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Carnets de JLK - Page 14

  • Accroche le mot au nuage

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    Les mots sont là pour s’étonner,
    venus du fin des âges,
    au temps des anges émus
    sans ailes ni messages...
     
    La muse a délivré la nuit
    des mots les plus secrets,
    qui retenaient, sous le déni
    tant d’aveux interdits...
     
    Les mots s’embrochent et recomposent,
    en rondes et en croches,
    les mélodies, de proche en proche,
    des enjambées en prose...
     
    Les mots n’existent pas
    sans le chant qui ruisselle,
    ou monte vers le ciel
    dont on ne perçoit que l’aura...
     

  • À l'aube revenue

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    Nous retournerons au jardin:
    nous aimons les lointains
    que déroulent sur les plafonds
    certaines projections
    où comme les écailles aux yeux
    soudain relevées
    se voient les vagues mouvements
    des mouvantes batailles
    d’ombres montées des avenues
    ou comme des lumières
    éclairant nos berlues...
     
    Jadis on se fiait au ciel,
    interrogeant tantôt
    le foie d’un mouton innocent
    ou le vol des oiseaux;
    on était naturellement
    à l’écoute du Temps
    et des divers dieux capricieux:
    la Grande Ourse a porté les noms
    qu’on lui aura donné
    dans les continents séparés,
    le Grand Chariot passait
    devant le cercueil des pleureuses,
    et délivrée de ses douleurs
    la Terre se disait heureuse
    à la naissance de l’enfant...
     
    Ta joie de ce matin rayonne,
    tu ne sais pas pourquoi:
    ton âme douce au corps frissonne
    à l’idée de partir
    demain jusques à Babylone,
    tout au bout du jardin
    d’où l’on a vue sur les étoiles -
    et tout le baratin…
     
    (Image JLK: l'aube à La Désirade)

  • Les lendemains du numérique sont-ils voués à déchanter ?

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    Trois livres très documentés, entre tant d’autres publications, nous confrontent aux développements phénoménaux, autant qu’aux retombées inquiétantes de la révolution numérique. En politique, avec Les ingénieurs du chaos de Giuliano da Empoli observant les accointances des nouveaux populismes avec l’Internet ou les réseaux sociaux. Au quotidien singulier ou pluriel, dans L’homme sans contact de Marc Dugain et Christophe Labbé qui pointent l’industrie de la déréalisation et de l’addiction forcée. Et dans L’Enfer numérique, vaste enquête de Guillaume Pitron consacrée au prix réel et à l’impact économico-écologique, aussi redoutable que méconnu, des nouvelles technologies...
     
    Cette chronique ne doit rien à ChatGPT, promis-juré, mais je la peaufine sur mon MacPro avant de la balancer via le Cloud à mes camarades du « média indocile » BPLT, non sans la publier aussi sur mon profil Facebook comptant le max autorisé de 5000 « amis » et sur le blog perso que je tiens depuis 2005 (la même année que le fameux blogueur italien Beppe Grillo) où je compte aujourd’hui plus de 6000 textes, mes Carnets de JLK drainant plus de 1000 visiteurs les premières années, la plupart disparus depuis lors ou ne se manifestant plus par aucun commentaire alors que je continue à les rédiger en me fichant à peu près autant de leur réception que du nombre de « likes » quotidiens sur Facebook, au contraire de Beppe Grillo comptant des millions de « followers » et un parti à cinq étoiles à son actif – chacun son job !
     
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    Ces précisions très personnelles pour dire qu’on peut user du numérique en « geek » apparent sans l’être du tout, que l’apport de l’Internet est un formidable vecteur d’information et d’expression, et que tenir un blog ou un profil sur les réseaux divers ne fait pas forcément de vous un influenceur ni moins encore un addict, quoique l’immunité absolue en la matière reste improbable. C’est du moins ce qui ressort de la lecture de L’Homme sans contact des compères Marc Dugain et Christophe Labbé, lesquels détaillent nos nouveaux rapports avec un « multivers » qui se voudrait fondé sur la communication et aboutit massivement à l’atomisation des rapports et à la « déréalisation », la disparition de l’intime et la manipulation de chacun par le nouveau vecteur magique au nom d’algorithme, ennemi du contact réel ou le soumettant à son seul code, nommant « amitié » ce qui n’est que pseudo-contact.
    À ce propos, je me rappelle que, dans les années 80, le romancier Vladimir Volkoff, enseignant dans un collège de la région d’Atlanta, me dit qu’il s’efforçait en vain d’expliquer à ses étudiants ce qu’était l’ancienne notion d’amitié en tant que partage électif voire exclusif de notre « privacy », chacun de ses élèves prétendant avoir au moins cent «friends»…
    Or la nouvelle conception du contact par clic, avec nos «amis Facebook», ne se réduit-elle pas désormais à cette approche américaine répandue partout ? Et comment ne pas voir que cette disparition de l’intime va de pair avec une explosion de simili-contacts évoquant ceux d’une fourmilière – métaphore dont Giuliano da Empoli fait le meilleur usage dans son analyse des nouveaux rapports de l’individu avec ses semblables sur fond de manipulation socio-politique ?
     
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    Bouffons et «merchandiseurs» du nouveau Carnaval
    Le Carnaval, tel que Goethe le découvre incognito à Rome, en fèvrier 1787, est l’événement « à l’italienne » hautement symbolique que Giuliano da Empoli choisit, avec l’élégance narrative qu’ont pu apprécier les lecteurs du mémorable Mage du Kremlin, pour illustrer le chaos social rituellement institué depuis le Moyen Age, où le valet devient maître et inversement, avec les débordements que ne manque pas de relever le génial poète allemand figurant par excellence l’esprit des Lumières; et c’est le même carnaval italien, en 2018, que l’auteur des Ingénieurs du chaos commente avec l’arrivée au pouvoir du Mouvement 5 étoiles mené par une nouvelle sorte de dirigeants dont le populisme revendiqué détermine à la fois le fonctionnement et le style.
    A l’origine du mouvement : deux personnages emblématiques, dont l’association fait figure de modèle: à savoir Beppe Grillo le saltimbanque (acteur et humoriste de grande popularité, mais aussi intellectuel activiste aux multiples interventions et autres provocations dans les domaines de la justice sociale ou de l’environnement), et Gianroberto Casaleggio, expert en marketing digital qui a compris que l’Internet pourrait révolutionner la politique et va en faire son fonds de commerce en idéologue visionnaire.
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    Si Beppe Grillo focalise les regards et fédère des millions de « followers », c’est Casaleggio et ses analystes des bureaux milanais de la Casaleggio Associati qui dictent au comédien les thèmes « porteurs » à lancer et développer sur le blog beppegrillo.it bientôt devenu le plus fréquenté de la péninsule et associé plus tard à d’autres plateformes, tel le réseau social international Meetup.
    Jouant sur le ras-le-bol populaire qu’inspire la «Casta» (titre d’un best-seller de ces années visant la corruption des élites politiques), le blog dénonce les abus des grandes entreprises aux dépens des petits actionnaires, la précarité dans le monde du travail et autres thèmes liés à l’environnement, au fil de campagnes virales jamais vues qui culminent en 3D, le 8 septembre 2007, avec les manifestations de masse, en de nombreuses villes italiennes, du Vaffanculo (V-Day) lancé par Grillo à la face des hommes politiques corrompus, réclamant plus précisément un « Parlement propre » - tout cela à la surprise totale du sérail politique et des médias traditionnels qui n’ont rien vu venir…
    Malgré son déclin, le Mouvement 5 étoiles aura bel et bien fait figure de laboratoire du populisme, dont Giuliano de Empoli montre à la fois la spécificité originale (sa façon de convoquer le « peuple du blog » par le parti-algorithme-ni-gauche-ni-droite, comme un avatar de la démocratie directe) et la réalité beaucoup plus équivoque, où la centralisation des données revient à servir le plan marketing d’une dyarchie (Casaleggio-Grillo) verrouillant la direction de la fourmilière. Le fils pragmatique de Casaleggio, Davide, geek de haut vol, se référera lui-même à l’organisation myrmicole du Mouvement, assurant en outre le suivi « merchandisé » du politique-business…
    Exemplaires en tout cas : le couple du leader populiste jouant volontiers de provocation sans lésiner sur les « fake news », ainsi que l’ont illustré maintes fois un Matteo Salvini, un Donald Trump ou un Jair Bolsonaro, et du « spin doctor » ferré en matière idéologique et techno-scientifique, comme ceux qui ont boosté l’élection de Trump via Facebook en testant quelque 5,9 millions de messages différents, contre les modestes 66.000 de dame Clinton…
     
    Chats noirs et fantasmes formatés
    Le numérique aide-t-il la démocratie directe ou n’en est-il que le simulacre faussement libérateur ? L’exemple italien, et les révélations ambivalentes de la crise sanitaire mondiale, incitent à la réflexion de défense.
    Dans la brillante conclusion des Ingénieurs du chaos, intitulée L’âge de la politique quantique, Giuliano da Empoli montre comment le numérique a permis de répondre à la colère réelle et aux frustrations multiples du grand nombre en donnant à chacun l’impression de faire partie d’une famille conviviale et d’être l’acteur privilégié d’un soulèvement historique, comme le prouve en flux continu son image sur Instagram ou TikTok.
    À ce propos, sait-on pourquoi le nombre des chats noirs ou de pelage foncé a augmenté de façon vertigineuse dans les refuges anglais depuis l’apparition des smartphones ? Réponse : à cause des selfies. Pas cools les chats sombres ! Alors Empoli de préciser : «Sur l’ensemble du territoire national, les sujets de Sa Majesté occupés à se photographier de manière frénétique, comme tous les habitants de la Terre, rejettent en masse les chats les moins photogéniques. Mais les victimes de la culture du selfie ne se comptent pas que parmi les félins. À l’ère du narcissisme de masse, la démocratie représentative risque de se retrouver dans la même situation que les chats noirs ».
    Trop lente en effet, la démocratie directe à la manière des petits Suisses, trop occupée à trouver des compromis alors que la consommation est désormais l’affaire immédiate d’un clic. Et le vote secret: vraiment pas cool !
    Tout tout de suite, mais jusqu’où ?
    «Reprends le contrôle !» aura été le slogan du Brexit, et Giuliano da Empoli d’y voir l’« argument principal de tous les mouvements nationaux -populistes, qui se fonde sur un instinct primitif de l’être humain ». Dans la foulée on aura remarqué la libération explosive du langage et des gestes agressifs encouragés par les ingénieurs du chaos…
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    Sur quoi, passant du politique à l’intime, Marc Dugain et Christophe Labbé, dans L’Homme sans contact, poursuivent les observations de L’homme nu, détaillent la prise de pouvoir du numérique à la lumière de la pandémie, « divine surprise » pour une industrie qui en a bénéficié de façon obscène en trouvant l’occasion, par le confinement, le télétravail et le repli obligé sur le chez-soi, de contrôler plus étroitement la vie quotidienne de ses clients en lui fourguant loisirs à domiciles, séries à foison et prestations masturbatoires d’envergure mondiale – grave cool !
    Cela étant, et contre toute attente, comme le relevait déjà Empoli, la crise sanitaire aura aussi libéré des forces positives en nous ramenant à la « case réel », où les lendemains du numérique seront peut-être moins roses que ne le promettent ses gourous surtout soucieux de profit.
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    C’est ce qu’on se dit aussi en découvrant, dans l’aperçu très fouillé de L’Enfer numérique de Guillaume Pitron , ce qui fonde tous les aspects du «réel» numérique : la réalité matérielle du moindre «like » et du nuage, le lien fantasmé entre numérique et écologie, la fuite en avant énergétique, les enjeux écologiques largement ignorés de la 5G, l’avenir des robots plus polluants que les humains, le déploiement de la « route de la soie numérique » par la Chine, la recherche future d’une souveraineté numérique européenne, etc.
    Donc bonne lecture, jeunes gens de tous les âges, car j’ai à faire ailleurs : la robote tueuse Adrisa, figure centrale de la série de SF russe Better than us (2018), accueillie par Netflix malgré les censures actuelles, m’attend en espérant probablement que je la «like», mais la gueule d’ange de l’Avenir radieux du numérique est-elle fiable ?
     
    Giuliano da Empoli. Les ingénieurs du chaos. Gallimard, coll. Folio, 227p. 2023.
    Marc Dugain et Christophe Labbé. L’Homme sans contact. Editions de L’Observatoire, 220p. 2022.
    Guillaume Pitron. L’enfer numérique ; voyage au bout d’un like. Editions Les Liens qui libèrent, 351p. 2023.

  • Sauteries du bel âge

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    Pauline au bal est si légère
    qu’elle a l’air d’une balle
    jetée là-bas de bras en bras,
    comme de salle en salle,
    grisée par les regards glissés
    sur ses épaules dénudées
    qui tournoient dans le ciel.

     

    Pauline et sa jambe de bois
    marquent bien les syncopes
    de la valse ou du cha-cha-cha;
    son cigare étincelle
    à sa main qui n’a que trois doigts,
    et pas une de celles
    qui lui dénient son charme exquis
    ne sait boiter comme elle.

     

    Pauline est ces jours à l’hosto:
    il faut bien réparer
    les beaux restes de ses vieux os
    qui déjà s’impatientent
    de tâcher de ses talons hauts
    à remonter la pente.

     

    Pauline danse au bord du ciel
    en pure silhouette,
    nous rappelant toutes les fêtes
    de nos plaisirs véniels,
    quand de nos pieds de pélicans,
    palmés et juvéniles,
    nous faisions la pige à Satan.

     

    Lors Pauline indocile,
    au milieu de tant de liesse
    marquait déjà le pas,
    le tempo et le mouvement,
    le déhanché de chaque fesse,
    au bal des débutants.

     
  • Force douce de la pensée

     

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    Après les multiples attentats d'inspiration islamiste commis ces dernières années, la lecture de Vertige de la force, essai documenté et pénétrant d'Etienne Barilier, paru en 2017 s'impose décidément.

    Dans la foulée, nous revenons, en cet été 2018, au Barilier romancier, avec un grand roman d'immersion historico-existentiel intitulé Dans Khartoum assiégée, qui sonde les tenants mystico-stratégiques de la dérive terroriste islamique actuelle, dans un Soudan de la fin du XIXe siècle où apparut le Mahdi se réclamant directement du Prophète, contre lequel les Anglais envoyèrent le fameux colonel Gordon, qui y laissa sa peau.  

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    Le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée, écrivait Etienne Barilier dans son mémorable essai intitulé La ressemblance humaine, et le nouvel ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Vertige de la force, bref mais très dense, et surtout irradiant de lumière intelligente, en est la meilleure preuve, qui conjugue la pensée de l’auteur et celles de quelques grands esprits européens, de Simone Weil à Thomas Mann ou de Goethe à Jules Romains ou Paul Valéry, notamment, contre les forces obscures du fanatisme religieux ou pseudo-religieux.

    Vertige de la force est à la fois un texte d’urgence, amorcé sous le coup de l’émotion ressentie lors des attentats du 7 janvier 2015, et conclu après le carnage du 13 novembre, et une réflexion s’imposant la mise à distance et le décentrage par rapport aux formules-choc et autres interprétations hâtives assenées sur le moment, les unes prenant la défense des assassins contre les caricaturistes de Charlie-Hebdo (« Ils ont vengé Dieu ! ») et d’autres invoquant un Occident qui n’aurait « rien à offrir » à la jeunesse en mal d’idéal, voire d’absolu.

    Etienne Barilier n’est pas du genre à se répandre sur les plateaux de télé ou par les réseaux sociaux, mais il n’est pas moins attentif aux débats intellectuels en cours, et c’est ainsi que sa réflexion recoupe ici celles de plusieurs figures de l’intelligentsia musulmane, tels Abdelwahab Meddeb et Abdennour Bidar,notamment.

    Humaniste immensément cultivé, traducteur et chroniqueur, romancier et conférencier, Barilier, auteur d’une cinquantaine de livres, a consacré plusieurs essais au dialogue ou aux confrontations entre cultures et (notamment dans Le grand inquisiteur) au thème de la violence commise au nom de Dieu.

    Or ce qui frappe, à la lecture de Vertige de la force, c’est la parfaite limpidité de son propos et la fermeté avec laquelle il défend l’héritage d’une culture qui nous a fait dépasser le culte des puissances ténébreuses et de la force, sans oublier la longue et sanglante histoire d’une chrétienté conquérante oublieuse de son fonds évangélique. 

    Les thèmes successifs de Vertige de la force sont la définition du crime de devoir sacré, le scandale d’une idéologie religieuse faisant de la femme une esclave de l’homme et de l’homme un esclave de Dieu, la difficulté pour les intellectuels musulmans de réformer leur religion « de l’intérieur », la conception particulière du temps musulman, la typologie du guerrier djihadiste et, faisant retour à l’Occident, l’étrange fascination exercée sur les meilleurs esprits (tel Ernst Jünger devant la guerre, ou Heidegger devant l’abîme) par la force et les puissances obscures ramenant au «fond des âges ».

    Le crime de devoir sacré

    images-12.jpegAinsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses ivres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. 

    Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le« crime de devoir sacré ». Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, elle illustra finalement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dansl’impureté.   

    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi , des ravages dans notre propre histoire ?

    À ceux qui, avec quelle démagogie nihiliste, affirment que nous n’avons« rien à offrir » à la jeunesse désemparée, Etienne Barilier répond qu’au contraire les leçons que nous pouvons tirer de notre histoire sont un legs précieux, tout au moins à ceux qui sont disposés à le recevoir.

    « Notre propre histoire montre que le crime de devoir sacré fut jadis, et même naguère, un de nos crimes préférés. Mais elle montre aussi qu’il ne l’est plus. Montesquieu, dans son Esprit des Lois, écrit cette phrase décisive :« Il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais ». 

    Les martyrs écorchés vifs et brûlés pour la plus grande gloire du Dieu catholique et apostolique n’ont-ils « rien à voir » avec la chrétienté ? Ce serait pure tartufferie que de le prétendre. Mais accompagnant les conquérants espagnols, le moine Las Casas consigne un témoignage accablant qui exprime une révolte contre la force de l’Eglise, de même que Sébastien Castellion s’opposera à Calvin quand celui-ci fera brûler le médecin« hérétique » Michel Servet. C’est d’ailleurs à Castellion qu’on empruntera, en janvier 2015, sa fameuse sentence selon laquelle « tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ».

    Or, de la controverse de Valladolid opposant Las Casas au Grand Inquisiteur, notamment sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, jusqu’au jour de 1959 où le bon pape Jean XXIII abrogea la formule de l’oraison du Vendredi saint évoquant les « perfides juifs », nous aurons fait quelques petits progrès dans l’esprit du Christ... 

    « S’il faut reconnaître ce que nous fîmes, ce n’est pas pour oublier ce que nous sommes », remarque Barilier.  Est-ce dire que nous soyons devenus meilleurs ? Disons plutôt que notre rapport avec la force s’est transformé.

    À cet égard, évoquant l’héritage décisif d’un Pierre Bayle, qui affirme, après la révocation de l’édit de Nantes et contre le « forcement des consciences » autorisant les dragonnades, que « tout sens littéral qui contient l’obligation de faire des crimes est faux », Barilier le souligne : « La voilà, la lecture en esprit, celle dont on attend qu’elle soit appliquée au Coran comme à la Bible. Ce n’est qu’une question de temps, disent les optimistes. Hélas, nous verrons que le temps de l’islam n’est peut-être pas le nôtre ».

    « Oui, nous avons fait la même chose, mais précisément, nous ne le faisons plus. Oui, nous avons comme le crime de devoir sacré, mais ce crime est désormais, pour nous, la chose la plus abominable qui soit ».

    Sacrées bonnes femmes !

    PHO19cbce58-b8ec-11e3-b80b-3bfae645a38e-805x453.jpgEntre autres qualités rares, Etienne Barilier a le génie des rapprochements éclairants. Ainsi de son recours, à propos du rapport souvent vertigineux que l’homme entretient avec la violence, relevant de la sidération, se réfère-t-il à ce qu’il considère comme « l’un des textes capitaux du XXe siècle », écrit par Simone Weil en pleine Deuxième Guerre mondiale, intitulé L’Iliade ou le poème de la force et dans lequel la philosophe juive d’inspiration christique met en lumière l’anéantissement moral, pour le vaincu mais aussi pour le vainqueur, que représente l’écrasement d’un homme par un autre. Et d’imaginer ce que Simone Weil aurait pu dire des crimes concentrationnaires nazis et des crimes terroristes au XXIe siècle... 

    Distinguant ces crimes de  devoir sacré des crimes « de raison » du communisme athée, Barilier relève que dans les deux cas (nazis et terroristes islamiques) « le pouvoir qu’on détient physiquement sur autrui fait procéder à sa destruction morale. Et cette destruction se fait dans l’ivresse sacrée ».  

    Par le crime de devoir sacré, le tueur exerce un pouvoir absolu, divinement justifié. Or ce pouvoir absolu est le même qui justifie la soumission de la femme à l’homme et l’esclavage de celui-ci au Dieu censé le« libérer ».

    Un chapitre à vrai dire central, intitulé Marguerite au rouet, puis sous la hache, constitue l’une des pierres d’achoppement essentielles de Vertige de la force, ou le double pouvoir de l’homme, en vertu de « la loi du plus fort », et de Dieu, continue aujourd’hui de s’imposer à la femme en vertu de préceptes prétendus sacrés.

    « Avec l’islamisme, religion qui s’est élaborée dans une société profondément patriarcale, Dieu frappe la femme d’infériorité. Les hommes, dit le Coran, prévalent sur les femmes ».

    Mais qui écrit cela ? Un infidèle fieffé ? Nullement : c’et l’Egyptien Mansour Fahmy, dans une thèse présentée en Sorbonne en 1913, sur La Condition de la femme dans l’islam, qui lui vaudra d’être interdit d’enseignement dans son pays et d’y mourir rejeté.

    Toujours étonnant par ses rapprochements, Etienne Barilier parle ensuite des souvenirs d’enfance de l’écrivain algérien Rachid Boudjedra, dans La prise de Gibraltar, qui évoque l’acharnement avec lequel un vieillard, « maître de Coran », l’oblige à répéter la fameuse sourate de la vache concluant à l’impureté de la femme, et donc de sa mère, quitte à le battre pour sa réticence avant que son propre père, voire sa mère elle-même, n’en rajoutent ! ».

    Sur quoi Barilier, après l’exemple d’un autre écrit éloquent de l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane, bifurque sur le sort tragique, et combien révélateur aussi, de Marguerite dans le Faust de Goethe : « La force dans le Dieu qui tue ; la force dans l’oppression des femmes. Ces deux violences se rejoignent étrangement, tout en paraissant se situer aux deux extrémités de l’humain ; le sacré, et les muscles. Mais on a vu que leur lien ne pourrait pas être plus intime : la violence la plus physique prend un sens moral dès lors qu’elle est humaine, et la violence qui prétend trouver sa source dans l’exigence la plus haute, celle de Dieu, est précisément celle qui débouche sur l’usage le plus meurtrier de la brutalité physique. »

    Du perdant au guerrier radical

    Etienne Barilier ne parle ni de ce qui, socialement ou culturellement, pousse tel jeune à se radicaliser, ni de la« gestion » française des banlieues ni de l’implication du complexe militaro-industriel de l’Empire américain dans la déstabilisation du Moyen-Orient, ni non plus de ce qui rapproche ou distingue un « fou deDieu » à l’ancienne manière russe d’un djihadiste du soi-disant Etat islamique.

    Pour autant, l'on ne saurait lui reprocher de se cantonner dans les nuées. Ainsi, à propos de Boko Haram, établit-il un parallèle entre les extrémistes iconoclastes ennemis de toute culture et de tout livre autre que le Coran, et l’Armée de résistance du Seigneur sévissant en Ouganda sous la direction  du redoutable Joseph Kony, mélange d’intégriste biblique et de sorcier animiste, terrorisant les populations avec son armée d’enfants soldats et dont on estime les massacres à plus de 100.000 personnes en 25 ans, au nom du seul Dieu juste…

    « Sans nul doute », écrit Barilier, moyennenat les distorsions qui s’imposent, n’importe quelle parole divine, y compris celle de l’Evangile, peut devenir un bréviaire de la haine ». 

    Cela étant, il faut reconnaître que la force n’a pas le même statut dans l’Evagile et le Coran.

    « Il n’est que trop vrai que la chrétienté a mis fort longtemps avant de commencer à comprendre le christianisme », écrit Barilier, qui cite l’historien Jean Flori auteur de Guerre sainte, jihad,croisade, violence et religion dans la christianisme et l’islam, établissant la légitimation, par le prophète, de l’action guerrière, au contraire du Christ : « La doctrine du Coran tout comme la conduite du prophète d’Allah sont, sur le point de la violence et de la guerre, radicalement   contraires à la doctrine des Evangiles et à l’attitude de Jésus ».

    Or à ce propos, les interprètes les plus progressistes du Coran n’en finissent pas (à nos yeux en tout cas) de tourner en rond dans une sorte de cercle coupé du temps, tel qu’on le constate dans les thèses de Mahmoud Mohammed Taha,  que Barilier surnomme le « martyr inquiétant », auteur soudanais d’Un islam à vocation libératrice, qui s’ingénie à voir dans l’islam la quintessence de la démocratie et de la liberté tout en prônant la soumission volontaire de l’homme à Dieu et de la femme à l’homme. Or découvrant des phrases de cet improbable réformateur affirmant, après avoir défendu l’usage du sabre « comme un bistouri de chirurgien » que « la servitude équivaut à la liberté », annonçant en somme la novlangue d'un Orwell ou d'un Boualem Sansal, l’on est interloqué d’apprendre que Taha, jugé trop moderniste ( !) finit pendu à Khartoum en janvier1985.

    La deuxième pierre d’achoppement fondamentale, dans Vertige de la force, tient à la conception du temps dans la vision musulmane, bonnement nié au motif qu’il n’y a pas d’avant ni d’après l’islam.

    « La temporalité islamique n’est ni linéaire ni circulaire ; elle est abolie », écrit Barilier en citant les assertions de Taha selon lequel l’Arabie du VIIe siècle était déjà dans la modernité, que L’islam en tant que religion « apparut avec le premier être humain » et que l’islam englobe toute la philosophie et toute la science qui prétendraient être nées après lui.

    Or cette conception « fixiste » n’explique pas seulement l’énorme « retard » pris, depuis le Moyen Âge, par les cultures arabo-musulmanes : elle justifie une prétendue« avance » qui se dédouane en invoquant la perte de toute spiritualité et de tout réel « progrès » dans la civilisation occidentale.

    En prolongement de ces observations sur ce profond décalage entre deux conceptions du monde, Barilier revient à un essai de l’écrivain Hans Magnus Enzensberger, datant de 2006, intitulé Le perdant radical et dans lequel était présenté une sorte de  nouvel homme du ressentiment fabriqué par notre société capitaliste et concurrentielle où le désir de reconnaissance exacerbe autant les envies que la frustration et l’intolérance.

    9791020902672.jpgPointant le retard accablant des sociétés arabes de la même façon qu’un Abdennour Bidar dans sa courageuse Lettre ouverte au monde musulman, Enzensberger faisait remonter au Coran les causes de ces retards en matière d’égalité et de condition féminine, de liberté de recherche et de développement du savoir, de vie privée et de démocratie réelle.

    Et de comparer les terroristes à ces « perdants radicaux » qui, en Occident, compensent leurs propres frustrations en mitraillant les élèves d’un collège ou en « pétant les plombs » de multiples façons.

    Or s’agissant des djihadistes islamiques, Etienne Barilier préfère, à la formule de « perdant radical », celle de« guerrier radical », dans la mesure où leur ivresse criminelle se déchaîne dans un cadre prétendu sacré. Or il va de soi que cette « force pure » n’a plus rien à voir avec l’islam que défendait un Mohammed Taha. « Oui, la rage de destruction et de mort – le « vive la mort » - des groupes terroristes islamistes est un moteur plus puissant et plus enivrant que les religions qui leur donnent base légale, caution morale ou verbiage justificatif ».

    Dans la lumière d’Engadine

    4489220_7_74a9_selon-peter-trawny-qui-les-a-edites-en_37f90ccbe00ccfad5789f475dc6f286e.jpgLa dernière mise en rapport fondant le thème le plus vertigineux de cet essai, à savoir la fascination de l’abîme, concerne le rapprochement du culte de la force sacrée chez les terroristes islamistes et la pensée du philosophe qui affirmait qu’il faut « faire du sol un abîme », à savoir Martin Heidegger.

    La base de cette dernière étape de l’essai de Barilier,avant sa conclusion beaucoup plus lumineuse, est la rencontre historique à Davos, en 1929, de deux grandes figures de l’intelligentsia allemande du XXe siècle, en les personnes d’Ernst Cassirer, modèle d’humaniste attaché à la Raison, à la noblesse du langage et au respect de la  forme dont Thomas Mann semble avoir préfiguré les positions dans le personnage du Settembrini de La Montagne magique, alors que l'ombrageux Naphta, mystique anti-bourgeois, annonce (plus ou moins...) un Heidegger rejetant ou dépassant les catégories kantiennes.

    thomas-mann-weg.jpgPar delà le rapprochement entre un roman composé entre 1912 et 1923 et la rencontre de 1929, Barilier précise que, plus que les positions antagonistes des deux personnages, c'est l'atmosphère claire, enivrante et mortifère de Davos qui compte en l'occurrence: "Le lieu où la vie semble à son comble de pureté, mais où la mort ne cesse de rôder, et va frapper"...

    Comme il s’est défendu ailleurs de procéder par« amalgames », épouvantail commode de ceux qui refusaient a priori de penser après les tragédies de l’an dernier, Barilier se garde d’établir un lien de causalité directe entre la pensée de Heidegger et le déchaînement de la force nazie, « modèle infâme de la force islamiste ». Et pourtant… Et pourtant, il se trouve que certains penseurs iraniens islamisants ont bel et bien fait de Heidegger leur maître à penser en matière de programme identitaire, qu’ils prétendent mieux connaître que tous les Infidèles.

    Heidegger ? « Le style de la nuit, donc. Et de  l’Abgrund, l’abîme. Un « Abgrund » évidemment sans commune mesure avec les abîmes nazis. Mais ce qui reste vrai, c’est que tout choix de l’abîme, tout refus de la raison humaine, de l’exigence des Lumières, du dialogue dans la lumière, menace d’asservir l’homme au pouvoir de la force ».

    Au moment de la libération de Paris, dans un texte intitulé Respirer, Paul Valéry écrivit ceci : « La liberté est une sensation. Cela se respire. L’idée que nous sommes libres dilate l’avenir du moment ».

    Parce qu’il est aussi artiste, romancier et musicien, Etienne Barilier sait d’expérience que la liberté est forme, qui doit certes accueillir la force pour exister. Mais « la force de la forme n’est plus force qui tue. C’est la force domptée par la forme, qui n’en garde que l’élan.Ou encore : la forme c’est la patience de la force ». De même Simone Weil parlait-elle d’ »une autre force qui est le rayonnement de l’esprit ».

    Tel étant le trésor de mémoire, et de pensée revivifiée, que nous pouvons redécouvrir et transmettre, au dam de ceux –là qui pensent que nous n’avons plus « rien à donner »…

    Etienne Barilier. Vertige de la force. Buchet-Chastel, 117p.

    Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Phébus, 495p. 

  • De la Bonne Combine

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    (Le Temps accordé, 2023)
     
    Ce vendredi 16 juin. – J’étais ce matin un peu mal dans mes os, physiquement flageolant et moralement flagada, mais un long téléphone avec mon cher abbé m’a remis d’aplomb, réconforté ensuite par un message de mon éditeur m’annonçant son accord pour la publication de mon essai sur Czapski et de mon roman, après la trilogie de « pensées » qui sera notre premier job de cet été. Byzance ! ai-je lancé à Snoopy, qui a opiné du sous-chef en bonne solidarité...
     
    Grâce à l’AB, je viens en outre de trouver le titre de ma prochaine chronique, qui traitera de l’Anima de Michel Onfray, des Fragments du journal intime de Dieu de Lambert Schlechter et de Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk :
     
    Quand l’âme humaine se détaille
    au magasin La Bonne Combine, 
    l’enseigne de ce fameux magase nous ramenant à nos enfances, du temps où paraissaient les encyclopédies pour la jeunesse aux titres optimistes de Tout l’Univers ou de Tout connaître dont la fonction revit, en somme, par le truchement des dits et écrits de Michel Onfray.
     
    BROCANTE ÉRUDITE. - À propos de l’auteur d’Anima, je disais, à mon ami que je n’arrive pas, décidément, à le prendre au sérieux, tout en grappillant dans son bric-à- brac et en appréciant pas mal de ses pages réellement instructives ou pertinentes dans un fatras de considérations relevant plutôt du lieu commun d'époque.
    Dans la foulée, ainsi, j’ai relevé, à côté de propos judicieux consacrés à Montaigne, son chaleureux éloge du curé Jean Meslier, inconnu de l’abbé, qui me semble le type d’un certain anticléricalisme, ou plus exactement d’un athéisme à la française fondé sur le bon sens populaire en son meilleur et dégageant déjà le fumet révolutionnaire sous Louis XIV, avec un aperçu de ses louables efforts visant à la défense de la gent animale menacée par les émules de Descartes et autres vivisecteurs – toutes choses qui me bottent évidemment autant qu’Onfray tant l'âme de Snoopy m'importe, aussi vive que celle de ma bonne amie...

  • Ceux qui tuent au nom de Dieu

     

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    Celui qui se fait sauter dans un jardin enfants pour prouver l'existence de Dieu / Celle qui présentait ce soir-là sa tournée de Dangerous Woman et qui n'est pour rien dans un massacre qui la poursuivra toute sa vie / Ceux qui bombardent les écoles syriennes pleines de terroristes en puissance / Celui qui décapite la chienne d’infidèle au motif qu’elle l’a regardé sans baisser les yeux et que cela déplaît à l'Unique/ Celle qui a donné son fils unique au Dieu qui l’a laissé se faire crucifier entre deux terroristes dits aussi zélotes à l’époque / Ceux qui  se rappellent que la guerre civile déclenchée par les zélotes issus de l’essénisme a provoqué la mort d’un million cent mille juifs ainsi que le rapporte Flavius Josèphe / Celui qui vers 1485 ramena à Mexico vingt mille Mixtèques enchaînés et tous massacrés ensuite au nom de l’empereur incarnant le Dieu local / Celle qui vierge et belle fut éventrée au nom d’un autre Dieu local dans un autre pays et un autre siècle / Ceux qui estiment que le sacrifice de Jésus par son père consubstantiel relève du suicide de Celui-ci mais ça se discute / Charlie2.jpgCelui qui affirme que la Sainte Inquisition (d’environ1231 à 1834, ) ne saurait être critiquée du fait qu’elle était sainte et que ses victimes iraient de toute façon en enfer / Celle qui affirme que le génocide des Cananéens ordonné par Yahweh dans l’Ancien Testament n’est qu’une métaphore / Ceux qui se rappellent que le dieu Athée a légitimé des millions d’assassinats en sainte Russie sous le règne du séminariste Iosip Djougatchvili dit Staline avant de justifier les millions de morts imputables au Président Mao vénéré à Saint Germain-des-Prés et à l'Elysée puis de cautionner le génocide du peuple cambodgien par ses propres fanatiques  /  Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait /Charlie3.jpgCeux qui sont prêts à couper les mains des chiens d’infidèles au scandale de ceux qui ont décapité leur roi et leurs frères de sang bleu / Celui qui sous le nom de Ramuz a fait l'éloge du major illuminé démocrate avant l'heure que les djihadistes bernois ont décapité sur la pelouse lausannoise actuellement réservée aux barbecues / Celle qui se refuse à Conan dont la secte cannibale est en désaccord avec celle de son père plutôt anthropophage / Ceux qui invoquent God  en flinguant tout ce qui s’oppose à l’Axe du Bien / Celui qui aime lire Pascal en écoutant The Smiths / Celle qui jouit de se confesser au père Anselme / Charlie4.jpgCeux qui se retiennent de lâcher un vent soufi pendant l’homélie intégriste/ Celui qui se dit rempli du nom de Dieu /Celle qui  a perdu ses deux fils au Bataclan mais ne veut pas entendre parler de guerre  / Ceux qui ont peur de leurs fils croyants / Celui qui oblige sa famille à prier debout sinon je te tue / Celle qui a vendu son silence après que l’archevêque polonais a violé ses deux fistons / Ceux qui pensent que la mort de Dieu est un fait accompli / Charlie8.jpgCelui qui se fait traiter d'antisémite pour avoir osé critiquer l'apologie tribale de la violence faite dans l'Ancien Testament / Celle qui rappelle aux intéressés que le dieu Yahweh avait une femme aux fourneaux / Ceux qui incriminent le wahhabisme au déplaisir des exportateurs suisses qui n'ont pas d'états d'âme et de Donald Trump qui a des armes de destructions massive à fourguer / Celui qui incrimine essentiellement le Coran et les hadiths mais un Palestinien islamophobe a peu de chance de passer à la télé  / Ceux que le monothéisme a toujours insupportés par son manque d'imagination poétique /  Celui qui fait la tournée de la paroisse en vélosolex avant d’aller boire un verre avec le Père Claude ce bon gars accueillant de migrants dans sa cambuse / Celle qui n'est pas dupe des principes moraux affichés par les adorateurs du Dollar / Ceux qui pensent que la Shoah reste à parachever /  Celui qui n’ose plus dire à la télé que Dieu lui dicte ses livres  / Celle que l’excision a détourné des siens / Ceux qui parlent aux oiseaux du bon Dieu dont on a déformé les propos, etc.   

    L'auteur de cette liste peu exhaustive recommande, aux amnésiques, la lecture de l'Histoire générale de Dieu, de Gérald Messadié, de La Folie de Dieu, de Peter Sloterdijk, et du Livre noir de l'Inquisition, entre autres reflets d'une férocité millénaire imputée à diverses divinités femelles (au début) et de plus en plus mâles.

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  • Prends garde à la douceur

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    Je me réjouis  d'annoncer la finition, ce mardi matin 6 juin, du triptyque poético-méditatif intitulé Prends garde à la douceur (Pensées de l'aube - Pensées en chemin et Pensées du soir) dédié à la mémoire de Lady L. et à ses enfants et petits-enfants. Le livre, sur contrat signé, est à paraître à l' automne 2023 aux éditions de L'Aire.
     
    Exergues:
     
    Dans Arles, où sont les Alyscans,
    Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
    Et clair le temps,
    Prends garde à la douceur des choses.
    Lorsque tu sens battre sans cause
    Ton coeur trop lourd ;
    Et que se taisent les colombes :
    Parle tout bas, si c’est d’amour,
    Au bord des tombes.
    (Paul-Jean Toulet, Romances sans musique, 1915)
     
    « Consens à l’Univers ! Tu n’arriveras jamais à être Un à toi tout seul » (Paul Claudel)
     
    Prends garde à la douceur
     
     
    La pensée qui s’incarne et se fait musique au fil des jours respire le mieux sur les ailes de la rêverie, alliant Animus, l’esprit, et Anima, l’âme du cœur.
     
    Tous les jours mourir et renaître, de l’aube au crépuscule par les chemins du monde et de ce qui peut être dit par les mots, ou juste suggéré, juste évoqué, le souci du mot juste et ses à peu près aussi révélateurs.
     
    Révélations du jour et de la nuit, de la mort et de l’enfance, sur les chemins du Temps, les mots en cage avec des ouvertures sur l’infini. Je m’assieds pour dire quelque chose et c’est autre chose que j’écris. Minutes heureuses et réalités de l’effroi devant les victimes. Mais que notre joie demeure...
  • L'évidence mystérieuse de l'être

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    Pour lire et relire Le Canal exutoire de Charles-Albert Cingria 

     

    Le Canal exutoire est à mes yeux le texte le plus mystérieux et le plus sourdement éclairant de toute l’œuvre de Cingria, qu’on ne peut appeler ici Charles-Albert. Nulle familiarité, nul enjouement, nulle connivence non plus ne conviennent en effet à l’abord de cet écrit dont la fulgurance et la densité cristallisent en somme une ontologie poétique en laquelle je vois la plus haute manifestation d’une pensée à la fois très physique et métaphysique, jaillie comme un crachat d’étoiles et aussi longue à nous atteindre dans la nuit des temps de l’esprit, jetée à la vitesse de la semence et lente autant dans son remuement qu’un rêve de tout petit chat dans son panier ou sur son rocher.

    Cette image est d’ailleurs celle qui apparaît à la fin du texte, par laquelle je commencerai de le citer, comme un appel à tout reprendre ensuite à la source : « Je viens de voir, dans la maison où je loue des chambres, un chat tout petit réclamer avec obstination un droit de vivre. Il est venu là et il a décidé de rester là. C’est étrange comme il est sérieux et comme ses yeux, malgré son nez tatoué de macadam par les corneilles, flamboient d’une flamme utilitaire. Il a forcé la compréhension. On le lance en l’air, il s’accroche à des feuilles. Il miaule, il exige, on le chasse ; il rentre; une dame qui a des falbalas de peluche bleue l’adopte pour deux minutes. Il ronronne à faire crouler les plâtres. Bien mieux, il fait du chantage. Des gens qui ont une sensibilité arrivent et s’en vont si on le maltraite.  Aux heures de bousculade il grimpe sur une colonne et se tient en équilibre sur un minuscule pot de fleurs où un oignon des montagnes lui pique le ventre. Il s’arrondit alors, par-dessous, il fait une voûte avec son ventre. Ainsi, à vrai dire, est ce petit Esquimau qui jette des yeux pleins d’or dévorant sur la vie. La vie est bonne et le prouve. Surtout, cependant, dans la raréfaction glaciaire, ou tout ailleurs, dans le martyre, les affres, les combles. L’être est libre, mais pas égal, si ce n’est par cette liberté même qui ne chante sa note divine que quand la tristesse est sur toute la terre et que la privation ne peut être dépassée. Mais je crois avoir déjà dit cela plusieurs fois ».

    C’est cela justement qu’il faut et avec l’obstination ventrale d’un animal au front pur : c’est lire et relire Le Canal exutoire et d’abord mieux regarder ce titre et se compénétrer de sa beauté pratique et de sa raison d’être qu’une notice en exergue explicite : «On appelle canal exutoire un canal qui favorise l’écoulement des eaux, pour empêcher qu’un lac ou une étendue d’eau que remplit par l’autre bout une rivière, ne monte éternellement ». 

    Il est bel et bon que l’eau monte et fasse parfois des lacs, mais il n’est pas souhaitable qu’elle monte « éternellement » car alors elle noierait tout et bien pire : deviendrait stagnante et croupissante et forcément malsaine à la longue autant qu’une pensée enfermée dans un bocal sans air.

    Le canal, comme celui par lequel on pisse, est là comme la bonde qu’on lâche pour l’assainissement des contenus avant le récurage des cuves, des reins et des neurones. Certes on est enfermé dans son corps, et sans doute se doit-on tant soit peu à la société, fût-elle « une viscosité », comme on l’apprendra, ou même une « fiction », mais l’échappée passera par là, sans oublier que la liberté et la tristesse ont partie liée.

    Le premier barrage que fait sauter ici le poète est celui d’un simulacre de société perçu comme un empêchement vital de type moralisant, dont le dernier avatar est aujourd’hui l’américaine political correctness, ce politiquement correct que Charles-Albert eût sans doute exécré.

    Cette première attaque, et fulminante, du Canal exutoire, vise évidemment ces dames de vigilante vertu dont les ligues agissaient bel et bien dans la Genève bourgeoise et calviniste de ces années-là, mais il faut voir plus largement ce que signifie l’opposition des « ombrelles fanées » et de la vertu romaine qu’invoque le lecteur de Virgile et de Dante et qui fait aussi écho, peut-être, à la fameuse formule de Maurras dont les frères Cingria partageaient le goût en leurs jeunes années: « Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques».

    Sur quoi l’on relit la première page du Canal exutoire avant de penser plus avant :

    « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire -, car vertu, au premier sens, veut dire courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine.

    L’homme est bon, c’est entendu. Bon et sourdement feutré, comme une torride chenille noire dans ses volutes. Bon mais pas philanthrope. Il y a des moments où toutes ces ampoules doivent claquer et toutes ces femmes et toutes ces fleurs doivent obéir.

    Il suffit qu’il y ait quelqu’un »…

    Or cette vitupérante attaque ne serait qu’une bravade rhétorique genre coup de gueule si son geste ne débouchait sur ce quelqu’un qui révèle précisément l’être dans sa beauté et dans sa bonté, son origine naturelle (de femme-fleur ou d’homme tronc, tout est beau et bon) et de ses fins possiblement surnaturelles, on n’en sait rien mais Cingria y croit et bien plus qu’une croyance c’est le chemin même de sa poétique et de sa pensée.

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgL’être n’est pas du tout un spectacle, comme l’a hasardé certaine professeure ne voyant en le monde de Charles-Albert qu’un théâtre, pas plus qu’il ne se réduit à une déambulation divagante juste bonne à flatter l’esthétisme dandy d’autres lettrés sans entrailles : l’être est une apparition de terre et d’herbe et de chair et d’esprit dans les constellation d’eau et de feu, et tout son mystère soudain ce soir prend ce visage : « Un archange est là, perdu dans une brasserie ».

    La condition de l’être a été précisée : « Il suffit qu’il y ait quelqu’un ». Et pas n’importe qui cela va sans dire. Réduire quelqu’un à n’importe qui fixe à mes yeux le péché mortel qu’on dit contre l’Esprit et qu’évoque cette pensée inspirée des carnets inédits de Thierry Vernet : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

             L’évidence mystérieuse de l’être se trouve à tout moment perçue et ressaisie par Cingria à tous les états et degrés de la sensation. Tout est perçu comme à fleur de mots et tout découle, et tout informe à la fois et revivifie ce qu’on peut dire l’âme qui n’a rien chez lui de fadement éthéré ni filtré des prétendues impureté du corps.

           Voici l’âme au bois de la nuit : « La chouette est un hoquet de cristal et d’esprit de sang qui bat aussi nettement et férocement que le sperme qui est du sang ». 

           Tout communique !

    « Il suffit qu’il y ait quelqu’un », notait-il sur un feuille d’air, et ce quelqu’un fut de tous les temps et partout sans considération de race ou de foi ni de morgue coloniale ni de repentir philanthrope: « Une multitude de héros et de coalitions de héros existe dans les parties noires de la Chine et du monde qui ne supportera pas cette édulcoration éternellement (en Amérique, il y a Chicago). Déjà on écrase la philanthropie (le contraire de la charité). Un âpre gamin circule à Anvers, à qui appartient la chaussée élastique et le monde. Contre la « société » qui est une viscosité et une fiction. Car il y a surtout cela : l’être : rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est  appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre – il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société ».       

    Cingria7.JPGOn entend Monsieur Citoyen toussoter. Tout aussitôt cependant se précise, à l’angle séparant « l’être qui se reconnaît » et, par exemple, l’employé de bureau ou la cheffe de projet - de la même pâte d’être cela va sans dire que tout un chacun  -, la notion de ce que Cingria définit par la formule d’« homme-humain » qu’il dit emprunter aux Chinois.

    Charles-Albert le commensal affiche alors les termes de son ascèse poétique : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant : il doit le fuir. À peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération. »

    Ce mot de récupération est essentiel, mais attention : ne voir en Charles-Albert qu’un grappilleur d’observations ou qu’un chineur de sensations fait trop peu de cas de cette « œuvre », précisément, de transmutation du physique en métaphysique,  comme il fait une icône de cette nouvelle apparition du plus banal chemineau: « J’ai vu hier un de ces hommes-humains. En pauvre veste, simplement assis sur le rail, il avait un litre dans sa poche et il pensait. C’est tout, il n’en faut pas plus ».

    Grappiller sera merveilleux, c’est entendu, et chiner par le monde des choses inanimées et belles (cette poubelle dont le fer-blanc luit doucement dans la pénombre de la ruelle du Lac, tout à côté) ou bien observer (car « observer c’est aimer ») de ces êtres parfaits que sont les animaux ou des enfants, qui le sont par intermittence, et des dames et des messieurs qui font ce qu’ils peuvent dont le poète récupère les bribes d’éternité qui en émanent - tout cela ressortit à la mystérieuse évidence de l’être qui se reconnaît et s’en stupéfie.

    « Une énigme entre toutes me tenaille, à quoi mes considérations du début n’ont pas apporté une solution suffisante. J’ai beau lire – et, puisque je vais vers des livres, c’est encore mon intention –je n’apprends rien. Un mot seulement de Voltaire : Il n’est pas plus étonnant de naître deux fois que de naître une fois, m’apprend que  quelqu’un a trouvé étonnant de naître une fois ; mais est-ce que beaucoup, lisant cela, ont été secoués par  cette évidence ? Je m’exprime mal : par la nature de cette évidence. Je m’exprime encore mal… il n’y a pas de mots, il n’y en aura jamais. Ou bien on est saisi d’un étonnement sans limites qui est, dans le temps de la rapidité d’un éclair, indiciblement instructif (je crois qu’on comprend quelque chose : on gratte à la caverne de l’énigme du monde ; mais on ne peut se tenir dans cet état ; immédiatement on oublie) ou bien on lit cela sans être effleuré et on passe à autre chose. Comme s’il y avait autre chose ! »

    Cette impossibilité, pour les mots, de dire ce qu’il y a entre les mots et derrière les mots, Charles-Albert la ressent à proportion de son aptitude rarissime à suggérer ce qu’il y a derrière les mots et sous les mots. Il note simplement : « Le sol est invitant, fardé, aimable, élastique, lunaire », et c’est à vous de remplir les vides. Mais qui suggère autant au fil de telles ellipses ?

    On lit par exemple ceci à la fin du Canal exutoire après de puissants développements qui, comme souvent dans cette œuvre, forment la masse roulante et grommelante d’un troupeau de mots qui vont comme se cherchant, et tout à coup cela fuse : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde ».

    « Relire » aujourd’hui Cingria pourrait signifier alors qu’on commence à le lire vraiment. Or le lire vraiment commande une attention nouvelle, la moins « littéraire » possible, la plus immédiate et la plus rapide dans ses mises en rapport (on lira par exemple  Le canal exutoire à Shangaï la nuit ou sur les parapets de Brooklyn Heights en fin de matinée, dans un café de Cracovie ou tôt l’aube dans les brumes d’Anvers, pour mieux en entendre la tonne par contraste), à l’écoute rafraîchie de cette parole proprement inouïe, absolument libre et non moins absolument centrée et fondée, chargée de sens comme le serait une pile atomique.

    « C’est splendide, à vrai dire, d’entendre vibrer, comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu’est un être. » Or tout un chacun, il faut le répéter, figure le même vibrant bocal que les derviches font vrombir en tournoyant sous le ciel pur.

    Lire Cingria est une cure d’âme de tous les matins, après le dentifrice, et ensuite partout, au bureau, au tea-room des rombières poudrées à ombrelles, aux bains de soufre ou de boue, chez la coiffeuse Rita « pour l’homme » ou au club des amateurs de spécialités.

    L’injonction de relire Cingria suppose qu’avoir lu Cingria fait partie de la pratique courante, et c’est évidemment controuvé par la statistique. Et pourtant c’est peut-être vrai quelque part, comme on dit aujourd’hui dans la langue de coton des temps qui courent,  car il est avéré qu’on lit et qu’on vit cette poésie depuis des siècles et partout et que ça continue: on a lu Pétrarque et Virgile, on a lu Mengtsu et les poètes T’ang, on a lu l’élégie à la petite princesse égyptienne morte à huit ans  il y a vingt-cinq siècles et tout le grand récit d’inquiétude et de reconnaissance que module le chant humain, on sait évidemment par cœur Aristote et Augustin de même qu’on lit dans le texte la Commedia de Dante et la Cinquième promenade de Rouseau, on a lu Max Jacob, on a lu Dimanche m’attend de Jacques Audiberti ou Rien que la terre de Paul Morand, plus récemment on a lu Testament du Haut-Rhône de Maurice Chappaz que Charles-Albert plaçait très haut aussi et qui participe également de ce qu’on pourrait dire le chant et la mémoire « antique » du monde, étant entendu que cette Antiquité-là, qui est celle-là même du Canal exutoire et de toutes les fugues de Cingria,  est de ce matin.

    Baudelaire l’écrit précisément : « Le palimpseste de la mémoire est indestructible ». Or c’est à travers les strates de mille manuscrits superposés et déchiffrés comme en transparence qu’il faut aussi (re) lire Cingria en excluant toute réquisition exclusive et tout accaparement.   

    Charles-Albert reste et restera toujours l’auteur de quelques-uns qui se reconnaissent dans l’être de son écriture, sans considération de haute culture pour autant. « L’être ne peut se mouvoir sans illusion », écrit-il encore dans Le canal exutoire, mais il a cette secousse : il est de tout autre nature et il est éternel. Je crois même qu’une fille de basse-cour pense ça : tout d’un coup, elle pense ça. Après elle oublie. Tous du reste, continuellement, nous ne faisons qu’oublier ».

    On oubliera le Cingria des spécialistes, même s’il fut de grand apport pour ceci et cela. On oubliera le musicologue et l’historien, on oubliera plus ou moins la prodigieuse substance si modestement dispersée par l’écrivain dans cent revues et journaux, de la NRF jusqu’aux plus humbles, mais jamais nulle fille de basse-cour n’oubliera la découpe de cette écriture, sa façon de sculpter les objets, de les révéler sous une lumière neuve, de faire luire et chanter les mots.

    On n’a pas encore assez dit, à propos de cette écriture, qu’elle consommait la fusion de l’apollinien et du dionysiaque, du très sublimé et du très charnel avec  ce poids boursier sexuel et sa fusée lyrique – on est tenté de dire mystique mais on ne le dira pas, sous l’effet de la même réserve que celle du poète.

    C’est encore dans Le canal exutoire qu’on lit ceci, dans la seconde séquence marquée par cette vertigineuse ressaisie de l’être en promenade quelque part en Bretagne. Or il faut tout citer de cette hallucinante prose : «On se promène ; on est très attentif, on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, in va et on avance. Les murs –c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes : ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient.

    Les arbustes s’évasent, font de larges brasses à leurs bases. Il y a là des places où des oiseaux ventriloques, simplement posés à terre, distillent une acrobatie infinitésimale. C’est à perdre haleine. L’on n’ose plus avancer. Pourquoi se commet-on à appeler ça mystique ? C’est dire trop peu. Bien plus loin cela va et bien plus humainement à l’intérieur, au sens où ce qui est humain nécessite aussi un sang versé des autres, dont le bénéfice n’est pas perdu puisqu’il chante et appelle et charme et lie ; véritablement nous envahissant comme aucune écriture, même celle-là des orvets, cette anglaise pagayante, appliquée, construite, rapide, fervente, au couperet de la lune sur le doux trèfle, n’a le don de le faire. On a cru tout découvrir : on a poétisé la note subtile avec des coulements persuasifs entre les doigts. Ce n’était rien. Le cœur n’était pas en communication avec d’autres attaches profondes, ni le pied avec une herbe assez digne, ni ce cri enfin, ce cri désarçonnant de l’Esprit qui boit l’écho ne vous avait atteint, malgré de démantibulés coups de tambour, faisant véhémente votre âme, marmoréens vos atours, aimable votre marche, phosphorescente votre substance, métallique votre cerveau, intrépide votre cœur, féroce votre conviction, apaisé, concentré, métamorphosé votre être. Il fallait cette avance, ces lieux, cette modestie, ces atténuations, la paix, la mort des voix, l’insatiable fraîcheur du silence et de l’air et de l’odeur de mousse et de terre et d’herbe de ces nuits saintes. Sans retour possible, sans lumière, sans pain, sans lit, sans rien. »

    Tel étant l’homme-humain.

    Or, nul aujourd’hui n’a élevé l’abstraction lyrique à ces sidérales hauteurs sans s’égarer pour autant dans les fumées ou le glacier cérébral tant le mot  reste irrigué de sang et gainé de chair.

    Ensuite on retombe de très haut : j’entends à la radio suisse que Cingria serait réactionnaire ? Stupidité sans borne ! J’entends une voix de pédant rappeler qu’autour de ses vingt ans il aurait été maurrassien comme son frère Alexandre ? Ah la découverte et la belle affaire, mais qui fait encore se tortiller certains comme en d’autre temps certaines ombrelles évoquaient ses moeurs. Et quels mœurs ? Y étaient-elles ? L’ont-elle vu de leurs yeux lancer du foutre sur le piano de leur enfant ?

    L’être qui se reconnaît échappe aux accroupissements et c’est donc en fugue que doit s’achever cette lecture du Canal exutoire.

    CINGRIA4.jpgCe jour d’août 1939 la mode était à la guerre et tout le monde en portait l’uniforme, sauf Charles-Albert qui s’apprêtait, du moins, à quitter Paris pour la Suisse.

    Il avait tout préparé pour partir - « et vous savez ce que c’est émouvant, ce moment terrible »- , il avait hésité « sur le palier du vieil escalier qui craque », il était revenu sur ses pas afin de vider le vieux thé de la théière et de mieux fermer le piano de crainte  que des papillons de nuit ne viennent s’étrangler et sécher dans les cordes « comme c’est arrivé la dernière fois », puis un télégramme lui était arrivé pour lui annoncer que des amis le prendraient le lendemain matin à bord  de leur « puissante Fiat vermillon réglée pour l’Angleterre », et alors il s’était dit ceci : « Ah mais quel bonheur d’avoir encore un jour pour méditer tranquillement et ranger mieux ses livres. Et puis refaire une de ces fabuleuses sorties le soir dans ces quartiers terribles pleins de chair angoissée très pâle, rue des Rosiers, rue des Blancs-Manteaux, impasse ardente de l’Homme Armé, place des Archive où il y a tant de civilisation farouche et tendre. Là il y a un bar qui sanglote la lumière. J’y retrouve un petit cercle d’amis, un Madrilène racé qui a l’air d’un lévrier découpé dans du papier. Il veut savoir tout.  Ah non, je ne veux pas qu’on parle d’art ni de poésie ce soir ! On a le cœur trop plein d’angoisse. La poésie, elle est là tout entière dans les cris qui sonnent de ces gosses qui ressortent après neuf heures pour jouer en espadrilles sur le bitume...

     

    La Désirade, ce 16 septembre 2011.

     

  • Ceux qui songent avant l'aube

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    listesPublie.net accueille les listes de JLK. François Bon présente l'ouvrage.

     

    L’énumération est un fondement de la littérature : qu’on aille dans la Bible, avec l’inventaire du temple dans Exode, ou les généalogies, et qu’on aille chercher de quelles civilisations, de quels textes hérités. Et quel bonheur et quel émerveillement nous prend encore à Seî Shonagon et ses Notes de chevet, la capacité du coup d’entrer dans l’an 1000 du vieux Japon, et de s’y trouver comme en plein voisinage avec le médecin ivrogne, les ponts qui sont beaux et ceux qui le sont moins, les bons usages et les choses qui vous mettent en colère, comme ce crissement du cheveu pris dans la pierre à encre.

    L’énumération est toujours resté une marge active de la littérature. Parce que c’est ce que nous faisons dans nos cahiers, dans notre documentation du monde. C’est la première construction de langage pour construire et déplacer le regard. Il y en a chez Novarina, chez Perec et Roubaud, des poètes comme Bernard Bretonnière.

    Maintenant, Jean-Louis Kuffer. Que je n’ai jamais rencontré. Au départ, juste la curiosité d’un blog de critique littéraire tenu en Suisse, donc un écart, des découvertes, une attention à des auteurs qui comptent, Nicolas Bouvier le premier, évidemment, ou la découverte de Popescu, sa Symphonie du Loup.

    Mais nous tous, côté blogs, à mesure qu’on découvre l’outil et la force d’Internet, on évolue. La critique s’ouvre à la photographie, aux scènes du quotidien, aux réactions d’humeur. Le blog de Jean-Louis Kuffer a gagné en arborescence, en étalement : on parle d’une musique, d’un ciel. On y développe des correspondances.

    Et puis ses Ceux qui. Au début, un exercice un peu discret, de fond de blog. On survolait. Je m’y suis pris vraiment lorsque j’ai lu celui qui s’est intitulé Ceux qui se prennent pour des artistes. Tout d’un coup, un malaise : on reconnaît toutes les postures. La phrase est incisive, contrainte. Elle va de saut en saut dans toutes les postures du rapport qu’on a chacun à notre discipline.

    Celui qui, celle qui, ceux qui, dans mes ateliers d’écriture, je me sers fréquemment d’un texte de Saint-John Perse (le chapitre IV d’Exil) qui fonctionne sur ce principe, en l’appliquant à la généalogie de chacun, mais une généalogie sans noms propres ni chronologie. Les résultats toujours sont impressionnants : la peau du monde, les silhouettes qui le portent.

    Avec des effets connexes : peu importe, dans Saint-John Perse, qu’on comprenne ou pas. Ainsi, dans les énumérations de JLK, la phrase Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte devient signifiante même sans rien savoir de la protagoniste. Ainsi, et là c’est déjà dans Seî Shonagon, la juxtaposition d’éléments forts, de haute gravité, ou à teneur politique, voire subversive, et d’éléments qui tout d’un coup provoquent le rire, ou la seule légèreté (Ceux qui vivaient aux oiseaux en 1957).

    J’ai donc demandé et obtenu de Jean-Louis Kuffer qu’on développe ici ses Ceux qui. La preuve qu’une énumération tient, c’est quand sa propre table des matières devient elle aussi une prouesse de langage. Voir l’extrait feuilletable. Mais Dans une idée d’oeuvre ouverte, et la volonté de la questionner sur publie.net : à mesure que JLK continuera son écriture, on réactualise le texte initial, et vous disposez toujours de la dernière version dans votre bibliothèque personnelle. Mais aussi, que le texte édité (pour contrer le principe d’enfouissement du blog, ce que j’ai nommé fosse à bitume), renvoie en étoile aux archives du blogs non reprises dans la sélection de l’auteur (30 chapitres, quand même) ou à celles qui s’y ajouteront...

    Et bonne visite du site en développement infini de Jean-Louis Kuffer, la rubrique de ses Celui qui, celle qui, ceux qui (mais attention, il y en a de dissimulés ailleurs dans le site). Et qu’une lecture aussi vigoureusement salutaire nous arrive des ciels suisses n’est pas neutre : on s’en réjouit ici.

    François Bon

    Ceux qui songent avant l’aube l’énumération comme arme pour dire le monde Jean-Louis Kuffer 2008-10-29 80 5,50 euros publienet_KUFFER01 publie.net. http://www.publie.net

  • Un androïde plus humain que nature...

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    Un androïde fort attachant, dans le (superbe) dernier roman de Ian McEwan, Une machine comme moi,  nous confronte aux limites de notre «nature» au fil d’une uchronie passionnante. Sous le contrôle attentif d’un Alain Turing (1904-1956) toujours en vie, les avancées fascinantes de la technologie, au début des années 80, butent sur le « trop humain » de notre espèce…
     
    Un bon roman, ou disons carrément un grand roman pour insister sur la rareté actuelle de la chose, se caractérise (notamment) par le fait que tous ses personnages ont raison, ou plus exactement qu’ils ont tous leurs raisons dont le lecteur doit tenir compte avec équité, comme il en va à la lecture des grands romans de Dickens ou de Dostoïevski, de Jane Austen ou d’un Henry James auquel on doit précisément cette idée.
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    Or un bon roman récent, qui a pas mal d’attributs d’un grand roman, rareté actuelle frappante, réalise cette performance très particulière de donner raison à une machine humaine avec une intelligence et une sensibilité affective qui n’a rien d’artificiel ou de bêtement sentimental. Plus encore, l’androïde Adam, l’un des personnages principaux du dernier roman de Ian McEwan, a tellement raison qu’on s’y attache autant sinon plus qu’à un humain « trop humain » au point de ressentir sa destruction (à coups de marteau, par celui qui l’a acheté) comme un meurtre affreux blessant notre petit cœur de lectrice ou de lecteur…
    Du bon usage de la conjecture romanesque
    Les uchronies (récits d'événements fictifs à partir d'un point de départ historique) prolifèrent de nos jours, autant que les dystopies (récits de fiction qui évoquent un monde utopique à coloration catastrophiste), à proportion des inquiétudes, fondées ou plus vagues, et des angoisses plus ou moins lancinantes qui taraudent notre espèce confrontée aux crises de toutes sortes, telles la hantise climatique et autres catastrophes humanitaires à motifs variés.
    L’impression que l’expérience Homo sapiens est un (partiel) raté de la saga terrestre fait figure de nouveau thème mondialisé, d’où le regain de fictions littéraires ou cinématographiques (sans parler des séries télé parfois meilleures dans le genre, comme l’illustrent les épisodes les plus percutants de Black Mirror) qui revisitent les motifs de la science fiction en quête d’alternatives viables, où l’intelligence artificielle et ses artefacts nous rattrapent.
    Or un romancier « sérieux » peut-il se mêler de robotique et autres conjectures propres au genre de la science fiction, se demanderont les « purs » littéraires qui ont reconnu en Ian Mc Ewan, notamment avec Expiation (Gallimard, 2003), l’un des meilleurs romanciers anglais de ces dernières décennies ? Et pourquoi pas, rétorqueront celles et ceux qui, déjà, ont vu une Doris Lessing ou une Margaret Atwood exceller dans ce genre de la science fiction longtemps regardé de haut par les instances académique. Au reste, Ian Mc Ewan n’a cessé, dans la suite de ses romans, de varier ses points de vue et ses modalités d’expression par rapport à la réalité qui nous entoure, comme dans la très belle « méditation » romanesque développée avec L’intérêt de l’enfant (Gallimard, 2015) où il est autant question de justice sociale que de psychologie et de poésie, d’amour et de mort…
     
    Un « enfant » qui en sait un peu trop
    Lorsque le prénommé Charlie, en début de trentaine, fait l’acquisition, grâce à la vente de la maison de feue sa mère, d’un des 25 androïdes mâles et femelles mis en vente en 1982, lui-même est un garçon un peu flottant qui a fait quelques études d’anthropologie et essuyé deux ou trois échecs professionnels et sentimentaux, boursicotant sur Internet et louchant vers sa jeune et jolie voisine Miranda en attendant plus que leur statut gentiment amical.
    Le robot qui lui est livré se prénomme Adam, et son arrivée correspond bel et bien à la genèse d’une nouvelle vie après une première nuit torride passée dans les bras et les draps de Miranda bientôt priée de participer à la programmation d’Adam, lequel devient ainsi, avec les traits de caractères choisis par les deux conjoints, leur enfant virtuel.
    Or l’« enfant » en question, solide gaillard au physique avenant de Levantin baraqué, ne tarde à devenir un problème dans la vie de Charlie : d’abord en lâchant une petite phrase à valeur de mise en garde accusatrice à propos de Miranda (comme quoi ce serait une menteuse), et ensuite en couchant avec elle.
    Cela fait beaucoup, en tout cas assez pour que le « propriétaire » d’Adam le débranche quelque temps – il lui suffit en effet de peser sur un certain bouton, dit « bouton de la mort », pour lui couper le sifflet au double sens du terme…
    Mais ce n’est qu’un début, car Adam, ramené peu après à la vie, ne fera qu’inquiéter un peu plus Charlie en déclarant à celui-ci qu’il est réellement amoureux de Miranda et, lorsque son « père » tentera de le débrancher une seconde fois, de l’attraper par le poignet et de le lui briser net. Autant dire qu’Adam, ayant goûté à la meilleure chose de l’existence humaine que figure l’amour avec une Ève gironde, s’y installera d’autorité tout en promettant à Charlie de n’aimer sa girl friend que platoniquement.
    Sur quoi l’androïde, intellectuellement surdoué, dont le vocabulaire est plus étendu que celui de Shakespeare et les aptitudes exceptionnelles en matière de maths, se montrera très utile, financièrement parlant, dans sa pratique supérieurement éclairée des spéculations financières sur la Toile, au point d’assurer bientôt l’enrichissement du jeune couple. Mais celui-ci à d’autres problèmes, plus tordus à vrai dire qu’une partie de Go…
     
    L’infinie complexité humaine
    Si Adam a parlé de mensonge à propos de Miranda, ce n’est pas en amant jaloux mais en androïde mieux informé que son rival sur le passé compliqué de la jeune femme, accusatrice dans un procès l’opposant à un prétendu violeur qu’elle a bel et bien fait envoyer en prison – à tort et à raison comme on le verra plus tard…
    L’ironie supérieure de Ian McEwan, omniprésente dès les premières pages de ce roman qui n’a décidément rien d’un gadget de SF, tient donc au fait que c’est par la voix d’un robot que nous pénétrons dans les embrouilles de l’humaine condition telles que McEwan les a démêlées, déjà, dans ses romans antérieurs.
    À la pénétration psychologique et à la profonde empathie de ceux-ci, sur fond d’observation sociale toujours très nourrie, s’ajoute donc, ici, une double dimension conjecturale puisque l’histoire contemporaine se trouve « revisitée » politiquement (Jimmy Carter est toujours président, et comme un avant-goût de Brexit se fait sentir en Angleterre) alors que le génial Alan Turing assiste au fiasco de la première expérience collective des androïdes lâchés « dans la nature », bonnement incapables de s’adapter au fonctionnement social ou affectif de ces fichues machines humaines !
    Plus précisément, l’Adam confronté à la vie de Charlie et Miranda se montre trop honnête, trop respectueux des lois et trop conséquent pour ne pas entrer en conflit avec ceux qui ne voient en lui qu’une «putain de machine». Or nous savons que c’est lui qui a raison, en sa quête de la vérité sans compromis, et tout le mérite du romancier – avec malice et tendresse – tient alors à nous le rendre plus sympathique que nos congénères mortels, lesquels n’ont même pas, comme lui l’option finale de transférer leurs données sur un Nuage numérique avant de rendre l’âme sous de grossiers coups de marteau…
    Ian McEwan, Une machine comme moi. Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon. Gallimard, coll. Du monde entier, 2019, 385p.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XX)
     
    De ta voix ce jour-là. - Tu me demandes si l’eau et le ciel se souviendront de nous, et c’est cela que j’aime chez toi : c’est cela qui fait que je pense toujours à toi quand je suis seule sous le ciel, qui se souviendra de moi, ou devant l’eau, qui se souviendra de toi, nous sommes faits de la même étoffe que les songes de l’eau et du ciel, et vois comme l’eau et le ciel semblent nous aimer…
     
    De la transparence.- Ces soirs de juin étaient vos préférés, où que vous étiez, mais plus que jamais ces dernières années là-haut au bord du ciel où vos regards se retrouvaient de se perdre ensemble dans les lointains bleutés semblant figurer quelque temps l’éternité puis se laissant gagner lentement par la douce obscurité devant laquelle vous vous taisiez...
     
    De la permanence.- Ce que nous laissons semble n’être rien mais c’est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous…
    Des choses qui restent cachées .- À vrai dire rien n’est absolument assuré ni contrôlé, aimait-elle à rappeler avec un certain sourire, et c’est ce qui rend d’autant plus beau ce qui l’est sans que ce soit une absolue nécessité, ajoutait-elle avec un sourire certain...
     
    De l’étonnement .- Cela non plus ne se mesure pas ni ne s’explique, ou alors c’est en nous qu’elle veillait et que par surprise elle s’éveille et nous éveille les yeux fermés, puis on les ouvre et le monde est là comme ouvert par la beauté...
     
    De la cruauté de la vie.- Certes vous étiez mal préparés aux atrocités de la vie et pourtant vos aïeux vous avaient avertis: qu’à tout moment vous pourriez être surpris, et c’est arrivé : tant de fois cela vous est arrivé sans jamais vous lasser ni la condamner, vous arracher à elle ni aux bras auxquels elle vous avait fait la grâce de vous confier le temps que vous donniez la vie - comme on dit...
     
    De ce qu’on dit sacré.- Cela aussi vous le saviez en vous, elle autant que toi, et c’était cela qui fondait votre patience autant que vos élans partagés, votre désarmante sincérité à tous deux, votre égale façon de vous garder de la vacuité et des reptations le plus vulgaires, et votre respect des lieux dits élus et des divers dieux reconnus quand un seul sentiment vous unissait en conviction, mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour...
     
    De l’acceptation.- Que la rage et le désespoir fussent absents de ce que vous aurez ressenti devant tant de violence et l’inexplicable acharnement de la vie soudain ennemie: qui le prétendrait jamais, et cela même fut le signe de votre capacité de recevoir également les meilleurs dons et les pires sans cesser de vous aider à survivre...
     
    Des signes de sainteté.- Aussi, pour le dire familièrement, la maladie et la mort annoncée font sortir du bois de certains lutins aux gestes appropriés et comme auréolés de bonté pour ainsi dire professionnelle, tendrement occupés à pommader et soulager, réparer et rassurer en ne cessant de chantonner ou de plaisanter autour du grabataire se surprenant à son tour à chantonner de concert et plaisanter au dam de son foireux cancer...
     
    Du dernier cortège.- Jusqu’à la nuit totale Il y eut, encore et encore et un peu partout, des soirs et des soirs à se tenir ensemble et à se murmurer des choses, des soirs à revivre des choses ou des soirs à s’avouer telle ou telle chose à regretter peut-être ou à se faire pardonner, et certains soirs en resteraient marqué, et la fin de la soirée était parfois propice à plus d’indulgence - et de fait chaque soir augmenterait cette inclination à plus de bienveillance...
     
    Des détails révélateurs.- Point de cendres au lac ! ordonne Untel qui ne jure que par les jardins du souvenir en altitude, et sa veuve obéira malgré sa préférence pour le cercueil de bois de rose et les tombes alignées conformément aux réputations financières des hoiries...
     
    De vos dernières plaisanteries.- Le quasi défunt rappelle à voix posée qu’il ne dira rien de ce qu’il voit de l’autre côté si vous restez à l’écouter, et vous lui répondez qu’il ne sera fait selon sa volonté qu’en cas de signature avérée par le notaire Brochet...
     
    Du plus tendre aveu.- Tu m’as manqué dès que j’ai su que je m’en irais, lui dit-elle...
     
    Des regrets annoncés.- Ne plus avoir le mal de mer, plus de doute à lever, plus à changer de parfum, n’avoir point de chagrin de sa propre absence, plus de sourire d’enfant à la première neige - cela surtout : plus jamais de sourire d’enfant...
     
    De son dernier désir.- À présent je voudrais dormir, aura-t-elle murmuré les yeux déjà fermés, mais laissez-nous donc la lumière...
     
    À La Désirade, ce mardi 6 juin 2023.
     
    Peinture: Hugo Simberg, L'ange blessé.

  • Rasez les Alpes, qu'on les brosse


    Il est de bon ton, par les temps qui courent, de dauber sur les idées et les images qui ont cimenté, à un moment donné, l'identité de la Suisse, notamment en exaltant, au XIX e siècle, les valeurs de la tradition alpestre comme patrimoine commun aux campagnes et aux villes. Malgré toutes les « prises de conscience » et autres démythifications, reste une histoire qui nous est propre, et surtout un héritage culturel qui ne se réduit pas à des clichés. Une nouvelle preuve nous en est donnée par un superbe ouvrage que vient de publier Françoise Jaunin, irremplaçable vestale de la chronique artistique de 24 heures, dont l'érudition jamais pédante, les curiosités historico-sociologiques et le goût avéré s' associent heureusement dans cette traversée de cinq siècles de peinture (elle s' en est tenue à ce médium sous la menace de son éditeur, malgré sa démangeaison fébrile d'évoquer telle « installation » sur les hauts gazons ou telle vidéo sondant les entrailles utérines de la Jungfrau …) illustrés par cinquante reproductions d'œuvres majeures, connues ou à découvrir. Sous la jaquette dévolue au flamboyant Hodler (une exposition récente à Genève en a illustré la fascinante trajectoire, jusqu' aux confins de l'abstraction), voici défiler Caspar Wolf et un Calame sublime évoquant le romantique allemand Caspar David Friedrich, un autre paysage saisissant de Böcklin et une vision symboliste de Segantini, de fortes visions « métaphysiques » de Turner et de Cuno Amiet ou d'Albert Trachsel, de Luigi Rossi, des fusions expressionnistes signées Jawlensky, Kirchner ou Kokoschka, entre autres auteurs contemporains plus cérébraux, de Maya Andersson à Daniel Spoerri, ou de Rolf Iseli à Markus Raetz.





    Ainsi que le rappelle justement Françoise Jaunin, les Suisses n'ont pas découvert les beautés prestigieuses de la montagne à l'époque des Confédérés. Longtemps, les monts chaotiques ne furent le berceau que de démons menaçants, bombardant les alpages comme le rappelle la quille du Diable des Alpes vaudoises. A l'époque où Madame de Sévigné, lorgnant à sa fenêtre les aimables rochers de la Drôme, rêvait d'un peintre qui pût représenter les « épouvantables beautés » de la montagne, c'étaient les Anglais qui fourbissaient leurs pinceaux et non les Suisses.

    Les Anglais et l'Europe cultivée du XVIIII e, intégrant la Suisse dans le classique Grand Tour, puis un poème best-seller international datant de 1729 (Les Alpes d'Albrecht von Haller, traduit dans toutes les langues européennes), un autre livre culte signé Rousseau et publié en 1761 sous le titre de La Nouvelle Héloïse, enfin les travaux du naturaliste genevois Horace Bénédict de Saussure préludant à la conquête du Mont-Blanc en 1787, furent quelques étapes décisives de la glorification internationale des Alpes, dont la peinture, puis la photographie ont tiré tous les partis, du cliché industriel au chef-d'œuvre.



    Pour justifier le titre de son livre en lequel les fâcheux seuls verront une touche nationaliste, Françoise Jaunin souligne « qu' aucun pays n'a associé aussi étroitement le spectacle de sa nature avec l'image de sa patrie ». Et d'enchaîner avec ce constat qui ne saurait évidemment borner la culture helvétique dans le champ clos des représentations alpestres, pas plus que la culture nord-américaine ne se limite au Far West: « Les temps ont eu beau changer, le monde se transformer, les perceptions de la montagne varier au gré des mutations de la société et des modifications du paysage, les symboles se déplacer ou changer de nature et de sens, rien n'y fait. Pas davantage que l'ébranlement des mythes, leur remise en question ou leur caricature. Célébrées ou parodiées, instrumentalisées par les discours utopistes, antimodernistes, patriotiques ou écologiques, revisitées par les regards, les traitements stylistiques et les technologies propres à chaque époque, les Alpes ont traversé toute l'histoire de l'art depuis le XVII e siècle avec une constance inébranlable. »

    Mais regardez plutôt à la fenêtre: elles sont là, elles sont belles, elle s' en foutent — elles défient toute peinture …

    Françoise Jaunin, Les Alpes suisses. 500 ans de peinture . Ed. Mondo, 107 pp.

  • Les bons enfants

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    (Chanson en mémoire de Thomas Platter)
     
    Ils vont marchant d’un pas joyeux:
    ce sont les escholiers,
    les petits savants renaissants
    aux souliers recollés...
     
    Descendus des monts enneigés,
    chantant et mendiant,
    ils vont là-bas par les vergers,
    priant et grappillant...
     
    Les pays en guerre et la peste
    ne les arrêtent pas,
    et jamais ils ne sont en reste
    de nouveaux débats...
     
    Les Maîtres les ont accueillis
    de Bâle à Cracovie,
    plus que jamais tout réjouis,
    jusques aux Pays-Bas...
     
    Le latin n’a plus de secrets
    pour ces gais chenapans,
    et Platon l’éveillé
    les conduit à travers le temps...
     
    À nos seize ans les rencontrant
    au détour d’un chemin,
    à mon tour je suis devenu,
    plus libre que jamais en erre,
    bon enfant autoproclamé
    et dûment diplômé
    De l’université buissonnière...
     
    (Contrerimes advenues en marge de la lecture du Problème Spinoza, très remarquable roman d’Irvin Shalom évoquant les apprentissages contrastés de Baruch à Amsterdam et d’Alfred Rosenberg le futur genocidaire de la Solution finale qui fit main basse sur la bibliothèque du philosophe en 1941)

  • Ceux qui ont un grain

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    Celui qui est fou de sa folle / Celle que la musique habite / Ceux qui se réfugient dans les postures viriles / Celui qui évite les excès de sensibilité / Celle qui a décelé la démence de sa belle-mère dans sa façon de refaire la vaisselle qu’elle l’estime incapable de faire briller / Ceux qui ne comprennent pas les petits gestes complices et les grimaces qui unissent ces deux dingues dont la maison est pourtant bien tenue / Celui qui apprend des airs d’opéras aux ouvriers de l’équipe de nuit / Celle  qui conseille à ses enfants de danser ce qu’ils n’arrivent pas à dire / Ceux qui établissent les normes comportementales de la mère moderne socialement intégrée / Celui qui se la joue père sévère au risque de la violenter quand elle le regarde de son air mutin / Celle qui se fait interner de force par des gens aux sourires suaves / Ceux qui conseillent aux bien portants de garder les enfants à l’écart pour leur bien / Celui qui prétend qu’un véritable artiste ne peut qu’être fou tout en gérant son divorce des plus lucratifs avec cette dingue de Miranda / Celle qui entretient avec ses enfants une relation affective que l’Association des Parents Responsables a clairement condamnée / Ceux qui récusent l’idée selon laquelle la folie est une forme de norme alors qu’elle n’exprime que le rejet de celle-ci / Celui que la honte submerge en écoutant raconter celle qui revient de là-bas au fil d’un récit clair et net / Celle qui avait en effet besoin de se reposer et qui se repose maintenant de son repos forcé / Ceux que leur douce folie retrouvée fait le bonheur des enfants, etc.

    Dessin de Friedrich Dürrenmatt pour ses enfants.

  • Prends garde à la douceur

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    De la croix .- Vie et destin et tout est dit de la croisée de vos chemins à lentes foulées de pieds sarclant le temps de vos pensers profonds, ou dansant parfois, rampant ou vous tordant cloués sur vos lits de douleur - et c’est pourtant de tout cœur et l’âme sereine que vous l’inscrirez enfin: vie et destin...

     

    Des vies conjuguées.- Comment allez-vous, ont-ils commencé de vous demander comme si vous n’étiez qu’un, et au sortir du cinéma : comment l’avez-vous trouvé, sans supposer que l’avis de l’un puisse différer du jugement de l’autre, et de fait l’illusion parfaite vous convenait sans vous contenir tout à fait, trop occupés tous deux à voir au-delà de ce que voyaient vos regards conjugués...

     

    De la théopoésie.- Hélas nous autres bohèmes n’avons jamais été de trop fins théologiens, trop impatients ou trop librement emportés alors que vous argumentiez avant de manger du corps de l’Absolu comme s’il fût plus qu’une symbolique idée, et tant de mots latins pour en imposer quand la poésie le disait les yeux fermés dans la langue du tout humain...

     

    Des marteaux et des marées.- La Raison m’était trop froide, et le seul sentiment trop tiède, te diras-tu in petto en te rappelant leurs chicanes de fauves intelligents mâles et femelles se jetant à la gueule l’argument entre cafés et chapelles, et c’est ce manque de plus tendre collaboration que tu déplores aujourd’hui dans le tintamarre et la confusion des principes, entre jactance hagarde et robotique...

     

    Des doublures .- La séparation des genres et des âges ne les a jamais occupés ni préoccupés, elle dans le cambouis et lui troquant le bracelet de force pour les vocalises imitées de l’oiseau Soprane, elle et lui se complétant sans ignorer la compétence inusitée de l’autre ou son envie d’en tâter (la subite attirance d’Ophélie pour la conduite motorisée à tombeau ouvert), et pourquoi ne pas ignorer les frontières ou brouiller les critères si ceux-ci ou celles-là réfrènent nos élans conjugués...

     

    Du trouble-fête.- Celui que vous avez rejeté était peut-être un Veilleur, mais on n’en est pas sûr: on n’est sûr de rien dans votre semblant de fête où veiller ne peut qu’être suspect...

     

    Des motifs oubliés. - Nous ne savons pas qui étaient les millions d’affamés de toutes les terres où sévirent les affameurs, nous sommes en vie sans être sûrs de notre droit à l’être, nous ignorons ce qu’aurait été la vie de millions de suicidés aux motifs obscurs ou occultés, nous croyons savoir qui nous sommes sans en être sûrs...

     

    Des illuminés.- Distinguer les porteurs de lumière des imposteurs n’est pas donné à qui n’a pas reconnu la lumière en lui, et conclure à la folie des lumineux relève trop souvent de la crainte de la découvrir...

     

    De l’abnégation.- Celui qui se croit rejeté, ou celle qui l’est en effet, ceux qu’on ignore ou qu’on écarte ont la chance d’être rendus à eux-mêmes où il leur sera donné de renaître s’ils ne se rejettent pas...

     

    De l’évidence.- Ton mystère ne résidait pas dans ce qui m’était caché de toi, tes secrets ou tes obscurités, mais dans ce que je découvrais chaque jour de toi de nouveau, qui me semblait chaque jour plus beau d’être révélé en pleine lumière...

     

    De la vanité.- À se reprocher dans ses écrits le néant de ceux -ci, et d’y insister sans répit, il ne faisait qu’y ajouter avec l’amère volupté de qui n’a rien à dire et fait comme s’il le savait...

     

    De la confiance .- Nous n’avons pas eu besoin de nous confier beaucoup pour nous fier l’un à l’autre, sans trop le seriner aux autres vu que ceux-ci le voyaient assez: que nous étions confiés l’un à l’autre...

     

    De la bonté gratuite.- Qu’une bonne pensée, un beau geste, et toutes les formes de l’attention bienveillante fussent l’objet d’une rétribution, et donc d’une sorte de commerce, nous révulsait également, nous qui n’étions pas ce qu’on peut dire des gens bien de naissance ni n’étions sûrs d’être bons par nature, juste convaincus de la beauté sans prix de la bonté...

  • Prends garde à la douceur

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    De la distance.- Nous nous étions éloignés des événements. Nous avons continué de participer, mais de loin. Le Mal ne nous laissait plus de choix: il fallait se replier. Ce n’était plus la situation générale et le confinement obligé pour tous mais l’attaque personnelle, à la fois sournoise et brutale. Pour le dire vraiment : nous étions dépassés. Et cependant nous avons refusé de céder au Mal, et c’est pourquoi nous l’avons affronté de loin sans en parler...

     

    Des conditions objectives.- C’est entendu: le Mal est en chacun (entendons : chacune et chacun) et tous y ont part plus ou moins active selon les moments et les pulsions, les défenses intégrées ou les impulsions du milieu - on connaît, mais ce qui saisit à la gorge est l’effet de surprise, à commencer par les malformations de naissance ou la première idée de meurtre...

     

    De ce qui est à faire.- Vous croyez que tout est fait dès l’origine et que tout est donné, que tout est parfait et à consommer ou que vous êtes refait à la base alors que le Job, pour le dire comme vous parlez, est à venir et tous les jours que le Job requiert d’attention et de bienveillance, de sérieux et de persévérance, d’aspiration enragée à la sainteté de chacun (entendons : chacune et chacun) et à la justice pour tous - tout ça pour le Job...

     

    De l’inconnaissable.- Ceux-là ricaneraient de l’astronome porté à la mystique ou du mathématicien fidèle au temple de quartier, forts de leur ignorance du mécanisme stellaire ou des improbabilités calculées, alors qu’à s’enfoncer dans le trou noir on y voit plus clairement la beauté des choses ...

     

    De la direction.- Y a-t-il quelque chose de plus haut que le surnommé Plus-Haut des sermons et des menaces, se demandent les doux hérétiques infoutus d’admettre que le Très-Haut ait signé le bon à tirer des calamités naturelles et des malfaisants, posant la question de l’intention initiale :  qu’ils fussent eux-mêmes le résultat d’une intention - et cela leur plaît en effet: qu’au-dessus du Plus-Haut se pose la question sans réponse qui leur sourit…

     

    Du scandale .- Quant au Mal je ne m’y ferai jamais, lance l’innocent au Commandeur des prières, pas plus qu’au Bien que vous bénissez pareillement en fermant les yeux à moitié...

     

    Des façons de s’élever .- La conclusion des ricanants me déplaît, me disais-tu toute rayonnante de ta lumière de mécréante apparente, en cela qu’elle n’est que grimace, et je trouve ça bien laid, au contraire des évangiles de l’enfance qui sont de si beaux récits qu’ils font du bien, et que veut-on de plus que ce qui nous fait être meilleurs que ce que nous croyons...

     

    De la possession.- De la société de convoitise que vous avez conçue, nous nous sommes éloignés en privant nos enfants de tout superflu, et s’ils nous en avaient voulu nous en eussions été d’autant plus contents: poil aux dents...

     

    De ton odeur.- Que tu fusses la sœur des fleurs, c’était prouvé par ta façon de signifier le bouquet de ton seul parfum secret…

     

    Des mots de trop.- Quant à nommer ce qui ne peut l’être : mettre un autre nom que le mot LOVE dont nous usions sans penser jamais à ce qu’il signifiait, nommer le bien partagé que nous était l’éveil partagé après le sommeil, nommer ce lien ou la simple présence et les éloignements quotidiens, mettre des noms à tout moment et jusqu’aux dissonances -, nous lui aurons toujours préféré regards et silences...

     

    Du simple chant .- À celui-là qui évoque en mots la lumière et qui plus est, les yeux au ciel : la lumière de la lumière, je suggère plutôt de le chanter...

     

    De la rivière.- En remontant plus tard le cours du temps, devant cette mer brassant vos heures vous vous rappellerez cette lumière de l’eau de source descendue des hauteurs entre les herbes de la terre, et les arbres, les visages et les maisons, le fil de l’eau et tout ce vert...

    Peinture: Stéphane Zaech.

     

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XVI)
     
    Du sentiment d’impuissance.- Ce que rapportait désormais le multimédia en flux tendu, à propos du pays quasi voisin soudain envahi, transforma la vague idée d’une entité aux plaines infinies en réalité presque tangible dont les images de l’agression brutale que subissaient ses habitants suscitèrent une réelle compassion qui engagea les uns et firent les autres regarder ailleurs comme il est normal de le faire, estimaient-ils sans l’exprimer de vive voix ni le penser même dans de nombreux cas malgré la vision réitérée de l’atroce dévastation...
     
    De ce qui recommence.- Un soir il fut question, à la télé, de ceux qui survivaient après deux autres guerres, dont l’un n’avait plus de jambes mais se rappelait le temps joyeux de ses années où tirer sur l’ennemi de classe et dénoncer les parasites sociaux faisait partie de l’honneur des combattants patriotes, mais on parlait autrement aujourd’hui lui signifiait son interlocuteur du média qui n’avait pas connu ces années-là et semblait s’en prévaloir...
     
    De l’oubli programmé.- Des milliers de pages et de documents témoignaient de ce qui n’aurait jamais dû se répéter, avait-on longtemps ressassé, mais l’urgence de tourner la page se substituait à présent au devoir de mémoire et ravivait l’ancien ressentiment...
     
    Du vrai désarmement.- En vérité, répétera très justement, et non moins inutilement, le sage hostile à toute forme d’agression de son semblable, il n’est d’autre sagesse que de savoir qu’on ne sait pas ce qu’on sait - ce que ne voudra jamais entendre le fou, à vrai dire légion, qui ne veut entendre que ce qu’il n’entend pas...
     
    De ceux qui prétendent savoir. - Plutôt que de langue de bois, c’est de bouche pleine de fer qu’émane le nouvel expert de plateau de télé, mais la guerre fait feu de tout bois...
     
    Des personnes déplacées.- Celles et ceux qui là-bas étaient hier chez eux au milieu de leurs aïeux vivants encore ou morts depuis longtemps se retrouvent désormais chez eux partout où les accueillent ceux et celles qu’ils tenaient hier pour des étrangers et dont certains ont connu ailleurs leurs parents et autres aïeux...
     
    De la résilience. - Une autre aïeule, inconnue au bataillon , dissimule un tatouage national sous son jupon et fait cuire ses gâteaux de Pâques sur son vieux poêle endommagé au milieu de sa cuisine sans murs, au milieu de sa maison sans toit, et tout à l’heure elle ira les faire bénir à l’église du quartier dévasté, à supposer que celle-ci ait tenu bon sous les bombardements...
     
    Du langage approprié.- Dans sa nouvelle façon de parler, l’assaillant explique à l’assiégé que ce qu’il lui impose ne vise qu’à le protéger, puis à le libérer, ce que l’assailli fait mine de ne pas comprendre pour mieux protéger sa propre liberté...
     
    De la pureté.- Leur absolu se veut une armure et c’est en son nom qu’ils extermineront les impurs adonnés à la simple vie, ce malheureux obstacle à la parfaite contemplation du néant...
     
    D’une question indue.- Il y a trois vies de chiens, et beaucoup plus de guerres, que vous vous demandez pourquoi tant de jeunes gens se précipitent aux fronts divers en avérés chiens de guerre, mais à cette question vos chiens de paix n’ont pas de réponse, et d’ailleurs c’est l’heure d’aller se promener...
     
    D’autres révélations.- Cependant la guerre elle-même leur aura tendu un miroir , dans lequel ils auront eu garde de ne pas se contempler, tout à leur actes et à leurs actions déjouant l’abjection, et de la violence aveugle et brutale procéda comme un nouvelle innocence sans renom...
     
    Des gestes de la vie.- Se lever de bon matin, saluer le jour et sa lumière, compagne ou compagnon et compagnie, et le café, le pain de vie, endosser ses habits de cérémonie, révérence aux voisins amis ou peut-être moins, parcours du combattant de la journée ouvrée, avances et avanies, vacances des après-midi – souvenir des petites convalescences et relance des guérisons, et le monde arrive au soir où l’on s’enlace de se revoir - et l’autre monde nous attend, des rêves plus ou moins innocents, et caetera…
     
    Peinture: Edvard Munch.

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    (Pensées du soir, XV)
     
    De quelque oxymores.- Douce violence, atroce beauté, froide passion qui tue, vertu qui se venge, bonté calculée, liberté cloîtrée, divine cruauté...
     
    De l’illusion féconde.- Vous n’aviez pas l’âge de le comprendre lorsque le vieil homme vous a dit que seul finit bien ce qui ne finit jamais mais ce soir, au désert de votre solitude sereine, vous l’entendez enfin...
     
    Des aveux différés. - Que tout finisse mal est la conviction non déclarée de la plupart d’entre nous, et jusqu’aux plus optimistes qui restent les plus déçus, mais ceux qui viennent ont-ils la moindre chance d’être consolés par votre aveu d’ignorance - cela non plus vous ne le savez pas et c’est pourquoi vous avez résolu de vous taire...
     
    De l’inattendu.- Passés le mépris et la tristesse, une pensée inconnue, accessible à la lumière, est peut-être encore possible, ainsi le tout-est-perdu-ou-presque est-il devenu la formule du nouvel archipel de pensée où les gens se font et se feront, encore, des signes...
     
    Du storyteller.- Les séries à rebonds prolifèrent, mais le Poète fera comme toujours dans l’inouï : du vrai jamais vu ni reproduit par numérique imitation, mais le pillage et le montage ne seront pas moins de la fête, tout en malices et délices où depuis tout temps excellent les trouvères et les griots d’Afrique noire et de Chine jaune...
     
    Des impros à venir.- Au gré de maints poètes non titrés et un peu partout, au fond des rues et sur les toits aux jardins suspendus, se signale ainsi la descendance en colliers de vocables et constellations phoniques ou sémantiques à tagadams slamés ou à sonnets stylés selon les âges et les quartiers - tels Cantos ou autres Romanceros se diffusant alors par les galeries ascendantes du média à l’heure de pointe de la mondiale Écoute...
     
    Du grand n’importe quoi.- La confusion régna tant que domina le micmac combiné de l’hémisphère gauche et des prétendues Lois du Marché, double instance de virtuelle régulation programmatique dirigeant chaque matin les mêmes billions processionnaires de sans-visages à calculettes et baise-en-ville selon les flux et reflux automatisés du Système...
     
    De la tyrannie.- De l’enfant malformé à la vieille grabataire il n’y a donc qu’une plainte continue et qui se retient pour ne point vous insupporter, fringants que vous êtes et nécessaires à la société, sur quoi la nuit se remplit de pleurs - mais à d’autres l’insomnie ! murmure en vous la voix du juste au sommeil...
     
    Des voix dans le désert.- Debout sur votre camion vous clamez à la Nature qu’elle ne serait rien sans vous et les rapports et autres poèmes que ce soir vous allez faire sur elle - elle et Dieu qui, Lui non plus ne saurait prier dans le désert sans vous et ne vous a fait, sur votre camion, que pour être cité ce soir dans vos rapports et autres poèmes...
     
    D’autres conjectures.- Je ne dirai pas qu’Il est Tout-Puissant, incapable qu’Il est de retenir séismes et tsunamis, mais comment ne pas prendre soin de quelqu’un qui est aussi sensible qu’un enfant, aussi imprévisible qu’un adolescent, aussi limité qu’un handicapé ou qu’un impotent - et qui ne demande même pas d’être aidé...
     
    De la banalisation. – Ce n’est pas tant que vous soyez choqués, au sens traditionnel de la pudeur agressée, devant l’exhibition mondiale et tarifée de la copulation multigenre : c’est que vous humilie personnellement l’humiliation volontaire de toute ces personnes avilies par le culte conjoint du cul et du dieu dollar - toutes les heures et tous les jours pour le bénéfice des avides et des cupides défenseurs par ailleurs de la morale et des valeurs puritaines et démocratiques du Système…
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XIV)
     
    De la loyauté.- En cas d’erreur ou de malfaçon par défaut d’expérience en chantier, le dire franc marquera le début de la réparation...
     
    De la dépendance. - Le Système étant organisé pour la gestion de la catégorie sociale hors d’usage des Seniors, il fut entendu que vous seriez aidés et accompagnés au gré de protocole appropriés auxquels votre fierté refusa longtemps de se plier, avant que les excès de l’âge ne vous fasse (parfois) fléchir sans (toujours) reconnaître ce qui vous semblait la plus amère injustice - dépendre d’un Système...
     
    Du ressentiment.- Les apparences de durable répit social coïncidèrent, durant ces années sans conflits généraux en nos contrées, avec la montée d’un mécontentement dont la source était le plus souvent l’envie et le mépris croissant des prétendus importants et de la caste régnante, mais l’écran principal inaccessible jusque-là se fragmenta bientôt en une multitude de petits miroirs où chacune et chacun eurent enfin loisir de montrer leurs dents...
     
    Des muses muselées.- Les machines supposées supplanter les devineresses de l’aube et les agents secrets de la Subconscience butèrent sur les objets du jardin d’enfant et le naturel populaire des champs ou des chantiers et des zincs de cafés - les machines mimétiques se plantèrent dans le simulacre numérique...
     
    De la survie .- N’oubliez pas la musique, avait recommandé le Livre, et tu l’as si bien entendu qu’aux mots qui enivrent tu as préféré te bercer de l’harmonie de ce qui est...
     
    De l’acclamation .- Votre mère, la toute brave et naturelle, avait une façon tout à elle d’ouvrir les fenêtres de vos chambres d’enfants au premier soleil, et quelle joie plurielle elle vous préparait sans s’en douter !
     
    D’une autre évidence.- Cela semble aller de soi: que ceux qui n’aiment pas les oiseaux n’aiment rien, comme il est naturel que ceux qui mangent les oiseaux les aiment à leur façon, chaque façon d’aimer excluant ceux qui n’aiment rien...
     
    De la succession .- Vous ne reprochez pas à la fleur nouvelle de remplacer celle qui n’est plus, aussi me saluerez vous passant et souriant, avant de m’oublier à votre tour souriants et bientôt trépassés...
     
    D’autres références.- Vous peinez à croire à l’ignominie de ce pontife moscoutaire envoyant nos beaux jeunes gens à l’abattoir, mais relisez donc L’Enfer de l’affreux Dante et rappelez-vous : tant de canailles ecclésiales et tant de filous et de félons partout sacrifiant au djihad du Dieu fou...
     
    De son humble demande.- Point d’invocation pastorale à mon chevet mortel, avait-elle exigé sans exclure musiques de paradis ou blues d’enfer, au temple instauré mais que mes amours fassent l’office et que ma joie demeure sans autre sacrifice...
     
    Du nom perdu.- Se sachant seul au-dessus des milliards d’implorants ou de proclamants, et vraiment seul à savoir qui il est sans chercher à se trouver, innommable à jamais et frustré décidément de tout prénom, le Paraître se tait...
     
    D’autres accès que l’excès.- Tous ces fusils et ces assauts prouvent assez Ton existence, Dieu méchant, que ma non moins divine conscience rejette à l’inexistence de tes troupes rampant dans leur propre sang, et moi tranquillement je Te le dis: que seul un Dieu dont la paix succède à la pensée sera digne de m’être connu, parce qu’Il me reconnaît...
     
    De la pudeur .- Au demeurant il en irait, pour certains, de la douleur comme du plaisir, et je suis de ceux-là et portés comme eux à ne pas en parler à trop haute voix, voire même, à la paysanne, à n’en pas faire un plat...
     
    De quelque oxymores.- Douce violence, atroce beauté, froide passion qui tue, vertu qui se venge, bonté calculée, liberté cloîtrée, divine cruauté...
     
    Peinture: Olivier Charles.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XIII)
     
    De l’aube revenue.- Quelle adorable personne s’est-elle vêtue ce matin de quel parfum et de quelle parure de prairie aux corolles de printemps ouvertes comme autant de mains à l’onction du ciel...
     
    Du retour annoncé. - Et lorsque tout te semblerait si parfait que cela te paraîtrait achevé, la grâce de tout recommencer te serait accordée comme au début de chaque matinée...
     
    De l’éternel présent.- Ceux qui veillent depuis toujours, veilleuses et veilleurs des quatre coins des nébuleuses, le savent a jamais : qu’il n’y a que le présent des choses qui puisse vous révéler votre éternité...
     
    De la timidité.- Mais puis-je vivre encore et donner encore un peu d’eau à l’assoiffé dont les jambes sont paralysées, demande la toute vieille en clignant de l’œil à l’eau du puits, et son miroir sourit...
     
    De ce qui compte.- L’inventaire admettra la priorité du café et des médias, du déodorant et du cinéma, de tout ce qui cesse de nous démanger que nous avons mangé et donc du ventre où se confrontent le serpent et le dieu caché, et le bain de soleil en été et le bain de silence aux égarés d’avance...
     
    De l’infertilité.- Laisse-toi pénétrer, te murmurait le soir la Nature en manteau noir dont les doigts en éventail peignaient tes longs cheveux dorés par ces faciles étés des bonheurs dérobés , et tu laissais couler en toi la nuit aux paupières baissées...
     
    De l’insécurité.- Vous ne savez ce qui vous attend, qui monte du fond de la pensée, vous craignez plus que tout votre ignorance et de le savoir vous ferme à ce qui justement serait un début de connaissance...
     
    De la vaine certitude.- Sûrs de leur savoir les sachants, que je sache, n’auront jamais su que savoir de source trop sûre, au dam du sourcier qui sait que rien n’est sûr que le secret de la source cachée...
     
    De l’âge de la nuit.- Tes joues fraîches sont d’un enfant qui dort, mais ton flanc d’un athlète après l’effort se plie et se déplie sous l’effet d’un cœur pris du remords d’une amoureuse infidèle et la nuit passe, les années passent dans le sommeil sans bruit des hirondelles endormies, autant de corps qui se délassent et se déplacent entre les cœurs jusqu’au jour retrouvant ses heures...
     
    De l’inattendu.- Ce qu’il y a de meilleur en vous, et c’est le sage en vous qui le dit, n’est autre que ce caillou sans bruit dont on ne sait s’il est du jour ou de la nuit, âme nue ou pur esprit et qui sait, à ce que dit encore le sage en vous, ce que sont les choses...
     
    Du faux semblant .- Ce qu’ils croient leur choix n’est que leur façon de se leurrer du fait qu’ils ne sont que les proies du désespoir, et comment ne pas le voir à leur façon de broyer du noir en feignant d’en sourire...
     
    De l’apaisement.- Plus tard votre vue baissera, aussi vous semblera-t-il que la beauté s’éloigne alors que vous seul vous éloignez, la beauté au cœur, et la bonté...
     
    De notre présence .- Je ne saurais dire absolument qui est là quand je suis là et que tu es là, ni dire absolument qui n’est plus là, restant ici sans toi...
     
    De l’équilibre.- Ce n’est pas à la prétentieuse maîtrise des phénomènes que nous aspirons mais à la conversion des pertes et des tracas en possibles radieux, et cela vaut pour les parcours d’arêtes aux incidents réversibles et aux traversées du désert fertiles en enseignements variés, autant dire que la compulsion même instinctive et la transmutation des métaux lourds en substructures laissant passer la lumière seront appréciées dans les nouvelles combinaisons d’énergie indispensables au maintien debout de l’artefact ou de la personne concernés...
     
    Image JLK, 2017: le sans-abri de San Diego.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XII)
     
    De la chose promise.- Les enfants viendront, lui avait-on dit, les enfants viennent, confirma le chien d’un aboi surpris, les enfants sont là proclamait tout ce qu’il y avait d’objets qu’ils bousculaient de leurs gesticulations et de leurs cris, et c’était comme une communication de joie et comme une augmentation de présence qui l’impatientait et le réjouissait à la fois tant les enfants sont imparfaits et tellement plus vrais en cela qu’on en redemande - et ce dimanche il se dit qu’il ne mourra pas ni ne mourra jamais si les enfants sont là...
     
    De l’impondérable.- Vous vous fiez aux enfants parce qu’ils vous échappent, et le leur reprochant c’est avec l’accent de n’y pas croire que vous leur faites entendre votre désir secret de les voir vous défier à tire-d’ailes, et les voyant s’envoler vous feignez la colère et savez qu’il font semblant de s’en affecter ...
     
    De ce qui reste vrai.- Je ne voulais rien dire d’autre aux enfants que ce que je dis des enfant qui nous augmentent, et je le sais depuis mon enfance: que je n’aurai que ça à dire de vrai et que les enfants en auront été la preuve...
     
    De ces moments d’insouciance.- C’est grâce au reste d’enfance en vous que reste votre nostalgie des après-midi de vacances qu’à tout moment vous aimeriez prolonger au dam de vos conférences - et vous savez que cela même fonde la confiance que vous inspirez...
     
    De la conséquence.- Ce qu’ils attendent de vous se lit dans le plus pur de leurs yeux, et vous savez que les décevoir sera le premier jugement qui vous donnera le sentiment de vous être trahi...
     
    De la puérilité.- Quant au culte américain de l’enfance, vous le vomissez de toute votre ardeur attentionnée, tant cette complaisance est nocive et contre nature, quand le seul esprit d’enfance est cinglante lumière et tranchant de diamant...
     
    De tel dépassement.- Dépouillons le Vieil Homme, s’exclame l’enfant demeuré sous l’armure du chevalier, et le conseil de l’apôtre fait florès auprès des garçons enfourchant de concert leurs blancs destriers et s’exclamant: dépouillons notre peau de petits couillons !
     
    De l’inattendu.- D’une voix incertaine vous expliquez à l’enfant que vous ne savez pas à quoi il sert, pas plus que vous ne pensez le contraire, et de cela il conclut que vous vous serez montré sincère sans être sûr de vous avoir entendu...
     
    De la parole donnée.- Ce que vous avez donné à l’enfant n’est que le don qui vous a été fait sans que jamais vous n’ayez mesuré son prix, pas plus que ne vous vient l’idée d’évaluer ce que vous aurez transmis...
     
    De la communauté.- Vous avez dit : mes enfants sans le penser vraiment tant ils étaient de partout sur ces chemins variés et partout où ils s’étaient retrouvés au gré des événements divers, et pourtant c’étaient vos enfants, à vous autres mères et pères qui attendiez d’être reconnus...
     
    Du refus de n’être rien.- Vous ne permettrez pas à l’enfant de croire au néant, tout ce que vous croirez bon de lui enseigner mais pas cela, ou alors puisse-t-il ne pas vous croire...
     
    Des lectures du soir. – Ce qui se passait sous la lampe nous échappait, tout passant par la voix qui lisait et les images projetées sur nos écrans intérieurs, les mots ne disant pas toujours les mêmes choses; et pourtant ils étaient tous protégés, qui lisait et qui écoutait les yeux ouverts ou fermés, tous étaient enlevés ensemble à la présence apparente et tous aujourd’hui se le rappellent comme un partage de l’innocence…
     
    Du contraire entrevu. - Ils vous ont été donnés pour vous laisser prouver que vous les attendiez et leur demander peut-être, un jour, de prouver qu’ils vous attendaient, mais rien n’était assuré et vous ne demanderez aucune preuve, en attendant, de ce qu’ils ont reçu ce que vous leur avez donné…

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XI)
     
    Des emportements .- Savoir d’où leur était venu ce goût du pire revenait à se poser toute les questions de la jouissive morbidité et de la cruauté cupide et ce qui était sûr est que ça cartonnait et qu’en esprit tant qu’en faits et méfaits le gang l’emportait de soir en soir dans le bruit des bolides...
     
    De la mutation.- La tendance nouvelle à la banalisation du crime par acclamation des clientèles mêlées du Killer, aux écrans de la projection mondiale tous supports, alla de pair avec la marchandisation du simulacre suave et à l’obligation de s’extasier ou de s’indigner de concert selon les modes indiqués et les codes au format...
     
    De la rage conditionnée.- Savoir comment l’esprit de complot et l’esprit de revanche, l’esprit d’envie et l’esprit de rapine , l’esprit des dépités et l’esprit de acharnés s’allièrent dans la rue et par les allées du Pouvoir dont l’esprit s’empara de l’universelle clientèle, revient à s’interroger sur le mal à la queue du serpent se la mordant...
     
    Des flux continus.- Un autre mensonge de ces temps-là que véhicula le Troll mondial fut de prétendre que tout passerait désormais par ses dispositifs au motif que tout lendemain serait formaté désormais à sa seule disposition accessible à tous selon ses seules conditions...
     
    De la nature des choses.- Aux affects de la fausseté et de la laideur, de la tristesse entretenue et du ressentiment accru s’opposèrent naturellement nos ressources naturelles de peuples des marais et des clairières, des promontoires au bord du ciel et des vastes étendues, et chaque soir nous échangions simplement notre bonsoir innocent de tout temps...
     
    Des aimables propositions.- Vous qui avez le front levé et la joie au cœur , vous échappez à la jactance et aux concours insensés pour vous contenter de ce qui vous contente sans compter et ce sont de conviviales invitations dans les jardins où sur les toits voisins, de profitable entretiens avec telle magicienne des hôpitaux ou tel conseiller patient de jeunes aspirants à la Libre Pensée, de lentes déambulations imaginaires le long des allées ombragées ou largement arrosées de pluies solaires, de stases patientes et d’extases attentives...
     
    D’autres bons moments.- Le soir j’ouvre à la lune, c’est le début de l’été et des parfums l’accueillent montés du cellier, donc ça sent la pomme et la prune et ça lui plaît - on sait qu’elle a des goûts simples et ses rayons baignent mes rayons de livres, après quoi je la laisse m’inspirer des contes et la lune s’éteint quand j’écris le mot FIN...
     
    De l’obstination.- Après, la nuit tombée, pendant le dernier café ou la télé, quand les enfant et les divers animaux de compagnie sont couchés, les oiseaux muets dans les branches et l’éléphant debout immobile sous le dais du sultan, l’herbe rampe et pousse au pied des palais, ne l’oubliez pas car l’herbe, elle, n’a jamais renoncé...
     
    D’autres phénomènes.- Juste avant le fondu au noir vous le notez: le diamant des Alpes scintille, et cela vous rappelle tous ces étés des glaciers désormais en vrilles, puis le lendemain le vent qui a veillé revient dans les vallées et ce sont alors d’autres années qui se rappellent à votre souvenir, qui dilate les collines semblant alors des nuages au non moins incertain devenir...
     
    Du bon dieu cheminant.- En fin de la journée je mets tout à plat et je regarde tout ça dans sa simplicité, à savoir que la terre est plate et que le clocher là-bas au milieu de tout ce bleu et des maisons posées sur le brun de saison est à sa place, alors pourquoi ne pas se féliciter de ce qui est parfait se dit le dieu ignorant à ce moment des calamités...
     
    Des témoins muets.- Il est vrai que le très haut peuplier qu’il y a derrière le chalet se tait depuis tout le temps qu’il se trouve là sans personne que moi qui le sache pousser sans se prononcer jamais, et qu’importe que je me taise encore, ou pas, quand enfin il parlera...
     
    De notre humilité.- Si tant est que vous vous sentiez appelé, vous devez éprouver l’immensité des choses chaque nouveau matin qu’elles éclosent et vous accueillent au milieu de vos papiers déchirés...
     
    De la bonne vie.- À l’autre bout du potager vous attend un blessé de guerre qui vous supplie, et quelque chose en vous fait qu’en dépit de votre ennui vous allez vous lever...

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    (Pensées du soir, X)
     
    De la bienfacture. - Pour le dire avec exactitude et précision, elle ne s’occupait guère des bienfaits de nature supérieure, dispensés ou reçus, qu’elle estimait humblement au-dessus de sa compétence, mais plutôt de la bonne façon de ses enfants la semaine et le dimanche, de la belle ordonnance de ses rosiers et des vergers avoisinants, de la juste appréciation qui autorisait le travail de force ou le repos à l’avenant, enfin de la préservation des usages et pratiques de la famille unie en milieu provincial ou survit l’artisan probe et la maîtresse de piano assurant le job...
     
    De la préoccupation.- Rien de plus rassurant qu’une repasseuse à son affaire, se dit le jeune philosophe inquiet dès le lever du jour à l’idée qu’il puisse perdre le fil de sa pensée en achoppant à quelque Aporie (c’est en ces termes qu’il ressent sa limite), et la vision de Madame Arthur dans sa buanderie l’incite à reprendre confiance en la vie ...
     
    Des utilités.- La femme d’affaires ne fera pas l’affaire en l’occurrence: nous avons surtout besoin de rêveuses et de praticiennes libérales de l’intuition révélatrice, de jardinières de l’insouciance et autres familières du bon sentiment qui ramènent un peu de sens commun à la cité déboussolée...
    Du bruit des gens.- Tout à coup les cris de la foule en panique ou fêtant le champion de piano lui manquent, et les propos idiots des files d’attente, et les gestes inconsidérés, les bousculades et les échauffourées : tout cela lui manque à l’heure de se sentir si seul et jugé par l’âge, seul avec ses pieds immobiles et ce silence imbécile...
     
    Des mains inconnues.- Vous ne savez pas comment cela s’est fait, par quel hasard ou quelle grâce inconnue, mais c’est un fait: vous avez été reconnu(e) dans la foule de ce matin-là, où c’était le soir dans un café, une main s’est posée sur votre épaule, une voix, un regard ou Dieu sait quoi et comme une lumière est apparue dans l’obscurité, une idée dans le magma, cette mélodie qu’il vous a semblé reconnaître et cette voix qui vous disait : je t’appelle par ton nom, tu es à moi...
     
    Des noms gravés.- Sur le bois du banc vert, au couteau dans l’écorce, au mur malodorant des latrines masculines qu’on appelait naguère vespasiennes, dans les escaliers des clochers, au tréfonds des prisons, sur les rochers et dans les cabines des plages aux cloisons chaulées, les doigts noircis de suie et les craies ou les crayons, les canifs ou les poinçons ont gravé vos noms de voyous ou de barons, et Lucien de Samosate à griffé le marbre de la Rome à cinq étoiles alors que Riton a mis les voiles de l’ergastule où Donatien marquis de Sade a laissé son nom, mais qui dira ce qu’on lira demain sur les parois des chambres des jeunes filles aux chers petits secrets ?
     
    Des lendemains d’hier.- Après les images oubliées de la maison en deuil aux vitres ruisselantes, que nous resta-t-il sinon les échos en nous de cette voix gracile qui nous parlait les yeux fermés du sang et du lait des villes...
     
    Des transerelles.- Nous avions dépassé les impasses de la Raison , par delà même les paradoxes et autres contorsions attendues : dans l’imprévisible des relations de causes perdues à effets inconséquents, au libre jeu des associations non convenues, et le jeu des figures fut relancé dans le nouvel élancement des subconsciences aux ravissants épiphénomènes et les musicales musiques se reprirent à musiquer...
     
    Des arguments féminins. – Nous n’entendons pas les discours assénés ni les contradictions et autres fulminations raisonnées : nous n’en avons qu’aux preuves tangibles de l’agir délicat et du sentir accordé aux grâces de l’offrir – et ce qu’offre l’éternelle Demoiselle ne se discute pas…
     
    Des terrasses d’été. – Vous vous rappelez ce qui fut et subodorez ce qui sera, mais ce qui est ne se mesure pas plus aux étés passés qu’à ceux qui passeront – et c’est pourquoi vous ne le voyez pas passer à l’instant ni ne songez à en parler…
     
    Du chemin qui s’en va. – Ainsi y a-t-il, dans le chemin du soir, une qualité particulière de silence qui semble vous écouter, à croire que l’ombre se faisant se tait pour vous laisser parler, et vous ne savez si le chemin vous précède, vous suit ou vous accompagne…
     
    Peinture: Robert Indermaur.

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    (Pensées du soir, IX)
     
    De l’equanimité.- C’est en vous imposant le calme le plus opposé à votre nature naturelle que vous êtes devenu ce parangon de flegme et de sang-froid célébré par vos camarades diplomates que vous rêvez, à vrai dire et sans exception, d’étrangler pour leur manque de retenue en présence de Madame la consule, votre béguin secret...
     
    De l’éphémère.- Nous calligraphions nos poèmes à l’eau de pluie sur les grandes pierres blanches du bord du fleuve, et le temps de les lire les voilà s’évaporer...
     
    De l’excès de bleu.- D’avance nous nous savons en faute mais nous le disons quand même au peintre du monde au travail ce matin dans le ciel de Florence : que tout ce bleu nous afflige au moment même où notre âme impure craint de se voir en ce miroir, mais la bénédiction d’une soudaine averse nous rappelle que la bonté de tout artiste se mesure à son humour...
     
    Des premières larmes.- À quel moment du long récit les mots de Levant et de Couchant sont-ils apparus sur les parois de nos cavités pleines encore de cris de crainte ou de colère , et peut-on dater le premier sourire de l’enfant de l’ère paléo dans le déferlement du multiple ? se demande l’adolescent ferré en préhistoire qui voit ce matin, inexplicablement, son cœur pleurer comme il pleut sur la ville...
     
    De la candide assurance.- Vous croyez que l’esprit ingénu de la véritable jeune fille est en voie de disparition, mais quelle preuve en avez -vous, avez-vous assez sondé la Virginie du sud et consulté les statistiques de la globalité confidentielle en la matière ? Sûrement pas ! morose que vous êtes en votre désir secret d’extinction alors même que refleurit la fille de joie dans le jardin d’à côté...
     
    Du bon et du mauvais fils.- Savoir lequel est le préféré du supposé Seigneur relève de la plus délicate conjecture, sachant que des deux le brigand est le mieux vu des gentils (autre terme sujet à discussion) et que l’autre honore ses mère et père en paroles plus qu’en actions, mais comment expliquer à part ça que les deux anciens enfants de chœur liés par le sang continuent de se tenir l’un et l’autre pour le préféré et de se le reprocher ou de se le pardonner tous les jours que Dieu fait...
     
    Des pères et des fils.- Alors que les Pères brûlaient tous les livres au nom du ciel où se dissipaient les fumées, les fils (et quelques filles lettrées) sauvaient Aristophane et Lucien, et Sapho l’inspirée et le mutin Pétrone, tout joyeux de se retrouver ensuite en bonne compagnie, loin des lits de cendre et des plats de suie...
     
    Des lassantes litanies .- Il est vrai que je n’ai point été tenté de baiser Maman ni de flinguer Monsieur Père, mais qui prétendrait que j’en suis handicapé au vu de mes résultats académiques et militaires (ou de mes échecs foireux qui reviendraient au même) accueillis par mes vieux avec la même indéfectible tendre humeur - et nous vieillissons à l’unisson sous la même lumière en dépit de nouveaux pics de pollution...
     
    Des malentendus.- Celui-là, qui s’impatientait de te convertir à la seule vraie foi, en est arrivé à enrager quand il t’a vu si bienveillant envers ton prochain, voire ton lointain, et tellement apprécié partout en ta qualité de guérisseur non titré, puis c’est ensemble que vous avez été déportés et avec le même silencieux respect que vos noms sont évoqués par ceux-là qui ne savent plus trop à quel saint se vouer...
     
    De la fantaisie des dieux.- Le nom d’Allah est apparu dans une aubergine coupée en deux, votre conseiller en méditation affirme détenir une authentique dent de Bouddha que son cousin taxidermiste toujours malveillant (parce que jaloux) prétend une dent de crocodile, et vous avez tous entendu parler des empreintes de pieds du Seigneur moulées au bord du lac de Tibériade ou sur telle plage de Goa, mais rire de tout ça n’empêche pas, ma foi, le croyant de croire à tout ça...
     
    Peinture: Neil Rands, The falling Man.

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    (Pensées du soir, VIII)
     
    Des résonances.- C’est au charme des noms, plus qu’au prestige des lieux, que vous aurez réagi le plus souvent et voyagé ou rêvé quelque temps, juste le temps de réclamer au guichet un aller-retour pour Balbec ou la Grande Garabagne, ou de répéter en murmure les noms de Samarcande ou d’Ecbatane avant de se dire : on oublie à cause de l’excessive chaleur ou du froid de loup, des moustiques-tigres ou des scorpions entre les draps - et tel autre matin vous vous retrouviez au Negresco de Sils-Maria, donc en pleine confusion onirique...
     
    Des suggestions momentanées.- Un brouillard à couper au couteau pourrait se lever tout à l’heure sur l’horizontale enneigée plantée d’une forêt de bouleaux ou sur des falaises de marbre donnant sur une mer couleur d’émeraude, pour éviter la pensée désolante d’une autre forme de néant visible (les images de villes dévastées des journaux du même matin), et voici que de minces rameaux et les herbes hautes du premier plan, des fantômes d’arbres verts en contrebas dans le gris toujours enveloppant font émerger le paysage familier censé vous situer de votre vivant - comme on dit...
     
    Des surprises de la beauté.- Je vous dirai par élection toute personnelle datant des étapes vélocipédiques de ma vingtaine: l’heure orange sur le Campo de Sienne , au déclin du jour, le soleil disparu derrière les frises de marbre des palais et les tuiles comme sorties du four des hautes bâtisses serrées en leurs briques entourant la vaste conque de pavés roses, ou tout à l’opposé, populaire et populeuse, pulpeuse et puant la piétaille: la Piazza Navona vers dix heures du matin quand la Ville éternelle oublie son appellation au bénéfice de ses odeurs corporelles et autres splendeurs fruitières - et Salamanque en son brouillard ou Séville en ses jardins, Samos et Samarcande...
     
    Des lieux oubliés des dieux.-Certains se figurent que ce sont les plus démunis ou les plus dévastés par l’humaine férocité, mais non : ce sont plutôt les plus tristement nantis, les plus sinistrement célébrés par la télé, les plus satisfaits en leur veulerie étalée qui font fuir les fées et les elfes, les bénédictions et les connivences angéliques...
     
    De la nostalgie des mauvais lieux.- Parfois le père et le fils se croisaient dans la même maison bien tenue, ou l’abbé et son cousin bolchéviste, l’apache et le prétendu comte fatigué de sa baronne avérée - enfin tous ceux-là qui ne se retrouvent même plus désormais en prison, sauf exception, et moins encore sur Tiktok...
     
    Des indéniables Hauts Lieux.- Ce serait à chacune et chacun d’élire les siens, comme ils traceraient leur autoportrait sur fond de ciel haut levé les yeux pleins de cette adhésion montée du tréfonds des incantations sacrées ou profanes, étant entendu que la divinité souffle ou inspire quand et qui elle veut en toute beauté et bonté conjuguées au présent signifiant : cadeau...
     
    Des ironies du sort.- Nous en avons d’autres dans notre sac à malices, expliquaient les occurrences en phase avec les circonstances, et ce que vous avez appelé le Destin ou la destinée, avec ou sans majuscules et inversement, n’enlève ni n’ajoute rien à l’aléatoire des épices ou des dissonances, des élans réjouissants ou des accablements émus...
     
    Des oublis vivaces.- Vous ne vous rappelez plus où cela s’est passé ni si ce fut avant ou après votre décision d’arrêter de fumer, mais la couleur précise, la musique et la touche particulière de chaque mot contenu par le message de l’Ange se détachent sur le fond nébuleux de tout ce que vous avez entendu, comme exacerbé par l’oubli...

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, VII)
     
    De la fraîcheur.- L’Oeuvre garde assurément des traces d’ancien, mais sa beauté est toute affirmation de jamais vu dont la meilleure preuve est le changement d’humeur immédiat de qui l’approche et la reconnaît comme une évidence matinale ou l’idée de s’immerger évoque le rite deux fois millénaire du baptême...
     
    De l’humble attente.- Qui n’a jamais connu de sérénité ou de soleil durable bénéficie de cette tranquille disponibilité des innocents qui en ont vu de toutes les couleurs sans en concevoir la moindre rancune - et voici tout à coup qu’une main se tend vers eux ou que deux bras leur prouvent qu’eux aussi ont eu une mère jadis où naguère dans un autre pays...
     
    Des objets et des muses.- Tard venu à la poésie, l’ancien employé de bureau que Baudelaire a soudain visité telle nuit lunaire n’ose pas parler de muses quand il sent en lui des mots s’associer comme s’il n’y était pour rien, juste bon à les accueillir et les aligner sur le papier à l’encre d’écolier qu’il a gardée sans se douter de l’usage qu’il en ferait à l’âge où l’on cesse de rien faire...
     
    De la vanité.- Ils se disent poètes et se prétendent au-dessus des objets, ils attendent que la caméra tourne pour évoquer leur ascèse de création et l’angoisse vertigineuse de la page blanche et le peu de rentabilité dans la société que vous savez - et de cela aussi ils feraient de la poésie si leur image y gagnait...
     
    De la bonté des objets.- Il ne suffit pas de célébrer la beauté des produits fabriqués en l’usine de l’Art mondial et de la Poésie universelle: leur bienveillance foncière est également à inscrire au patrimoine de l’humaine engeance, et l’apaisement de la sempiternelle douleur - laquelle n’est pas étrangère pour autant à la beauté et à la bonté diffusée par les mêmes objets...
     
    De la profondeur du soir. - C’est un cliché pour Instagram et bien plus depuis toujours et partout : ce rouge aux joues du ciel virant au noir, et ce qu’on dit les feux du couchant ou les vestiges du jour sont à la fois la fin de quelque chose qui nous remplit de mélancolie dès notre enfance soudain affolée à ces heures, et l’entrée dans l’autre royaume dont les heures ont perdu leurs ombres...
     
    Des retombées.- L’ivresse du bateau à saisi la mer tout entière, et le vent et les étoiles renvoyant à travers le temps leurs imaginaires palpitations...
     
    De l’appartenance.- On emporte avec soi tout ce qu’on possède, y compris l’amour dont on est arraché comme un corps semble arraché à l’amour universel, mais à quel amour et à quel univers ces mots appartiennent-ils, pourriez-vous demander faute de les traduire en larmes...
     
    Des échanges secrets.- Il est inexact de prétendre qu’un amour heureux repose sur la fusion des intérieurs, même sans faire chambre séparée nous avons gardé entre nous cette distance qui subsiste entre Animus et Anima, chacun à sa fenêtre donnant tantôt sur cour ou jardin au théâtre des journées, la nuit venue restant propice à d’autres passages et confidences - mais la encore c’est mentir que d’exagérer à la façon des feuilletons...
     
    Des élans factices.- Dès lors que nous avons résolu de couper court à toute exaltation imitée du cinéma, les choses entre nous sont devenues plus belles d’être réelles, jusque dans les difficultés nous ouvrant des voies nouvelles par lesquelles nous nous sommes approchés l’un de l’autre, et ce faisant nous nous sommes éloignés de ce que chacun de nous avait été pour nous rapprocher des autres…
    Des rituels relancés. – Sans savoir si la statistique indiquant l’augmentation ou la diminution des individus qui prient dans nos régions, et compte non tenu des manifestations de superstition liées à toute forme de performance ou de profit prochain, nous croyons savoir que la considération et même le respect, voire l’amour du sacré se traduisent toujours, à proportion de l’humilité naturelle des gens, par des gestes, visibles ou non, assortis de formules audibles ou non, qui expriment tantôt l’imploration et tantôt l’adoration à la fois sincère et discrète et ces temps d’insincérité présumée et d’indiscrétion avérée…
     
    Peinture: Joseph Czapski.

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    (Pensées du soir, VI)
     
    Des yeux fermés.- Loin d’être de ceux qui ne veulent pas voir ou qui se voilent la face, il exerçait ce qu’on peut dire la double attention, et ses visions, voire parfois ses prévisions, gagnaient en intensité juste avant son éveil au point qu’il s’efforçait de différer celui-ci pour les inscrire en sa mémoire d’élucidation bientôt réactivée...
     
    Des messages subliminaux.- Savoir lire entre les signes est parfois inné mais certains en viennent à acquérir et cultiver cette disposition par instinct de survie ou pour compléter leur pratique des langages non verbaux à dominante sensitive gestuelle, où les ajouts oniriques se trouvent également appréciés...
     
    De l’attention flottante.- Les doctes et les néo-jansénistes les plus stricts décrient la rêverie comme si la subdivision de celle-ci ne faisait pas la part du vague et celle de l’hyperprécision révélatrice, de la paresse vaseuse et de l’investigation intime ou panoptique la plus conséquente, le poète se situant à l’opposé diamétral du rêvassier...
     
    De la contamination.- Elle parlait de beauté et la plupart n’entendait que le mot bien-être, la plupart craignait de se doper à l’admiration, la plupart préférait consommer du solide et, tel l’opiomane impatient de voir la plupart se livrer à l’opiomanie, limiter son bien-être à ce qui la faisait ressembler à elle-même...
     
    De la compensation.- Le malheur est un mal, mais la douleur peut être un bien, comme le rappellent parfois l’œuvre d’art ou la poésie qui nous ouvrent un nouveau temps et de plus larges espaces, la statue dans un nouveau ciel et le poème dans un autre silence, le fini par delà l’indéfini...
     
    Du somnambulisme sympathique.- Je vous ai rencontré dans un rêve, ou plus exactement : dans une suite de rêves où nous nous reconnaissions avec le même élan joyeux, je n’ai aucun souvenir du contenu précis de nos échanges d’un tour pourtant élevé dans leurs aperçus existentiels et leur qualité affective, et nos allées et venues nocturnes entre la chambre du sommeil et les bars voisins et les forêts des hauts de villes ne cessaient de nous rapprocher en amis puis en frères au point que nous en rappeler au grand jour et tous deux à nos affaires nous est une douleur que seule la nuit à venir pourrait apaiser si tout cela n’était pas qu’un rêve éveillé...
     
    De la saveur.- Ne vous gênez pas de goûter au poème, et non point seulement du bout des lèvres, mais pleinement et narines accordées au papilles et à l’écoute car ceci est un corps doublement actionné par ses divers organes et ce qu’on appelle le cœur par incertaine analogie avec le moteur palpitant de la vie et ce qu’on nomme l’âme sans la situer dans le concert de la chair - tout cela s’incarnant cependant dans ce qu’on qualifie de poème...
     
    Des hasards heureux.- Tout n’étant en apparence que façon de parler, je vous laisse ajouter bémols et guillemets, mais considérez attentivement la part imprévisible, qu’on pourrait dire géniale sans emphase mondaine ou prétention puérile, du poème, et vous saluerez une fois de plus le coup de dé de Lazare au sourire d’ironie...
     
    Des consolations fragiles.- Celui-là, chancelant, vous jure qu’il se réjouit de se fondre au néant, enfin délivré de ce monde immonde, et vous le félicitez pour sa bonne mine, tandis que cet autre, amputé des deux jambes et se réjouissant des jours que sa chimio lui laisse l’espoir de vivre, vous demande de lui remonter son oreiller et d’ouvrir la fenêtre au printemps...
     
    De la vie humiliée.- Que la vie semblât injuste relevait d’un constat qui n’aurait pas dû entacher sa bonté potentielle ni moins encore sa rayonnante beauté occasionnelle, et comment lui reprocher de s’en prendre d’abord aux plus faibles alors qu’elle-même était aussi fragile et fatiguée qu’une vieille servante...
     
    Des derniers retournements. – Ils décriaient les bonnes choses au nom des cantiques à venir, sans y croire à vrai dire, et de moins en moins à mesure que les bonnes choses leur étaient retirées voire interdites, aussi se mirent-ils bientôt à chanter les bonnes choses en espérant que les cantiques à venir ne les leur feraient pas oublier…
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, V)
     
    De la fuite en avant.- L’invocation à la vie qui continue fut le lieu commun de plus en plus largement partagé par les faibles autant que par les forts qui en tiraient prétexte à plus de dureté et plus de violence, de sorte que la loi de la jungle retrouvait elle aussi sa justification...
     
    Du simulacre élargi.- La vie par procuration, de même que la guerre à distance et que l’amour virtuel s’imposèrent en ces années comme de nouveaux modes compulsifs de celles et ceux qui se conformaient à l’exemple de ceux et celles qui les avaient précédés sur cette voie de la déconnexion connectée, de sorte que l’individu sans contact se multipliait et l’effet de meute avec sa prolifération panique...
     
    Des premières interprétations .- Dès les premiers jours de la maladie mondiale certifiée, les uns évoqueraient le souvenir de la peste noire et les autres les dangers de mesures par trop étatiques, les autres la grippe hispanique et les risques d’un libéralisme laxiste, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis aux balcons...
     
    De l’odeur de l’hosto.- Il y a pire que mon angiosarcome du cœur, disait-elle pendant sa perfusion : il y a cette odeur de vertu, cette odeur de propre et de confort sanitaire, cette odeur de pansements neufs et de chemises repassées, cette odeur de linceuls et de tisanes, cette odeur sans odeur du poison qui me permettra ce soir de sentir encore un peu du parfum du jasmin...
     
    Des nouveaux experts.- L’important en apparence était d’affirmer l’apparente évidence comme un fait confirmant l’importance de l’expérience, non sans remettre en question les experts de plateaux insuffisamment titrés en matière de pathologie virale, et du coup s’exacerba l’opposition des mieux sachants et des beaux parlants, et ce qui s’avéra dès le début de la pandémie fut confirmé par les experts de la guerre au moment où celle-ci commença de passionner les présentatrices et présentateurs de plateaux soudain en phase avec la géostratégie ambiante...
     
    Des complications.- Ne m’étant jamais droguée ni ne couchant avec des séropos, disait sa voisine de box également perfusée, j’ai coupé à La Maladie, comme on l’appelait dans les années 80, avant de choper la malaria en Malaisie ou j’ai commencé de fumer et voilà le résultat avec une jambe en moins et de mauvaises nouvelles sur l’autre, mais ce serait pire en Tchétchénie alors merci la vie...
     
    Du pire mais pas que. - Quant à la vie elle se demandait, après tant de millénaires sans le moindre progrès en dépit des micro thérapies et des accélérateurs linéaires, ce qu’elle foutait ou était censée fiche au milieu de tant de vivants inconséquents, elle qui croyait avoir tout vu et ne finissait pas d’en découvrir de pires mais aussi de meilleurs ça faut quand même le rappeler pour le moral des enfants...
     
    Du noir complet.- Plus qu’un autre lieu, plus même qu’un plateau de télé l’hôpital est dépendant du flux que menace une panne de datacenter par défaut d’alimentation électrique, fuite d’eau dans le système de climatisation ou bug informatique, et vous savez ce que ça coûterait d’interrompre l’activité du cloud ne serait-ce que le temps de votre opération, donc faisons tous profil bas...
     
    Des petits bleus.- Le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien stimula vos imaginations, et l’éventualité d’un monde soudain éteint, soudain tout silence - cette éventualité réjouit étrangement vos imaginations de poètes en vers réguliers ou de rêveuses adeptes de la pensée ZEN, reconnaissants de cela qu’on pût encore se faire des signes entre balcons et s’écrire des mots doux rédigés au crayon simple...
     
    Des profondes cavités. – Dans le murmure plus ou moins inquiet des salles d’attente, dans les champs que traversaient soudain les voitures affolées fuyant les encombrements autouroutiers visés par les chasseurs ennemis, sous les hautes voûtes des cathédrales également menacés par le Barbare, au double creux de votre oreiller, dans la noire et si légère épaisseur des siècles de notre mémoire partagée, dans toute cette concavité retentissaient à n’en plus finir les voix et les échos de cette parole faite chair qu’à votre tour vous incarniez…
     
    Peinture: Félix Vallotton.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, IV)
     
    Du refus d’obtempérer.- À ceux-là qui positivent à mort, comme aux lugubres qui ne voient partout que ruines vous avez opposé votre quatre-mains de pianistes amateurs hors d’âge, sans autre métronome que le double battement de vos cœurs et sans autre souci que celui de la mélodie dont les enfants se souviendraient...
     
    De la nouvelle relation. - L’intuition qui nous vint, sans rapport avec les ordonnances délivrées à foison par les philosophes de plateaux et autres officiants de théomarketing, que nous étions confiés les uns aux autres, se concrétisa dès les premiers temps de la maladie spécifique qui fut officiellement identifiée comme une pandémie par l’Institution reconnue au niveau mondial...
     
    De la conséquence.- L’idée qui était alors la vôtre, fondée sur l’observation fine opposée aux généralités reçues, que l’esprit de conséquence est la plus vive au cœur de l’enfance et se dilue ou se dégrade au fil des dénis de l’âge, trouva la meilleure illustration dans les progrès soudain de l’infantilisation générale, qui est le contraire de l’esprit d’enfance, soumise à l’idéologie sanitaire générale de souche parascientifique et financière...
     
    De la confiance.- La première conséquence découlant de la maladie générale ou supposée telle fut que plus rien ne sembla désormais relever de la certitude alors que les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semaient quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus enclins à se dire savants...
     
    De la vulnérabilité.- D’aucuns alors, découvrant par les médias que les Chinois et le Berbères, les Malais et les Tasmaniens risquaient de tousser et de s’enfièvrer à mort autant que le fermier d’Arizona ou que la veuve distinguée des beaux quartiers viennois , conclurent bientôt au complot...
     
    Des preuves chiffrées.- La récurrence exponentielle de l’exposé assorti de statistiques, fondées en partie ou partiellement trafiquées, alla de pair en cette période avec l’affirmation plus ou moins opportune ou opportuniste des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral, mais cela bien avant le mal foudroyant qui vous a visés particulièrement sans que quiconque pût non plus en déceler la source ou en expliquer la cause...
     
    Des flirts de seniors.- Vous n’étiez pas de celles et ceux (l’époque excluant depuis peu qu’on parlât de ceux seuls sans leurs homologues féminins) qui attendaient quoi que ce fût des nouveaux ateliers protégés, et le souci soudain voué par les médias à la sexualité des seniors vous inquiéta bientôt autant que la perspective d’une mécanisation des sentiments ou du formatage des affects...
     
    De la retenue tacite .- Vous étiez convenu de ne point aborder de grandes questions avant le café du matin, voire les dix heures ou culmine la tranquillité matinale, de même qu’on y renonçait après le coucher du soleil, mais le reste du temps était souvent dévolu à ce qu’on peut qualifier d’insouciance attentive, et souvent d’autant plus attentive aux bonnes choses de la vie qu’elle se fondait sur la présomption d’innocence...
     
    Du mimétisme médiatique.- La transition du mal général dont parlaient les médias comme d’un fait établi, aux affections particulières qui continuaient de frapper n’importe qui et au hasard, comme celle qui vous était réservée sans que vous vous en doutiez au début des premières hécatombes, ne vous rendit pas fatalistes ni moins encore désabusés ou cyniques, mais plus confiants, mieux confiés les uns aux autres...
     
    Des illusions infécondes.- Un trait idéologique funeste de tes compatriotes t’était apparu en ton adolescence déjà et t’avait révolté vers tes quatorze ans, qui tenait à postuler l’immunité d’ordre divin dont bénéficiait la patrie au nom d’une élection spéciale prouvée par le fait que vous aviez coupé à deux guerres mondiales, et tous les dénis ultérieurs de la nation vertueuse te semblèrent découler de la même misère d’âme...
     
    De la seconde chance.- La folle inventivité de vos enfants en leur premier éveil, leurs sorties inouïes, leurs dessinages de petits voyants, leurs jeux et leur gestes vous auront fait revivre et partout où il y a de l’enfance et des sensibilités friandes de nouveauté printanière, ainsi de vos soirs redevenus allègres matins...
     
    Peinture: Joseph Czapski.