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Celui qui perce le secret des changements / Celle qui demande à son oncle de lui foutre la paix avec ses guerres et ses révolutions / Ceux qui sentent monter en eux un geyser d’énergie renouvelable / Celui qui en appelle à un exorcisme collectif / Celle qui retrouve celui qui n’a pas osé se déclarer trente ans plus tôt / Ceux qui mènent plusieurs vies de front dans un contexte indécis / Celui qui file à une réunion d’actionnaires à la veille de fêter ses 30 ans / Celle qui aperçoit une main tenant un livre par l’entrebâillement de la porte de son voisin / Ceux qui remballent leurs amis fidèles à leurs idéaux démodés / Celui qui espère que l’accident d’avion de la nuit dernière va doper les ventes de son dernier thriller intitulé L’Accident d’avion de la nuit dernière / Celle qui se demande comment doper les addictions de son lectorat féminin de centre gauche / Ceux qui veulent être là à l’heure où il le faut / Celui qui pense encore qu’un recueil de poèmes peut changer notre vie / Celle qui relit Tchékhov avec le sentiment réconfortant de se savoir en train de relire Tchékhov au lieu de s'envaser devant la télé / Ceux qui se réjouissent d’entendre une voix nouvelle mais pas forcément djeune / Celui que n’en finit pas d’émouvoir un sursaut inattendu de vraie ferveur / Celle qui pense que tous les avis se valent y compris le sien / Ceux qui n’ont pas renoncé à se trouver surpris et même pris par un roman / Celui qui vit englué dans les temps maudits que tous voudraient oublier / Celle qui caresse la main du vieil homme endormi sur son livre / Ceux qui ont connu le vieil homme qu’on a retrouvé mort sur son livre dans le square voisin, etc.
Peinture: Thierry Vernet, Crépuscule sur Olivone.
Avec François Cheng, à propos de L'Eternité n'est pas de trop
"Sans le vrai deux il n'y a pas de vrai trois"
Il est certaines rencontres durant lesquelles les heures semblent se dilater ou se parer d’une sorte d’aura, et tel est le sentiment profond que j'aurai éprouvé en passant, l’autre jour, un après-midi de plénitude avec François Cheng, assis sur de mauvaises chaises dans une salle froide entourée de gens bruyants, mais comme hors du temps, ou plutôt au coeur du temps, dans sa palpitation mêlée de violence et de douceur, où l’ombre le dispute à la lumière.
De fait, le poids du monde et la légèreté de l’être marquent immédiatement, sans la moindre pose, la conversation de cet homme qu’on sent à la fois délicat à l’extrême et habité par une grande force intérieure, dont l’enfance fut marquée par les horreurs de la guerre et qui connut l’«enfer parisien», selon l’expression de Rilke, du dénuement et de la solitude, avant de faire un beau chemin de lettré et de poète, puis de romancier capable d’exprimer à la fois les nuances les plus subtiles de l’émotion et les pulsions parfois terrifiantes de la brute humaine.
«Ce qui m’occupe essentiellement dans L’éternité n’est pas de trop, c’est la passion. Et ce que je veux dire, c’est que la vraie passion relève de l’esprit. Elle est certes fondée sur les sens et les sentiments. Mais celui qui reste à ce niveau purement biologique tourne en rond et se dessèche. Quand la passion relève de l’esprit, c’est l’ouverture continuelle. Pourquoi ? Parce que la possibilité d’échange entre le masculin et le féminin est le plus grand don qui nous ait été offert par la Création. Tous les autres types de dialogues relèvent d’ailleurs de cette relation, y compris chez les mystiques qui dialoguent avec Dieu, ou chez les artistes qui dialoguent avec la nature. Un cynique pourrait nous dire que le rapport masculin-féminin n’est qu’une nécessité liée à la procréation, mais je crois que c’est faux. Parce que l’homme est devenu un être de langage, qui est un miracle de la création. Le rapport entre masculin et féminin offre alors un dialogue sans fin, fondé sur un désir toujours renouvelé et encore amplifié par l’inaccessibilité. Comme on ne peut jamais atteindre tout à fait l’autre, le dialogue est d’autant plus infini. L’homme et la femme sont deux êtres finis, mais qui s’engagent sans cesse dans la voie de l’infini.»
Sublimités éthérées que ces propos ? Au contraire: ce qui saisit à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est son ancrage physique dans le concret et le sensible, d’où rebondissent ses échappées vers les hauteurs. Disciple de Rilke, sur les traces duquel il est allé se recueillir quelque temps, dans un chalet-hôtel en face de Rarogne - Rilke qu’il affirme un «poète de l’être» comme il se définit lui-même -, François Cheng dit qu’il est devenu un «pèlerin de l’Occident».
Lorsque, boursier de dix-neuf ans et ne sachant pas un mot de français, il débarqua à Paris le premier jour de 1949, le jeune Cheng connaissait déjà parfaitement les littératures européennes. C’est cependant après des années de vraie «galère» que le futur traducteur chinois des plus grands poètes français contemporains, allait se faire connaître, dans les années 70, par deux ouvrages portant, respectivement, sur L’Ecriture poétique chinoise (Seuil, 1977) et sur Vide et plein, le langage pictural chinois (Seuil, 1979), précédant divers livres d’art de haute tenue, notamment consacrés à la peinture de Shitao. Or on relèvera, dans la foulée, que c’est bel et bien en «pèlerin de l’Occident» que François Cheng s’est fait passeur d’Extrême-Orient; et par exemple en remontant aux sources de la Renaissance italienne qu’il a redécouvert celles, bien antérieures, de la peinture chinoise.
«C’est en approchant la meilleure part d’une autre culture que vous découvrez votre propre meilleure part. D’où la nécessité de l’échange. Toute culture qui se replie sur elle-même se meurt. Vous connaissez bien vous-mêmes, en Suisse, ce danger. A ce propos, je me rappelle que Romain Rolland, dans Jean-Christophe, imaginait l’avenir de l’Europe des cultures à partir du modèle helvétique. Plus l’autre est riche, plus je m’enrichis moi-même, et plus je suis à même d’enrichir ensuite les autres.»
«Dans ce mouvement d’échange, poursuit François Cheng, je crois que la Chine peut amener quelque chose à l’Occident avec son intuition ternaire. L’Occident a privilégié la logique duelle, ce qui constitue sa grandeur. Cette séparation du sujet et de l’objet fut sa démarche originale. Cela étant, maintenant qu’on a conquis la matière et le monde entier, il est peut-être temps de valoriser la dimension ternaire. La Chine n’a peut-être pas assez privilégié le deux, qui représente le droit, le respect de l’autre, la démocratie et la liberté. Or sans le vrai deux, il n’y a pas de vrai trois. Ce qui est important à l’instant, dans notre conversation, ce n’est pas chacun de nous: c’est ce qui a pu avoir lieu, qui nous dépasse l’un et l’autre pour donner cette nouvelle expression de l’être - une rencontre et une conversation.»
Evoquant l’avenir de son pays, où il n’est revenu que dans les années 8o, après la tragédie sanglante de la Révolution culturelle, François Cheng refuse d’envisager la rencontre de la Chine et de l’Occident en termes de relation «duelle».
«Il faut que chacun dépasse les idées préconçues qu’il a de l’autre. Non, la Chine n’est pas le monde monolithique et fermé, voire agressif, que se figurent certains Occidentaux. Non, l’Occident n’est pas réductible au culte du profit. Certes, la Chine actuelle est gangrenée par la corruption, mais ce n’est pas toute la Chine. Comme à d’autres époques, le meilleur de la Chine a conscience de sa faiblesse et sait que c’est dans le dialogue avec l’Occident qu’elle peut se régénérer et lui apporter, aussi, quelque chose de sa propre richesse millénaire...»
Une passion qui survit au temps
L’époque est à l’obsessionnelle célébration de la jeune chair, dont les dialogues débiles du Loft illustrent, pour le pire, la pauvreté des échanges. Autant dire que le roman d’un amour empêché, qui devient passion sur le tard, et sans union charnelle consommée (quoique la fin reste ouverte), fait figure d’ouvrage à contre-courant.
Or ce qui saisit, à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est l’extraordinaire fraîcheur, et la plénitude sensuelle et spirituelle de cette histoire concentrant à la chinoise, à la fin de la dynastie Ming (XVIIe siècle), les deux passions contrariées de Roméo et Juliette et de Tristan et Yseut.
Trente ans après avoir échangé un regard amoureux avec la belle Lan-Ying, fille de riches bourgeois alors qu’il n’est lui-même qu’un pauvre musicien ambulant, Dao-sheng revient dans le bourg où, mariée contre son gré avec un seigneur local, Dame Ying dépérit. Sa qualité de médecin, acquise auprès des moines, permet à l’amoureux persistant d’approcher celle qui lui a été ravie (il a même été battu et a connu le bagne pour son audace), et de la guérir, au déplaisir ardent du seigneur jaloux, lequel mourra de rage mauvaise après avoir tenté d’étrangler sa femme redevenue trop belle à son goût.
Bien plus qu’un roman d’amour «sublimé», L’éternité n’est pas de trop est l’incarnation vivante - où les instances du mal sont aussi présentes que l’aspiration au dépassement -, d’une passion sublime, admirablement modulée, en un présent de l’indicatif qu’on dirait concentrer tous les temps verbaux, par l’écriture limpide et fruitée, énergique et poétique, d’un maître écrivain.
François Cheng. L’éternité n’est pas de trop. Albin Michel, 282p.
Images: calligraphies et peinture de Fabienne Verdier.
De ce dimanche. – Pour nous, les enfants, Pâques, c’était le dimanche des dimanches - un dimanche vraiment plus dimanche que les autres où le ciel était plein de cloches et le jardin plein d’œufs que le Lapin avait peinturlurés et planqués Dieu sait où - donc deux jours après la Croix, le Lapin : tu avoueras que ce n'est qu’un dimanche que ça peut se passer, et ça nous réjouissait plutôt, les enfants, qu’il y ait un dimanche comme ça qui ressuscite chaque année...
De la foi. – Notre ami le théologien me dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien...
De la charité . – Vous connaissez le mendigot du Sacré-Cœur : il sort de chez ce pouilleux d’abbé Zundel qui le régale déjà plus qu’il n’en faut, et le voilà qui nous lance à la sortie de l’office, son : Christ est vraiment ressuscité ! que moi ça me fait honte, mais j’ai beau savoir qu’il ira la boire ce soir, je lui donne quand même sa thune - ce n’est quand même pas tous les jours Pâques…
Peinture: Thierry Vernet.
Après La Route apocalyptique et autres romans d’une noirceur éblouissante, Cormac McCarthy nous entraîne au bout de la nuit du XXe siècle dans la foulée d’un solitaire pleurant l’amour de sa vie aux cheveux d’or...
Y a-t-il une vie après la mort, se demandent les présumés vivants qui traversent le désert encombré de ruines des lendemains de l’hiver nucléaire, dans La Route, mais la question que se pose Alicia est plutôt : y a-t-il une vie avant la mort ? Et le paradoxe est applaudi à grandes nageoires par le Kid Thalidomide faisant les cent pas autour de son lit de schizo géniale, nabot chauve qui l’assomme de ses visites fantasmagoriques, qu’elle repousse aussi fraîchement qu’il l’a tarabuste a n’en plus finir, mais « rien à foutre,bordel de merde », pour le dire comme cet affreux-jojo sorti des coulisses du théâtre de marionnettes du psychisme humanoïde, à devenir fou si cela vous a été caché jusque-là.
Or Alicia tient bon , même après sa mort constituant l’ouverture lyrique hivernale et comme auréolée par la magie de Noël: « Il avait un peu neigé dans la nuit et ses cheveux gelés étaient d’or et de cristal et ses yeux glacier durs comme de la pierre. Une de ses bottes jaunes avait glissé et se dressait dans la neige en dessous d’elle. Son manteau se dessinait saupoudré de neige la où elle l’avait abandonné et elle ne portait plus qu’une robe blanche et elle pendait parmi les arbres de l’hiver, poteaux nus et gris, la tête inclinée et les paumes légèrement ouvertes comme ces statues œcuméniques qui réclament par leur attitude qu’on prenne en compte leur histoire. Qu’on prenne en compte les fondations du monde qui puise son essence dans le chagrin de ses créatures".
De fait, Alicia, même défunte, reste infiniment présente dans le chagrin de son frère Bobby Western, protagoniste de ce premier élément d’un diptyque dont le second, Stella Maris, paraîtra cet automne...
Le mal au corps du monde et à l’âme…
Tous les livres de Cormac McCarthy, et les derniers comme en crescendo « pascalien », sont traversés par les ombres du Mal sous ses diverses formes, qui procède en somme de ce que les théologiens appellent le « péché originel », et que le romancier module à sa façon de puritain à l’américaine, dans la filiation des conteurs géniaux à la Nathanael Hawthorne ou Flannery O’Connor, mais également proche des métaphysiques naturelles du « philosophe dans les bois » Thoreau, de son mentor Waldo Emerson ou de leur émule Annie Dillard.
Par ailleurs, la vision « christique » de l’auteur d’Un enfant de Dieu s’est trouvée enrichie, ces dernières décennies, par une réflexion nourrie des inquiétudes contemporaines et des réponses de la science, ici des mathématiques et de la physique.
Plus précisément, les deux jumeaux protagonistes du Passager, Alicia et Bobby, sont les enfants représentatifs de ce qu’on pourrait dire le mal du siècle puisque leur père, en tant que physicien, a participé au projet Manhattan au côté de Robert Oppenheimer, père de la première bombe atomique.
Tout cela, cependant, n’est pas révélé de façon directe et linéaire, pas plus que le « roman noir » annoncé n’a d’intrigue ni de dénouement satisfaisants. À cet égard, les amateurs du genre seront probablement frustrés, alors que l’auteur « brasse » tout ailleurs.
Le premier épisode dramatique vécu par Bobby, plongeur spécialisé dans la récupération d’épaves englouties, confronté au mystère d’un avion sinistré dont un des passagers et la boîte noire ont disparu, devrait constituer un départ d’enquête, mais non : pas de suite à l’énigme. Et pas d’explication plausible non plus au fait qu’il soit poursuivi, 500 pages durant, par on ne sait trop quels « fédéraux » comme il y en a dans toutes les séries…
Très curieusement, alors, comme s’il rejoignait à sa façon un courant « postmoderne », Cormac McCarthy semble jouer, en partie tout au moins, avec les codes de la culture populaire – bande dessinées ou sous-produits de la télévision – dont le langage avarié fonde la jactance du Thalidomide Kid, multipliant les calembours débiles et les impasses de la communication sereine. Et pourtant, contre toute attente, les dialogues opposant Alicia et son « agent pathogène » sont d’autant plus déroutants qu’ils semblent gratuits sans l’être…
Un chant d’amour, d’amitié et de mélancolie
Le hasard a fait que, venant juste d’achever la lecture du Passager, aux pages d’une rare pureté, je suis tombé, via Netflix, sur le documentaire consacré à la tragédie de Waco, en 1983, marquée par la mort de plus de 80 personnes, dont une vingtaine d’enfants brûlés vifs. Tous « morts pour Dieu », prétendait un rescapé des disciples de David Corey, avatar autoproclamé d’un Christ narcissique et pervers à l’extrême, caricature d’une religiosité dévoyée à grande échelle.
Et c’était retrouver, dans sa trivialité, la réalité de cette Amérique dont Cormac Mc Carthy dit qu’elle n’est « pas pour le vieil homme », alors même que le vieil homme ne détourne pas le regard.
Ainsi sera-t-il question, au fil des multiples récits arborescents du Passager, des atrocités vécues au Vietnam par l’un des compères de Bobby Western - lequel le mitraille littéralement de questions -, ou, dans un bar de La Nouvelle Orléans où se trouve un mafieux de haut vol, des circonstances plus que probables de l’assassinat de JFK, que le même Bobby apprécie en connaisseur des armes, comme il l’est des techniques de plongée et de travail sous-marin, de la conduite des bolides de Formule 2 – il en a été un pilote éprouvé dans une vie antérieure – entre autres activités « manuelles » complétant son savoir en matière de physique quantique et de mathématiques très spéciales…
De la même façon, l’on découvrira, en la sœur adorée de Bobby, non seulement un génie des maths à la précocité monstrueuse, mais également une experte en matière de confection des violons et une sorte de mystique inspirée en ses observations sur « la vie ». Comme se le demanderont les amateurs de stéréotypes psychanalytiques et les moralistes à l’américaine, la question se posera de savoir si Western et sa frangine ont passé « réellement » la ligne rouge de l’interdit de l’inceste, alors que nous apprenons ce qu’il en est de bien pire : qu’ils se sont passionnés pour les mêmes livres, comble de l’amour n’est-ce pas ?
Or Le Passager est, pour l’essentiel, un livre d’amour, sans une scène chaude « explicite », cela va sans dire, pas plus qu’on n’y trouve la moindre violence ou l’ombre d’un de ces serial killers à capuches devenus les figures de polars conventionnels par excellence, jusqu’en Suisse romande dont la classe moyenne se délecte entre deux barbecues.
L’amour et la mort, l’amitié entre frères humains et le sens de ce que nous foutons sur cette putain de terre, comme se le sont demandé Einstein sur son vélo ou Cioran entre deux apéros, et Shakespeare ou Dostoïevski avant eux : voilà de quoi il retourne dans la première moitié de ce roman à la fin déchirante de mélancolie modulée par des pages sublimes de poésie « concrète », dans le paradis - cliché fondamental - d’Ibiza, après laquelle fin le film se rembobinera comme dans les séries « cultes », avec le récit d’Alicia, donc vingt ou trente ans avant, au lieudit Stella Maris, titre précisément du second volume du diptyque combien attendu…
Cormac McCarthy, Le Passager, Traduit de l’anglais (USA) par Serge Chauvin. Editions de l’Olivier, 536p.
Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, de Cormac McCarthy
Cormac McCarthy est sans doute l’un des écrivains américains les plus importants de ce tournant de siècle, découvert dans notre langue avec L’obscurité du dehors et, d’une pureté terrifiante qu’on retrouve dans son dernier livre, Un enfant de Dieu, que suivirent six romans non moins marquants, de Suttree à la fameuse Trilogie des confins (De si jolis chevaux, Le Grand passage et Des villes dans la plaine), en passant par cette autre merveille que fut Méridien de sang, tous traduits à l’Olivier.
Il y a chez Cormac McCarthy un mélange de noirceur fataliste et de lancinante tendresse, pour ses personnages, qui évoque à la fois Faulkner (dont il a souvent la puissance d’évocation et le lyrisme sauvage) Nathanaël Hawthorne ou Flannery O’Connor, en plus ancré dans les ténèbres de la violence américaine contemporaine - parent alors, en plus profond dans sa perception du mal, d’un James Ellroy ou d’ un James Lee Burke, notamment.
Un sentiment dominant se dégage aussi bien de Non, ce ne pays n’est pas pour le vieil homme (dont le titre est emprunté à un poème de Yeats), et c’est celui que le mal gagne dans ce monde, et par des moyens qui défient de plus en plus la bonne volonté des honnêtes gens, ici représentée par le shérif Ed Tom Bell, dont la litanie lancinante des réflexions sur la perversité croissante du crime alterne avec le récit des faits abominables auxquels il est mêlé et dont il échappe assez miraculeusement, avant de jeter l’éponge avec le sentiment d'une défaite.
« Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait », remarque Bell au cours de ses méditations, et de fait, la drogue et l’argent de la drogue sont au cœur de ce thriller « théologique », dont le pouvoir d’attraction et de contamination fondent toutes les relations et jusqu’aux péripéties du roman, qu’on dirait précipitées dans une sorte d’entonnoir vertigineux à une seule issue, fatale pour la plupart des protagonistes, à commencer par le jeune Moss. Celui-ci, tenté de s’arracher à sa petite vie de brave garçon au moment où, par hasard, il découvre en pleine nature où il chassait, sur les lieux d’un massacre de trafiquants, une véritable fortune en dollars serrés dans une serviette, va payer de sa vie le geste de s’emparer, sans témoins, de cet argent semblant doté d’une espèce de rayonnement radioactif. De la même façon toutes les instances du crime, dans le roman, semblent liées entre elles par une espèce de lien obscur et de connivence fantomatique qui fait fi de tous les obstacles.
Commis aux basses œuvres de Satan, face au shérif Bell qui ne le rencontrera qu’à travers ses traces sanglantes, le personnage maléfique d’Anton Chigurh agit ainsi en parfait expert du crime, doublant son art démoniaque d’une véritable morale criminelle, si l’on ose dire.
Dans la foulée, on aura remarqué qu’il est dit que Chigurh ressemble à « n’importe qui », comme le protagoniste, fort compétent lui aussi, des Bienveillantes. Cependant, à la différence du roman de Jonathan Littell, celui de Cormac McCarthy module les degrés du mal et du bien par le truchement de toute une gamme de personnages se débattant dans les filets de la nécessité.
Si la violence semble faire partie de la destinée fatale de l’Amérique, comme l’illustre le retour de Bell dans son propre passé, avec l’ombre portée de deux guerres européennes et du Vietnam, d’où chacun est revenu avec son poids de péché, c’est finalement à l’avenir de l’humanité en tant que telle, dans un monde désacralisé et privé de tout référentiel, qu’achoppe ce roman implacable et proche de la désespérance, que pondèrent, en fin de parcours, les lueurs de l’amitié et de la tendresse indestructible scellant le couple formé par Bell et sa compagne Loretta. Marqué par une sorte de tristesse révoltée à la Bernanos, ce roman est à lire et relire pour tout ce qui y est écrit comme entre les lignes. D’une écriture à la fois tranchante et infiniment suggestive, tissé de dialogues denses aux résonances se prolongeant bien après la lecture, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme est sans doute l’une des grandes choses à lire cette année.
Cormac McCarthy. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme. Traduit de l’anglais par François Hirsch. Editions de l’Olivier, 292p.
En lecture: The Road. Picador, 307p.
"The first great masterpiece of the globally warmed generation. Here is an American classic which, at a stroke, makes McCarthy a contender for the Nobel Prize for Literature". (Andrew O'Hagan, BBC)
A father and his young son walk alone through burned America, heading slowly for the coast. Nothing moves in the ravaged landscape save the ash on the wind. They have nothing but a pistol to defend themselves against the men who stalk the road, the clothes they are wearing, a car of scavenged food - and each other.
Lecture intégrale de La Route de Cormac McCarthy
- Il y a un homme et un enfant.
- Dans la forêt.
- Noir sur fond gris.
- Comme sous un glaucome glacé.
- L’homme émerge d’un rêve.
- Il y a vu une créature aux yeux morts, une créature transparente au cerveau visible sous une cloche de verre mat.
- A la première lueur grise il se lève.
- « Nu, silencieux, impie ».
- Avec l’enfant ils vont vers le sud.
- Impossible de survivre en ces lieux un autre hiver.
- Avec ses jumelles il scrute les alentours lourds de menace.
- L’enfant est son garant.
- « S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé ».
- Ils ont un caddie.
- Comme des personnages de Beckett, mais dégageant une autre sorte d’aura.
- Tout est menace, à commencer par la moindre présence humaine.
- L’homme protège l’enfant. Il a un revolver.
- Chacun est tout l’univers de l’autre.
- Arrivent à une station-service désaffectée.
- Récolte de l’huile, pour leur lampe.
- Continuent dans le paysage carbonisé.
- L’homme croit voir une ville au lointain.
- Le petit ne voit rien.
- Il pleut. Fait très froid.
- Autre trésor : le livre de l’enfant.
- Le petit demande s’ils vont mourir.
- L’homme répond : plus tard.
- Le petit veut savoir ce que l’homme ferait s’il mourait.
- L'homme se dit : « Si seulement mon cœur était de pierre ».
- Quand il se réveille il s’éloigne et demande à Dieu s’il a un cou pour qu’il puisse l’étrangler.
- As-tu une âme, lui demande-t-il en le maudissant.
- Le lendemain ils traversent la ville.
- En grande partie incendiée.
- Ils voient un cadavre.
- L’homme évoque la mémoire : ce qu’il faudra se rappeler et ce qu’il faudra oublier.
- « On oublie ce qu’on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu’il faut oublier ».
- Puis l’homme se rappelle une journée au bord d0un lac, près de la ferme de son oncle.
- « C’était la journée parfaite de son enfance ».
- Les jours et les semaines qui suivent, ils marchent vers le sud.
- Tout le pays a été brûlé.
- Une nuit l’homme est réveillé par un lointain tonnerre.
- Un seul flocon tombe à un moment donné, « comme la dernière hostie de la chrétienté ».
- Ils s’abritent dans un garage abandonné.
- L’homme y répare le caddie.
- Non loin de là se trouve une grange.
- Dans laquelle ils découvrent trois pendus.
- Le problème des chaussures l’inquiète.
- Et de la nourriture.
- Dans un fumoir, ils trouvent un vieux jambon.
- Croit entendre des bruits de tam-tam.
- En rêve il voit sa pâle fiancée.
- Il se défie des rêves euphoriques.
- Mais il se souvient d’elle, sauf de son odeur.
- « Maintenant insulte ton froid et les ténèbres et sois maudit ».
- Il se sert du caddie à la descente comme d’un bob.
- Cela fait rire l’enfant.
- Du haut d’une côte ils découvrent un lac. Il explique au petit ce qu’est un barrage.
- Il n’y a rien dans le lac : nulle vie.
- Il se rappelle, tout près de là, le piqué d’un faucon fondant sur une volée de grues sauvages.
- Souvenir de la nature vivante.
- A présent l’air est granuleux et grumeleux.
- « Le goût qu’il avait ne vous sortait jamais de la bouche ».
- Puis le temps se lève et le froid faiblit.
- Ils arrivent dans une zone agricole aux bâtiments encore debout.
- Une pancarte invite : visitez Rock City.
- Dans une maison déserte, il récupère des couvertures.
- Il renonce à emporter des conserves, peut-être contaminées.
- Ils arrivent dans les faubourgs d’une ville. Visitent un supermarché.
- Miracle : il trouve un Coca-Cola dans un distributeur défoncé.
- L’homme fait tout boire au petit.
- Qui comprend que ce sera la dernière fois qu’il boit une chose si bonne.
- Arrivent ensuite en ville.
- Où ils croisent des tas de morts momifiés.
- Dont toutes les chaussures ont été volées depuis longtemps.
- On comprend que des années se sont passées depuis le cataclysme.
- Le lendemain, au sud de la ville, ils arrivent à la maison d’enfance de l’homme.
- Qui retrouve quelques souvenirs.
- Le petit est effrayé et voudrait fuir de là.
- Passe de la troisième à la première personne devant sa chambre : « C’est ici que je dormais autrefois ».
- Là qu’il a eu des rêves d’enfant.
- Parfois des cauchemars terribles.
- Mais jamais aussi terribles que celui qui est advenu.
- Trois nuits plus tard la terre semble trembler pendant la nuit.
- Il leur reste une chaîne de montagne a passer pour atteindre la côte.
- Ils doivent passer un col qu’il a passé jadis avec son propre père.
- La montée est extrêmement pénible.
- Le petit surveille tout ce que fait et dit son père.
- Lui rappelant la moindre inconséquence.
- Comme s’il était sa conscience.
- Sur l’autre versant il y a des chutes d’arbres.
- La nuit le petit fait un cauchemar. Où il est question de la rupture du ressort de son pingouin.
- Puis ils arrivent à un torrent et une cascade.
- Ouah, fait le petit.
- Ils se baignent. Puis ils trouvent des morilles. Byzance.
- « C’est un bon endroit, papa ».
- Le père raconte alors d’anciennes histoires « de courage et de justice ».
- Mais on ne peut rester là. Danger partout.
- Ils reprennent la carte en lambeaux.
- Doivent suivre les routes d’Etat, ou ce qu’il en reste.
- Découvrent l’épave d’un semi-remorque.
- Dans la remorque duquel s’empilent des corps humains.
- Poursuivent vers le sud.
- Avisent un type traînant le long de la route. Un grand brûlé. Visiblement foudroyé.
- Le petit aimerait l’aider, mais le père affirme qu’on ne le peut.
- Ce qui bouleverse le petit.
- Avant de l’admettre.
- L’homme revoit des « dieux en loques ».
- La pendule, cette nuit-là, s’est arrêtée à 1h.17.
- « Elle » était encore vivante.
- Il y avait eu une lueur rose mat dans la vitre de la fenêtre.
- Se rappelle le dernier échange de paroles avec elle.
- Qui lui ordonnait d’en finir. Avec le revolver. Lui et l’enfant après elle.
- Elle parle d’eux comme de « morts vivants » et non de survivants.
- Elle finit par le chasser avec le petit et disparaît.
- Nulle psychologie là-dedans. Rien qu’une situation extrême. Le désespoir absolu et l’instinct de survie.
- Mais rien d’abstrait non plus : c’est ainsi, ce fut ainsi. Biblique.
- Il avait des amis.
- Tous morts.
- Une nuit ils sont réveillés par un convoi.
- Des survivants : forcément ennemis.
- Des types avec des flingues.
- Un homme s’en éloigne dans leur direction.
- Devant les signes de menace de l’autre, l’homme le descend.
- Et fuit avec le petit.
- Ne reste plus qu’une cartouche dans le revolver.
- Reviennent ensuite sur les lieux pour récupérer le caddie.
- Entretemps le mort a été dépecé par les autres.
- L’homme lave le petit des éclats de cervelle du mort qui ont souillé son visage.
- On réinvente le sacré : « Ainsi soit-il. Evoque les formes. Quand tu n’as rien d’autre, construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle ».
- Le petit est son « calice d’or, bon pour abriter un dieu ».
- Comme des paillettes de lumière dans les ténèbres méphitiques.
- Il pense qu’il a tué.
- Il a tué le seul homme auquel il ait parlé depuis un an.
- Il explique au petit qu’il doit tuer les méchants.
- Taille une petite flûte en jonc pour le petit.
- Qui en joue.
- « Une musique informe pour les temps à venir » (p. 71).
- « Ou peut-être l’ultime musique terrestre tirée des cendres des ruines ».
- Reprennent la route, à bout de ressources.
- Un chien aboie soudain.
- Le petit fait promettre à l’homme de ne pas le tuer. L’homme promet.
- Puis le petit croit voir un autre petit.
- Puis tout disparaît.
- Plus loin ils parcourent un verger. Traversé d’un mur tapissé de têtes humaines. Relents de cultes barbares.
- Et passent les méchants. Avec des femmes esclaves. Et des mignons. Visions de l’hiver nucléaire. Beauté vitrifiée de tout ça.
- Et les arbres tombent avec fracas (p.87)
- Le lendemain le petit n’en peut plus au milieu des cèdres abattus.
- Le père lui promet qu’ils ne vont pas mourir.
- D’accord, dit le petit.
- OK. Le dialogue se module comme dans la tête du lecteur.
- Un dialogue « intérieur » ou « mental » comme tous les livres de Mc Carthy.
- L’homme se fait des listes.
- Voient courir deux espèces de joggers, de loin.
- Arrivent à une petite ville.
- Devant une très belle maison dévastée.
- Y entrent malgré la peur du petit.
- L’homme avise une trappe cadenassée.
- Va chercher un outil.
- Dans la cave, découvrent des prisonniers nus, hommes et femmes, qui les supplient de les délivrer.
- Des méchants se pointent là-bas.
- L’homme et le petit fuient comme des dératés.
- Le père demande au petit s’il saura se servir du revolver contre lui-même.
- Puis se demande s’il aura la force d’écraser la tête du petit.
- Se dit qu’il ne l’abandonnera jamais.
- La nuit ils entendent des hurlements en direction de la maison.
- Le petit comprend que les prisonniers seront mangés par les méchants.
- Pendant le sommeil du petit, l’homme se dirige vers une ferme flanquée d’un verger.
- Où il trouve des pommes, des tas de pommes. Et de l’eau.
- Boit alors l’eau : « Rien dans son souvenir nulle part de n’importe quoi d’aussi bon ».
- Ils se gavent ensuite de pommes et d’eau.
- Le petit fait promettre à son père qu’ils ne mangeront personne.
- Et le père promet.
- Parce qu’ils sont du club des gentils.
- Des porteurs de feu.
- Plus loin ils approchent d’une autre maison.
- Dans la cour de laquelle le père trouve quelque chose.
- Une trappe là encore.
- Le petit supplie de passer outre.
- Mais l’intuition du père le retient.
- Et c’est Byzance : un abri plein de tout.
- Des poires des conserves du whisky, etc. Mais pas de revolver ni de muniotions.
- « Il s’était préparé à mourir et à présent il n’allait pas mourir et il fallait qu’il y pense ».
- Puis ils vont visiter la ville fantôme.
- L’homme n’arrive pas à y croire.
- Puis ils repartent avec des vêtements secs et leur caddie bien rempli.
- Ils doivent être à 300 km de la côte.
- Le petit avoue qu’il a jeté la flûte.
- A un moment où il croyait qu’ils mourraient.
- Demande pardon.
- Le petit questionne l’homme sur « les objectifs à long terme ».
- Une expression qu’il a dû entendre autrefois…
- Et voici qu’ils croisent un vagabond.
- Très petit et très vieux.
- Le petit aimerait qu’on l’aide.
- Le père accepte avec regret.
- Lui donnent à manger.
- Mais le père exclut de le prendre avec eux.
- Lui demandent ce que le monde est devenu (p. 144).
- Un aveugle genre prophète nommé Elie. Désespéré fataliste.
- « Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes ».
- Il pensait ne plus jamais voir d’enfant.
- Ils le quittent.
- Plus loin, pendant que l’homme dort, le petit découvre un train à 8 wagons.
- Ils voient ce train chacun à leur façons mais savent tous deux que jamais plus il ne roulera.
- L’enfant lui demande si la mer est bleue.
- Il lui répond qu’elle l’était.
- Le petit fait un cauchemar.
- Souvenir du drugstore avec la tête réduite.
- Plus loin sur la route trois types les menacent.
- Il les tient en joue.
- Constate qu’il est malade.
- Se rappelle les gens de sa famille.
- Puis lui revient le souvenir d’une bibliothèque calcinée.
- Fragments de cauchemars : le nœud de cent serpents.
- Le père dit au petit qu’il ne doit pas renoncer. Qu’il ne le permettra pas.
- Ils continuent. Des tempêtes de feu ont passé par là.
- Visions dantesques (p. 165).
- Plus loin des gens apparaissent.
- Dont une femme enceinte.
- Plus tard ils repèrent un feu.
- S’en approchent.
- Le petit découvre un nourrisson carbonisé sur une broche.
- Approchent d’une nouvelle maison.
- Le petit craint les cannibales.
- Mais il n’y a personne dans la maison.
- Trouvent des bocaux peut-être comestibles.
- Le père évoquant ceux qui sont à l’affût. (p.181)
- Passent quatre jours dans la maison.
- Pleut sans discontinuer.
- Ils approchent de la côte.
- Mais le père sait qu’il place son espoir « là où il n’avait aucune raison de rien espérer ».
- Et voici qu’ils y arrivent, à la mer. Terrible vision (p.186).
- Le père demande pardon au petit.
- Tant pis, répond celui-ci.
- Une image rappelant l’hiver de Caspar David Friedrich.
- Leur raison d’être, au père et au fils, est de « porter le feu ».
- Rien pour autant de barjo à la Paulo Coelho dans cette vocation.
- Le petit demande ce qu’il y a de l’autre côté de la mer.
- Rien non plus de Saint-Ex là-dedans.
- Le petit aimerait se baigner.
- Le père l’y autorise.
- Il y va. Puis il pleure. (p.188).
- L’homme se rappelle le bonheur avec « elle », quand il se disait que s’il avait été Dieu c’était comme ça qu’il aurait fait le monde et pas autrement.
- Au bord de la mer comme des « batteurs de grèves ».
- Un langage précis, parfois étrangement décalé, voire anachronique, poétique à tout coup, d’une musique sourde dans l’original qui ne passe pas entièrement au français.
- Pas mal quand même dans l’évocation : « Ils firent quelques pas le long du croissant de lune de la plage, restant sur le sable mouillé au-dessous de al ligne de varech des marées. Des flotteurs de verre recouverts d’une croûte grise. Les os d’oiseaux de mer. Sur la ligne de laisse un matelas d’herbes marines enchevêtrées et le long du rivage aussi loin que portait le regard les squelettes de poissons par millions comme une isocline de mort. Un seul vaste sépulcre de sel. Insensé. Insensé. »
- Ils observent un bateau échoué.
- Le père y monte et y trouve de tout.
- Le petit l’interroge sur les gens du bateau.
- Ensuite c’est le petit qui tombe de fièvre.
- Pendant qu’ils étaient éloignés du caddie, on leur a tout fauché.
- Soudain l’homme est atteint par une flèche.
- Il tire une fusée éclairante contre le tireur.
- Pense que la vie a été cruelle, mais qu’ils s’en sont toujours tirés et que telle est leur vocation.
- L’homme est blessé et de plus en plus malade.
- Le petit le regarde cracher du sang.
- « Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait ».
- Il y a de plus en plus de débris partout.
- Il voit déjà le petit « debout avec sa valise comme un orphelin en train d’attendre un car ».
- Mais point de car à l’horizon…
- Font un feu sur une pointe de sable.
- Pleut froid.
- Reviennent à l’intérieur des terres où survivent des hortensias et des orchidées sauvages.
- Le père tousse à mort.
- Arrivent à un endroit où il sait qu’il va mourir.
- Le petit l’observe et dit : oh, papa.
- Le père a l’impression que son fils irradie.
- « Regarde autour de toi, dit-il. Il n’y a pas dans la longue chronique de la terre de prophète qui ne soit honoré ici aujourd’hui. De quelque forme que tu aies parlé tu avais raison ».
- L’homme enjoint le petit de continuer sans lui.
- Lui promet de la chance.
- L’enjoint à porter le feu.
- Qu’il voit maintenant en lui.
- Lui dit de ne pas renoncer.
- Lui dit qu’il ne peut tenir dans ses bras son fils mort.
- Lui dit qu’ils se parleront encore sans se voir.
- Le petit dit : d’accord.
- Puis s’en va sur la route. Puis revient : son père dort.
- Le petit lui demande plus tard s’il se souvient du petit garçon.
- Se demande ce qu’il est devenu.
- Le père lui dit que la bonté le trouvera.
- Il dort près de son père qui, au matin, est froid et mort.
- Il prend sa main et dit encore et encore son nom.
- Reste là encore trois jours, couvre son père de toutes les couvertures, et s’en va avec le revolver.
- Arrive un type en blouson de ski jaune.
- Avec un fusil à pompe.
- Lui demande où est l’homme.
- Le petit dit qu’il est mort.
- Le type dit qu’il est désolé.
- L’homme sent la fumée de bois.
- Lui dit de venir avec lui.
- Dit qu’il fait partie des gentils.
- « Tu seras bien », lui promet-il.
- Lui demande s’il porte aussi le feu.
- L’autre lui demande s’il est dérangé.
- Puis il convient, ouais, qu’il porte le feu.
- Il a aussi des enfants.
- Qu’il n’a pas mangés.
- L’homme dit qu’il va s’occuper de l’homme.
- Puis le petit revient vers son père enveloppé d’une couverture et pleure longtemps.
- « Je te parlerai tous les jours »…
- La femme le recueille en lui disant : oh, je suis si contente de te voir.
- Et c’est la dernière phrase à pleurer de ce livre : « Autrefois il y avait des truites de torrent dans les montagnes. On pouvait les voir immobiles dressées dans le courant couleur d’ambre où les bordures blanches de leurs nageoires ondulaient doucement au fil de l’eau. Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques. Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. D’une chose qu’on ne pourrait pas refaire. Ni réparer. Dans les vals profonds qu’elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l’homme et leur murmure était de mystère ».
Cormac McCarthy. La Route. Editions de L’Olivier, 244p.
À propos de Campagnes de Louis Calaferte
Une sombre beauté se dégage de cet affreux tableau de la vie paysanne, qui me fait penser aux souliers et aux gueules du premier Van Gogh de la glèbe hollandaise. La Marie de Calaferte, dans Campagnes, est un personnage de mater furiosa qui réunit à peu près tous les vices, exacerbés par l’alcool, et pourtant il y a une sorte de grandeur dans sa mesquinerie teigneuse, et comme une dimension dostoïevskienne dans la violence de sa passion destructrice, qui nous la rend presque aussi proche, malgré sa rouerie et sa méchanceté, que son Joanny tout droit et consciencieux, qui s’acharne à planquer l’argent qu’elle lui vole en douce et à réparer tout ce qu’elle dégrade ou démolit à mesure, battant ses enfants dès l’aube, vidant le poivrier dans la soupe et menaçant à tout moment les siens de s’égorger ou de se jeter à l’eau.
On n’aime pas cette sale carne, mais le personnage reste terriblement humain, comme Alceste ou Tartuffe, avec ce mélange d’épique et de comique, mais aussi de faiblesse et de détresse, qui fascine autant sinon plus que les figures de victimes ou de justes.
Plus que la Marie, c’est la condition même de ces paysans pauvres de l’époque de la Grande Guerre qui nous semble cruelle et dégradante, et le constat me rappelle ce qu’on m’a raconté des paysans de notre famille fuyant la terre à la même époque : « Des sept enfants, pas un ne restera sur cette terre à laquelle leur père a consacré sa vie. »
Lorsque, après avoir failli tuer Marie, Joanny se retrouve mourant à ses côtés, elle en arrive à boire encore l’eau de Cologne nécessaire à sa toilette, mais sa propre fin à elle ne manquera pas pour autant de gueule, stupéfiant ceux qui la soignent par le courage qu’elle montre face à la Douleur.
Louis Calaferte. Campagnes. Nouvelles. Denoël.