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J’aime ces vieilles et tendres pierres friables.
Maintenant c’est en étranger que j’y passe.
Sur l’escalier de bois je me suis arrêté,
ce matin d’hiver,
tant d’années après.
C’est ici qu’à seize ans je me croyais Verlaine.
Je fumais des Gitanes,
ou parfois des Gauloises,
et plus tard des Boyards.
Au Barbare, Brel ou Brassens,
Léo Ferré ou Barbara,
ou Paco Ibanez,
ou Miles ou Chet Baker,
ou Violeta Parra
coloraient nos brouillards
drogués au petit noir.
J’étais si malheureux,
si tendre, si salaud.
Je croyais que jamais
tout ça ne finirait :
le cœur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.
Maintenant que je sais je me tais en songeant.
Et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.
(10 décembre 1987)
Richard Aeschlimann, Le rêve de l'escalier, 1973.
Dans son nouveau roman très singulier, Un galgo ne vaut pas une cartouche, Jean-François Fournier, qui fait rimer truculence et désespérance, s’improvise Tour Operator, accompagné d’une adorable levrette, d’une virée dans l’espace-temps d’un vieux continent sous perfusion gastro-érotico-artistique. Loin de Bruxelles, pour notre bonheur !
« L’Europe à laquelle je rêve est celle des cultures et pas du tout celle des États-nations, des technocrates ou de l’argent », me disait Denis de Rougemont il y a cinquante ans de ça, lorsque, dans son grand jardin de la campagne genevoise, il m’avait reçu afin de répondre à mes questions sur le terrorisme européen de l’époque.
Amorçant alors son grand virage écolo, celui qu’un André Malraux considérait comme l’un de ses contemporains les plus intelligents, m’avait impressionné par la compréhension qu’il manifestait à l’endroit des extrémistes italiens ou allemands, qui ne manqua de scandaliser certains lecteurs du journal Construire qui m’envoyait, le fameux « hebdomadaire du capital à but social social » dont Charlotte Hug avait fait, à l’enseigne de la Migros, une publication culturelle de premier ordre et de très grande diffusion.
Or je n’aurai cessé de penser à la réflexion du grand auteur de L’Amour et l’Occidentou de Penser avec les mains, entre tant d’autres ouvrages, en lisant le nouveau roman de Jean-François Fournier illustrant les multiples aspects, flamboyants ou désespérés, de la culture européenne en son noyau génial, contrastant pour le moins – ou plus exactement pour le pire - avec ce qu’en ont fait les ploutocrates de la technocratie globale.
L’éditeur Olivier Morattel a-t-il raison de parler crânement d’un « grand roman européen » à propos d’Un galgo ne vaut pas une cartouche, si l’on se rappelle les chefs-d’œuvre de Thomas Mann ou de Robert Musil ? Disons que, plus modestement, cette suite de variations sur quelques thèmes fondamentaux apparaît bel et bien comme un roman interrogeant les tenants du génie créateur à l’occidentale , ainsi qu’une célébration fervente de l’art et de la littérature, et que telle est certes sa «grandeur», à distinguer de la platitude et de la camelote surfaite au goût du jour…
Le grand saut
Le premier saut, physique et métaphysique, marquant le passage du réel à la fiction, ou la liaison plus ou moins dangereuse entre désir incarné et fantasme, se trouve figuré, dans la filiation d’un Hemingway ou d’un Montherlant, par la corrida imaginaire mise en scène par un écrivain allemand au double prénom germanique (Ludwig ou Ernst) dans une pension crade de Barcelone où bohèmes et catins voisinent, et tout de suite le verbe net et chatoyant du connaisseur s’arrache au magma dégoûtant du quotidien avec les termes précis et fleuris de l’art tauromachique qui voient el presidente (surnom donné au plumitif teuton par le patron de la pension) se réapproprier les mouvements des chicuelinas et autres novilladaspréludant à l’estocade du novillero, et que je te balance de l’arrucina ou de la muleta pour faire vrai, et l’on a beau savoir que la scène de ‘écrivain en « habit de lumière » devant son écran relève du selfie : on y croit, de même qu’on est prêt à croire qu’il est prêt à écrire son « grand roman taurin » même s’il bute sur le mur de la réalité lamentable d’un comité de lecture qui refuse, à Munich (en Bavière, jawohl, fameuse pour sa bière), son dernier manuscrit qu’il tient, lui, pour un chef-d’œuvre ; et là ça fait si mal qu’un autre saut va s’imposer…
Auparavant, cependant, à part le show de la parodie de corrida, le lecteur (et la lectrice par inclusion) aura commencé de « taster » des agréments variés de la boisson (un Vega sicilia ne se refuse pas entre deux cigares, même au titre de citation brève, avant les nomenclatures plus détaillées) et de la chair explosive d’une dame passant par là, après que sera apparue la levrette baptisée Canela par Ludwig (à cause de la rousseur du bout de ses oreilles), nébuleuse merveille blanche que l’artiste peintre d’à côté, un certain Rainer, adoptera après le vol plané final de l’écrivain. Enfin, tout ça ne se raconte pas : c’est à lire, c’est à lire qu’il vous faut !
Donc un écrivain fasciné par la tauromachie, puis un peintre jouant lui aussi sur le mélange des sens et des sangs, qui de Barcelone nous emmène à Vienne (avec d’autres vins dans la foulée, d’autres références courant de Goya à Schiele, d’autres citations d’Ovide ou de Thomas Bernhard) et s’éclate au poker où il perd Canela, puis un saxophoniste « extra » qu’on retrouve à Prague avec la levrette s’adaptant à tous les fauteuils et sofas de ce monde où il fait bon flemmer, puis une victime d’inceste (il en faut forcément dans un roman d’aujourd’hui) qui exorcise le monstrueux souvenir par l’art et le journalisme, puis un nègre nègre – un vrai nègre littéraire noir qui se dit lui-même « nègre nègre » sans complexe, tant il est vrai que le roman de Jean-François Fournier, auteur complexe assurément, n’en est pas moins un roman-gigogne sans complexe.
Cependant la lectrice (et le lecteur par inclusion) se demande si tout ça, littéralement truffé de clichés culturels voire sociétaux apparents, n’est pas en somme téléphoné ? Ce Fournier n’est-il pas qu’un snob provincial affublant ses personnages de fringues marquées, Chanel à celle-ci et Pucci Gucci à celui-là ? Et ne touche-t-il pas de pots de vin de certaines caves qu’il flatte même indirectement ? À ces objections j’ose répondre avant lui et en russe affirmatif : niet. Car c’est à l’auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche qu’il incombe de répondre, à lui et à Canela.
Les trois chapitres finaux de ce roman à dégaine de poupée russe, à savoir Suicide blonde, Love supreme et Ali, avant l’épilogue où s’exprime Canela en langage humain, ressortissent bel et bien au grand roman européen sporadique des poètes en vers ou en prose dont un Peter Altenberg, dûment cité, est un bon exemple à la fois méconnu et significatif. L’Europe est là, personnelle et mal coiffée, comme elle est là chez Handke ou Charles-Albert Cingria – il me semble que Fournier lui vrille un clin d’œil -, Robert Walser ou, au cinéma, Daniel Schmid et Fredi M. Murer, ces conteurs de la forêt des émotions vives, Rainer Werner Fassbinder le mauvais garçon tout cuir au cœur de tendron ou Cesare Pavese à qui la difficulté de vivre tenait lieu de métier.
Une mélancolie qui a du chien
L’Auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche s’avance d’abord masqué, même s’il se signale illico par son style, il donne en somme dans le mariage pour tous littéraire dont les personnages seront tous (et toutes, car les femmes y joueront un rôle crucial) des anges, à commencer par la douce Canela surgie aux abords d’un claque de Barcelone, et c’est par la voix d’un de ses avatars qu’un maître d’écriture avéré, qui vient de proférer d’utiles vérités sur la lecture (pages 109 et 110), conclut que « le monde n’est pas suffisant pour nous et ne doit jamais le devenir ».
De fait, un monde où l’on abuse des enfants, un monde où l’on croit laver son honneur en punissant son chien point assez performant à la chasse au lapin, un monde où l’on répond à la terreur d’État par le massacre des innocents, un monde fait à l’image d’un Dieu méchant ne nous suffit pas, les gars. « Tu sais, dit le maître au disciple, la lecture est une incroyable petite musiqu qui ne fait pas seulement résonner de smots, un stylem les aidées d’un auteur, voire les idées tout court. Elle instille aussi dans ton cerveau un parfum indescriptible et unsaisissable, quelque chose que j’ai mis très longtemps à appeler par son nom, le bonheur ». Et le même à propos de l’écriture : « Comment accepter d’écire sans atteindre sans atteindre la perfection ? J’ai envie de tuer les mauvais auteurs. Moi-même je ne me pardonne rien : il n’est pas rare que j’éprouve une pulsion suicidaire en relisant mes propres textes ».
Le type se nomme (peut-être) Pierre-François Tournier (Michel est au jardin, dira-t-on comme la femme de Marcel Aymé le lendemain de la mort de celui-ci), c’est peut-être un grand écrivain de théâtre ou de cinéma au vu de sa dégaine (costume de lin blanc et panama, mais un clic et tu te retrouves sur YouTube où t’attend le démoniaco-angélique Michael Hutchence en plein « live » de Suicide blonde, quelques années avant qu’on le retrouve pendu tout nu comme un galgo et cuité d’alcool et de substances connues de ceux auxquels le monde ne suffit pas.
Le monde selon le Valaisan Fournier (et tout Valaisan est un peu un Sicilien virtuel de la vieille Europe) n’est pas une apologie kitsch de la défonce suicidaire, même si le thème de l’autodestruction est inscrit sur le tableau magnétique de la cuisine du plus beau de ses personnages de l’occurrence, une Dominique qui a sa sainte et sa rue à Paris, où elle en finira d’ailleurs : « Donner sa vie à ce qui n’existe pas », ou encore : « Faire périr tout ce qui est en moi ».
On ne fera pas de sur-interprétation en voyant, chez Canela, une cousine du Lévrier de la Commedia de Dante, grand mystère de la théopoésie, ni non plus un emblème européen de transport poétique rappelant celui de la compagnie d’autobus Greyhound connue de tous les fans de littérature américaine (Fournier en est) en cavale sur le terrain. Et pourtant, s’il y a du dandy à la Thomas de Quincey chez l’Auteur en question qui a sûrement lu De l’assassinat considéré comme un des beaux arts, l’auberge espagnole de son dernier roman, grand ouverte sur le monde qui n’existe pas de la poésie, est aussi le miroir proustien qui lit en chacun de nous et nous fait dire ce qui nous manque pour notre bonheur…
Jean-François Fournier, Un Galgo ne vaut pas une cartouche. Olivier Morattel éditeur (France), 167p. 2023
Les livres de demain seront -ils écrits par des robots ? Faut-il se réjouir ou déplorer l’entrée en littérature de ChatGPT, entre autres outils numériques ? Et si le défi de l’intelligence artificielle n’avait rien de si nouveau ni de quoi nous faire paniquer, au contraire ? Quelques esquisses de réponses au fil de nos lectures et autres expériences vécues ou rêvées…
Les passionnés de littérature que vous êtes, lectrices et lecteurs de tous âges, sans parler des auteurs et autrices de divers genres, plus encore impliqués que vous autres, ont-ils des raisons de craindre les avancées de l’intelligence artificielle en matière de création littéraire au motif que celle-ci y perdrait son âme ? Plus précisément, les nouveaux outils numériques tels que ChatGPT vont-ils servir ou desservir la sainte cause des lettres en facilitant son usage ou en le nivelant par le bas ?
Telles sont les questions que je me suis posées ces jours en lisant simultanément quatre livres très différents les uns des autres mais à la fois apparentés par l’engagement et la singularité de leurs auteurs, à savoir plus précisément les Œuvres de Philippe Jaccottet (1925-2022) réunies sur papier bible à l’enseigne prestigieuse de La Pléiade, le dernier roman de l’auteur américain Bret Easton Ellis, Les Éclats, dont les 600 pages constituent une reprise quasi proustienne des thèmes de ses premiers livres, le petit recueil de récits autobiographiques de Bruno Pellegrino (intitulé sobrement Tortues) qui explore lui aussi les recoins de la mémoire avec une fraîcheur de touche mêlant ironie et tendresse, et le premier opus du nouveau Wunderbube de la littérature alémanique, au nom déjà mythique de Kim de l’Horizon qui, avec son « livre de sang » (Blutbuch), nous balance sa livre de chair aux singulières dérives verbales – bonne chance au traducteur !
Le noyau de la question...
C’est par mon filleul Léo, diplômé de shiatsu travaillant occasionnellement les méridiens de mes énergies, que j’en suis venu récemment à ces cogitations après qu’il m’eut raconté ses « échanges » avec ChatGPT : le premier pour lui demander de lui rédiger quelque formule publicitaire utile à son cabinet de praticien, le second pour lui réclamer la composition d’un haïku à la manière de l’immortel Bashô, ce que la machine réalisa en un rien de temps…
Or ladite « machine », capable de bricoler ainsi une pub ou un haïku - genre poétique minimaliste et très formalisé dans son code -, serait-elle capable de concevoir des poèmes plus amples et complexes tels ceux d’un Philippe Jaccottet, ou de restituer la beauté et la « musique » des proses du même auteur ? Une autre expérience nous en dit un peu plus à ce propos: celle que rapporte notre confrère Jean-Noël Cuénod à propos d’un poème de Louis Aragon, dont ChatGPT a modulé une version à sa façon. Avec ce résultat éloquent : d’un côté, l’élan lyrique d’un poème de guerre, qui dit en images fortes la double approche d’un résistant animé par une foi religieuse, et celle de son camarade athée, et c’est un chant aux fidélités variées que solidarise une cause commune. De l’autre, la même situation réduite à une sorte de commentaire binaire édifiant, dénué du moindre souffle et de la moindre chair. D’un côté, la poésie ressentie de l’intérieur, et de l’autre, du « voulu poétique » de catéchisme ou de dissertation…
Or ce qui est valable pour un poème l’est assurément, aussi, pour la prose. La versification, régulière ou « libre », ne suffit pas à caractériser ce qu’on appelle la poésie, qui ruisselle bonnement dans la prose d’un Marcel Proust ou d’un Louis-Ferdinand Céline, d’un Jean Genet ou d’une Virginia Woolf.
L’important est évidemment ailleurs, que scelle le génie ou la simple «touche» personnelle d’un auteur, ce qui fait le ton ou la patte de Colette, la musique de Verlaine ou la prodigieuse intelligence plastique de Baudelaire, la voyance sensuelle et spirituelle de Rimbaud ou le lyrisme tellurique d’un Charles-Albert Cingria qui n'a jamais commis, sauf erreur, le moindre vers.
Or, pour en revenir aux vers, justement, demandez-donc à ChatGPT de restituer le charme, la finesse d’observation, l’accent, la musicalité de poèmes aussi simples et «modestes» apparemment que ceux du Petit village de Ramuz, seul recueil de vers de cet immense poète en prose, et vous verrez le résultat…
ChatGPT peut compiler des milliers de données à la vitesse de la lumière, mais inventer un seul vers inouï, improviser un seul écart de pure fantaisie, susciter un seul moment de pure émotion lui reste inaccessible à ce qu’il semble, en tout cas pour le moment…
De l’art et de la technique…
Il en va de la distinction, faite depuis que l’intelligence humaine se trouve à l’exercice, entre l’art et la technique. En littérature, nous distinguons ainsi les vrais « créateurs » et les « faiseurs », ceux qui « inventent » et ceux qui « fabriquent », et c’est valable pour tous les genres littéraires, me disais-je en lisant ces jours Les Éclats de Bret Easton Ellis, dont la matière (la frange juvénile de la société américaine la plus déliquescente) est ressaisie et travaillée avec une attention hypersensible et une capacité de transmutation verbale des sentiments le plus délicats, sur fond de semi-barbarie morale, qui apparente l’auteur aux meilleurs écrivains-témoins.
Et qu’en dirait ChatGPT ? Il ne verrait sans doute, des composantes de ce récit autobiographique dont la part d’ombre évoque les feuilletons aux inévitables serial killers, que les stéréotypes de la narration – laquelle devient un nouveau poncif actuel au titre du storytelling -, alors que ce vaste travail de mémoire ressortit bel et bien à la plus noble littérature que John Cowper Powys disait le journal de bord de l’humanité…
« ChatGPT n’est pas plus intelligent qu’une tondeuse à gazon. Il fait ce qu’on lui demande de faire selon ses capacités », écrit plaisamment un autre de nos confrères, Jean Blaise Rochat (cf. La Nation du 7 avril dernier) dans un article consacré aux limites de l’intelligence artificielle. «Pour des raisons ontologiques, un logiciel, quelque puissant qu’il soit, ne dépassera jamais l’informaticien qui l’a conçu . De même que nous pouvons imiter par divers artifices une aile de libellule, nous ne sommes par les créateurs de la libellule. Nous ne pouvons donner une âme à un animal». Or telle est la valeur ajoutée de l’art, que la technique ne suffit à produire : ce supplément d’âme…
Ce que les robots nous apprennent par défaut…
Bruno Pellegrino est une aile de libellule, tout de même que Kim de l’Horizon, premier auteur non binaire de notre connaissance. Bruno (né le 19 aout 1988 à Poliez-Pittet) est entré en littérature avec une dissertation consacrée à Marcel Proust (décédé le 18 novembre 1922) si brillante qu’elle lui a valu son premier prix littéraire, suivi de plusieurs autres. D’une façon parente, Kim de L’Horizon (dont le nom est une fiction et le lieu de naissance une exoplanète) a vu son premier livre, Blutbuch, gratifié de la plus prestigieuse récompense littéraire de l’Allemagne réunifiée, à la réception duquel il s’est rasé publiquement la tête en signe de solidarité avec les femmes iraniennes. Aussi loin de Jaccottet que peut l’être Bret Easton Ellis, et pourtant…
Si l’on se réfère au «monde d’avant» quitté volontairement par notre ami Roland Jaccard à la veille de ses 80 ans, Kim de L’Horizon pourrait sembler du « monde d’après », du moins selon les codes binaires dont il/elle s’est affranchi (e), alors que Bruno Pellegrino fait plutôt figure de chenille de transition à la manière de Lewis Carroll. Ce qui est sûr est que ces deux jeunes auteurs suisses (leur passeport numérisé font foi) se distinguent des robots par leur fantaisie et le tracé gracieux de leur début de carrière, l’un dans la filiation occulte de Gustave Roud (qu’il a visité personnellement post mortem dans un petit livre de ferveur aimante, alors qu’on se rappelle que le poète fut le premier mentor de Philippe Jaccottet), l’autre plutôt tourné vers le futur sorcier où les Mensch (on ne dit plus Mann ou Female) parleront la même langue fourrée de Nutella inclusif, comme l’eût apprécié son référent Michel Foucault dans sa vision utopique des corps glorifiés…
Dans la foulée, en attendant la version française de Blutbuch (promise à l’automne prochain), amusez-vous à en traduire le texte au moyen du traductoriel Deepl : le salade que vous en obtiendrez aura sûrement le goût mélangé de bircher au Xanax et de pudding vegan…
Entre autres rencontres angéliques, Bruno Pellegrino évoque, dans Tortues, celle d’un taxidermiste bourrant l’animal voué à défier la fuite du temps au moyen de tout et n’importe quoi. Immortelle tortue farcie : telle est la littérature échappant, pour l’instant, à l’imagination artificielle, comme l’avait prévu d’ailleurs Isaac Asimov le gardien des lois de la robotique.
Mais laissons donc nos amis Philippe et Bret, Bruno et Kim, jouer encore et encore, au fond du jardin d’Alice, à leur jeu du n’importe quoi, illustrant cette réflexion de cet autre enfant amateur de féeries littéraires qu’était Julien Green, dans son Journal du 15 juillet 1956: « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes »...
Philippe Jaccottet. Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
1626p. 2014.
Bret Easton Ellis. Les Éclats. Robert Laffont, 601p. 2023.
Bruno Pellegrino, Tortues. Zoé, 141p. 2023.
Kim De l'Horizon. Blutbuch. Dumont Buchverlag, 334p. 2022.
Une lecture de la Divine Comédie (56)
Purgatoire, 6e corniche. Gourmands et intempérants.
Que l'on parle poésie et providentielle intercession de la femme sur une corniche surplombant le vide béant où se pressent les ombres fuyantes des gourmands et des intempérants de la chair et de sa soeur la chère en veine de repentance: telle est l'extravagance de la scène, limite comique, dans laquelle se trouve le pauvre Dante dans la foulée des deux illustres lettrés que furent Virgile et Stace de leur vivant, et voici qu'un rebond de la conversation l'amène, tout en identifiant l'identité de divers autres figures éminentes de la poésie médiévale, à évoquer la nouvelle école et le nouveau style - le fameux dolce stil nuovo - dont on pourrait dire que la doctrine, et notamment avec la médiation de la femme aimée ou aimante - marque la fusion de la théologie et d'une sorte de théopoésie faisant le lien entre les inspirations profanes et divines du poète.
La foison de détails historiques ou mythologiques constitue souvent un obstacle à la lecture de la Commedia, qu'il est loisible au lecteur de surmonter par le recours aux commentateurs plus érudits que lui, et je m'en remets souvent, pour ma part, au bon maître qui nous a fait lire Dante (le pilier quasi unique de son enseignement, avec quelques détours par L'Arioste ou les pièces de Pirandello, notamment) entre nos dix-sept et dix-neuf ans, et que je retrouve avec reconnaissance dans les trois volumes de paraphrases très documentée et dénuées de toute prétention créatrice dans leur traduction littérale. C'est ainsi que maintes précisions sont apportées, à tout moment, à propos des personnages les plus souvent inconnus ou oubliés qui apparaissent, alors que d'autres interprétations plus personnelles ou philosophiquement plus élaborées se trouveront dans les digressions souvent éblouissantes d'un Philippe Sollers, en dialogue avec Benoit Chantre, ou chez un Ossip Mandelstam, poète familiers des sources profondes, et chez un Giovanni Papini, écrivain et Florentin face à l'écrivain et le Florentin Alighieri.
Plus précisément, en l'occurrence, Sollers excelle dans ses variations sur le thème du rapprochement des notions d'intellect et d'amour (Dames qui avez intelligence, d'amour, selon le poète Bionagiunta de Lucques, initiateur du dolce stil nuovo à venir), en insistant sur ce que signifie l'intellect d'amour selon Dante lui-même.
Une fois de plus aussi, l'on constate que tout se tient dans les multiples strates des signifiants du poème, Sollers ajoutant à cela que tout fait note (au sens également musical) et que tout signifie en consonance, alors que le Dottor Mégroz nous gratifie de plans précis des configurations astrales fixant le moment où apparaît tel Arbre dont la figure symbolique fait écho à celui de la Genèse, avant la vision de tel Ange de la tempérance dont la contemplation reste impossible autant que le sera l'expression des réalités paradisiaques...