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Carnets de JLK - Page 19

  • Métamorphoses du vide

     

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    Une lecture de La Divine Comédie (26)

    Chant XXV. Voleurs

     

    Pourquoi Dante relègue-t-il les voleurs  dans les basses fosses  de l’enfer et leur fait-il subir des supplices d’une particulière cruauté, si tant est qu’il y a ait des nuances imaginables dans la férocité punitive ? Est-ce à dire que le Florentin défende la propriété en laquelle le fils de tonnelier bisontin Joseph Proudhon, précurseur des anars, verra précisément le vol ? 

     

    À vrai dire, bien plus que la propriété privée, au sens moderne, capitaliste ou bourgeois du terme, c’est l’intégrité del’individu et du corps social que défend le poète métaphysicien, qui voit en le vol une altération fondamentale des relations humaines.

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    Notre bon maître François Mégroz, dans son commentaire bien étayé par la connaissance détaillée des réalités du siècle de Dante en Toscane, rappelle que « dans la société du XIVe siècle, qui n’avait pas nos moyens de lutte contre le vol (code pénal, police, etc.), cette forme de la fraude causait un désordre considérable ». L’on pourrait alors se demander comment Dante jugerait de l’Italie contemporaine, où ladite fraude atteint parfois des dimensions non moins vertigineuses sous couvert de démocratie néo-libérale ?

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    Mais une fois encore : la condamnation du vol est plus fondamentale, quasi ontologique et de-tous-les-temps, dans ce passage de L’Enfer, et c’est ainsi que le poète se réfère à d’antiques exemples de la latinité païenne, faisant apparaître le mythique Cacus, géant-centaure coupable d’avoir volé un troupeau de bœufs au fier Hercule passant par là.

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    Comme tout se chevauche et s’interpénètre dans le temps hors-du-temps des infernales régions, ledit Cacus, transformé en centaure, cohabite pour ainsi dire avec le susnommé Vanni Fucci, contemporain de Dante et voleur avéré en la cité de Pistoia, dont le geste obscène de « faire la figue » en désignant le ciel (doigt d’honneur au Très-Haut) ouvre ce Canto XXV non sans provoquer la réprobation du centaure tant il est sacrilège.

    L’on voit ainsi que tout fait pot-au-feu dans la marmite du génial touilleur - et que les exégètes s’empoignent à la queue leu-leu…

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    L’on peut ne pas s’attarder, au demeurant, sur ces multiples allusions et autres strates savantes constituant l’humus du « film » dantesque, pour mieux apprécier les trouvailles scénographiques et métaphoriques de cette méli-mêlée de serpents et de damnés s’enlaçant et se compénétrant comme autant de sangsues orgiaques, dans un chaos organique figurant précisément le contrapasso de la perversité des voleurs. 

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    Ainsi leurs corps grouillent-ils et s’embrouillent-ils, toutes identités perdues ou permutées, en un formidable et fulminant gang bang échangiste d’animaux humains dénaturés à pattes bifides  de chiens de mer et nageoires leur sortant de la gueule ou du cul, sexes en formes de pieds et autres fantaisies préfigurant le Jardin des délices de Hiéronymus Bosch, un siècle plus tard, et donc plus d'un demi-millénaire avant les plus ou moins habiles resucées du surréalisme…    
     

    Dante, La Divine Comédie. L'Enfer / Inferno. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. GF/Flammarion

    François Mégroz. Lire La Divine comédie. L'Enfer. L'Âge d'homme, 1992.

     

  • Suspends ton vol !

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    Une lecture de La Divine comédie (25)

     

    Chant XXIV. Voleurs.

     

    On a beau voir l’accablement écraser, de plus en plus, le pauvre poète descendant la roide pente accidentée des Malebolge, qu’il faut se représenter comme une suite de vires ou de corniches coupées de précipices et d’arches près de s’effondrer – et ça remonte et ça s’éboule :le poème n’en continue pas moins de tisser, sonorités à l’appui, sa tapisserie à la fois rugueuse et suave – le chant XXIV s’ouvre sur une vision pour ainsi dire virgilienne, avec son petit paysan s’impatientant de revoir le printemps -, physiquement  très suggestive et savante, multipliant les allusions littéraires ou historiques, politiques ou psychologiques, tout en ne perdant jamais le fil de la narration au premier degré de la périlleuse désescalade des deux compères ; ainsi Virgile profite-t-il de sa légèreté de pur esprit pour soutenir son protégé, quitte à le gourmander tout à l’heure quand celui-ci, bonnement vanné, se reposera trop indolemment : pas le moment de flancher, ragazzo, « Omai convien che tu cosi ti spoltre »,autrement dit : « ce n’est pas assis sous la plume ou la couette qu’on arrive à la gloire », et de lui rappeler qu’après la descente à pic jusque chez Lucifer il s’agira de remonter encore, sans escalator, la pente aride du Mont Purgatoire.

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    Dans l’immédiat, cependant, c’est à une nouvelle séquence de film gore que le poète va se trouver confronté non sans y intervenir personnellement en reconnaissant, dans la bolgia des voleurs, un certain Vanni Fucci de Pistoia qui s’est fait connaître par la violence de ses moeurs politiques, et plus particulièrement par le vol d’objets sacrés, dans une église de sa ville, dont il a accusé des innocents. 

    Fait intéressant alors : que Dante juge plus sévèrement le vol que la violence en cela que le vol est une manière de viol de la personnalité. La violence, de face, permet en effet à la victime de se défendre, tandis que le vol, commis à l’insu de celle-ci, tient de la fraude plus insidieuse et donc plus détestable.

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    Un supplice d’une atrocité particulière frappe ainsi ce vil voleur violeur violent qu’un serpent de feu transperce  et transforme en torche puis en cendres, bientôt recomposées en corps prêt à être torturé derechef et ainsi voué à l’éternel tourment d'un Phénix des basses fosses. 

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    Laissez donc toute espérance, vous qui avec volé le vélosolex de votre voisin valeureux Victorin le vannier…

     

    Dante. La Divine Comédie. L’Enfer / Inferno. Présentation et traduction par Jacqueline Risset- GF Flammarion.

     

    Peinture : William Blake, Salvador Dali, Gustave Doré.

     

  • D'or et de plomb

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    Une lecture de La Divine Comédie (24)

    L'Enfer. Chant XXIII. Hypocrites.

    La lecture de la Commedia de Dante peut être d’une saisissante actualité, pour peu qu’on y mette du sien.

    L'imagination dantesque est tissée d'actualité autant que de références érudites à autant d'"actualités" passées, mais notre actualité est tout autre et requiert alors un autre effort d'imagination. 

    Ainsi, dans ce Canto XXIII, traitant du sort des hypocrites, le lecteur passif ou en déficit d'imagination se perdra peut-être dans l'évocation des grands tricheurs du temps de Dante, après qu'il aura été saisi par la vision intemporelle des damnés tournant en rond sous de lourde capes dorées, vues de l'extérieur, dont la doublure est de plomb pesant, Dante faisant clairement allusion à l'invective de saint Matthieu dans son évangile: "Malheur à vous, hypocrites qui ressemblez à des sépulcres blanchis: au dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d'ossements de morts et de toute pourriture"...  
    Or, les hypocrites d’Etat dont nous parle Dante dans ce chant nous sont un peu lointains, potentats supposés servir le bien public et se l’appropriant au contraire, comme on le voit aujourd’hui dans le monde mondialisé où rien n’a changé dans les grandes largeurs, mais l’appellation qu’il leur réserve, de « sépulcres blanchis », fait image et prend plus de sens si l’on se rappelle, précisément, les Tartuffe de tous bords politique ou religieux qui nous entourent.

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    Quant aux sépulcres blanchis à la manière helvète, nous les aurons vus dans les figure policées de ce pontes de la Banque justifiant à la télé leurs salaire pharaonique et nous rassurant en nous assurant que tout Bonus n’est que la sanction de la plus haute compétence reconnue selon les Lois du Marché, que tel est le prix de leur crédibilité et que de toute façon tout cet argent ne leur revient pas pour leur plaisir mais pour travailler, comprenez-vous Monsieur: mon argent travaille, lui, ce n’est pas comme celui des pauvres, mais ce n’est pas pour autant de l’usure, que non pas, à quel terme inapproprié alliez-vous recourir, Monsieur, vous me peinez, ne comprenez-vous donc pas qu’il nous en coûte d’être si plein aux as ?

    Et combien de riches de plus en plus riches, dont l'habit rutilant au dehors est cousu de plomb en dedans, au dam des damnés de la terre, etc. 

  • La salsa des démons

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    Une lecture de La Divine Comédie (23)

     

    Chant XXII. Prévaricateurs et concussionnaires.

    Dante a-t-il tué de sa main de poète combattant ? C’est fort probable et Giovanni Papini avance même le nom de sa victime possible en la personne de Buonconte di Montefeltro.

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    Ce qu’on sait en tout cas de source sûre, et confirmée par les écrits d’Alighieri lui-même en personne, c’est qu’il a guerroyé avec les Florentins et plus précisément à la bataille de Campaldino, le 11 juin 1289, où Guelfes et Gibelins se livrèrent un combat sanglant. Dante avait alors 24 ans et déclare qu’il n’était plus « novice en fait d’armes »;  le début du Chant XXII retentit encore de son allant guerrier. La bataille livrée lui inspira «une grande crainte et à la fin beaucoup d’allégresse en raison des événements variés ». Il fut du côté des Florentins vainqueurs, contre les Arétins, dont beaucoup furent massacrés sans pitié.

    Or il y a comme un écho de cette étripée dans ce chant consacré, principalement aux sévices détaillés qu’une dizaine de démons exercent sur de pauvres damnés bouillant déjà dans la poix brûlante pour expier leurs fautes de prévaricateurs et de concussionnaires. Pour ajouter du sel à la situation, si l’on peut dire, on peut rappeler que Dante fut précisément accusé, en tant que notable florentin, d’abus de biens sociaux (on s’accorde à taxer ces accusations de jugements fallacieux « de bonne guerre ») et condamné à la dépossession, à l’indignité civique et à l’exil…

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    Fort de son expérience dans les mêlées où il a vu le sang gicler de près, les lances percer les chairs et les harpons compliqués fouailler les entrailles et les mettre en lambeaux, Dante excelle à figurer les démons, identifiés par leurs noms et  littéralement acharnés à la torture des damnés comparés successivement à des grenouilles persécutées, à des dauphins sautant pour s’échapper du liquide en fusion et y replongeant par crainte des piques, alors que l’un d’eux est hameçonné et tiré de là comme une loutre affolée.

    Là comme ailleurs, la puissance de l’évocation tient au caractère très concret et, même, très physique du verbe dantesque,  qui nous fait ressentir « par la peau » l’effroi terrible des pécheurs incessamment confrontés à l’horrible alternative: se noyer bouillis tout vifs ou se faire dépecer à l'air libre…

    Quant aux questions arrachées, entre deux attaques sanglantes, aux malheureux que Dante identifie plus ou moins, elles ne nous apprennent rien de bien notable en l’occurrence, évoquant les malversations de personnages aujourd’hui retombés dans l’obscurité.

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    Beaucoup plus frappante évidemment: la sarabande endiablée des sicaires infernaux aux noms pittoresques de Cagnazzo et de Calcabrina, d’Alichino ou de Barbariccia, rivalisant de férocité et s’arrachant leurs proies à grands coups de dents et de crocs de fer.

    La prochaine étape nous conduira dans les cercle des hypocrites, dont le vice nous est plus familier que celui de la concussion, mais il devient difficile, au fur et à mesure de la terrible descente, d’imaginer plus raffinés et cruels supplices que ceux qui sont infligés dans ces Malebolge.

    C’est dire que la lecture de la Commedia stimule, aussi, notre imagination du pire, alors même que le spectacle du monde qui nous entoure devrait suffire à l'exercer…

     

    Dante. L'Enfer. Traduction et présentation de Jacqueline Risset. G/F Flammarion, version bilingue.

  • L'avenir à reculons

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    Une lecture de La Divine Comédie (21)

    Chant XX. Devins et astromanes. Une imagination punitive frottée de sadisme.

    Plus on descend vers le bas-fond de l’enfer selon Dante, et plus on constate à quel point les critères de jugement du poète, inspirés par la morale et la métaphysique thomiste, différent de nos conceptions contemporaines.

     

    C’est ainsi que le châtiment qu’il réserve aux devins et autres faiseurs de prédictions, au VIIIe Cercle, est d’une cruauté qui peut nous sembler disproportionnée, et d’un sadisme assez caractérisé une fois encore.3040921249.jpg

     

    Conformément au principe dit du contrapasso, qui veut que le pécheur soit puni d’une manière qui mime pour ainsi dire sa faute - celle-ci consistant ici en la prétention de percer le secret du temps à venir -, les devins se trouvent littéralement distordus, physiquement, puisque leur tête est vissée à l’envers et qu’ils sont contraint d’avancer en arrière, pleurant sur leurs propres fesses. Et Dante de se fendre d’un commentaire candide en affirmant qu’on n’aura jamais vu ça dans l’harmonieuse nature conçue par le Très-Haut, à quoi l'on pourrait objecter qu’il est des malformations congénitales bien pires que celles-là, infligées par Dieu à des innocents avérés, mais passons…

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    Pour sa part, Dante est tout de même effleuré par la compassion, au point que Virgile son guide le rabroue en affirmant, lui le païen, que « la piété ici veut que toute pitié soit vaine ». C’est cela même : c’est la piété pieuse que les devins défient, étant établi que percer le secret du Temps relève de l’orgueil humain, voire du blasphème.

    Or il y a là de quoi méditer sur l’ordre naturel du temps humain, qui nous concerne évidemment jusqu’en notre XXIe siècle, à la fois impie et crédule jusqu’à l’imbécillité. De fait, que voit-on dès qu’on ouvre le premier tabloïd venu : que les prédictions font florès à l’enseigne des horoscopes et des sentences plus ou moins charlatanesques de tout acabit pseudo-scientifique ou sectaire, de Dame Soleil en Mage Astromane.

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    L’Avenir appartient à Dieu seul, sous-entend le poète sagement soumis à l’Ordre cosmique présumé, mais on verra plus loin, au Purgatoire et au Paradis, quelle énergie libératrice recèle cette apparente « soumission », en phase avec le potentiel poétique des zones supérieures.

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    Le lecteur d’aujourd’hui se sentira, comme souvent au fil de la Commedia, un peu perdu dans la foison des références historiques, mythologiques (ici avec l’apparition du bisexuel Tirésias) ou politiques du récit, et particulièrement dans un chant comme ce vingtième, saturé d’allusions et encore corsé par le discours explicatif de Virgile sur l’origine de Mantoue, en son pays natal. On se rappelle alors, une fois de plus, la formule de je ne sais plus quel critique contemporain parlant de « pléthore du signifié » dans La Divine Comédie, et l’on se contente alors de psalmodier les vers originaux dont la musique passe le sens. Avec un tambourin, ce peut être d'un chic effet...

    Image: un Nostradamus de jeu vidéo, diverses représentations de Tiresias, jusqu'à Pasolini.

  • Le Temps accordé

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    À La Désirade, ce vendredi 25 août. – La fraîcheur de l’aube en vif contraste avec la touffeur d’hier soir, même à 1111 mètres au-dessus des déchets marins, la vue du petit écureuil noir voltigeant dans les feuillages à l’arrière de La Désirade, un grand rapace tournoyant au-dessus des prairies où douze moutons trop en chair le narguent sans le vouloir, puis le téléphone très attendu de Michel Moret, qui m’annonce son départ pour l’autre bout du lac où il va charger le stock de mon nouveau livre: tout ça me fait oublier la lecture, ce matin, d’un long article d’Andrew Damon sur la catastrophique politique étrangère des States, dont on dirait qu’il veulent faire un nouveau Vietnam de l’Ukraine, puis les news du Guardian, du Washington Post et du Monde arabe où l’on détaille le nouveau rapprochement de l’Arabie saoudite et de l’Iran, bref le tout venant de ce très bas monde dont le cher Alighieri détaillait déjà les turpitudes en l’an 1300, avec les Prigogine de l’époque et autres canailles à la Dick Cheney (je regardais hier le DVD du film Vice) sans oublier les tsars à venir se réclamant du Très-Haut avec la même arrogance que les télévangélistes de Fox News…
    ***
    Comme en 1973, et c’était à Pontarlier avec Dimitri, aussi fou de joie que moi au moment de prendre livraison de mon premier livre postfacé par lui, c’est avec un bonheur renouvelé que j’ai découvert cet après-midi, sorti de ses cartons, le premier exemplaire de mon tout petit livre au très considérable contenu méditatif et poétique (n’est-ce pas), que j’ai immédiatement dédicacé à Michel Moret, sans l’enthousiasme duquel ce triptyque n’aurait pas vu le jour de manière si rapide, et à Sébastien son collaborateur aussi compétent que discret, déjà tellement apprécié à L’Âge d’Homme.
    Surprise en outre, et qui m’a tellement touché que je n’en ai rien montré : que l’éditeur ait fait imprimer un ravissant marque-pages à ma seule gloire cantonale et mondiale, annonçant mon essai sur Czapski (le contrat prévoit une parution en novembre) et mon roman panoptique, suite du Viol de l’ange que je suis en train de réviser. En d’autres termes : je suis non seulement accueilli par le timonier de L’Aire, mais défendu, et si j’ajoute le soutien promis d’Olivier Morattel à la publication de mes Lectures du monde, je serais un ingrat de ne pas rutiler de contentement...
    Magie du livre ! À tout moment on annonce sa fin et son remplacement d’objet obsolète par les supports immatériels du numérique, et puis non : l’objet affiche sa présence réelle - Alleluia…
     
    Images: au jour de la parution du premier livre de JLK, en 1973, avec Vladimir Dimitrijevic et Richard Aeschlimann, et le 25e opus d'aujourd'hui...

  • Simoniaques au supplice


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    Une lecture de La Divine Comédie (20)

    Chant XIX. Simoniaques & Co. Les terrifiantes punitions du Très-Haut. Un Jean XXIII en cache un autre…

    Plus le Jugement de Dieu, ou prétendu tel par l’auteur de la Commedia, se montre ingénieux dans la cruauté, et plus le poète s’en félicite, au dam de nos petites natures de lecteurs contemporains…
    Ainsi Dante applaudit-il à tout rompre en découvrant le sort des simoniaques du 8e cercle plongés la tête en bas dans ces étroites cavités creusées dans le rocher et d’où ne sortent que le bas de leurs jambes et leurs pieds cramés par les flammes d’alentour.


    Il y a là quelque chose de terrifiant et de presque comique à l’instant où s’élève la louange du visiteur : « Ô suprême sagesse, qu’elle est louable, la justice sévère que tu déploies dans le ciel, sur la terre et dans l’empire des crimes ! »

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    Il est vrai que les suppliciés ne sont pas traités ainsi pour des broutilles, et qu’un protestant devrait se réjouir de voir punis des actes qui provoqueront, justement, la colère des fidèles contre les princes de l’Eglise. La simonie, dont Simon le Magicien est le «patron», lui qui a tenté d’acheter les apôtres avec de l’argent, et qui s’applique à toute forme de prostitution des Biens de l’esprit, est en effet l’une des formes de la trahison cléricale de l’esprit évangélique, dont la gravité est telle aux yeux de Dante qu’elle légitime son intransigeance absolue, qui n’épargne pas les plus hautes autorités de la hiérarchie romaine où surabondent, à l’évidence, les plus fieffées canailles.
    La première ombre de ceux-là, les pieds gigotant sous les yeux de Dante, à qui Virgile apprend qu’il s’agit du pape Nicolas III, est un simoniaque parmi d’autres, dont son successeur Boniface VIII, rapace s’il en fut et assoiffé de pouvoir qu’il évoque lui-même du fond de son trou - tous coupables de s’être enrichis en monnayant leurs bénéfices ecclésiastiques.
    Par la suite, au fil de ce chant éminemment allusif en matière historique et politique, nécessitant alors le recours aux notes détaillées que fournit la version prosaïque de François Mégroz, Dante impliquera encore l’empereur Constantin lui-même pour sa prétendue « donation » au pape Sylvestre Ier, après sa conversion au christianisme, croyance médiévale en laquelle Dante voit l’origine de la confusion entre le temporel et le spirituel. Or cette prétendue donation était un faux, fabriqué au VIIIe siècle, auquel le poète a prêté foi par erreur d’époque…

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    Pour mémoire, et non sans ironie, l’on rappellera que la simonie fut l’un des péchés majeurs du redoutable Jean XXIII, non pas le bon pape débonnaire du XXe siècle (1958-1963) mais l’aventurier Baldassare Cossa (1410-1415), duquel celui-là a repris le nom (on se demande un peu pourquoi) et qui aurait acheté sa charge après un passé de piraterie et qui fut déchu pour indignité…


    François Mégroz. Lire la Divine comédie de Dante, L’Enfer. Traduction et commentaire. LAge d’Homme, 1992, 252p.

    Image: William Blake et Salvador Dali, cathédrale de St Lazare La chute de Simon le magicien.

  • Le cloaque des flatteurs


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    Une lecture de La Divine comédie (19)

    Chant XVIII. Fraudeurs du 8e cercle. Séducteurs et flagorneurs dans les fosses de caca.

    Si les damnés n’ont pas craint de se faire connaître ou reconnaître, jusque-là, du singulier vivant descendu en ces lieux, il en va différemment de ceux qui grouillent dans les fosses des Malebolge que les démons fouettent sans discontinuer en les invectivant.

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    De fait, voici que la honte s’empare des fraudeurs de ce « campo maligno » dont la topologie évoque un système de fossés reliés entre eux par des passerelles, du haut desquelles la vue sur les supplices se déploie en plongée et comme par plans cinématographiques. Il faudrait d’ailleurs détailler les variations constantes de points de vue et les mouvements de la « caméra » de Dante pour mieux saisir le vertige sensoriel qui nous saisit à la lecture.

    Or voici qu’un grand personnage est remarqué par Dante et qui baisse aussitôt les yeux, en lequel le poète reconnaît un notable de Bologne du nom de Caccianimico et qui s’accuse d’avoir vendu sa sœur à un seigneur de sa connaissance – raison de son châtiment. Mais déjà Virgile entraîne son disciple sur une des voûtes de roche du haut de laquelle il l’invite à voir le fameux Jason, conquérant de la Toison d’or et qui se rendit coupable, pour sa part, d’avoir abusé d’une vierge pour l’abandonner ensuite.

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    Sur quoi l’ignominie va toucher à son comble à l'approche des fosses suivantes, où sont plongés les flagorneurs, littéralement comblées de merde (ce que le traducteur Arnaud de Montor adapte à la sensibilité française par d’élégantes paraphrases évoquant un fumier et le « privé de l’univers ») et desquelles émerge, la tête ruisselante de caca, un personnage dont on comprend que Dante le méprise particulièrement pour son vice de flatteur impénitent. Et le damné merdeux, autre notable connu du poète, mais de Lucca celui-ci, de battre sa coulpe et de reconnaître - je cite la prose du chevalier de Montor : « Les flatteries qui, là-haut, ont empoisonné ma bouche, m’ont plongé dans ce séjour immonde ».

    Au passage, le lecteur d’aujourd’hui n’aura pas manqué d’associer le sort des flatteurs fienteux à celui de tel fieffé gigolo léchant le cul de telle milliardaire parfumée, dont parlent beaucoup ces temps magazines et tabloïds et auquel Dante eût sans doute réservé le même sort réservé aux flagorneurs, d’être noyé dans l’éternel caca…

    Dante. L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion

  • Fraudeurs et rapiats

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    Une lecture de La Divine Comédie  (18)

     

    Chant XVII. De la fraude. 

    Le passage par la prose, et par exemple dans la version du chevalier Artaud de Montor que la bonne vieille collection Marabout géant illustré propose avec les gravures de Gustave Doré, est un exercice intéressant, même éclairant, comme il est intéressant et éclairant de laisser de côté quelques temps la lecture de la Commedia, et de vivre des tas de choses dans l’intervalle, puis de la reprendre de plus belle.

    C’est cela même la lecture à mon goût : ce n’est pas de suivre un programme fixé une fois pour toutes, comme je m’étais fixé, sans y croire un instant, la tâche de lire un chant de La Divine Comédie par jour, jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais c’est de vivre une lecture en résonance avec les aléas de la vie, qui en modifient d’autant la perception prochaine.

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    Or la reprise d’une telle lecture, dont tous les points de la circonférence se relient à tout moment au noyau, qui est un moyeu de grande roue et un foyer de lumière, on le verra finalement après l’occultation des ténèbres et du ramdam infernal – cette reprise est un retour au plus-que-présent qui fait échec à la fuite en avant du temps perdu.

    Comme le dit Philippe Sollers dans sa Divine comédie à lui à laquelle on peut également revenir de loin en loin : « Le Mal travaille sans cesse, mais le Bien l’interrompt. Ainsi va le tourbillon des mortels ».

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    Donc j’en étais resté au bord du gouffre au fond duquel nos poètes vont descendre à califourchon sur une créature monstrueuse à tête de juste et à queue de scorpion, ce Géryon qui figure aux yeux de Dante la fraude : « Voici le monstre qui pourrit le monde entier »…

    Mais avant le terrifiant plongeon, Dante va pouvoir s’entretenir brièvement, encore, avec quelques damnés cuits au feu de sable sur le bord du 7e  cercle, qu’il identifie grâce aux bourses armoriées que chacun porte au cou, et qui ont pour point commun d’avoir péché « contre l’art », et par conséquent contre l’harmonie, en usuriers avares ou rapaces. Si Dante ne les reconnaît pas personnellement, il en cite les noms plus ou moins illustres avec certain dédain (le fameux dédain digne de Dante…) et ne s’attarde point.

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    Beaucoup plus digne alors d’attention, et sujet de quel effroi : la suite du périple sur le dos de Géryon, gardien du 8e Cercle aux allures de dragon ou de vouivre à tête humaine qui, en deux temps trois coups de queue, va transporter les deux pèlerins au fond du terrifiant précipice aboutissant aux Malebolge, littéralement les « mauvais fossés », au nombre de dix fosses circulaires où les supplices vont croissant et se multipliant…

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    Tout cela, en termes de prose, et si évocatrice que fût celle du chevalier de Montor, pourrait se réduire à une séquence de conte fantastique ou de film d’angoisse.

    Or, comme le rappelle très justement Benoît Chantre,l’interlocuteur avisé de Sollers, la version bilingue de Jacqueline Risset ne cesse de nous faire entendre la tonne musicale du texte, lugubre poésie encore mais non moins phénoménale.

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    De façon beaucoup plus radicale, mais j'y reviendrai, le poète russe Ossip Mandelstam, dans son Entretien avec Dante, caractérise le génie constamment inventif, métaphysique évidemment mais aussi très physique, à fleur de langue et dans le corps même de l'italien en formation, qui défie alors toute traduction dans l'absolu...

    Dante Alighieri. La Divine comédie. Traduction française en prose du Chevalier Artaud de Montor, avec les gravures de Gustave Doré. Marabout géant illustré, 473p.

    L’Enfer. Version bilingue de Jacqueline Risset. Garnier-Flammarion.

    Ossip Mandelstam. Entretien avec Dante, L'Âge d'Homme ou, plus récemment, La Dogana.

  • Florence et le veau d'or

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    Une lecture de La Divine Comédie (17)

    L'Enfer, Chant XVI. 7e Cercle. Violents contre la nature (sodomites). Décadence de Florence consécutive à la cupidité du capitalisme naissant…

    L’extravagant culot de Philippe Sollers, consistant à signer de son seul nom un ouvrage intitulé La Divine Comédie, alors qu’il ne s’agit en somme que d’entretiens sur Dante avec Benoît Chantre, contraste de beaucoup avec l’humilité immédiatement affichée par Giovanni Papini au début de son admirable Dante vivant, où il s’excuse de n’être qu’un pou devant le poète.

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    Très intéressante aussitôt : la façon de l’écrivain italien de battre en brèche, comme l’a fait John Cowper Powys, l’image d’un Dante magnifié et glorifié jusqu’à l’idéalisation, avant d’être dénigré par contrecoup, pour en dégager le mélange de génie poétique incontestable et de probable misère humaine, avec le portrait d’un homme immensément orgueilleux, intransigeant à outrance, ombrageux et misanthrope, au moins dans son âge mûr, après avoir été un jeune homme dissipé et volage dont les frasques de jeunesse laissent à penser qu’il sait de quoi il parle quand il détaille les multiples penchants de la nature humaine.

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    On voit bien que Sollers est mal à l’aise devant le puritanisme de Dante, comme pourraient l’être une foultitude de sodomites de notre temps constatant le sort que le théologien-poète furieux leur réserve, les faisant courir affolés entre sables brûlants et fleuve de sang, sous un ciel d’où pleuvent les flammes du feu de Dieu…

    Dante fut-il une sorte d’homophobe à la sévérité exacerbée par ses propres désirs, comme on l’a dit de l’apôtre Paul à propos de ses fulminations de la lettre aux Romains ? C’est plus que douteux. Sa condamnation de la violence « contre la nature », que représentent les sodomites, est certainement d’ordre métaphysique plus que moral, même si sa conception de l’ordre communautaire, essentiel, participe de la morale sociale dont il va fustiger, dans ce Chant XVI, la décadence en sa chère Florence. Par ailleurs, on ne manquera une fois de plus de remettre les jugements de Dante « dans leur contexte », comme on dit.

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    De même que l’hérésie est condamnée par lui sans appel (à commencer par l’épicurisme…) pour des motifs essentiellement théologiques, sur fond de bûchers, la luxure en général (avec pas mal de nuances au demeurant) et la sodomie en particulier, autant que la simonie et la sorcellerie, sont jugées à l’aune de la présumée « justice divine » déclinée par Rome. Dès lors, on serait bien sot de lui en faire le reproche « politiquement correct », comme certaines lesbiennes anglaises ont reproché à Shakespeare de prôner la seule hétérosexualité en offrant une Juliette à Roméo et pas un partenaire bisexuel ou homo à option…

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    Ensuite, ce qu’on constate une fois de plus dans le fracas grandissant du Chant XVI (une cataracte d’abord mugissante comme un rucher d’abeilles, devenant ensuite tonitruante), c’est que les damnés du 3e « giron », jetés là pour le même péché « contre la nature », n’intéressent pas tant le poète pour ce détail que pour leur qualité de grands Florentins qu’il a parfois admirés de leur vivant et qui l’interrogent sur le sort actuel de leur cité.

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    Or l’un des grands thèmes de Dante, touchant à la vie organique de la communauté humaine et à son salut, ressurgit ici dans l’évocation par le poète de la décadence florentine liée à l’apparition du nouveau capitalisme, avec le « florin », qui lui fait répondre à ses concitoyens de la manière la plus claire : « La gent nouvelle et les gains trop soudains / ont engendré orgueil et démesure, / Florence, en toi, et déjà tu en pleures »…

    Giovanni Papini. Dante vivant. Bernard Grasset, 1934.

  • Le mentor damné

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    Une lecture de La Divine Comédie (16)
    L'Enfer. Chant XV, 7e cercle. Sodomites à la cuisson. L’ombre chère de Brunetto Latini. Tristesse de Dante et prédiction de son vieux maître.

    Pour bien lire Dante, conseille John Cowper Powys dans la magistrale synthèse de sa lecture de La Divine comédie que nous trouvons dans Les plaisirs de la littérature, il faut « débarrasser son esprit de toute une masse de commentaires moralisateurs, et je dirais même pernicieusement moralisateurs », qui limitent la Commedia aux dimensions d’un prône catholique.

    Et de viser plus précisément ses compatriotes: "À la suite de Carlyle, les commentateurs victoriens de Dante ont pris la déplorable habitude de parler de lui avec une espèce de respect religieux qui nous fait regretter l'ironie de Voltaire, la santé de Goethe et surtout la générosité de Rabelais.

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    Car il y a pour tout "esprit bien né" - selon l'expression même de Dante -, infiniment plus de magnanimité, d'humanité et de charité évangélique, au sens fort du mot, dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargatua ou de Pantagruel que dans toute La Divine Comédie".
    Or, si Powys exagère comme souvent, il y a du vrai là-dedans, qui nous éloigne de l'Eglise pour nous rapprocher de l'Evangile...
    Comme je l’ai noté déjà, on ne peut pas se poser en disciple de Dante, au sens théologique ou métaphysique du terme, sans adhérer au catholicisme. En revanche on peut suivre Dante en tant que poète, artiste et amoureux, dans la mesure où son génie déborde largement des cadres de la philosophie médiévale et de la foi catholique.

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    Or, on le sent à tout moment partagé et, quoique soumis à la terrible « justice divine », ou à ce qu’en ont fait les hommes, saisi de très humaine tristesse à la vue de ceux-là même qu’il « case » en enfer par soumission à sa foi, comme on l’a vu avec Francesca da Rimini et comme on va le voir, de façon plus lancinante encore, quand, le long du fleuve de sang au-dessus duquel il chemine avec son guide, il sent soudain le pan de sa robe tiré par une ombre en laquelle il reconnaît son mentor, le grand « humaniste » Brunetto Latini (1230-1294) qui a laissé au jeune Dante « la cara e buona imagine paterna », quand le savant homme lui enseignait « comment l’homme se rend éternel ».

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    Brunetto aura-t-il serré de trop près les éphèbes dont il avait la charge ? On n’en saura guère plus en l’occurrence, mais le fait est que son brillant élève le range au nombre des sodomites condamnés à processionner la queue basse dans la fournaise (un seul arrêt lui vaudrait un siècle de tortures particulières, précise Brunetto lui-même…), quitte à lui faire sentir sa compassion.
    Quant à Brunetto, qui fut une grande figure du parti guelfe et qui s’est exilé en France après la défaite des siens, il prédit à Dante « tant d’honneur /que les deux partis auront faim de toi », tout en le mettant en garde contre la « gent avare, envieuse, orgueilleuse » qui pullule dans les allées du pouvoir.

    Plus émouvante encore que cette sollicitude de vieux savant diplomate (Brunetto a été ambassadeur), la requête que fait le damné avant de rejoindre ses semblables : « Je te recommande mon Trésor / en qui je vis encore / et ne veux rien de plus », dit-il ainsi au seul mortel vivant de ces lugubres parages, faisant allusion à son œuvre principale, rédigée en français et intitulée Li Livres dou tresor et constituant une manière d'Encyclopédie ».

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    En marge de cet épisode si poignant, il faut revenir un instant sur la relation délicate que le poète entretient avec sa foi, constamment dépassée par son génie poétique, telle que la décrit Powys en imaginant, par contraste, un Dante agnostique.
    « Ce qui échappe à sa philosophie médiévale et à sa foi catholique, c’est son génie imaginatif, sa façon particulière de réagir aux impressions sensuelles, au drame de l’histoire, aux phénomènes de la nature, à la psychologie mortelle de l’amour et de la haine ainsi qu’à cette dangereuse « pulsion sexuelle » qui en chaque être humain est excitée par la cruauté. Ce qui en revanche n’aurait pas changé, s’il avait été un libre penseur comme Lucrèce, avec une philosophie complètement étrangère à toute religion, c’est sa personnalité unique, avec sa pénétration inquiétante et surhumaine, son exquise tendresse, son réalisme féroce, son dédain sauvage, son imagination intense, sa cruauté sadique, et, par-dessus tout, son goût aristocratique de la perfection intellectuelle, de la politesse chevaleresque et de l’amour courtois ».

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    Et Powys de rappeler aussi, comme s’y emploie à tout moment un Philippe Sollers, que L’Enfer de Dante n’est qu’une étape, au-delà de laquelle s’ouvre ce lieu de pondération qu’est le Purgatoire, tout à fait étranger aux protestants, et le Paradis où Béatrice tricote un nouveau bonnet pour son poète méritant…

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    John Cowper Powys, Les Plaisirs de la littérature (de fabuleuses synthèses sur La Bible, Homère, Dostoïevski, Rabelais, Saint Paul, Shakespeare, Cervantès, Nietzsche, Proust, etc. ). L’Age d’Homme, 1995.

     

     

  • Sous une pluie de feu

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    Une lecture de La Divine comédie (15)

     

    Chant XIV. Violents contre Dieu. Sable ardent et pluie de feu…

     

    Comme il en va de tout voyage, le parcours de Dante en enfer passe par des moments d’intensité variée, mais les sensations restent toujours à vif, activées par des images qu’on pourrait presque dire expressionnistes – Doré en tirera d’ailleurs parti.

    Après les griffes de la broussaille aux suicidés déchirant les flancs des dilapidateurs, c’est ainsi aux franges d’un désert incandescent qu’on parvient, où mille mains et mille membres de mille corps se contorsionnent à fleur de sable brûlant sur lequel choient lentement de gros flocons de feu.

    Dans la nuit « réelle » du poète, nous sommes alors à l’aube du 9 avril 1300, donc un samedi saint dont la nuit s’éclairera du feu pascal. Mais pour lors, c’est dans le 3e « giron » du 7e cercle qu’il crame tout vif, ou presque, avisant « plusieurs troupeaux » d’âmes nues torturées par le feu de Dieu, au milieu desquelles l’une semble défier crânement son sort, que Virgile identifie sous le nom de Capanée, l’un des sept rois qui assiégèrent Thèbes et se signala, plus particulièrement, par son mépris prométhéen de la divinité.

    Maints lecteurs actuels, dont je suis évidement, buteront sur les multiples allusions à des figures ou des thèmes mythologiques, et particulièrement dans ce chant où Dante se réfère aux anciennes représentations de l’Âge d’or, situé en Crête et symbolisé par tel vieillard à couronne d’or, torse d’argent et pieds de fer et de terre cuite, des blessures duquel ruissellent des larmes vouées à grossir les fleuves de l’enfer.

    Au passage, Jacqueline Risset précise utilement, en note, que les deux pieds du « vieillard de Crète » - lui-même ressurgi du songe biblique de Nabuchodonosor, et tournant le dos à l’Orient pour regarder « Rome comme son miroir » -, pied de fer et pied de terre, symbolisent respectivement l’Empire déchu de de son autorité, et le pape corrompu.

    Or, malgré tant de sens et de significations cachés, la force expressive du texte est telle – surtout si l’on revient souvent à la langue originale de la page de gauche, pour la garder bien « en bouche » -, que le lecteur perçoit sur son propre corps cet affrontement des ombres damnées et du feu à peine atténué par les vapeurs montant du ruisseau de sang promis à devenir fleuve roulant…

     

    Dante Alighieri. L’Enfer/Inferno. Traduit et commenté pat Jacqueline Risset. Editions G/F.

     

          

     

  • Suppliciés volontaires

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    Une lecture de La Divine Comédie (14)

    Chant XIII. Suicidés et dilapidateurs.

    Autant que celles de tout un chacun, les réactions de Dante sont très variables à la découverte du sort frappant certains damnés de sa connaissance. On l’a vu bouleversé de retrouver Francesca da Rimini en enfer (Chant V), autant que d’y approcher le vieux Cavalcante, père de son proche ami Guido, mais il s’est montré capable aussi de cruauté, voire de sadisme en assistant aux tribulations d’un Florentin qu’il détesta visiblement de son vivant. Or, ce qu’il va ressentir dans la terrifiante forêt des suicidés montre de nouveau de quelle compassion le poète est capable, tant du fait de l’horreur des peines subies par ceux qui ont attenté à leur propre vie, qu’en raison de la personnalité de l’un d’eux, Pier della Vigna, ce Pierre des Vignes (1190-1249) qui fut à la fois chancelier de l’empereur Frédéric II et poète lui-même, suicidé après avoir été aveuglé et emprisonné par son souverain sur de calomnieuses accusations.

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    Or, au sort misérable subi par le délicat poète de l’école sicilienne, précurseur du dolce stil nuovo cher à Dante, dont le corps a été transformé en tronc dans ce bois lugubre peuplé de repoussantes harpies mi-femmes mi-volatiles, s’ajoute la blessure soudaine faite par le poète lui-même en cassant une des branches de l’arbre en question, qui se met à gémir affreusement avant de raconter ses malheurs.

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    De fait, touché par la compassion de Dante, Pierre des Vignes va narrer, par le détail, comment telle « prostituée » enflamma contre lui tous les esprits  jusqu’à transformer la faveur du prince en malédiction, et comment par orgueil il préféra échapper à l’humiliation par la mort volontaire, faisant de lui, le juste, un injuste au regard de Dieu. Dans la foulée, Pier della Vigna évoque le sort définitivement horrible qui attend les suicidés après le dernier Jugement, voués à traîner leurs ombres et à être pendus aux arbres qui les symbolisent à jamais…

    Mais l’attention de Dante, tout ému qu’il soit par les paroles du malheureux, se reporte bientôt sur des ombres nues fuyant dans les broussailles et s’y déchirant, poursuivies par des chiennes noires. Après les suicidés, le même cercle accueille en effet les dilapidateurs qui ont été violents contre eux-mêmes en gaspillant leurs biens et se trouvent condamnés à se déchirer aux épines des buissons morts tout en blessant douloureusement ceux-ci au passage.dor_037.jpg

    Pour mémoire, on rappellera que le motif de l’arbre-humain est déjà présent dans L’Enéide de Virgile qui, au chant III, évoque le sang noir jaillissant des branches qu’Enée a coupées pour orner un autel de sacrifice, et les gémissements sortis des entrailles de la terre à l’endroit précis où un Troyen fut tué…

    Où l’on voit donc,  une fois de plus, que la Commedia fait sang de tout bois…

  • Bouilleurs de sang

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    Une lecture de La Divine Comédie (13)

    Chant XII. Violents contre le prochain.

    Les effets de réel sont souvent troublants dans la Commedia, et notamment par les détails géographiques liant le paysage de l’Enfer et celui de l’Italie contemporaine de Dante.

    C’est ainsi que la côte rocheuse et sauvage que celui-ci désescalade avec son guide, dans sa progression vers le Bas-Enfer, est comparée à la montagne effondrée, probablement à la suite d’un tremblement de terre, dans la vallée de l’Adige.

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    Or, cette proximité dans l’espace va de pair avec des rapprochements dans le temps qui font se télescoper les époques, comme il en va ici de l’apparition de « l’infamie de Crète », en la personne du Minotaure qui se mord lui-même de colère bleue quand il voit apparaître ce mortel bien vivant. Autre effet de réel alors: quand le poids du corps de Dante, qui reste fait de chair et d’osses, se fait remarquer par les petits éboulements que provoque son pas, tandis que Virgile avance sans effet visible, léger comme une ombre…

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    Une nouvelle fois, c’est à l’imagination active du lecteur que Dante fait appel pour le sensibiliser, physiquement pourrait-on dire, au sort des « violents contre le prochain » désormais plongés dans le Phlégéton, fleuve de sang bouillant autour duquel galopent des centaures armées d’arcs et prêts à cribler de flèches les damnés cherchant à se sortir de l’affreux bouillon. Imaginons donc le fleuve du sang versé par les violents sur cette terre qui est parfois si jolie, dira-t-on plus tard, en un siècle de massacres de masse…

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    Comme souvent dans la Commedia, les références à l’Antiquité fourmillent, et par exemple, à ce moment, celles qui renvoient aux figures de la mythologie par les noms de Minos, juge infernal, et de ses employés centaures Chiron et Nessus, lequel est chargé en l’occurrence de conduire les deux voyageurs de l’autre côté du fleuve de sang où sont immergés pêle-mêle les tyrans de tous les siècles, tel ce vicaire impérial d’une cruauté particulière, contemporain du poète, se débattant à proximité de potentats grecs ou romains de plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ou voici Guy de Montfort qui, en 1272, à Viterbe, assassina en pleine messe le fils d’Edouard Ier d’Angleterre.

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    Grâce au centaure Nessus, le poète et son guide accèdent bientôt à un gué après qu’ils ont reconnu au passage, plus ou moins immergés selon le poids de leurs péchés, Attila dit aussi « le fléau de Dieu » et divers grands malfaiteurs toscans de l’époque, tels Renier da Concreto et Renier Pazzo, « qui firent sur les chemins tant de ravages » et dont les yeux pissent le sang à jet continu, autant que leurs victimes ont suscité de pleurs…



    La-divine-comedie.jpgDante. La Divine Comédie. L'Enfer. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Edition bilingue GF poche en coffret avec Le Purgatoire et Le Paradis.

  • Amis et autres ennemis

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    Une lecture de La Divine Comédie (11)

    Chant X. Hérétiques. Epicure & Co. Dante compatit avec un ennemi avant de navrer un ami.

    On néglige parfois, ou l'on ignore, une dimension importante de la Commedia de Dante, qu'on pourrait dire sa part affective. Le monumental Poème en impose, dont l'effet s'accentue par les gravures fameuses, de Botticelli à Salvador Dali, via Gustave Doré. Or, ces peintres ne montrent rien du drame intime vécu par Dante , qui prend au chant X de L'Enfer un relief particulier.

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    De quoi s'agit-il plus précisément ? Il s'agit de personnes : il s'agit d'un ennemi privilégié, si l'on ose dire, en la personne de Manente di Jacopo degli Uberti, dit Farinata, chef des gibelins de Florence qui a chassé de cette ville les guelfes, au nombre desquels Dante comptait, et d'amis aussi, tels Cavalcante Cavalcanti, père de Guido Cavalcanti le « premier ami » de Dante, que leur philosophie personnelle a détourné de la « voie droite », adeptes qu'ils furent de l'épicurisme.

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    Or, en quelques vers prodigieusement concentrés et foisonnants de résonances sensibles, on va comprendre le trouble profond que va revivre le poète florentin au souvenir de tout ce qu'il a vécu durant ces années de conflits sanglants entre factions, où Farinata fut à la fois persécuteur des siens et protecteur de Florence que son clan vouait à la destruction.

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    La vraie lecture suppose un effort d'imagination que les grands textes stimulent évidemment par ce qu'on a appelé, à propos de la Commedia de Dante, la pléthore du signifié. Or il faut jouer avec cela, par exemple en alternant les vitesses et les intensités de son implication personnelle de lecteur, précisément.

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    En l'occurrence, chacun peut faire retour à soi pour imaginer ce que Dante, personnage très engagé dans la vie de la Cité, en exil au moment où il écrit ce chant, se raconte à lui-même et démêle pour la postérité ce qu'il ressent à l'approche de ces malheureux damnés qu'il a connus de leur vivant sur les terres ensanglantées de la douce Toscane, ennemis et amis admirés et honnis et maintenant condamnés par une Justice dont il est à la fois le témoin impuissant ( !), le scribe ( !!) et le juge embusqué ( !!!) lors même qu'il brasse et rebrasse ce magma pour le filtrer dans son poème purifié de tant de scories politiques ou psychologiques – et quelle émotion partagée, cependant, à l'instant où le vieux Cavalcante Cavalcanti demande des nouvelles de son fils, supposé vivant, à celui qui est son « premier ami »...

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    Et Virgile de rappeler, à son protégé de nouveau secoué (on  le serait à moins...), que toutes ces tribulations et turpitudes revisitées devant ces tombeaux lui apparaîtront tout autrement quand il sera « devant le doux regard de celle dont les beaux yeux voient toute chose » et grâce à laquelle il saura le sens de « tout le voyage de sa vie ».

    Ce qui se module ainsi nella lingua del Dante :

    «quando sarai dinanzi al dolce raggio

    Di quella il cui bell'occhio tutto vede,

    Da lei saprai di tua vita il viaggio »...



    Dante. La Divine Comédie. L'Enfer. Présentation et traduction par Jacqueline Risset. GF Flammarion, édition bilingue.

  • Mélancolie

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    (À mon plus vieil ami d'ici-bas, dit le Margrave dans mon premier livre, dit le Marquis par d'autres, alias Sylvoisal en poésie, alias Gérard Joulié dans la vie)
     
    Quand paraîtront les corbeaux noirs,
    ces oiseaux solennels
    aux airs de curés militaires
    tournant au bas du ciel,
    aux frondaisons des arbres roses
    du jardin de la maison close,
    ami, dans un dernier sourire
    je vous ferai la confidence
    qu’entre toutes nos heures
    de parlotes immenses
    celles, passées à rire à gorges déliées
    par nos plus allègres humeurs
    me sont restées pareilles
    à celles, cruelles et pures
    de ces premières déconfitures
    du cœur et de la bagatelle
    qui, de nos larmes adolescentes,
    glaciales et brûlantes,
    nous ont comblé de leur saveur
    à peu près immortelle...
     
    Peinture: Edvard Munch.

  • Ceux qui soliloquent

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    Celui qui parle pour ne rien dire de trop / Celle qui n’est entendue que de son Dieu et encore à voix basse / Ceux qui murmurent en écriture braille / Celui qui prend à témoin son cheval Muto / Celle qui vaticine dans la chambre d’écho / Ceux qui vous envoient des SMS posthumes / Celui qui trépigne d’impatience numérique / Celle qui s’accommode de l’indifférence masculine en se concentrant sur ses études de psychologie florale dont bénéficient ses 73 fans sur Facebook / Ceux qui positivent à mort / Celui qui médite par correspondance / Celle qui médit pour être moins seule / Ceux qui se rassemblent pour bénéficier du billet collectif / Celui qui a son Speaker’s Corner au fond de son jardin privatif / Celle qui rêve d’un soutif à effet push-up / Ceux qui visent le seyant optimal en adoptant la taile XXXL / Celui qui fait récuremment le rêve de la ville grise aux temples bas où les dieux vont à genoux / Celle qui fait commerce de pigeons voyeurs / Ceux qui ne sont plus guère que des acheteurs potentiels ciblés par les entreprises funétiques / Celui qui conçoit le monde actuel en tant que représentation  électronique et verbale à flux tendu / Celle qui refuse de se borner à un rôle de cible publicitaire / Ceux que ne fascinent point les crimes moyens à motifs explicables / Celui qui se met à table pour casser le morceau / Celle qui scie la jambe du tueur ligoté par sa cousine congolaise / Ceux qui s’en tiendront désormais à un discours monogame de type aryen / Celui dont la parole est qualifiée de veuve par la psy lacanienne aux bas violets / Celle qui rétablit la tradition du mental positif chez les cadres de l’Administration policière cantonale / Ceux qui maximisent le potentiel de réussite des nouveaux mariages virtuels inter-raciaux / Celui qui fait partie des rieurs enregistrés de l’émission à succès Top Bonne Humeur /  Celle qui envoie des messages encourageants sur Twitter en visant prioritairement les dirigeants des pays responsables / Ceux qui parlaient naguère tout seuls dans la grande ville et s’en trouvaient fort bien jusqu’à l’arrivée des brigades de normalisation psy à camisoles chimiques, etc.

    Image : Zdravko Mandic  

  • Le désir en proie aux vertueux

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    À propos de Disgrâce, de J.M. Coetzee

    Il y a vingt ans de ça, le nom de John Maxwell Coetzee, né en 1940 dans une famille de Boers établie en Afrique du Sud depuis le XVIIIe sièclee, nous fut révélé par un livre magnifique, intitulé Au coeur de ce pays, à l’enseigne éditoriale de ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau.
    Ecrivain d’une totale empathie, chez lequel le «message politique» explicite a toujours été subordonné à un implication humaine et littéraire beaucoup plus profonde et réelle que l’engagement déclaré de maints auteurs, J.M. Coetzee nous revient, après divers romans et récits marquants (tels Michael K, sa vie son temps, couronné par un premier Booker Prize et traduit au Seuil en 1985, En attendant les barbares, en 1987, ou Scènes de la vie d’un jeune garçon, en 1999), avec un roman dévastateur sous son aspect tout peinard.

    De fait, et par sa forme (narration au présent de l’indicatif, toute claire et nette, en petits chapitres confortables à la lecture) et par son entrée en matière assez décontractée (un prof de littérature plutôt jouisseur qui passe d’une gentille pseudo-Soraya vénale à une de ses étudiantes), le récit des tribulations de David Lurie, connaisseur raffiné de poésie romantique anglaise (Wordsworth et Byron sont ses copilotes) hélas réduit au triste enseignement utilitaire de la «communication» ne semble pas parti pour le bout de la nuit et de l’horreur, qu’il atteindra pourtant, plus proche des chiens martyrisés par des brutes que de ses présumés «frères humains».
    Le début de la disgrâce de David, quinquagénaire deux fois divorcé, participe du regain de puritanisme qu’a suscité l’idéologie du «politiquement correct», qui interdit absolument à un enseignant homme de séduire une étudiante femme, même adulte et consentante. Assumant crânement sa responsabilité devant ses collègues (je suis un misérable pêcheur, etc.), le protagoniste refuse cependant de se rouler par terre et d’implorer le pardon de la Femme universelle et des universitaires coincés. David laisse donc tomber son poste et se retrouve chez sa fille, fermière un peu lesbienne et très écolo, en campagne avec ses chiens et ses lapins.

    Ce qui s’ensuit, dans un climat rappelant à la fois Faulkner et le terrible Enfant de Dieu de Cormac Mac Carthy, relève à la fois de la réalité sud-africaine dévastée par le ressentiment post-colonial, et de la condition humaine commune aux sociétés disloquées.
    Dans le cercle restreint des relations familiales, J.M. Coetzee nous fait ressentir, par le détail, le désastre qu’a été la vie de David Lurie, esthète absolument égoïste qui n’aura vu en sa propre fille qu’une Lolita consommable, avant qu’elle ne devienne une pièce de lard.

    Plus largement, dans la sphère des relations sociales entre blancs «moralement concernés» et noirs déclassés plus ou moins contraints à s’émanciper par la bande (le jardinier de la fille de David est éminemment significatif), le roman se charge de sens et déborde, à cet égard, les frontières culturelles, psychologiques ou politiques de l’Afrique du Sud.

    Ce qui est en question, dans ce roman, c’est à la fois la disgrâce de l’âge et du savoir, dans une société limitant la jouissance à la jeunesse et à l’ignorance «démocratique». Plus encore, c’est la disgrâce de la «civilisation» contre la loi des «brutes» humiliées, où l’on voit que chacun préfère rester dans son recoin avec ou sans panneaux de discrimination.

    Une expression particulièrement déplacée, et même idiote, inadmissible, sur la quatrième de couverture de la traduction française de Disgrâce, parle d’«élégie cynique» à propos de ce roman fondamentalement généreux et fraternel. Bien entendu, on voudrait que la réalité fût moins «cynique». Mais taxer de cynisme un écrivain qui décrit la réalité relève de l’angélisme stupide. J.M. Coetzee nous en sauve pour nous rendre, non plus durs mais plus doux...

    J.M.Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 251pp.

  • Petites filles à la mer

     

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    Pour Sophie et Julie

     

    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable vert de gris.

     

    JLK, Petites filles à la mer. Huile sur toile, 2006.

  • L’art et la poésie survivent sous la pure lumière de Grignan

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    Merveille d’une rencontre amicale en un lieu que tous deux ont su magnifier en beauté et en douceur : Philippe Jaccottet et Italo de Grandi se retrouvent, avec une septantaine d’aquarelles magnifiques et des textes choisis reproduits sur les murs, à l’enseigne de l’exposition simplement intitulée Grignan, à voir absolument ces jours et mois prochains à l’Atelier De Grandi de Corseaux, maison à elle seule mythique signée Alberto Sartoris…
     
    Les notions d’harmonie et d’accord parfait, de connivence humaine et de consonance créatrice s’imposent au parcours de l’immense petite exposition présentée, avec un soin extrême dans l’accrochage et la documentation rassemblée, en un lieu qui symbolise lui-même la fusion de la nature et de la culture, sur ces rives veveysanes où, en 1939, la villa-atelier du peintre Italo de Grandi fut construite, en style international emblématique, par le fameux architecte Alberto Sartoris. Écrin parfait pour accueillir, en dialogue pictural et poétique posthume, les évocations d’un autre lieu préservé du tapage du monde, entre lavandes et beaux vieux murs, intense de présence immanente, résumé en un seul nom : Grignan.
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    Lié aux noms de Philippe Jaccottet, après Madame de Sévigné qui en habita le château, le nom de ce village de la Drôme provençale sans rien de trop exceptionnel en apparence englobe à la fois une région qu’on pourrait dire le seuil sans marche du nord et du sud dont la lumière et les parfums « sentent » déjà la Provence sans l’être encore, à l’est de la montagne plus âpre de Giono et au nord des sorgues de René Char, avec une lumière particulière et un «ton», une « musique » silencieuse que les poèmes en prose de Philippe Jaccottet, avant les aquarelles d’Italo De Grandi, ont évoqués avec maintes résonnances parfois explicites.
     
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    Contrepoint avec « figures absentes »
    C’est d’ailleurs sous le signe des « résonnances » que les fils d’Italo de Grandi, Pierre et François, ont placé les cinquante premières pages du très remarquable catalogue consacré à l’exposition, où dialoguent, sans autres commentaires, les aquarelles de l’artiste et des fragments de proses poétiques du poète choisis par José-Flore Tappy (la spécialiste qui a dirigé l’édition de Jaccottet dans la Pléiade), tirés notamment du Cahier de verdure, de La Promenade sous les arbres ou de Pensées sous les nuages , de La Semaison ou des Chants d’en bas avec, à chaque fois, la mention précise de la place du morceau dans les Œuvres. On ne saurait être plus rigoureux, sans empiéter sur la liberté du lecteur-visiteur…
    Lequel lit par exemple, tiré d’Après beaucoup d’années : « Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les rochers. Mais il y a, jetés sur eux, ces velours, ces toiles usées, cette laine râpeuse. C’est toute la montagne qui s’est changée en troupeau, en bergerie. Tout est lié, tout se tient, tout tient ensemble, comme au premier jour. C’est pourquoi on est dans cet espace immense comme dans une maison qui vous accueille sans vous enfermer ». Ceci sur la page de droite, alors qu’une aquarelle non datée évoque, sur la page de gauche, un champ de lavandes en hiver d’une infinie douceur.
    Et l’on note alors que les Paysages avec figures absentes de Philippe Jaccottet, sans aucune concertation, trouvent chez Italo De Grandi leurs équivalents dénués de toute présence humaine ou animale, pour dire non le vide mais la plénitude silencieuse de ce qu’un philosophe appelle la « clairière de l’être ». Cela pourrait être vague, voire évanescent dans l’épure, alors qu’au contraire « tout tient ensemble par des nœuds de pierre »…
    Ailleurs, plus directement complice, le poète évoque son ami peintre en soulignant sa part d’ombre rêveuse : «Il allait et venait dans nos parages sans faire de bruit comme dans une patrie retrouvée, avec (…) la mélancolie de qui n'ignore plus combien tout bonheur humain, toute saison claire, tous nos « asiles d’un instant »(pour parler japonais) sont fragiles. Cette mélancolie, je crois qu’elle transparaît aussi dans son œuvre, si tranquille qu’elle semble ; mais elle n’en met pas l’équilibre en danger ».
    De fait, l’équilibre, la sereine mesure, la calme évidence rappelant les paysages « italiens » de Corot ou les maîtres toscans qui l’ont marqué, émanent des aquarelles d’Italo De Grandi dont la touche délicate et les tons accordés comme en sourdine se donnent sans dessin visible et donc sans repentir…
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    Comme une antique "société des êtres"...
    Parler alors de « société des êtres », au sens où l’entendait Baudelaire pour la distinguer de la société des fonctions ou des pouvoirs, conviendrait le mieux à l’approche des liens humains et de l’état d’esprit que cristallise ici le nom de Grignan, mais gardons-nous d’en faire un mythe. Philippe Jaccottet se défie lui-même des emblèmes de tourisme littéraire ou de publicité que pourraient signifier le château et la marquise, et rien chez lui du chef d’école.
    Du moins Grignan et ses alentours ont-ils bel et bien « parlé » à quelques-uns qui ont su les évoquer avec justesse, comme il en va des quelques commentateurs réunis par les frères De Grandi dans le catalogue, tous dans le même esprit et sans jargon ni pédanterie: Françoise Jaunin pour célébrer la « lumière avant toute chose » des aquarelles d’Italo et en distinguer l’élégiaque sérénité de la contemplation plus inquiète de Jaccottet, et sa parenté avec les peintres du silence à la Morandi ; Christophe Gallaz pour insister sur les rapports profonds entretenus par l’artiste et le poète avec la terre environnante moins « idyllique » qu’on ne pourrait croire, marquée par « un combat permanent contre l’usure et la chute », et la probité de leurs démarches respectives loin de la société du spectacle et des convulsions de l’art dit contemporain ; Christophe Flubacher pour relier la part tellurique des choses - le végétal de l’yeuse ou des lavandes et le minéral millénairement marqué par les ammonites du pays drômois - à ce qui en émane de visible dans la peinture d’Italo, dont Florian Rodari dit aussi, en détail, l’importance du geste artisanal et la capacité rare de l’artiste, bâtisseur de sa propre maison et qu’on voit, dans une petite vidéo, transformer un ange de papier en figure de cadran solaire martelée dans sa forge, «battue jusqu’à la vie »…
    La nature n’est pas la même dans le Jorat de Gustave Roud, le Valais de Maurice Chappaz ou la Drôme provençale où se sont retrouvés Philippe Jaccottet et Italo De Grandi, et pourtant comment ne pas voir la parenté de ceux-là et leur haute filiation ? Ainsi Pierre De Grandi, évoquant un nécessaire retour aux Anciens, nous fait-il penser à Théocrite et à Virgile quand nous nous rappelons la campagne perdue de Gustave Roud et celle de Maurice Chappaz, la terre sublimée de Philippe Jaccottet et les aquarelles intemporelles de son père – chacune de ces œuvres perpétuant une relation vive avec la beauté et le mystère de la nature, le visible et l’invisible que la poésie et l’art tentent de ressaisir avec leurs moyens éphémères ?
    Grignan. Italo De Grandi et Philippe Jaccottet. Exposition visible à L’Atelier de Grandi jusqu’au 29 octobre 2023, du jeudi au dimanche de 13h.30 à 18h. Corseaux/Vevey, chemin d’Entre-deux-villes 7.

  • Ceux qui ne font plus signe

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    Celui qui se fait oublier avec insistance / Celle qui s’est effacée sans laisser de traces nulle part / Ceux qui se sont éloignés quand vous vous êtes rapprochés de vos nouveaux voisins bohèmes / Celui dont vous pensiez qu’il vous fuyait alors qu’il était juste décédé / Celle qui prétend qu’elle t’a relancé plusieurs fois pour te faire croire que tu lui dois quelque chose / Ceux qui te disent qu’ils ont perdu ton adresse sans te demander de la leur rappeler / Celui qui estime qu’un mariage est une gêne pour l’amitié de deux mecs / Celle qui fait dire à ta sœur que son chien a peur du tien / Ceux qui reprochent aux Duchosal leur manque patent d’humour noir / Celui qui n’a jamais bien géré son relationnel affectif / Celle qui estime qu’un lien win-win peut s’établir entre tueuses / Ceux qui disent « tu oublies » à leur épouse tentée d’inviter l’aumonier de l’entreprise / Celui qui ose parler d’entretien de débauche à la sans-emploi sexy / Celle qui a rangé les photos de ses amitiés passées dans un carton dont elle ne sait plus où il est « si ça se trouve » / Ceux qui ne se demandent même pas ce vous êtes devenus ni vous non plus, etc.
    Image: Lady L.

     

     

     

     

     

  • Commune présence

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    Mais qu’avons-nous fait à la vie
    pour que, comme une brute,
    elle ait osé nous séparer ?
    Hélas nous étions nés...
     
    Cependant ni vos dieux méchants,
    lumineux ou moroses
    à vrai dire ne nous en imposent,
    tant nous restons vivants...
     
    Ouvrant les yeux c’est par les tiens
    que je vois ce matin
    le monde alentour agrandi
    par la mélancolie...
     
    (Peinture: Lucia K.)

  • Pas une minute à perdre

     
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    (Pour Jules Supervielle)
     
    Je regarde le Temps passer
    avec sa clope au bec,
    il est hirsute et mal peigné,
    il a l’air distrait;
    se souvient-il d’où il venait
    quand il est apparu
    au premier jour du calendrier,
    et sait-il distinguer
    l’année chinoise du jour d’après ?
    Pour le moment il passe
    et se dépasse à l’avenant
    au défi de l’impasse...
     
    La durée est imprévisible:
    on la dit capricieuse,
    les enfants n’en voient pas la fin,
    et quant au vieux Berbère
    il n’y voit que du vent
    dans le nuage du désert;
    elle non plus ne saurait pas dire
    ce que contient son sac à main:
    elle pose pour un photographe,
    elle agrafe son bas
    à l’aile d’un oiseau passant
    par ici ou par là -
    elle n’en fait toujours qu’à sa guise
    qui n’est que de durer...
     
    Les heures auront tourné dans la cour
    à la poursuite des minutes,
    en attendant la chute
    des secondes en fines averses,
    et le temps que la durée verse
    ses caresses légères
    de lumière sur nos visages,
    comme un âge a passé...
     
    Dessin: M.C. Escher.

  • Le chaman au dépotoir

     

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    En (re)lisant Guido Ceronetti, prélude à une rencontre. 


    C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, dont les 453 pages tassées m’évoquent ces fichiers « compactés » de l’informatique dont le déploiement peut nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.
    Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait mieux. Ou: Réserve d’explosifs Ou bien: huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore : strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ?

    En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas du tout le son et le ton de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations.
    Pour ma part, ainsi, dès que je m’y suis plongé, j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y sont accumulés notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle d’un ami représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci, en orientent la vocation magique, confirmée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte du compère apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné ». Patience du brûlé…
    medium_Ceronetti.jpgDe son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir de fins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à la fois, lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot».

    littérature

    Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres de jadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « geste antique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…
    Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques».

    littérature

    Place de La Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique »…
    Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler « irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais « presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme, ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…

    littérature
    Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.
    Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »

    Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard. Albin Michel, 1995. A lire aussi : Le silence du corps, prix du Meilleur livre étranger 1984, repris en Poche Folio. Ou encore : Une poignée d’apparences, Le lorgnon mélancolique, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme. Etc.

     

  • Veilleurs à l'éveil

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    Tout est dents à la gueule ouverte
    de la nuit de la ville
    où rodent de méchantes gens,
    et des ombres fragiles...
     
    Mais c’est au bar, là-bas,
    que j’attends mes alliés ailés,
    là-bas à l’écart, levés,
    le front clair et l’esprit léger...
     
    Nous sommes enfants de la fête,
    fredonne Ariel, ami
    lumineux comme une comète
    et son regard sourit...
     
    Au jour dit, le présent accueille
    les joyeux étourdis
    que nous sommes en poésie,
    comme l’eau qu’on recueille...

  • Quand le Journal de Gustave Roud ouvre l’accès à toute l’Oeuvre

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    Monument de l’édition romande actuelle, les Œuvres complètes de Gustave Roud constituent un merveilleux labyrinthe harmonique dont le troisième des quatre tomes - Journal de plus de 1200 pages - est peut-être à parcourir en premier. Noël de lecture: cadeau !
     
    L’amour est plus fort que la mort, pourrait-on se répéter une fois de plus à la lecture du Journal de ce tout jeune homme qu’était Gustave Roud en 1916, même pas vingt ans et tout était déjà là de l’enfance et de la séparation, de la conscience douloureuse et non moins source de joie, de l’absence ressentie aux larmes et de cette omniprésente évidence d’une lumière au beau milieu de la clairière de l’être ; en novembre 1916 c’était la guerre une fois de plus et mondiale, et dans la troupe des jeunes hommes ce garçon se confrontait à une passion secrète n’osant dire son nom et se livrait en même temps à un afflux de tendresse ouverte à tout le vivant, s’affirmant comme une force vive en sa faiblesse même…
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    Oui, tout est tension dès les premières pages du journal de ce jeune poète qui d’emblée est plus qu’un « cher confident » à la manière confinée du cher Amiel se rêvant, tout est déjà porté vers la poésie réellement agie autant que désirée, la moindre note est déjà comme un esquisse de poème et tout de la présence du monde, du village au paysage et de la solitude à la multitude - tout va vers le don et l’abandon avec une prodigieuse attention.
    Amiel se morfond et se regarde en train de se regarder, et son journal se fera sur son sempiternel aveu d’impuissance, il commettra quelques poèmes – dont le trop fameux Roulez tambours ! - sans se douter que sa vraie poésie est précisément dans son journal fluvial, tandis que celui de Gustave Roud n’est, en partie au moins, qu’une esquisse de l’œuvre, même si celle-ci se travaille ici aussi dans la foison de notes quotidiennes souvent merveilleuses, sur de multiples supports et avec d’incessantes reprises, comme un patchwork à paperoles…
    La poésie, mais qu’est-ce donc pendant que Blaise Cendrars saigne au front ? La poésie pour le jeune Gustave, disons que c’est qui est perçu et ressenti - toute douleur et toute joie, toute langueur et tout élan -, qui doit être transposé pour devenir autre chose qu’une chose perdue ou qu’un temps mort, et c’est ce qui étonne à chaque page des feuillets quotidiens du Journal si maladivement mélancolique en apparence du jeune fusilier Roud : c’est cette santé et cette beauté…
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    Le Gustave de vingt ans est dans la troupe et il est seul, c’est la guerre et il a été embarqué là-dedans avec des hommes dont certains détournent peut-être leur regard du sien trop insistant, il est en uniforme et participe bel et bien à la cause commune, il est même gradé et très présent en apparence là encore, mais il écrit en novembre 17: «Le vent tantôt las tantôt ranimé n'arrive cependant point à engloutir dans sa houle passionnée le bruit ridicule et mécanique d'un moulin à vanner dans une grange»…
    De fait, et cela distingue et sauve le pauvre Gustave de l’ordinaire guerrier et de la platitude des jours : c’est le vent dans les arbres et les cheveux, le vent qui boxe dans le vide ou défrise les andains, le vent et la couleur de l’orange dont Cézanne essaie de peindre l’odeur, et voilà ce qui sauve le pauvre Gustave : «L’orange était glacée et ronde à mes doigts, et son parfum se mélangeait affreusement à l'odeur du manteau de caoutchouc; mais au-delà du rigide rideau de sapins obscurs, verts et dorés obliquement par le pan de soleil qui s'y abattait, Chesalles comme un feu rouge sans une ombre brûlait, l'église même pareille à une flamme aiguë. Déjà malgré l'hiver, de lourds champs de terre retournée, un long chemin rose et sec entre de arbres»...
    Et tout cela bien entendu dès l’enfance où le Gustave enfant, écrivant à ses parents et signant Gustave Roud, confie cela très précisément que son orthographe d'enfant ne dément pas: «Une fois que j’alais cueillir des marguerites, l'herbe était fauché est voilà que je marche dans une fourmilière de fourmis rouge, alors les fourmis me grimpent en haut les jambes elles me pique jusque au cuisses. Alors je me sau et je trouvais des marguerites. Les marguerites sont grandes. Elles sont blanche et jaune et les feuilles sont dentelées. Je reviens à la maison. ma maman me dit j'ai entendu ce cri que tu a fait pourquoi esque tu a pas onte a tu apporte de belles narguerite, a tu me fais bien plaisir alors je veux te donner un bou de gâteau au raisin et encore un morceau de gâteau au groseille.
    à papa et à maman Gustave Roud».
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    Et cela encore comme une conclusion momentanée du Gustave de vingt ans - il y en aura tout le temps: «Qu'importe ! dès cette heure j'accepte tout, j'accepte de voir se détourner de moi, déçus, ceux auxquels je parle encore, et pour qui mon amour soulève encore quelques phrases (je le sens implacablement devenir silencieux ) j'accepte de me dépouiller de toute joie humaine, j'accepte une différence totale mais que je vive, mon Dieu, que le monde dresse autour de moi la vie éblouissante et profonde, et qu'à mon dernier soir, certain d'une autre lumière, je sente mes yeux périssables rassasiés de celle qu'ils auront bue, et mon âme gorgée de richesse, n'ayant rien dédaigné ni jugé indigne de mon amour».
     
    Comme un itinéraire fléché...
    Parce que l’objet seul que constitue le coffret aux quatre volumes des Oeuvres complètes de Gustave Roud relève déjà de la perfection éditoriale belle à voir et douce au toucher, à hauteur – et sans même parler de bibliophilie surfine – de la série du même bleu céleste des œuvres de Ramuz chez Mermod en 20 volumes, des douze volumes sur papier bible du Journal intime d’Amiel ou des deux séries safran et bleu nui des œuvres de Charles-Albert Cingria, c’est un bonheur rare que de tenir en mains e vrai trésor de mémoire, avec la valeur ajoutée inappréciable des introductions et de notes et notices, particulièrement éclairants dans les mille pages du journal aux innombrables occurrences relatives à l’époque, au milieu familial et provincial du poète, à ses fréquentations et ses occupations - jusqu’à ses grappillages d’images dans la sublime campagne où fauchent de beaux paysans à moitié nus comme les dieux de la Grèce, qui font dire à sa sœur Madeleine quand elle le voit revenir de ses chasses subtiles : « Voilà de nouveaux poulains pour son paddock»…
    Bref, et même pour celles et ceux qui connaissent, et parfois depuis longtemps, les textes majeurs de Gustave Roud - notamment par les deux volumes des Écrits du même bleu céleste parus chez Mermod - , cette nouvelle édition, rassemblant d’innombrables textes (critiques ou traductions) jusque-là dispersés, a valeur de véritable redécouverte et de mise en perspective élargie.
    Sans multiplier les salamalecs aux collaborateurs réunis par Daniel Maggetti et Claire Jaquier, l’on relèvera du moins, sous la signature de celle-ci, l’introduction limpide et combien éclairante au premier volume des Oeuvres poétiques. Évoquant « un lyrisme qui intègre tout », Claire Jaquier fait éclater l’image à la fois austère et idéalisée du poète auquel on va rendre visite comme à un mage, dont les écrits précieux tiendraient en quelques jolis volumes, alors que l’œuvre se déploie ici sur quatre mille pages où se découvrent les multiples extensions de la relation de Gustave Roud avec sa terre et ses gens, la littérature et les arts, la musique et la photographie (ses autochromes relèvent quasiment de la peinture), mais aussi avec la civilisations paysanne dont il est un témoin participant, comme son ami Chappaz, et dont il pressentira le déclin autant que celui-ci.
    Claire Jaquier revient aussi sur les deux thèmes principaux courant à travers l’œuvre, à savoir la relation fusionnelle voire mystique qu’il entretient avec la nature – et c’est la source de sa part romantique - et l’obsessionnel désir du poète pour le jeune paysan symbole de vitalité et d’innocence, à la fois inaccessible « dans les faits » et glorifié : « Proscrite dans la vie, l’expression du désir devient légitime dans l’œuvre qui lui offre une scène magnifiée »...
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    À ce propos, passant d’un journal intime « intégral » à l’autre, l’on verra comment, à la même époque mais dans un tout autre milieu, un Julien Green détaille sans fard ses frasques sexuelles quotidiennes, alors que Gustave Roud transfigure ses sensuelles rêveries de solitaire en une prose souvent érotisée à l’extrême mais jamais « explicite ». Par ailleurs, l’amour « qui n’ose dire son nom » n’est qu’un aspect de la transmutation quasi mystique de la réalité sensible en substance poétique, dont les notations du Journal recueillent tous les jours les multiples manifestations.
    S’agissant alors précisément du Journal, les présentations et notes d’Alessio Christen éclairent, au prix d’un considérable et minutieux travail de recherche, les tenants existentiels des écrits en chantier, une période après l’autre et chacune avec sa «couleur», entre tension et détente, permanence et sensible évolution.
     
    Requiem, ou la mort transfigurée…
    C’est par le Journal, aussi, que nous pouvons apprécier, sur pièce et dans son alchimie inscrite dans le temps, ce transit de la chose vécue à la chose exprimée, filtrée par la poésie qui n’est pas enjolivure mais travail d’approfondissement, de surexactitude et d’incantation, en découvrant les pages très émouvantes consacrées, par le poète, à la maladie et à la mort de sa mère, en 1933, puis en les rapportant à la lecture d’un des plus beaux recueils de l’œuvre, intitulé Requiem et paru seulement en 1967.
    S’adressant à la chère défunte, qui devient notre mère à tous, le poète est veilleur : « Sans trêve, quotidiennement, j’interroge ».
    Et son verbe de s’envoler à l’évocation des oiseaux de l’enfance: « Comme tu les aimais ! Rappelle-toi le rouge-gorge cerné par la neige, au fond du temps, jadis, dans le jardin perdu, son angoisse derrière la vitre aux pâles fougères de givre, l’arbre étrange où il nichait, ce dôme d’aiguille impénétrable au gel, et son nom oublié, plus étrange encore. Remonteront-elles un jour de l’abîme temporel, ces syllabes ensevelies ? L’à jamais de ta voix tue se verra-t-il dénoué ?
    Et tant de phrases, dans ce petit livre inspiré jusqu’à l’indicible, qu’il faudrait citer toutes et nous rappellent que l’amour est plus fort que la mort…
     
    Gustave Roud. Œuvres complètes, publiées sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti. 1. Œuvres poétiques. 2. Traductions. 3. Journal. 4. Critique. Editions Zoé, 2022. 4031p.

  • Rondeau de l'aronde

     
     
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    Chacun sa façon de prier:
    moi c’est en chantonnant
    du matin jusqu’au soir,
    parfois même en me prenant pour
    un ténor extra en devoir
    de louer l'Éternel,
    et comme à ses oiseaux
    comme au bienheureux Francesco
    un silence divin
    répond du tréfonds de ce Rien
    ou disons : presque rien,
    nous éclairant de sa chandelle...
     
    Quand brillaient encore les étoiles
    au ciel de tous nos âges
    et que les anges dans leurs voiles,
    à l’unisson joyeux,
    nous enchantaient de bel canto
    ou du blues malchanceux
    des affligés du vieux rafiot,
    c’était un chant sacré
    qui nous venait du plus profond
    de nos cœurs désarmés
    où celle qu’on dit l’âme
    titube et par moments chancelle
    avant de relancer son chant
    d’imbécile hirondelle...
     
    Peinture: Matisse

  • Amico dandillero

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    Le Temps accordé (2023)
     
    Ce mardi 25 juillet. - Il n’est pas sept heures du matin et je me réjouis déjà, comme un enfant qui va retrouver son poney au paddock, de rejoindre ce midi mon ami Gérard alias Sylvoisal de retour de Sardaigne où il a passé dix jours heureux (m’a-t-il dit brièvement au téléphone) avec son amie et, si j’ai bien compris, le petit-fils dé celle-ci auquel il a dédié un merveilleux recueil de poèmes.
    La poésie plutôt classique de Sylvoisal, parfois un peu trop élégamment rhétorique à la française, ne me touche pas toujours - ou alors un ou deux vers ici et là -, mais les poèmes évoquant le petit garçon se distinguent par leur musicalité et leur pureté ingénue qui rappelle quel enfant est resté mon ami sous ses aspects de vieil oncle rentier depuis son adolescence.
     
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    Mon plus vieil et délicieux ami est aussi l’être le plus singulier que j’aurai fréquenté de notre vivant, le plus élégant à l’ancienne même en été dans ses shorts de curiste anglais et même s’il ne porte plus guère ses costumes de dandy griffés Gucci ou Pucci comme il y a cinquante ans quand nous avons fait connaissance chez Dimitri dans la maison sous les arbres - donc cinquante ans d’amitié sans nous tutoyer...
    Je me dis souvent que je devrais faire un vrai beau portrait de cet extraordinaire personnage comme sorti d’un roman de Firbank, qu’il a traduit, ou des mondes d’Ivy Compton-Burnett, qu’il a également traduite, et de Chesterton auquel il a consacré un essai sous son vrai nom et avec lequel je l’imagine en conversation - l’énorme et le tout délicat, l’éléphant et le héron subtil - deux angéliques créatures du seigneur au même humour impayable.
    Dire les merveilles que sont les au moins quinze derniers livres de Sylvoisal, trop d’entre eux publiés a compte d’auteur alors qu’ils surclassent de haut la camelote actuelle, mais le dire où a part mes chroniques ? Et qui s’en soucie, à commencer par lui-même ?
    Tout à l’heure je lui parlerai de mes nouveaux amis De G. avec lesquels je le vois très bien s’entendre, lui et eux vestiges de la même société civilisée et très libre d’esprit comme on n’en fait plus malgré le soin jaloux avec lequel nous entretenons le moral de nos petits enfants...
    (Soir) - Une fois de plus, avec le Margrave, comme je l’ai surnommé dans mon premier livre, et que j’ai retrouvé carrément barbu tellement il était mal rasé de plusieurs jours , nous avons choisi, malgré le temps gris et le vent froid, le Major de Bourg en Lavaux dont la serveuse sénégalaise nous a accueilli avec un si radieux sourire que je lui ai balancé comme ça qu’elle était de plus en plus belle avant de me reprendre - non mais je sais que ça ne se dit plus vu que ça passe pour du harcèlement, et elle de me remercier et de remarquer qu’on ne peut plus rien dire mais qu’on n’en a rien à fiche...
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    Sur quoi nous passons trois heures avec nos tartares de saumon arrosés de cuvée du Docteur, puis avec nos boules de glace stracciatella, à parler de tout ce qui nous vient pêle-mêle, et d’abord d’À bout de souffle de Godard que j’ai revu hier soir et dont l’affectation de désinvolture m’a paru beaucoup plus artificielle que naguère et bien exagérée l’appellation de chef-d’œuvre révolutionnant le cinéma même si l’écriture, le montage, la (non) direction d’acteur, la densité physique de ceux-ci à l’écran, la patte formidable du chef-op, la tonalité de tout ça avaient de quoi faire sensation il y a soixante ans de ça, et le film a un charme canaille d’époque et rien de la jobardise idéologique d’une horreur comme La Chinoise, mais nous sommes tombés d’accord pour préférer les vrais films noirs américains , puis nous avons parlé de son séjour en Sardaigne et du petit garçon dont j’ignorais que les qualités rares découlaient d’une fragilité de naissance persistante, de Jouhandeau et de sa terrible Élise et de ses écrits homoérotiques hilarants, de mes nouveaux amis et de l’expo actuelle des œuvres d’Italo De Grandi et des textes de Jaccottet, ou encore de la difficulté d’un type de nos âges d’entretenir une amitié réelle avec un jeune homme - sans parler évidemment de relations pédérastiques - faute , à justement souligné mon compère, de pouvoir s’entendre d’égal à égal...
     
    °°°
     
    Très ému ce soir d’entendre le témoignage, à l’émission Forum, d’une femme dont le toit de la maison a été soufflé hier par la terrifiante tempête qui s’est abattue sur La Chaux-de-Fonds et les hauteurs jurassiennes et dont le petit garçon a failli y rester, qui pleurait et relativisait les choses avec une sorte de lucidité courageuse en disant comme ça que ce n’est quand même pas la guerre et qu’on va s’en remettre avec l’aide de tout le monde - tout ce que j’aime chez les braves gens...

  • Petite musique de nuit

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    Les animaux de compagnie
    se sentent parfois seuls:
    le chat sur le piano transi,
    le petit épagneul,
    l’oiseau dans sa jolie nacelle,
    les poissons colorés -
    tous se demandent enfin:
    mais où sont donc passés
    les habitants de la maison
    du sommeil musicien ?
    Le garçon qui sentait si bon,
    jouant des sonatines,
    la femme aveugle aux genoux ronds
    débitant ses comptines,
    et leurs invités aux goûters
    de minuit sous la lune
    dans l’air au goût d’alcool de prune...
     
    Ceux qui savaient bien caresser,
    ceux qui jamais n’auraient levé
    ni le fouet ni la voix;
    ceux qui de leur archet
    tiraient de douces élégies;
    celles aux vocalises
    légères et gracieuses...
     
    Les animaux sont au abois:
    mais où est donc la mélodie
    de nos amis aux yeux fermés
    qui nous faisaient rêver ?
     
    Peinture: Vermeer, Le concert.

  • Un dimanche de la vie

     
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    (Le Temps accordé, 2023)
    Ce dimanche 23 juillet. – Ce jour du Seigneur, selon l’expression locale et mondiale, et même en période de vacances inactives, est une enclave temporelle propice à la perception du global, fût-ce sous le ciel encore gris de ce matin qui suggère, plus que l’ouverture à l’immense et au vertigineux cosmique, la protection d’un plafond de maison paisible, loin des tracas et des fracas.
    Hegel parle quelque part du « dimanche de la vie », à propos d’une image débonnaire tirée de la peinture hollandaise, et c’est à ce genre de clairière que j’aspire à revenir malgré le bruit et la fureur du monde – mes lectures d’hier soir relatives au désastre ukrainien présent et plus encore à venir - , mais hier soir aussi je me sentais plein de reconnaissance devant les bacs de fleurs nouvelles arrangées par notre fée S. à main verte, au milieu desquelles paradaient les Edelweiss à la « noble blancheur », images s’il en fût de l’immanente perfection semblable à celle des petits enfants et des insectes qui nous survivront en cas d’hiver nuclaire, ainsi que me le disait, au téléphone, le vieux marcheur du désert Théodore Monod à quelques mois de sa mort à un âge canonique – défi sémantique pour un increvable pacifiste...
     
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    DES AFFECTS. – Le chien Oblomov ne parle pas, mais il manifeste son impatience de sortir en geignant à répétition, puis, sans réponse du gouvernement, en se levant sur ses pattes de devant jusqu’à hurler quasi « à la mort » au dam non moins furieux du maître des lieux, et c’est un affect au sens où l’entendait le docte Spinoza, risquant de provoquer cet autre affect que serait mon improbable rouée de coups. Or nous en sommes là, en armistice « familial », sans le déchaînement des hybris nationaux et transcontinentaux menaçant d’aboutir à la guerre des mondes – donc j’ouvre la porte au chien trottinant bas au motif de son arrière-train défaillant de sujet de douze ans et des bricoles…
     
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    DEVANT LA NATURE. - Mon pauvre ami D. (je note « pauvre » à cause de sa mort affreuse, après une fin de vie non moins triste) reprochait aux poètes romands (il visait surtout Gustave Rod, Philippe Jaccottet et quelques épigones) ce qu’il qualifiait de « fuite dans la nature », et je me rappelle l’agacement véhément qu’il manifesta à la vue splendide des « géants des Alpes » qu’on découvre du plateau de Montana où il se trouvait en bref séjour obligé avec son épouse et leur petite fille, comme enragé par cette beauté panoramique (laquelle avait faire dire à Schopenhauer que « das Leben ist kein Panorama », ou quelque chose comme ça), et moi je souriais car je savais que cette colère affectée avait un autre motif (D. fulminait de ne pouvoir travailler à ses affaires) alors que je l’avais vu, en d’autres circonstances, s’émerveiller à la traversée de la Côte d’or en gloire de fin mai, sur la route de Paris – tels étant les affects contradictoires de la créature humaine sortie de la nature à ses risques et périls, avant de la dominer, de la piller et de la détruire…
     
    CE QUE NOUS DISONS QUE DIT LE CIEL. – Je reprends, ce matin, comme au bord du ciel (le balcon de La Désirade se prête à la métaphore un peu pompeuse), la lecture de mon penseur vivant de prédilection (l’autre, René Girard, nous ayant quittés il y a quelques années), en la personne de Peter Sloterdijk dont le dernier essai – formidable d’érudition et d’intuitions fécondes - , intitulé Faire parler le ciel, cristallise la nébuleuse de mes propres réflexions en la matière depuis mes seize ou dix-huit ans, et qu’oriente sa première phrase : « Le lien établi entre les conceptions du monde des dieux et la poésie est aussi ancien que la tradition des premiers temps de l’Europe ; mieux, elle remonte jusqu’aux plus anciennes sources écrites des civilisations du monde entier »...
    Or on a bien lu « écrites », vu que le ciel est censé nous parler en dictée, et le terme de poésie est à prendre, précise l’héroïque traducteur Olivier Mannoni, au sens allemand goethéen de Dichtung, incluant l’idée de création, de composition littéraire et de fiction qui fait de Proust et de Bernanos, de Claudel et de Rimbaud, des poètes plus ou moins comparables – car tout ne l’est pas vraiment en vérité - aux « théopoètes » à la manière de Jean l’évangéliste et autres visionnaires du sacré…