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Carnets de JLK - Page 16

  • La potion Balzac et autres pharmacopées

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    (Le Temps accordé, 2021)
     
    MON UNIVERSITE CONTINUE. – La lecture de Balzac m’est devenue, depuis que je l’ai reprise en avril dernier, comme une relance festive de mes universités buissonnières, et pour le meilleur, me semble-t-il, tant ce que j’en vis aujourd’hui m’apparaît dans une quasi totalité jamais perçue jusque-là.
    C’est ainsi que je vois, mieux que jamais avant, ce qui fait d’Illusions perdues le plus extraordinaire « reportage » qui soit relatif à l’origine de la presse, du journalisme et de ce qu’on appelle aujourd’hui les médias, combinant le roman d’apprentissage et l’implacable aperçu de la corruption progressive d’un jeune homme de grand talent et de faible caractère, le tableau de tout un milieu où interfèrent l'Art et l'Argent, la Littérature et le Commerce, le Théâtre et la Politique, et la fusion "poétique" de l'observation sociale et de l'analyse morale, délectable descente aux enfers de l'agréable et du cynisme sous le regard mélancolique de ceux qui refusent la compromission, etc. (Ce mardi 10 août 2021)
     
    À REBOURS. – L’âge où nous nous raconterions en remontant le fil du temps, du jour écoulé aux semaines et aux mois, et sans cesser d’avancer en revivant sans ressasser, en quête non tant de vérité que de sérénité…
    Tel jour par exemple: Lady L. m’a dit tout à l’heure que le souffle recommençait de lui manquer, et cela ne m’a guère étonné après tout ce qu’elle a trafiqué du matin au soir pendant que j’étais à Lausanne pour mes dents, le matin la lessive et le chien jusqu’au casino et retour sans son rollator, ensuite sûrement nos comptes et ses affaires diverses et d’autres rangements, son repas puisque je n’y étais pas et ensuite le repassage pendant que l’aide de ménage s’activait autour d’elle, et tout ça sans trop peiner comme ces derniers jours déclarés «de repos» entre les séquences de chimio reprenant vendredi ; donc sa remarque ne m’a pas trop inquiété les circonstances étant ce qu’elles sont, mais on en revenait à cette espèce de limite qui lui est désormais imposée depuis son opération, et ça ira comme ça ces prochains temps, me dis-je, comme je me le suis dit à moi-même toute la journée en vacillant pas mal du fait de mes troubles cardiaques et neurologiquess et des faiblesses musculaires qui me font craindre l’éventuelle obstruction de mes stents évoquée par l’angiologue Noyau, ce soir sur le quai aux Fleurs avant qu’elle ne me parle de son souffle, sortant à mon tour avec le chien, et dans les couloirs du train durant mon deuxième aller-retour de la journée après le premier trajet matinal en voiture (le deuxième rendez-vous fixé pour récupérer mes dents rechargées), et avant le retour dans les rues de Lausanne, comme en fin de matinée à la bibliothèque universitaire où j’ai fait un saut après le premier rendez-vous et me suis donc trouvé sans dents d’en bas (l’appareil d’en haut à sa place mais celui d’en bas retiré et ne me restant qu’une seule dent heureusement cachée par le masque), et le choc au passage à la bibliothèque vers midi, le coup de blues en voyant tous ces étudiants appliqués, pas un de plus de trente ans, tous beaux et sans un regard pour ce vieil oiseau déplumé qui se rappelait tant d’heures heureuses en ces lieux, la rage et la joie mêlées, la même joie que trois heures plus tard quand j’ai vu, dans la librairie où je m’étais promis d’aller pêcher les coffrets de La Recherche qui me manquent, hélas manquants là aussi, je suis tombé sur Nuit de foi et de vertu, le recueil de poèmes de Louise Glück que Gallimard a sorti en version bilingue et que j’ai commencé de lire sur une terrasse puis dans le train du retour, immédiatement séduit par le ton de cette voix et par les résonances de son chant – et là je m’aperçois que je n’ai pas parlé de l’« épisode grec » de mon premier rendez-vous de ce matin, quand le bel assistant - genre Levantin à voix douce et zyeux perses - de la dentiste (la jolie dentiste, devrais-je préciser, que j’appelle « jeune fille » et qui m’appelle «jeune homme» en me demandant ce que je suis en train d’écrire) m’a évoqué les trois semaines de vacances qu’il vient de passer en Grèce, le salopiau, avant de me proposer de me rincer la bouche…
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    D’AUTRES RÉSURGENCES. - Dans la foulée de cette esquisse de récit mal fichu d’une journée à l’envers, j’entend encore ma bonne amie me dire, l’autre matin, que sa maladie lui ramène tout un monde de souvenirs enfouis qu’elle n’a jamais été du genre à ressasser, n’étant pas de mon espèce introspective passablement obsessionnelle, et voici donc que, confrontés tous deux à un temps plus compté que naguère - ne serait-ce qu’au début de cette année pour ce qui la concerne -, après le rude avertissement de ma crise cardiaque, nous en arrivons à aborder des thèmes, des souvenirs partagés ou non, des considérations sur la vie et les gens qui se chargent d’une nouvelle densité, toutes choses qui seront à détailler plus précisément…
     
    POÉSIE. – En commençant cet après-midi de lire le recueil de Louise Glück sur la terrasse du café de Grancy, gardant mon masque avant la récupération de mes dents, j’ai été immédiatement touché, et même ébranlé, par ces vers rythmés plus que rimés, modulant une mélodie intérieure qui m’a rappelé, en tout différent, les strophes d’un Lubicz-Milsoz ou le Pavese le plus intime et le plus « universel » à la fois, avec un mélange d’extrême sensibilité et de force expressive jamais porté à l’excès ou à l’effet; et ensuite, me rappelant le vieil Alfred Berchtold qui lisait des poèmes à sa chère et tendre en fin de vie, je me suis dit, comme rarement, que j’aurais envie à mon tour de lire ces pages à Lady L. sans penser pour autant, cela va sans dire, que nous sommes peut-être « en fin de vie », non mais des fois…
     
    DÉCADENCE OU MYOPIE ? - Notre ami Claude Frochaux, et nombre d’esprits forts de sa génération et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d’après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?
    Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis français dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?
    Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe : je me refuse à croire que la «fête» soit finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression.
    Or, à l’affirmation passée de la mort du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivrait le roman survivrait, et telle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre, ou Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra...
     
    COUP D’ARRÊT. – Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment – sauf pour les pontes de la Big Pharma et consorts-, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées par rapport à de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le monstrueux système actuel fondé sur la compétition et le profit.
    La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortune, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel.

  • Mot de passe: courage

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    Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    DIVAS. – Jeudi passé, dans la section des thérapies innovantes de l'étage des cancéreux, je lisais Massimilla Doni sur mon smartphone, via l’appli Kindle, à côté de ma douce en énorme gants bleus pleins de glace, les yeux mi-clos tandis que le poison « salvateur » filtrait en goutte-à-goutte...
    J’étais donc à Venise pendant qu’elle fermait les yeux, j’aurais eu envie de lui lire la page d’un lyrisme délirant où Balzac compare la passion du prince Emilio aux folles cascades d’eau tombées des hauteurs du Gothard ou du Simplon (l’Auteur laisse le choix au lecteur…), mais rien ne devait déranger le silence du box de soins où reposait, tout à côté, une femme qui, couchée et de profil, m’avais paru jeune encore, pâle comme une fée, et qui, se levant ensuite, vieillit soudain de façon cruelle – et cruel était aussi ce contraste entre la splendeur vénitienne évoquée par le romancier et la réalité du Service d’oncologie; et voici que tout à l’heure, dans l’espace d’attente de celui-ci au sempiternel mobile, surgit une autre diva qui eût charmé le prince Emilio sous les traits d’une gracieuse patiente à longue robe de soie couverte des même fleurs multicolores que sur son turban cachant la probable nudité de sa tête, etc. (Ce jeudi 15 juillet 2021)
     
    LA CHÈVRE. – Ce rêve du plus pur kitsch surréaliste que j’ai fait à la fin de cette nuit m’a intéressé par l’amalgame de ses images et leur relance non moins délirante, au lendemain des festivités non moins insolites d’hier soir sous nos fenêtres...
     
    Le rêve : je marche sur le trottoir de gauche d’une rue ascendante, bientôt dépassé, sur le trottoir de droite, par Frédéric Maire qui me propose de le suivre au château, là-haut sur une falaise de calcaire ocre clair qui me rappelle celles du Mormont – le fameux Mormont qui a fait «parler de lui» récemment dans les médias en suite de l’action des zadistes opposés à l’exploitation de ses ressources par la firme bétonnière HOLCIM, et parvenu au château Frédéric me prie de l’aider à recoller la tête d’une chèvre de pierre au socle d’un monument célébrant la réconciliation socialo-communiste ; or cela tombe bien car j’ai gardé sur moi, de mes pioches de la veille dans le galetas où nous avons rangé les affaires et les livres de Philip Seelen après sa mort subite, un tube de colle UHU Max Repare Extreme, dont l’effet siccatif est immédiat; sur quoi Frédéric me remercie de sa voix que j’ai toujours appréciée, soit de près sur la terrasse du restau Da Luigi, à Locarno, soit de loin quand il se pointait, minuscule silhouette en chemise blanche à manches courtes, sur la scène de la Piazza Grande où nous avons bien des souvenirs communs, mais aucun qui se rapportât à une chèvre ou au socialisme à visages divers ; enfin je définirai cette voix par l’adjectif juvénile.
    Oui, et la voix juvénile de Frédéric, l’actuel directeur de la Cinémathèque suisse, va de pair avec son regard d’une fraîcheur presque enfantine de cinéphile resté capable d’enthousiasme que je me rappelle même en rêve, mais pourquoi cette chèvre ?
     
    DÉCALAGE. – À propos d’enthousiasme, il en a manqué à la petite foule de jeunes gens en tenues multicolores de coureurs réunis hier soir sur la place du marché au bas de laquelle Freddie Mercury n’en finit pas de jeter un bras de bronze au ciel, et qu’un animateur vociférant incitait à répéter We are the world en même temps qu’un orchestre aussi sommaire que bruyant assenait les trois coups répétitifs de la scie fameuse ; mais ça avait beau s’appeler Freddie’s Night, préludant conjointement au départ du Mountain Cross de toute la jolie bande convoquée au Tour des Alpes: celle-ci ne songeait qu’à sautiller sur place et multiplier les exercices préparatoires de stretching tandis que, souriant avec certaine mélancolie, Lady L. et moi passions sans trop nous attarder, elle avec son déambulateur et moi avec mes douleurs articulaires, chacun se rappelant peut-être ces années non moins festives où nous étions de semblables gazelles des pierriers…
     
    SANTO STUPENDO. – Au hasard d’une recherche documentaire sur la Toile, je tombe sur trois pages, dans la version numérique du Magazine de la Migros surtout dévolu à la gastro de base et au développement personnel de la ménagère helvétique moyenne, consacrées à un ado italien du nom de Carlo Acutis, notable adepte de foot et des Pokémon, béatifié post mortem en octobre 2020 après avoir diffusé la Bonne Parole sur Internet, qui affirmait notamment que l’euchariste est «une autoroute vers le ciel », et dont l’élévation au rang de saint patron d’Internet reste dépendant d’un second miracle à venir.
    De fait, si Carlo, mort à quinze ans de leucémie en 2006, a été béatifié par Sa Sainteté Francesco, c’est grâce à ce premier miracle qu’a été la guérison d’un jeune Brésilien malade du pancréas et dont les proches ont adressé une prière spéciale à l’âme de Carlo.
    Sur quoi je me dis que nous allons proposer, à quelque âme pieuse de notre connaissance, de procéder à la même oraison spéciale afin, d’une pierre deux coups, de délivrer ma bonne amie de sa Bête affreuse et, le miracle advenant, de hisser le beato Carlo au statut de sainteté qu'il mérite...
     
    QUESTION DE FIERTÉ. – J’ai manqué de tact aujourd’hui en proposant une nouvelle fois à Lady L., au moment de descendre sur les quais pour notre balade du soir, de se coiffer d’un foulard, mais j’aurais dû me rappeler que, déjà, elle avait exclu le port d’un postiche après la perte annoncée de ses cheveux, et mon insistance maladroite l’a blessée, mais moi aussi ça me blesse, merde, de la voir ainsi, de la savoir en prise à cette salope de Bête et de ne pouvoir rien faire - ceci dit je lui donne raison, c’est ça, on s’en fout des gens, tu es belle comme ça, t’as raison d’être fière de ta tête, sacrée caboche, d’ailleurs moi aussi j’ai l’air d’un oiseau déplumé et de toute façon qui nous remarque dans les vestiges du soir, etc. (Ce dimanche 25 juillet).
     
    DORÉNAVANT. - Reprenant la lecture d’un petit recueil de morceaux choisis tirés des Essais de Montaigne, je tombe sur ce fragment amorcé par le mot dorénavant, qui se rapporte au vieillissement du corps et à l’altération de ses facultés, lui qui se voit « engagé dans les avenues de la vieillesse », et plus précisément: « ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours , et me dérobe à moi »
    Et forcément cela me rappelle ce que me disait Lady L. l’autre jour rapport à son propre corps, comme quoi celui-ci lui devient étranger, tout comme l’exprimait aussi notre cher Thierry dans ses carnets, lui que j’ai vu si cruellement atteint dans son intégrité physique et continuer malgré tout, jusque sur son lit de mourant, à rendre grâces à la beauté du monde. Ainsi : «Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».
     
    Et cela enfin : « « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».
     
    CE JEUDI. – Le jeudi étant jour de chimio, donc aux abonnés absents entre treize heures et dix-huit au pire, et l’escort dog Snoooy ayant été confié aux Américains, Lady L. étant trop fatiguée pour cette trotte qu’elle a fait sans moi cent fois et parfois jusqu’à Villeneuve et retour, je me suis dit que ce serait bien de me plier au conseil de l’angiologue Noyau soucieux de l’état de mes artères et de leurs stents : une heure par jour si vous voulez éviter que ça ne se bouche, et pas d’arrêt en chemin sinon ça repart comme à zéro.
     
    Donc je m’y lance, mais pas d’arrêt mon œil vu que j’emporte mon nouveau carnet noir. Et c’est qu’il y en a à noter à dix heures du matin, sur Le quai aux fleurs bien nommé et ponctué de mises en garde (MOLLO) visant les rouleurs de toute espèce zigzaguant plus ou moins souplement entre les marcheurs: la vie déferle, tiens voilà une très jeune fille poussant un landau King size avec des quadruplés, et voici les patrouilles de Suisses allemands au pas décidé, les premières baigneuses en bikinis sur les rochers secs, les bancs encore mouillés sous les arbres, les fleurs et les feuilles tropicales à foison, les jeunes Japonaises et les jeunes Latinos, les Russes qui n’ont pas lu Nabokov et les Nippones qui ont lu Murakami et se font un selfie avec le gay de bronze de la place du Marché clamant à n’en plus finir que we are ze world, - tout ça qu’il faudrait noter alors qu’on passe justement sous les fenêtres de l’ancienne mansarde à balcons modern style de Freddie The Queen… (Ce jeudi 29 juillet)
     
    LE TOP.- Le top, que je me dis ce matin encore pieuté alors qu’il est passé 9 heures et que les ouvriers d’à côté font du bruit depuis un bout de temps - on ne parle pas du pigeon de la cour qui roule les r à n’en plus pouvoir au milieu des autres bêtas - le top ce serait de dire exactement les choses comme elles sont, mais ce ne serait pas l’écrire vu qu’à l’écrit tu ne dirais pas le top, quoique...
    Tu vois bien que tu hésites: quoique. Entre ce qu’on dit et ce qu’on écrit, ce qu’on pense et ce qu’on exprime, le magma de ces Chinoises d’hier soir sur YouTube au pied de la scène géante où Dimash entortillait ses vocalises et ce que devait se dire le même Dimash dans je ne sais quel lieu retiré du Kazakhstan quand il en avait sa claque de tout ça, comme le petit André après son premier jour d’école dans la cité hostile avec les petits crevés de la sale Bande et la prof Olga Schanz dont les rondeurs lui mettent « le piquet », dans le récit d’enfance de Joseph Incardona que tu es allé pécher à la FNAC après avoir lu La soustraction des possibles : « Je voyais la maîtresse gesticuler au-dessus des têtes qui se baissaient tandis que tout le monde écrivait. Faudrait que je m’accroche si je ne voulais pas redoubler une autre année. J’ai regardé par la vitre. Les traces blanches des réacteurs d’avions marquaient le ciel, les lignes finissaient par se dissiper avant de disparaître complètement. D’après mon ancien professeur, M. Diamanti, les premiers hominidés sont apparus il y a environ sept millions d’années. Et moi, combien d’années de vie m’attendaient ? Qu’est-ce que je faisais ici ? Quel était le sens du profond ennui que je ressentais en ce moment, cette lassitude qui me faisait sentir me absolument inutile sur Terre».
    Dire tout ça, écrire tout ça comme c’est, oui ce serait le top du job, et ce n’est pas un scoop de ce matin puisque je me le disais déjà hier en marchant le long du quai aux Fleurs, enfin hier et tous les jours...
     
    QUANT AUX GENS. – Vu les circonstances vous vous dites, évidemment, que les gens en font trop, ou pas assez, et vous vous dites qu’il faut se mettre à leur place, les pauvres, et vous n’y pensez plus, tout contents cependant que l’un ou l’autre se manifeste, et c’est toujours une gaieté d’entendre la voix de Mylène (prénom connu de la rédaction) ou de Jocelyne la facétieuse - le fait étant que les bonnes femmes sont les plus aptes à la compassion à ces moments-là, sinon que les signaux de Denis ou de Bernard prouvent qu’il y a des exceptions à la règle générale, etc.
     
    BALISES. – Et pour celles et ceux (plus moyen aujourd’hui de dire celles sans ajouter ceux…) qui insistent sur le réseau social en vous souhaitant un prompt rétablissement (et que ça saute ! ont-t-il l’air de sous-entendre) non sans réclamer des détails, comme si vous les aviez rencontrés autrement que sur la Toile, vous en avez peut-être froissés en balisant, comme on dit, vu que l’état de ton souffle au cœur n’est pas une confidence à ébruiter, et que son taux de globules blancs ou sa tolérance à la cortisone ne les regardent pas plus que vous n’avez envie d’en savoir plus sur le lupus de leur mère ou le zona de leur fils bègue, etc.
     
    « GARDE ÇA POUR TOI ! ». – Je n’ai pas besoin qu’L. me le recommande : cela va pour ainsi dire de soi, et disons que ça se précise et s’accentue avec l’expérience et la sensibilité de l’âge vu que ça m’est arrivé, plus souvent qu’on mon tour, de chiffonner certains (j’entends : certaines et certains) dans mes carnets publiés sans user d’initiales (je trouve ça un peu hypocrite, quand l’écrivain G.H. dégomme son pair sous les initiales de N.B.) ou en jouant de clefs et de périphrases, mais je souscris de plus en plus à la discrétion, malgré l’évidente indiscrétion que suppose toute publication, et donc je ne parlerai pas du dernier rapport de l’oncologue grec S.P. ni du personnage en question, de ce qui nous est tombé dessus en avril dernier par décret fatal et avec un raffinement dans la cruauté intéressant la Recherche jusqu’à Singapour, ni de ce que j’observe et note au fil de toutes nos conversations avec nos amies Josyane (prénom fictif) et Héloïse, qui en «savent un bout» en tant que pros de la soignance palliative.
     
    Cela étant, je ne crois pas être indélicat en précisant qu’un début de sympathie personnelle est née entre nous et le jeune spécialiste barbu/masqué aux yeux et aux rondeurs de grand ourson, auquel j’ai appris l’autre jour que son prénom de Sotiros n’était porté que par 2555 personnes «au monde», selon Wikipedia, ce qui l’a fait rire en ajoutant que sa région seule en comptait déjà une floppée, etc.

  • Carpe diem

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    DE l'AMITIÉ LIBRE. - Sous l’effet de la « médiation interne », Don Quichotte et Sancho en restent à une rivalité toujours tendue, alors que la passion partagée de Quichotte et du jeune bachelier pour les romans de chevalerie, image parfaite de la médiation externe, assure à leur relation la liberté requise.
    C’est ainsi que mon amitié avec le Marquis, mon cher Gérard, est restée pure et libre un peu moins de cinquante ans durant alors que tant d’autres de mes relations amicales ou amoureuses ont foiré par manque de distance, l’espace d’une cravate (même virtuelle) ou d’une cravache, comme je le vis depuis quelque temps avec mes rares compères…
    LES ŒILLÈRES DE GUILLEMIN. – Après m’être demandé, hier soir, ce qu’un Guillemin a bien pu dire à propos de Balzac, dont je ne me rappelais aucune conférence qu’il lui aurait consacrée, je suis tombé sur le blog d’un lettré balzacien qui dit avoir été en contact suivi avec l’historien qu’il a pressé à plusieurs reprises de lui parler de Balzac pour s’entendre dire, une première fois, que la lecture de celui-ci l’avait toujours « fait crever», avant d’obtenir un aveu beaucoup plus étonnant (ou peut-être beaucoup moins…) selon lequel, quand Guillemin préparait sa thèse sur Lamartine, il se serait obligé à porter des œillères afin de ne pas être distrait de son sujet, et l’on comprend que l’ « affaire Balzac » faisait partie de ce danger de distraction, et que probablement l’énormité d’un sujet pareil, idéologiquement insaisissable en son embrouillamini, aura épouvanté notre clerc en sa maigreur et son dogmatisme de chrétien de gauche.
    Et quoi d’étonnant ? Encore, avec l’ « affaire Nietzsche », Guillemin pouvait-il s’en tirer en invoquant la «folie» christique de l’énergumène, tandis que le pachydermique Honoré, se la jouant parfois ultra mais sûrement plus proche du « peuple » qu’un Hugo ou qu’un Zola, bons sujets de conférences, ne pouvait qu’affoler la boussole du cher homme – enfin j’imagine…
     
    NOTRE ROYAUME. – Pendant que ma bonne amie se repose, pelotonnée dans la demi-fraîcheur de la maison bleue en compagnie de notre fille aînée masquée de vert qui me passe devant pour le repassage avant de tricoter de minuscules bas de laine au point jacquard, je me trisse en douce avec mon escort dog avec l’intention de marcher en plaine, mais la Jazz en décide autrement qui bifurque tout à coup vers les hauts, et nous voici gravir les pentes en compagnie de Jonny Lang et nous retrouver bientôt au-dessus des clochers et des sapins, dépassant le palace de l’ancien Réarmement moral, puis le chalet Picotin de feu Claude Nobs fondateur du Montreux Jazz Festival, sur les hauts de Caux, pour zigzaguer ensuite le long de la route de plus en plus étroite, bordée de précipices où trois jeunes gens pleins d’avenir et d’alcool se sont fracassés il y a quelques années, jusqu’à l’immense pelouse se déployant au pied de la Dent de Jaman où, débarqué, j’ai été hélé subito par un jeune randonneur français me demandant l’itinéraire le plus direct menant au sommet ébréché de celle-ci...
    Alors moi sur le ton de l'expert: droit en haut par l’arête forestière de droite, en lui précisant que j’ai parcouru l’itinéraire avec le chien Filou dans mon sac, et tu tires à gauche après la double barre rocheuse, tu passes sur le versant sud qui est «à vache» mais gaffe aux herbes lisses, enfin tu atteins la croix sommitale en une heure et des poussières (il a l’air d’avoir de solides jarrets) mais tâche de redescendre avant la nuit sinon ça va «craindre», et lui : pas de souci, merci M’sieur !
     
    Quand notre grand frère se «taillait» les soirs d’été, par delà les frontières honnêtes du quartier de nos enfances, notre mère lançait comme ça : « Mais où est-il encore allé se royaumer », et l’expression m’est restée bien après que le frangin a rejoint la vallée des ombres, et du coup, voyant le soleil décliner au-dessus de l’incommensurable double vasque du ciel et du plus grand lac d’Europe et environs, j’envoie une image à ma bonne amie et trois mots pour lui dire que je reste avec elle partout vu que partout est notre royaume, etc.
     
    RÊVER À LA SUISSE. – En accompagnant ma douce amie à sa séance de physio, à deux cent mètres de la maison bleue et pile dans l’immeuble rénové au rez-de-chaussée duquel se trouve le mythique salon de thé à l’enseigne de ZURCHER, sur la rue du Casino mal nommée puisque ledit casino est ailleurs: sur la rue du Théâtre également mal nommée puisque de théâtre il n’y a plus l’ombre, je me rappelle, ayant pris place à la terrasse de l’établissement, que celui-ci, pendant les années de privation de la Seconde Guerre mondiale, annonçait en vitrine qu’à son regret ses fameux AMANDINOS ne pouvaient être offerts à la clientèle distinguée pour cause, précisément, de restrictions sévères…
     
    Je me le rappelle grâce à Henri Calet, qui était du genre à relever ce genre de détails souvent plus significatifs du «ton» d’une époque ou d’un lieu que tant de particularités signalées par les guides, et qui font plus précisément le charme de son petit récit intitulé Rêver à la Suisse, récemment réédité, où il est également question du funiculaire de Territet et de divers autres sujets plus ou moins cocasses propres à étonner le passant parisien - je me le rappelle enfin en notant les enseignes des boutiques et autres instituts esthéticiens d’en face aux consonances non moins faites pour épater le Montparno, de HAIR SPA, NETSHY ou BESTSMILE, etc. (Ce mardi 6 juillet)
     
    EN ABYME. - Plus j’avance dans la lecture du Balzac de Stefan Zweig et plus je suis impressionné, touché et même émerveillé par le mélange de savoir et d’intelligence sensible, mais aussi de puissance narrative que montre l’écrivain autrichien en essayiste-romancier, qui reconstitue bonnement un feuilleton balzacien en relatant les inénarrables tribulations financières du soupirant de dame Hanska trimballant sa lourde viande de Neuchâtel à Vienne ou de Genève à Venise sans cesser lui-même d’écrire sa romance en 3D dédoublée par sa correspondance délirante avec l’Élue, tout en alignant les chefs-d’œuvre, jusqu’aux Illusions perdues où le romancier bifrons parvient, avec une lucidité saisissante, à incarner ses deux natures opposées et complémentaires dans les figures antinomiques de Lucien de Rubempré et de Daniel d’Arthez.
    Je suis en train, précisément , de (re)lire Illusions perdues, j’en suis au moment où Lucien se trouve verbalement déniaisé par Etienne Lousteau qui lui détaille la corruption du monde journalistique et littéraire; je me rappelle alors ma propre prévention instinctive envers le monde parisien au début des années 70 où Dimitri me poussait d’une main à m’y plonger tout en me retenant de l’autre dans mon quartier bohème du vieux Lausanne - et je me dis que nous avons eu la chance de vivre encore dans une société où la littérature restait un univers enchanté et peuplé de «purs» tel que l’évoque Balzac avec les figures délicieuses du Cénacle, et je poursuis ma propre chronique «en abyme» en lisant Zweig qui lit Balzac, etc.
     
    DE LA COMPÉTENCE. – Je me disais, hier soir, en suivant à la télévision romande les commentaires des «consultants» sportifs réunis par la belle journaliste sportive dont j’ignore le nom, avant et pendant le match opposant l’Espagne à l’Italie, qu’il serait beau que la critique littéraire, à la même télévision ou dans nos journaux, fît montre d’autant de science sagace et de finesse de jugement que ces commentateurs détaillant, admirablement, les multiples aspects de la stratégie respective des équipes, de leurs individualités particulières et de leurs styles, revenant sur les moments forts de la rencontre – d’ailleurs épatante – et se montrant si amicaux les uns avec les autres, surtout, si compétents, autant que les formidables joueurs en présence, alors que les vestiges falots de la critique littéraire, en Suisse romande encore plus qu’en France voisine, pataugent dans l’insignifiance répétitive et le bavardage paresseux sans même le côté voyou saute-ruisseau des loustics à la Loustau… (À la Maison bleue, ce mercredi 7 juillet)
     
    GOODBYE LENIN . – Un rêve bien étrange m’a fait retrouver, la nuit dernière, l’ancien leader de la jeunesse progressiste lausannoise, notre cher U., furieux marxiste au visage poupin et à la passion militante parfois ombrageuse, qui se trouvait en butte aux assauts d’un Vladimir Oulianov en casquette légendaire et poussant devant lui une sorte de carriole militaire, faisant bel et bien mine de le repousser et non sans véhémence, ce qui m’a intrigué car jamais je n’ai entendu le tribun de nos jeunes années s’en prendre à Lénine malgré son ralliement au trotzkysme – et du même coup, me réveillant, je me suis rappelé les sarcasmes que le camarade en question me balançait, à la salle de lecture de la Bibliothèque universitaire quand il me surprenait en train de lire des auteurs politiquement suspects à ses yeux, comme ce «fasciste» de Cingria ou ce «réac» de Ramuz, convaincu qu’une bonne conversation nous amuserait aujourd’hui, tous les deux, au rappel de ces souvenirs… (Ce mercredi 7 juillet)
     
    MOBILE / IMMOBILE. – Ce n’est pas vraiment une salle d’attente, mais plutôt un espace mixte : une espèce de compromis entre un lieu de passage et de patience stationnaire dans le dédale du Service d'oncologie, au septième étage de l’accueil et des examens alors que les soins ambulatoires et autres chimiothérapies se dispensent au sixième dessous avec, entre les deux niveaux, ce puits lumineux commun dans lequel tournent les cocottes de papier d’un mobile géant accroché à un cintre tournant là-haut sous le plafond de verre où crépite la pluie d’après-midi de cet été pourri.
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    L’ambiance de ce lieu est à la fois lente et lourde, avec quelque chose de matériellement palpable et de quasiment « incarné », malgré ou peut-être à cause du silence régnant et de la résignation qui se lit, sinon sur les visages masqués, du moins sur les postures de la plupart des patients, accompagnés ou non mais tous porteurs du même petit bracelet blanc ; et je reste assis sur le siège de skaï bleu clair (du même bleu que les murs et que le faux bassin dans lequel flottent des cocottes-bateaux de papier blanc toutes semblables aux cocottes-oiseaux du mobile) tandis que l’infirmière haïtienne dont j’ai oublié le prénom emmène mon accompagnée (étant déclaré accompagnant j’ai logiquement une accompagnée) pour la prise de sang dont nous évaluerons tout à l’heure les résultats et leurs conséquences avec l’oncologue – un jeune Grec barbu aux yeux qui sourient en dessus de son masque, etc.
     
    COMMENT RACONTER « ÇA »... – Vivant ce que nous vivons, maintenant depuis bientôt trois mois, sur la base de notes télégraphiques consignées tous les jours dans un carnet d’une centaine de pages sur lequel j’ai collé l’image de ma bonne amie dans son beau pull bleu tricoté au point jacquard au début de l’année, la question du récit, de sa formulation et de son éventuelle diffusion, de l’intérêt que cela représenterait autant pour ceux qui le vivent que pour tout un chacun, se pose, qui me renvoie à tous les récits contemporains de même nature dont les premiers remontent aux années 70-80 avec le Mars de Fritz Zorn, s’agissant du cancer, ou aux derniers livres d’Hervé Guibert s’agissant du sida.
     
    Or je l’entends tout autrement qu’un «récit de vie» de plus sur la maladie ou sur l’approche de la mort : j’aimerais que tout fût lié par l’expression des sentiments, dans notre environnement perso d’ici et de maintenant, sur le ton relancé du «j’étais là, telle chose m’advint», la maladie n'étant qu'un des multiples aspects de la vie qui continue, etc.
     
    RETOUR AMONT. - L’atmosphère générale était à l’incertitude liée depuis deux ans à la pandémie, quand on a passé soudain de l’anxiété diffuse à l’angoisse.
    Le premier élément de diagnostic a été d’une brutalité extrême : on a failli crier. Certains experts en la matière le répéteront plus tard comme ils le serinent depuis longtemps en pareilles circonstances : criez donc, lâchez-vous, c’est normal, ça ne peut faire que du bien, etc. Ce genre de formules, mais on n’en était pas là à ce moment-là, comme si l’on n’y croyait pas vraiment, et tout de suite on s’est rassuré en écoutant le spécialiste parler technique et préciser en même temps que l’Opération serait palliative et non curative, et le binoclard à bouc brun roux de détailler, avec son accent alémanique, les actes successifs de son intervention sur le cœur dont il avait devant lui une maquette colorée, en précisant le risque de chaque geste et la mort possible durant les cinq ou six heures que cela durerait, comme pour se dédouaner à l’avance et non sans insister sur l’accord signé de la patiente – tout cela dans cet espace vitré, sur fond de couloirs aux silhouettes blanches de passage, le chirurgien au front dégarni et une assistante, la patiente et son conjoint catastrophé, leur fille aînée qui avait posé sa main sur celle de son père au moment de l’Annonce, la seconde fille sur la tablette en mode visioconférence depuis le chalet avec vue sur le lac, etc.
     
    AU PIED DU MUR. – La pandémie a été comme un premier avertissement : en tout cas je l’ai pris comme ça : comme une possible dénégation.
    Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça, me suis-je dit qu’ON nous disait. Je sais bien que cet ON ne rime à rien, mais en même temps je me dis qu’il participe d’un organisme universel qui nous parle à sa façon, et chaque fois que j’ai affronté la mort je me suis dit la même chose : qu’ON m’avertissait.
     
    C’est ainsi qu’apprenant, à trente-cinq ans, la mort accidentelle de mon meilleur ami, je me suis dit : voilà, c’est comme ça. Et c’est ainsi que j’ai accueilli notre premier enfant : comme un fait établissant ma propre mort, et comme une nouvelle vie a commencé ce jour même.
     
    Dostoïevski va se faire exécuter. Il vit pour ainsi dire sa mort au pied du mur quand surgit l’émissaire chargé de sa grâce, et sa vraie vie lui est alors révélée. Sur quoi j’apprends que j’ai le cancer, que je ne ressens pas vraiment dans ma chair, et qu’On le soigne à l’accélérateur linéaire : mon corps n’a presque rien vu passer.
     
    Tandis que mon corps est cloué quand j’apprends que le cœur de mon cœur est touché et que la vie de ma bonne amie est en danger. Tout devenant alors réel, terriblement, inexorablement réel...
     
    JOUR APRES JOUR. –«Restons pragmatiques !» est la première expression, hilarante dans sa petite bouche d’enfant de trois ans, qui est venue à notre petit-fils Anthony par imitation directe du langage de sa mère ou de son père, et c’est à cette hauteur que nous tiendrons un jour après l’autre, en restant sereins et précis dans nos actions, non du tout comme si de rien n’était mais comme c’est : dans ce bel appart de la maison bleue aux beaux parquets de chêne et aux hautes fenêtres donnant sur les pins parasols et le lac aux reflets argentés, sur les arches de fer vert du marché couvert et sur le Grammont cher à Courbet, elle à se reposer de sa deuxième chimio et moi à passer de la lessive au séchoir non sans écrire et chantonner – nous nous le somme dit et répété dès les premiers jour de cette nouvelle : que ce serait un moment après l’autre, quitte à nous pleurer dans le gilet quand on trouvera qu’il y a trop, mais à la réalité salope on se raccroche comme au cou d’un cheval doux, et c’est le contraire du pragmatisme appliqué mais c’est encore mieux comme ça…

  • Un jour après l'autre

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    DÉSARROI. - Je me trouve à l’instant dans mon antre de la ruelle du Lac, songeant à la vie que nous allons mener ces prochains temps, combien incertaine. Dans l’immédiat, à côté de mes devoirs d’accompagnant auprès de Lady L., je vais m’efforcer de préparer la publication des livres que j’ai actuellement en chantier, de telle sorte que je puisse les soumettre à un éditeur ou, en cas de disparition, afin de permettre à mes exécutrices testamentaires de s’y employer.
    Nous vivons ces jours dans l’anxiété, et il est probable que nous vivrons ces semaines et ces mois prochain des temps difficiles marquée par l’épreuve. Du moins les affronterons- nous ensemble, un jour après l'autre selon son expression ... (28 mai 2021)
     
    Je vais reprendre la rédaction de ce journal de façon plus régulière et plus serrée, plus dense aussi, en essayant de consigner tout ce que nous vivons ces jours sans pathos, comme nous le vivons.
     
    À propos de l’atelier de la ruelle du Lac, à Vevey où je me trouve à l’instant je me disais qu’il serait bon ces prochains temps d’en faire un lieu de travail mieux approprié qu’il ne l’est aujourd’hui, notamment à la peinture.
    Aussi, j’aimerais classer les quelque 3000 livres qui se trouvent en ce lieu de manière plus ordonnée avec, d’une part, l’ensemble des essais, d’autre part la paroi des romans anglo-américains et diverses collections, comme celle du Dilettante et les milliers d’exemplaires de la Blanche de Gallimard, sans oublier les rayons dévolus aux journaux intimes dont je possède deux ou trois centaines.
    Dans les derniers temps que nous nous sommes fréquentés, Dimitri m’a fait découvrir un écrivain du nom de Christian Guillet qui a composé une sorte de journal considérable sur lequel il faudra que je revienne. Dimitri avait cette qualité rare de découvreur qui lui permettait d’accueillir des auteurs qui n’étaient pas à proprement parler des marginaux mais se signalaient par leur authenticité et l'unicité de leur voix - je pense à Anne Laure et à Henri Pollès, à Christian Guillet précisément et bien d’autres, tel un Lucien Noullez, à la fois pour ses poèmes et son journal.
     
    Samedi 29 mai . - Je me trouve le long du petit canal au-dessus duquel on aperçoit les Dents du Midi, lesquelles, très curieusement m’apparaissaient, depuis l’avenue de Nestlé, à Montreux, comme si elles étaient posées sur le lac, alors qu'ici on les voit au fond de la plaine du Rhône de beaucoup plus loin - étrange phénomène d’optique qui me fait penser aux variations de rapport très fréquemment illustrés chez Proust, notamment dans l'évocation des clochers de Méséglise et Combray...
     
    Je suis revenu ces jours à Marcel Jouhandeau par le truchement de ses Carnets de l’écrivain, évidemment à la marge des écrits de ce très grand auteur largement méconnu de public, mais j'y ai retrouvé une base musicale dont la langue a peu d'égales...
     
    Ce dimanche 30 mai. - J’aborde la journée de ce dimanche en évoquant, en contrerimes, le fléchissement de Gargantua, bonne façon pour moi de sublimer la compulsion. Je lisais hier soir dans Les gens de Seldwyla, la nouvelle intitulée Les lettres d’amour détournées, et j’ai ri à la satire du milieu littéraire développée par Gottfried Keller, qu’on pourrait reprendre à la lettre à propos de la paroisse des lettres romandes…
     
    Je vais achever, entre aujourd’hui et demain, la série de mes Pensées de l’aube comptant 50 séquences pour aborder ensuite mes Pensées en chemin qui en compteront 50 autres. Ensuite, le troisième élément du triptyque comptera 50 derniers numéros et j’intitulerai l’ensemble Prends garde à la douceur des choses.
    Ce poème venu en marchant:
     
    Dans le virage il y a là-bas,
    au détour de la plaine,
    une toute petite maison
    où loge une sirène…
    Dans l’ombre on l’entend murmurer
    des sortes de chansons
    tantôt triste et tantôt plus gaies
    qui m’évoquent ton nom...
    Dans le secret de cette onde claire,
    l’écho de nos enfances
    s’entend de loin tant que de près,
    en limpide innocence…
     
    Je me trouve là à la corne du bois près d’un aguet de sangliers qui domine un vaste champ d’herbes ou ces bêtes-là doivent s’en donner à cœur joie à leurs heures, et de l’autre côté, plus haut, au loin vers le nord je vois s’élever les pentes boisées et dominées par les deux pointes des Rochers de Naye et par la dent de Jaman, plus loin encore par l’arête des Verreaux…
    De la peur. - Cela te prend au ventre malgré toi, cela ne peut pas être toi, te dis-tu en posture de te contrôler, mais cela ne se contrôle pas, c’est plus fort que toi et pour un peu tu te découvrirais faible et t’en accuserais, mais en toi un autre toi t’enjoint de te laisser aller sans contrôle et de t’abandonner à ce que tu crois une faiblesse et qui est ta force.
     
    De l’incertitude. – D’un jour à l’autre tout est apparu comme au mourant le mur se rapprochant et plongeant toute certitude acquise dans cette ombre lui révélant que tout sombre, et fermer les yeux fut pour beaucoup la défense, ou nier l’évidence, la masquer comme tous bientôt se masquèrent, et les mourants furent délaissés par les supposés vivants à peu près sûrs maintenant que rien n’était plus certain.
     
    Du reflet. – ILS n’étaient plus sûrs d’être ce qu’ILS paraissaient avant d’apparaître partout et à tout instant sur les écrans, mais de se voir regarder ceux-ci et de se savoir vus par le même truchement à tout instant et partout ne fit que les inquiéter en dépit de leur déni, aussi les fenêtres qu’ils disaient s’ouvrir par les écrans ne furent à vrai dire que les lourdes paupières du sempiternel démon qui du vivant ne voit que le néant.
     
    De l’utilité. – Vous écrivez et grand bien vous fasse, lui dit le Pharmacien convaincu d’être le seul garant de la vie, vous alignez vos questions et je n’ai que des réponses en boîtes et en flacons, vous vous contentez de mots quand moi seul pallie les maux, vous flottez dans l’éphémère au dam de l’ordonnance sanitaire et de la norme établie par nos experts, mais à quoi donc servez-vous ? Et lui de répondre : mystère…
     
    Du rejet. – ELLES ne veulent plus rien leur devoir, elles ont balancé le père avec le porc et les frères à l’avenant, ELLES ne veulent plus dépendre d’eux en rien, ni plus rien entendre d’eux ni rien lire d’eux, ELLES n’aspirent plus enfin qu’à se retrouver entre ELLES quitte à se rejeter en s’arrachant les ailes, mais entre elles, quand elle seront seules sur leur ÎLE…
     
    De la continuité. – Plus vous marchez et mieux vous marcherez, lui dit l’angiologue, un Monsieur Noyau facétieux dont les sentences le revigorent à proportion de leur incongruité : c’est en marchant qu’on devient marcheron, lui a-t-il lancé hier, et ce matin la marche lui en est plus légère, et par manière de placebo il se répète en marchant que plus il marche et que plus c’est beau de marcher ainsi.
     
    Ce lundi 31 mai. - Je reprends ce matin la marche le long du Grand Canal en direction du lac, il fait bon frais côté soleil, la lumière oblique éclaire le grand champ de jeune seigle du côté des Glariers et je me trouve dans les meilleurs dispositions psychiques à la veille de l’épreuve que nous allons affronter avec L., qui va subir aujourd’hui des examens préalables à la première des injections en série qu’elle subira tout au cours de l’été.
     
    UN RÊVE GOGOLIEN. - En marchant je me rappelle le rêve bien étrange que j’ai fait la nuit dernière, véritable sujet de nouvelle gogolienne dont le protagoniste était un être inquiétant, personnage aquilin au visage d’une méchante beauté, à la fois insidieux et suavement brutal que j’ai surnommé l’entremetteur au cours de mon rêve avant de me dire, à fleur d’éveil, qu’il incarnait en somme celui qui dispose de la vie des autres…
     
    La contiguïté du monde matinal tout paisible et tout pur dans lequel je chemine avec le chien, et de ce relent de fantasmagorie onirique exacerbé par notre angoisse de ces jours va de pair avec ma peine à la marche que je force non sans peine tandis que me dépasse une coureuse très blonde à maillot bleu ciel et que, de l’autre côté du canal, comme pour me rassurer, se traîne un plus vieux que moi nanti d’un déambulateur…
     
    À l’approche de la zone des cabanons aux noms ne cessant de me réjouir (Le Panama, Brin d’herbe ou Le calumet), un buisson d’aubépines me rappelle les rives de la Vivonne à Combray, alors que c’est à la Raspelière que je me trouvais tout à l’heure, roulant entre Montreux et Noville, en écoutant Guillaume Gallienne me lire l’épisode de la préparation du grand dîner chez les Verdurin, dans cette partie de Sodome et Gomorrhe où Charlus débarque avec Morel qu’il chambre et chaperonne…
     
    J’ai marché jusqu’à la plage dite de l’Empereur dont j’ignore l’origine de l’appellation, d’où la vue s’étend jusqu’aux pentes embrumées de Lausanne où se distingue le sombre quadrilatère du CHUV, et du coup j’en reviens à nos grands soucis de ces jours et à cet éternel et banal scandale de la maladie et de la mort dont, la plupart du temps, nous nous dissimulons la proximité et les révélations, pour reprendre l’expression du livre que je préfère de Léon Chestov, retrouvé une fois de plus ces derniers temps et dont les phrases limpides aux résonances si graves et douces me font tant de bien.
    Sur la route du retour, toujours à l’écoute de Sodome et Gomorrhe, je relève l’hommage que Proust rend à Balzac par la voix de Charlus, qui cite celui-là en fin connaisseur damant le pion aux réserves pédantes de Brichot et Cottard et rejoint mes réflexions de ce matin à la reprise de ma lecture quotidienne d’Illusions perdues.
     
    Ce mardi 1er juin je me suis réveillé ce matin dans un état de rare confusion à la fois anxieux accablé, peinant à réaliser, comme on dit, peinant à me représenter ce qui nous arrive, pour mieux me répéter que cela nous arrive à nous et à personne d’autre, ou du moins c’est ce qu’on se dit alors que cela arrive à tout le monde - ce qui nous semble exceptionnel et la banalité même, même si cela reste exceptionnel, etc.
     
    Ce mercredi 2 juin.–Je me rappellerai l’angoisse de ce matin, le tremblement de sa voix quand nous nous sommes parlés, mon émotion et la sienne lorsque nous nous sommes promis de nous donner des nouvelles après l’intervention qu’elle doit subir ce matin pour lui rendre le souffle. Nous savons ce qui l'attend, ce qui nous attend, nous savons que l’espoir de la survie est mince, limité à quelques moi sauf à parler de miracle, mais c’est au seul miracle que nous nous remettons - tel est notre espoir de ce jour et pour les jours qui viennent…
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    Ce jeudi 3 juin.– J’ai repris hier soir au hasard la lecture des Passions partagées pour tomber précisément sur l’évocation des dernières semaines de la vie de mon père jusqu’à son dernier jour en mars 1983. Je me rends compte à cette lecture que ces carnets, sous-titrés Lectures du monde, constituent la ligne principale de mon travail littéraire, et je vais donc poursuivre la rédaction du septième volume intitulé le Temps accordé. Parallèlement à ce travail je vais reprendre mon roman et l’achever ses prochaines semaines, je vais mettre au point les deux recueil de poèmes de La chambre de l’enfant et du Chemin sur la mer, et je poursuis tous les jours la composition des pensées du triptyque de intitulé Prends garde à la douceur des choses. Bref, je dois m’efforcer de ne plus perdre de temps - je me comprends , et de me concentrer sur tout ce qui se rapporte à la seule Chose.
     
    Aux dernières nouvelles (il est 16 heures) L. recommence à respirer normalement, on lui a installé un petit dispositif qui permettra les injections de chimiothérapie dès demain - elle devrait rentrer au début de la semaine prochaine. En ce qui me concerne je vais me replier dans le temps hors du temps qui est à la fois celui de l'écriture et de la lecture, celui de la peinture et de la présence partagée avec mes amis et mes amours.
     
    Relevé le passage de Sodome sur le sommeil. Noter ce qui diffère de Balzac à Proust.
     
    Il y a des moments où l’on pourrait hurler.
     
    Toute notion de projet, dans ces circonstances, devient sujet à caution, tout est comme suspendu mais on a déjà vécu cela mondialement pendant une année à l’ensiegne de la pandémie, avec cette incertitude constante et notre façon de « faire avec »

  • Nus et solitaires...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    "Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre. Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul?" (Thomas Wolfe, L'Ange exilé)
     
    Ce mardi 4 mai 2021. - Consulté notre médecin de famille ce matin, qui portait une de ses chemises les plus kitsch, avec des fleurs tropicales blanches sur fond noir, et je l’ai remercié d’avoir détecté le mal de ma bonne amie à temps, avant le diagnostic plus précis du cardiologue, sans quoi elle risquait d’y rester tant le développement de la tumeur est rapide, d’une taille déjà de mandarine. Or le même cardio a téléphoné cet après-midi à Lady L. pour la rassurer, affirmant qu’elle est en de bonnes mains - ce que je voulais précisément entendre…
     
    Ce mercredi 5 mai. – Mon poème de ce matin est intitulé Veillée d’armes, et c’est cela que nous vivons.
    Veillée d’armes
    Ne ramasse pas tes jouets:
    laisse-les s’amuser,
    ce n’est pas encore le moment
    de se montrer trop sage
    en donnant la main à l’orage...
    Regarde le firmament
    paisible au dessus des nuages
    où divers dieux non moins joueurs
    sourient à vos heures...
    Prends garde à la douceur des choses:
    elles aussi sont bénies
    dans l’aura parfumée des roses,
    au défi des douleurs...
    Tu tiendras d’autant mieux les rênes
    du petit attelage
    lancé demain contre l’orage,
    que de ta force douce
    tu auras su lui opposer
    ta vivante ressource...
     
    Elle avait une bonne voix à neuf heures, ensuite un téléphone avec notre amie H. m’a un peu rasséréné, venant d'une vieille routière des sales d’op, et je suis retourné au CHUV par le chemin des écoliers, la Corniche et les coteaux de Pully, pour re retrouver ma bonne amie sereine et souriante, me reprochant de verser une larme après qu’elle m’a lu un message de son ami D. évoquant l’ «irréversible» - exactement le mot que je ne voulais pas lire à ce moment-là…
    De retour par la route du lac après une escale chez nos amis M., j’ai reçu en voiture un nouvel appel un peu désemparé et je l’ai rappelée à mon tour plus tard pour essayer de nous apaiser l’un et l’autre – mais quelle angoisse derrière nos bonnes paroles… Ensuite, jusqu’à passé onze heures du soir, nous ne cessons d’échanger de petits messages.
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    Ce jeudi 6 mai, Jour J de la Bataille.- Réveillé ce matin à 4 heures, j’ai composé un poème évoquant la présence de nos chers disparus, qui nous demandent de les écouter comme Floristella me l’avait fait remarquer en constatant que Thierry lui reprochait un peu de ne pas le faire alors qu’elle n’en finissait pas de lui parler…
     
    Prière de l’aube
     
    (A nos mères)
    Ils sont survivants parmi vous,
    ceux qui vous ont quittés,
    ils vous écoutent, semblant muets,
    mais laissez-les donc vous parler,
    ne les laissez pas seuls...
    Ta mère murmure en bord de mer:
    les murs l’impatientaient,
    et tous ces barbelés autour
    des cours de détention;
    libérez donc les prisonniers
    des viles intentions,
    libérez-nous Monsieur, là-haut
    qui vous prenez pour Dieu,
    et partout où vous êtes,
    et vos prophètes vrais ou faux -
    faites-vous donc plutôt poète,
    clamait-elle sur ses ergots...
    À toi la douceur insoumise,
    à nous la vive crainte:
    on ne sait jamais, au jardin,
    ce que sait le destin
    au pourtour des églises
    de vos élans et de vos plaintes -
    on reste désarmé...
    Mais ils sont là qui vous attendent,
    espérant votre accueil,
    comme des enfants sur le seuil
    au moment de l’offrande...
     
    Quant à Lady L., Nous nous sommes quittés tout à l’heure, juste avant 8 heures, la voix claire et sans un trémolo, en nous disant juste, justement : « À tout à l’heure », et enfin « Dieu te garde » de ma voix un peu tremblante, après que je lui ai dit que j’allais rester avec elle en alignant lessive et séchage, balade avec Snoopy et autres tâches des plus banales en attendant le téléphone du Dr N. auquel je me suis promis, quoi qu’il m’annonce, et même le pire, de le remercier pour ce qu’il aura fait, sachant qu’il aura tout fait pour sauver la vie de ma bonne amie…
     
    En attendant, je ne cesse de recevoir des témoignages d’amitié et de solidarité sur le réseau social dont j’apprécie, pour une fois, le lien qu’il permet de maintenir, et tout particulièrement en ces temps d’atomisation anonyme liée à la crise sanitaire.
    Passé à 10 heures à l’Atelier, après avoir émietté des croissants à la terrasse de la boulangerie, place de l’Hôtel de ville, à Vevey, au milieu des pigeons et des moineaux, et maintenant, revenu à la Maison bleue, j’écoute et réécoute le poignant Only a man de Jonny Lang en attendant d’apprendre l’issue de la bataille…
     
    Ah mais que j’aimerais sauter par dessus les heures et la tenir dans mes bras… L’attente dans ces conditions est une vraie torture…
     
    Le plus curieux, c’est que les tribulations accidentelles et la proximité de la mort ne m’ont jamais inquiété personnellement malgré deux chutes graves à moto et en montagne, cinq ou six opérations, le cancer et un infarctus, alors que la mort de trois de mes amis proches m’a scié après avoir été marqué à vie, à vingt-cinq ans, par un séjour de quelque temps dans un pavillon de traumatologie, entouré de splendides jeunes gens plus ou moins fracassés et promis, pour certains, à la paralysie partielle ou complète, dont l’un passait ses journées à pleurer à plat ventre…
     
    Il est presque 3 heures de l’après-midi, j’attends toujours des nouvelles de l’hôpital et voilà que, par hasard je lis dans le premier roman traduit du coréen que j’aurai jamais lu jusque-là et que je me suis procuré via Kindle, intitulé Je veux aller dans cette île et signé Lim Chul-woo, cette petit phrase lumineuse qui va se développer en métaphore pleine de sens et de poésie.
     
    La petite phrase est celle-ci : « À une époque nous avons tous été des étoiles » et ensuite : « Chacun d’entre nous brillait, avec une beauté, une clarté et une taille à samesure, quelque part dans le ciel crépzsculaire, dans sa propre cobstellation, et en son seul nom, chacun, sans exception, a été une spkendide étoile »-
    Et ensuite : « Mais nous ne sommes pas les seuls à avoir été des étoiles. Ceux qui sont venus vire sur cette terre et l’ont quittée depuis longtemps, ceux qui naîtront dans un proche avenir ou bien les nombreux visages qui sont assis, roulant des yeux de tous c’ôtés, attendant leur tour dans une gare d’un futur très lointain, tous sont aussi des étoiles ».
     
    Sur quoi l’auteur invite le lecteur à regarder le ciel, où qu’il soit, dans un fossé ou sur un toit, et de se concentrer sur telle ou telle étoile de son choix, qu’il verra se déplacer comme un petit poisson, puis ildécouvrira les bancs de poissons en mouvement et la mer nocturne dans laquelle vivent les étoiles, et de s’exclamer dans la foulée « ah, combien de nouvelles vies d’homme sont-elles en train de naître, contunuellement, quelque part dans le monde,et ailleurs, encore, ah, combien de vies sont-elles en train de quitter la terre sans même laisser de trace ? «
    Et de conclure enfin ce Prologue poétique : « Grands ou petits, rayonnants ou ternes, laids ou jolis, carrés ou ronds, longs ou courts, peu importe, nous sommes tous ces mêmes étoiles qui sont descendues, qui sait quand, de cette très lointaine mer nocturne et qui viennent du même pays natal »…
    Je notes ces phrases en pensant aux parents qui nous ont quittés et aux enfants qui nous sont venus. Je ne sais pas, à l’instant, si l’étoile de ma vie qu’à été Lady L. s’est éteinte dans le ciel pendant ma lecture ou si elle se réveillera après avoir été opérée du cœur, à tout instant le chirurgien qui s’est battu avec elle contre le Monstre pourrait interrompre ma lecture, mais celle-ci, mystérieusement, oriente tout à coup ce que nous sommes en train de vivre de façon nouvelle, sous la mer des étoiles ou les proportions de chacun retrouvent leur modeste mesure...
     
    Et de fait, à 15hh 30 m’arrive enfin la nouvelle tant attendue par la voix du Dr N., chirurgien au CHUV, qui m’apprend que l’opération, d'une durée de huit heures (!), s’est relativement bien déroulée, marquée au début par un arrêt du cœur vite contrôlé, qui a nécessité l’insertion d’un pacemaker après l’ablation de la tumeur et la reconstruction de l’oreillette, comme il nous l’avait décrit et sans les mauvaises surprises qu’il redoutait.
     
    Je lui demande de nombreuses précisions relatives à la suite des traitements oncologique, mais en mon for intérieur je ne suis que reconnaissance - mon étoile n’a pas filé dans le ciel des vapes et je lui dis quelque chose comme Doc sei Dank vu que c’est un haut-Valaisan, mein Liebling wird bis Sonntag auf der Intensiv Station bleiben, doch bin ich endlich so zufrieden, sie lebendig zu wissen, etc.
     
    Ce vendredi 7 mai. – Réveillé à 5 heures du matin, je compose un poème et me rendors, puis, à 8 heures pile, j’appelle l’unité 5 des soins intensifs où l’on m’apprend qu’elle a dormi et que son état est satisfaisant au point qu’on pourrait la déplacer en chambre demain déjà, et tout aussitôt je propage la bonne nouvelle, puis je me rends à Vevey avec Snoopy, sous la pluie, pour y récupérer mon Cervin mandarine.
     
    Ce samedi 8 mai. – Elle a ce matin, quand enfin j’obtiens la communication avec les soins intensifs où je sais qu’elle souffre atrocement malgré les antalgiques, un pauvre voix où je sens l’effort plus qu’hier au soir où elle me disait qu’au moins la douleur prouve qu’elle est vivante. Notre amie H., à laquelle je téléphone un peu plus tard, et qui a derrière elle quarante ans de pratique d’anesthésiste, et jusqu’en Mongolie (!). me dit que le deuxième jour et le troisième, après qu’on t’a scié le sternum, sont pire qu’après le jour du réveil, et je n’ose imaginer ce qu’elle éprouve
     
    Ce mercredi 12 mai. – Deuxième coup d’assommoir cet après-midi, après le passage de l’oncologue auprès de Lady L., qui m’a appris la terrible nouvelle quand je suis arrivé: angiosarcome, cancer rarissime et, je le découvre ce soir via Internet, très difficile à soigner en dépit des nouvelles thérapies. Bref, c’est la pire horreur, que nous allons affronter ensemble. Je la sentais déjà lasse et un peu abattue hier, mais à présent elle est surtout impatiente de quitter l’hôpital, dont l’odeur l’insupporte…
     
    Dès ce soir, j’ai prié mes « followers » de ne plus déposer aucun commentaire relatif à la santé de ma bonne amie sur mon mur, tout en laissant entr’ouverte le guichet de Messenger. J’ai manifesté ma reconnaissance dans les formes, mais à présent ce que nous vivrons ces prochains mois, qui sera probablement très dur, ne regarde personne…
     
    Ce jeudi 13 mai.- Quatre heures du matin: je me réveille et je vois cet abime que le constat médical a ouvert hier après-midi devant nous. A la sensation physique d’accablement, a l’écrasant sentiment de tristesse, je suis résolu, par delà les larmes ravalées et le cri quasi animal de l’âme, a faire face et quand je dis je: c’est nous.
     
    Nous avons décidé de nous battre: d’opposer la vie et notre vérité nue (elle m’a déjà dit qu’elle ne porterait pas de perruque devant nos petits enfants ni même de bonnet) à la maladie et à la mort. Nous nous battrons avec les moyens actuels de la science et de nos faibles forces vives , conscients de l’extrême rareté et de la difficulté reconnue de vaincre ce mal particulier, mais nous ne baisserons pas la garde . Nos enfants nous y aiderons, et nos amis les plus proches. Hier nous avons bien ri sur la terrasse ensoleillée de Cully, avec les M. et leur fils dont le sourire lumineux me rappelle je ne sais quel acteur de cinéma américain a mèche légère et bottes de cow-boy , je leur ai évoqué les cinq jours d’enfer vécus par mon ami R. Couché entièrement nu à la clinique où il venait de se faire opérer d’une tumeur aussi énorme que celle de L., le corps percé de tous côtés par des tuyaux et des drains et autres fils électriques, et qui décida ce jour-là, pour la deuxième fois (la première marquant sa réaction au diagnostic initial) de ne pas lâcher. Exactement ce que m’a dit L. cet après-midi quand je l’ai rejointe dans sa chambre de l’hosto après la visite et le rapport de l’oncologue à nom Grec et prénom rare : que nous ne lâcherons pas.

  • L'horreur, soudain...

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
     
    COUP D'ASSOMMOIR. – De retour de sa consultation chez le cardiologue, Lady L. m’apprend qu’elle va devoir repartir, avec sa valise, aux urgences du CHUV où elle va subir une opération à cœur ouvert. De fait, l’échographie de son cœur a révélé une masse sombre qui diffuse, semble-t-il, des morceaux de matière menaçant l’obstruction de ses artères, d’où probablement sa difficulté de respirer ces derniers temps et sa douleur récente entre les côtes. Bref, notre vie va subir un coup d’arrêt ces prochains temps puisque l’opération, à risques, signifie plusieurs jours aux urgences et, ensuite, plusieurs mois de convalescence…
    D’ores et déjà, j’ai résolu de ne pas en souffler mot ailleurs que sur ce journal, où je noterai en revanche tout ce que nous vivrons par le détail. Elle vient de partir avec S. Pas envie de rire. Snoopy a tout compris, qui se couche l’air accablé.
    Grâce à nos appareils divers, nous restons en liaison à peu près continue, et j’ai appris tout à l’heure que ma bonne amie avait été transférée de son box des urgences à une chambre qu’elle partage avec une autre dame. Elle a subi ce matin une seconde échographie qui a confirmé le constat du Dr H., mais l’examen devrait s’approfondir demain. (27 avril 2021)
     
    CE MUR. - Faut-il vivre comme si l’on était immortel ou comme si l’on vivait son dernier jour ? La question relève le plus souvent de l’abstraction jusqu’au jour où, crac dans le sac, tu te trouves confronté à la mort de ton meilleur ami ou au verdict des médecins qui t’annoncent tout à coup qu’il te reste un mois ou une année à vivre, comme l’ont raconté Tolstoï dans La mort d’Ivan Illitch et Kurosava dans Ikiru, l’incomparable litanie cinématographique de Vivre.
     
    Encore sonné par le coup d’assommoir d’hier matin, je me dis et me répète que rien ne doit en filtrer hors du cercle étroit de nos tout proches, et que c’est en petit clan que nous mènerons ce nouveau combat.
     
    Cela réactualise, de façon tout à fait impérative, ce que je me suis dit et répété à travers les années, à propos des milliers de pages de carnets que j’ai publiées ; je me le suis rappelé en découvrant, dans son journal intégral, les moindres détails de la vie privée de Julien Green, qui en avait interdit la publication de son vivant, mais aujourd’hui l’étalage de nos vies est d’une autre nature par le truchement des réseaux sociaux, où la curiosité fébrile de la meute rompt décidément le pacte d’une certaine réserve et d’un certain respect humain, notamment en ce qui concerne la privacy affective ou sexuelle et nos états de santé.
     
    Il n’est pas de jour, ainsi, qu’on ne découvre sur Facebook le dernier bulletin de santé de tel ou telle, et j’ai constaté moi-même, lors d’un séjour à l’hôpital dont j’ai peut-être trop parlé, l’afflux soudain de témoignages de gens qui m’étaient lointains ou carrément inconnus et qui me disaient leur compassion et m’encourageaient à lutter, comme si nous participions ensemble à un concours de guérison…
     
    Or je ne préjuge en rien de la sincérité feinte ou réelle des uns et des autres, mais cette fois c’en est assez, me dis-je ce matin, et je n’y reviendrai pas, ou tout autrement, par le truchement d’images ou de fictions.
     
    Ce jeudi 29 avril. – Petite voix ce matin, mais c’est à cause d’autres présences dans la chambre 107, aussi me dit-elle qu’elle va me rappeler, et quand elle me rappelle c’est pour me dire qu’elle va subir en fin de matinée un scanner de plus d’une heure afin de déterminer plus précisément ce qu’il y a à faire, soit opérer soit… le savent-ils eux-mêmes ?
     
    CAUCHEMAR. - Ce qu’elle me disait hier au téléphone, qu’elle a lancé au médecin : ah mais je ne suis pas du tout, moi une femme à cancer, je sais que je n’ai pas le cancer, je le saurais si je l’avais, comme elle aurait dit : moi, une bête à concours ? Ah ça jamais !
    Hélas ce que nous avons appris cet après-midi, au même étage du service de cardiologie du CHUV où notre mère est décédée en 2002, ramène cette bravade optimiste au niveau d’un joyeux défi que la réalité dément et combien cruellement, exposée clairement par un chirurgien masqué à l’accent alémanique qui a tenu à nous réunir, en présence de nos filles, afin de nous préparer au pire ; et le fait est que c’est l’heure la pire que j’aurais vécue au cours de ma vie, plus douloureuse encore que l’annonce de la mort de Reynald ou de ma mère, et d’autant plus atroce que la nouvelle était, du moins à ce degré d’extrême gravité, absolument inattendue.
     
    Bref et pour résumer en trois mots : Lady L. est en danger de mort, et triplement, d’abord par la présence d’une masse tumorale dans le cœur même, dont l’extension risque d’obstruer sa circulation sanguine et lui être fatale, ensuite par la diffusion des métastases, repérées par le scanner de ce matin, et enfin, si l’on opère – et l’on va opérer -, par la difficulté même de l’opération et les risques de décès au cours de celle-ci. Tout cela, relevant de la chirurgie « palliative » et non « curative » nous a expliqué assez longuement le Dr N., ordonnateur de cette scène de cauchemar pendant laquelle ma bonne amie plaisantait alors que je me trouvais au bord des larmes, autant que nos filles S. et J. en visioconférence.
     
    Tout cela nous est tombé dessus avec une violence extrême, que résume lerapport établi avec exactitude par J. sur la dictée du Dr N., chaque mot comme un coup de plus...
     
    Ce vendredi 31 avril. – La nuit dernière, après la lecture du rapport - effrayant de précision clinique - du Dr. N. relatif à l'opération à hauts risques qui attend Lady L., a été la pire que j’aie jamais vécue, coupée de sanglots et de moments paisibles durant lesquels j’ai lu un peu de Balzac et un peu d’Inside story, peinant à retrouver le sommeil, me levant à minuit pour sortir Snoopy et me relevant à 3 heures du matin, etc.
     
    Le pire est de se dire soudain: voilà ce qui est, c’est la réalité, c’est la terrible réalité, et c’est à la fois d’une banalité totale, vécue par des milliards d’humains, et cela nous arrive à nous et nous paraît du jamais vu, absolument incompréhensible, injuste et fou, etc.
     
    Bonne nouvelle pourtant ce matin : que l’opération pourrait se faire aujourd’hui-même…
    Et quelques heures plus tard: que non, que l’opération ne sera pas possible avant jeudi prochain, où elle est alors irrévocablement programmée.
    Le plus surpris là-dedans c’est notre médecin de famille : jamais il n’a entendu parler de ça: une tumeur au cœur, non mais !
    Appris ce soir à faire la lessive et à la sécher, au moyen des deux machines dont nous disposons à la cuisine ; en outre bien ri dans notre échange de messages avec J., qui m’a tout expliqué. Enfin surpris en bien par la lecture des Billes de Pachinko d’Elisa Shua Dusapin, beaucoup mieux que je ne m’y attendais. Paradoxal, me dis-je, que j’entre dans la littérature coréenne par le truchement d’un récit signé par une semi-Coréenne (par sa mère) née à Genève et qui raconte la visite de sa probable doublure romanesque à ses grands-parents établis à Tokyo depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, etc.
     
    Ce samedi 1er mai. – Son état s’est un peu « péjoré » ce matin, selon son expression, et nous parlons de l’opportunité de son « congé » parmi nous, prévu ce dimanche. S. me rejoint vers une heure pour passer l’aspirateur; après que j’ai rangé la lessive, je fais une longue sieste et, en fin d’après-midi, L. me rappelle pour me dire qu’elle préfère s’abstenir de nous rejoindre demain, ce qui me semble en effet plus sage.
     
    Ce dimanche 2 mai.- Elle me dit qu’elle n’est pas très bien ce matin : que son état s’est un peu dégradé cette nuit et qu’elle se sent faible. J’en viens à me demander, si le mal progresse, si elle tiendra bon jusqu’à l’opération, et si celle-ci ne va pas l’achever ?
    Je parle ensuite avec J. pour lui demander s’il est opportun qu’elle descende avec les petits, et me laisse convaincre que ce ne serait pas bien de les « exclure », ce qui n’était évidemment pas mon intention. Sur quoi je vais promener le chien au jardin japonais de Burier où je fais quelques jolies images, reviens à la maison et me réjouis de retrouver tout le monde sans montrer, ou presque, aucun signe de chagrin. S. et J. nous préparent un frichti avec soupe à la courge et tartes aux fraises, puis nous nous installons devant le petit écran où nous nous parlons une vingtaine de minutes - S. lui amènera des fraises tout à l’heure -, nous filmant mutuellement et sans la moindre démonstration de tristesse qui puisse inquiéter les petits.
    À trois heures je la retrouve à l’hôpital, où elle me dit sa résolution de tenir son «attelage» bien en mains, et nous restons une heure ensemble en parlant de choses et d’autres, en évitant d’évoquer trop précisément la progression de son mal, ou tout ce qui pourrait nous faire craquer. Je la quitte donc les yeux secs, suis très soulagé de retrouver mon putain d'appareil auditif tombé lorsque j’ai ôté mon masque aux toilettes du CHUV, l’autre jour, et je ne pleure pas non plus chez ma soeur L. et R. où je m’arrête une heure et les fait même rire à plusieurs reprises – je leur raconte notamment ma mésaventure désopilante d’il y a quelque temps, quand j’ai balancé deux sacs de déchets dans un container dit « Moloch » et que mes clefs de voiture sont tombées avec... Au cours de la conversation, ma sœur confirme les dates de décès de nos grands parents, Louise en 1963, Emile en 1964, Agathe de Lucerne en 1965 et Heinrich en 1972, celui ci le seul à avoir dépassé les 80 ans...
    Ce soir ma peine rejaillit soudain en sanglots irrépressibles. Je vois cette horreur : le mal le plus affreux au cœur du cœur de mon amour. Mais je dois croire à sa force : je ne dois pas faillir. Puis un égarement « mystique » me fait soudain me demander si je ne suis pas, d’une certaine façon, responsable du mal qui la ronge, avant de me « raisonner » et de me dire que, même si je l’ai fait souffrir parfois, au cours de notre vie commune, beaucoup d’amour partagé - et nos enfants et nos petits-enfants - devraient compenser mes fautes ou mes faiblesses, mais peut-être devrais-je lui en parler ?
     
    Ce mardi 4 mai. – Elle a bien dormi et me dit qu’elle va limiter les réponses aux appels, qui la saturent d’émotions : pas bon pour la sérénité Ce matin nouveau poème, comme j’en écris tous les jours - ma prière du matin. Avec J. qui a pris congé ces deux prochains jours, je plaisante à propos de ceux qui, sans aucun sens des choses, nous disent de ne pas nous en faire, etc.

  • Encore et encore...

     
     
    (Ce matin, au bord de la guerre)
     
     
    Ils vont tout ravager encore...
    Alors qu’hier encore
    nous marchions dans le cimetière
    plein de nos morts tranquilles,
    ce matin ce seront des bombes
    sur les toits et les tombes
    de nos villages et de nos villes...
    Tout à coup le temps s’est brisé...
    Je veux dire: que le vent
    a décapité les cadrans
    et jeté partout les éclats
    d’obus incandescents,
    les clochers vidés de leur sang,
    les bureaux, les discos,
    et dans les surfaces explosées
    le temps prenant l’escalator
    cherche une issue encore...
     
    Mais seule la mer, et encore,
    se rappelle et déplore
    la haine hurlant toute sa peur,
    et cet acharnement
    des frères aux châteaux volants
    à s’entraîner dans la mêlée,
    bientôt noyés vivants
    et les mères bien affligées
    et les larmes aux ports
    - tous les clichés et les remords...
     
    Ou nos corps doucement iraient
    par les allées paisibles
    hors du temps de l’acharnement
    et déjouant les cibles,
    refusant donc tout armement
    - juste vivants encore...
     
     
    (Peinture: Robert Indermaur)

  • Comme une attente

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    Lorsque , enfant, le jour t’attendait,
    immobile là-haut
    au-dessus de le nuit des villes,
    tu lui disais : patience,
    laisse-moi rêver qui tu es,
    reste là dans l’espace,
    laisse-moi te donner un nom,
    accorde-moi la grâce
    de me surprendre au vol
    de ce temps qui s’efface…
     
    Une voix déjà te parlait
    de ce ton insistant
    qu’ont les voix bientôt oubliées
    des sommeils de l’enfance,
    mais, longtemps après l’innoccence,
    ne cessant de parler,
    de juger, de légiférer
    de s’opposer au temps qui passe,
    puis s’accordant au silence…
     
    Sur vos lèvres éteintes
    les noms se seront effacés
    quand la voix, dans le temps,
    la voix de l’obscure confiance
    vous reviendra : patience…
     
    Peinture JLK: Comme une attente. Acryl sur toile, 2020.

  • Molière au corps à coeur

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    Une comédie humaine déclinée par Ahmed Belbachir

    Superbe hommage d’un comédien au théâtre, sa passion, et à Molière dont il fait revivre avec une chaise et les lumières d’Anna Budde, les figures inoubliables de cinq chefs d’œuvre, à savoir  L’Avare, Le Bourgeois gentilhomme, Les Fourberies de Scapin, Le Misanthrope et Le Malade imaginaire.  

    Si le théâtre vous manque ces jours et que vous squattez dans la région lausannoise, avant les banlieues genevoises et d’autres dates : c’est par là, quelques jours au CPO.


    Le bonheur du théâtre, par ma faute et celle d’une certaine évolution actuelle, qui fait que les vraies pièces se font parfois désirer au profit d’ « events » scéniques et autres « performances » ou  « installations » ; le simple bonheur que seul le théâtre, d’Aristophane à Shakespeare ou d’Eschyle à Lars Noren, Tchekhov ou Tennessee William, nous aura procuré à travers les siècles, exorcisme de nos hantises et de nos passions ou joyeuse expression de notre bonne vie profuse, peut ne tenir qu’à un monologue sur une scène vide, ressaisi par une acteur de la voix et du geste, du visage modelé comme une pâte et du corps joué comme d’un instrument rompu à tous les mouvements. 

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    Ahmed Belbachir, comédien connu et reconnu depuis longtemps, la soixantaine solidement épanouie, le geste plus vif que jamais et la voix tantôt de l’ogre et tantôt du vieux sage, dit être l’ami de Molière depuis sa dixième année, qui l’a fait le premier rêver de devenir acteur et qui l’a accompagné, soutenu, conseillé, lui a botté le cul quand il le fallait et l‘a encouragé à endosser tous les rôles, le pus souvent en acteur mais parfois en metteur en scène aussi, voire en auteur.
    Quand il surgit ici, tout à trac,  poussant un cri quasi primal à vous en rappeler d’autres, c’est pour dire l’effroi pyramidal d’Harpagon découvrant la disparition de sa cassette, « scène à faire » de tous les cours d’art dramatique et première occasion, dans la foulée, pour Belbachir, de raconter ses propres débuts  au conservatoire de Lyon : « Au voleur ! A l’assassin ! Je suis mort, je suis enterré, qui va me ressusciter », etc.

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    De fait, Mon Molière, hommage à Momo, comme aurait dit un certain Artaud, est un montage fluide alternant les (brèves) évocations de l’itinéraire et des expériences du comédien, et les séquences les plus fameuses de L’Avare, du Bourgeois gentilhomme (Jourdain découvrant qu’il fait de la prose), des Fourberies de Scapin (le retour de bâton fameux), du Misanthrope (le dialogue d’une rare profondeur d’Alceste et de Philinte sur l’hypocrisie sociale et les accommodements  civils), enfin du Malade imaginaire rappelant la fin mythique de Poquelin sur scène, au fil desquelles Belbachir excelle autant dans le monologue su tous les tons que dans le dialogue étourdissant, Ne manquent que les femmes au tableau, mais ce sera pour une prochaine fois, et l’on salue au passage Anna Budde qui complète, à la mise en scène minimaliste et plus encore aux lumières, le travail du comédien en le « sculptant » pour ainsi dire entre ombres et traits saillants…         
    Bref, le moraliste caustique pourfendeur de vices privés et de vertus affichées, le railleur des pédants et des savantasses, le bateleur populaire à la jovialité rebondissante, le voltigeur du verbe et de l’esprit, et le philosophe aussi, nous rendent ici notre Molière, que chacune et chacun « complètera » selon ses souvenirs et ses penchants, poil aux dents… 

    Lausanne. CPO. Mon Molière. Ahmed Belbachir et Anna Bude, jusqu’au 16 octobre, à 20h. Prochaines dates à suivre…   

  • Aux couleurs du bel âge

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    (En mémoire de Billy Budd)
     
    Le chemin entre nos maisons
    était d’allers-retours
    au fil de nos conversations
    de nuit comme de jour…
     
    On nous disait inséparables :
    mais qu’ont-ils ces deux-là,
    que fomentent-ils donc
    dans le secret des galetas ?
     
    Ta maison dans le Vieux Quartier
    sentait bon la bohème
    et la mienne sous le glacier
    s’appelait Liberté…
     
    À dix-sept ans, petits archers
    d’une armée invisible
    aux emblèmes de déraison,
    de toutes les questions
    nous percions ensemble les cibles
    en tendres messagers…
     
    Nous étions apprentis sauvages
    devinant quelque chose,
    voyant les choses en musique,
    écoutant les couleurs
    les nouveaux cantiques de l’âge…
     
     
    Billy Budd au cinéma: Terence Stamp

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2022)
     
    Fauteurs de guerre, Nobel de littérature et promesse d'un nouvel enfant...
     
    Ce vendredi 7 octobre. – J’ai réintégré ces jours le cercle magique de mes grandes lectures, d’abord avecc celle du Magicien de Colm Tóibín, auquel j’ai consacré ma dernière chronique, et ensuite en faisant retour au Docteur Faustus dont j’ai retrouvé mes notes très minutieuses d’il y a plus de quarante ans, avec l’impression d’en avoir tout oublié et l’intention ferme, dans cette troisième lecture (certaines notes marginales m’indiquent que je l’avais reprise en 2004) de lire tout de A à Z et de m’efforcer de tout comprendre et de tout assimiler.
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    Avec Colm Toíbin, déjà, j’ai eu le sentiment de me retrouver dans cette zone sacrée de la grande littérature – à laquelle ne participe guère à mes yeux la brave Annie Ernaux, gratifiée hier d’un Prix Nobel de littérature confirmant l’impression que l’académie suédoise se complaît dans les étroites largeurs du politiquement correct et de la bien-pensance -, et la relecture, ce matin – le stratus étant en train de se dissiper dans le bleu lacté du ciel – des 5o premières pages du Docteur Faustus m’a ramené dans le sérieux tout pur de nos enfances, lorsque nous observions la Nature avec de grande loupes et autres télescopes, le personnage du père paysan d’Adrian Levetkuhn, Jonathan aux boucles blondes et à la pipe de porcelaine, faisant figure de grand initiateur non académique attaché à démêler les mystères du vivant aux «écritures» aussi belles qu’indéchiffrables évoquant, sur des coquilles de gastéropodes, les langues anciennes du type araméen, etc.
     
    °°°
    Qui a saboté le gazoduc Nord Stream 2, et qui en avait le premier intérêt ? Il est de bon ton médiatique de « regarder ailleurs », mais nos yeux d’Européens risquent demain d’en prendre plein la vue, et l’air de faux-cul de Joe Biden me semble résumer la situation autant que l’accusation du chien de Dame Clinton.
    Un jour, si nous coupons à l’apocalypse nucléaire, nous nous rappellerons peut-être ce dialogue de Joe Biden avec une journaliste, qui a pour ainsi dire valeur d’aveu :
    Joe Biden : « Si l’Allemagne, euh si la Russie envahit…alors il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin. »
    La Journaliste : « Mais comment allez-vous faire cela, exactement, puisque… le projet est sous le contrôle de l’Allemagne ? »
    Jo Biden :« Nous le ferons …Je vous promets que nous saurons le faire. »…
    Et le chien d’Hillary Clinton ventriloque de conclure : - c’est la faute aux Russes.
     
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    Est-ce faire insulte au féminisme que de s’interroger sur la légitimité de l’attribution du prix Nobel de Littérature à Annie Ernaux ?
    Ma réponse par une question sera : n’est-ce pas faire insulte à la Littérature en la soumettant aux critères du féminisme, de l’affiliation politique de tel écrivain ou de ses préférences sexuelles ou culinaires ?
    Dans la logique ondoyante des académiciens suédois, qui nous ont fait découvrir, l’an passé, les très étonnante Louise Glück, dont le génie poétique original méritait absolument l’exergue (mais plus qu’Adonis, plus que Mahmoud Darwich ?), couronner cette année une honnête auto-mémorialiste dénuée de style mais cristallisant sans doute l’esprit d’une époque satisfait évidemment la « morale » ambiante, que Nietzsche appelait plutôt la « moraline »...
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    Mais la Littérature là-dedans, avec une grande aile ? Disons qu’après avoir couronné Sully Prudhomme et non Marcel Proust, après avoir « zappé » Céline, Borges et Nabokov, et intronisé Bob Dylan au lieu de Philip Roth, le choix d’Annie Ernaux se défend autant que celui d’Elfriede Jelinek ou de Kazuo Ishiguro. Et après ? Après c’est toi qui décides, vu que ton avis personnel et sincère est sans prix…
     
    °°°
    Joie et tristesse du jour : joie que l’an prochain nous fera cadeau d’une petite fille, et tristesse de ne pas associer Lady L. à notre joie…

  • L'édredon de Marcel

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    Avec Proust et Frédéric Ferney sur les hauts de Caux. Lecture de rando (2)
    Marcel Proust ne s’est guère arrêté à Montreux quand il y passa en 1899, trop fauché pour se payer le petit funiculaire à crémaillère de Glion (cher à Henri Calet, qui en parle dans Rêver à la Suisse), qu’il eût sans doute apprécié lui aussi, et plus encore le tortillard de montagne qui escalade les roides pentes jusqu’au sommet des Rochers de Naye, d’où la vue plonge sur le lac comme sur Rio du haut du Pain de Sucre.
    Jaman8.jpgIci c’est la Dent de Jaman qui a l’air d’un pain de sucre (certains passants étrangers la confondent avec le Cervin…) et ce n’est pas par le train des neiges mais par la piste noire dite du Diable que j’ai fait ma balade du jour avec, en poche, un petit livre récemment paru au Castor astral sous le titre de Précaution inutile, constituant une espèce de première mouture de La prisonnière, préfacé par Frédéric Ferney.
    Conformément au principe de la lecture de rando, j’ai d’abord gravi la première pente enneigée dominant les Hauts de Caux (où François Nourissier avait naguère son chalet) jusqu’au lieu dit Le Pacot, où je me suis arrêté près d’une fontaine à l’eau gloussant sous la glace pour lire ceci : « Avant Turner, il n’y avait pas de brumes sur la Tamise, disait Oscar Wilde. Avant Proust, on ne savait pas ce qu’était le chagrin, et ce loisir enchanté que devient en prose la tristesse. Et peut-être aussi ce ressentiment, ce ressac amer du sentiment, qui naît d’un amour déçu, et que Proust érige en joie sombre – quelque chose comme l’envers du bonheur et l’un des plus sûrs chemins de la vérité ».
    Voilà comment écrit Frédéric Ferney. Qui ajoute : « Il y a un je-ne-sais-quoi d’absolu, de fanatique dans ce processus ».
    En relevant les yeux de ce premier paragraphe d’une sensibilité si moirée, j’ai constaté que le jour déclinait déjà (j’étais parti tard) et que la mer de brouillard recouvrait presque entièrement le lac Léman, comme d’un édredon… proustien. Derrière moi, la Dent de Jaman flamboyait de dernière lumière orangée. Devant, une pente vertigineuse semblant un toboggan par lequel on eût pu se précipiter jusqu’au lac. Pour ma part, je suis alors descendu à freine-raquette jusqu’à un banc d’où le couchant rougeoyait. Et là j’ai continué ma lecture de la présentation de Frédéric Ferney : «L’intelligence de Proust est pure, conquérante, archaïque, révolutionnaire, contagieuse comme un islam ou un christianisme premier : on croit s'engouffrer, et pourtant tout est imbu de clarté, comme si on entrait dans les ordres..."

    Ainsi est aussi, parfois, la marche en montagne, comme ces jours de neige et d’air de cristal.
    Et Ferney encore : « A lire ce texte (il parle de Précaution inutile), inespéré, on est ému comme devant un pastiche tant Proust se ressemble, et se décèle d’emblée à sa perception du détail, à sa cruauté, à sa douceur maladive, à certains petits émois frileux et surannés qui ornent son style et que Saint-Simon, son maître lointain, aurait rougi de connaître ».
    Rando7.jpgEt voici encore comment Frédéric Ferney pratique la lecture-écriture critique : « Du blanc, du bleu et du noir. C’est sa palette – comme Vermeer, qu’il admirait tant.
    « Le froid, c’est le pays d’où il vient et qui ne le quitte pas : écrire, ce sera rompre avec des lenteurs d’hiver, des paniques immobiles, des peurs bleues comme la glace. Il faudra beaucoup d’encre noire et de nuits blanches pour faire fondre cette «banquise invisible détachée d’un hiver ancien ».
    Proust2.jpgProust n’a pas connu Montreux, mais il a retrouvé une sorte de Montreux suspendu, plus japonais de lumière, mais au même confluent du nord et du sud, où nature et culture s’aiment (avec Nietzsche et Thomas Mann, Rilke et Jouve et bien d’autres), dans l’Engadine de Sils-Maria. On retrouve la trace de ses séjours dans Mille et un voyages, de la collection Voyager avec, un volume riche et truffé d’images émouvantes ou cocasses, mais aussi dans Marcel Proust sur les Alpes de Luzius Keller, où il est surtout question du séjour de l’été 1893 du gentil Marcel avec Louis de La Salle. Ferney1.jpgJe n’ai rien dit de Précaution inutile, mais ce sera pour une autre randonnée, alors que l’air fraîchit et que la nuit tombe sur l’édredon proustien. Quant à Frédéric Ferney, outrageusement interdit de péniche, il se retrouve dès aujourd’hui sur son blog à cette adresse, passant du Bateau-livre au Bateau libre : http://fredericferney.typepad.fr/. Bon vent à lui.
    Marcel Proust. Précaution inutile. Edition présentée par Frédéric Ferney. Le castor astral, 173p.
    Marcel Proust, Mille et un voyages. Textes présentés et choisis par Anne Borrel. LaQuinzaine/Vuitton, 375p.
    Luzius Keller. Marcel Proust sur les Alpes. Zoé, 135p.

  • Le Magicien de Colm Tóibín danse entre Lucifer et Dionysos…

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    La saga de Thomas Mann et des siens relève du mythe littéraire fascinant, autant que d’une réalité familiale et nationale à maints égards tragique. Après d’innombrables témoignages et affabulations, le romancier irlandais Colm Tóibín, avec autant de discernement documenté que de génie intuitif, nous fait vivre de plain-pied un roman captivant.
     
    Le Magicien du romancier irlandais Colm Tóibín est d’abord un roman à part entière de cet auteur poreux et puissant, d’une densité limpide sans égale et d'une fabuleuse pénétration psychologique, avant de représenter une ample chronique biographique de Thomas Mann et de sa famille - hautement romanesque elle-même -, de la fin du XIXe siècle à Lübeck (à l’ombre du père sénateur et capitaine d’industrie sans illusions sur sa descendance), aux années 50 où le plus grand écrivain vivant de langue allemande est devenu un symbole de la défense de l’Occident démocratique, antinazi tardif mais implacable, mort en Suisse en 1955 à l’âge de 80 ans, aussi conspué-adulé dans son propre pays qu’honoré-rejeté de par le monde...
     
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    Colm Tóibín s’est déjà illustré, dans Le Maître, par une biographie romancée du grand romancier anglo-américain Henry James, dont il a (notamment) mis en lumière un aspect peu connu voire occulté de la personnalité, à savoir son homophilie de célibataire endurci ; et de même s’attache-t-il à celle, plus documentée, d’un Thomas Mann nourrissant diverses passions masculines dès son adolescence et jusque tard dans sa vie, probablement demeurées à peu près platoniques en dépit de l’intensité de leur évocation dans son Journal.
    Mais si l’auteur irlandais du Magicien, notoirement gay, se plaît à illustrer cette composante intime rapprochant évidemment l’auteur de La mort à Venise de son protagoniste Gustav von Aschenbach, entre autres projection littéraires de ses fantasmes érotiques - et plus encore de son exaltation d’un fantasmatique « jouvenceau divin » - , cela ne l’empêche pas de rendre justice, dans les grandes largeurs d’une vie où la Littérature reste la maîtresse la plus exigeante de l’écrivain, à un génie littéraire doublé d’un homme fort et fragile à la fois dont l'auteur rend magnifiquement la présence de colosse cravaté à pieds d'argile, autant que celle de l'indomptable et douce Katia, son épouse issue de grande famille juive « assimilée », soutien quotidien et bonne fée-dragon assurant l’équilibre de ses relations avec le monde et avec leurs terribles enfants dont les deux aînés (Erika et Klaus), outrageusement libres dans leur vie personnelle et politiquement engagés, furent eux aussi des figures emblématiques de la littérature allemande en exil et de l'intelligentsia antinazie de premier rang.
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    La mise en abyme multiforme d’une vie
    Le magicien est un immense roman d’une totale simplicité en apparence, synthèse miraculeuse d’une quantité d’histoires personnelles complexes, sur fond de convulsions historiques marquant l’effondrement d’une certaine Allemagne et la transformation d’une incertaine Europe en deux blocs dont on voit aujourd’hui la persistante fragilité.
    Le titre du roman de Colm Toibin évoque la figure du pater familias qui aimait fasciner ses cinq enfants par ses tours d’illusion, quand bien même certains d’entre eux lui reprocheraient plus tard le caractère illusoire de sa présence, ou l’artifice écrasant d’une omniprésence de Commandeur littéraire mondialement reconnu mais parfois bien maladroit à reconnaître les siens en dépit de ses constantes aides financières.
    Le roman commence par ce qui pourrait être une nouvelle « nordique » de Thomas Mann lui-même qui s’intitulerait La mort du père, située en 1891 à Lübeck et racontant le double effondrement d’un homme et d’une firme commerciale auréolée de prestige. Peut-on croire Colm Tóibín quand il prête, à Thomas Mann, l’intuition selon laquelle l’entrée dans la famille Mann de Julia la Brésilienne, sa mère enchanteresse, belle et raconteuse d’histoires, qui oppose son rire latino à la sévérité guindées des Luthériens « nordiques », aura marqué le déclin de la dynastie ?
    Ce qui est sûr, après le désaveu d’un testament imposant une tutelle à l’épouse et à ses fils aînés, c’est que le rejet paternel, humiliant, va provoquer l’émancipation de l’aîné, Heinrich, qui fera ses premières armes d’écrivain en Italie, bientôt suivi de Thomas dont ses tuteurs tâcheront vainement de faire un sage employé d’assurance. En outre, la mort du père déplacera la famille vers le sud à l’initiative de Julia, à Munich où la bohème artistique fleurit plus généreusement que sur les rivages puritains de la Baltique – et Les frères ennemis pourrait être, alors, une nouvelle de Klaus Mann, futur aîné de Thomas, considérant, en lecteur marxisant, les destins parallèles et souvent opposés de Heinrich, compagnon de route des communistes, et de Thomas l’humaniste incessamment hésitant, d’abord nationaliste et ensuite se ralliant à l’Occident démocratique par dégoût viscéral du nazisme.
    Dès sa vingtaine, Thomas Mann va tisser, entre sa vie et ses écrits, des liens constants et profonds, qui laissent à penser que tout lui fait miel littéraire, et les effets spéculaires se multiplieront avec les livres de son frère et de ses enfants, autant que par les commentaires quotidiens de son Journal sur ce qu’il vit et le roman en chantier.
    Ainsi, le premier chef-d’œuvre, qui lui vaudra explicitement le Nobel de littérature en 1929, à savoir la saga familiale des Buddenbrook, constitue-t-il la projection balzacienne, quasiment « d’après nature », de la chute de la maison Mann à Lübeck, avec un jeune Hanno, trop délicat pour vivre longtemps, qui ressemble à la part la plus sensible de l’auteur lui-même. Ensuite, à Munich, dans l’extraordinaire nouvelle intitulé Sang réservé, le futur époux de Katia Pringsheim se servira, non sans énorme culot, de la relation gémellaire liant sa nouvelle amie à son frère Klaus, pour évoquer une relation incestueuse « wagnérienne » d’une sensualité et d’un raffinement proustien, à quoi s’ajoute une dimension symbolique où l’Allemagne et la judéité de sa famille sont clairement impliquées.
    À propos du seul prénom de Klaus, l’on relèvera dans la foulée qu’il est à la fois celui du beau-frère de Thomas, de son fils aîné et d’un jeune homme angélique qui comptera beaucoup dans sa vie secrète, dont le personnages de « divin jouvenceau » ressemble évidemment au Tadzio de La Mort à Venise, alors que l’ombre de Gustav Mahler plane également sur la lagune…
    De la même façon, comme le montre Colm Tóibín, plus attentif à la vie de Thomas Mann qu’au détail de ses œuvres, celles-ci ne cesseront de se nourrrir de la substance existentielle de l’écrivain et de son entourage, de La Montagne magique (après l’hospitalisation de Katia en Engadine) au Docteur Faustus où les relations de Mann et d’Arnold Schönberg joueront un rôle à la fois épineux et central.
     
    Boutons de culottes et autres détails intimes...
    À propos de Schönberg, précisément, Colm Tóibín fait dire à Thomas Mann que ce qui distingue les musiciens des romanciers tient à cela que les premiers en décousent avec Dieu et l’éternité, tandis que les seconds doivent achopper d’abord aux boutons de culottes de leurs divers personnages, autrement dit : au détail, jusqu’à l’intime, de la vie qui va et non seulement aux grands sentiments et autres sublimes idées.
    À la hauteur, quant au rayonnement intellectuel et moral, d’un Tolstoï et d’un Romain Rolland, ou d’un André Gide, ses contemporains, Thomas Mann est sans doute le seul grand auteur-intellectuel, des années 30 aux années 50 du XXe siècle, avant et après les crimes du nazisme et la débâcle de l’Allemagne et sa partition, à incarner, en son exil de Californie puis à son retour en Europe, la voix de la liberté et de la démocratie, notamment dans ses innombrables interventions en conférences ou émissions radiophoniques. Proche de Roosevelt, pressenti par certains comme un président de l’Allemagne à venir, il fut adulé par les Américains jusqu’au temps du maccarthysme où on lui supposa des accointances avec le communisme. On n’imagine guère, aujourd’hui, malgré l’influence d’un Sartre ou d’un Soljenitsyne, les attentes qu’a suscité le plus grand écrivain allemand du XXe siècle, et la violence des réactions que ses positions non partisanes ont suscitée, des injures de Brecht aux mesquineries du FBI, notamment. Son retour en Allemagne en 1950, pour célébrer la mémoire de Goethe à Weimar (à l’Est) autant qu’à Francfort, illustre l’indépendance et le courage exceptionnel du vieil homme.
    Cela étant, le roman de Colm Tóibín n’a rien d’un « reportage » historico-politique. Son Herr Doktor Mann mondialement connu, romancier fêté dont les ventes considérables lui permettent de bien vivre et d’aider nombre de ses confrères, sans parler de sa famille dont il assure la protection avec l’aide de son épouse – ce patriarche à cigares est aussi un Mister Hyde de désir entretenant, sous le regard ironique de Katia et de ses filles, une espèce de passion obsessionnelle , et qu’il juge lui-même « infantile », pour ce qu’il appelle lui-même le «divin jouvenceau» - tel Jupiter enlevant le mignon Ganymède - dont le dernier avatar sera un gentil serveur du palace Dolder, à Zurich, sur la main duquel le Magicien pose sa patte en croyant atteindre le paradis. Et puis quoi ?
    Et puis rien, ou tellement plus que ce rien fantasmagorique: le noyau-vortex du chapitre final de ce roman qui évoque, plus qu’il ne décrit, avec le souvenir revenu de la mère latino dévoilant, à ses enfants, un secret merveilleux dont la lectrice et le lecteur découvriront la nature renvoyant à la beauté d’une œuvre et du monde qui l’a inspirée…
    Colm Tóibín. Le Magicien. Grasset. Traduit (admirablement) de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson. Grasset, 603p.
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  • Roméo et Juliette en Corée

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    Il y a quelque chose de shakespearien dans la très remarquable série coréenne signée Lee Jeong-hyo et intitulée, à l’américaine, Crash landing on you sur la plateforme Netflix, évoquant un amour (quasi) impossible dans les circonstances non pas familiales mais nationales où se trouvent ses protagonistes et, aussi, par ses composantes à la fois tragiques (la déchirure opposant les deux Corées) et comiques, la série tenant de la satire à double face et du tableau social foisonnant de scènes populaires truculentes.
     
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    La belle Yoon Se-ri est une self made woman issue d’une famille richissime de Séoul, à qui son père juste sorti de prison (pour malversations financières) décide de transmettre les rênes de l’entreprise familiale, à la noire fureur de ses frères et belles-sœurs. Or, juste avant d’entrer en fonction, la top-manager décide de se payer une partie de parapente (elle a été initiée à Interlaken…) sans se douter qu’une tornade soudaine va la déporter jusque dans les hautes branches d’un arbre nord-coréen où la découvre le capitaine Ri Jeong-hyuk, à qui sa conscience de fils de généralissime devrait imposer la liquidation immédiate de la probable espionne. Mais le capitaine est aussi un grand sensible, pianiste virtuose, et les seize épisodes de la série exigent que Se-ri soit épargnée, voire plus si affinités…
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    Dans une mise en scène de grande production, avec des acteurs formidables dans tous les registres (le Méchant est lui aussi un monstre shakesapearien), la série finit en Suisse sur un happy end glamoureux relevant d’un kitsch aussi coréen qu’helvétique…
    Lee Jeong-yo, Crash Landing on you, sur Netflix.
     
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  • Mercanton seigneur proustien

     

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    Le lendemain de Pâques 1990, Jacques Mercanton fêtait son 80e anniversaire. Belle occasion de rencontrer ce très grand monsieur de la littérature suisse de langue française, dont l'importance de l'œuvre reste souvent encore ignorée, surtout en France. Rencontre mémorable arrosée de whisky...

     

    C'est un écrivain d'envergure européenne que Jacques Mercanton. Avec L'été des Sept-Dormants , admirablesymphonie romanesque où se concentrent ses thèmes essentiels, le romancier nous a donné, il y a un peu plus de quinze ans de ça, son chef-d'œuvre, et sans doute le meilleur roman publié dans nos contrées après l'ère de l'immenseRamuz. 

     

    Depuis lors, la publication des Œuvres complètes de JacquesMercanton nous a permis de mieux réévaluer la pénétration magistrale de l'essayiste et du penseur, ami de James Joyce et d'André Malraux, qui parle avec autant de subtile autorité de Thomas Mann et de Pascal, de Lawrence d'Arabie ou de Monteverdi, que de Molière ou des fins dernières de la vie, dans le style limpide et somptueux qui l'apparente aux classiques de notre langue.

     

    Des fenêtres de l'appartement de JacquesMercanton, où le temps paraît s'être arrêté, la vue donne sur les grands arbres du parc du Denantou et les rives lausannoises du Léman. Au mur, un beau paysage de Vallotton. Sur la bibliothèque, le portrait du général de Gaulle, vénéré par notre hôte. Entre nous, une première bouteille de whisky, dont la flamme liquide réchauffera, trois heures durant, la conversation cousue de digressions dont nous ne débobinerons, pour le lecteur, que le fil rouge... 

     

    1448147014.JPG— Quel est le sentiment dominant, Jacques Mercanton, que vous éprouvez à cette étape de votre vie? 

     

    — Lorsqu'on a fêté le 80e anniversaire de Thomas Mann, le 6 juin 1955, à Zurich, j'ai assisté à une petite scène mémorable, entre l'écrivain et une dame trémoussante, au dernier degré de l'exaltation, qui le harcelait avec ses «Meister! Meister!» et toutes sortes de congratulations. Alors Thomas Mann, assez fraîchement, lui déclara: «Chère madame, je vous remercie, mais n'oubliezpas que 80 ans est une maladie mortelle.» C'est ainsi que je l'ai ressenti àmon tour. Quant à Thomas Mann, qui est, soit dit en passant, le romancier que j'estime le plus éminent de notre siècle, il en est mort trois semaines plus tard... De surcroît, j'éprouve deux autres sentiments. En premier lieu, celui d'un accomplissement: il me semble avoir écrit ce que j'avais à écrire. Et puis j'ai l'impression de n'appartenir plus tout à fait au monde environnant. Je suis né en 1910, dans un univers bourgeois qui n'avait guère changé depuis le siècle précédent. Ensuite, nous avons été confrontés à cette succession de catastrophes qui vont du krach de Wall Street à la bombe atomique. Notre siècle est dominé par la science et la technique. En ce qui me concerne, j'avoue ne m'être jamais intéressé à celle-là, pas plus qu'à celle-ci. Ce qui m'attiraiten priorité, c'était la littérature, la philosophie et l'art - tout ce qui est immuable, en somme. Voyez Beethoven: qu'y ajouter? 

     

    — Vous semble-t-il assister à une décadence? 

     

    — Disons plutôt à une métamorphose. Honnêtement, cependant,mon premier mouvement serait de trouver que le monde actuel se prolétarise. On parle de culture de masse, n'est-ce pas? Or il n'y a rien de plus grotesque à mes yeux. Qui dit masse exclut la culture au sens où je l'entends. Je ne veux pas dire que la culture doive se borner à une élite, mais le rapport que nous entretenons avec la culture est d'abord personnel, intime et exigeant. La culture n'est pas qu'un stock de connaissances ou qu'un vernis plus ou moins brillant: c'est une façon d'être et de vivre, c'est aussi une façon d'aimer et de donner une signification spirituelle à nos actes. Ce qui me frappe dans le monde contemporain, où les gens paraissent si satisfaits d'avoir la télévision - ce qui n'est pas mon cas: j'ai horreur de ça - et quantité d'appareils admirables qui leur permettent d'écouter de la musique, c'est qu'ils ne chantent plus. Certes les chorales et les festivals foisonnent, mais les gens, individuellement, ne chantent plus. Jadis, les fournisseurs fredonnaient des airs sur leur bécane, ou bien c'était la petite Suisse allemande qui chantait la Vreneli du Guggisberg à sa fenêtre. Pour être dénué de prétention esthétique, ce chant-là, tout spontané, représentait une pure expression de la vie; et c'était une forme de culture aussi. A présent, la personne qui ne dispose pas encore d'une machine à écosser les pois ne chante plus comme elle l'aurait fait, hier, des airs de Doret ou deDalcroze, mais elle écoute L'enchantement du Vendredi-Saint de Wagner sur son installation de haute fidélité. On me dira que c'est le signe d'une très grande élévation du niveau de la culture. Pour ma part, je n'en suis pas convaincu.

     

    —  Dans l'annuaire du téléphone, votre nom est toujours suivi de la mention «professeur». Cela vous a-t-il été difficile d'harmoniser l'enseignement et l'écriture ? 

     

    —  Cette mention date de mon retour de Florence,quand j'ai commencé d'enseigner au Collège classique, où je me suis efforcé d'obtenir un statut un peu spécial: je désirais n'enseigner qu'aux grands garçons de 14 à 16 ans. Cela me permettait de parler littérature. En outre, je dois vous dire que, si mignons qu'ils soient, les petits font un tel chahut avec leurs pieds qu'après sept heures de ce régime vous n'avez plus qu'à vous coucher; tandis qu'avec les grands, vous pouvez somnoler de temps en temps. Et puis c'est un âge très affectif. Il y a chez ces garçons un besoin de s'épancher que le maître peut satisfaire, plutôt que le père, trop souvent absent. Le secret de l'enseignement, c'est en effet d'écouter le plus possible. Enfin, j'estime que les activités de l'écrivain et du professeur ne sont pas du tout antinomiques mais complémentaires. Ne s'agit-il pas avant tout, dans un cas comme dans l'autre, de communiquer?

     

    —  Tenez-vous un journal ou des carnets, et, si oui, comptez- vous les publier un jour? 

     

    —  Je m'y suis exercé pendant une dizaine d'années. Cela représente la valeur de quelque vingt-cinq cahiers de grand format et s'interrompt en 1968. Je me suis alors arrêté, estimant que je me répétais. J'ai désigné les personnes qui consulteront ces écrits après ma mort afin de voir s'il y a quelque chose là-dedans qui vaut la peine d'être publié. Je leur ai recommandé la plus extrême sévérité...

     

    —  À supposer, comme on l'a conjecturé, que le Prix Nobel de littérature vous honore un jour, quel «message» aimeriez-vous diffuser à cette occasion? 

     

    —  Il va de soi que je n'y ai jamais pensé! Alors quoi? Ecoutez, je dirais... pure hypothèse, n'est- ce pas?... je dirais qu'il faut qu'aujourd'hui la littérature se retrempe aux sources de la vie et, inversement, que la vie se retrempe aux sources de la littérature...

     

    988482_f.jpg.gifCVT_Lete-des-sept-dormants_9822.jpegJacquesMercanton. L'été des Sept-Dormants, Livre de poche suisse, L'Age d'Homme,1981. 

    Œuvres de Jacques Mercanton, Aux Editions de l'Aire, en 11 volumes. 

     

    (Cet entretien a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 11 avril 1990)

     

  • De la Qualité

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    Fugues helvètes, IV. De la magie persistante, en Engadine, d’une nature inspirant la culture comme nulle part ailleurs. Éloge de l’élitisme en art comme en sport, en cuisine et en broderie fine, inaccessible au médiocre ou à l’envieux.

    Il n’est pas de lieu, me semble-t-il, s’agissant de la sensibilité européenne de ces cent à cent cinquante dernières années, où la perception et l’expression des instances de la nature et de la culture se rencontrent, s’accordent en harmonie et se fécondent mieux qu’en ces hautes terres de l’Engadine marquant le passage du Nord germanique au Sud latin et dont un seul titre de roman , ne désignant aucune cime particulière mais résumant une atmosphère, La montagne magique, cristallise le composé d’esprit et d’émotivité, de rêverie solitaire et de débats ardents qui a fait se rencontrer tant d’âmes sensibles, lesquelles étaient aussi des corps et des cœurs et autant d’esprits de qualité variées et parfois avariée comme était mêlée la personne toute pure et comiquement impure de Thomas Mann, etc.

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    Monsieur Mann a-t-il abusé de la confiance de Madame Mann en reluquant assez obsessionnellement les jolis grooms des palaces grisons, comme il le détaille dans son journal intime ? C’est peut-être ce que penseront les vertueux de notre époque moralisante ou le discrédit mesquin est préféré à l’admiration, surtout quand il s’agit de rabaisser un génie trop éclatant ou envahissant, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de l’auteur de Tonio Kröger ou de La mort à Venise, mais encore ?

    Toute vénération aveugle m’a toujours paru relever de la jobardise, mais la rage visant ce qu’on appelle l’élitisme, en matière de culture (au contraire de ce qui se passe en sport ou en cuisine) me semble bien plus significative d’une sorte de jalousie pseudo-démocratique, sur fond d’égalitarisme nivelant toute hiérarchie qualitative, que du souci légitime de ne pas appliquer aux arts et à la littérature les préjugés sociaux « de classe », comme on dit.

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    La Qualité, sa recherche, la discipline qu’exige sa réalisation et l’exigence que supposent sa reconnaissance et sa défense, signalent bel et bien un effort d'excellence commun aux artisans et aux artistes, qu’il s’agisse de dentelières ou de cracks de la raquette, de charpentiers ou de sculpteurs sur granit, de cuisiniers ou de poètes très délicats , avec toutes les nuances requises qui fassent la distinction entre la construction d’un rustico de bois et de pierre utile à la préservation du foin nourrissant ou d’un monumental palais de style renaissance comme on en trouve au milieu des chalets de Soglio, rappelant la contiguïté point forcément conflictuelle de la paysannerie et des familles à particules . Mais une particule suffit-elle à définir une élite ? Évidemment pas !

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    Reste alors à repérer la Qualité où elle est, la beauté de l’objet alliée à sa valeur d’usage, indépendamment des critères liés au snobisme momentané ou aux valeurs souvent faussées du marché de l’art.

    Le village de Soglio, qu’on pourrait dire au bout du monde sur sa terrasse surélevée du val Bregaglia, réalise assez idéalement la fusion d’une nature splendide et d’une culture de haute qualité, celle-ci fût-elle has been puisque la présence d’un Rainer Maria Rilke ou d’un Pierre Jean Jouve, d'un Hermann Hesse ou d’un Daniel Schmid n'y est plus qu’un souvenir entretenu par les zélateurs d’un tourisme culturel combinant vénération rétrospective et randonnées vaillantes à semelles solides.IMG_7372.jpg

    IMG_7351.jpgSi Lady L. se montre plutôt agacée par ces relents de cultes culturellement corrects, je reste pour ma part affectivement attaché à ce lieu à cause de la beauté souvent insurpassable de la poésie de Rilke, celle d’une nouvelle de Jouve qui a capté merveilleusement le mélange de rudesse et de finesse, de rêverie nordique et de sensualité à l’italienne du lieu, ou encore du film Violanta qui rappelle l’histoire de ce seuil frontalier hautement significatif à certaines époques où les hommes se dépeçaient vivants, brûlaient les femmes stigmatisées pour leur pauvreté ou leur savoir naturaliste, sur fond de chasses à l’ours et de veillées embaumées par l’odeur des châtaignes rôties, etc.

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    Admirer tel portrait de jeune femme de Giovanni Segantini (au musée Console de Poschiavo) ou tel buste de son frère Diego par Albert Giacometti (à Stampa) n’est pas souscrire à un élitisme culturel plus douteux que d’apprécier telle performance d’un Federer ou tel pain de poire orné d’un chamois de sucre : c’est aussi naturel (ou parfois quasi surnaturel) que de trouver magnifique (mais pourquoi donc ?) le cirque glaciaire de la Bernina, la sérénité quasi mystique (ce mot !) du val Fex en fin de journée automnale au milieu de l’or des mélèzes sous le ciel d’un intense bleu nippon, ou la découpe lyrique (a mon goût de grimpeur rangé des mousquetons) des pics de la Disgrazia ou du Piz Badile qui, comme un soleil couchant sur le lac de Silvaplana, feront un carton sur Instagram, etc.

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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    LUDIONS. - Julie a débarqué en fin de matinée avec ses deux petits tourbillons, qui ont distrait ma bonne amie de son chagrin. C’est une chance pour nous d’avoir ces deux fistons, qui nous rappellent sans le vouloir que la vie continue, la vie bonne et belle.
     
    TCHEKHOV. - Alors que je craignais un peu de retomber dans ses litanies humanistes convenues, j’ai été surpris, hier, et même saisi par la tenue du texte consacré par Georges Haldas à Tchekhov, reprise sans doute d’une préface destinée aux éditions Rencontre dont le souvenir me poigne en passant (dire que l’édition romande actuelle est ce qu’elle est désormais, misère !)
    Or la présentation de Georges Haldas est du meilleur niveau, synthèse claire et nette et sans le hachis ordinaire de ses phrases, qui fait bien la part de l’homme et de l’œuvre, avec l’évolution bien illustrée de celle-ci dans le temps. (Ce lundi 8 février 2021)
     
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    LE CHIEN. – Hier après-midi, dans le grand salon désert du Lausanne-Palace aux (rares) employés masqués, j’ai rejoint Roland Jaccard qui m’avait annoncé par Messenger qu’il avait un cadeau à me remettre peut-être empoisonné ; et tout de suite je lui ai demandé de me rassurer en me promettant de ne pas se supprimer en ma présence, ce qu’il a fait non sans me recommander de prendre une assurance vie...
    Or à peine arrivé après quelque nouvelles échangées, je lui ai demandé de quel cadeau il s’agissait, pour m’entendre dire qu’il s’agissait d’un chien qu’il allait d’ailleurs chercher dans sa suite, et de se lever tandis que, vite, j’informais Lady L. de ce rebondissement inquiétant.
    Quant au chien en question, c’était ce livre de 850 pages que Roland m’a remis en revenant de ses appartements, intitulé Le monde d’avant et rassemblant les pages de son journal de 1983 à 1988, se situant juste avant le Journal d’un homme perdu que j'ai relu récemment avec beaucoup d'intérêt...
    À part ça, deux heures durant, la conversation fut aussi vive qu’intéressante, touchant à tous nos intérêts respectifs. Nous avons parlé de nos santés, des vaccins chinois et russe que la Suisse ne veut pas homologuer, de la Corée dont je découvre le cinéma qu’il connaît depuis les années 80, de Gabriel Matzneff enferré dans son déni et de Serge Doubrowski qu’il a longtemps fréquenté, de la noblesse personnelle et de la passion de Pierre-Guillaume pour la littérature auquel il a consacré un hommage dans le dernier numéro du Service littéraire qu’il me remet, de mes projets et du Tchekhov que selon lui je devrais donner aux éditions Arléa, etc...
     
    °°°
     
    Lady L. est ce matin un peu patraque au retour de sa balade avec le chien. Elle a les bras tout flagadas et la mine un peu flétrie, aussi me suis-je affairé à lui remonter la pendule en l’encourageant (forza ragazza !) à reprendre sa peinture destinée à décorer la future chambre d’un des enfants.
    Pour ma part je me requinque à relire ma liste consacrée à Ceux qui lénifient, commençant par « Celui qui a cessé de léninifier pour se mettre à lacancaner », puis je reviens à la lecture de Jim Harrison dans La position du mort flottant dont je vais tirer une suite de mes réflexions sur la poésie.
     
    °°°
    Ceux qui n’ont pas compris qu’il y avait énormément de poésie dans la prose de Balzac, avant celle de Proust et Céline et après celle de Saint-Simon et de Chateaubriand, ne peuvent pas comprendre qu’il y en aussi dans la prose des récits de Jim Harrison autant qu’il y en a dans ces espèces de notations de carnets émaillant les pages de La Position du mort flottant.
    Comme il le remarque lui-même, Jim Harrison est un écrivain, et un poète «à cru», qui ne raffine ni ne peaufine. Avec son refuge dans les bois, il participe en somme de la filiation des métaphysiques naturelles illustrée par Waldo Emerson et Henry Thoreau, au même titre qu’Annie Dillard mais en plus rustaud quoique bien plus subtil et cultivé - lecteur de René Char et de Rilke, entre tant d’autres - que n’en donne son image de boucanier du Montana.
     
    CE QUI NOUS CHANTE. - En somme je ne fais, je ne fais bien, je n’ai jamais fait et ne ferai jamais bien que ce qui me chante. Je me le dis ce matin en considération de l’immensité des choses et de la relativité non tant restreinte mais extensive qui parait en découler, en tout cas à mes yeux, et je me dis que le mieux que je pourrai faire du temps qui me reste, peut-être bref ou peut-être plus long, sera de ne plus faire, mais vraiment, consciemment et plus encore : consciencieusement, que ce qui me chante. (Ce jeudi 1er avril)
    °°°
    En passant dans le couloir, tout à l’heure, je vois les volumes alignés, d’un beau gris léger, du Journal intime d’Amiel, et je me dis : à quoi bon s’agiter, a quoi bon se presser de publier, de toute façon ce qui doit l’être le sera - ou pas, etc.
     
    VIVANTS. - Ma balade du soir, avec Snoopy, me fait longer le quai aux fleurs et, à la hauteur du petit groupe des deux amoureux de bronze, j’en avise deux autres bien émouvants aussi, siégeant tout à côté, que je « prends » discrètement avec mon smartphone, tout en me réjouissant une fois de plus de voir tant de vie bonne en ces soirées de printemps, qui nous fait oublier les lamentations à n’en plus finir de certains… (Ce samedi 3 avril)
     
    BALZAC ET DURAS. – Je relis Duras et Balzac, alternativement, avec une distance et une lucidité renouvelée marquée, dirais-je, par un relativisme mieux équilibré. Autant Balzac me stupéfie dans les grands largeurs de son intelligence «dans la masse» ressaisie par le détail, autant Duras m’intéresse par les seuls détails, sa vision me semblant beaucoup plus dépendante de partis pris d’époque. Cela étant Un Barrage contre le Pacifique échappe encore aux maniérismes et tics à venir, qui friseront souvent le ridicule par la suite, en tout cas à mes yeux…
    Je vais d'ailleurs insister, dans la lecture de Barrage contre le Pacifique que je destine à la revue de Bernard Deson, , sur ce qu’on peut dire l’innocence des personnages, qui fait des protagonistes, mère comprise, des sortes d’enfants perdus. D’aucuns y ont vu un réquisitoire contre le colonialisme, mais c’est à vrai dire autre chose, même si le constat sur le « grand vampirisme » y est bel et bien ; mais Duras n’a rien ici de l’écrivain engagé au premier degré, qui soutiendrait une thèse – rien de ça.
     
    FRAGILE. – Je ne sais si c’est l’âge, qui exacerbe chez moi certaine propension sensible jusqu’à l’excès sentimental, mais le fait est que j’observe, depuis quelque temps, une certaine tendance, chez moi, au spasme larmoyant et au sanglot de larmes quasiment irrépressible. Henri Calet : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes »…
     
    NUANCE. - En lisant Faire parler le ciel de Peter Sloterdijk, je mesure, par rapport à un Michel Onfray, toute la distance qui sépare un tâcheron de la vulgarisation à prétention «cosmique» d’un penseur-artiste à la double compétence de philologue et d’éclaireur de l’Intelligence.
     
    À la Maison bleue, Montreux-sur-jazz, ce dimanche 18 avril.- La froidure limpide de ces soirées de printemps est un enchantement de bonne vie le long du quai aux fleurs où toute une joyeuse foule afflue en fin de semaine, et passant tout à l’heure près de la table de ping-pong jouxtant l’auberge de jeunesse de Territet, à deux pas des eaux du lac orangées par le couchant où se détachaient les silhouettes de deux petits amoureux, j’ai souri en pensant au prétendu nihilisme de Roland dans son soft goulag cinq étoiles, et je me suis rappelé la goût de Cioran pour le chocolat…
    Quant au Monde d’avant de notre ami Roland, il me fait revenir à la spécificité du journal, intime ou extime - comme l’a appelé Michel Tournier -, dont la pratique n’a plus rien de sa présumée innocence à l’ère d’Internet.
    De fait, l’extension prodigieuse du domaine de l’indiscrétion, dont procède évidemment l’étiolement de toute intimité, font que le « pacte » initial du journal intime s’est aujourd’hui complètement modifié.
    En modèle du genre, le Journal intime d’Amiel, qui ne voyait parfois en celui-ci qu’un produit moite d’onanisme intellectuel, et qu’il avait demandé à ses proches de jeter au feu après sa mort, représente douze volumes de plus de 1000 pages chacun, que personne probablement n’a lu de A à Z, même pas Roland Jaccard qui en a été un défenseur passionné. Mais d’Amiel aux «montages» de Max Frisch, de ceux-ci aux carnets du cinéaste japonais Ozu ou à ceux d’Andy Warhol, du journal «privé» longtemps censuré de Julien Green aux 583 nouvelles pages du Monde d’avant, comment ne pas voir que le genre a éclaté et avec lui la délimitation des faits « réels » et de la fiction ?
    Ce qu’on appelle journal, intime ou débridé de tout secret, n’est-il que la consolation livide de tant de romanciers ratés, comme le pensent tant de romanciers qui se croient arrivés ? L’alternative n'est évidemment qu’un leurre de plus, quand ce qu’on attend reste l’étonnement voire l’enchantement tenant aux mêmes sortes de petits riens dont l’écrivain en « musicien » fait un peu tout, dans quelque genre que ce soit.
     
    Julien Green l’écrit le 15 juillet 1956 de sa main appliquée, après s’être branlé ou avoir sucé Robert, à moins qu'ils ne viennent tous deux de se partager Jonas le jeune Allemand: « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes ».
     
    Ce qui ne signifie pas, cela va sans dire, que Julien Green, plus que Roland Jaccard se contente du n’importe quoi très en cour de nos jours. Au contraire ils prennent très au sérieux le fait d’être écrivain, et même: qu'on le considère comme un écrivain est à peu près la seule chose qui importe à Roland; et qu’on ne doute pas de l’authenticité de son journal écrit d’un jet et publié sans ratures.
    Donc Roland a mal aux dents, il se rend lundi dans un dispensaire dévolu aux contrôles vénériens et mardi soir il passe à Apostrophes ou chez Michel Polac dont ses amis lui diront merveille ou pis que pendre, il téléphone à Cioran mercredi qui l'impressionne toujours par ses saillies inattendues, et jeudi il se plaint de ses amis Contat et Ben Jelloun dont l’arrivisme social l’énerve même s'il envie leur « avancées », il reproche vendredi au socialisme de Mitterrand d’être le parti de l'envie alors que lui-même dérive de la gauche peu militante à la droite prudente, il revoit samedi un film de Douglas Sirk avec le même bonheur qu’il partage avec L. qu’il n’épousera pas pour autant, en connivence pleinement partagée pendant cinq ou six ans après quoi l’élan faiblira comme aura foiré la passion de cet enfoiré de Gabriel pour cette cinglée de Vanessa, enfin le dimanche après-midi le verra rédiger une belle page consacrée au philosophe russe Léon Chestov, l’un de mes penseurs préférés avec Vassily Rozanov, etc.
    Soir, au jardin japonais de Burier. – La conception occidentale de l’individu, à laquelle Goethe fait allusion dans le fragment de Poésie et vérité cité en exergue du Monde d’avant, ne serait pas ce qu’elle est sans les Grecs et sans le premier écrivain de la chrétienté que fut l’apôtre Paul, fondateur à cet égard avant le premier «diariste» explicite qu’est Augustin d’Hippone, et j’y repense en assistant à l’envol d’un héron cendré au-dessus de l’étang que franchit un petit pont de bois à la japonaise, me rappelant ce que nous disait, ce midi, notre ami M. au repas que nous avons partagé avec nos chères et tendres, rapport aux multitudes chinoises et à notre méconnaissance de la planète asiatique.
    « Et moi ? Et moi ? Et moi ? », chantait Antoine en nos années bohèmes, et c’est aujourd’hui l’obsession des internautes, dont certains publient d’ailleurs leur « cher journal » comme l’inepte déballage d’une Anna Todd, vendu à des millions d’exemplaires.
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    Mais là encore je pense que la littérature est «transgenre» et ce qui compte, dans le journal de Roland Jaccard comme dans celui de Klaus Mann ou de Virginia Woolf, de Léon Tolstoï (qui admirait Amiel) ou d’Hervé Guibert, de l’Italien Cesare Pavese ou du poignant Journal d’un homme déçu de Barbellion, c’est la voix particulière de la personne et son rapport «physique» au langage plus que la posture du personnage.
    À cet égard, les manières de dandy pseudo-désespéré de l’ami Roland, se la jouant cynique alors que le taraudent ses angoisses nocturnes, sa conscience professionnelle de chroniqueur et le souci quasi paternel de coacher sa jeune amante candidate au concours d’une haute école, relèvent d’une esthétique à cosmétique rétro (son culte de Louis Brooks et de John Wayne, d’Egon Schiele ou du génial Otto Weininger cumulant les traits contradictoires du juif antisémite et de l’inverti homophobe…) pas pire que celle d’un Charles Bukowski cultivant sa dégaine de clodo pourri dégueulasse en Léautaud ricain…
     
    Ce mercredi 21 avril.Le Monde d’avant de Roland Jaccard est aussi encombrant, avec ses 843 pages et ses 900 grammes de papier imprimé, qu’un chien de garde autrichien (la mère de l’auteur était Viennoise, suicidée comme son père), impossible à glisser dans la poche revolver d’une nymphette…
    Stendhal disait qu’un roman est un miroir qu’on promène le long de son propre chemin, et Proust que chaque (bon) lecteur recrée le livre qu’il est en train de lire. Or je (re)découvre, en lisant Le Monde d’avant, tout ce que j’aime, que Jaccard dédaigne ou décrie de bonne ou de mauvaise foi: l’amour des enfants qu’il vomit et l’agrément des chemins de campagne qu’il évite, la vie de famille qu’il hait et qui m’amuse, mon désintérêt total pour le ping-pong et les échecs qu’il pratique en maniaque compulsif, enfin tout ce qui fait qu’il est lui et que j’en suis un autre.
    Un écrivain est-il plus lui-même dans son «cher journal» que dans un roman ? Je ne suis pas sûr que notre ami Roland le pense, ni ne suis sûr du contraire. Mais le fait est que pas mal de romanciers (un Stendhal justement, un Tolstoï ou un Gide) en disent autant ou plus sur eux-mêmes dans leurs romans que dans leurs écrits intimes, alors que le nombrilisme d’Amiel touche à l’universel humain.
    Conclusion de ce matin nuageux à couvert : Le «monde d’avant» est une fiction autant que nos spéculations sur le temps à venir, et maintenant ? Maintenant faut pas que j’oublie mes 12 médics de cardiopathe en rémission de cancer et un peu vacillant entre deux doses de Pfizer, comme Lady L. vient de se tirer avec le chien pour sa consulte à elle, ensuite on aura la visite des deux petits lascars de notre seconde fille qui ont l’air décidés à s’amuser encore quelque temps sur cette planète, mais ça c’est le monde d’après et gaffe de ne pas tirer l’échelle…

  • La Beauté en partage

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    Exposition des Amis de La Désirade
    -Paysages de LK
    -Les 100 Cervin de JLK
    -La collection (Joseph Czapski, Thierry Vernet, Pierre Omcikous, Jean Fournier, Richard Aeschlimann, Floristella Stephani, Armand Desarzens, Jacques Berger, Olivier Charles, Pietro Sarto, Stéphane Zaech, Robert Indermaur, Pierre Gisling, Robert Hainard, Kurt von Ballmoos, Neil Rands, Karl Landolt, Charles Clément, Bona Mangangu, Géa Augsbourg, Pieter Defesche, etc.)
     
    -La Boîte à livres (aux prix concurrentiels de 1, 3 et 5 francs).
    Invitation à la Maison bleue
     
    En mémoire de Lady L., alias Lucia K, alias Lucienne, décédée en décembre 2021, et dans la lumière de sa présence en nos cœurs,
    Jean-Louis Kuffer et les siens
    (Sophie et Julie, et leurs compagnons Florent et Gary),
    vous prient d’assister au vernissage de l’exposition-vente qui marquera la fondation de l’Association des Amis de La Désirade,
    le samedi 19 novembre 2022, dès 16h.
    à la Maison bleue,
    22 , Grand-Rue, à Montreux
    (L’exposition sera visible jusqu’au 17 décembre)
     
    Le produit intégral de la vente des tableaux présentés - dont une partie seulement seront à vendre - et de 1000 livres à très bas prix, sera affecté aux activités culturelles (expositions, rencontres, concerts, édition) projetées sous l’égide de cette association à but non lucratif.
     
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  • Le Temps accordé

     
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    (Lectures du monde, 2022)
     
    PAYSAGES DE LADY L. – Ma bonne amie me dirait, ce matin gris et glacial, que cela « sent la neige », et tout à l’heure je lancerai une flambée et remercierai le Parfait d’être en vie, mais pour l’instant je me sens tout imparfait, sans L. et physiquement mal fichu quoique la joie au cœur et l’esprit ailé, me rappelant que c’est ce froid qui nous a poussés à nous trouver un refuge au bord du lac, au début de la pandémie, juste après mon infarctus, dans la Maison bleue où elle nous a quittés dans la nuit du 14 au 15 décembre 2021, après huit mois de lutte courageuse contre ce qu’elle appelait La Bête (un terrifiant angiosarcome du cœur, absolument inguérissable) et ces derniers mots : « Lady veut dormir »…
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    J’ai annoncé samedi soir, sur Facebook et mes divers blogs, ma décision de rendre hommage à Lucienne (alias Lucia, alias Luke) en montrant ses paysages et la cinquanttaine de nos tableaux acquis en quarante ans de vie commune ou reçus de nos amis artistes, ainsi qu’une partie des 100 Cervin que j’ai commis ces dernières années au titre du «cliché augmenté» et que je vendrai comme je vendrai 1000 livres à bas prix, non pour m’enrichir mais pour concrétiser notre idée, avec quelques amis, de fonder les Amis de La Désirade qui feront, de notre maison au bord du ciel, un lieu d’accueil et d’échanges, d’expos et peut-être le foyer d’une unité d’édition…
     
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    Nous n’avons jamais prétendu, ni L. ni moi, nous poser en artistes, mais j’ai commencé de m’adonner à la peinturlure à l’âge de treize ans, sous le charme montmartrois de Maurice Utrillo, j’ai renoncé aux beaux-arts à seize ans par goût préférentiel de la littérature et ne suis revenu au dessinage et à l’aquarelle, puis à l’huile, que vers 1995 (à Vienne, plus précisément), ma bonne amie attendant le XXIe siècle pour endosser un sage tablier et, en complicité avec une voisine artiste, à peindre des parapluies, puis des fleurs, puis des paysages dont certains grands formats révèlent son indéniable œil de peintre, assez proche en somme du regard de ce grand coloriste qu’était notre ami Thierry Vernet.
    De Joseph Czapski, rencontré via L’Âge d’Homme et les Aeschlimann, à Floristella Stephani, la compagne de Thierry, lequel m’a fait connaître Jean Fournier, tandis que Dimitri commandait notre double portrait à Pierre Omcikous , le cercle de nos amis peintres s’est élargi et nos curiosités respectives (sa passion particulière pour Nolde), nos voyages aussi des Pays-Bas (la grande expo Bosch et une escale à la fondation Kröller-Muller ), au Portugal ou en Toscane, les paysages d’Algarve ou d’Andalousie, de la Côte Ouest parcourue de Frisco à Big Sur, bref notre vie commune s’est enrichie d’un merveilleux livre d’images mentales ou picturales où les peintres proches de la mère de Lady L., notre chère Katia, ont resurgi avec Pieter Defesche devenu grande figure de l’art contemporain au Limbourg - tout ça constituant ce que j’appelle trop pompeusement notre « collection », qui compte tout de même, sur un lot d’une centaine d’objets, une quinzaine d’œuvres à mes yeux majeures, dont une magnifique évocation quasi abstraite d’un rivage lacustre et matinal de Karl Landolt, épigone de Ferdinand Hodler que notre ancien conseiller fédéral Christoph Blocher, véritable collecionneur quant à lui, brûlera peut-être d'acquérir, mais ce sera à un prix proportionné à ses milliards, sinon rien…
     
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    Bref c’est ainsi, en tout cas, que nous concrétiserons, en la présence-absence, de Lady L. notre désir de transmettre notre héritage avec nos enfants, et de faire peut-être, de la Désirade, un foyer de partage et d'émulation joyeuse où la lumière de Lucia continuera de réchauffer le froid du monde … (Ce mardi 27 septembre.)

  • Pour mieux dire adieu à Godard, refaites donc votre cinéma…

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    Quand il disait « adieu au langage », JLG pensait « bonjour » en nouvelles échappées, en nous invitant à nos propres montages. Un œil sur le dernier roman de Virginie Despentes, amorcé le 11 septembre, et l’autre sur une adorable série « philosophique » espagnole: tout nous fait langage, salut j’tai vu et bonjour les hirondelles…
     
    Quand « ils » ont dit adieu à Godard, à savoir les médias quasiment tous aussi unanimes qu’avec la reine Elisabeth, on a pu se dire « sauve qui peut la vie », à croire que la mort était vaincue par un artiste, même si la lucidité portait à penser qu’il y avait comme un malentendu dans cet engouement funéraire – le même qui fit consacrer plus de dix pages au journal Libération, après sa mort, du poète Henri Michaux. Or, que n’a-t-on lu ces derniers jours : Godard a rejoint Johnny et Rimbaud ?
    Mais que célébrait-on au juste ? Un génie ou une marque ? Une « icône », selon l’expression que devait vomir l’intéressé, une figure de rebelle cristallisant la révolte de la contre-culture occidentale, ou juste un nom, comme d’un produit de luxe, Cabochard ou Rebelle ? Vous aurez apprécié les rubriques : Godard et les femmes, Godard et Mao, Godard et les Palestiniens, Godard et la peinture, Godard et la 3D, mais encore ?
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    Bien entendu, tous nos techniciens de surface médiatique y sont allés de leurs références collationnées, célébrant l’auteur « culte » d’À bout de souffle, présumé chef-d’œuvre (ce qui se discute), le chef de file non aligné de la Nouvelle Vague - formule d’époque aussi sagement homologuée que celle de Nouveau Roman -, signant Pierrot le fou et Le Mépris, puis tant d’autres films-expériences en phase avec leur époque ; mais les thuriféraires actuels , dont certaine eussent pu être ses petits-fils, avaient-ils vraiment vu les films qu’ils citaient et réelleement évalué le rapport de JLG au cinéma « classsique » et à sa dilution actuelle dans le feuilleton et dans l’imagerie multitudinaire où chacun, via Instagram, se fabrique un livre d’images ?
    Bref, cette congratulation générale n’est-elle pas une trahison ? Oui et non. Oui, car JLG détestait tout cela. Et non, car Godard en jouait, comme Fellini joue de la féerie foutraque de la télé en la stigmatisant…
    Quand il dit « adieu au langage », ainsi qu’il l’explique lui-même assez malicieusement dans un entretien parallèle à son film éponyme de 2014, JLG parle en vaudois, langue pleine d’ambiguïtés et de doubles sens, de litotes et de formules comme celle qui consiste à dire qu’on est «déçu en bien», expressions typiques d’un pays jadis soumis à une occupation et dont les traces de celle-ci (alémanique en l’occurrence) se retrouvent dans le langage comme dans le savoureux «comme que comme», signifiant «de toute façon» et traduite du « so wie so » germanique…
    Ce qu’on ne peut dire avec des mots, Rocky l’exprime d’un regard…
    Dans la foulée, JLG souligne aussi l’importance des façons de parler, autre locution à double sens, qui se corse avec les accents et les intonations – cinq tons nuancés dans la langue coréenne qui font qu’un mot peut signifier une chose et son contraire -, et le Vaudois parisianisé Godard (dont l’accent traînant-chantant est à peine plus marqué que celui de Ramuz) comme celui-ci revenu de Paris, ne sera pas moins attentif à la langue-geste chère au grand écrivain, en véritable philologue à extensions polymorphiques multiples puisque la langage de l’image et des affects sensoriels, par le cinéma, brasseront chez lui bien au-delà du seul domaine des vocables, par les détours de la représentation picturale et des collages musicaux, jusqu’aux silences et aux questions que se pose supposément le chien Rocky Miéville...
    Adieu au langage, dont la fusion et l’effusion formelle font un peu penser au dernier Céline de Guignol’s band ou au dernier Joyce de Finnegans’s wake, est en somme le film-expérience « pictural » le plus radical du dernier Godard, après Film socialisme et Notre musique, notamment.
    Lorsque nous avons découvert cet OVNI cinématographique en 3D au festival de Locarno, Rocky posant littéralement son museau sur les genoux des spectateurs du premier rang , au cinéma Rialto (souvenir perso), un collaborateur de Godard expliqua aux spectateurs présents, prévenant leur décontenancement probable (!) qu’ils ne devraient pas en chercher la signification en termes logiques ordinaires, mais plutôt en grappiller les éléments pour en faire leur propre film. Or celui-ci changera à chaque fois que nous verrons ou reverrons Adieu au langage, comme je viens de la vérifier après l’avoir revu au lendeman de la mort de JLG, deux jours après le 11 septembre…
    Une lecture du monde actuel qui en suscite d’autres…
    Si je rappelle la date de la tragédie de nine/eleven, c’est pour souligner le fait que l’Histoire, avec une grande hache, reste probablement le personnage principal du « roman » de JLG, ou tout au moins son obsessionnel bruit de fond, et dans Adieu au langage plus que jamais, dont le scénario est quasi inexistant, la narration déconstruite, les personnages à peine esquissés, le « discours » éclatés en multiples citations plus ou moins inaudibles. Bref : du Godard tout pur en tant que plasticien du cinéma et tout de même frustrant si vous attendez d’un film qu’il vous raconte une histoire, avec des personnages sympas ou pas, des situations significatives et un sens repérable.
    Le 11 septembre 2022, date de la mort d’Alain Tanner, cinéaste plus explicitement « narratif » que son compère JLG, j’entamai pour ma part la lecture d’un roman dont le titre lamentablement accrocheur (Cher connard) et la couverture criarde me laissaient à penser que j’allais le détester, avant d’être «déçu en bien» contre toute attente…
    Le dernier roman de Virginie Despentes nous ramène, en effet à sa façon, à la question du langage, et c’est intéressant ! Evoquant une société dont la langue (verlan à l’appui, avant les fantaisies inclusives) se tribalise ou se fonctionnalise, la romancière réinvestit la tradition française du roman épistolaire avec un échange de messages genre tweets-fleuves parodiant ceux des réseaux sociaux, d’abord sur un ton virulemment agressif (un jeune écrivain qui s’adresse à une célèbre actrice vieillissante en la comparant à un crapaud), puis au fil d’une complicité croissante qui se développe, entre les deux protagonistes, en tableau d’époque et en portraits que nuance la tendresse.
    Dans la foulée, on aura remarqué que deux personnages assez représentatifs de la société du spectacle, deux « pipoles » comme l’est Virginie Despentes, peuvent receler des trésors de sensibilité, des blessures, des failles, des qualités de cœur comme chacune et chacun, et que ce qui semble banal l’est beaucoup moins sous la « papatte » d’un écrivain. Question de style !
    Sacré personnage que Rebecca Latté, la protagoniste de Cher connard, genre Béatrice Dalle en « pire mieux ». Godard l’eût-il « kiffé » ? Faites-lui un SMS posthume pour le lui demander. Mais ce qui est sûr, c’est que Maria Bolaño, la prof d’éthique de la série « philosopohique » d’Hector Lozano, intitulée Merli, Sapere aude, à voir ces jours sur Netflix, aurait touché Godard par son goût furieusement indépendant de la vérité dégagée de tous les conforts intellectuels. Dans Adieu au langage, c’est du côté des enfants, du côté du chien et du côté de la nature qu’il « retrempe » lui-même sa recherche d’une introuvable vérité.
    De Jacques Ellul à la théorie des associations libres…
    Assez significative : la référence, au début d’Adieu au langage, au protestant franc-tireur Jacques Ellul, dont un personnage évoque les prédictions prophétiques sur un smartphone et qui, sur le langage, a laissé lui-même une mémorable Exégèse des nouveaux lieux communs relançant celle de Léon Bloy.
    Autant dire que le gauchiste de 68, signant une Chinoise qu’on reverra comme un symbole de la jobardise intellectuelle des années 60 en Occident, à l’époque de tous les terrorismes intellectuels, a fait du chemin en persistant « enfant terrible » à dégaine de vieux sage.
    Ceci dit, pour en revenir au « dernier Godard », il faut lire les essais de Max Dorra, à commencer par Lutte des rêves et interprétation des classes, où le psychiatre inspiré parle si pertinemment de la démarche du cinéaste, pour apprécier la portée de l’œuvre de celui-ci dans son travail sur les associations libres, au sens où l’entendait Freud, qui interroge les soubassements du langage et ses relations avec le rêve et le réel, les couleurs et les musiques du monde.
    Dans Adieu au langage, le rouge d’un pavot - rappelant les rouges de Nicolas de Staël, ou de Matisse - et la foison polychrome d’un parterre de fleurs, ou la beauté de deux enfants au jeu, la grâce d’un chien écoutant bruire la rivière, la splendeur d’un bateau à aubes accostant à un débarcadère, constituent autant de réponses immanentes et muettes, modulées comme les déclinaisons du mot NATURE, aux questions que ni l’idéologie, ni la théologie ou la politique ne résoudront jamais alors même que d’incessants reflets de la violence du monde, cisaillant les belles images du poème visuel, nous rappellent que cela continue à «péter» à Gaza ou en Ukraine…
    Jean-Luc Godard, Adieu au langage. DVD Wild Side . Avec divers compléments dont un entretien de 40 minutes.
    Virginie Despentes. Cher connard. Grasset, 2022.
    Hector Lozano, Merlí, sapere aude. Netflix.
    Max Dorra. Lutte des rêves et interprétation des classes. Editions de L’Olivier, coll. Penser / rêver, 2013.
    Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs. La Table ronde, coll. Petite vermillon, 1994.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde 2020-2022)

    COMPLOTISTES & CO - Vous avez dit complot ? Ô combien, mais encore faudrait-il s’entendre sur la forme et la nature de la présumée conspiration. L’Etat profond ? Les puissants masqués en collusion ? Les riches claquemurés dans les bunkers de luxe de Davos ? Les Chinois ?

    Et pourquoi pas tout le monde, tant qu’on y est ? Pourquoi pas les grandes surfaces et leur clientèle masquée ? Pourquoi pas notre espèce entière qui pompe l’air des oiseaux et le pollue jusqu’à faire crever moineaux et sardines ? Pourquoi pas un complot de la vie même ?

    Et quoi faire alors ? Virer le capitalisme ? Foncer en gilets jaunes sur tous les capitoles oiseux ? Une révolution de plus ? OK mais laquelle ? Ou baisser les bras et se retirer sous sa tente ou dans sa cabane dans les bois ? Cultiver son jardin comme Candide ? Le cher vieux Léautaud alcestueux avait fait inscrire sur sa tombe « foutez-moi la paix! ». Mais quelle paix ?

     

    QUEL APRÈS ? - Faut-il se la jouer paix des morts avant terme ? Peut-être est-ce à quoi rime la nouvelle forme de consentement feutré à quoi nous porte le complot continu de la Grande Distribution ?

    Ils vous ont dit comme ça que ce temps suspendu serait celui d’un retour à la culture, et vous avez vu: plus de cafés ni de piscines ni de librairies, ces lieux saints de la conversation, de la brasse coulée et de la lecture. Et plus que tout: plus de travail ! Mais quel travail ?

    Dans son dernier roman à tournure de dystopie catastrophiste, sous le titre de Calendrier de l’après , le sympathique Nicolas Feuz, momentanément allégé de ses activités ordinaires de procureur, brosse le tableau terrible d’un monde dévasté par le virus où deux reliquats de notre espèce survivent: les bien-pensants, soumis à la Gouvernance de quelque élus, et les inutiles qu’on parque et qu’on traite en réservant aux contrevenants l’exécution publique par le gaz.

    Cette vision simple de notre Après se veut effrayante et joue sur la peur ambiante, mais éclaire-t-elle en quoi que ce soit la situation actuelle et ses lendemains ? Je crains bien que non, car je crois que la réalité a beaucoup plus d’imagination, et notre espèce plus de ressources de survie.

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    LES BRAVES GENS.- La redoutable Flannery O’Connor, sans illusions sur la nature humaine en sa qualité de mystique christique auteure de nouvelles géniales écrites dans sa ferme sudiste grouillant de poules et de paons, constatait que les braves gens ne courent plus les rues tout en s’attachant à leur observation tendre et vache à la fois.

    Je suis hélas beaucoup moins catholique que cette illuminée, mais à la fois plus confiant en les braves gens, sûrement beaucoup plus nombreux qu’elle ne le dit en son jansénisme de grande malade vouée à une mort aussi prématurée que celle de Pascal, autre cinglé notoire.

    Parions donc débonnairement, en ce dimanche enneigé à la fraîcheur roborative, pour le meilleur au milieu du pire - pour les braves gens de bonne volonté et d’autres lendemains qui chantent sans trop de boniments...

    CRISTAL DU SONGE. – Je n’aime pas parler de « poèmes » à propos de mes contrerimes, et j’exclus tout commentaire lorsque je les publie sur Internet, comme il en irait d’objets trouvés sur une grève qu’il serait à mes yeux déplacés de qualifier de « bons » ou de « mauvais », pas plus qu’il n’est sensé de critiquer un tesson en bien ou en mal. Il est vrai que je compte les pieds de mes vers, mais c’est juste affaire de rythme et de sonorité, l’apparition du premier et l’enchaînement de ceux qui suivent relevant plus de l’instinct verbal ou du subconscient que de l’artefact, mais il en va à mes yeux de la poésie comme de la pensée, qui découlent, comme le disait le disgracieux Paul Verlaine au verbe (parfois) de pur cristal, « de la musique avant toute chose », et cela rejoint le Rimbaud des Illuminations qui me touche (parfois) au plus profond pour je ne sais quelle raison.  

             Donc voilà pour ma « musique » de ce matin :

     

    Au doux parler

    Le style nouveau de la douceur,

    le fameux dolce stil;

    si dice: dolce stil nuovo,

    rétablit la valeur

    de la douce chanson des mots...

     

    À l’insane jactance en cours,

    au discours des chaos,

    le style subtil au jour le jour

    oppose l’harmonie

    labile des oiseaux...

     

    Tu es telle mon hirondelle,

    dans le torrent des airs,

    en joyeux tourbillons,

    que les vers en ribambelles

    à leur tour jailliront ...

     

    Au fond du ciel est un mobile

    secret et radieux,

    dont la grâce efface la trace,

    tout au plaisir présent

    d’un murmure volubile...

     

    CONTRE PASCAL. – En toute modestie quasi onirique, non moins qu’enfantine, je me disais ce matin, entre deux sommeils, que l’Éloge de la douceur auquel j’aimerais me consacrer en mes derniers temps serait un recueil de notations pratiques, politiques ou poétiques  qui prendraient en somme le contrepied des Pensées de Pascal que je suis en train de relire, plaidant - contre toute apparence -, pour la bonté fondamentale de la créature humaine moyenne, la restauration d’une confiance universelle en celle-ci (moyennant son propre effort de changer de vie) et le décri de la théologie exaltant les bienfaits de la douleur et les méfaits d’un Dieu mauvais.

    Tout sublime qu’il soit, avec sa langue de colombe à fiel verbal de vipère, Pascal me semble d’une dureté à côté de laquelle un Voltaire fait figure d’aimable compagnon, même si je déclinerais l’offre de passer mes vacances avec l’un ou l’autre, ou à la rigueur aux eaux avec Voltaire, mais à distance.

    À vrai dire il y a de l’ayatollah chez Pascal, qui dit à peu près ce que proclament les fanatiques d’un Allah janséniste : que le monde est immonde et que plus on le hait et plus on est digne d’être aimé et sauvé, ce genre d’absurdités…

    DE BONS CONSEILS. – Or c’est tout en douceur que j’envisage ma révolution mondiale, patiemment adaptée à toutes les populations et peuplades, et sans contrainte aucune, en rupture totale de persuasion clandestine, cartes sur table et chiffres à l’appui, en conseillant d’abord à chacune et chacun d’évaluer ce qui ne va pas dans sa vie et, à supposer que ce soit le cas, pourquoi et comment en changer dans la mesure de ses possibilités et en aimable connivence avec son proche entourage et ses voisins de palier, et sans tarder passer à l’action, agir en conséquence, changer de job s’il ne te plaît pas vraiment, changer d’époux s’il te bat, te changer toi-même si tu bats tes enfants, ainsi pour commencer et ensuite continuer en ne faisant que se conformer à ce qu’il y a en chacune et chacun de bon qu’on feignait jusque-là d’ignorer, poil au nez.       

     

    LE GAMIN. - Je me suis réveillé ce matin en pensant au gamin, comme je l’appelais hier soir en parlant de sa connerie avec Lady L. Elle m’avait évoqué la première l’avalanche survenue ce dimanche à peu près mille mètres au-dessus de notre balcon lacustre, citant la piste du Diable qu’il m’est arrivé de dévaler naguère, sur quoi je me suis renseigné plus précisément pour apprendre que quatre jeunes skieurs sauvages, ce magnifique dernier dimanche, ont été soufflés par une avalanche de neige fraîche à l’aplomb des rochers de Naye, dans un entonnoir vertigineux où ils s’étaient risqués au mépris des prescriptions claires répétées ces derniers jours par les instances responsables de la sécurité en montagne, et c’est ainsi que le gamin s’est retrouvé enseveli sous plusieurs mètres de neige dont les sauveteurs l’ont finalement arraché pour le transporter en hélico à l’hôpital où il a succombé à ses blessures en cet affreux dimanche dont ses parents et ses potes survivants ne se remettront probablement jamais malgré le temps censé guérir toutes les blessures, etc. (Ce mardi 19 janvier)

    HORS NORMES.- Mourir comme ça pour le fun relève de la connerie pure à pleurer, et j’ai bel et bien réprimé hier soir un bref sanglot en me figurant la fin atroce de ce gamin étouffé et fracassé, tout comme, un autre dimanche super où nous devions partir ensemble, mon ami Reynald s’est disloqué dans les séracs du Dolent bien nommé après qu’il se fut risqué tout seul sur la dernière pente glaciaire de la paroi jetant ses feux glorieux sous le soleil dominical - petits cons dérogeant aux sacro-saintes normes élémentaires de sécurité, non mais tu percutes ?!

    Et comment que je « percute » , pour parler le volapük des kids, même si j’ai toujours été plus regardant en matière de normes de sécurité que nos malheureux lascars, mais quoi de plus normal que de se fiche des normes à dix-neuf ans, surtout en période d’obsession sanitaire et sécuritaire généralisée ?

    ET APRÈS ? - Le gamin ne saura jamais ce qui l’attendait, qui nous attend. Tu crois que le vaccin va nous sauver ? Vous pensiez crânement que la pente tiendrait, mais le défi et le déni sont soumis aux même lois de la gravitation en temps idéal que sous l’orage ou la guerre des mondes, et demain reste incertain, pauvres gamins que nous sommes...

    CAPABLES DU CIEL. - c’est aujourd’hui que les Américains changent l’eau de leur bocal national, avec un nouveau ministre de la santé transgenre en lequel (ou laquelle) d’aucun(e)s verront un signe de dégénérescence alors que ma bonne amie et moi nous en amusons plutôt sans nous réjouir pour autant : aux fruits à venir de nous dire si l’arbre transformiste était un bon choix; et à ceux qui nous disent que le nouveau président ne sera pas meilleur que le précédent, je réponds que pire que ce dernier est inconcevable, et la série de pardons accordés par le ploutocrate en son dernier forfait en dit tout: rien que des crapules hideuses, reflétant sa propre ignominie.

    Est-ce dire que Joe Biden sera aussi capable du ciel que Léonard de Vinci ou Jean-Sébastien Bach ? Sûrement pas, mais du moins ne subira-t-on plus cette seule image omniprésente de bateleur de grande surface entouré de Barbies laquées et de laquais serviles: ainsi distinguera-t-on plus tranquillement ce qui a de l’importance (la bonne vie et les braves gens) et ce qui en a moins (le Pouvoir et le Profit), tâchant de voir plus sereinement le ciel et pas le faux Dieu du paltoquet brandissant la Bible comme une arme d’intimidation massive.

    DÉSARMEMENT MORAL. - Je me trouvais donc hier soir au bord du ciel, sur la terrasse enneigée du palace de Caux désormais voué au management hôtelier «à l’international » après avoir été le siège du Réarmement moral cristallisant l’idéal d’un autre temps sous l’égide d’un paternalisme capitaliste bon teint.

    Or, considérant l'extension d'une nouvelle hypocrisie moralisante qui ne me semble pas valoir mieux que celle-là, je ne serais pas loin, au nom du ciel très pur, de préférer le désarmement moral, en tout cas pour ce qui touche aux assauts de la vertu prétexte à tous les lynchages , etc.

    La vue élargie , le grand large et l’air tonique, la griserie quasi cosmique et la beauté de tout ça, enfin Snoopy qui réclame un biscuit de plus: la putain de belle vie, quoi !

     

    Ce jeudi 21 janvier. –  J’ai prié ce matin mon éminent confrère E.S. de m’excuser, sur Messenger, de n’avoir pas même accusé réception de son envoi, par le même canal, d’une communication qu’il a consacrée à l’évaluation comparée des avantages et des inconvénients de l’impérialisme en tant que tel et du capitalisme monopolistique, selon l’économiste allemand Schnupfeter,  au motif que j’étais hier soir, après avoir été appelé en urgence au bloc opératoire de la clinique, tout occupé à procéder, par voie transsphénoïdiale,  à l’ablation d’une tumeur bégnine sur l’hypophyse de la jeune Rosalind (dix neuf ans, les yeux verts et la grâce fragile), et l’on sait (E.S. plus que d’autres d’ailleurs en  sa qualité de  chercheur en neurobiologie) quelle concentration sévère requiert cet acte chirurgical. Il me semblait par ailleurs que j’avais évoqué récemment, auprès du cher prof sûrement distrait par ses multiples activités (il fait aussi dans le piano et l’essai plastique) mon peu de goût pour les idéologies en général et les théories économiques en particulier - moi qui m’en remets à peu entièrement à Lady L. en matière de finances et de cuisine -, mais je me suis contenté de rester évasif dans mes remerciements, sans entrer non plus dans le détail à propos de Rosalind…

     

    DOUBLE COUP DE FOUDRE. – Il y a longtemps, déjà, que mon admiration pour le romancier anglais Ian McEwan m’a attaché à ses ouvrages, d’une intelligence sensible bien rare en cette période  d’eaux basses, et je me disais ces jours, à la lecture très annotés (au stylo rose) de Samedi, que de tels livres ont la valeur de véritables essais, mais en actes, si l’on peut dire, où les relations entre les personnages (hier soir entre le jeune carabin Henry Perowne et la jeune Rosalind, à l’opération de laquelle il assiste auprès du Patron du service de neurochirurgie), impliquent le lecteur avec une intensité et une précision englobant la situation rapportée et les affects du lecteur autant que ceux des protagonistes. En l’occurrence, Henry tombe raide amoureux de Rosalind en train d’être charcutée en finesse  (il tient le haricot dans lequel le Patron dépose la tueur à consistance de pudding brunâtre, mais également de son propre futur décidé à ce moment-là, qui sera celui d’un spécialiste de non moins haute volée que son boss… Bref, comme le dit Proust dans Le Temps retrouvé, tu deviens le livre que tu lis si le livre en question est sérieux, pour autant que ta lecture soit aussi sérieuse que lui…

     

    CHRONIQUE. - J’ai bouclé ce matin ma 120e chronique destinée au média indocile Bon Pour La Tête, dont j’ai motif, je le crois en tout orgueil scientifiquement mesuré, d’être content et fier. Que voici donc…

     

    Le réalisme positif optimisera notre passif

     

    Prenant le contrepied du catastrophisme en vogue, notamment illustré par Le Calendrier de l’après, dernier roman dystopique de Nicolas Feuz, entre autres raisons de désespérer entretenues par la gauche perdante et la droite arrogante, Rutger Bregman parie pour les utopies réalistes en affirmant que l’humanité vaut mieux que ce qu’on croit…

     

    Le constat remonte à la plus haute Antiquité, pour le dire à la façon débonnaire de l’excellent Alexandre Vialatte: il y a ceux qui se lamentent devant le verre à moitié vide, et ceux que réjouit au contraire le verre à moitié plein. Et après ?

    Cette question de l’après s’est posée dès le début de la pandémie, mais l’auteur de best-sellers romands Nicolas Feuz, procureur au civil comme chacune et chacun sait, n’a pas attendu la troisième vague pour brosser, de notre avenir, le tableau le plus noir dans son dystopique Calendrier de l’après, évoquant une situation comparable à celle d'un hiver nucléaire (on pense à La Route de Cormac McCarthy en encore plus pire, la poésie métaphysique et la qualité littéraire en moins), où l’humaine engeance s’est trouvée réduite à quelques milliards à dominante féminine, survivant en deux clans mortellement opposés: les biens-pensants soumis à la Gouvernance et les inutiles voués au rebut et à l’extermination par le cube à gaz; et plus rien qui ne fonctionne après l’extinction des médias et du flux pétrolier, sauf les drones et autres tasers paralysants pour sauver un brin d’action...

    Passons sur le détail décidément improbable de cette fable pour ados et public confiné en quête de frissons, pour se demander quand même, si tant est qu’il y croie une seconde, ce que veut dire notre cher procureur neuchâtelois, à vrai dire mieux inspiré quand il traitait des réalités criminelles que son métier lui a fait observer de près que dans ce roman vite fait sur le gaz ?

    Que la cata est irrémédiable ? Que la dictature sanitaire a gagné ? Que la peur seule peut nous ouvrir les yeux ? Qu’un couple idéal à la love story remastérisé peut nous servir de modèle ?

     

    Et si l’humanité était moins foncièrement mauvaise ?

    Les hasards de ces derniers jours ont fait qu’après avoir lu Le Calendrier de l’après, et tandis que, pédalant mes 10 kilomètres quotidiens sur mon vélo d'appartement, je regardais sur Netflix les épisodes de la traque du Tueur de la nuit, j’ai poursuivi une autre lecture battant en brèche le pessimisme de la dystopie de Nicolas Feuz et du reportage consacré aux abominables méfaits de Richard Ramirez, avec deux livres qui m’ont immédiatement séduit et passionné par leur ton et leur apport documentaire, signés Rutger Bregman: à savoir le tout récent Humanité, une histoire optimiste, et l’antérieur Utopies réalistes, déjà salué par un succès mondial.

    Dans son dernier livre, qui relève de la plus belle synthèse d’investigation, l’historien-journaliste et essayiste néerlandais défend la thèse – il faudrait plutôt dire le sentiment dominant, fondé sur des constats étayés -, que l’homme n’est un loup pour l’homme que dans certaine circonstances, et que la fameuse théorie du verni de culture recouvrant à peine une créature naturellement féroce relève plus de l’idéologie que de la réalité.

    En homme de bonne volonté pragmatique plus qu’en idéologue, assez proche en cela de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui lui a d’ailleurs rendu le plus vif hommage, Rutger Bregman s'oppose crânement à toute une tradition spirituelle ou philosophique fondée sur le péché originel, la chute ou la défiance de principe, multipliant les exemples de fausses preuves visant à établir le naturel foncièrement mauvais de notre espèce, à partir de célèbres faits imaginés ou observés.

    Ainsi prend-il le contrepied de la fable ultra-pessimiste du roman de William Golding, Sa majesté des mouches, où l’on voit un groupe d’adolescents anglais de bonne éducation retomber dans la barbarie après s’être retrouvés seuls sur une île, en citant plusieurs situations et expériences concrètes comparables qui ont abouti à des résultats beaucoup plus nuancés voire opposés.

    De la même façon, à propos d’expériences faisant longtemps autorité en matière de psychologie sociale, comme le test fameux de Stanley Milgram et de sa machine à électrochocs tenant à prouver qu’un bourreau sommeille en chacun de nous, Bregman a enquêté et conclut là encore à l’interprétation abusive, voire malhonnête de plusieurs cas d'école analogues.

    À la question de savoir pourquoi des gens “bien” agissent mal, qu’une Hannah Arendt avait abordée à sa façon à propos du peuple allemand, Bregman rapporte en outre de nouvelles explications, s’agissant de la guerre, selon lesquelles la plupart des soldats de la Wehrmacht n’agissaient pas par sadisme boche caractérisé mais par esprit de camaraderie, ou rappelant cette observation d’un colonel américain qui découvrit que la plupart de ses hommes ne tiraient pas quand ils le pouvaient, ou que seul l’usage à haute dose de drogues a “aidé” de braves jeunes gens à se transformer en brutes sanguinaires, à Oradour-sur Glâne ou au Vietnam.

    Et de citer Rousseau, souvent moqué pour son “idéalisme” romantique, qui aura fait preuve selon lui de plus de réalisme que ses détracteurs en considérant l’invention de l’agriculture comme le moment où les cueilleurs-chasseurs, menant une vie plutôt détendue à en croire les archéologues, furent chassé de leur Eden terrestre ainsi que le raconte la Genèse biblique en son mythe originel de la Chute, etc.

     

    Un nouveau réalisme basé sur la confiance

    L’optimisme de Rutger Bregman a cela de particulier qu’il se fonde sur un réalisme rompant avec les “assises du désirable” typiques de Mai 68, marquées par les slogans des gauchistes prenant leurs aspirations pour des réalités, avant de déchanter et de déprimer, alors que son réalisme s’oppose aussi à celui d’une droite invoquant aveuglément les Lois du Marché

    Sur mon vélo d’appartement, je me rappelle les bons conseils du cycliste Albert Einstein traversant la campagne argovienne et découvrant en pédalant que la pratique précède la théorie.

    Or, c’est également en pédalant sur mon engin, devant mon laptop connecté à Netflix ou à la chaîne européenne ARTE, que j’aurai multipliés ces derniers temps mes observations de septuagénaire cancéreux en rémission et de cardiopathe aux muscles flagadas, relatives à la férocité monstrueuse de certains individus maltraités en leur enfance (le tueur de la nuit Ramirez), le ressentiment social légitime fondé sur l’injustice aboutissant à une violence illégitime (un reportage consacré au jeune Suédois infiltré dans les mouvements néo-nazis anglais et américains) ou l’envie primaire surexcitée par l’étalage obscène des scènes de la vie des milliardaires (le non moins édifiant Empire du bling), entre autres illustrations de l’imbécilité humaine (le verre vide ) à quoi s’oppose le verre plein de la bonne volonté auquel se fie le gentil Rutger Bregman - et ce mot magique de confiance m’est venu ce dernier lundi en apprenant que la veille, par temps radieux et confiance excessive en leurs forces, quatre gamins ont été emportés par une avalanche dans la montagne que je vois par la fenêtre en pédalant en tout sécurité…

    Donc la confiance , me disais-je en repensant au livre de Rutger Bregman parlant pratique avant toute théorie, sous le titre d’Utopies réalistes, serait la clef du pacte humain: la confiance en l’ingéniosité et la bienveillance humaines, mais assortie à la prudence (en cas de risques d’avalanches , gamin, tu fais gaffe) et au respect mutuel fondant la relation humaine, etc.

    Je ne sais pas si Rutger Bregman , moins « idéaliste » que les idéologues gauchistes de bonne volonté à la manière de mon ami Jean Ziegler ou de Noam Chomsky et de la très verte Naomi Klein, a raison de faire confiance en ses semblables en se posant, notamment , en champion du revenu de base universel, multipliant à foison les exemples d’applications réussies de celui-ci, mais ce que je sais est que son propos, clair et captivant, fait du bien, non du tout en dorant la pilule mais en exposant des faits têtus, intéressants et encourageants, à l’opposé de tant de jérémiades et de rancœurs stériles qui nous asphyxient par les temps qui courent...

     

    NE PAS DÉNONCER : DÉCRIRE. – Je m’en suis fait une éthique personnelle, que j’oppose à la pratique pléthorique et quasi obsessionnelle de la dénonciation vertueuse de gauche (Mediapart) autant que de droite (Contrepoints ou Boulevard Voltaire), sans parler du nouveau tribunal populacier des médias multiples et des réseaux sociaux : décrire les faits et citer les dits avec précision, en laissant la conclusion à chacune et chacun.

    Mon ami Anton Pavlovitch Tchekhov a montré l’exemple au temps des prêcheurs pacifistes à la Tolstoï et des flagellants orthodoxes à la Dostoïevski : si tu es écrivain et qu’il te chante de décrire des voleurs de chevaux, nul besoin à la fin, si tu as vraiment fait le job, de dire qu’il est mal de chourer des canassons.  J’ai développé cette thématique dans le cinquième chapitre de mon dernier libelle, Nous sommes tous des zombies sympas, intitulé Nous sommes tous des délateurs éthiques, et comprenne qui voudra bien.

     

    GISANTS DU MATIN.Je constate une fois de plus ce matin, et je note mentalement, que les premiers instants de l’éveil, à peine dégagés de la scénographie magique des rêves, sont les plus poreusement ouverts aux associations d’images et d’idées fertiles, et j’en fais la remarque tout haut à Lady L. couchée à mes côtés et déjà en train de parcourir le monde au moyen de sa tablette à plus large écran que mon smartphone, éclatant soudain de rires à la vision du « meme » qui circule dans le monde entier, figurant un Bernie Sanders en mitaines devant le Cervin – mon Cervin dont j’ai entrepris la figuration picturale en 100 exemplaires. Or l’entendant prononcer ce néologisme étrange de « meme », je lui demande d’en vérifier l’origine de l’usage, ce qu’elle fait aussitôt au moyen de la même tablette que je la vois  manipuler avec une pointe d’envie, mais non : je dispose déjà d’un laptop Macpro de moyenne taille et d’un I-Mac à grand écran sur lequel je rédige tous les jours mon Cher Journal…

     

    FAUX DÉBAT. – Les prétendus débats relatifs à la « gestion de la pandémie » font rage, et l’incitation à une « vraie discussion » lancée sur Youtube par un certain Dr Louis Fouché plutôt sympa dans son rôle de « rassuriste », m’a intéressé hier soir  le temps d’une heure à l’écouter argumenter contre les mesures prises par le gouvernement français en la matière, et à me renseigner ensuite je me suis rendu compte, avec retard, que ce brillant parleur, soutenu par le Dr Raoult et prônant la liberté des médecins traitants et le droit des patients à choisir leur traitement – rappelant dans la foulée la prise de conscience des sidéens mal conseillés en d’autre temps – avait été déjà largement loué, comme un gourou, et conspué, comme un dissident, par les uns et les autres dans ce qui n’est pas un débat mais un dialogue de sourds sur les réseaux sociaux, dans les médias et dans la rue, où tout le monde a ses raisons et ne voit chez l’autre que des torts.

    Or le bon sens de Lady L., quand je lui ai parlé de mon intérêt pour le discours de ce Fouché moins sanguinaire que le mitrailleur de Lyon, lui fait a hausser les épaules en invoquant une typique « affaire française », et poursuivre le déchiffrement d’un plan de tricot compliqué en langue anglaise.  Sagesse de Gaïa, me suis-je dit en me rappelant que j’avais interdit à sa mère, de son vivant, de « philosopher » avant dix heures du matin dans notre maison commune de l’Impasse des philosophes bien nommée,  après que je lui eus filé les œuvres complètes de Sénèque…

     

    PAS LE TEMPS. – À propos d’une vie transhumaine ou des vains débats en des lieux inopportuns (la discussion sur Internet ou sur les plateaux de télé me semble décidément mal barrée), ma sage bonne amie en voie de perfectionner, en complicité avec sa fille aînée, sa pratique du  point de jacquard et ses multiples déclinaisons à la jacasserie mondiale, me dit qu’on n’a « pas le temps», et je surabonde au moment de me remettre au temps de la peinture et de persister à tenir mon Cher Journal comme le faisaient les dames de l’entourage de Léon Tolstoï (et le patriarche lui-même), ou le cher Amiel, ou l’irascible Paul Léautaud, mon souci étant de plus en plus de rendre compte de ce que nous vivons tous les jours à l’attention particulière de nos deux petits-fils, Anthony (quatre ans cette année) et Timothy (deux ans en juin) qui en feront ce qu’ils voudront. 

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DE QUOI RIRE. - Je me suis rappelé la neige de notre enfance après avoir lu, ce matin, le dernier texte de l’ami Quentin évoquant une garderie d’aujourd’hui dont les mioches sont devenus des « clients » jouant avec des « objets transitionnels » sous l’égide de la nouvelle pédagogie, mais Lady L. en sa compétence expérimentale me rappelle que ce vocabulaire remonte au moins aux années 50, du temps des Winnicot & Co, à quoi j’objecte qu’aujourd’hui ces termes font bel et bien « habits neufs » pour tout un chacun qui « psychologise » à tout-va, même si Quentin en remet une couche alors que nos petits-enfants ont encore droit, dans leur garderie montreusienne, à de candides monitrices moins appareillées en matière de langage technique…
    Cela étant, notre gâte-sauce a raison de pointer la jobardise, nouvelle ou pas, de la tendance actuelle des « sachants » à tout conceptualiser et cérébraliser, comme un certain Rabelais le faisait des pédants et des cagots il y a déjà bien des années; et le même rire rabelaisien me revient à l’observation de ce qui, par les temps qui courent, devrait plutôt nous faire désespérer. Surtout, j’apprécie qu’un garçon de 30 ans et des poussières s’exprime avec autant de vivacité alors que les « millenials » semblent se pelotonner dans leurs terriers en s’envoyant de petits messages vertigineusement vides via Tik Tok…
     
    CONSULTATION . - L’excellent Docteur H. , seul à ma consulte de fin de matinée, et prenant sur lui de me piquer le doigt pour le contrôle de mon TP, me répond qu’il « fait aller » quand je lui demande des nouvelles de sa santé, puis il me propose de m’inscrire par Internet sur la liste d’attente du vaccin, et je lui réponds que ça se fera en temps voulu en précisant que je ne suis pas du tout opposé à la chose comme d’aucuns qui en font un nouveau thème de fronde idéologique à la flan; mais je ne lui dis rien de mes nouvelles douleurs articulaires ou périphériques ( un putain d’orteil que je croyais cassé) de crainte qu’il n'ajoute un médoc aux douze de l’ordonnance que je l’ai prié de renouveler au titre de ma contribution au soutien de la Big Pharma helvétique. Sur quoi je regagne notre sweet home du bord du lac où je me reconnecte au site du Washington Post en quête des dernières nouvelles de la House - mais c'est encore trop tôt...
     
    MIDNIGHT. - Après mes divers travaux du jour, une longue sieste, la balade raccourcie avec Snoopy sur les quais enneigés et un film gentiment extravagant sur Netflix (Un casse à Central Park), j'ai suivi en live les délibérations de la House aboutissant à la mise en accusation du Président pour incitation à la violence, suivies de la vidéo bonnement surréaliste où ledit Président, comme si de rien n'était, les yeux au ciel et s'en prenant à la fois à la droite et à la gauche, proclame son horreur de la violence, absolument contraire à ses principes moraux, etc.
    On croit rêver mais pas du tout: avec Donald la réalité est irréelle et le rêve une preuve aux assises du désirable...
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    ANGES & FANTASMES. - Le rêve très détaillé que j’ai fait ce matin, après m’être réveillé à cinq heures et avoir pallié mon souffle au cœur avec un grand verre d’eau puis m’être rendormi, m’a ramené dans la mansarde parisienne de la rue du Bac où j’ai passé tant de nuits, qui m’évoquait aussi la soupente de la rue de la Félicité où j’ai créché durant mon séjour de 1974 aux Batignolles et ma chambre sous les toits de La Perle aux Canettes, avec un œil-de-bœuf donnant sur la chambre voisine dans laquelle deux personnages aux silhouettes blanches me semblaient en train de faire l’amour, sur quoi l’un d’eux surgissait, très gentil , puis deux autres, puis deux ou trois femmes dont l’une connaissait mon nom et me demanda si j’étais déjà allé en Ayatollie (elle avait dit Anatolie) alors que je demandais à l’ange couché à ma droite (nous étions vaguement couchés) s’il était plutôt Asie ou banlieues parisiennes, après quoi l’un des types genre Francais moyen déclarait que c’était le moment de partir pour leur virée au Touquet - me clignant de l’œil en ajoutant qu’ils étaient férus de la Côte d’Azur, ce qui fit réagir Lady L. toujours aussi attaché à l’exactitude géographique, quand je lui racontai ce rêve alors qu’elle prenait des nouvelles de Washington sur sa tablette - et je me suis interrogé alors sur ma propension croissante à voir des anges autour de moi, et pas que dans mes rêves... (Ce jeudi 14 janvier 2020)
     
    MESSAGERS. - La fonction traditionnelle des Anges est celle de messagers, mais la question que je me suis posée ce matin, toujours en présence de Lady L. encore couchée dans notre grand lit à cadre de palissandre qu'elle à acquis chez Benoît Lange (!) le fameux marchand de meubles ethnos, était de savoir qui nous envoie les messages de ces rêves, l’explication freudienne étant loin de me suffire - les trois pauvres pages consacrées à l’interprétation des songes dans le dernier numéro de L’Obs me semblant d’une platitude atterrante. Comme si les psys étaient plus avisés en la matière qu’un Proust ou qu’un Fellini !
     
    DE LA RÉALITE. - Taxer quelqu’un d’angélisme est censé vous poser en adulte responsable qui a le sens des réalités, mais les messages angéliques de plus en plus réalistes, par le détail, que je reçois depuis quelques décennies m’aident à mieux voir ce qui dans la réalité procède d’une présence qui rayonne, et je ne parle pas que des petit enfants et des vieilles saintes: je parle de l’ange des brasseries évoqué dans mon rêve de cette nuit.
    De fait à un moment donné, le plus émouvant dans mon souvenir, l’un des mecs mal rasés de mon rêve citait soudain cette phase de Cingria, tirée du Canal exutoire: « Un archange est là, perdu dans une brasserie », et je prononçai ce dernier mot de brasserie en même temps que lui et nous échangions alors un sourire de connivence rare...
     
    NO PASARAN. - Je devrais avoir la mine sombre et soucieuse, ce matin, l’air gravement «concerné» en me rappelant le reportage «alarmant» que Lady L. m’a recommandé de voir hier soir sur ARTE, consacré à l’infiltration du jeune étudiant suédois Patrik Hermansson dans les mouvements d’extrême-droite anglais et américains ; je devrais m’indigner, et cela a été ma première réaction à la découverte de ces affreux idéologues en cravates et culottes courtes et des hordes d’imbéciles hargneux tout pareils à ceux qui viennent de déferler sur le Capitole, mais à ce mouvement panique de colère a succédé un autre sentiment plus en phase avec ce que je crois la réalité tant anglaise qu’américaine , européenne et suisse, qui fait que « ça »ne passera pas, ou pas comme ça… (Ce vendredi 15 janvier)
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    KATYN ET LES JUIFS.- Bien entendu, je sais que « ça » existe et je le savais avant de voir ce reportage. Je ne suis pas vraiment étonné d’entendre tel fasciste anglais vociférer dans une rue de Londres que le Goulag et le massacre de Katyn est imputable aux Juifs, ni de voir un de ses comparses gesticulant proposer qu’on réunisse les migrants dans le tunnel sous la Manche et qu’on y foute le feu, ou encore que tel idéologue américain recommande le bombardement nucléaire du Pakistan et prédise une monnaie unique à l’effigie d’Adolf Hitler.
    Je sursaute évidemment d’horreur comme le jeune Patrik à Charlottesville quand se défoule la meute raciste et judéocide, mais je sais aussi, au même moment, que tout ne va pas dans le même sens, et je me rappelle alors Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, dans lequel il est montré que, même au temps où le nazisme séduisait certains Américains et certains Anglais (dont un certain monarque), « ça » n’a pas vraiment passé.
    En entendant Jez Turner, leader surexcité du London Forum parler de Katyn comme d’un crime juif, je me suis rappelé que notre ami Czapski a passé cinquante ans de sa vie à rétablir la vérité selon laquelle ses camarades polonais n’ont pas été massacrés par les Allemands mais par les Soviétiques, comme je me rappelle les théories conspirationnistes antisémites fondées sur le Protocole des sages de Sion - inventé comme chacun sait par la police du tsar pour accuser les Juifs d’un complot mondial - quand je découvre les thèses de Q-Anon & Co…
    Cependant, tout convaincu que je sois du danger réel que représente l’Alt-right américaine, je crois que « ça » ne passera pas, ou pas comme ça, mais peut-être « ça » va-t-il évoluer et ne sera pas moins grave sous de nouvelles formes ?
     
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    LE COURAGE DE L’OPTIMISME. – Contre la gauche perdante et la droite arrogante, le nouveau catastrophisme relancé par la pandémie et l’aveuglement consentant, Rutger Bregman plaide pour ce qu’il y a de fondamentalement bon dans la créature humaine et défend des « utopies réalistes » dont la redistibution des richesses est l’un des points forts, au dam des frileux, et tel sera le thème de ma 120e chronique sur le « média indocile » de Bon Pour La Tête.
    Dès que j’ai commencé de lire Humanité, une histoire optimiste, le ton et plus encore le formidable matériau documentaire accumulé et analysée par ce Batave hors norme et hors partis m’a botté, me rappelant le réalisme joyeux de notre chère Katia, et la lecture, ensuite d’Utopies réalistes, consacré notamment au succès des applications du revenu de base universel, m’a surpris et séduit bien plus que les scies actuelles sur le retour des « vieux démons » et autre « montée des périls ». Dans la foulée, j'ai offert ces livres à nos filles pour Noël après que Lady L. s'en est régalée elle aussi...
    Non, ce n’est pas se leurrer ou s’illusionner que de parier sur la générosité plus que sur le cynisme ou le sempiternel égoïsme des nantis, même si l’on sait l’infinie ingéniosité de notre espèce à creuser sa tombe et préférer trop souvent le pire au meilleur, etc.
     
    TRUMP ET BALZAC. – Lorsque Bernard Pivot, recevant Michel Butor pour la somme critique que celui-ci a consacré à Balzac, lui demanda à quoi tenait son intérêt pour le grand buveur de café, le cher prof-écrivain répondit juste : parce que c’est intéressant, mon cher, Balzac est intéressant ; et c’est pourquoi je m’intéresse, aussi au personnage balzacien que figure à mes yeux Donald Trump, supposé le personnage le plus puissant du monde et disposant, sur son bureau, d’un dispositif lui permettant de commander cinquante Cocas Zéro par jour, voire plus quand il est énervé. L’un de ses biographes lui donne 16 ans d’âge comportemental, un psychiatre voit plutôt en lui un enfant demeuré, lui-même se considère comme le Président le plus intelligent de l’Histoire et sa spécialité est de considérer ce qu’il dit sur le moment comme la seule réalité tangible dans l’espace et le temps, alors qu’il prend ses décisions en fonction de ce que lui a inspiré son dernier interlocuteur, comme la résolution du bombarder la Syrie lui a été dictée, un quart d’heure après avoir envisagé le contraire, par sa fille Ivanka lui montrant en larmoyant des images d’enfants martyrs, etc.
    Trump lui-même, en tant que personne venue au monde le 14 juin 1946 (le même jour que Che Guevara, Boy George et moi), natif donc du signe des Gémeaux, est probablement un sujet d’observation passionnant pour les psychologues et les psychiatres, mais c’est de façon plus naïve (faussement naïve cela va sans dire) que je m’intéresse à cet individu aussi génial à sa façon qu’imbécile à beaucoup d’égards, comme m’intéressent plus sereinement un Léonard de Vinci ou un Albert Einstein, génies avérés et lumineux, etc.
     
    RIEN QU’UN FANTASME ? – L’extraordinaire plasticité des opinions de Donald Trump, autant que de ses postures et comportements, décisions et revirements, me semble du plus haut intérêt en cela que son oscillation chaotique entre tout et n’importe quoi renvoie à la réalité actuelle – dont elle procède évidemment – et, plus précisément, à la situation mondiale soumise à toutes les incertitudes de la pandémie. Trump est à la fois un symptôme sur pattes et une métaphore, un solipsisme narcissique et une marque transnationale, un colosse fragile et le fils drillé d’un despote familial devenu lui-même autocrate tribal, mais il est aussi, et peut-être surtout, ce que les autres en ont fait, à savoir un fantasme à la saveur suavement insipide de marshmallow et à la consistance de baudruche pleine de vide : le rêve américain en sa dimension élémentaire de paradis kitsch pour Barbies à la Kardashian, sous garde armée. Mais encore ? Suffit-il de dire que Trump est un fasciste à l’américaine, ou que c’est une réincarnation du Père Ubu ? Je n’en crois rien, pas plus que le virus ne se réduit à un mal qu’un vaccin suffirait à guérir…
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    UN ROMAN DE SIMENON. – La trajectoire sociale de Trump relève-t-telle plutôt de la comédie humaine à la Balzac ou du roman russe à la Simenon ? Je me pose la question en me rappelant que Czapski voyait plus, dans les romans de Simenon, de la complexité obscure à la manière des romanciers russes que de celle du génie balzacien, supposée moins « métaphysique ». Autant se demander ce qu’en feraient deux grands romanciers aux « natures » opposées, tel le «diurne » Tolstoï et Dostoïevski le « nocturne », à moins qu’on ne se rappelle le roman de Simenon le plus russe et le plus balzacien à la fois, à savoir Le Bourgmestre de Furnes, saga d’un parvenu social dont on découvre finalement la secrète blessure… Or je me demande quel grand romancier actuel (si tant est qu’il y en ait un seul ?) serait capable de faire de la story de Donald Trump un roman qui ne s’en tienne pas aux clichés du personnage connu et de ses œuvres ?
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    RÉVÉLATIONS DE MIDI. – Je me disais tout à l’heure, midi approchant, qu’il y a un peu plus d’un an que je sortais de l’hosto après un accident cardiaque qui m’a permis d’apprécier les bienfaits de la médecine et l’excellence de nos soignants, quelques semaines avant les premières rumeurs liées à un certain virus, suivies par les péripéties mondiales se soldant aujourd’hui par 2 millions de morts et la prédiction, après qu’un certain président américain eut parlé d’une espèce de petite grippe à soigner à l’eau de javel, de 500.000 nouveaux morts aux seuls USA d’ici à la fin février, mais quoi de sûr en ce temps de fake news ?
    Quoi de sûr ? Juste ceci : deux petits garçons qui ont moins de quatre ans à eux deux et couratant déjà comme des fous autour de nous, deux lutins dont la seule présence de lapins endiablés me rappelle l’image des billes de mercure se répandant n’importe où et n’importe comment, dont l’infinitésimale musique se répand dans les sphères au ravissement du maître de l’univers clignant de l’œil en chacun de nous…

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2022)
     
    OMNIA I – Ceci relevé dans les deux cahiers éponymes de Barbey d’Aurevilly :
    « La voix est la fleur de la beauté, dit Zénon ».
     
    « Les enfants nous consolent de tous les chagrins, en attendant les épouvantables qu’ils ne manqueront pas de vous donner ».
     
    « Le plus grand penseur serait la Mort si elle pouvait juger la vie ».
     
    « Quand on a des opinions courantes, je laisse courir »...
     
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    DESPENTES DANS LE BAIN. – À poil (au propre) dans notre bain nordique avec vue sur le val en berceau et les eaux bleu pâle à coulures turquoises du plus grand lac d’Europe, les crêtes de haute Savoie et le ciel épuré de ses traces de longs-courriers, je me suis immergé (au figuré) dans les eaux plus troubles du dernier roman de Virginie Despentes dont on claironne que ce sera l’événement de la rentrée littéraire française, et j’y allais avec le préjugé le plus négatif qui fût, me rappelant diverses insanités verbales de la pipole punkoïde (notamment sa déclaration de sympathie aux frères Kouachi) et mon essai de lecture du premier tome de Vernon Subutex, dont l’ostentation « balèze » du ton et la muflerie de la « provoc » m’avaient épuisé à mi-parcours malgré la « papatte » évidente de la meuf (pour user de son volapük tribal), tout cela m’était resté sur l’estomac sans parler des postures publiques du personnage médiatique dont l’accointance socio-sexuelle avec le « philosophe » multigenre Paul Preciado achevèrent de me faire conclure à la créature d’époque incarnant à peu près tout ce que j’abomine, et pourtant…
     
    Pourtant, contre toute attente, et ce dès les vingt premières pages de ce Cher connard , je me suis surpris à m’intéresser illico au dialogue « épistolaire » d’un Oscar, jeune auteur à succès versant immédiatement dans l’agressivité débile, à laquelle, du tac au tac, répondait aussitôt sa destinataire, « icône » de sa jeunesse devenu star du cinéma français et, passée la cinquantaine, lui apparaissant désormais comme un «crapaud», ce qui lui valait précisément le fameux «cher connard», lequel enchaînait en se réjouissant de la réponse en somme « cherchée » et s’excusant, retirant son post, etc.
     
    Quoi d’intéressant là-dedans ? D’abord l’hystérie ordinaire de la chose, et ensuite la « papatte » de la romancière, la découpe immédiate des personnages, et la modulation mimétique de leurs langues respectives, entre « mec relou » et « meuf chelou », etc. Et bien plus, à mes yeux en tout cas : le contenu latent de tout ça et sa projection bel et bien littéraire : le paradoxe des mails bientôt « fleuves », car la relation d’abord impossible d’apparence se développe à sursauts et peu à peu en sympathie barbelée; la diffusion publique de cette matière privée - puisque l’échange se fait « à vue » comme les « dialogues » sur Facebook, Snapchat ou Tiktok, Twitter et consorts – et le brassage « en sutuation » de divers thèmes, sociaux ou professionnels, existentiels ou culturels, qui s’enchevêtrent avec l’intrusion soudaine d’une tierce correspondnte au prénom de Zoé, qui va déclencher d’autres effets en cascades – et le roman se construit bel et bien dans cette « déconstruction » de relations entre deux célébrités paumées qui s’écorchent et se rapprochent en se dévoilant, par delà les divers préjugés qu’on pourrait relever chez chacun d’eux et que l’échange dévoile et démonte plus ou moins.
    L’on me dira que c’est du déjà vu, mais est-ce bien sûr ? Tu as 5000 « amis » sur Facebook et te rappelle ce que te disait Vladimir Volkoff à propos de sa difficuté, dans son « college » de Macon (Georgia) d’expliquer à ses étudiants la différence qu’il y a entre l’amitié et la connection sociale. Il leur demandait, en 1987, combien ils avaient d’amis, et elles ou ils répondaient : à peu près deux cents, voire trois cents. Alors lui d’essayer de montrer, par la littérature, ce qu’est une vraie relation amicale, comme mon amie la Professorella, Anne Marie Jaton, s’efforçait de le faire avec ses étudiants de l’université de Pise, etc.
    L’amitié, et la tendresse que suppose celle-ci, les nuances de l’affectivité en butte aux malentendus « de genre », les stéréotypes récurrents de la féminité et de la mâlitude, les conséquences prévisibles ou non de l’exposition de l’intime à la meute des « followers », le micmac lié à la représentation fantasmatique de l’écrivain qui cartonne ou de la star adulée, tout ça se trouve ressaisi dans Cher connard, la « papatte » en plus, à l’évidence plus rythmée et musicale que celles d’un Philippe Djian, Aurélien Bellanger ou Eddy Bellegueule en eaux voisines.
    Bref, Virginie Despentes, par delà son bluff d’apparence, m’a réellement étonné dans le premier tiers de son roman, en attendant la suite… (Ce dimanche 11 septembre)
     
    OMNIA II. – Cela encore de Barbey d’Aurevilly :
    « Heine dit de Cervantès : « Je l’aime jusqu’aux larmes ».
    Il appelle Mme de Staël la grand-mère des poitrinaires ».
    « Pleurer à creuser le caillou, - expression de Marguerite de Valois ».
    « Un chef de parti n’est jamais après tout qu’un bon caporal ».
    « La mort, c’est le baiser de Dieu (Kabbale) ».
    « Dans toutes les grades œuvres, il n’y a pas à proprement parler de personnages secondaires ». Chaque figure est, à sa place, personnage principal ».
    « Se faire le propriétaire des dons de Dieu ».
    « Épicuriens armés contre la vie. La vie, c’est l’ennemi. Car c’est la douleur ».
    Noté en 1855 : « La littérature actuelle, c’est la trompette du rabâchage ».
    « L’homme a le don d’avilir la Nature en la touchant et de la rendre presque aussi ridicule que lui ! »
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    NOTRE DEMI-SIÈCLE. – Le compte y est : il y aura cinquante ans, cette année, que le Marquis et moi nous sommes rencontrés à L’Âge d’Homme, juste après mon accident de moto, donc moi et mes béquilles les samedis soirs à la maison sous les arbres, avec Dimitri et Geneviève, et ensuite un peu partout, à Paris et à Florence, nous revoyant seuls les deux de semaines en quinzaines et ne cessant d’échanger des centaines de lettres à travers les années, autant de liasses manuscrites ou dactylographiées à la diable désormais déposées aux Archives littéraires de la BN et prêtes à livrer à la postérité leur contenu sans le moindre intérêt puisqu’elles sont toutes limitées à la prolongation amicale plus ou moins chiffrée de nos conversations à n’en plus finir sur la littérature et la déchance du monde actuel qu’il voit du haut de sa tour d’ivoire de contemporain de Pascal et de Racine, ou de Proust et Léon Bloy, ou de Ronald Firbank et Ivy Compton-Burnett, lui très dandy d’Ancien Régime et moi plus rocker anarchisant, bref deux amis pratiquant ce que René Girard appelle la médiation externe, à savoir la juste distance pudique entre intimités jamais diffondues, lui attaché à ses femmes (deux veuves de bouchers) comme un vieil enfant à ses mères et amantes, moi plus flottant entre les corps et les cœurs avant la rencontre de Lady L., ne parlant presque jamais de nos livres et beaucoup des films, des musiques, de nos goûts partagés ou non et de nos dégoûts stimulant nos tempéraments cousins de polémistes, chacun à sa guise et façon, etc.
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    Cher Gérard et sacré Sylvoisal – son pseudo littéraire contractant les mots Lys et Valois – dont je suis aujourd’hui l’un des seuls à savoir qu’il est l’un de nos meilleurs prosateurs, poète anachronique et merveilleux essayiste littéraire, auteur récent d’une vingtaine de livres tous publiés à compte d’auteur sauf un essai sur Chesterton, formidable traducteur de Cowper Powys et de maints autres auteurs anglais, de Gore Vidal et de Chesterton, à la puissance de travail stupéfiante chez un rentier apparemment tout oisif à squelette d’oiseau, à cela s’ajoutant la gentillesse la plus exquise de la personne et la fantaisie poétique la plus débridée de l’écrivain dont témoigne, notamment, son inénarrable Forêt silencieuse faite d’une seule phrase de 300 pages…
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    Or lisant Cher connard de Virginie Despentes, qui relance à sa façon dépravée la tradition épistolaire française, je souris en me disant que celle-ci, par le truchement de ce qu’on appelle la littérature, résiste malgré tout aux atteintes du temps et aux variations de langue, de la Sévigné à Céline, ou de Jules Renard à ce pur produit de la « dissociété » actuelle que figure l’auteure de Baise-moi ou de King Kong théorie…
    Quant à faire lire Cher connard à mon ami le Marquis : je n’y réussirai pas plus qu’à lui faire user enfin d’un ordi ou d’un smartphone, en revanche nous nous amuserons volontiers à évoquer les personnages d’Oscar et de Rebecca dont je lui détaillerais les gestes et pensées comme il me racontera ses lectures récentes des romans oubliés de Pierre Benoît ou que j'évoquerai les nouvelles d’Edith Wharton que je suis en train de lire parallèlement…

  • Des montagnes magiques de Kozuck émane une vraie poésie…

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    L’artiste belge aux origines polonaises expose une série de peintures dont l’hyperréalisme apparent, proche de la représentation photographique, traduit cependant une vision plus intérieure à base contemplative. À découvrir dans la merveilleuse galerie de La Tine, à Troistorrents, jusqu’au 17 septembre.
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    Au premier regard on s’y tromperait. L’affiche annonce des huiles de Michel Kozuck, mais ce qu’on voit d’abord ne semble pas vraiment de la peinture : plutôt de la photo « pictorialiste », puis à y regarder de plus près : de la peinture d’après photos d’une technique hautement élaborée, mais tout de suite il se passe autre chose dans ces grands paysages de montagne, et pour peu qu’on ait l’œil un peu avisé la peinture apparaît bel et bien sous l’apparence d’une représentation hyperréaliste, mais avec quelque chose en plus qui la distingue de cette catégorie contemporaine.
    Pour ma part j’ai pensé aussitôt « peinture abstraite », dans un sens que je tâcherai de préciser et qui n’a guère à voir non plus avec ce qu’on appelle l’art abstrait, par opposition à la peinture figurative, renvoyant plutôt à l’ « abstraction » d’un Cézanne qui n’a cessé de peindre autre chose que des pommes ou d’infinies variations de la montagnes Sainte Victoire, comme si le « sujet » n’avait aucune importance par rapport à la transmutation de l’objet « naturel » en construction stylisée ressaisissant les données du réel pour en tirer une évocation jouant des formes et des couleurs, des plans et des valeurs où le blanc figure l’espace, des sensations visuelles et toute une « musique » dépassant la vision réaliste ou académique.
    Ainsi de la peinture de Michel Kozuck, apparemment soumise à la pure représentation des montagnes le plus souvent imaginaires qu’il y a là en nombre, à quoi s’ajoutent telle forêt ou telle porte sertie dans le feuillage, tel herbage ou tel autre élément de paysage, tel carré d’herbe au détail hyper minutieux rappelant la fameuse Grande touffe d’herbe de Dürer, en laquelle je vois également une projection picturale « abstraite »...
    Au demeurant, il va de soi qu’on peut se contenter d’apprécier l’aspect « réaliste » de la peinture de Michel Kozuck, dont tous les paysages ne sont pas imaginaires, ainsi que l’illustrent quelques cimes aisément identifiables, telle les Dents du Midi ou les Aiguilles dorées et le clocher du Portalet, dans le massif du Trient, ou encore ce qui pourrait être le Mont Dolent – sans l’être vraiment, mais qu’importe ? On n’est pas ici dans l’illustration des merveilles de la nature du genre « calendrier », mais dans l’expression d’une vision contemplative procédant d’une évidente quête de beauté.
     
    De l'image, du cliché et de la vision d'artiste
     
    À l’époque de Photoshop et d’Instagram où prolifèrent les images pour ainsi dire parfaites, et non moins tautologiques, illustrant mécaniquement la « perfection » de la nature comme pour ressasser l’évidence selon laquelle « la nature est la nature », l’œil contemporain discerne de moins en moins ce qui distingue un cliché d’une image chargée de sens ou d’émotion, disons d’un « supplément d’âme ».
    Michel Kozuck, trop sévère à vrai dire à son propre égard, comme tous les grands exigeants, écrit lui-même qu’il « tente vainement de pirater la lumière, quête illusoire, elle sera toujours plus belle et plus intense dans la nature infalsifiable ».
    Et d’ajouter : « Braconnier perpétuel, je ne sers sans doute à rien ». Ou encore, plus incisif : « Ni moderne ni passéiste. Je construis des puzzles à une seule pièce. Je ne me reconnais pas comme faisant partie de la caste des artistes et n’apprécie pas certaines fanfaronnades contemporaines. Dans les courants d’art actuel, je me noie. Dans les courants d’air, je respire ».
    S’agissant du binôme peinture et montagne, le cliché par excellence me paraît le Cervin, dit Matterhorn par les Alémaniques et les Anglais, parfait ornement signalétique des affiches touristiques et autres boîtes de chocolat. L’histoire de l’art « alpestre » en compte un certain nombre, la plupart bien sages, fidèles et donnant la patte, pour un Kokoschka qui aboie au ciel fou, le cliché littéralement mis en pièces.
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    C’est entendu : le cliché est une plaie. Plaie du goût, plaie du langage, plaie de la perception atrophiée et de l’expression simpliste, plaie de la littérature et des arts, de la poésie et de la musique. Accro du cliché, le philistin déclare beau ce qui est joli et joli ce qui est beau. Un aspect du cliché est le kitsch, qu’on pourrait dire la parodie mièvre du beau. Le kitsch est un simulacre, le cliché ramène toute vision a du déjà vu, tandis que l’art est apparition.
    C’est cela que produit l’art de Michel Kozuck : des apparitions. Lorsque vous êtes en montagne, dans les Beskides ou les Préalpes vaudoises, sur les hauts d’Ailefroide ou en Afghanistan, cela se passe comme une aile de brune passe sur un jardin suspendu, comme un brouillard glacial se déchire soudain sur le bleu pervenche d’un lointain, comme un jaune inconnu colore la rouille d’un pierrier, comme s’irise le camaïeu gris chiné de blanc d’une paroi qu’une lumière inattendue sort du néant, etc.
     
    Malgré tout l’art reste bien reçu, merci…
    Michel Kozuck est un peintre autodidacte belge d’origine polonaise, dont les racines plongent dans les hauts gazons des Tatras où peignait parfois l’extravagant Witkiewicz, génie polymorphe affirmant l’impossibilité physique et méta de représenter vraiment la nature, qu’il déformait donc horriblement pour en saisir la « forme pure », tandis que Michel Kozuck reste plus humble, plus doux mais non moins lucide quant à la représentation de la beauté pure.
    Dans un texte datant de 2016, Thierry Devillers écrit que « la montagne est un enthousiasme, un « transport divin ». Et de préciser : « Dans la Bible, d’Abraham au Golgotha, en passant par Moïse recevant les tables de la Loi, les Béatitudes et la Transfiguration, la montagne est partout. Kozuck la peint-il d'après nature ? Non. S'il la peint d’après photo, c’est pour qu’elle reprenne l'âme que l’appareil lui a volée. Mais je crois que l’essentiel se trouve ailleurs : dans la cosa mentale, ces images eidétiques emmagasinées dans sa mémoire où souffle l’esprit des Tatras».
    L’on n’invoquera pas, pour autant, les figures d’une mystique vaporeuse. Rien, me semble-t-il, de « théosophique » dans la démarche de Michel Kozuck, dont la spiritualité est plus immanente, plus silencieuse aussi dans son accueil du visible.
    Je ne m’en réjouis que plus, découvrant son œuvre sur le tard - l’exposition actuelle étant la septième en le même lieu -, de constater que Michel Kozuck ne parle pas dans le désert, puisque Gérald Lange l’accueille depuis 2005 en sa galerie magique de La Tine, et que divers amateurs très éclairés l’accompagnent de leurs commentaires, tel Carl Havelange évoquant ses « paysages imaginaires » : « Kozuck peint comme Giacometti sculptait et comme Bouvier ou Walser écrivaient. Pour vérifier qu’il est possible de peindre. Il répète ad libitum le geste lent, toujours déçu, toujours récompensé, de déposer des pigments sur la toile. Il y passe chaque fois des semaines, laissant peu à peu venir à l’œil un paysage dont il n’avait au début qu’une idée incertaine et fragmentaire. Un paysage né de la mémoire et de l’oubli, travaillé par la main seule qui tient le pinceau et se déplace. Quand on peint, on ne pense à rien »…
     
    Michel Kozuck, Huiles. Galerie de la Tine, Troistorrents, jusqu’au 17 septembre 2022. Ouvert tous les jours de 14h 30 à 18h30. Fermé le lundi. Site de la galerie. www.latine-galerie.com
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

  • Le Temps accordé (12)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    Ce mercredi 24 juin 2020. – Drôle de rêve cette fin de nuit. Une espèce de jeune cadre d’apparence très lisse me demandait, dans un bus dont je graffitais la paroi , si je savais qui avait volé le béton, et je lui répondais avec impatience que je n’en savais rien, sur quoi le tendre souvenir de Ruben me revenait avec l’odeur du ciment travaillé à grande eau et je m’inquiétais de son absence avant de me réjouir, éveillé, d’avoir coupé aux terribles crampes nocturnes de ces dernières nuits - grâce probablement à une double dose de sulfate de quinine et la désormais rituelle cuillère de sucre vinaigré -, après quoi je reprenais ma chronique sur la belle Bulgare à livrer demain…
    MES PENSEURS. – Depuis ma seizième année je ne suis sensible qu’à des pensées cristallisées par le verbe ou le style et donc à des penseurs qui tous, d’Albert Camus à Simone Weil, de Charles-Albert Cingria à Stanislaw Ignacy Witkiewicz et Vassily Rozanov, de Léon Chestov et Nicolas Berdiaev à Annie Dillard, de Pascal et Montaigne ou Spinoza à Peter Sloterdijk ou René Girard, entre tant d’autres, sont aussi, voire surtout, des écrivains ou des poètes à leur façon, à l’exclusion des philosophes à systèmes ou des idéologues.
    LES ENFANTS. – Le pauvre Robert Poulet, éminent critique littéraire et misérable idéologue d’extrême-droite, me dit un jour qu’il fallait se défier absolument de la perversité cachée des petits enfants, me recommandant en outre de ne pas « entrer dans le XXIe siècle » en procréant, alors que le « mal » était déjà fait – notre première petite fille se trouvant sur la bonne voie d’une prochaine venue au monde.
    Je ne sais pourquoi la fille de ce prophète de malheur, dont les jugements critiques souvent pénétrants vont de pair avec une sorte de morgue supérieure (même à propos de Céline ou de Bernanos, il y va de jugements à la limite de la condescendance), s’est donné la mort, et je présume que sa douleur est pour beaucoup dans son amertume absolue, et je ne le juge donc pas d’avoir été pour moi un si mauvais conseiller, comme l’a été le plus proche mentor de ma vingtaine, mais ce que je sais, fort de cette expérience, c’est qu’on est redevable des erreurs des autres autant que de leurs bons exemples ; et voyant les petits enfants de notre seconde fille, je me dis que rien n’est meilleur ni plus beau dans la vie que leurs yeux qui brillent.
     
    Ce jeudi 25 juin. – Ma dernière chronique à propos de Lisière de la belle Bulgare Kapka Kassabova que m’a révélée mon compère Alain Dugrand, m’a donné pas mal de fil à retordre et je crains qu’elle ne rende pas l’ampleur et la substance humaine de ce formidable reportage par les monts et forêts des Balkans extrêmes, avec ses remarquable portraits ; mais une chronique est forécment marquée par les hauts et les bas de celui qui prétend la travailler «au corps», et le mien n’était pas ces jours au mieux de sa forme même si je n’ai à me plaindre que de mon oeu de souffle et de mes douleurs partout, de ma peine à marcher et de la vieille fatigue qui me pèse aux épaules, autant dire rien. D’ailleurs je reste plutôt actif dans mes publications quotidiennes, ma chronique n’est finalement pas si mal et je ne cesse de chantonner en écoutant cliqueter les aiguilles à tricoter de ma bonne amie …
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    À part quoi je constate, probable effet de l’âge, que je deviens de plus en plus émotif, vite au bord des larmes en regardant tel film ou tel épisode de websérie un tant soit peu peu sentimental, etc.
     
    DÉCADENCE OU MYOPIE ? - Notre ami Claude Frochaux, et nombre d’esprits fort de sa génération et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d’après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?
    Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis français dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?
    Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe : je me refuse à croire que la «fête» est finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression.
    Or, à l’affirmation passée de la mort du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivrait le roman survivrait, et telle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre, ou Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra...
     
    COUP D’ARRÊT. – Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées par rapport à de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le monstrueux système actuel fondé sur la compétition et le profit.
    La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortune, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel.
     
    LE BON GÉNIE. - Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes seon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes à la parisienne que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.
     
    LES NOUVEAUX RÉVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique Johann Suter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins « suspecte » de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de cartaisn penchants louches ou de certaines idées « nauséabondes ».
    Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts. Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves ? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il «détourné» le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son mignon, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a causé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie de Walter Issacson, lequel a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un « gay ». De fait, et une fois de plus, comment rapporter des mœurs du Cinque Cento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation ? Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel de l’Éternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardés pour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens ?
     
    LE MONSTRE EST LÀ.– La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours.
    Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière, l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc.
     
    CHERCHEURS ET « TROUVÈRES ». - En lisant les 500 pages des 21 Leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari, après les 1000 pages de Sapiens et de Homo deus, je me dis que ce très brillant historien, vulgarisateur d’une parfaite clarté en dépit de sa considérable érudition, n’accorde pas assez d’attention à ceux que j’appellerais les « trouvères » du génie humain, tout concentré qu’il reste sur le travail des chercheurs de toute espèce en sciences « dures » ou en sciences humaines.
     
    Réduire les grands récits du XXe siècle aux entités idéologiques du fascisme, du communisme et du libéralisme clarifie évidemment la donne, mais sans quitter les seuls domaines de l’idéologie et de l’approche socio-économique du monde ; or la substance des multiples récits des multiples cultures humaines , le tissu interstitiel de ce grand corps à la fois divers et tenu ensemble de notre espèce singulière m’insatisfait par manque de détails.
    Cependant je me garderai de dénigrer Yuval dont la lecture du monde a le mérite (?)de ce qu’on pourrait dire la mise à plat du savoir général en attente d’inventaire des détails particuliers, lesquels requièrent un regain d’attention généreuse. N’empêche et une fois encore : un récit sans considération des apports de la littérature et des arts de la même époque me semble décidément insuffisant.
     
    À La Désirade, ce 1er juillet.- La période en cours voit proliférer Les théories complotistes de toutes espèces, évidemment liées à l’échappatoire que constitue la désignation du bouc émissaire, dont René Girard a tout dit et pas seulement dans son essai éponyme, dans Achever Clausewitz avec tous les détails historico-politiques qui s’imposent, autant que dans ses analyses anthropologico-littéraires de Mensonge romantique et vérité romanesque et dans La conversion de l’art. René Girard , comme Peter Sloterdijk, apporte les nuances essentielles d’une lecture du grand récit humain du dépassement de la souffrance et des turpitudes de l’espèce scandé par la poésie et les expressions multiples de l’art ou de l’imagination, et je ne cracherai pas sur la culture actuelle de masse parfois traversée par les fulgurances intelligentes de l’observation. Faire feu de tout bois même pourri-mouillé me semble justifié, s’il réchauffe et éclaire, autant que disserter doctement dans le froid des laboratoires de la recherche.
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    QUESTIONS D’ÂGE. - Je regardais tout à l’heure mes mains de « vieux », qui me semblent à vrai dire moins marquées que les mains de vieux de nos aïeux, dont la vieillesse était à vrai dire plus vieille, si j’ose dire, que la nôtre. Curieusement, la notion de génération, qui paraît tellement importante à nos contemporains, m’est absolument étrangère, me rappelant ma sagesse de « vieux » à 18 ans et ma folle «jeunesse» cinquante ans plus tard avant de passer par 155 séances d’accélérateur linéaire et même après, le crabe repoussé sous roche avec l’anguille de la mort. Les distinctions entre X, Y et Z me semblent des fabrications publicitaires jouant sur la peur de vieillir, renvoyant au provincialisme dans le temps dont parlait T.S. Eliot à propos des nouvelles tribus amnésiques ou des vioques flattant les « djeunes ». Tout cela produit d’époque, donc insignifiant à long terme. Ceci dit je pense à mes aïeux avec tendresse en me rappelant leur humble retrait sans beaucoup de mots pour le dire et sans télé pour en faire un drame, sans conseils de psychologues spécialisés et de sociologues les réduisant à statistique. Solitude du vieil Émile descendant tous les jours à son jardin, solitude du vieil Heinrich écoutant tous les soirs les nouvelles de Paris ou de Moscou débités sur un ton funèbre par le speaker de l’Agence Télégraphique Suisse, et nos aïeules n’en pensant pas moins mais ouvertes à l’accueil ou pensives dans leur coin, Louise penchée sur sa machine à coudre Singer à invoquer L’Ecclésiaste ou Agatha tricotant pour les missions - toutes deux si bonnes avec nous qui ne pensions jamais à leur âge.
     
    À la Désirade, ce dimanche 12 juillet. – Beauté de la mère et de l’enfant. Simple joie devant cette douce présence. Les voir au jeu, dans la caisse à sable, la mère et les deux bambins, résume à mes yeux ce qu’on appelle « la vie » quand on dit «c’est la vie», même en parlant des enfants malades ou des enfants arrachés prématurément à «la vie»…
     
    CONSEILS À SOI-MÊME. - Tout faire en sorte de couper à toute forme d’aigreur, démon mesquin. L’humeur mauvaise me semble le plus vilain trait de l’époque, à base de ressentiment envieux et de mécontentement vague, de mépris latent et d’inattention fébrile, sans la moindre reconnaissance. Toute rivalité mimétique à éviter, à l’imitation de Bartleby l’Occidental ou même d’Oblomov l’oriental. Je sais comment se faufile le serpent volant, djinn impalpable monté des glandes originelles au cerveau reptilien, mais le savoir ne suffit pas à lui résister sauf à regarder par la fenêtre…

  • Le Temps accordé (11)

     
    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    L’INSTIT HELVÈTE. – La figure de l’instituteur au savoir bonnement universel, incluant la botanique et l’astronomie, la vie des continents ou des plantes et la survie des monuments, l’enseignement du chant et de la gymnastique me semble l’incarnation par excellence du génie helvétique, et j’y vois soudain un personnage de roman hors d’âge qui pourrait avoir fréquenté Anton Pavlovitch Tchekhov sur le tard, fait du vélo avec le jeune Albert Einstein, conversé à Pétersbourg avec Léon Chestov et Andréi Biély ou partagé un lunch avec Carl Gustav Jung. Pourquoi se gêner dans un roman ouvert à la fantaisie et au merveilleux ? De là aussi mon idée de revenir au Cantique des cantiques autant qu’au Livre de Job...
     
    CONCRET ET ABSTRAIT. - Alain Gerber trouvait singulière, dans mon écriture, la constante alternance du concret et de l’abstrait, sans rien de voulu de ma part mais signalant peut-être l’un des divers aspects de ma dualité de natif des Gémeaux partagée entre l’apollinien et le dionysiaque, l’animus et l’anima, le diurne épris de clarté et le nocturne à l’écoute des grandes ombres – et me revient alors cette page de Sodome et Gomorrhe où le Narrateur, à propos de la mort de sa grand-mère, évoque l’univers du sommeil : « Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcorir les artères de la cité souterraine, nous nous somms embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes », etc.
     
    Il y a là-dedans une forme de délire contrôlé qui me semble procéder du noyau pur de ce qu’on appelle la poésie, ou de ce qu’on appelle plus largement la littérature, ou de ce qu’est la vraie pensée en lien avec ce qu’on appelle le corps, l’esprit, le cœur et l’âme.
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    INCARNATION. – Jean-Claude Fontanet me disait un jour que les personnages de ses romans étaient en somme des âmes qui se cherchaient un corps, et c’est avec une intensité concentrée extrême que ce grand déprimé s’est, non pas tant libéré que dépassé lui-même dans son mémorable Mater dolorosa et plus encore dans L’Espoir du monde.
    Lui-même était une âme prise au piège de cette terrible maladie qui l’a prostré des années durant, parfois claquemuré pendant des semaines dans le silence et la tristesse, au dam de sa pauvre dame, et trouvant pourtant le courage d’écrire pour ne pas mourir – et là ce n’est pas se payer de mots que d’user de cette expression.
    Quant aux personnages de mes Tours d’illusion, je voudrais que ce fussent autant d’affects et d’aspects de la diversité humaine ressaisie dans cette réalité augmentée que figure la vraie fiction distribuée entre les instances du corps souffrant et jouisssant, de l’esprit en éveil, du cœur palpitant et de l’âme radieuse.
     
    LOIN DE PARIS. – Comme Ramuz le disait à Grasset, et comme le pensaient aussi un Georges Haldas ou un Alfred Berchtold,notre culture littéraire romande est profondément différente de la culture française filtrée par le centralisme parisien ; notre culture découle (notamment) de Rousseau et du romantisme allemand, enracinée dans la civilisation paysanne séculaire en constante confrontation avec les villes, ouverte au nuancier des langues et aux incessantes disputes confessionnelles, longtemps soumise à la tutelle du pasteur et du professeur en terre protestante et plus originale dès le début du XXe siècle, notamment avec l’affirmation autonome de Ramuz et de ses amis.
     
    En ce qui me concerne, quoique n’ayant cessé de faire le voyage de Paris durant des décennies de jounalisme littéraire, je n’ai jamais été dupe ni soumis à la condescendance du Français, ou plus exactement du Parisien, à l’égard des Romands autant que des Belges et autres périphérique de la « francophonie », vérifiant récemment la persistance de cette prétention tournant désormais à vide dans un milieu littéraire où règne l’esprit pédant et prétentieux généralisé ( de l’attachée de presse au libraire et du journaliste au représentant tous sont experts, de même que tout abonné à Facebook est artiste potentiel ou écrivain), la figure du prof de lettres de centre gauche devenant le parangon du goût et l’indicateur des dégoûts – mais la condescendance n’est pas moindre à droite et je le constate en toute tranquillité et sans être dupe non plus de ce qu’est devenu la littérature romande, où le nivellement par le bas devient aussi la norme.
     
    Bref je me sens tout Parisien dans nos Préalpes et très Romand à la rue des Canettes, fort de mon ascendance italienne et alémanique et de mes accointances certaines avec le blues américain et le roman russe, etc.
     
    DARK MAN. – Achevant ce matin la lecture de La Blonde en béton de Michael Connelly, je me dis que les romans de celui-ci ont valeur à la fois de reportages très fouillés sur la mégapole américaine et ses troubles sociaux ou personnels (on était alors au lendemain des émeutes liés au tabassage de Rodney King) et d’aperçu du « coeur noir » de l’homme, précisément désigné en ces termes dans le troisième opus de ce très grand professionnel dont le travail mérite un respect du même genre que celui qu’exprimait Patricia Highsmith dans l’article qu’elle a consacré à Simenon quelque temps après notre rencontre de 1988 ; et je disais ce matin à L. que ce genre de littérature, en fin de compte, me semble tout aussi intéressant que ce que les pédants appellent la « vraie littérature», sans tout mélanger pour autant – étant entendu que les livres de Connelly relèvent de l’artisanat plus que de l’art (comme les Maigret de Simenon) et que ses intrigues et son écriture ne vont pas sans stéréotypes répétitifs et sans clichés à la pelle…
     
    BAPTÊME. - Nous avons assisté ce matin au baptême du petit Timothy, à l’église catholique de Bellevaux, célébré selon le rite par le curé vietnamien de la paroisse, tout à fait dans son rôle à la fois digne et débonnaire, présent et transparent.
    Trois générations et diverses confessions se trouvaient réunies dans la belle lumière du grand cube de béton aux baies immenses donnant sur les arbres et les frondaisons, et la cérémonie m’a paru simple et vraie, comme une île de sérénité dans l’océan de l’actuel chaos. Le môme emmailloté dans les bras de la religieuse noire en costume de missionnaire de la Charité conforme à l’ordre fondé par Teresa la sainte albanaise sujette à toutes les controverses, notre beau-fils à moitié français mitraillant les séquences avec son appareil japonais, son homologue père du bambin à moitié irlandais et notre Julie aux yeux embués de larmes sincères composaient un tableau d’époque bigarré à souhait et non moins radieux. (Ce samedi 21 juin)
     
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    NOTRE JOIE. – Ma bonne amie passe aujourd’hui le cap de se 72 ans. 38 ans de partage « globalement positif » avec cette belle vieille ado, me disais-je ce matin en pensant aux deux sortes de vieilles peaux de notre génération : les vieux croûtons rassis et les vieux ados demeurés à mèches rebelles. Je viens de retrouver en outre, en feuilletant L’Ambassade du papillon auquel je suis revenu pour me rappeler diverses choses précises de notre vie commune, ces mots de Hofmannstahl plus que jamais de notre actualité : « La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage que la douleur ». (Ce lundi 22 juin).
     
    ORGUEIL ET VANITÉ. – Un auteur ou un artiste – un « créateur » quelconque, ou une « créatrice », sont-ils habilités à s’enchanter de leurs propres productions sans faire preuve de la plus douteuse vanité ? J’ose le croire, comme le pensait tranquillement une Flannery O’Connor prête à défendre becs et ongles l’excellence de ses écrits, comme elle l‘aurait fait des qualités de ses enfants si elle en avait eus au lieu d’oies et de paons.
    Faut-il alors parler de légitime orgueil, au lieu de vaine vanité, et quelle différence d’ailleurs entre celle-ci et celui là ? C’est ce que j’ai demandé un jour, en notre adolescence, à notre bon pasteur Pierre Volet qui m’a répondu, sous sa moustache de crin noir, que l’orgueil se justifiait quand « il y a de quoi » tandis que la vanité consiste à se flatter quand il n y a pas « de quoi »…
    Mais l’écrivain et l’artiste sont-ils à même de juger s’ils ont « de quoi » être fiers des produits de leurs firmes ? Là encore j’en suis convaincu, et Maître Jacques partageait cette conviction.
    «Nous sommes , toi et moi, de ceux qui savent ce qu’ils font », me dit-il un jour, et cela valait en somme autant pour ce que nous faisions que pour ce que font les autres, etc.
     
     

  • Le Temps accordé (10)

     
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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DE L’IDÉOLOGIE. – Durant toute la première soirée que nous avons passée ensemble, le lendemain de son exil en Suisse, je me suis efforcé d’obtenir, de la part d’Alexandre Zinoviev, un aperçu clair et net de ce qu’il entendait par idéologie, dont il prétendait être le seul contempteur crédible en Union soviétique, mais ses réponses anti-idéologiques m’ont paru formulées dans un langage essentiellement idéologique, et c’est peut-être à partir de ce soir-là que je me suis définitivement purifié de cette langue de bois à deux faces, si j’ose dire, qui fait qu’aujourd’hui des idéologues de droite à la Renaud Camus ou à la Zemmour usent d’une rhétorique morte du même genre que celle d’un Edwy Plenel à la gauche de la gauche ; et ce langage est aussi celui des idéologues nationalistes ou chrétiens, islamistes ou scientistes, du Big Brother d’Orwell ou des émules « inclusives » de Big Mama – d’où mon retour et mon recours à Babel, tour de garde de la langue vivante avec vue sur l’oued de la poésie…
     
    CHOSES DE LA VIE. - Une impulsion soudaine, hier dans la file d’attente hygiénique de la Landi Bricoloisirs, un vrai poème, en regardant les beaux gros mollets bronzés de notre voisin barraqué V. aux longs cheveux couleur paille et au regard de veau - je me suis dit que c’était assez de sérieux: qu’il fallait absolument que j’en revienne à ma veine comique qui participe à la fois de Tchekhov et de William Trevor « à l’international », mais aussi de Zouc et d’Emil « au plan national », dont seul mon ami Tonio me semble un représentant local ainsi que je me le disais hier en lisant le message impayable qu’il m’a envoyé pour m’annoncer en même temps la mort de la chère Elsa, muette depuis quelque temps déjà dans son EMS de l’Armée du salut, et sa difficulté de bander à plus de soixante piges. Voila bien mon salut: le comique ou, plus précisément : le tragi-comique, vu que la rioule seule ne suffit point...
     
    À La Désirade, sur nos monts indépendants de privilégiés, le confinement se poursuit en plein air et nos petits enfants nous ont été rendus, donc tout est bien ; notre chère Gemma repose là-bas entre les terrasses ensoleillées de Grinzing où nous avons partagé le vin doré, et la tombe de TB à cinq mètres de la sienne, « La vie est vache, me disait le vieux Guido Ceronetti quelques mois avant son départ « au jardin », selon l’expression de Marcel Aymé, et moi de lui répondre : « et rien ne vaut la vie », etc. (Ce jeudi 4 juin) .
     
    DU RICANEMENT. - La grimace du démon mesquin et la morgue du cynique me semblent produire cette caricature hideuse du rire que j’ai dû subir pendant des années dans le cadre de mon activité mercenaire exercée dans la proximité « sympa » d’un zombie de la culture culturelle. J’en garde une horreur quasi sacrée, sans rancune d’ailleurs pour la personne en question, plutôt reconnaissant d’avoir identifié par elle un travers humain combien répandu en cette époque où la dérision entache à peu près tout ce qui est digne d’être admiré. Au demeurant je m’efforce de ne plus me contenter de l’adjectif « admirable », bonnement propice à susciter le ricanement en question.
     
    UBU AUX STATES. - Donald Trump brandissant la Bible en menaçant d’envoyer la troupe contre les « émeutiers » qu’il ne cesse de provoquer par réseaux sociaux interposés, représente une telle caricature qu’on devrait lui être reconnaissant d’incarner si parfaitement la démagogie de cette Amérique à la fois pillarde et bigote, dont la violence et la vulgarité font pour ainsi dire figure de modèles-repoussoirs.
    Tout de cet homme, né le même jour que Che Guevara et que moi-même (en personne), est humainement hideux, suant la stupidité satisfaite et le vide intellectuel, la brutalité d’un mafieux sous l’aspect d’un poupon-baudruche trépignant à la moindre contrariété.
    Mais comme le disait Zinoviev des Russes par rapport aux Soviets, et comme les Allemands auront dû le reconnaître à propos d’Hitler, les Américains peuvent le dire aujourd’hui : nous l’aurons bien voulu, et probablement faudra-t-il plus qu’un virus pour se débarraser non du vilain personnage mais de tout ce qu’il représente, qui continue d’enchanter nos « libéraux ». (Ce samedi 6 juin)
     
    DÉGRINGOLADE. – Travaillant tous les jours, avec l’adorable Joël, à la réédition d’une partie des considérables archives du Passe-Muraille, je me dis que le commentaire littéraire, et toute forme de débat intellectuel, en Suisse romande autant qu’en France parisienne, sont tombés à un niveau d’insignifiance dont ce râleur de Castoriadis à tête d’œuf avait raison d’annoncer l’inexorable montée.
    Bien pire que le confinement hygiénique en cours, cette espèce d’affadissement et d’aplatisssement généralisé du discours critique, cette asthénie et ce recroquevillement sur soi manifesté jusque dans les rangs des plus jeunes, qui se foutent apparemment de tout ce qui ne concerne pas leur quart d’heure de gloriole, cette atomisation et cette paresse devraient nous décourager de plus rien faire, et pourtant non, parions pour les quelques pelés et autres tondues qui ont encore à cœur de dire quelque chose, semons et restons joyeux au lieu de céder au pire que représente l’aigreur.
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    GRÂCES RENDUES.- Grisaille pluvieuse ce matin, qui me rend tout pensif après un rêve d’une étrange splendeur. Or j’aimerais, précisément, revenir à la Beauté et m’y tenir comme à la fin de sa vie notre ami Thierry s’efforçait de s’y tenir, coupant court à ce qu’il appelait ses zéphyrs.
    Cela commence, en ce qui me concerne, par la mise en ordre rigoureuse de mes affaires à tous égards et en mes divers lieux, par la rédaction plus scrupuleuse de mon journal, par la poésie et la peinture, par la finition parfaite de tous mes écrits consignés sur mes divers supports numériques, par la suite du classement des papiers du Passe-Muraille et par la marche à pied, notamment, et tout cela dans la bonne et belle humeur qui est la meilleure façon de rendre graces à la bonne vie. (À la Désirade, ce dimanche 7 juin).
     
    Unknown-1.jpegGUILLAUME ET LE CHANT DU MONDE . - Il faisait l’autre matin un temps à se pendre et je trouvais le monde affreux, infâme le Président américain brandisant sa Bible comme une arme et méprisable la meute de ses larbins racistes; et j’avais beau savoir, le vivant tous les jours, que ce quart d’heure de noir absolu se dissiperait comme un brouillard dès que je me remettrais en chemin en souriant à mon ange gardien: l’image de ce pauvre George Floyd qu’un imbécile de flic haineux avait empêché de respirer m’accablait de tout le poids du monde quand une autre image de rien du tout, surgie d’un fin petit livre paru chet mes ami d’autre part, intitulé Les Toupies d’Indigo street, m’est revenue et avec elle le chant du monde - l’image heureuse recyclée par un jeune homme de trente ans pile, du poète japonais Bashô qui avait peint cet haïku sur le ciel de soie: «À un piment, ajoutez des ailes : une libellule rouge »…
    Un an après une année d’errance, Guillaume Gagnière accomplit à peu près le même travail d’orfèvre que celui de Nicolas Bouvier ciselant les phrases du Poisson-scorpion, au fil d’un récit visant à la simplicité et au naturel, jamais trop visiblement «voulu poétique», bien incarné mais sans graisse, qui rend scrupuleusement les changements de relief et de couleurs du décor évoqué par Bouvier avec les détails propres aux virée de sa génération, la troisième ou la quatrième après Blaise Cendrars et Charles-Albert Cingria, les périples d’Ella Maillart et des compères Bouvier et Vernet, le «trip» des routards partis pour Katmandou et plus ou moins échoués à Goa dont Lorenzo Pestelli, dans Le Long été, a laissé la trace la plus scintillante quant au verbe et la plus désenchantée quant à l’esprit, et jusqu’aux backpackersactuels. Ainsi le petit Guillaume trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.
    Cela commence par un Soliloque du corps marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, lequel corps subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique,entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.
     
    DU VAGUE ET DES SENTIMENTS PRÉCIS. - À ses camarades qui s’invectivaient au nom d’idéologies opposées, les latinistes maurrassiens que figuraient les frères Cingria contre les germanistes fascisants à la Gonzague de Reynold et consorts, Ramuz, invoquant ce qui au contraire rapprochait les uns et les autres, à savoir la sensibilité littéraire et le gout du beau ou du vrai, affirmait que le monde des assertions idéologiquees était celui du vague, pulsions et opinions mêlées en nuages et vapeurs, alors que celui des sentiments imposait naturellement la clarté de l’analyse et la précision des nuances ; et c’est exactement ce que j’observe à tout moment, à l’heure actuelle des théories les plus fumeuses suscitées par la pandémie, où les uns et les autres criant au complot de la partie adverse en appelant spécialistes et scientifiques à la rescousse, lesquels experts brandissent autant d’arguments pour ou contre ; et l’on pourrait étendre l’observation à l’analyse critique des œuvres littéraires ou artistiques, souvent bien plus précise et pénétrante quand elle relève de l’intuition et de la sensibiité, du goût et des associations comparatives, que sous couvert d’autorité supposée scientifique réduisant les objets à la textualité du texte ou à la matérialité du matériau plastique, etc.
     
    DE L’ENCHANTEMENT. – Il n’y a pas de formule chimique ni d’équation physique de la joie, me dis-je en écoutant, sur Youtube, six jeunes chanteurs de la compagnie King’singers interpréter a cappella cet extrait de la liturgie de saint Jean de Nicolaï Kedrov (1871-1940) d’une puzreté de ligne mélodique et d’une densité polyphonique à tirer des larmes à une statue de pierre les yeux fermés. Le bond et les rebonds de nos petits lascars d’un et trois ans dans l’herbe, sur la terrasse ensoleillée où leurs parents leur ont installé un joli toboggan et une caisse à sable, ou la lecture de quelques pages alertes de Colette, de Roussel ou d’Audiberti, me semble ressortir à la même nature « divine » que je ressens à vrai dire sans guillemets en mon tréfonds.
     
    ÉCOUTER LIRE. – J’ai « lu » des centaines de pages de la Recherche proustienne, ces dernières années, en roulant seul à bord de notre Honda Jazz Hybrid, et c’est avec un bonheur tout particulier que j’y reviens sur le papier, comme si les personnages y trouvaient une nouvelle dimension, et la modulation diverse des voix des lecteurs (le moelleux Michel Lonsdale ou le précieux Guillaume Galienne, notamment) y aura sans doute ajouté un quelque chose qui me revient en redécouvrant les dialogues inouïs de ce prodigieux théâtre.
    Car c’est surtout cela, en effet qui ressort de ces lectures variées : c’est le théâtre, la comédie, la drôlerie, la plasticité en quasi 3D des situations qui fait bel et bien de la chronique proustienne un roman projeté dans l’espace, bien plus que Saint-Simon et parfois supérieur, dans sa profondeur de champ et ses variations de voix, au roman de Céline.
     

  • Le Temps accordé (9)

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DE LA BEAUTÉ. – Quel rapport entre la repousse d’une frêle fleur blanche dans cette chambre toujours confinée de fin mai (je le note le 10 août 2020), la cavalcade soudaine sous l’orage de quelques vaches filmées en noir et blanc au smartphone et semblant battre des ailes comme des anges à gros culs, deux jeunes homosexuels (dont l’un d’eux est un handicapé sévère à gestes de crustacé et sourire hilare) enlacés sur un banc du Luxembourg et se baisant à pleines bouches, un champ d’oliviers aux troncs torsadés, une autre trisomique au crâne rasé dansant en tenue légère et le vieux Soljenitsyne dans le sous-bois d ‘une forêt moscovite – quel autre lien que l’exclamation du témoin dantesque des enfers du XXe siècle : « Comme le monde est beau ».
    Il fallait le montrer comme ça : comme Germinal Roaux dans les 16 minutes de son journal de confinement intitulé, ou comme Stéphanie Pillonca dans Laissez-moi aimer, son docu filmant un groupe de jeunes gens difformes, handicapés plus ou moins lourds, qui s’expriment en dansant et disent ces amours que nous préférerions ne pas voir. Mais non : la beauté rayonne.
     
    APPARITION. – Devant le Forum commercial de Montreux, se faufilant entre les vieux masques, je vois un loustic de quatorze ou quinze ans, en compagnie d’un compère plutôt skin à tête rasée - mais lui le vrai lutin shakespearien, du genre sang mêlé indo-asiate aux traits fins d’Ariel et à la dégaine d’un loulou des banlieues galactiques, les poignets de force adornés de bracelets à breloques, sa veste de cuir hérissée de piquants, brassard à svastika hitlérienne et futal ajouré en larges bandes découvrant une peau marronnée, et je me dis, me figurant son père le recevant ce soir de retour de sa chasse : pas peur mon fils, Hitler connais pas…
     
    LAST NEWS. – Files d’attente des démunis à Geneva international, en quête d’aide d’urgence. Détail : que 700.000 personnes, en Suisse, vivent au-dessous du revenu minimum. Pour le site Observateurs. Ch, c’est sûrement la faute des étrangers ou des médias socialistes.
     
    À la déchetterie des hauts de Montreux(international), juste sous l’autoroute, on se réorganise selon les normes hygiéniques. La ressourcerie et sa bibliothèque à ciel ouvert, où j’ai trouvé l’anthologie de la poésie française établie par Gide, en Pléiade, et déposé de tas de livres en échange, est ces jours inaccessible.
    Lu dans la bio de Leoardo que son bardache le plus jeune, le surnommé Salaï, très beau et très chapardeur, avait dix ans quand il est entrée dans l’atelier du Maestro. Mais que font les justiciers de la Vertu alors que la Joconde continue de les narguer ?
     
    VEILLEUR. – Belle journée de l’Ascension. Visite des enfants en couples et de nos petits lascars. Rien de plus beau au monde que deux tout petits dans une caisse à sable sous le soleil exactement, avec une espèce de voile latine comme protection.
    Un connard d’intellectuel joue la provoc de salon en prétendant que même la première enfance est un nid de perversion. Et ta sœur espèce d’enculé des neurones, à genoux dans ta chapelle de freudien à tête de fossoyeur !
    Quant au Vieux de la montagne il s’est tenu un peu à l’écart, un peu flagada derrière ses volets, manquant de souffle et d’énergie mais n’en pensant pas moins… (À La Désirade, ce jeudi 21 mai).
     
    DE L’UNIVERS. – Je l’ai rencontré un ou deux fois et ses livres m’ont accompagné partout, mais ce n’est qu’aujourd’hui, plus précisément ces matins, que j’entre vraiment dans sa commedia de jeune octogénaire vélocipédiste zigzaguant entre les champs ensoleillés de sa mémoire de petit provincial et les banlieues à pavillons de la capitale, les allées des supermarchés lui évoquant les enfers de Dante aux ascenseurs ruisselants de flots de Mozart à goujats ou les monts de la lune où le relancent les éternels Chinois, sans jamais lâcher la rampe ni le rythme. Autant je me défie de celui des machines à coudre monotones ou monocordes, du style de l’alexandrin fatigué ou du décasyllabe retombant à tout coup sur le bon pied, autant m’étonnent les enjambements et des syncopes des vers de Jacques Réda en sa Lettre sur l’Univers qui va souplement sur ses pneus ballon de jeune trotte ou sur sa bicyclette de vieux de la vieille à viscope et Gauloise bleu ou papier maïs selon l’âge du capitaine.
     
    À La Désirade, entre le vendredi 22 mai et le mardi 18 août. – J’étais ce matin (18 août) en train de mettre au net mon journal de mai dernier lorsque ma bonne amie, l’ombre pâle d’elle-même depuis hier et me disant qu’elle n’arrivait plus à remplir ses poumons, une forte douleur lui pesant sur le haut de la poitrine m’a demandé de me préparer à l’accompagner à l’hôpital comme on vient de le lui conseiller à la Centrale des médecins, et c’était reparti comme en décembre dernier - elle m’y conduisant alors -, aux même urgences du même hosto ou elle a été admise illico; et les mêmes heures d’attente ont abouti à un (quasi) même diagnostic encore flou (soupçon d’embolie pulmonaire et peut-être de petit infarctus), quasiment le copy cat de Madame après Monsieur qui partage son inquiétude avec ses filles via Whatsapp. Manquait plus que ça, mais le Virus ne semble pas au rendez-vous…
     
    FEMME AU FOYER. – Suffit qu’elle ne soit pas là pour constater, lessives en plan et tout le reste, ce qu’elle fait à longueur de journées pendant que les bavardes défilent et vocifèrent. Et qu’on ne me le fasse pas à l’anti-féministe si je rappelle tout ce qu’elles font pendant que les mecs et les tribades font la guerre ou se chamaillent entre eux. Pour ma part je me la coince mais ne vois pas moins ce qu’elle fait comme nos mères et leurs mères : à savoir la base de tout, les enfants et les comptes (en tout cas chez le négligent total nul en calcul que j’ai toujours été), l’ordre et la propreté, le manger et les confitures, le jardin et le tricot, plus la peinture à ses heures et la lecture ou les séries sur sa tablette, plus l’organisation de nos voyages, plus la seule que je supporte au volant depuis bientôt quarante ans, insupportable qu’elle est à la place du mort.
     
    AU PIED DU MUR. – On y est depuis le début de l’année, d’abord comme en douce, puis devant la dure réalité niée par les esprits forts et les forts en gueule. Les Helvètes pragmatiques ne s’en sont pas mal tirés jusque-là, le bilan des défuntés n’excédant pas en août celui de l’an dernier, mais que de bouleversements partout et quelle surtout de lucidité pour ceux qui ne cèdent ni au complotisme ni au déni. Quant à moi, consentant aux gestes requis et au masque occasionnel, je suis depuis longtemps le virus en moi et je lui souris au nez. Ce n’est pas insouciance mais conscience et acceptation du vivant – et c’est en nous que se fonde et se forge l’immunité pour le temps de vivre.
     
    À La Désirade, ce mercredi 19 août. – Elle doit transiter à l’instant en ambulance, à travers les vignobles de Lavaux, exactement comme j’y étais en décembre dernier, l’opération étant fixée en début d’après-midi. Elle avait moins mal ce matin et je lui ai recommandé de filmer le transfert sur son smartphone, histoire de détendre l’atmosphère. J’ai lancé tout à l’heure une lessive. Tout s’apprend…
     
    EXERGUES. – Au fronton de l’espèce de roman que je suis en train de composer, commencé le 1er juillet et que voici au tournant de la page 100 (il en aura 365 recouvrant quatre saisons), j’ai oté déjà la formule reprise du journal de Julien Green en date du 15 juillet 1956 : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes ».
    À quoi j’ajoute ces deux vers de Jacques Réda dans sa Lettre sur l’univers :
    « Ne bougeons plus. Réfléchissons. Mais se fixer
    N’est qu’une illusion de plus : on demeure expulsé ».
    Faute de pouvoir citer les vers qui précèdent :
    « Mon vieux, quelle aventure incroyable, la nôtre :
    Être là. Depuis quand ? Embarqués. On pleure. On se vautre
    Encore dans la nuit des instincts primordiaux.
    On se croirait un autocar de touristes idiots
    Bouffant, braillant, riant aux arrêts où l’on pisse
    Et, sans avoir vu, fonçant vers quelque précipice.
    Ne bougeons plus, Réfléchissons, Mais se fixer
    N’est qu’une illusion de plus : on demeure expulsé ».
     
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    COMPLICES. – Rejoint le Marquis ce midi, à la terrasse du Major de Culy, où notre bonne conversation s’est prolongée jusqu’à trois heures. Celui de mes quelques amis sûrs avec lequel je me sens le plus libre, par delà certain dogmatisme partagé de nos jeunes années. Quarante ans que nous nous connaissons, Gérard et moi, sans cesser de nous vouvoyer, signe non de distance mais de tenue, à l’enseigne de ce que René Girard appelait la médiation externe, pure de toute rivalité mimétique.
    Je lui ai parlé du travail que j’ai entrepris avec la réédition numérique du Passe-Muraille, et du plaisir particulier que j’éprouve à publier ses textes, souvent de premier ordre - la classe de ses évocations de La Fontaine, Caraco, Valery Larbaud, Montherlant et tant d’autres ; mais il n’en verra rien vu qu’il est à peine capable d’écrire à la machine…
    En revanche notre conversation va partout et c’est un bonheur chaque fois renouvelé. Me raconte les petites Bretonnes qui l’ont déniaisé à 14 ans et nous évoquons l’imbécillité vertueuse des temps qui courent, les chasses nocturnes de Julien Green et les jugements de Steiner sur Nabokov ou de Nabokov sur Faulkner, rions beaucoup et je le moque gentiment pour ses culottes courtes de petit garçon sur ses vieilles guiches d’oiseau maigre qui se pointera tout à l’heure à la plage où il continuera son veuvage au soleil. Sous le pseudo de Sylvoisal, il a publié deux des plus beaux livres que j'ai lus l'an dernier, parus à moins de cinquante exemplaires et dont personne, sauf moi, a parlé - ce qui nous ressemble et nous ravit. (Ce mercredi 27 mai).
    VIS COMICA. - Même en période d’inquiétude telle que nous la vivons ces temps à doses diverses, je reste très curieux, à distance, et souvent plus sensible au comique de tout ça qu’à ses aspects pathétiques ou réellement tragiques - mais sans être touché personnellement je me refuse à toute manifestation facile de solidarité larmoyante le plus souvent narcissique.
    Nous sommes touchés, bien entendu, mais l’aide se fera sans bruit ni publicité. Ceci dit je ne ricanerai pas avec ce gros bœuf génial de Claudel qui ne voyait en Simone Weil souffrant du malheur du monde qu’une folle. La sage bonté d’un Montaigne ou de Tchekhov , ou l’humilité de mon père, me sont de meilleurs modèles. Et pourtant comment ne pas rire des mauvais tour de ce qu’on appelle « la vie » ?
     
    NOS AÏEUX.- Je me garde d’idéaliser les âmes chafouines de nos quartiers d’antan aux rideaux qui se lèvent et aux murmures d’opprobre vertueux souvent confits d’envies louches : n’empêche ! Les vices privés de ce temps-là me semblent moins hideux que la prétendue transparence s’étalant de nos jours et dressant partout ses petits tribunaux de populace en meute.
    De la droite à la gauche en ce temps-prétexte de pandémie surtout mentale chez les plus forts en gueule, la délation n’est même plus furtive ou sournoise comme en d’autres temps de bassesse, mais la voici parée de fausseté à prétention chevaleresque et prompte à fustiger l’hypocrisie passée pour impulser la sienne. Braves aïeux modestes et discrets, combien j’aime, plus que jamais, vous écouter vous taire ...
     
    EPIGONES & CO.- Il y a les Cioran et autres Thomas Bernhard, après quoi viennent les fervents disciples à bonne école (Roland Jaccard pour le premier et Gemma Salem pour le second, notamment), suivis par la cohorte des sous-épigones se gargarisant de nihilisme hédoniste à la petite semaine, et cela pullule en colloques académiques conchiant l’académisme ou en grappes de bigotes décavées et de rigolos délurés sur les réseaux sociaux.
    LE DÉTAIL ET L’ENSEMBLE. - « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait sans trace de sentimentalisme, au regard des choses autant que des gens. À la recommandation de Ramuz de «laisser venir l’immensité des choses », il opposait, ou plutôt il ajoutait en nuance: «ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », ce qui ne contredit pas pour autant l’injonction de Ramuz, sensible au détail autant qu’à l’ensemble.
     
    DES PRÉNOMS. – L’idée m’était venue, en parlant des romans de Jacques Chessex aux étudiants de Salonique, que de ses personnages féminins on ne se souvient d’aucun prénom mais seulement de types, de la mère sévère ou de l’amante rousse, de la sainte ou de la catin (ou de la sainte catin dans Avant le matin), de la tentatrice ou de la décorative, de l’adultère à parties fines ou de la jeunote fine branleuse, ainsi de suite mais aucune dont on se rappelât le prénom comme des femmes de Tolstoï, de Jane Austen ou de Kundera.
    Du moins Maître Jacques, prosateur aux pointes incomparables, usait-il de notre langue en trouvère parfois inspiré, poète de la nature et portraitiste de saisissantes Têtes...
    D’un autre point de vue, Vladimir Volkoff me disait un jour qu’un bon romancier se reconnaissait à ses personnages féminins réussis. Intéressante remarque mais limitée, puisque Volkoff, bon romancier à certains égards, n’a pas réussi un seul personnage féminin…
     
    DU ROMAN. – L’intelligence du roman relève à mes yeux de la plus fine science, mais pas du tout au sens pseudo-scientifique où l’entend une certaine critique académique.
    Céline ramenait le genre à la «lettre à la petite cousine », s’agissant de la romance à quoi se réduit en effet la plupart des romans contemporains et pas seulement de gare ou d’aérogare, mais Céline n’était pas tout à fait romancier lui-même, plutôt chroniqueur et génial, génie de la transposition musicale, mélodie et rythme, le style au corps, malaxeur du verbe comme pas deux, sourcier de langage mais trop entièrement lui-même, trop exclusivement personnel pour faire ce romancier médium que j’entends ici, tel que l’ont été un Tolstoï ou un Henry James, un Dostoïevski et un Kundera dans de plus étroites largeurs mais à un degré de lucidité créatrice rare.
    Ceci n’empêchant pas, au demeurant, une définition modulable du genre, dont la notion d’intelligence n’est qu’un indicateur échappant à toute autre science que celle, surexacte évidemment, des sentiments…
     
    DU BON MOMENT. - Belle journée, après un on moment hier soir. Or tout devrait devenir bon moment. Tout devenir plaisir. Surtout le travail. Les travaux se présentant comme suit: finition de Mémoire vive (2013-2019. Finition de Czapski le juste. Finition des chroniques. Finition de Shakespeare le Good Will. Suite du roman panoptique. Tout le reste est secondaire, à savoir: les nouvelles chroniques, les listes, les lectures et notes de lecture, le job du Passe-muraille, etc. Le travail se poursuit dans un désert encombré, ou plus exactement dans mes catacombes au bord du ciel. J’écris sans penser publication, mais je ne publierai plus rien qui ne soit dignement défendu et accessible à tout un chacun sans subvention. (À La Désirade, ce lundi 1er juin)
     
    DANS LE SOUTERRAIN. – Je reviens aux Nuances et détails de Ludwig Hohl, autant qu’à ses inépuisables Notes de râleur intraitable et parfois étincelant , comme à un excitant et à un interlocuteur d’autant plus vivant qu’il n’est que de papier et ne me postillonne point à la face ni ne gesticule en vieillard irascible. C’est un Helvète intempestif dont la virulence anti- barbecue me ravit à chaque page. Il appelle « pharmaciens » les philistins et autres pharisiens contre lesquels vitupéraient, chacun à sa façon, un Karl Kraus ou un Léon Bloy, un Flaubert avant ceux-ci ou le rabbi Iéshouah avant ces littérateurs furieux dont Paul de Tarse est un somme le chef de file, mais cet homme dub souterrain, beaucoup plus méthodique et spinozien que le cinglé profond de Dostoïevski, dénué de toute grâce légère à la Walser, est un autre avatar du Suisse alpin de souche à gourde de kirsch et crampons à glace. Hohl ne se paie pas de mots et se méfie des effusions lyriques et autres hymnes au drapeau, d’où sa sévérité quand il parle de la poésie de Gottfried Keller ou de la critique alémanique de son temps, à laquelle la critique actuelle de nos quatre cultures n’a rien à envier en matière de cuistrerie pédante et de bigoterie pseudo-scientifique. Mais là encore, à part le plaisir plus ou moins tonique (vite limité en ce qui me concerne) de la bonne rage, c’est par les nuances et les détails que l’empêcheur de penser en rond me semble le plus original, sans le moindre clinquant, et le plus intéressant.
     
    DU SERVICE. – Il y ceux qui servent la cause de la littérature ou de l’art, et ceux qui s’en servent. Pierre-Olivier Walzer était, à mes yeux, le plus humble et le plus fidèle des serviteurs non serviles de nos écrivains (à commencer par Charles-Albert et Cendrars), et cet autre grand interlocuteur que fut pour moi Alfred Berchtold était son pair parfait en matières d’histoire, de littérature et d’art ; et nul hasard que l’un comme l’autre aient été regardés avec une sorte d’ironie envieuse et supérieure par un certain pionnicat universitaire surtout soucieux de se servir et de se faire un nom sur celui des autres aux fins de leur carrière de fonctionnaires de la glose.
     
    DE LA RÉCIPROCITÉ. – Une relation sans réciprocité m’est de plus en plus pénible, voire impossible, et les formules creuses de ceux qui vous assurent de leurs « amitiés vives » ou vous disent « à très vite » finissent par me dégoûter quasi physiquement ; et maintenant que tout devient « partage » ou « échange », dans l’incantation qui n’engage à rien du tout mais fait florès sur les réseaux sociaux, j’en viens à me défier de plus en plus de cette cordialité de façade en m’efforçant cependant de percevoir, ici ou là, ce qui me semble encore du sentiment sincère, sans parler évidemment de ma reconnaissance due aux vrais amis le plus souvent discrets.
     
    Peinture: Lady L. Vue de La Désirade, 2012.

  • Le Temps accordé (8 )

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    LE CIMETIÈRE. – Voici nos aïeux en effigies, à savoir l’arrière-grand-père de Lady L, vénérable psychiatre fondateur d'institution sur ce grand portrait à l’huile, mes grands-parents maternels sur leurs chameaux devant les pyramides égyptiennes, au temps où ils espéraient reprendre là-bas un hôtel avec notre grand père paternel, absent sur le cimetière de l’escalier de la Datcha, notre grand-mère Agatha au fin vieux visage harmonieusement ridé, mon grand-père Heinrich dont j’ai tiré le personnage du Grossvater dans mon deuxième livre (Prix Schiller 1983), des vieux comme on disait alors sans se gêner de parler d’ «asiles de vieux » et non pas d’ « établissements médico-sociaux », des personnes qui même avant notre âge actuel avaient l’air bien plus vieilles que nous et qui seraient bonnement horrifiées d’entendre le langage de leur petit-fils de 73 balais et de voir ou de lire, par-dessus son épaule, les films et les séries télé, les images et les textes qui défilent sur l’écran de son Big Mac alors que Lady L. mère de deux filles pionce deux étages plus bas...
    Le cimetière est mon surmoi, ma conscience et mon tribunal moral que je défie tous les jours, mais il est là. Notre Grossvater lisait sa Bible tous les soirs et parlait sept langues, nous assommait de ses litanies édifiantes (« Une cigarette tue un lapin, dix cigarettes tuent un cheval », etc.), se faisait traiter comme un grand enfant maladroit par sa digne épouse et ses deux filles célibataires dont l’une avait un bec-de-lièvre (la moralisante Tante Greta de mon deuxième livre), la Grossmutter tricotait pour les missions et tous les miséreux des hauts de Lucerne la tenaient pour une quasi sainte, et moi je regarderai ce soir le dixième épisode de la première saison de The Shield évoquant l’enfer de Los Angeles et la façon particulière des flics de « faire avec « tandis que me revient la voix sentencieuse de ma grand-mère paternelle Louise citant L’Ecclésiaste : « Vanité des vanités », etc.
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    PROUST EN ROUTE. – D’aucuns on reproché à Proust de masquer son homosexualité de bisexuel psychique sous le couvert d’Albertine la semi-lesbienne, alors que c’est le transit le plus heureux de la fiction vers l’universalité, et peut-être d’un consensus à venir dégagé de toutes les idéologies de « genre » à venir.
    J’y pense tous les jours en roulant, à bord de notre Honda Jazz Hybrid à pneus révisés, avec Marcel dont j’écoute, lues un Guillaume Galienne un peu trop efféminé à mon goût, mais si richement expressif quand même, les pages parfois tordantes de comique de Sodome et Gomorrhe, où abondent en outre les « tunnels » de considérations mondaines assez assommantes. Mais quel théâtre pour l’oreille, le cœur, le corps et l’esprit, l’âme enfin réjouie par tant de géniales observations, tant de formulations inouïes et tant de musique…
     
    DES BLANCS .- Dans son journal, quand rien ne lui est arrivé dans la journée, Benjamin Constant note : RIEN. Or revenant sur mes pages des mardi 12 au vendredi 15 mai derniers , dans mon cahier noirci à l’écriture verte, je me refuse d’en conclure que rien ne s’est passé ces jours même si je n’en ai rien noté sur le moment, attendant le moment d’y revenir et de remplir ces blancs à partir d’éléments (mes blogs, mes papiers divers, ma correspondance, le détail de mes souvenirs de tel ou tel moment à partir de tel ou tel indice, ma fantaisie et tutti quanti) qui seront aussi utiles au montage en cours que des notations immédiates sans intérêt, genre « le marquis s’est branlé à point d’heure », etc…
     
    4003901179.jpegLEONARDO. – Plus j’avance dans la biographie monumentale de Léonard de Vinci , par Walter Isaacson, et mieux j’évalue la médiocrité de la culture actuelle, ou tout au moins ce qu’on appelle la culture dans les cercles culturels où sévissent les fonctionnaires et les commentateurs attitrés des rubriques dites culturelles, notoirement nulles en ces temps de pandémie où l’on se rengorgeait à l’idée qu’enfin toutes et tous allaient pouvoir se consacrer à la lecture de Montaigne ou de Platon « dans le texte » et à la visite du Louvre ou de l’expo du minimaliste Untel via Youtube, etc.
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    LA SARRASINE: – La nouvelle de la mort subite de Gemma, hier soir, m’a rempli de tristesse mélancolique, et d’autant plus que nous ne nous sommes plus parlés depuis tant d’années mais que, souvent, je pensais à elle avec des relents de tendresses réitérés, et plus que jamais à la lecture de son dernier livre où, enfin, elle semblait un peu s’apaiser – mais quelle tristesse aussi pour ses fistons, et tout de suite j’ai dit mon affection à Aliocha avant de composer un hommage à l’amie, même perdue, et à l’écrivain si remarquable qu’elle était devenue après notre flamboyante non moins qu’ orageuse saison. (Ce vendredi 22 mai)
     
    PASSIONS DE GEMMA SALEM . - C’est entendu: vous avez chialé un bon coup après vous être exclamé «non mais c’est pas vrai! », et quand vous avez compris que c’était vrai vous avez fait votre job de vivants qui est de se lamenter à la cantonade, saules pleureurs et pleureuse éplorées que vous êtes alors que déjà, là-bas, Gemma se rallumait une nouvelle clope dans son cimetière autrichien avant d’éclater de rire en s’imaginant, bande d’éclopés, ses fistons et leur smala, ses amis et autres ennemis, vos pauvres mines d’enterrement !
     
    Gemma Salem les pieds devant: non mais t’imagines ! Bien plutôt, après le pied au cul de sa mère - elle l’avait écrit noir sur blanc -, cette dernière fois au derche de la mère du monde qui vous fauchera toutes et tous à la fin, ça aussi c’est écrit !
    Et c’est ça aussi qui nous reste : ce qui est écrit. Les écrits de Gemma Salem qui font la pige à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait « pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie». Des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à majuscule vénérable, ou la poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov , la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort ? Et quoi encore !
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    Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire écrivaine), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé : Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.
    Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.
    Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que L’Artiste (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante : l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un vrai premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant. L’histoire du Roman de Monsieur Boulgakov est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le specimen masculin de ses rêves : un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre donc de type occulte…
    La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du Maître et Marguerite, des Oeufs fatidiques,du Roman théâtralet de Cœur de chien, mais aussi des Récits d’un jeune médecinqui l’apparentant à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.
    Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de Diablerie- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.
    Plus précisément, Gemma Salem, dans Le Roman de Monsieur Bulgakov,reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.
    C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance. Et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.
    Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée Les Journées des Tourbine!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.
    De ce dernier, Le Roman de Monsieur Boulgakov nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.
    J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…
    Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme Mes amis et autres ennemis (Zulma, 1995) ou La Rumba de Beethoven (Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou « romantique », le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans Les exilés de Khorramshahr(La Table ronde, 1986) et dansBétulia(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse Lettre à l’hermite autrichien(La Table ronde, 1989), relancée dans Thomas Bernhard et les siens(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…
    Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans Mensonge romantique et vérité romanesque.
    La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’Où sont ceux que ton cœur aime (Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement : le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…

  • Quand la lecture et ses façons sont à la fois manières de vivre...

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    La lecture du monde est multiple, qui ne passe pas que par les livres. Or la lecture d’un livre, irremplaçable, en dit souvent autant sur la qualité de notre approche, et ce que nous en faisons, que sur le contenu de l’ouvrage, à la fois miroir et fenêtre. Cela même qu’évoque un essai de très élégante écriture et de fine pensée de Marielle Macé, qui nous emmène sur les traces de quelques grands lecteurs-créateurs (Sartre, Barthes, Baudelaire, Gracq ou Ponge, entre autres) pour mieux nous confronter à nos pratiques et à un « style » conjuguant façon de vivre et art de lire…
     
    « Eh mais, est-ce bien là le chef-d’oeuvre annoncé ? », me suis-je demandé l’autre nuit après sept heures passées aux urgences de l’hôpital régional de R., seul dans un box et n’en finissant pas d’attendre, sans un verre d’eau, le résultat de diverse analyses liées à mon état cardiaque du moment, infoutu de somnoler sur la table d’examen et me raccrochant donc d’une main, l’autre immobilisée par un cathéter et divers autres appareils, à ce pavé de près de six cent pages que je tournais avec une humeur altérée par mon impatience, voyant de moins en moins ce que ce « roman fulgurant » encensé par quelques médias, qui venait de dérocher le Prix du meilleur livre étranger, avait de tellement exceptionnel dans son étrangeté boursouflée - ou bien était-ce ma lecture de ce moment-là qui me faisait dérailler ?
    De ce dernier roman de l’auteur islandais Jón Kalmann Stefánnson, intitulé Ton absence n’est que ténèbres et constituant la transhumance labyrinthique d’un narrateur amnésique en quête d’un passé faisant de lui le contemporain occasionnel de Zola ou d’Edith Piaf, entre autres fantaisies diachroniques, j’avais bien relevé, d’emblée, sur ses cent premières pages, la qualité d’évocation de l’écrivain nous ramenant à ses âpres fjords de l’Ouest islandais, la vigueur plastique et quasi cinématographique de sa vision et de sa narration, telles que se les rappellent les lecteurs d’Entre ciel et terre (2010), de D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (2015) ou d’Ásta (2018), j’avais suivi sans trop d’ennui, sur les deux cents pages suivantes, les pérégrinations du narrateur et des témoins divers de sa vie antérieure effacée, ponctuées de moult citations lyriques empruntées aux chanteurs cités dans la foulée, de Bob Dylan à Tom Waits ou de Nick Cave à Amy Winehouse, entre beaucoup d’autres, mais peu à peu le côté forcé, le côté « voulu poétique », le côté à mes yeux inutilement compliqué, artificiellement « voulu profond » de tout ça m’a lassé et même rebuté vers les quatre heures du matin quand, enfin, le jeune urgentiste de service, le verbe clair et le regard gentil , point du tout agacé par mon agacement après une nuit sûrement bien plus éprouvante que la mienne, est venu me délivrer non sans m’apprendre que « ça » ne serait pas pour cette fois, que mon cœur était bel et bien flagada avec ses sept stents et ses valves rouillée mais que, pour le moment, c’était retour à la case maison ; et de me recommander enfin de choisir une lecture moins contrariante en cas de prochaine fois - mais peut-être y avait-il de ma faute dans mon rencard raté avec Jón Kalman Stefánssson ?
     
    Qu’il n’est jamais trop tard pour se coucher de bonne heure…
    Les rendez-vous manqués, entre les lecteurs et certains des plus grands écrivains, sont évidemment légion, et souvent liés au fait que la lectrice ou le lecteur, à tel moment de son existence, n’est pas en mesure de se faire un chemin personnel dans telle ou telle œuvre même immense, et le cas de Proust est exemplaire. Je me le disais une fois de plus en me rendant l’autre nuit aux urgences, dans ma voiture où, par la voix de Denis Podalydès, j’écoutais, pour la énième fois, l’extraordinaire récit de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans Le Côté de Guermantes, où l’évocation déchirante de l’agonie de la vieille dame coïncide, au moment de la visite du duc de Guermantes venu présenter ses hommages au père de Marcel, avec un moment de théâtre social où l’hallucinante suffisance du personnage, d’une sécheresse de cœur effrayante, contraste avec l’extrême douleur de la mère du petit Marcel et de celui-ci, tandis que la servante Françoise répète dans son coin que «ça lui fait quelque chose»…
    On n’a pas assez insisté, soit dit en passant, sur le comique profond, mêlé de tragique, de La Recherche, ni sur ses inépuisables ressources « théâtrales », même si de merveilleux lecteurs l’ont illustré. À ce propos, moi qui ne suis entré vraiment et continûment que tardivement (passé la quarantaine) dans ce monde enchanté , je ne cesse de me régaler, en voiture, à l’écoute de Michael Lonsdale lisant Du côté de chez Swann, de Guillaume Gallienne modulant les multiples voix des personnages de Sodome et Gomorrhe (un inimitable Charlus et une Odette délicieuse), entre autres comédiens réunis dans les 35 CD sous coffret des éditions Thélème.
    Proust lui-même était un lecteur d’une porosité sans égale, et le premier à rétablir le lien organique entre la lecture et la vie de tous les jours comme une expérience vitale. Ainsi, lorsque Charlus fait, contre les arguties de Brichot le sorbonnard qui pinaille et pontifie, l’éloge des Illusions perdues de Balzac, avec une verve dévastatrice et une profusion de détails, Proust montre-t-il, de tout son cœur et de ses tripes, de toute sa mémoire et de son affectivité, combien un roman peut nous habiter et nous transformer et combien il nous incombe de le « vivre » à notre façon personnelle et de le ressusciter en le partageant.
     
    Où lire devient une esthétique vécue
    Proust est l’un des « modèles » de grands lecteurs dont Marielle Macé s’inspire dans le superbe essai qui vient d’être réédité dix ans après sa parution initiale et les multiples traductions qui l’ont fait connaître par-delà l’Hexagone, dont le premier mérite est, mieux que les spécialistes herméneutes «en laboratoire» examinant les textes comme des objets coupés de la vie, de ramener la lecture, en général, et ses innombrables procédures et variants en particulier, au sein même de l’expérience vécue – raison pour laquelle j’ai ramené ici deux expériences toutes personnelles.
    L’on peut considérer, comme le grand-tante du Narrateur proustien, que la lecture est une activité « du dimanche » relevant du délassement frivole ou, pour d’innombrables lecteurs contemporains, comme une «évasion» ou un palliatif à l’ennui qui n’engage à rien, ou suivre Marielle Macé, après les écrivains fous de lecture qu’elle cite (un Julien Gracq ou un Sartre, un Michaux ou un Francis Ponge au premier rang), dans la foulée de la grande romancière américaine Edith Wharton ou de George Orwell, de l’Espagnol Alberto Manguel et du Juif allemand Walter Benjamin, et « trouver son rythme » tout personnel dans cette relation qui engage notre perception du monde, notre capacité d’écoute et ce qu’on pourrait dire notre démarche active de lecteur marquée par un « style ».
    En préambule à cette réédition, Marielle Macé relate sa découverte d’une « incroyable enquête sur la lecture » menée en Italie, dans les années 60, par deux écrivains de renom (Mario Soldati et Cesare Zavattini) qui ont rencontré, de Palerme à Gênes, des pêcheurs au travail et des employés de bureau, des familles en pleurs au moment de s’exiler ou des amoureux inquiets, des motards ou des paysans dans les forêts d’oliviers de Calabre, comme un road-movie caméra au poing.
    « Mario Soldati s’avance vers elles, vers eux, et les interroge sur la présence (ou pas du tout) des livres dans leur existence. La lecture est saisie au hasard des conversations, dans le rythme des journées et des formes de vie où les livres s’insèrent avec plus ou moins de gravité ou de poids : la lecture au cœur de l’enfance, la lecture dans le travail, malgré le travail ou contre lui, la lecture dans le deuil, dans les migrations, la lecture en prison… »
    Eh mais : la lecture serait-elle une prison, un repli « élitaire », une façon de se faire valoir en citant Proust dont on nous rebat déjà les oreilles à propos du centenaire prochain de sa mort ? Et quoi encore ? Proust mort ?
    Jón Kalman Stefánsson. Ton absence n’est que ténèbres. Traduit de l’islandais par Eric Boury. Grasset, 605p. 2022.
    Marielle Macé. Façons de lire, manières d’être. Gallimard, collection tel, 279p. 2022.