décembre 2008 au 22 janvier 2009, l’aviation, la marine, l’artillerie et les blindés israéliens ont pilonné le ghetto surpeuplé de Gaza. Résultat : plus de 1 300 morts, plus de 6 000 blessés graves – amputés, paraplégiques, brûlés – l’immense majorité d’entre eux étant des civils, notamment des enfants. L’ONU, Amnesty International, le CICR ont constaté des crimes de guerre nombreux, commis par les troupes israéliennes. En Israël même, des intellectuels courageux – Gidéon Lévy, Michael Warschawski, Ilan Pappe, entre autres – ont protesté avec véhémence contre les bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de quartiers d’habitation.« Le 12 janvier, au Palais des nations de Genève, le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies s’est réuni en session extraordinaire pour examiner les massacres israéliens. La session a été marquée par le rigoureux et précis acte d’accusation dressé par l’ambassadeur de l’Algérie, Idriss Jazaïry.« Les ambassadrices et ambassadeurs de l’Union européenne ont refusé de voter la résolution de condamnation. Pourquoi ? Régis Debray écrit : « Ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête est restée coloniale. » Quand l’agresseur est blanc et la victime arabe, le réflexe joue ».Et Jean Ziegler de rappeler les «expériences» faites par Tsahal sur les habitants de Gaza en matière d’armes, dont l’inédite DINE (pour : Dense Inert Metal Explosive) aux terrifiants effets sur les corps humains, tels que les a décrits un médecin norvégien (Le Monde du 19 janvier 2009) et par l'usage d'obus de phosphore blanc.Par ailleurs, alors que nous nous trouvions en léger désaccord, toi et moi, sur l’importance à accorder à la religion dans ce conflit, j’ai lu ce matin cette autre analyse de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef à TV5Monde, qui rend compte dans son blog Deus ex machina,du rôle des rabbins qui auront exhorté les soldats pénétrant dans la bande de Gaza à ne pas s’encombrer de scrupules moraux ou de lois internationales et à combattre sans pitié ni merci les Gazaouis, miliciens et civils confondus en «assassins». Les rires enregistrés retentiront-ils encore dans cinquante ans ?Ce qui est sûr, c’est que notre échange de quelque 150 lettres, un an durant, ne pouvait qu’être touché par ce que vous, Serena et toi, vivez au jour le jour à Ramallah. Ni toi ni moi ne sommes pourtant des partisans de quelque cause que ce soit : notre premier contact s’est fait par le truchement de ton premier livre, que j’ai aimé et commenté. Nos premières lettres m’ont donné l’idée de cette correspondance suivie, et le jeu s’est poursuivi en toute liberté et sincérité, de part et d’autre. Nous avons fait connaissance, nous nous sommes bien entendus il me semble, nous avons réellement dialogué, puis vous nous avez rendu visite à La Désirade, à l’été 2008, tu m’as fait lire ton premier roman aujourd’hui achevé et en voie de publication, je t’ai fait lire mon récit en chantier de L'Enfant prodigue que tu as bien voulu commenter à ton tour...Bref, la vie continue et c’est sous le signe d’une amitié qui n’a rien de virtuel que s’achève, aujourd’hui, ce voyage commun dont je te remercie de tout cœur et qui trouvera, peut-être, la forme d'un livre. Je vous embrasse. Jls."La Désirade, ce 2 mars 2009.Nous avons donc décidé, Pascal Janovjak et moi, de mettre un terme à notre échange de Lettres par-dessus les murs, tout au moins ces prochains temps pourris par la guerre. De fait, alors même que nous avons toujours évité de nous laisser piéger par les mots de la haine, celle-ci nous a rattrapés à notre corps défendant. Des mots prêtant à malentendu, des commentaires extérieurs, et le plus souvent anonymes, se multipliant en marge de nos missives, des images surtout - et leur choc incontrôlable, arme de propagande s'il en est aujourd'hui -, ont achevé de troubler notre échange sur mon blog. Celui-ci, bien entendu, va se poursuivre entre nous. Mais à vue: basta pour le moment...Images: Pascal et Serena Janovjak au Chemin de la Dame, en Lavaux, JLK à La Désirade. -
Par-dessus les murs
En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent plus de 136 lettres échangées, que l'intervention de Tsahal à Gaza interrompit finalement...Correspondance entre Pascal Janovjak (Palestine) et JLK (Suisse).Nous entreprenons ici, avec Pascal Janovjak, entre Ramallah et La Désirade, un échange épistolaire au jour le jour où les lecteurs de ce blog nous feront l’amitié de voir d’abord un jeu, peut-être plus si affinités et développements.Je n’ai jamais rencontré Pascal Janovjak, dont je sais très peu, sinon qu’il est né à Bâle en 1975 et qu’il vit depuis trois ans à Ramallah. Du moins avais-je déjà apprécié son talent de prosateur poète, que j’ai évoqué une première fois, trop brièvement, à la parution de son premier livre, intitulé Coléoptères et paru aux éditions Samizdat.Tout récemment, son seul prénom a reparu sur les commentaires de ce blog, sans que je ne fasse le rapport avec le Pascal de Ramallah, et c’est hier seulement qu’un vrai contact s’est établi entre nous à la suite de la présentation que j’ai faite de quelques auteurs israéliens invités au Salon du livre de Paris.Quatre premières lettres en un seul jour: ainsi le fil s’est-il noué à partir de ces mots que j’adressai à Pascal à propos d’un message vindicatif reçu sur ce blog à la seule évocation d’Israël: comment répondre aux mots de la haine, comment ne pas monter aux extrêmes, comment montrer la ressemblance humaine, comment la dire, comment la transmettre ?Ramallah, le 11 mars 2008, 13h.19.Cher JLK,Cela fait quelques temps que je me pose ces mêmes questions : comment dépasser la haine, comment montrer les ressemblances… depuis que je suis arrivé à Ramallah, il y a bientôt trois ans. Je suis venu ici pour écrire un roman, que j'achève bientôt. J'y suis venu parce que j'avais déjà séjourné dans la région, le climat est agréable, les gens sympathiques, j'aime les brochettes et la purée de pois chiche... et ma compagne a trouvé un travail ici, ce qui m'a permis de quitter le mien.Je me suis mis au boulot. J'aurais pu habiter dans un monastère, sur une île, j'ai tenté de nier l'extérieur, j'y ai réussi, jusqu'à un certain point. Et puis les coups de feu, et les incursions, la violence, la peur aussi... ça traverse les portes et les fenêtres et les écrans des téléviseurs, ça suinte sur internet, pas moyen d'y échapper. Sortez boire un verre pour vous changer les idées : tout le monde ici a perdu un proche, inévitablement on vous parlera de la mort, de l'humiliation quotidienne – à laquelle les étrangers n'échappent pas toujours. La situation s'est immiscée jusque dans mon roman, et le conflit l'a détruit de l'intérieur - il s'est appuyé sur d'autres conflits aussi, c'était inévitable, il s'agissait d'une réécriture du Frankenstein de Shelley. Je ne désespère pas de ressusciter le monstre mais je suis passé à autre chose.Sans doute faut-il commencer par accepter la haine, admettre que face à la blessure il n'y ait aucune alternative immédiate. L'homme ne s'élève pas facilement au-dessus de l'animal, surtout quand l'animal est blessé. Il aboie et il mord, vous n'allez pas essayer de le caresser. On ne peut pas en attendre autre chose. Ce serait nier sa blessure, pire, le frapper davantage. Il faut constater, témoigner, écrire, parler. C'est pour cela que si le boycottage d'un salon littéraire est absurde en soi, j'estime que le débat qui entoure ce salon est nécessaire. La maladresse des organisateurs, des boycotteurs et surtout celle des médias en ont fait un débat stupide, tant pis – si les mots sont creux, il est salutaire qu'il y ait au moins du bruit. Ce ne sera jamais que le faible écho des cris et des bombes, larguées d'avion ou portées en ceinture. Rien n'est plus insupportable que le silence, que la normalisation d'une situation qui, contrairement aux hommes qui en sont victimes, n'est pas normale.Ensuite il faudra trouver d'autres mots. Pour lutter contre la durée, la lassante répétition de l'atroce. Des mots qui ne soient pas usés par le journalisme. J'ai relu ici la trilogie d'Agota Kristof, le Grand Cahier etc. Misère, j'aurais dû m'abstenir. Ca résonne encore plus ici, ça fait encore plus mal. Ce qui est admirable, dans cette oeuvre, c'est l'absence de repères spatiaux et politiques. Le pays d'ici, le pays d'en face, la frontière, on la passe, on ne la passe pas, on ne sait pas où on est - mais on y est, et les deux pieds dedans.Il faut faire ce que fait toute littérature : tirer vers l'humain, vers l'universel. Se méfier comme de la peste de l'éthéré et de l'abstrait, mais tirer vers le haut, au-dessus des murs. A cette hauteur-là, on aura - sans même le vouloir - dépassé les camps et leurs rhétoriques éculées.La Palestine a trouvé sa place dans mon nouveau roman. Elle ne l'a pas prise, je lui ai donnée, c'est important. Elle est loin d'avoir le premier rôle, mais elle ne fait pas non plus de la figuration. Je vous ferai lire, si vous voulez bien, dans un mois ou deux. Bien à vous, Pascal.La Désirade, ce mercredi 11 mars, 15h.Cher Pascal,Je viens de lire votre lettre, je relève les yeux sur les montagnes enneigées d'en face, Gidon Kremer joue un quartet pour cordes de Schubert et j'essaie de vous imaginer, là-bas à Ramallah, votre compagne et vous. Aussitôt je revois ces maisons explosées des hauts de Dubrovnik, en mai 1993, à la frontière serbe où m'avaient entraînés deux reporter allemands; je revois quelques enfants égarés dans les ruines et cette tête coupée de sanglier que des combattants croates avaient clouée contre la paroi d'une maison serbe incendiée - la première fois que j'ai flairé l'odeur de la guerre...Que vous soyez à Ramallah parce que vous en aimez le climat, les brochettes et la purée de pois chiche, est déjà un début de roman. Ce que vous m'écrivez, ensuite, de ce que vous vivez, votre projet de Frankenstein rattrapé par la réalité, la réalité environnante que vous découvrez et celle qu'évoquent les médias, ensuite le Grand Cahier que vous relisez - tout cela aussi me paraît la substance même que nous avons à brasser en quête de ce qu'on pourrait dire "le vrai", dont La Vérité n'est probablement qu'un autre masque.Je m'en vais voir, dès ce jeudi à Paris, dans quelles circonstances se déroule cette présentation des écrivains israéliens au Salon du Livre, dont je ne sais trop que penser pour ma part. Vous aurez compris, sans doute, que je ne suis partisan d'aucun camp. Simplement, je vous dirai mes impressions et tâcherai de rencontrer quelques-uns des auteurs présents.Ce qu'attendant je vais descendre en ville où j'ai rendez-vous, tout à l'heure, avec un redoutable rebouteux censé me délivrer d'une vraie calamité de crampe dorsale. Meilleures pensées à votre moitié et mes amitiés du premier jour...PS. Seriez-vous d'accord d'échanger avec moi, sur mon blog, des lettres semi-fictives à l'image des ces deux vraies ? Sans mêler du tout vie privée et publique, ce pourrait être une façon de parler des thèmes qui nous intéressent et du temps qu'il fait. Je manque terriblement, pour ma part, de vrais correspondants.Mais si cette façon de s'exposer vous fait violence, je comprendrais évidemment que nous nous bornions à une correspondance réservée. Je me rappelle pourtant ce livre étonnant qui s'intitulait quelque chose comme Conversation d'un coin à l'autre de la chambre, reproduisant les épistoles de deux écrivains russes de l'autre siècle... Amitiés. JLs.Ramallah, le 11 mars, 21h.33Cher JLK,C'est avec grand plaisir que je me prête au jeu, les missives précédentes, présentes et futures incluses, à utiliser quand comment et où bon vous semblera. La correspondance sera d'autant plus originale que la poste régulière s'arrête elle aussi aux check-points... Je me rappelle un colis, adressé à un quidam expatrié. L'envoyeur avait naïvement indiqué Ramallah. Le colis est bien arrivé, mais avec plus d'un an de retard. Le courrier électronique est donc un bon choix, on ouvre sans doute nos lettres aussi, mais au moins elles passent les murs.Notre correspondance en tout cas me changera de celle que j'entretiens avec la Sécurité Sociale française… Le sujet en est un litige qui m'oppose à ladite institution, celle-ci m'ayant effacé de ses fichiers, long séjour à l'étranger oblige. La lutte épistolaire m'oppose d'abord à Madame Bourgat, directrice du service contentieux, Mademoiselle Loiseau ensuite, département des indemnités, et enfin Monsieur Mouchu, sous-secrétaire au service contentieux (il n'est que sous-secrétaire, parce que j'ai dû recommencer toute la procédure suite à la démission inopinée de Mademoiselle Loiseau). Je pense en faire un recueil, il plaira, j'en suis persuadé, les mots sont enlevés, le style vif, les rebondissements nombreux. L'éditeur me suggère toutefois de réduire le tout à 400 pages, et de ne pas y inclure mes réclamations au sujet de la nouvelle machine à laver que ma mère - bref, ceci pour dire que les lettres d'un écrivain sont toujours semi-fictives, comme vous le suggérez, nous avons une grosse propension au mensonge, et les mots nous sont trop importants pour qu'on puisse les signer les yeux fermés et en toute naïveté... Peut-on attendre quelque chose d'authentique, de la part d'un écrivain ? Lui qui doit toujours polir ses phrases, les parfaire, les atténuer ou les exagérer ?Votre description de tête de sanglier en tout cas fait froid dans le dos. J'avais lu quelque part que la violence en ex-Yougoslavie ne s'expliquait que par la quantité de slivovic que les combattants ingurgitaient. C'est peut-être vrai. On ne trouve pas de slivovic ici, ni de têtes de sanglier – mais c'est peut-être parce que le cochon est banni, en Israël comme en Palestine. Le conflit est moins violent, c'est un fait. C'est un « conflit de basse intensité », c'est le terme technique, c'est joli, c'est comme le courant de basse intensité, ça pique un peu les vaches, dans les champs, ça suffit à les tenir à l'écart. Les écrivains que vous rencontrerez jeudi auront des mots plus justes, j'attends avec impatience le récit de votre ballade au salon, je l'aurais volontiers faite en votre compagnie.En attendant, toutes mes salutations à votre rebouteux, vous m'en direz des nouvelles. Moi c'est l'épaule qui coince, satanée souris d'ordinateur. Je pourrais aller me faire masser au hammam, mais on vous y casse un bras pour un oui ou pour un non, c'est embêtant. Salutations distinguées à votre épouse, et mes amitiés du premier soir… Pascal.La Désirade, ce 11 mars 2008, 23h.Cher Pascal,Le sieur Robertino m'a presque cassé, comme cela arrive dans les hammams, tout en me reboutant, au point que je suis entré chez lui la tête fichée dans les épaules, et que j'en suis ressorti la faisant tourner comme un gyrophare. Le personnage est à peindre, autant que son antre. Cela se trouve sous-gare, à Lausanne-City, dans une rue évoquant un canyon, et l'on entre en passant sous une arche avant de se retrouver dans un trois-pièces fleurant la vieille bourre aux murs couverts de centaines de fanions d'équipes de foot et de trophées de toutes sortes, entre cent photos de bateaux et d'enfants (le maître de céans doit être grand-père à la puissance multi) et d'oiseaux et de lointains à vahinés.Lorsque vous arrivez, vous prenez place dans une salle d'attente évoquant une gare de province, et là vous entendez les premiers cris sourds, assortis parfois de hurlements, qui indiquent la progression des soins prodigués à ceux qui vous précèdent. A vrai dire je m'attendais au pire, et ce fut donc à reculons que j'entrai dans la salle de torture de ce tout petit homme tout en muscles et en uniforme chamarré de soigneur (il l’a été dans diverses équipes fameuses), mais tout s'est finalement bien passé. Sans un mot, après m'avoir interrogé sur la nature du mal, Robertino m'a fait m'asseoir sur une chaise bien droite derrière laquelle il s'est tenu bien droit. En quelques mouvements puissants, il m'a alors retroussé les tendons et les muscles et les os et la peau de mon épaule droite, faisant rouler et se tordre le tout comme une corde et, des pouces ensuite, faisant sauter un noeud après l'autre; après quoi, même traitement à l'épaule gauche. Or curieusement, mon bourreau semblait plus éprouvé que moi par ce début de traitement. Ensuite, de te prendre un bras après l'autre et de te les secouer comme de grosses lianes, pour en arracher Dieu sait quoi, avant le finale: les pouces cloués dans les clavicules, puis quatre torsions aux os des articulations des bras, comme s'il voulait te mettre les mains derrière et les coudes et les épaules à l'envers. Et pour finir: merci: l'homme vous salue comme un maître de karaté stylé et vous vous fendez de dix ou vingt modestes francs, à votre choix, qu’il serre aussitôt dans un modeste tiroir. Or un ostéopathe diplômé m'aurait pris vingt fois plus et je ne serai pas en état, ce soir, de vous pianoter ces quelques mots.Ah les aventures de Madame Bourgat, de l'oiselle Loiseau et de Monsieur Mouchu du contentieux: je guette déjà l'A suivre, vous m'avez affriolé: on voit que le monde est partout pareil, mais à présent racontez encore. Je me réjouis déjà, demain, de retourner à Ramallah. Votre ami du premier jour. JLS.(Ces quatre lettres marquent le début d'un échange épistolaire qui en compte aujourd'hui 136. Il a scellé une amitié qui s'est incarnée en été 2008, avec la visite de Pascal et de sa compagne, Serena, sur les hauteurs de Montreux, en Suisse romande, où se trouve La Désirade) -
La Littérature mourra-t-elle sous les griffes du chat GPT ?
Les livres de demain seront -ils écrits par des robots ? Faut-il se réjouir ou déplorer l’entrée en littérature de ChatGPT, entre autres outils numériques ? Et si le défi de l’intelligence artificielle n’avait rien de si nouveau ni de quoi nous faire paniquer, au contraire ? Quelques esquisses de réponses au fil de nos lectures et autres expériences vécues ou rêvées…
Les passionnés de littérature que vous êtes, lectrices et lecteurs de tous âges, sans parler des auteurs et autrices de divers genres, plus encore impliqués que vous autres, ont-ils des raisons de craindre les avancées de l’intelligence artificielle en matière de création littéraire au motif que celle-ci y perdrait son âme ? Plus précisément, les nouveaux outils numériques tels que ChatGPT vont-ils servir ou desservir la sainte cause des lettres en facilitant son usage ou en le nivelant par le bas ?
Telles sont les questions que je me suis posées ces jours en lisant simultanément quatre livres très différents les uns des autres mais à la fois apparentés par l’engagement et la singularité de leurs auteurs, à savoir plus précisément les Œuvres de Philippe Jaccottet (1925-2022) réunies sur papier bible à l’enseigne prestigieuse de La Pléiade, le dernier roman de l’auteur américain Bret Easton Ellis, Les Éclats, dont les 600 pages constituent une reprise quasi proustienne des thèmes de ses premiers livres, le petit recueil de récits autobiographiques de Bruno Pellegrino (intitulé sobrement Tortues) qui explore lui aussi les recoins de la mémoire avec une fraîcheur de touche mêlant ironie et tendresse, et le premier opus du nouveau Wunderbube de la littérature alémanique, au nom déjà mythique de Kim de l’Horizon qui, avec son « livre de sang » (Blutbuch), nous balance sa livre de chair aux singulières dérives verbales – bonne chance au traducteur !
Le noyau de la question...
C’est par mon filleul Léo, diplômé de shiatsu travaillant occasionnellement les méridiens de mes énergies, que j’en suis venu récemment à ces cogitations après qu’il m’eut raconté ses « échanges » avec ChatGPT : le premier pour lui demander de lui rédiger quelque formule publicitaire utile à son cabinet de praticien, le second pour lui réclamer la composition d’un haïku à la manière de l’immortel Bashô, ce que la machine réalisa en un rien de temps…
Or ladite « machine », capable de bricoler ainsi une pub ou un haïku - genre poétique minimaliste et très formalisé dans son code -, serait-elle capable de concevoir des poèmes plus amples et complexes tels ceux d’un Philippe Jaccottet, ou de restituer la beauté et la « musique » des proses du même auteur ? Une autre expérience nous en dit un peu plus à ce propos: celle que rapporte notre confrère Jean-Noël Cuénod à propos d’un poème de Louis Aragon, dont ChatGPT a modulé une version à sa façon. Avec ce résultat éloquent : d’un côté, l’élan lyrique d’un poème de guerre, qui dit en images fortes la double approche d’un résistant animé par une foi religieuse, et celle de son camarade athée, et c’est un chant aux fidélités variées que solidarise une cause commune. De l’autre, la même situation réduite à une sorte de commentaire binaire édifiant, dénué du moindre souffle et de la moindre chair. D’un côté, la poésie ressentie de l’intérieur, et de l’autre, du « voulu poétique » de catéchisme ou de dissertation…
Or ce qui est valable pour un poème l’est assurément, aussi, pour la prose. La versification, régulière ou « libre », ne suffit pas à caractériser ce qu’on appelle la poésie, qui ruisselle bonnement dans la prose d’un Marcel Proust ou d’un Louis-Ferdinand Céline, d’un Jean Genet ou d’une Virginia Woolf.
L’important est évidemment ailleurs, que scelle le génie ou la simple «touche» personnelle d’un auteur, ce qui fait le ton ou la patte de Colette, la musique de Verlaine ou la prodigieuse intelligence plastique de Baudelaire, la voyance sensuelle et spirituelle de Rimbaud ou le lyrisme tellurique d’un Charles-Albert Cingria qui n'a jamais commis, sauf erreur, le moindre vers.
Or, pour en revenir aux vers, justement, demandez-donc à ChatGPT de restituer le charme, la finesse d’observation, l’accent, la musicalité de poèmes aussi simples et «modestes» apparemment que ceux du Petit village de Ramuz, seul recueil de vers de cet immense poète en prose, et vous verrez le résultat…
ChatGPT peut compiler des milliers de données à la vitesse de la lumière, mais inventer un seul vers inouï, improviser un seul écart de pure fantaisie, susciter un seul moment de pure émotion lui reste inaccessible à ce qu’il semble, en tout cas pour le moment…
De l’art et de la technique…
Il en va de la distinction, faite depuis que l’intelligence humaine se trouve à l’exercice, entre l’art et la technique. En littérature, nous distinguons ainsi les vrais « créateurs » et les « faiseurs », ceux qui « inventent » et ceux qui « fabriquent », et c’est valable pour tous les genres littéraires, me disais-je en lisant ces jours Les Éclats de Bret Easton Ellis, dont la matière (la frange juvénile de la société américaine la plus déliquescente) est ressaisie et travaillée avec une attention hypersensible et une capacité de transmutation verbale des sentiments le plus délicats, sur fond de semi-barbarie morale, qui apparente l’auteur aux meilleurs écrivains-témoins.
Et qu’en dirait ChatGPT ? Il ne verrait sans doute, des composantes de ce récit autobiographique dont la part d’ombre évoque les feuilletons aux inévitables serial killers, que les stéréotypes de la narration – laquelle devient un nouveau poncif actuel au titre du storytelling -, alors que ce vaste travail de mémoire ressortit bel et bien à la plus noble littérature que John Cowper Powys disait le journal de bord de l’humanité…
« ChatGPT n’est pas plus intelligent qu’une tondeuse à gazon. Il fait ce qu’on lui demande de faire selon ses capacités », écrit plaisamment un autre de nos confrères, Jean Blaise Rochat (cf. La Nation du 7 avril dernier) dans un article consacré aux limites de l’intelligence artificielle. «Pour des raisons ontologiques, un logiciel, quelque puissant qu’il soit, ne dépassera jamais l’informaticien qui l’a conçu . De même que nous pouvons imiter par divers artifices une aile de libellule, nous ne sommes par les créateurs de la libellule. Nous ne pouvons donner une âme à un animal». Or telle est la valeur ajoutée de l’art, que la technique ne suffit à produire : ce supplément d’âme…
Ce que les robots nous apprennent par défaut…
Bruno Pellegrino est une aile de libellule, tout de même que Kim de l’Horizon, premier auteur non binaire de notre connaissance. Bruno (né le 19 aout 1988 à Poliez-Pittet) est entré en littérature avec une dissertation consacrée à Marcel Proust (décédé le 18 novembre 1922) si brillante qu’elle lui a valu son premier prix littéraire, suivi de plusieurs autres. D’une façon parente, Kim de L’Horizon (dont le nom est une fiction et le lieu de naissance une exoplanète) a vu son premier livre, Blutbuch, gratifié de la plus prestigieuse récompense littéraire de l’Allemagne réunifiée, à la réception duquel il s’est rasé publiquement la tête en signe de solidarité avec les femmes iraniennes. Aussi loin de Jaccottet que peut l’être Bret Easton Ellis, et pourtant…
Si l’on se réfère au «monde d’avant» quitté volontairement par notre ami Roland Jaccard à la veille de ses 80 ans, Kim de L’Horizon pourrait sembler du « monde d’après », du moins selon les codes binaires dont il/elle s’est affranchi (e), alors que Bruno Pellegrino fait plutôt figure de chenille de transition à la manière de Lewis Carroll. Ce qui est sûr est que ces deux jeunes auteurs suisses (leur passeport numérisé font foi) se distinguent des robots par leur fantaisie et le tracé gracieux de leur début de carrière, l’un dans la filiation occulte de Gustave Roud (qu’il a visité personnellement post mortem dans un petit livre de ferveur aimante, alors qu’on se rappelle que le poète fut le premier mentor de Philippe Jaccottet), l’autre plutôt tourné vers le futur sorcier où les Mensch (on ne dit plus Mann ou Female) parleront la même langue fourrée de Nutella inclusif, comme l’eût apprécié son référent Michel Foucault dans sa vision utopique des corps glorifiés…
Dans la foulée, en attendant la version française de Blutbuch (promise à l’automne prochain), amusez-vous à en traduire le texte au moyen du traductoriel Deepl : le salade que vous en obtiendrez aura sûrement le goût mélangé de bircher au Xanax et de pudding vegan…
Entre autres rencontres angéliques, Bruno Pellegrino évoque, dans Tortues, celle d’un taxidermiste bourrant l’animal voué à défier la fuite du temps au moyen de tout et n’importe quoi. Immortelle tortue farcie : telle est la littérature échappant, pour l’instant, à l’imagination artificielle, comme l’avait prévu d’ailleurs Isaac Asimov le gardien des lois de la robotique.
Mais laissons donc nos amis Philippe et Bret, Bruno et Kim, jouer encore et encore, au fond du jardin d’Alice, à leur jeu du n’importe quoi, illustrant cette réflexion de cet autre enfant amateur de féeries littéraires qu’était Julien Green, dans son Journal du 15 juillet 1956: « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes »...
Philippe Jaccottet. Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
1626p. 2014.
Bret Easton Ellis. Les Éclats. Robert Laffont, 601p. 2023.
Bruno Pellegrino, Tortues. Zoé, 141p. 2023.
Kim De l'Horizon. Blutbuch. Dumont Buchverlag, 334p. 2022.
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Théologie et théopoésie
Une lecture de la Divine Comédie (56)
Purgatoire, 6e corniche. Gourmands et intempérants.
Que l'on parle poésie et providentielle intercession de la femme sur une corniche surplombant le vide béant où se pressent les ombres fuyantes des gourmands et des intempérants de la chair et de sa soeur la chère en veine de repentance: telle est l'extravagance de la scène, limite comique, dans laquelle se trouve le pauvre Dante dans la foulée des deux illustres lettrés que furent Virgile et Stace de leur vivant, et voici qu'un rebond de la conversation l'amène, tout en identifiant l'identité de divers autres figures éminentes de la poésie médiévale, à évoquer la nouvelle école et le nouveau style - le fameux dolce stil nuovo - dont on pourrait dire que la doctrine, et notamment avec la médiation de la femme aimée ou aimante - marque la fusion de la théologie et d'une sorte de théopoésie faisant le lien entre les inspirations profanes et divines du poète.
La foison de détails historiques ou mythologiques constitue souvent un obstacle à la lecture de la Commedia, qu'il est loisible au lecteur de surmonter par le recours aux commentateurs plus érudits que lui, et je m'en remets souvent, pour ma part, au bon maître qui nous a fait lire Dante (le pilier quasi unique de son enseignement, avec quelques détours par L'Arioste ou les pièces de Pirandello, notamment) entre nos dix-sept et dix-neuf ans, et que je retrouve avec reconnaissance dans les trois volumes de paraphrases très documentée et dénuées de toute prétention créatrice dans leur traduction littérale. C'est ainsi que maintes précisions sont apportées, à tout moment, à propos des personnages les plus souvent inconnus ou oubliés qui apparaissent, alors que d'autres interprétations plus personnelles ou philosophiquement plus élaborées se trouveront dans les digressions souvent éblouissantes d'un Philippe Sollers, en dialogue avec Benoit Chantre, ou chez un Ossip Mandelstam, poète familiers des sources profondes, et chez un Giovanni Papini, écrivain et Florentin face à l'écrivain et le Florentin Alighieri.
Plus précisément, en l'occurrence, Sollers excelle dans ses variations sur le thème du rapprochement des notions d'intellect et d'amour (Dames qui avez intelligence, d'amour, selon le poète Bionagiunta de Lucques, initiateur du dolce stil nuovo à venir), en insistant sur ce que signifie l'intellect d'amour selon Dante lui-même.
Une fois de plus aussi, l'on constate que tout se tient dans les multiples strates des signifiants du poème, Sollers ajoutant à cela que tout fait note (au sens également musical) et que tout signifie en consonance, alors que le Dottor Mégroz nous gratifie de plans précis des configurations astrales fixant le moment où apparaît tel Arbre dont la figure symbolique fait écho à celui de la Genèse, avant la vision de tel Ange de la tempérance dont la contemplation reste impossible autant que le sera l'expression des réalités paradisiaques...
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Figures de la convoitise
Une lecture de La Divine comédie (54)Purgatoire. Chant XX. Avares et prodigues. Exemples de pauvreté voulue. Hugues Capet et la famille de France. Cupides fameux. La montagne tremble…À la fin de ce chant poursuivant l’évocation du vice de convoitise que symbolise la «vieille louve» déjà rencontrée au début de la Commedia, Dante se retrouve «timide et pensif», avouant que seul il ne comprend rien de ce qu’il découvre, d’emblée frustré par la non-réponse de son interlocuteur précédent et confronté à un nouveau mystère.Le lecteur d’aujourd’hui ne peut que partager cette perplexité, mais à un autre niveau, surtout lié à ses connaissances limitées en matière de mythologie antique et de surabondantes références.Qui était Fabricius faisant vœu de pauvreté, Nicolas qui se montra prodigue envers trois jeunes filles, Midas et toutes celles et ceux, tirés de la mythologie ou de l’histoire biblique, qui défilent dans la cascade de ces vers dont chacun suppose une recherche particulière ?A cette question, chacun répondra selon sa curiosité ou son besoin, mais l’on peut aussi en faire l’économie en suivant ici la version la plus limpide, et dénuée de notes, de René de Ceccaty, d’où l’on retient deux épisodes principaux : la rencontre d’Hugues Capet, fondateur de la dynastie française et qui déplore les excès de ses descendants, notamment Philippe le Bel et Charles de Valois, lors de conquêtes à la fois ruineuses et vaines – mais c’est évidemment le Florentin qui passe le message taxant notamment Philippe le bel de « nouveau Pilate » ; et d’autre part, le soudain tremblement qui secoue la montagne du Purgatoire, glaçant d’horreur notre pèlerin dont reprend bientôt le route sainte en attendant, dans le chant suivant, l’explication de la tellurique colère... -
Faux réacs et vrais rebelles
Sous les plumes respectives de Gérard Joulié et Roland Jaccard, deux génies poético-philosophiques de la première moitié du XXe siècle, G.K. Chesterton et Ludwig Wittgenstein, revivent en beauté par l’analyse fine et le verbe incarné. La même indépendance d’esprit et la même douce folie traverse en outre Chesterton ou la quête excentrique du centre et L’enquête de Wittgenstein.
Les accointances angéliques du dieu Hasard qui, comme chacune et chacun sait, n’existe pas, ont vu paraître ces derniers temps deux opuscules consacrés aux extraordinaires figures qu’incarnèrent, à peu près à la même époque, et sur le sol de la même terre anglaise de toutes les extravagances, Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) et Ludwig Wittgenstein (1889-1951).
Présentant un aussi fort contraste, au physique, que les comiques américains Laurel et Hardy, ou que l’autre inénarrable couple imaginé par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, sans oublier le long maigre et le bon gros qui amusèrent notre enfance sous les noms de Londubec et Poutillon, les deux personnages ne différaient pas moins, en apparence du moins, tant par leurs caractères personnels que par leur mode de vie, leurs idées et les familles d’esprit auxquels ils se rattachaient, leurs positions en matière politique et philosophique ou religieuses, et pourtant...
Pourtant la lecture parallèle des deux grands petits livres, au même style élégant et fluide, que leur consacrent Gérard Joulié et Roland Jaccard, font apparaître d’indéniables similitudes, au plus haut niveau de l’indépendance intellectuelle et de l’aspiration spirituelle de deux génies partageant le même tempérament rebelle et la même propension à piétiner ce que nous appelons aujourd’hui le politiquement correct, dans un commun souci qu’on peut dire «religieux», ou plus exactement mystique.
La qualification de «réactionnaires» leur conviendrait assez aujourd’hui à divers égards, si ce n’est qu’elle ne veut plus rien dire, sinon l’exécution sommaire des justiciers autoproclamée, et le plus souvent anonymes, de la meute sociale, pas plus que la qualification de «rebelle» ne rime a quoi que ce soit dans un monde où tout un chacun (et chacune) prétend «vivre dangereusement» en multipliant les simulacres de «prises de risques»...
La sainte verve endiablée d’un ferrailleur débonnaire
Chesterton, dont l’énorme derrière cédait la place à trois dames quand il se levait dans l’omnibus, avait le sens du beau et du bien, de la merveille partout présente dans la trompeuse grisaille du monde et du mystère entier de notre existence hors d’une vérité révélée qu’il reconnaissait en paladin chrétien converti au catholicisme; il affirmait «qu’il vaudrait la peine de jeûner quarante jours pour entendre chanter un merle» et, sans exagérer, qu’il vaudra la peine, ce prochain printemps, de « passer par le feu pour voir une primevère ».
Cela n’en faisait pas un chantre de la nature «positivant» béatement pour ne pas voir le Mal courant dans le monde : au contraire c’était un chevalier batailleur tout dévoué à la cause du Bien et du Vrai, sans sacrifier pour autant aux bons sentiments qui n’engagent à rien, ni moins encore discréditer les bonnes choses de la vie.
«Quand presque tous les intellectuels de son temps (et du nôtre, la chanson est la même seulement amplifiée) se mobilisent pour défendre les causes humanitaire, écrit Gérard Joulié, Chesterton dit et redit l’héroïsme des existences ordinaires, le charme de la vie domestique, le tragique des odes, les vertus de l’humilité (car tout comme l’orgueil, elle a aussi les siennes) et du patriotisme, et la puissance de la littérature populaire».
À ce propos, l’inventeur du roman policier «théologique», avec son impayable Père Brown résolvant toutes ses énigmes au moyen de son seul bon sens, était porté autant au fantastique des contes qu’à la stylisation héraldique des légendes. « Chesterton est tout spontané, son tempérament l’emporte et le domine. Imagination aussi opulente qu’ingénieuse, sensibilité brûlante, puissance du tempérament, verve magnifique de l’esprit, et tout cela nullement livré à soi-même, mais gouverné, dompté, poussé d’un mouvement rectiligne jusqu’aux fins sévères de la discussion et de la démonstration par l’intellect le plus tranquille et le plus fort, tels sont les outils de ce fougueux polémiste ».
Polémiste ? Oui, notamment contre ces grands esprits libéraux de son temps que furent le chantre de l’Empire Rudyard Kipling, le scientiste H.G. Wells et le socialiste George Bernard Shaw. Gérard Joulié montre très bien aussi ce qui le rapproche et le distingue d’Oscar Wilde le dandy, et pourquoi Charles-Albert Cingria le mystique byzantin en appréciait à la fois l’humour et la folle poésie, ou encore l’énigmatique paradoxe du «cauchemar» romanesque d’Un nommé Jeudi où l’on découvre que le policier et le criminel sont le même homme…
« Il y a des époques où être sage c’est être fou, et Chesterton était ce fou-là », écrit Joulié moult preuves à l’appui (détaillant brièvement diverses œuvres du « fou » en question) et précisant justement que « le combat de Chesterton n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances de méchanceté qui bataillent dans les cieux» et que sa rébellion est «l’insurrection de la campagne et de la terre contre la ville et le béton, celle du sang contre l’argent et de la main contre la machine».
L’antimodernisme fringant de Chesterton «lui vaudrait peut-être aujourd’hui une inculpation auprès du Tribunal international de La Haye», persifle encore Gérard Joulié, en concluant qu’«un réactionnaire est toujours un rebelle, un progressiste est toujours un conservateur : il conserve la direction du progrès et va dans le sens du courant»…
Mais encore ? Ceci : «Chesterton, au début du XXe siècle, se définit comme un démocrate anticapitaliste, antilibéral, antiparlementaire, antisocialiste et antimoderniste, dans la mesure où il prévoyait que le progrès technique, scientifique quantifiable, chiffrable, capitalisable et commercialisable allait dévaster la terre et la rendre inhabitable». Surtout, G.K. Chesterton fut un bonhomme poète et prophète qui avait l’élégance humoristique de l’espérance…
Le logicien qui croyait au diable plus qu’aux philosophes
Si l’œuvre de Chesterton foisonne de paradoxes, c’est plutôt dans la vie de Ludwig Wittgenstein que ceux-ci ont de quoi nous stupéfier, bien explicités dans leurs tenants et aboutissants dans L’Enquête de Wittgenstein de Roland Jaccard, admirable approche d’un homme complexe, imbuvable à certains égards, ou disons plutôt «impossible» - et par exemple en hurlant à ses étudiants de Cambridge de «parler en silence» - et rappelant parfois la quête de perfection d’une Simon Weil prenant sur elle de travailler en usine, etc.
La formule de Wittgenstein, devenue cliché de salon ou de café philosophique, selon laquelle «ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», fait sourire quand on pense aux 5868 livres et articles signalés par Ray Monk dans sa biographie et, au fil de celle.ci, à tout ce que dit Wittgenstein de lui-même dans son journal qu’on dirait parfois celui d’un très jeune homme se flagellant pour des riens comme un Amiel après la moindre »petite secousse ».
La pieuse congrégation des adorateurs du Maître n’a pas manqué de rugir lorsque tel auteur a colporté certaines rumeurs sur les écarts «sauvages» du grand logicien dans les mauvais lieux viennois ou anglais, alors que lui-même ne s’est jamais caché de ses préférences sexuelles en dépit d’un essai de mariage mal barré.
Quant à Roland Jaccard, loin de ces tortillements hypocrites du monde académique, il ne cède pas pour autant à un voyeurisme anecdotique ni à l’indélicatesse devant une vie marquée par de vraies tragédies familiales (trois des frères de Ludwig se sont suicidés) et maintes péripéties terribles, au terme desquelles, se laissant mourir de son cancer sans traitement, Wittgenstein affirmera avoir vécu «une vie merveilleuse».
Ni un « salaud » ni un saint, mais…
Ludwig Wittgenstein se traitait volontiers de « salaud » ou de « porc », avec une conscience du péché et une propension à la confession rappelant plus saint Augustin et Rousseau - deux auteurs qui l’ont passionné -, que le déballage psychologique encouragé par les psychologues et les analyste freudiens, alors même que ses débuts dans la vie a été marqué par l’écrasante figure d’un père despotique à côté duquel celui de Kafka fait pâle figure…
Roland Jaccard, à moitié Viennois par sa mère, détaille en connaisseur les liens profonds de Wittgenstein avec l’univers de la Vienne du début du XXe siècle, avec ces « monstres » fascinants que furent un Otto Weininger - jeune philosophe juif antisémite, homosexuel et misogyne, auteur du génial Sexe et caractère et suicidé à 23 ans, un Karl Kraus et son héroïque combat contre le pourrissement du langage par les idéologies, ou d’un Sigmund Freud, notamment. De la même façon, même elliptique, il montre la relation du jeune prodige avec Bertrand Russell, ponte majeur de la logique qui l’accueillit à Cambridge comme un (presque) fils en pointant aussitôt le « cinglé » avant de reprendre ses distances, alors que l’ « enquête » fondamentale évoquée par Roland Jaccard se situe ailleurs que dans la société philosophique locale ou les hauts sphères de la logique mondiale, à la recherche d’une vérité en constante rupture d’équilibre, devenant « expert dans l’art de résister aux jeux truqué du langage».
Paradoxe ? Ô combien, quand ce contempteur de la « racaille » paysanne » s’engage comme humble instituteur en Basse-Autriche, où il traite cependant ses élèves comme des bêtes à dresser avant de se traîner par terre pour s’en excuser. Intello claquemuré dans une solitude farouche ? Mais il s’engage au front où il multiplie les actes de courage. Ou le voici nettoyant à genoux, comme les novices de sainte Thérèse au couvent d’Avila, le plancher du logis qu’il partage avec un disciple-amant. Snob de trop bonne famille ? Mais il renonce aux millions de son héritage sans le distribuer aux pauvres (cela les pourrirait, pense-t-il) mais en fait profiter quelques écrivains dans la dèche. Réactionnaire dans son refus du progrès ? Mais obsédé par l’idée de s’améliorer lui-même. Incapable d’aimer ? Mais vivant des passions intenses et compliquées. Enfin, Disciple de Schopenhauer, il frôlera le suicide à diverses reprises et l’idée d’enfanter lui fait horreur, alors que Chesterton rêvait d’une maison jamais assez pleine de mioches, etc.
Quand les amis se retrouvent à La Perle…
L’épatante illustration de cette modeste chronique, signée Matthias Rihs, évoque la rencontre posthume de Gilbert Keith Chesterton et de Ludwig Wittgenstein dans le patio du petit hôtel La Perle, rue des Canettes, où Roland Jaccard vient jouer aux échecs tous les dimanches avec ses amis. La sculpture de la danseuse à la jambe leste satisfait doublement au goût de Roland et de mon vieil ami Gérard dont la carrière érotique a débuté à l’âge de 13 ans avec les petites Bretonnes offrant leurs charmes aux lycéens dans les parages de la gare Montparnasse.
À part son étincelant hommage à Chesterton, qui fait suite à une kyrielle de traductions de l’anglais parues à L’Âge d’Homme (de John Cowper Powys à Ivy Compton Burnett en passant par Gore Vidal, Samuel Johnson et trente-six autres), l’ami le plus réactionnaire qu’il m’ai été donné de rencontrer, est aussi l’auteur, sous le pseudonyme de Sylvoisal (contraction de lys et Valois…) de nombreux ouvrages où la poésie et la pensée danse, et plus particulièrement dans La Forêt silencieuse,merveilleux inventaire de la beauté et de la bonté de la vie constitué d’une seule phase…
Jouxtant le patio de La Perle, l’image de notre ami Matthias figure mes amis Roland et Gérard en train de boire un coup au bar. Réacs ou rebelles ? L’un et l’autre ont le même sourire défiant toute conclusion, vu que « ce qui ne peut se dire, il faut le taire » en laissant le troupeau braire…
Gérard Joulié, Chesterton ou la quête excentrique du centre. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 155p, 2018.
La Forêt silencieuse. Le Cadratin, 267p. 2017
Roland Jaccard, L’Enquête de Wittgenstein. Arléa, 109p. 2019.
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La sirène et le pape pleureur
Une lecture de La Divine comédie (53)Purgatoire. Chant XIX. Rêve de la sirène. Ange de la sollicitude. Âmes en pleurs de la 5e corniche. Un pontife contrit.Les surréalistes n’ont rien inventé en matière d’onirisme poétique, ni la science fiction contemporaine pour ce qui touche aux voyages à travers le temps. Sans remonter à Lucien de Samosate, qui pourrait bien être le premier des auteurs de SF, l’on trouve dans la Commedia de Dante une multitude de scènes et de situations qui rompent avec la plate logique et les conventions «réalistes», sans déroger pour autant à la plasticité poétique et aux harmonies verbales.Un nouveau rêve de Dante, interrompant la marche des deux voyageurs sur les flancs du Purgatoire, se trouve ainsi marqué par l’apparition d’une femme bègue, aux mains difformes et pâle comme un cadavre, dont le chant de sirène touche cependant le poète, lequel apprend dans la foulée qu’Ulysse avant lui a été charmé de la même façon.Sur quoi surgit une « figure sainte » qui rompt, précisément, le charme captieux, alors que Virgile découvre le ventre puant de la séductrice, provoquant du même coup l’éveil soudain du dormeur.Trois fois que je te rappelle à l’ordre ! lui lance alors son guide impatient de repartir, bientôt relayé par un ange aux grandes ailes battantes qui indique aux compères la suite de l’itinéraire, non sans moduler l’évangélique couplet d’ «heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés».Puis une ombre apparaît à Dante sur la cinquième corniche où rampent les âmes en peine, qui s’identifie en la personne du pape Adrien V au bref règne de même pas deux mois, qui a pris conscience du «leurre» auquel il a cédé trop longtemps en s’attachant aux bien terrestres et en se montrant de la plus avérée avarice.De quoi pleurer ! Et Dante verserait bien quelques larmes de compassion en se rappelant probablement ses propres fautes , mais l’ombre pontificale le rabroue alors et l’enjoint de poursuivre son ascension tandis que lui-même, «pleure pour réfléchir» en attendant mieux… -
L'amour en Occident
Une Lecture de La Divine Comédie (52)Chant XVIII. Quatrième corniche: les paresseux. Virgile explique la nature de l’Amour et ses rapports avec le libre arbitre. Les négligents. Dante s’endort et rêve.Lire la Commedia requiert autant d’attention que de distance amicalement ironique, me semble-t-il, et cette adhésion réservée s’accentue au fur et à mesure qu’on s’élève, au propre et au figuré, sur les roides pentes du Mont Purgatoire où les Grandes Questions pour un champion de vertu se succèdent.La question des questions est à présent celle de l’Amour, et ce sera finalement la seule importante avant et pendant le parcours paradisiaque, avec le défi permanent d’une plus juste et bonne définition de la chose.Amour selon certains Grecs (Eros) où selon un certain christianisme (Agapé), ou quoi d’autre encore, alors que s’y mêle l’autre question qui fait débat, comme on dit, portant sur l’inné et l’acquis ?La forme même de la Commedia constitue déjà une réponse, avec sa structure ternaire qui va de la première exploration du tréfonds de l’abjection à la cime rêvée de la vertu sublime, au fil d’une ascèse ascensionnelle représentant en somme le djihâd chrétien dont le but final serait l’éternelle félicité.Mais a-t-on vraiment envie du Paradis ? Et si je ne désirais « rien que la terre » si possible sans guerre, en beauté et en bonté ?C’est à cette autre question aussi que le lecteur est confronté dans ce chant à déchiffrer patiemment, en confrontant toutes ses traductions et commentaires, ou en se bornant à ce qu’on y trouve à première lecture en attendant de creuser, quitte à lire ou à relire parallèlement L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont où se trouve formulée clairement la distinction entre l’Eros grec et ses dérivés, l’amour courtois des troubadours et l’amour divin selon les Pères de l’Eglise, etc.Tout ça nous renvoyant ensuite aux conceptions de l’amour chez les indiens précolombiens, les bouddhistes plus ou moins zen ou les sectes évangélistes défendant la liberté de porter son arme sur soi dès le jardin d’enfants...Le libre arbitre est encore une autre question, et celle d’une âme originellement consciente du bien et du mal, sans parler de la prédestination selon le très calviniste Calvin.Et moi là-dedans, que cet alpinisme pseudo-divin fatigue un peu vu l’état de mes jarrets et ma paresse naturelle ? Eh bien moi, mon frère, je souris à la vision dantesque de ces essaims affolés, sur cette corniche du Purgatoire, qui se hâtent comme des puces sous l’aiguillon du repentir (ils ont tant tardé à faire le bien sur terre qu’ils se grouillent là-haut !) alors que la vue sur la mer, de ces vires, mériterait plutôt une halte de sereine contemplation...Dante. Purgatorio. Traduit par Jacqueline Bisset. La plus belle traduction (en version bilingue) du moment . GF. Flammarion, 2005.René de Ceccaty. La Divine Comédie. Nouvelle traduction avec la seule version française en octosyllabes simplifiant la lecture et la rythmant remarquablement. Magnifique introduction du traducteur. Points Seuil, 2017,Francois Mégroz. Le Purgatoire. Traduction littérale dénuée de toute poésie mais très appréciable pour ses nombreux commentaires. L’Âge d’Homme, 1995. -
Lorsque le rêve américain portait le nom de Thomas Wolfe
La réédition de deux romans majeurs du géant des lettres américaines rayonnant sur la première moitié du XXe siècle, Look Homeward, Angel, et Le Temps et le fleuve, pourrait relancer la découverte de son œuvre, incontournable aux States mais parfois méconnue des lecteurs de langue française en dépit des efforts antérieurs de quelques éditeurs passionnés, tels Maurice Nadeau et Vladimir Dimitrijevic…C’est l’une des voix les plus puissamment personnelles, en sa vigueur juvénile et son profond pathos, aux inoubliables inflexions lyriques doublement marquées par les grandes espérances de son époque et la conscience du tragique de la condition humaine, qui nous revient avec la publication récente du roman de jeunesse bicéphale de Thomas Wolfe (1900-1938), dans sa fraîcheur brute et son inaltérable vitalité.Reprenant le titre original de la première édition américaine de 1929, chez Scribner’s Sons, dans la traduction de Pierre Singer parue chez Stock en 1956 sous le titre Aux sources du fleuve, avec une préface du grand découvreur que fut Maurice Nadeau, Look Homeward angel, réédité chez Bartillat en 2017 avec une introduction de Maxwell Perkins, ami et éditeur inspiré du jeune écrivain, constitue la première tranche épique, en bonne partie autobiographique, de la saga rabelaisienne d’une tribu sudiste du début du XXe siècle, dont le jeune Eugène Gant figure la projection de l’écrivain lui-même, développée ensuite dans Le Temps et le fleuve, paru en juin 2023 chez Bartillat, roman d’apprentissage de l’étudiant à Harvard découvrant ensuite l’Europe et l’amour, avant son retour au pays natal…Parfois critiqué du fait que son œuvre torrentielle relève essentiellement de l’autobiographie, Thomas Wolfe, sous le nom d’un autre protagoniste, reprit ses thèmes essentiels dans La Toile et le roc, non sans avoir répondu à ses détracteurs dès son premier livre, affirmant que même les Voyages de Gulliver de Swift relevaient en somme de l’autobiographie. Au reste, cette querelle liée au seul genre littéraire paraît bien vaine au lecteur de bonne foi confronté à la fantastique recréation d’une vie et d’une époque, dont le jeune Eugène n’est qu’un des protagonistes – l’ensemble de l’œuvre évoquant plutôt un immense poème labyrinthique dont la porte d’entrée s’intitulerait significativement : Point de porte…« Une pierre, une feuille, une porte introuvable »…Tel est, aussi bien, le titre de la première nouvelle, d’une tonalité « wolfienne » exemplaire , des quatorze poèmes narratifs du recueil De la mort au matin, paru pour la première fois en 1948 dans une traduction de René Nicole Raimbault et Ch. P. Vorce, avec une (excellente) préface d’André Bay, lequel achève celle-ci sur ces mots : « De la mort au matin, branches élaguées de l’arbre géant, éboulis de la montagne wolfienne, ruisseaux et rivières menant au grand fleuve, me paraît le meilleur moyen d’accéder au grand œuvre »…Réédité en 1987 chez Stock, cet emblématique ensemble de nouvelles, couplé avec L’Histoire d’un roman, texte fondateur pour qui aimerait entrer bien informé dans l’univers de Thomas Wolfe (publié pour la première fois en 2016 aux éditions Sillage), illustre, hélas, la dispersion regrettable des publications du grand écrivain dans notre langue, immédiatement pointée par Maurice Nadeau dans son introduction à la première traduction de Look Homeward, Angel.De toute évidence, Thomas Wolfe aurait sa place dans la Bibliothèque de la Pléiade, au même titre que Faulkner – qui lui vouait une tendre admiration frottée de lucidité critique – ou Philip Roth, dont la Pastorale américaine fait écho à sa saga d’un rêve déçu , mais Nadeau l’écrit au tout début de sa préface : qu’il « n’a pas eu trop de chance avec les Français »…La preuve en est que son premier grand livre, paru en 1929, en est aujourd’hui à sa troisième édition et à son troisième titre, après Aux sources du fleuve (chez Stock, en 1956, traduit par Pierre Singer), L’ange exilé (à L’Age d’homme, en 1982, dans la version de Jean Michelet), et sous son titre américain chez Bartillat, en 2017, dans la traduction reprise de Pierre Singer et avec une préface de Maxwell Perkins, l’éditeur providentiel de la première heure, qu’il eût été judicieux de coupler avec la reprise de l’introduction de Nadeau. Mais voici qu’a paru, en juin dernier, l’autre grand roman que représente Le Temps et le fleuve, dans une traduction quadricéphale ( !) où le nom du vénérable R.-N. Raimbault voisine avec ceux de Manoël Faucher, Charles P. Vorce et Denis Griesmar, et un avant-propos du même Raimbault qui semble tombé du ciel puisque le traducteur est décédé en 1968…Pour mémoire, rappelons en outre que ce fut par un Serbe, à Lausanne, que fut relancée en 1982 la défense et l’illustration de Thomas Wolfe, à l’enseigne de L’Âge d’Homme, où Vladimir Dimmitrijevic, qui vouait un inaltérable culte à l’écrivain depuis sa jeunesse, s’était juré de publier toutes ses œuvres, y compris son journal et sa correspondance. Mais l’ange noir fatal à l’adorable Ben, grand frère d’Eugène Gant dont la mort est un chapitre déchirant de L’Ange exilé, emporta lui aussi notre ami Dimitri.Enfin allons : la Littérature n’est-elle pas plus forte que la mort ? C’est ce que pensait en tout cas l’auteur de La Toile et le roc (réédité en 1990 à L’Âge d’Homme) et de You can’t go home again, accessible aujourd’hui en v.o. via Kindle…Pour en revenir au thème de « l’introuvable porte », disons alors qu’avec celui du « grand langage oublié », son évocation lancinante court à travers tous les écrits de Thomas Wolfe, lancée une première fois dans le chant liminaire de Look homeward, Angel : « Une pierre, une feuille, une porte introubable ; une pierre une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés. Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère ; de la prison de sa chair, nous sommes passé dans l’indicible, l’incommensurable prison de cette terre ». Et des lambeaux de cette incantation nous poursuivront tout au long du parcours du grand labyrinthe : « Qui d’entre nous a connu son frère ? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? », ou encore : « Muets devant nos souvenirs, nous cherchons le grand langage oublié, le bout du chemin perdu qui mène au ciel , une pierre, une feuille, une porte introuvable », etc.Or ce lyrisme tellurique, voire cosmique, ne tend-il pas à la désincarnation fumeuse ? Tout au contraire : on ne saurait avoir les pieds sur terre plus que les personnages de Thomas Wolfe !Biblique et bordélique à la fois…C’est au creuset de la Babel moderne que l’introuvable porte se situe d’abord, à Brooklyn que « seuls les morts connaissent », ainsi que l’affirme le titre d’une autre nouvelle, mais la grande ville mythique, la Babylone américaine évoquée par Thomas Wolfe l’est avec les yeux d’un petit-fils de paysan, fils de tailleur de pierre, « étranger » dans sa propre famille et nomade à la manière des figures errantes de l’Ancien Testament, dont le père, Oliver Gant, est la première figure tonitruante en sa « maison des cris ».La nouvelle intitulée Point de porte oppose le discours « bourgeois » de celui qui se pâme devant la merveilleuse bohème dans laquelle vit le narrateur, le charme de la pauvreté et l’idéale liberté du solitaire, lequel en crève dans sa thurne malsaine où il grelotte ou meurt de chaud. De la grande ville au « sud profond » qui sera celui, aussi, de Flannery O’Connor ou, tout récemment, de David James Poissant, les nouvelles de De la mort au matin recensent tous les thèmes développés dans les grandes largeurs des chroniques romanesques où se déploient, alors, les extravagants personnages du père terrible, ne cessant de se vanter et de se plaindre comme un Jupiter biblique, d’Eliza la mère, issue de la tribu des Pentland et littéralement obsédée par l’acquisition d’un bien immobilier à elle - la pension de Dixieland en sera le lieu homérique -, les frères et sœurs aînés du jeune Eugène, dont Ben sera le protecteur sourcilleux, et les voisins, les cercles concentriques de la ville d’Altamont avec son quartier nègre où grouillent les descendants d’esclaves devenus domestiques sous-payés et méprisés – car l’on est raciste et antisémite dans ce monde haï par Eugène, les forts harcèlent (déjà !) les plus faibles et l’engeance lamentable donne raison au vieux Montaigne qui constatait (déjà !) que partout où il y a de l’homme il y a de « l’hommerie »…Une véritable horreur que ce monde-là, et comme on l’aime ! Comme Eugène aime son père et sa mère en observant leurs détestables tares. Et comme on s’attache à cet univers aussi bordélique que le sont parfois certaines sections disparates des chapitres de l’épopée en cours, dont le brave Maxwell Perkins fut le premier à tenter de discipliner le flux monstrueux tissé de pages inouïes de beauté et d’émotion…Maurice Nadeau, encore lui, le notait avec pertinence : « La famille Gant, d’Altamont, dont les origines remontent à la colonisation, devient le prototype de la famille américaine dans la première moitié de ce siècle, le prototype de la famille humaine. Le microcosme dans lequel vit le petit Eugène est sans cesse agrandi aux limites de l’univers. Quand il en est expulsé par la vie et les années d’Université, il se tourne vers ces temps enfuis dont il n’a point vu qu’ils avaient été héroïques et difficiles, violents et dramatiques : ils figurent le paradis perdu »…Thomas Wolfe. Look Homeward, Angel. Une histoire de de la vie ensevelie. Préface de Maxwell Perkis Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Singer. Bartillat, 2017-2021, 585p.Le Temps et le Fleuve. Légende de la faim d’un homme dans sa jeunesse. Avant-propos de R.-N. Raimbault. Traduit par R.-N. Raimbault, Manoël Faucher, Charles P. Vorce et Denis Griesmar. Bartilllat, 2023, 1031p. -
De l'amour chez les taupes
Une lecture de La Divine Comédie (51)
Purgatoire. Chant XVII. De la troisième à la quatrième corniche. Visions de colère punie. L'ange de la douceur. Virgile expose la théorie de l'amour. Apparition des négligents. Dante s'endort.
Sortant du brouillard comme d’un rêve confus - ce moment de l’éveil conscient sera repris souvent et culminera à la fin du Paradis -, Dante nous prend à témoin d’une façon joliment familière que René de Ceccaty traduit avec la limpidité requise :
« Il t’en souvient, lecteur, perdu
Dans les Alpes embrumées, comme
Une taupe, tu voyais peu »...
Et d’enchaîner sur les pouvoirs de l’imagination, à la fois soutien du « désir de savoir » et possible leurre, comme la recherche de la vérité ou la quête d’amour à tout moment sont menacées par de faux-semblants.
Cette nouvelle étape de l’escalade du Purgatoire (« c’est par ici qu’on monte ! » a lancé une voix cinglante) sera marquée par un premier aperçu de ce qu’est l’Amour, mobile supérieur de toute la Commedia, dont les obstacle à son rayonnement sont détaillés par le bon guide, lequel pointe « le manquement à l’amour du bien par paresse » et les « rames molles » qui participent déjà du mal.
Dans la pénétrante introduction précédant sa traduction (87 pages d’une immense érudition et d’une lecture cependant aisée), René de Ceccaty explique la difficulté quasi inextricable de rendre tout ce qui est signifié par le poème original (aussi obscur en certains points pour les innombrables interprètes italiens qui en ont fait autant de cheveux blancs), soulignant à proportion l’étonnante et gracieuse évidence de sa part lumineuse et bien claire - même aux yeux des taupes (ou semi-taupes) que nous sommes.
En l’occurrence, ce que dit Virgile, qu’on pourrait dire un saint laïc pré-chrétien, des trois obstacle majeurs à l’amour selon l’esprit divin, saisit ainsi par sa simplicité évangélique, si l’on peut dire, en décrivant le mal qu’on veut « pour autrui » en ces termes:"Quand on veut supprimer autrui
Par arrogance et seulement,
Et l'abaisser pour exceller.
Quand on craint de perdre pouvoir,
Grâce, honneur, gloire devant l'autre,
On lui souhaite le contraire.
Enfin quand on est ulcéré
D'être insulté, pour se venger
On fomente le mal d'autrui"...
Or l’aperçu reste partiel, limité à ce lieu ou l’on purge mollesse, et bien d’autres réponses seront appelées ensuite par autant de questions auxquelles le lecteur autant que Dante seront confrontés non sans avertissement octosyllabique de l'excellent Virgile: "Tu dois, toi-même, les trouver »...
Dante. Le Purgatoire. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. GF Flammarion, 374p. 2005.
René de Ceccaty. La Divine Comédie, nouvelle traduction. Points Seuil, 690p. 2017.
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Un sage dans le brouillard
Une lecture de La Divine Comédie (50)Chant XVI. Dans la fumée des coléreux. Marc le Lombard. Explication du libre arbitre. Les causes de la corruption. (Lundi de Pâques, vers 5 heures de l'après-midi).
La scène est saisissante, une fois de plus, des poètes escaladant la montagne du Purgatoire de corniche en corniche, soudain plongés dans une purée de pois à couper au couteau dans laquelle ils n’entendent d’abord qu’un lointain chœur chantant l’Agnus dei, avant que ne se distingue la voix d’une ombre que Dante, à la demande de Virgile, interpelle pour lui demander qui elle (ou plutôt il) est et par où l’on continue de monter.
Ainsi que l’écrit la romancière Elsa Morante, citée par René de Ceccaty au début de sa nouvelle traduction de la Commedia, le chef-d’œuvre de Dante est d’un réalisme que « seuls les crétins » pourraient méconnaître, et c’est, de fait, par la foison de détails parfois hyperréalistes que le poète nous scotche en nous faisant passer sur moult obscurités de savoir ou de formulation que cette nouvelle traduction de Ceccaty, soit dit en passant, éclaircit et simplifie à sa façon par ses solutions limpides et élégantes que module le choix à fines ellipses de l’octosyllabe distribué en tercets - il faudra y revenir au fil de la grimpe...
Dans l’immédiat, la scène frise le surréalisme, qui voit ces nobles messieurs faire connaissance sans se voir dans l’épais brouillard, ou Marco le Lombard développe un très sage discours sur le libre arbitre et le tour détestable de la gouvernance des papes confondant le pouvoir spirituel et la domination par la force.
Lorsque Dante demande, à ce Lombard plein de sagesse, quelle funeste volonté dirige les puissants invoquant le ciel pour se justifier, son interlocuteur lui répond - dans le droit fil de la doctrine du libre arbitre qui responsabilise chaque individu - que si le monde va à sa perte, c’est aux hommes seuls qu’incombe la faute, à commencer par ceux qui devraient montrer l’exemple dans l’observance de lois conçues pour canaliser les vices ou les délires de tout un chacun.
Octosyllabes à l’appui:
« Les lois sont là. Qui les applique ?
Personne. car le pape en place
Peut ruminer, mais marche mal ».
Et d’illustrer à sa façon la théorie politique de Dante lui-même - notamment dans son Banquet -, en rappelant que l’équilibre atteint par Rome avec « deux soleils pour deux voies » l’une de Dieu et l’autre du monde, a été rompu en unissant le glaive et la croix lors même que « la force n’est pas ce qui aide les hommes ».
Pas plus actuel que ce discours de l’invisible interlocuteur qui rappelle que « valeur et courtoisie » ont régné alors que « maintenant les brigands peuvent passer »...
Tout cela dit « dans le noir » figurant ô combien les ténèbres du monde, alors qu’une lumière angélique pointe à la fin de l’entretien, qui incite l’ombre du Lombard à se dérober soudain par humilité...Dante, La Divine comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points Seuil, 690p. 2017.