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Carnets de JLK - Page 19

  • Un exil entre amours et colère

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    Des livres contre les bombes (10)

     

    Dans Les Allées sombres d’Ivan Bounine, le grand écrivain russe passe les sentiments au filtre du temps et d’une poésie claire-obscure.
    On entre dans ce livre par une sombre allée battue de pluie d’automne, le long de laquelle roule une lourde voiture couverte de boue – et c’est aussitôt comme l’image de notre propre course dans l’enfilade des années qui nous apparaît, avec le souvenir confus des saisons radieuses et des joues qu’on aimerait oublier à jamais ; et de même le vieux militaire qui débarque dans l’auberge accueillante qu’il y a là découvrant, en la personne de l’aubergiste, la femme qu’il a aimée et abandonnée trente ans plus tôt (car ce n’était alors, n’est-ce pas, qu’une servante), nous semble-t-il l’incarnation symbolique de l’homme confronté, par delà les années, à ce que la vie lui a donné de meilleur.
    À peine plus de cinq pages, et ce sont deux destinées ressaisies pour l’essentiel, toutes deux marquées par le même sceau de l'amour: cette intimité partagée, ces instants qu’on imaginait éternels, ces nuits d’été propices aux confidences et aux baignades secrètes, ces irrépressibles élans, folies de jeunesse ou plus tardives rencontres, comme autant de fugaces image du bonheur en ce monde.
    Ce bonheur, Ivan Bounine l’a évidemment connu pour en parler si bien. Ainsi l’écrivain en exil évoque-t-il souvent la Russie de ses propres souvenirs avec un mélange de verve et de nostalgie, de lyrisme et de mélancolie qui localise en quelque sorte son paradis perdu. Mais pas plus qu’il ne se borne à l’anecdote passionnelle, Bounine ne se limite à la déploration de son exil. Aussi bien les histoires qu’il raconte sont-elles tissées de sentiments et de vérités universels, et sinon comment expliquer que, tous tant que nous sommes, nous nous reconnaissions dans ces pages qui sollicitent à la fois les sens et l’émotion, l’expérience de chacun et sa vision du monde ?
    Au demeurant, nulle spéculation désincarnée dans ces nouvelles, ni la moindre morale plaquée, mais une sorte de mosaïque qu’on pourrait lire en trois dimensions, où l’art de l’écrivain emprunte tour à tour à la rapidité du cinéma, à la magie suggestive de la musique et aux pouvoirs expressifs de la peinture, avec de constantes inventions du point de vue du récit.


    Amours incarnées
    Mais venons-en, plus précisément, à la substance de ces trente-huit nouvelles composées en France entre octobre 1938 et juillet 1944, dont certaines tiennent en une page et qui forment un tout organique en dépit de leur grande variété de ton et d’atmosphère. Nous l’avons dit : l’amour en est l’élément fondamental. Or ce qu’il faut souligner, c’est, à tout coup, l’enracinement charnel de ces rencontres d’un érotisme souvent intense, voire à la limite du scabreux, que Bounine évite de franchir par compensation d’émotion. Certaines de ces étreintes sont aussi frustes et violentes que celles de l’ours « Pélage de fer », violeur redoutable de la légende russe. Mais ce n’est certes pas un paradoxe que des situations combien triviales puissent inspirer des sentiments plus délicats... À égale distance des clichés édulcorés et de la fausse hardiesse contemporaine qui ne révèlent plus rien force de vouloir tout montrer, Bounine se fait en somme le chantre sans préjugés de ces amours qui ne sont pas forcément les premières ni les seules, mais dont le souvenir nous reste avec une intensité sans pareille. Cela peut ne tenir qu’à des riens : au grain velouté d’une peau, à la beauté d’un corps, à l’aura d’un visage ou au reflet troublant d’un regard.
    Il n’en faut pas plus, assurément, pour faire perdre la tête aux petits étudiants que nous trouvons dans Antigone, dans Zoé et Valérie ou dans l’admirable Nathalie. Mais ajoutons, à propos justement de ces trois nouvelles restituant l’atmosphère quasi mythique des vacances russes à l’ancienne, que le charme de celles-ci compte aussi pour beaucoup dans l’éclosion de ces passions juvéniles, donnant lieu à des évocations qui rappellent à la fois la plénitude sensuelle de Tolstoï et la grâce mélancolique de Tchékhov. Soit dit en passant, rappelons que tels étaient les deux maîtres dont se réclamait Bounine, qui les égale parfois à bien des égards.


    Ombres et lumières
    Ainsi que le note pertinemment Jacques Catteau dans son excellente préface, « Ivan Bounine pressentait l’oubli, l’ombre froide et mystérieuse du caveau, et pourtant, dans le même temps, il œuvrait à la chaude journée d’été de la vie ». Sans la trempe du Tolstoï « métaphysicien », et beaucoup moins sombre que ne le devint Tchékhov, le premier Nobel de littérature d’origine russe (en 1933, au dam du pouvoir stalinien) réalise une manière d’équilibre dont les relations qu’il entretient avec ses personnages sont peut-être la meilleure illustration.

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    De fait, Bounine est capable de parler d’une grisette moscovite avec la même attention amicale que celle qu’il voue à tous les autres, fussent-ils artistes ratés ou généraux en retraite, demeurés obscurs (la terrible nouvelle intitulée L’idiote, où l’on voit un jeune séminariste engrosser la cuisinière de la maison avant de l’en faire chasser avec l’avorton qu’il lui « donné »), ou brillants exilés.
    De même, cette équanimité préside aux rapports que l’écrivain entretient avec les lumières et les ombres de l’existence humaine. Mélange de chaleur et de lucidité, son regard fait part égale aux surprises de l’amour et à ses revers. Les femmes (dont il faudrait détailler la frise magnifique des portraits) ne sont pas toujours victimes, loin s’en faut, pas plus qu’elles ne sont toutes fatales.


    Des cartes de visite...


    Certaines de ces histoires semblent finir bien, comme Une vengeance où, contre toute attente, deux êtres éprouvés par la vie s’aperçoivent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. D’autres s’achèvent tragiquement comme Galia Ganskaïa, ou tristement, comme ces deux joyaux que représentent Paris et Premier lundi de carême. D’autres encore ne finissent pas : un jour sur un bateau, le grand écrivain X. rencontre la charmante Y., dont le rêve d’enfance était de se faire faire des cartes de visite... et la prochaine escale de les séparer après une seule nuit de volupté, les laissant tous deux « avec cet amour que l’on garde à jamais blotti au fond du cœur ». Entremêlés avec un art suprême, les thèmes de l’amour, de l’exil, de l’errance et de la mort constituent ainsi la trame vivante et vibrante des Allées sombres, dont les résonances nous touchent infiniment.


    Journal des Jours maudits


    Au lendemain de la révolution bolchévique, du 1er janvier 1918 au 20 juin 1919, Ivan Bounine tint un journal. À l’approche de la cinquantaine, le futur premier Nobel russe de littérature (en 1933) était déjà reconnu comme un classique de sa génération, auteur d’une fresque dans laquelle il avait décrit les rudes aspects de la vie des moujiks (Le Village, 1909) et qu’on aurait pu dire le triple héritier de Tolstoï pour le style, de Tchékhov pour son attention aux humiliés, ou encore de Tourgueniev pour sa pénétration des sentiments les plus délicats.
    De ce dernier aspect, la meilleure illustration a été donnée par Les années sombres, datant de l’exil et constituant son livre préféré et son chef-d’oeuvre.
    Dans ces Jours maudits, nous découvrons un honnête homme confronté, au jour le jour, à un ouragan social et moral qui ravage tout ce qu’il a aimé au nom d’un « Avenir radieux » dont il voit immédiatement quels abus et quels simulacres il camoufle.

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    Aux premières loges, il note que les Bolchéviks sont les premiers stupéfaits du succès de leur putsch. Et puis il observe le simple comportement des gens, le changement du langage et des visages. Car tout à coup se manifestent cet élan, cette arrogance, cette hargne, cette vindicte qui lui font noter : « Un langage est apparu, tout à fait nouveau, spécifique, composé exclusivement d’exclamations grandiloquentes mêlées à des injures grossières ». Et de repérer les nouveaux arrivistes, les délateurs, les profiteurs opportunistes, les salopards qui vont s’auto-proclamer commissaires politiques et proclamer leurs épouses femmes de commissaire politiques…
    Le premier il dénonce l’imposture de cette rhétorique qui dit que « le peuple a dit ! ». Contre les poètes flirtant avec la Révolution, les Blok et les Maïakovski, il se déchaîne : « Ô fornicateurs du verbe ! Des fleuves de sang, des mers de larmes, mais rien là qui les touche ! ». Ainsi se fait-il le témoin de cette tragédie, inébranlable et atterré, par fidélité à un monde conspué. En attendant de survivre ailleurs, une pierre au cœur…

    9782825113516FS.gifIvan Bounine. Les Allées sombres. L’Âge d’Homme, 1988.

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    Ivan Bounine. Jours maudits. L’Âge d’Homme, 1988.

  • Le livre des livres

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    Des livres contre les bombes (7)
    Entretien avec Mikhaïl Chichkine. Zurich, le 31 août 2007.
    Avec Le cheveu de Vénus, écrit entre Zurich et Rome, fêté en Russie et traduit en Chine après avoir été déclaré « meilleur livre de l’année », Mikhaïl Chichkine signe un grand roman marqué au sceau du génie poétique.
     
    C’est un extraordinaire concert de voix que le troisième roman de Mikhaïl Chickkine, après La Prise d’Ismail (Fayard, 2004) qui lui valut déjà le Booker Prize russe. Amorcé à Zurich dans un bureau d’accueil pour requérants d’asile où le protagoniste (comme l’auteur d’ailleurs) fait office de traducteur, un jeu vertigineux de questions-réponses plonge le lecteur dans la mêlée du monde et des siècles, de Tchétchénie en Grèce antique, via la Russie blanche d’une cantatrice centenaire et Rome où mènent tous les récits.
    Déjà connu du lecteur francophone pour sa mémorable virée Dans les pas de Byron et Tolstoï (Paru chez Noir sur Blanc et lauréat du Prix du meilleur livre étranger 2005), et pour son captivant panorama de La Suisse russe (Fayard, 2006), Mikhaïl Chichkine incarne la nouvelle littérature russe dans ce qu’elle de moins frelaté. C’est sur une terrasse d’Oerlikon que nous l’avons rencontré à la veille de son départ pour les Etats-Unis, où il va passer quatre mois.
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    - Quelle sorte d’enfant avez-vous été ?
    - On ne me l’a jamais posée en interview, mais c’est une bonne question. Je crois que tous les écrivains ont la même enfance, plus solitaire que les autres, passée à jouer avec les livres. Ils lisent, et ensuite, n’ayant plus de livres avec lesquels jouer, ils en écrivent. Mes parents étaient séparés. Ma mère, prof de littérature et directrice de l’école que je fréquentais, n’avait pas de temps à me consacrer. Mais les livres étaient là, dont mon frère, de six ans mon aîné, était lui aussi fou. Lorsque j’avais douze ans, c’est lui qui m’ révélé les auteurs interdits. Des grands écrivains comme Pasternak ou Mandelstam étaient alors proscrits ou introuvables, sauf en versions épurées. Lorsqu’il s’est agi de dissidents à la Sakharov ou Soljenitsyne, mon frère est entré en conflit avec ma mère, que sa fonction obligeait à être du parti, lequel symbolisait pour nous la société du mensonge. Je me suis bientôt rallié à mon frère, qui s’est retrouvé en prison à cause de ses idées. Quant à l’écriture, j’y ai accédé de manière presque inconsciente, puisque j’ai composé mon premier roman à neuf ans. Il faisait une page. Ma mère, d’abord ravie, a changé de visage lorsqu’elle a lu ce que j’avais écrit, me recommandant aussitôt de parler plutôt de choses que je comprenais. Le thème de mon roman était la séparation… Depuis lors, je n’écris hélas qu’à propos de choses que je ne comprends pas. (Rires)
    - Pourquoi avez-vous choisi d’étudier l’allemand ?
    - Je ne l’ai pas choisi : j’aurais préféré l’anglais. Mais au lycée, c’étaient les meilleurs qu’on choisissait dans la section anglophone, et les autres étaient bons pour l’allemand. Je n’étais pas mauvais élève, mais ma mère m’y a poussé pour faire taire les autres parents qui voyaient en moi une graine de dissident. Quoi qu’il en soit, cela m’a permis de découvrir Max Frisch, qui m’a fasciné en tant que premier représentant de la littérature occidentale. Ensuite j’ai lu en allemand Rilke et Hermann Hesse, entre autres grands auteurs.
    - D’entre ceux-ci, lesquels ont le plus compté pour vous ?
    - Comme adolescent, je ne pouvais lire que les classiques russes ou les auteurs soviétiques conventionnels, qui écrivaient une langue morte. Par ailleurs, certaines parties des œuvres de Boulgakov, de Babel ou de Platonov étaient accessibles. A seize ans. J’ai découvert un livre russe qui m’a estomaqué par son travail sur la langue : L’école des idiots de Sacha Sokolov, célébré par Nabokov.
    Des classiques aux modernes, ensuite je crois avoir tout lu de ce qui importe dans la littérature russe. Celle-ci m’apparaît comme un grand arbre. Les racines plongent dans la Bible et les textes sacrés. Le tronc est constitué par la littérature du XIXe siècle, et du tronc se jettent des branches et des rameaux dont nous sommes les petites feuilles vivantes et vibrantes…
    Au XXe siècle, il y a le rameau d’un génie sans descendance : Platonov. Une autre branche va de Tchékhov à Bounine, Nabokov et Sokolov, et c’est là au bout que pousse mon propre millimètre de feuillage…
    - Votre livre est saturé de traces de contes, de légendes, de mythes et d’histoires de toute sorte. Cela remonte-t-il à votre enfance ?
    - Pas vraiment, car les contes russes que nous lisions n’avaient plus rien de la source populaire, tout aplatis qu’ils étaient par les écrivains soviétiques. C’est plutôt comme adulte que je me suis intéressé à la source folklorique, notamment avec les contes réunis par Afanassiev. Cela étant, c’est à toutes les sources que je m’abreuve dans Le cheveu de Vénus, que j’ai conçu comme une sorte de « livre des livres ».
    J’ai voulu concilier, en outre, les deux traditions russe et occidentale. Dans la tradition, qui est celle du « petit homme » à la Gogol, l’auteur aime son personnage, comme un Dieu aimant ses créatures. Cette chaleur caractérise à mes yeux la littérature russe. A la littérature occidentale, j’ai emprunté l’art et les techniques complexes du roman contemporain.
    - Entre Dostoïevski le « nocturne » et l’apollinien Tolstöi, comment vous situez-vous ?
    - Dostoïevski est pour moi le plus « vital », mais littérairement Tolstöi est beaucoup plus important pour moi. Ceci dit, je refuse de choisir entre les deux. La prose de Dostoïevski est très mauvaise, que le français améliore peut-être ? (rires). Dès que j’ouvre un livre de Tolstoï, en revanche, je ne puis m’arrêter…
     
    - Qu’avez-vous ressenti après avoir achevé Le cheveu de Vénus ?
    - C’est mon troisième roman. Pour chacun d’eux, il m’a fallu six ou sept ans de travail, après quoi je me suis senti chaque fois dévasté, au milieu d’un monde en ruines, famille comprise. Après mon premier roman, j’ai pensé que j’avais tout dit. Puis le temps a passé, occupé à la rédaction d’un essai « de transition ».
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    - Pourquoi vous êtes vous installé en Suisse ?
    - C’est à Moscou que j’ai rencontré ma première femme, traductrice originaire de Zurich, et nous y sommes venus pour lui simplifier la vie, avec notre enfant. J’ai donc écrit mes quatre livres les plus importants en Suisse, où je réside depuis 1995.
    - Quelle impression vous font les Suisses ?
    - Au commencement, je voyais en effet des Suisses, puis je n’ai plus vu que des êtres humains. C’est en général comme ça que ça se passe quand on séjourne dans un autre pays que le sien, nicht wahr ?
    - Dans quelle mesure le protagoniste du roman, traducteur du russe dans un bureau d’accueil de requérants d’asile zurichois, est-il Mikhaïl Chichkine ?
    - Comme le plus souvent dans un roman, c’est à la fois la même personne et un tout autre personnage…
     
    - Quel a été le « sentiment » déclencheur du roman ?
    - Le premier sentiment découlait de l’insatisfaction dans laquelle m’avait laissé La prise d’Ismail, mon roman précédent. Le thème principal du roman était la conquête de la vie. Le père, dans ce roman, dit au fils qu’on doit prendre la vie comme une place forte. La conquête se faisait à la fois à travers l’enfantement et les mots. Lorsque je suis venu en Suisse, se sentiment d’une vie à conquérir m’a quitté. A l’image de la « place forte » s’est substituée celles du temps et de la mort. C’est là contre que j’avais à combattre désormais. Le cheveu de Vénus est une lutte contre la mort par les mots, mais les mots eux-mêmes doivent être revivifiés. Et pour cela il n’y a que l’amour. En exergue, en complément d’une citation de Baruch, j’ai conclu sur une sentence de mon cru: « Car le Verbe a créé le monde et par le Verbe nous ressusciterons ». Dans ce livre se déversent toutes les cultures et se mêlent les voix de gens qui ont vécu en de multiples lieux et à de multiples époques.
     
    - La femme joue un rôle très important dans votre roman. Le personnage de l’institutrice est-il inspiré par votre mère ?
    - En partie. Plus largement, il incarne le sentiment maternel « à la russe », car les institutrices soviétiques remplaçaient la mère et marquaient les enfants par leur façon de « dire le monde ». C’est une incarnation de la patrie. La « matrie » russe (rires)… L’autre personnage du roman, Bella Dimitrievna, la chanteuse de romances qui a traversé tout le XXe siècle, a une source personnelle Peu avant sa mort, ma mère m’a en effet remis son journal. Alors qu’elle était étudiante, elle l’a tenu à l’époque la plus noire du stalinisme. Or elle ne disait rien des arrestations, des procès ou des camps. Cela m’a choqué et c’est ça qui m’a donné l’idée de développer ce journal d’une femme qui ne pense qu’à être aimée. J’ai voulu montrer que le silence de cette femme sur l’époque n’était pas de l’égoïsme mais une forme de combat vital contre les ténèbres. En outre, ce personnage répond à mon besoin de toujours de savoir ce qu’est une femme. Un romancier peut facilement s’identifier à un personnage masculin, mais une frontière le sépare de la femme, et j’ai voulu franchir cette frontière en rédigeant le journal de Bella. Lorsque j’étais en Suisse, j’ai pensé que je devais faire quelque chose avec ces archives familiales de ma mère, confiées à mon frère dont la maison de campagne a été détruite pas le feu. Cela m’a choqué et donné l’impulsion de composer ce journal d’une femme opposant son besoin d’amour à l’horreur du monde. Un autre modèle du personnage est une chanteuse célèbre, amie de mon père, qui a bel et bien vécu cent ans : Ysabella Yourieva, qu’on a redécouvert à l’époque de la perestroïka. Elle n’a rien raconté de sa vie, et je ne savais rien de Rostov, mais j’ai rencontré un vieil émigré à Lausanne qui avait beaucoup écrit sur cette époque. C’est de là que je sais tant de choses sur les lycées de jeunes filles de Rostov (rires).
     
    - Un autre grand thème du roman est la trace de l’homme subsistant par l’écriture…
    - Oui, songez à ces générations qui se sont succédé depuis l’Antiquité, dont rien ne reste, sauf quelques écrits. Mon personnage lit l’Anabase de Xénophon, et tout à coup, dans le flux du roman, les noms de héros grecs se confondent avec ceux des habitants massacrés d’un village tchétchène. C’est ainsi que se perpétue la mémoire de l’humanité…
     
    - Que désignez-vous exactement par l’expression Mlyvo ?
    - On trouve ce terme dans les livres traitant de mythologies sibériennes, qui désigne un « autre monde ». J’en ai un peu varié le sens, dans l’optique d’un monde parallèle, souterrain ou double, sans l’expliquer clairement. Mais les Russs eux-mêmes ne comprennent pas cette notion de Mlyvo. Or je pense que tout ne doit pas forcément être expliqué. Mon traducteur préféré, qui est chinois et sait le russe mieux que moi, m’a dit après avoir lu le roman qu’il l’avait lu et n’y avait rien compris. En fait, je n’écris pas de la prose mais de la poésie. Lorsque je parle la langue de Bella, c’est une chose à laquelle je me tiens, mais dès que je me laisse aller à ma langue, alors j’écris vraiment sans comprendre. Selon les manuels de russe, je dois mal écrire, mais toute poésie est fausse selon les manuels…
    Mikhaïl Chichkine. Le Cheveu de Vénus. Traduit du russe (admirablement) par Laure Troubetzkoy. Fayard, 444p.
    Portrait de Mikhaïl Chichkine: Yvonne Böhler

  • En vérité tout écrivain est un Russe à dénazifier...

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    Le Temps accordé (Lectures du monde 2019-2022)
    Ce mardi 15 mars. - En vérité les écrivains sont tous des Russes drogués à la vodka ukrainienne bio qu’il s’agit de dénazifier, me dis-je à l’instant en me rappelant les conclusions d’un certain expert tessinois aux lunettes cerclées d’or dont chaque ordonnance, sous confinement, se trouvait chiffrée et vérifiée par l’Office fédéral de la Statistique, et je me le répète en songeant au Russe helvetisé Mikhaïl Chichkine, fils d’institutrice communiste, et au Canado-vaudois Quentin Mouron, fils lui aussi d’institutrice et devenu lui-même communiste au matin d’un lendemain de grand soir qui déchantait…
    Vous aimeriez comprendre ce qui se passe ces jours en Ukraine ? Alors n’attendez pas trop des écrivains, surtout pas d’un écrivain russe imbu de littérature, moins encore d’un écrivain suisse accro à la poésie: les experts sont là pour ça, surtout les experts tessinois à cravates fantaisie !
    Mais que dit plus précisément Mikhaïl Chichkine, dont le Matin-Dimanche publiait récemment une Lettre ouverte invoquant notre liberté autant que celles des Ukrainiens ?
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    Ce que j’en retiens pour ma part de fondamental réside en ces mots : « La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d’expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l’ordre à un peuple d’en tuer un autre ? La littérature, c’est ce qui s’oppose à la guerre, La vraie littérature traite toujours du besoin d’amour de chacun de nous, et non de la haine ».
    Ceci dit pour la « vraie littérature », avec des mots clairs et nets qui rejoignent en somme ceux de Quentin Mouron dans Je suis devenu communiste...
    Mais ces écrivains sont-ils des anges au-dessus de la mêlée, qui se déshonoreraient en «parlant de Poutine» ? Au contraire : ils y baignent et s’y débattent.
    Avant de se prononcer sur «la vraie littérature», Mikhaïl Chichkine a publié de nombreux livres, célébrés en Russie et dans le monde entier, mais ce qu’il dit dans sa Lettre ouverte est le fait, avant tout, d’un citoyen russe attaché à sa patrie, qu’il estime trahie par son président.
    « Je suis Russe, écrit Mikhaïl Chichkine. Au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom, Poutine est en train d’accomplir des crimes monstrueux. Poutine, ce n’est pas la Russie, la Russie ressent de la douleur, de la honte, Au nom de ma Russie et de mon peuple, je demande pardon aux Ukrainiens. Et je comprends que tout ce qui se fait là-bas est impardonnable ».
    Evoquant la Russie de Poutine, Mikhaïl Chichkine affirme qu’on ne peut plus y respirer – « la puanteur des bottes y est trop forte ». Avant même l’annexion de la Crimée, en 2013, il avait écrit une autre lettre ouverte où il affirmait ne plus vouloir représenter la Russie de Poutine dans les salons du livre internationaux, déclarant alors : « Je veux et vais représenter une autre Russie, ma Russie, un pays libéré de ses imposteurs, un pays avec une structure étatique qui protège non le droit à la corruption mais le droit de la personne, un pays avec des médias libres, des élections libres et des gens libres ».
    Et d’ajouter aujourd’hui : « L’espace d’expression libre, en Russie, était déjà précédemment réduit à Internet, mais maintenant, la censure militaire s’applique même sur la Toile. Les autorités ont annoncé que toutes les remarques critiques sur la Russie et sa guerre seraient considérée comme une trahison et punies selon les lois martiales ».
    Ainsi ce même Chichkine, qui recommande à la littérature ne pas parler de Poutine, a dit de celui-ci le pire en tant que citoyen entré en résistance ; et pis encore : il vient aujourd’hui défendre la littérature et l’art russes contre les ennemis de Poutine, au motif que ceux-ci les prennent à leur tour en otage…
    Dostoïevski interdit : c’est notre liberté qu’on exclut !
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    Une université milanaise a récemment déprogrammé un cours consacré à l’œuvre de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui écrit quelque part qu’à choisir entre le Christ et la vérité il préfère le premier à l’évidence des faits avérés par l’office de la Statistique, et l’expert tessinois qui parle lui aussi le langage des faits opine de son sourire certifié, tandis que Quentin Mouron relit Les Frères Karamazov pour la troisième fois alors que son couple part en loques à Milan et ailleurs...
    Ce qui est sûr dans cet imbroglio, c’est que la vérité des faits, en matière de censure, est la même pour les poutinistes que pour les anti-poutinistes, et Mikhaïl Chichkine le souligne en visant à la fois le régime de Poutine et ceux qui entendent, en Occident, punir les écrivains et les artistes russes : « Le crime de ce régime, c’est aussi que la marque de l’infamie tombe sur tout le pays. La Russie aujourd’hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes. Le crime de Poutine, c’est d’avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les cœurs ».
    Or c’est «dans le cœurs», précisément, que nous ramène la «vraie littérature», et plus précisément aujourd’hui ce petit livre aussi «improbable» que son titre, Pourquoi je suis communiste, qui me semble un joyau de pensée et d’émotion concentrées sous les aspects de son «grand n’importe quoi»…
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    La poésie est la science exacte des sentiments
    « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », écrivait Julien Green dans son Journal, en date du 15 juillet 1956, et cette injonction du grand dormeur éveillé qu’était l’auteur du Visionnaire et de L’autre sommeil me semble, sans référence forcée à telle « écriture automatique» hasardeuse, la mieux appropriée à une juste appréciation de ce qu’est la poésie, et plus particulièrement les «poèmes» de Pourquoi je suis communiste.
    Quentin Mouron se fiche-t-il de nous en se la jouant provocateur ? Je l’ai craint la moindre, quoique connaissant un peu mon acrobate, avant de lire ce recueil dont l’originalité de la démarche - combinant pensée rigoureuse et phénoménologie critique en phase avec le social et le politique environnant, chant d’amour et de détresse parfois déchirant sur fond de feuilleton affectif et sexuel perso «à la coule» - , la forme alternant semblants de vers en cascades verticales et semblants de proses développant thèmes ou portraits, la musique «jazzy» ou «bluesy» et enfin la délinéation narrative font du «n’importe quoi que nous vivons» un superbe objet de littérature.
    La vraie poésie choisit toujours un mot pour un autre, et reste indéfinissable sauf par les « poéticiens » du nouvel académisme pseudo-scientifique, aussi experts que le désormais fameux expert tessinois aux lunettes cerclées d’or, dans le poème éponyme du recueil, qui parle le langage « Des faits c’est-à-dire/ Du réel c’est-dire/ De la nature c’est à-dire / Du destin» et sait que les chiffres ne mentent pas (surtout en période de pandémie), contrairement aux mots et aux hommes et aux femmes - comme tous les idéologues persuadés que Poutine a raison ou que Poutine a tort, etc.
    Quentin Mouron est aussi «communiste» que le vrai poète en lui se révèle dormeur éveillé, à vrai dire irrécupérable pour l’idéologie et les experts à cravates « fantaisie » qui se chargent, s’agissant notamment de la guerre en Ukraine, de comprendre à sa place…
    Dans une lettre saisissante à ses amis, qui se pourfendaient en matière d’idéologie, Ramuz le poète , « communiste » à sa façon ( !) écrivait que l’expertise d’un écrivain tient essentiellement à sa science des sentiments, minutieuse et surexacte, alors que les idées générales relèvent du vague et de l’informe arbitraire. Ce qui nous ramène à la recommandation du camarade Chichkine aux écrivains, de ne pas «expliquer» Poutine ou la guerre, mais d’extirper la haine des cœurs…
    Quentin Mouron, Pourquoi je suis communiste. Olivier Morattel éditeur, 160p. 2022.

  • La guerre en nous

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
    Ce lundi 14 mars. – Le souci de ces jours ce sera de gérer les quotas de caresseuses et de caresseurs qu’on enverra aux soldats russes du Convoi, mais l’important est que le Convoi continue me dis-je ce matin de grand bleu revenu en continuant, moi, de lire Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin persuadé de s’être trouvé un titre carabiné, et qui fait pourtant sur la page ce que j’ai depuis longtemps en tête, à savoir qu’il pense en mots-musique, alignant à la verticale des vocables qui évoquent plus qu’ils n’expliquent et disent mieux que ne diraient des concepts, mêlant l’idée et le sang, ou le sentiment et la touche sonore ou plastique :
    « Les heures
    Grises
    Sont suspendues
    À ce poème »,
    et cela retentit en nous comme le feraient des vers, cela cristallise du sens par de la sensation et cela touche à l’intime et, du cœur, à tous les points de la périphérie, cela me semble une approche de la poésie plus que de la Dichtung à proprement parler, ce n’est encore que du germe mais qui promet de l’Arbre et ça je l’ai senti dès le premier livre de Quentin, dès notre première rencontre où il m’a parlé de Bovary en vrai lecteur- or il n’y a pas de vrai poète sans vrai lecteur -, et maintenant il lit Beckett et fait de Hegel son copilote, etc.
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    Hier soir j’écoutais Althusser me parler du « gouvernement » conçu par Helvetius contre Diderot et Rousseau, j’ai bien senti que le philosophe marxiste lui reprochait d’esquiver le départ révolutionnaire, je faisais gaffe à tenir ma Jazz (Honda Hybrid) dans les épingles à cheveux des hauts du Haut Lac, je redescendais de La Désirade sans boxer sous mon jogging noir au motif que j’avais pris un bain nordique pudique eu égard à nos petits lascars, en me baignant au-dessus du plus grand lac d’Europe dont on voit de là-haut presque l’entier du croissant je pensais aux enfants de Marioupol et environs, et deux heures plus tard, à mon escale de tous les soirs à L’Oasis de Villeneuve, avec l’Evening Dog, c’est de notre ami Georges Nivat que j’ai pris des nouvelles sur deux grandes pages du journal Le Temps où j’ai perçu son immense tristesse de ces jours, lui le passeur de bonne volonté qui a tout fait sa vie durant pour nous faire aimer la Russie, lui qui restait mesuré par rapport à son président, sachant fort bien les tentations hégémoniques de la Vieille Russie (et de citer le doux Pouchkine en passant, au discours si délirant de panrussien) jusqu’au jour où il a vu Poutine insulter son ami Alexandre Sokourov – et de citer les paroles récentes du patriarche Cyrille stigmatisant l’Occident réduit «à ses gay prides » pour justifier l’écrasement des Ukrainiens, ces nazis dirigés par un saltimbanque juif…
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    Or revenant hier soir de L’Oasis, où j’ai naturellement piqué le supplément du temps consacré à l’Ukraine, voilà que, descendant la rue de l’Eglise catholique avec le Night Dog, je tombe sur cette affichette du Matin Dimanche annonçant aux Suisses qu’il vont devoir compter avec la guerre, misère…
    Quant à moi, j’ai cessé de me croire communiste en 1966, en Pologne, en découvrant le socialisme réel vécu par les gens qui nous recevaient, un compère et moi, et j’ai continué en mai 68 dans les auditoires de la Sorbonne où j’ai assisté aux débuts de la scission à venir de toutes les gauches, je n’ai cessé de continuer et me suis parfois cru sincèrement anti-communiste mais n’ai fait que sourire quand mon ami Jean Ziegler m’a avoué que malgré tout, malgré le Goulag et malgré Mao il restait communiste, et je continue de sourire en lisant Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin dont le livre est celui d’un écrivain, presque d’un Dichter et pas du tout d’un idéologue qui me porterait à faire la guerre…

  • Malgré la guerre

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
    À la Maison bleue, ce dimanche 13 mars. – Je ne me sentais pas très bien ce matin, non pas tant physiquement que psychiquement, juste réveillé en face du portrait de Lady L. qui me regardait de son air un peu mélancolique je sentais le froid et le poids du ciel, je voyais un bout de ciel gris et je pensais à la colonne immobile de soldats russes aux portes de Kiev, puis je me suis fait un café grande tasse et j’ai repris la lecture de Comment réaménager notre Russie où tout de suite Soljenitsyne dit tout ce qu’on peut dire aujourd’hui de sensé contre la tentation de l’Empire sous peine d’effondrement - sauf que c’était en 1990, et maintenant je ressentais presque physiquement cet effondrement en cours, je me sentais faible et cependant fort de cette faiblesse partagée qui constituait notre douceur, avec ma bonne amie; sur quoi, revenant de nourrir les pigeons de l’arrière-cour, j'avise le livre de Quentin sur la table de la chambre de devant, je me dis une fois de plus que le titre apparemment imbécile de ce recueil de poèmes, Pourquoi je suis communiste, doit être plus qu’un gag de provocateur à la con - connaissant mon Quentin je ne suis pas loin d’en attendre quelque chose, et je le cueille donc au passage, après quoi j’y entre et là c’est plus que de la surprise : c’est exactement où je me trouve ces jours que je me retrouve là-dedans, comme dans une chambre avec ses corps indiscrets et tout de suite offerts, et cette voix, la voix de Quentin que j’ai tout de suite perçue dans la bousculade de son premier livre, ce mélange d’intimité et d’extérieur clair et net, et l’amour, l’amour qui n’est pas aimé tout de suite entre les signes de l’amour physique et psychique intensément ressaisi par le verbe concentré et décapé ; et me rappelant mon trouble à notre première rencontre, à La Désirade, en présence de Lady L. qui ne perdait pas un mot de notre murmure, de l’autre côté de la pièce – mon trouble devant son étrange strabisme, je tombe justement ici sur ces lignes : « Ce sont tes défauts /Qui me font /Encore / Pleurer parfois / Ce sont tes défauts / Qui se tissent à mes rêves / Ce sont tes défauts /Auxquels je suis resté fidèle », et là je sens , je sais que je vais lire ce recueil tout ce dimanche, j’envoie quelques mots à Quentin via Messenger pour lui dire que je suis avec lui vu qu’il est avec nous et avec les soldats de la colonne immobile, là-bas aux portes de Kiev, avec les enfants titubant dans les ruines de Marioupol – avec le souvenir de Nazim Hikmet que je lisais à dix-huit ans et qu’il fait revivre ici – oui c’est cela peut-être que d’être communiste aujourd’hui, par delà tous les slogans et les postures imbéciles, au sens profane de la communion des saints des cathos - Quentin qui dédie son recueil à sa grand-mère chrétienne défunte -, et tout à l’heure je vais vérifier à La Désirade que les petits lascars se portent mieux que les Tatars de Crimée, etc.
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  • Des vérités par la voie du songe

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
     
    Ce samedi 12 mars. – Dans mon rêve de cette fin de nuit (ciel bas et froid sur le Haut Lac silencieux), j’ai tout de suite été transi par la voix jupitérienne du poète catho Claudel à courtes pattes et faciès de bœuf blanc - avatar onirique affreux du Bouche d’or des odes sublimes & Co -, qui raillait et stigmatisait la philosophe juive Simone Weil surprise à manifester sa compassion christique pour les enfants uniates et les mères de Marioupol et environs, comme elle avait pleuré en d’autres temps pour les petites Asiates de Corée en invoquant le Seigneur des Douleurs, et le poète en chemise de pénitent blanc de vitupérer : pas le Seigneur, pas Notre Seigneur, folle !
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    Or me réveillant je me suis demandé, une fois de plus, comment et où, dans quelle laboratoire occulte, se concevaient de tels messages, puis je me suis rappelé que le grand Claudel avait bel et bien raillé la compassion « mondiale » de Simone Weil, la taxant de sainte folie, et le souvenir des invectives «théologiques» liées à la guerre en ex-Yougoslavie, sorties de la bouche de mes amis inspirés par ce qu’ils appelaient la « douce orthodoxie », le souvenir des bandes armées bénies par les popes de l’époque, le goût de vomi ravalé de toute cette haine «de droit divin» m’ont paru expliquer ce retour nocturne des refoulés diurnes - et ce matin je relis mes pages des années 1993 et suivantes, dans mes carnets de L’Ambassade du papillon, où j’ai noté tous les jours les «progrès» de ladite haine et la régression qui en a découlé.
    Ainsi suis-je retombé sur les pages évoquant le sinistre congrès du P.E.N. club de 1993, à Dubrovnik, sous le glorieux soleil de Dalmatie, quand les écrivains croates se mobilisaient pour exclure les écrivains serbes de cette noble institution visant à défendre partout la liberté d’écrire et de parler, décidés à renouveler le scénario antérieur de l’exclusion des écrivains allemands du P.E.N à l’époque du nazisme, me disant à présent qu’il faudra s’attendre désormais à de mêmes amalgames et de mêmes attaques visant les écrivains russes en particulier et la littérature russe en général.
    Défendrai-je pour autant l’agression russe actuelle ? Tout au contraire, j’y verrai la négation de l’âme russe qui n’est autre, à mes yeux, que l’âme humaine, au même titre que l’âme coréenne - ou l’âme sénégalaise, dirai-je enfin avec un œil sur le deuxième livre de Mohamed Mbougar Sarr, Silence du chœur, à l’instant sur ma table de travail comme un signe du Veilleur…

  • En réalité

     

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    Ne plus rien dire enfin.

    Nous avons trop parlé.

    Tout se mêle, les mots,

    le miel et le fiel noir.

     

    Au ciel de sang caillé,

    ce ne sont plus que cris

    et que sanglots hagards.

     

    Je vais errant sans poids ;

    il n’est plus de langue

    que de bois en cendre,

    âcre au palais sans lèvres.

     

    L’âme se tait, aux murs

    les slogans effacés

    ne rêvent plus à rien.

     

    Dans le grand jour obscur :

    pas un chant de regret ;

    juste une femme au puits,

    et son enfant muet.

     

    (15 février 1989)

     

      

     

     

  • Par les allées profondes

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    Le sentier derrière la maison
    s’en allait dans les bois .

    Pour aller tout là-bas,
    il fallait se fier
    au seul sentier de ces régions
    qui remontait du haut en bas
    à travers les fourrés,
    par les ravins et les ruisseaux,
    les combes ombragées,
    et les trouées de ciel bleu clair
    au-dessus de la canopée -
    le sentier conduisant
    jusques au souterrain secrets.

    Le monde à l’envers m’accueillait
    dans son ombre éclairée ;
    je voyais en ce temps d’enfance
    à peine prolongée
    entre chiens et loups ces longs soirs
    où je revins errer
    en mon acide adolescence –
    je voyais les années profondes
    que je vois aujourd’hui
    reflétées comme en un miroir,
    et la maison, et le sentier
    qui s’en allait de par les bois…

     

    Peinture: Chaïm Soutine

  • Mélodie des êtres et bruit du monde

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
    Ce vendredi 10 mars. – Ce qui se passe «à nos portes» ces jours, dont « on » attribue la responsabilité à un seul homme, voire à un seul peuple dont il faudrait punir jusqu’aux penseurs et aux danseuses, me ramène ce matin aux réflexions de René Girard dans Achever Clausewitz, où les mécanismes de la « montée aux extrêmes » sont déconstruits, comme on dit aujourd’hui dans les cercles chics, sans savoir ce que cela veut dire et qui est pourtant juste : l’analyse fine aboutissant en effet, après démolition des faux semblants, à une recomposition peut-être utilisable ?
    En l’occurrence, la théorie mimétique prend tout son sens si l’on se rappelle les retombées funestes du traité de Versailles, la relance de la violence exercée par les States après les attentats du 11 septembre, et l’enchaînement actuel de la pseudo-défense de l’OTAN et des excuses non moins fallacieuses du pseudo-tsar Vladimir Vladimirovitch.
    J’ai rencontré René Girard en 2007, en présence de Benoît Chantre, qui avait ménagé notre entretien. Souvenir d’une belle et lumineuse présence, et ces mots que je reprends de notre entretien, qui pourraient s’appliquer à la montée aux extrêmes actuelle entre la Russie et l’« Occident » : « On m’a toujours reproché de m’intéresser à la littérature, supposée « fantaisiste », non fiable du point de vue scientifique. Je réponds que les écrivains sont les meilleurs observateurs de ce qui tisse les rapports humains. Lorsque je suis tombé, il y a cinq ans, sur des extraits de De la guerre de Clausewitz, stratège prussien fasciné par son ennemi Napoléon, j’ai découvert la notion de « montée aux extrêmes » qui préfigure ce qu’on appelle l’escalade. Rappelez-vous la scène du dictateur de Chaplin où les rivaux sont sur des sièges de coiffeur qu’ils font monter alternativement. Il y a là une image formidable de cette « montée aux extrêmes ». Clausewitz pressent la guerre totale du XXe siècle, les conflits idéologiques et les moyens de destruction massifs, tout en cherchant à se rassurer. Dans sa foulée, alors qu’il pense à la bombe atomique, Raymond Aron interprète la phrase fameuse de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », avec la conviction que la politique sera toujours supérieure à la guerre. L’un et l’autre pèchent par manque de réalisme ! Les guerres du XXe siècle et le terrorisme illustreront la montée aux extrêmes comme, aujourd’hui, la réponse de Bush à Ben Laden, relevant du pur mimétisme ».
    Inutile d’en rajouter sur l’analogie de cette crise avec celle qui se déroule ces jours « à nos portes »…
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    (Soir). – Je me trouvais ce matin « aux lieux », dans notre salle de bain très étroite où tiennent à peine une baignoire, un lavabo et la cuvette, avec quelques surfaces planes où déposer divers livres (ces jours l’Histoire générale de Dieu de Gérard Messadié, le deuxième volume du Balzac complet en Omnibus, L’Arbre-monde de Richard Powers, le troisième tome du Livre de chroniques de Lobo Antunes, les 21 leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari) et autres paires de lunettes laissées entre deux bains, quand j’ouvre au hasard l’Antunes pour tomber sur les phrases que j’avais besoin de lire à ce moment précis, comme souvent cela m’arrive, et la phrase est celle-ci, qui me renvoie à mes propres livres : «Parcourez mes pages comme si vous étiez dans un rêve car c’est dans ce rêve, dans ce jeu d’ombres et de lumières que vous saisirez l’essence du roman, avec une intensité qui vous révélera le fond irrationnel de votre pré-histoire », ce qui correspond exactement à la démarche de tous mes livres et plus précisément, ces jours, au rêve éveillé des Tours d’illusion, à mon délire et à la lecture-du-lecteur, qui verra précisément « qu’il ne s’agit pas d’un roman, mais seulement de larges cercles circonstanciels qui rétrécissent et qui apparemment l’étouffent. Mais s’ils nous étouffent, c’est pour nous permettre de mieux respirer », etc.
    Je nous revois sur cette terrasse de la rue du Bac, avec le bel Antonio dont les dames de Lisbonne chuchotaient que c’était «le meilleur coup de Lisbonne», évoquant la Guilde du Livre de Lausanne et les éditions Rencontre qu’il connaissait au motif que son père l’obligeait, avec ses frères, de lire en langue française les ouvrages littéraires les plus choisis - et c’était Cendrars, Cocteau, Miller, Ramuz, Thomas Mann, etc. -, puis l’Europe littéraire que nous aimions aussi bien dans toutes les langues, convenant en souriant que la littérature n’est pas un absolu sacerdotal mais une sorte d’abandon à la vie comme il en va des dormeurs éveillés dont parle le vieux sorcier Bachelard dans sa barbe fleurie - je lui ai dit que je voyais ses livres comme un seul murmure à la fois océanique et protecteur, hypermnésique et pratiquant le délire extralucide, il m’a répondu que je devais probablement écrire la nuit pour le lire avec de tels yeux ; surtout il m’a semblé entendre ce que Max Dorra appelle la «mélodie d’un être», chose assez rare dans l’exercice souvent trop formaté voire factice de l’entretien professionnel, mais avec celui-là je me suis senti aussi libre et léger, mais non moins présent et sérieux, qu’avec une Doris Lessing ou un Amos Oz, entre quelques autres…

  • Le chemin sur la mer

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    «Qui sait, il se peut que la vie soit la mort,
    et que la mort soit la vie » (Euripide)
     
    Tu ne sais pas où ils s’en vont,
    ou tu ferais semblant:
    tu le saurais très bien, au fond,
    mais faire l’ignorant
    du lieu qui n’aura plus de nom
    connu de leurs experts
    du vivant juste vécu
    comme la plus banale affaire
    te semblait élégant...
     
    Vous ne vous inquiéterez pas
    où vous êtes à présent -
    mais ce mot-là ne convient pas
    où vous êtes là -bas -
    non plus que cette expression là !
    Vous n’y penserez même pas,
    mais nous sommes ici
    parfois moins vivants que vous autres,
    à croire encore que vous pouvez
    faire de nous l’un des vôtres...
     
    L’invisible passage est lisible
    au cœur de chacun d’eux:
    d’un imperceptible coup d’aile
    elles retrouvent ce lieu
    dont le nom jamais prononcé
    dans l’obscure lumière
    seul fait de nous les passagers
    du chemin sur la mer...
     
    Peinture: Odilon Redon

  • Devant la guerre

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 9 mars. – Peu bien, ce matin, ou plus exactement : pas bien du tout, au point que, titubant sur mes jambes soudain sans force dans le jardin public souillé par la merde des autres, et ramassant celle de Morning Dog comme chaque soir et chaque matin, j’ai cru que j’allais y passer comme on dit, avec une très forte oppression au thorax me rappelant que mon souffle au cœur est une épée de Damoclès (le « souffle de l’épée », ça ne s’invente pas que dans le romans pour ados), une douleur intercostale lancinante, l’impression que mon corps foutait le camp je ne sais où (la chose me rappelant ce jour de décembre passé où Lady L. me disait que son corps glissait hors d’elle…), les jambes se dérobant et l’esprit protestant : mais non, Ma Noire Dame, c’est un peu tôt, faites pas ça à mes enfants et aux petits lascars, et putain je n’ai pas tout à fait fini mes choses, etc.
    Sur quoi je suis redescendu à la Maison bleue, j’ai nourri les pigeons de l’arrière–cour (la nuée bruissante chaque fois de leurs ailes jusqu’à la fenêtre ouverte de la cuisine qu’ils ont repérée désormais), je me suis tiré un verre d’eau pure additionné de Paracetamol avant de passer à mes douze médocs matinaux, et déjà je me sentais un peu moins au bord de la tombe que tout à l’heure, sur quoi j’ai pensé aux Ukrainiens, l’expression DEVANT LA GUERRE m’est revenue, je me suis rappelé tel jour à Dubrovnik sous le soleil zénithal de midi, quand les reporters allemands m’ont amené sur les champs dominant la ville encore fumants d’obus matinaux, j’ai ouvert le Matin Dimanche volé hier soir à L’Oasis et je suis tombé sur la Lettre ouverte de Mikhaïl Chichkchine (notre rencontre de je ne sais plus quelle année me restant toujours très présente, autant que les récits persos de son dernier livre), et voilà que la vie remonte, la vie me revient, l’urgence de vivre me revient, talonné que je suis par Lady L. qui m’a enjoint de m’occuper de nos petits lascars après qu’elle a enjoint nos filles et leurs mecs de s’occuper du vieux gamin foldingue…
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    Quant à ce que dit Mikhaïl Chichkine de la guerre et de la littérature, j'y souscris si pleinement que, les larmes aux yeux, je le recopie et le balance sur Facebook et sur mes divers autres blogs, retenant ceci que j'aurai pu écrire:
    "Que peut un écrivain ? La seule chose en son pouvoir est de parler clairement. Se taire, c'est soutenir l'agresseur. Au 19e siècle, les Polonais révoltés se sont battus contre le tsarisme, "pour votre et notre liberté". À présent, les Ukrainiens se battent contre l'armée de Poutine, pour votre et notre liberté. Ils défendent non seulement leur dignité humaine mais la dignité de toute l'humanité. L'Ukraine, en ce moment, est en train de défendre notre liberté et notre dignité. Nous devons l'aider autant que nous le pouvons.
    Le crime de ce régime, c'est aussi que la marque de l'infamie retombe sur tout le pays. La Russie aujourd'hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes.
    Le crime de Poutine, c'est d'avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les coeurs. Et seuls l'art, la littérature, la culture pour aider à surmonter ce traumatisme. Le dictateur, tôt ou tard, termine sa vie misérable et inutile, et la culture continue : ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il après Poutine.
    La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d'expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l'ordre à un peuple d'en tuer un autre ? La littérature, c'est ce qui s'oppose à la guerre. La vraie littérature traite toujours du besoin d'amour de chacun de nous, et non de la haine".

  • Pour votre, et notre liberté

     
    (Lettre ouverte de Mikhaïl Chichkine)
     
    Des livres contre les bombes (1)
     
    Cette guerre n'a pas commencé aujourd'hui, mais en 2014. Le monde occidental n'a pas voulu le comprendre et a fait comme s'il ne se passait rien de grave. Pendant toutes ces années, j'ai tenté,dans mes interventions et mes publications, d'expliquer aux gens d'ici qui était Poutine. Je n'y suis pas parvenu. Maintenant, Poutine a tout expliqué lui-même.
    Je suis Russe. Au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom, Poutine est en train d'accomplir des crimes monstrueux.
    Poutine, ce n'est pas la Russie. La Russie ressent de la douleur, de la honte. Au nom de ma Russie et de mon peuple, je demande pardon aux Ukrainiens. Et je comprends que tout ce qui se fait là-bas est impardonnable.
    Chaque fois qu'un de mes articles était publié dans un journal suisse, la rédaction recevait des lettres indignées de l'ambassade de Russie à Berne. À présent, ils se taisent. Peut être qu'ils sont en train de faire leurs valises et d'écrire pour demander qu'on leur accorde l'asile politique ?
    Je veux rentrer en Russie. Mais dans quelle Russie ? Dans la Russie de Poutine, on ne peut pas respirer - la puanteur des bottes policières est trop forte. Je rentrerai dans mon pays, sur lequel j'ai écrit une lettre ouverte en 2013 déjà, quand j'ai refusé de représenter la Russie de Poutine dans les salons du livre internationaux - avant l'annexion de la Crimée et le début de cette guerre contre l'Ukraine : "Je veux et je vais représenter une autre Russie, ma Russie, un pays libéré de ses imposteurs ,un pays avec une structure étatique qui protège non le droit à la corruption, mais le droit de la personne, un pays avec des médias libres, des élections libres et des gens libres.»
    L'espace d'expression libre, en Russie, était déjà précédemment réduit à Internet, mais maintenant, la censure militaire s'applique même sur la Toile. Les autorités ont annoncé que toutes les remarques critiques sur la Russie et sa guerre seraient considérées comme une trahison et punies selon les lois martiales.
    Que peut un écrivain ? La seule chose en son pouvoir est de parler clairement. Se taire, c'est soutenir l'agresseur. Au 19e siècle, les Polonais révoltés se sont battus contre le tsarisme, "pour votre et notre liberté". À présent, les Ukrainiens se battent contre l'armée de Poutine, pour votre et notre liberté. Ils défendent non seulement leur dignité humaine mais la dignité de toute l'humanité. L'Ukraine, en ce moment, est en train de défendre notre liberté et notre dignité. Nous devons l'aider autant que nous le pouvons.
    Le crime de ce régime, c'est aussi que la marque de l'infamie retombe sur tout le pays. La Russie aujourd'hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes.
    Le crime de Poutine, c'est d'avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les coeurs. Et seuls l'art, la littérature, la culture pour aider à surmonter ce traumatisme. Le dictateur, tôt ou tard, termine sa vie misérable et inutile, et la culture continue : ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il après Poutine.
    La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d'expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l'ordre à un peuple d'en tuer un autre ? La littérature, c'est ce qui s'oppose à la guerre. La vraie littérature traite toujours du besoin d'amour de chacun de nous, et non de la haine.
    Qu'est ce qui nous attend ? Dans le meilleur des cas, il n'y aura pas de guerre atomique. J'ai très envie de croire que le fou n'aura pas accès au bouton rouge, ou que l'un de ses subordonnés n'exécutera pas ce dernier ordre. Mais c'est, semble-t-il, la seule bonne chose à espérer.
    La Fédération de Russie, après Poutine, cessera d'exister sur la carte en tant que pays. Le processus de désagrégation de l'Empire continuera. Quand la Tchétchénie sera devenue indépendante, d'autres peuples et régions suivront. Une lutte pour le pouvoir s'engagera. La population ne voudra pas vivre dans le chaos, et le besoin d'une main ferme apparaîtra. Même en cas d'élections aussi libre que possible- si elles ont lieu- un nouveau dictateur prendra le pouvoir. Et l'Occident le soutiendra, parce qu'il promettra de contrôler le bouton rouge.
    Et qui sait, tout se répétera peut être encore une fois...
    (Traduit du russe par les éditions Noir sur Blanc)
    Dernier livre paru en traduction de Mikhaïl Chichkine: Le manteau à martingale et autres textes. Noir sur Blanc, 2020.

  • Flannery du feu de Dieu

    littérature

    En 2007 paraissait, après l'édition antérieure de Biblos, le volume des Oeuvres complètes de Flannery O'Connor, en collection Quarto, chez Gallimard, préfacé par Guy Goffette et rassemblant les romans, les nouvelles et la correspondance, notamment. 


    Autre hors-d'oeuvre à 2 euros: Un heureux événement et La personne déplacée...


    On serait d’abord tenté de fulminer, devant la présentation du petit livre tiré, dans la collection 2€, du plus fameux recueil de Flannery O’Connor, Les braves gens ne courent pas les rues (Folio No 1258), tant pour l’image ridicule de sa jaquette (une feuille de chou) que pour les propos très simplistes qu’on lit en quatrième de couverture (où il est dit que les personnages de Flannery « ont peur, peur d’eux-mêmes et des autres » et que la souffrance les « rend méchants »…), mais l’idée que la nouvelle éponyme et que ce vrai chef-d’œuvre que constitue La personne déplacée soient ainsi largement diffusées, et notamment à l’adresse d’un public jeune, fait oublier ce manque de tact et de pertinence.
    La feuille de chou de la couverture renvoie au déchet que Ruby, la protagoniste d’Un heureux événement, se découvre collé au visage, un jour qu’elle rentre exténuée du supermarché, encore alourdie depuis quelque temps par un ventre rebondi qu’elle craint quelque temps le signe d’un cancer et dont une amie lui suggère (autre horreur à ses yeux) qu’il signifie peut-être un enfant à venir. Quelle peur là-dedans ? Plutôt le pendable égoïsme d’une femme engluée dans une existence terre à terre et mesquine…
    Quant à La personne déplacée, c’est, non pas dans la banale peur d’autrui ou de soi-même que cette nouvelle nous plonge, mais c’est au bout du déni de charité, à l’extrémité du rejet de l’autre que nous conduit l’implacable confrontation de quelques fermiers blancs et leurs domestiques noirs du Sud profond (Flannery décrit la campagne de Géorgie, ses populations frustes et ses prédicateurs allumés, entre autres…) et d’un Polonais arrivant en ces lieux avec les siens après avoir échappé aux camps de la mort.
    On a parlé de Flannery O’Connor comme d’une sorte de Bernanos au féminin, et c’est vrai qu’il y a de ça, à cela près que l’écriture de Flannery est d’une densité poétique et d’une violence, d’un humour et d’une acuité sans pareils. On peut lire ses histoires (réunies dans la collection Quarto, chez Gallimard) au « premier degré », comme de fantastiques morceaux d’observation des comportements humains, dans cette Amérique de la paysannerie pauvre en butte aux conflits de races et de classes, où les prêcheurs de tout acabit foisonnent. Par ailleurs, et bien plus en profondeur, sous les dehors les moins lénifiants qui soient (d’aucuns lui ont même reproché d’être cynique, ce qu’elle n’est pas du tout – mais il est vrai qu’elle ne s’en laisse pas conter…), c’est une véritable arène d’affrontement du Bien et du Mal que les histoires de cette féroce folle en Christ claudiquant (une horrible maladie l’a détruite encore jeune) au milieu de ses poules et de ses paons, plus souvent du côté des supposés coupables que des prétendus vertueux…

    Flannery O'Connor. Un heureux événement, suivi de La personne déplacée. Folio2€, 132p.

  • Fuck you Mister Freud

    littérature,psychologie,élevage

    Celle que j’aime me dit que le préféré de ses moutons est celui que nous appelons Nestor, et c’est celui-ci que j’égorge la nuit suivante.

    J’ai beau nier: elle retrouve le coutelas sous mon oreiller, mais je suis incapable de lui dire ce que j’ai fait du cadavre.

    Cela me rappelle le cadavre du type que j’ai tué je ne sais comment et qui réapparaît à la surface de l’étang dans un cauchemar récurrent que je fais depuis 1972, 73.

    Dans un autre rêve encore je me crois enfin tranquille. Bronzage intégral sur la terrasse. Suze à l’eau. Le dernier James Ellroy. Pas un bruit dans le quartier. Vraiment le superpied.

    Puis un gémissement attire mon attention. Cela vient de la cabane de jardin. Celle que j’aime y a retrouvé le mouton poignardé. Ou cela vient de l’étang en contrebas de l’allée cavalière. L’inspecteur, masqué, me traîne sur les lieux. Le cadavre est celui d’un type qui me ressemble étrangement.

    - Vous n’avez aucune preuve, lui dis-je.

    L’inspecteur se démasque: il ressemble étrangement à mon père.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Réminiscence

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    Les maisons se sont séparées :
    elles ne jouent plus, ensemble,
    autour du grand pré cousu d’or ;
    elles se sont refermées.

    Les arbres non plus ne sont plus
    les mêmes qu’alors.
    Mais que leur est-il donc arrivé,
    aux maisons oubliées ?

    Ta main sur la mienne est légère
    et se souvient de tout.
    Il n’y a plus, entre les arbres
    de jadis ou naguère,
    que ces maisons restées en nous…

    Peinture: Hermann Hesse.

  • L'amour fou du vieil Hodler

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    Merveille de reconnaissance lucide que la «Lettre à Ferdinand Hodler» de Daniel de Roulet, qui éclaire les relations fécondes de l’artiste avec sa maîtresse Valentine, le disculpant d’avoir fait de celle-ci un objet. Un livre ancré dans une histoire généreuse de la Suisse créatrice, dans la filiation d’un Alfred Berchtold qui avait bien perçu les multiples aspects, conventionnels ou novateurs, de celui qu’Apollinaire considérait comme «l'un de plus grands peintres de cette époque»...
     
    J’ai beau me lever tous les matins devant un Hodler au naturel – nos fenêtres donnant sur le Léman grande largeur sur fond de montagnes savoyardes –, jamais je n’aurai confondu, comme la photographie y dispose, le sujet de ce paysage et ce qu’en a fait l’un des plus grands peintres paysagistes du XXe siècle, jusqu’aux limite de l’abstraction lyrique.
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    La piquante Parisienne Valentine Godé-Darel, modèle et maîtresse de l’artiste déjà sexagénaire, eut beau asticoter celui-ci en lui lançant qu’il n’était «bon qu’à ça», peindre des lacs: sans doute se doutait-elle, plus futée que l’épouse légitime de l’artiste, que les 74 tableaux toiles et plus de 240 dessins qu’il lui consacra dans le feu de sa passion vaudraient autant sinon plus, aux yeux de la postérité, qu’un lac ou qu’un parfait triangle montagneux comme le Niesen maintes fois représenté.
    De fait, les portraits de Valentine, jusque sur son lit de mort, constituent bel et bien l’un des sommets de l’art de Ferdinand Hodler, tant pour l’émotion qui s’en dégage que pour l’incomparable grâce de ses traits et la liberté de son expressionisme polychrome.
    D’aucuns ont parlé de morbidité ou de voyeurisme à propos de la «série», dont la croissante intensité tragique me semble au contraire sublimée par la pureté de la représentation, comme il en va du Christ au tombeau de Hans Holbein le jeune, au musée de Bâle, dont le prince Mychkine, dans L’Idiot de Dostoïevski dit qu’il serait «capable de vous faire perdre la foi».
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    A l’opposé de toute enjolivure factice, Ferdinand Hodler a dit la vérité dans son langage d’artiste, exprimant la vie tout en scrutant l’approche de la mort. Dans In memoriam, le plus incisif de ses récits, poignant par ce même souci de vérité, Paul Léautaud écrivait, au chevet de son père mourant, qu’il regardait celui-ci «décéder un peu plus», et l’on pourrait conclure au sarcasme, mais non: son attention vibrait au contraire d’émotion retenue, comme n’a sans doute cessé de vibrer le cœur de Ferdinand au chevet de Valentine qu’il assista fidèlement jusqu’au bout de sa nuit.
     
    Une histoire d’amour à rebondissements
    Daniel de Roulet avait cinquante ans quand il a publié son premier livre, A nous deux Ferdinand, dont la couverture était ornée, déjà, d’un portrait de Valentine Godé-Darel à l’agonie.
    «Valentine tourne vers vous des yeux implorants», écrit-il aujourd’hui. «Son visage est déjà cadavérique, vous y avez mis un vert cruel. J’ai appris par la suite que vous l’aviez peinte et dessinée plusieurs centaines de fois. Vous l’avez veillée, surveillée, aimée. Vous scrutiez l’avancement de la maladie sur sa bouche, sur ses mains dans le désordre des draps. Vers la fin, vous vous rendiez chaque jour de Genève à Vevey avec votre paquetage de peintre. Je ne connais pas d’attitude plus honnête pour un artiste que cette opiniâtreté: se confronter à une vie qui s’éteint.»
    Anecdote familiale touchante: lorsque la mère de Daniel de Roulet, qui peignait elle aussi, a vu la couverture du premier livre de son fils, en mars 1992, elle lui a fait cadeau d’un grand dessin de femme nue signé des initiales F.H., qui ne pouvait être que Valentine; et plus tard la mère de l’écrivain, rejoignant le goût nuancé de son fils, lui dira, évoquant les trop fameuses peintures «historiques» de l’artiste national: «Hodler s’est ridiculisé avec ces grands sujets, mais s’est sauvé en osant nous dire en face à quoi ressemble un amour qui transcende la mort».
    Or, après l’enterrement de Valentine à Vevey, en 1915, c’est la grand-mère de Daniel de Roulet qui remarquera: «Plus tard, quand on a su que Hodler avait passé tant de mois au chevet de son amie pour l’accompagner et la peindre, on a compris qu’il avait anticipé son deuil, pris congé d’elle, image par image. Il pouvait signifier que la mort de Valentine, il l’avait vécue avec elle et que maintenant il essayait de reprendre gout à sa vie finissante»…
    En rude contraste avec ces appréciations si sensibles, Daniel de Roulet rappelle quelle «analyse mesquine», mal étayée et fondée sur des préjugés féministes primaires la professeure zurichoise Elisabeth Bronfen a instruit le procès de l’artiste en 1992 (dans Over her dead body) au prétexte qu’il se servait de la souffrance de Valentine sans en rien faire éprouver – contre toute évidence !

    Où le romancier ajoute ses nuances et détails

    Vingt-cinq ans après son premier livre, Daniel de Roulet adresse donc une Lettre à Ferdinand Hodler beaucoup plus circonstanciée, nourrie de nombreux éléments biographiques précis (notamment tirés des 180 cahiers de notes prises auprès du peintre par le jeune Hans Mühlestein, son premier biographe), éclairant les tenants d’une vie tôt marquée par la mort (Ferdinand perd son père à cinq ans, sa mère à quatorze ans et aucun de ses nombreux frères n’atteindra sa majorité…), laquelle baignera de son ombre son premier chef-d’œuvre, La Nuit, interdit d’exposition par les calvinistes autorités genevoises mais scellant une première renommée internationale.
    Dans la foulée, l’image d’un peintre officiel traitant les grands sujets historico-militaires en «helvétiste» pompier, qui a longtemps prévalu aux yeux de notre génération d’après-guerre, en prend un sérieux coup. D’abord parce que l’artiste, comme on le voit dès ses premiers autoportraits, n’avait rien d’un faiseur conformiste, même s’il sacrifiait à un reste d’académisme d’époque, évoluant ensuite à l’unisson des tendances du tournant du siècle, du Jugendstil à la Sécession.
    Ensuite du fait de son indépendance de créateur en butte aux philistins en place, de tel directeur de musée zurichois montant une cabale contre lui à la gendarmerie critique d’une illustre gazette zurichoise distillant sa haine bourgeoise traditionnelle de toute tête qui dépasse…
    En romancier, Daniel de Roulet imagine une première rencontre du peintre sexagénaire, à Paris où sa femme légitime l’a pressé d’aller recevoir la Légion d’honneur qui lui a été décernée, avec la belle Parisienne qui s’offre d’emblée en modèle avant de s’établir à Genève pour de plus intimes relations, non sans heurts.
    Finement, l’écrivain traite à sa façon, joliment romantique parfois, des épisodes avérés qui mêlent la romance d’amour aux péripéties du siècle. Valentine y apparaît en femme sensible et intelligente, qui se rebiffe au moment où elle apprend que son Ferdi, Président des peintres et sculpteurs helvètes, regimbe à recevoir des femmes artistes. Alors d’exploser: quoi donc, je pose, tu me peins, tout juste si je ne suis pas ta potiche ou ta sainte Victoire de chair, et tu interdirais l’entrée de ta société aux talents de mon sexe, non mais!
     
    Berchtold.jpgOù Daniel de Roulet, après Alfred Berchtold, fait office de passeur…
    Si Daniel de Roulet possède, sur son mur, un nu de Valentine signé F.H. que lui a offert sa mère, j’ose dire que je n’ai rien à lui envier avec, sur nos murs, une toile magnifique de Karl Landolt, émule fameux de l’immense Hodler, que m’a offerte le plus grand historien suisse de notre temps (au moins 1m99), à savoir Alfred Berchtold qui me remerciait, avec cet inestimable cadeau, des entretiens qu’il m’a accordés, publiés sous le titre de La passion de transmettre et parus en 1997 à La Bibliothèque des arts.
    Dans un ouvrage monumental et passionnant, intitulé La Suisse romande au cap du XXesiècle, paru en 1963 chez Payot, Alfred Berchtold a parlé de la peinture d’Hodler, du personnage et du portraitiste de Valentine, avec la même intelligence critique, le même tact, la même justesse qui caractérisent la Lettre à Ferdinand Hodler de Daniel de Roulet.
    Or, dans la «prison cinq étoiles» qu’il occupe toujours à l’EMS genevois Eynard-Fatio, Alfred Berchtold, jeune homme de 92 ans, reçoit ses visiteurs sous l’autoportrait d’un certain Ferdinand Hodler...
    Pour notre part, nous n’en finissons pas de contempler les couleurs lumineuses de la toile de Karl Landolt, qui font écho aux lumineuses couleurs de son génial aîné, et tout est bien à l’enseigne de la beauté du monde et de la passion transmise…
     

  • De la vie des gens

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    L'humanité profonde de William Trevor, modulée par ses nouvelles.
     
     
    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.
    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”. Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...
    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation. Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.
    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...
     
    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p.

  • Soljenitsyne contre l'Empire

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    Une mise en garde prémonitoire du vieux sage
    (La question de l’Ukraine vue par Soljénitsyne en 1990)
    Immédiatement après la chute du mur de Berlin en 1989 Soljénitsyne publia un livre intitulé : Comment réaménager notre Russie, réflexions dans la mesure de mes forces. Nous reproduisons ici deux passages de ce livre paru en français chez Fayard en 1990.
    Dans le premier passage intitulé Adresse aux Grands-Russiens, Soljenitsyne prend énergiquement position contre ce retour à l’empire qui semble bien être la politique de Vladimir Poutine en ce moment.
    Dans le second passage, intitulé Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses, il soutient que les liens de la Russie avec ces deux régions sont si profondément enracinés dans l’histoire, qu’il serait regrettable qu’ils se brisent. Tout en reconnaissant que la Russie a beaucoup de choses à se faire pardonner par l’Ukraine, en particulier la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et tout en admettant que la Russie devrait respecter la volonté populaire des Ukrainiens, Soljénitsyne fait une mise en garde qui jette une lumière singulière sur les événements actuels : «Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.»
    "Adresse aux Grands-Russiens
    Au début de ce siècle, notre grand esprit politique S. Kryjanovski voyait déjà que « la Russie de souche ne dispose pas d'une réserve de forces culturelles et morales suffisante pour assimiler toutes ses marches. Cela épuise le noyau national russe ».
    Or cette affirmation était lancée dans un pays riche, florissant, avant que des millions de Russes soient fauchés par des massacres qui, loin de frapper aveuglément, visaient à anéantir le meilleur de notre peuple.
    Elle résonne aujourd'hui encore mille fois plus juste: nous n'avons pas de forces à consacrer aux marches, ni forces économiques ni forces spirituelles. Nous n'avons pas de forces à consacrer à l'Empire ! Et nous n'avons pas besoin de lui : que ce fardeau glisse donc de nos épaules ! Il use notre moelle, il nous suce et précipite notre perte.
    Je vois avec angoisse que la conscience nationale russe en train de s'éveiller est, pour une large part, tout à fait incapable de se libérer du mode de pensée d'une puissance de grande étendue, d'échapper aux fumées enivrantes qui montent d'un empire : empruntant aux communistes la baudruche d'un « patriotisme soviétique » qui n'a jamais existé, ils sont fiers de la« grande puissance soviétique » — cette puissance qui, sous le porcin Ilitch* Deux (Brejnev), n'a su qu'engloutir les restes de notre productivité dans des armements sans fin et totalement inutiles (que nous sommes en train de détruire purement et simplement), et nous déconsidérer en nous présentant à la planète entière comme de féroces prédateurs à l'appétit sans limites, alors que nos genoux tremblent et que nous sommes prêts à tomber de faiblesse. C'est là un gauchissement extrêmement pernicieux de notre conscience nationale. « Malgré tout, nous sommes un grand pays, partout on tient compte de nous » : alors que nous sommes à l'agonie, c'est avec cet argument-là qu'on soutient encore, envers et contre tout, le communisme. Le Japon a su, lui, se faire une raison, renoncer à toute mission internationale et aux aventures politiques alléchantes : aussitôt, il a repris son essor.
    Il faut choisir clair et net: entre l'Empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. Tout le monde sait que notre mortalité augmente et excède les naissances : à ce train-là, nous allons disparaître de la surface de la Terre ! Conserver un grand empire signifie conduire notre propre peuple à la mort. A quoi sert cet alliage hétéroclite ? A faire perdre aux Russes leur identité irremplaçable ? Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera.
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    Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses
    Je suis moi-même presque à moitié ukrainien et c'est entouré des sons de la langue ukrainienne que j'ai commencé à grandir. Quant à la douloureuse Russie Blanche, j'y ai passé une grande partie de mes années de front et j'ai conçu un amour poignant pour la pauvreté mélancolique de sa terre et la douceur de son peuple.
    Ce n'est donc pas de l'extérieur que je m'adresse aux uns et aux autres, mais comme l'un des leurs.
    Notre peuple n'a été, du reste, séparé en trois branches que par le terrible malheur de l'invasion mongole et de la colonisation polonaise. C'est une imposture de fabrication récente qui fait remonter presque jusqu'au IXe siècle l'existence d'un peuple ukrainien distinct, parlant une langue différente du russe. Nous sommes tous issus de la précieuse ville de Kiev « d'où la terre russe tire son origine », comme le dit la Chronique* de Nestor, et d'où nous est venue la lumière du christianisme. Ce sont les mêmes princes qui nous ont gouvernés : Iaroslav le Sage répartit entre ses fils Kiev, Novgorod et toute l'étendue qui va de Tchernigov à Riazan, Mourom et Béloozéro ; Vladimir Monomaque fut en même temps prince de Kiev et de Rostov-Souzdal ; et la même unité se reflète dans les fonctions des métropolites. C'est le peuple de la « Rous » de Kiev qui a créé l'État de Moscovie. Englobés dans la Lituanie et la Pologne, Blancs-Russiens et Petits-Rusiens restèrent conscients de leur identité russe et luttèrent pour n'être ni polonisés ni catholicisés. Le retour de ces terres dans le sein de la Russie fut senti par tout le monde, à l'époque, comme une Réunification.
    Oui, cela fait mal et honte de se rappeler les oukases du temps d'Alexandre II (1863, 1876) interdisant la langue ukrainienne d'abord dans le journalisme, puis également dans la littérature de ces aberrantes ossifications qui, frappant la politique du gouvernement comme celle de l'Église, préparèrent la chute de l'ancien régime russe.
    De son côté, la Rada* au socialisme brouillon qui apparut en 1917 fut constituée par un accord entre hommes politiques, et non élue par le peuple. Et lorsque, renonçant à l'idée d'une fédération, elle proclama que l'Ukraine sortait du sein de la Russie, elle le fit sans consulter l'ensemble de son peuple.
    J'ai déjà eu l'occasion de répondre aux nationalistes ukrainiens émigrés qui s'emploient à faire accroire à l'Amérique que « le communisme est un mythe et que ce ne sont pas les communistes, mais les Russes qui veulent s'emparer du monde entier » (oui, oui, les « Russes » ont déjà mis la main sur la Chine et le Tibet, c'est écrit depuis trente ans dans une loi votée par le Sénat américain). Un mythe, le communisme ? Un mythe dont Russes et Ukrainiens ont, les uns comme les autres, éprouvé physi¬quement la réalité, à partir de 1918, dans les geôles de la Tchéka. Un mythe qui, dans la vallée de la Volga, a réquisitionné jusqu'au dernier grain gardé pour la semence et a livré vingt-neuf gouvernements* russes à la famine mortelle de 1921-1922. Un mythe qui a perfidement précipité l'Ukraine dans la famine tout aussi impitoyable de 1932-1933. Et, alors quenous avons subi ensemble, sous le joug des communistes, la même collectivisation au knout et au fusil, se peut-il que ces sanglantes souffrances ne nous aient pas unis ?
    En Autriche, en 1848, les Galiciens appelaient encore « russe » leur conseil national : « Holovna Rousska Rada ». Mais par la suite, dans la Galicie coupée du reste de l'Ukraine, on vit naître et se développer — non sans que l'Autriche y mît secrètement la main — un ukrainien déformé, farci de mots allemands et polonais, qui n'était plus la langue du peuple, ainsi que deux tentations : celle de faire oublier leur langue aux Russes des Carpates, et celle d'un séparatisme ukrainien radical, le même qui inspire actuellement aux chefs de l'émigra¬tion ukrainienne tantôt des boniments de camelot ignorant : saint Vladimir « était ukrainien ! », tantôt des cris de fou furieux : « Vive le communisme, pourvu que périssent les moskals* ! »
    Comment pourrions-nous ne pas partager la douleur des Ukrainiens devant les tourments endurés par leur pays sous le régime soviétique ! Mais pourquoi aller si loin et vouloir tailler dans la chair vive (en emportant dans le même morceau ce qui n'a jamais été la vieille Ukraine, comme la « Plaine* sauvage » des nomades — devenue la Nouvelle-Russie —, ou la Crimée, le Donbass et un territoire qui va presque jusqu'à la mer Caspienne) ? Et si l'on invoque « l'autodétermination de la nation », alors c'est la nation elle-même qui doit fixer son destin. La question ne saurait être réglée sans une consultation du peuple tout entier.
    Détacher aujourd'hui l'Ukraine, ce serait couper en deux des millions de familles et de personnes, tant la population est mélangée ; des provinces entières sont à dominante russe ; combien de gens auraient du mal à choisir entre les deux nationalités ! combien sont d'origine mêlée ! combien compte-t-on de mariages mixtes que personne ne considérait jusqu'ici comme tels ! Dans l'épaisseur de la population de base, il n'y a pas la plus petite ombre d'intolérance entre Ukrainiens et Russes.
    Frères ! Ce cruel partage ne doit pas avoir lieu ! C'est une aberration née des années de communisme. Nous avons traversé ensemble les souffrances de la période soviétique : précipités ensemble dans cette fosse, c'est ensemble que nous en sortirons.
    En deux siècles, quelle multitude de noms éminents à l'intersection de nos deux cultures ! Selon la formule de M.P. Dragomanov : « Inséparables, mais aussi immélangeables. » La voie doit être ouverte toute grande à la culture ukrainienne et biélorusse non seulement sur le territoire de l'Ukraine et de la Russie Blanche, mais aussi, cordialement et joyeusement, sur celui de la Grande-Russie. Pas de russification forcée (mais pas non plus d'ukrainisation forcée, comme on en a connu à la fin des années vingt), un développement sans entraves de nos cultures parallèles, et la classe faite dans l'une ou l'autre langue au choix des parents.
    Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.
    Ce qui vient d'être dit s'applique également dans sa totalité à la Biélorussie, à cela près qu'on n'y a pas excité un séparatisme inconditionnel.Ceci enfin : nous devons nous incliner bien bas devant la Biélorussie et l'Ukraine pour l'immense malheur de Tchernobyl, provoqué par les arrivistes et les imbéciles du système soviétique, et le réparer comme nous pourrons..."
    (Ces citations ont été extraites et présentées par les collaborateurs du site Agora:

  • Un amour de tendre chair parmi Les flammes de pierre

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    images-12.jpegSi l’alpinisme n’a guère inspiré de chefs-d’œuvre, en matière littéraire, il compte nombre d’écrits très estimables, au nombre desquels le dernier roman de Jean-Christophe Rufin ajoute la dimension d’une belle initiation amoureuse.
    Les amateurs de littérature alpine en conviendront: alors que la mer a ses grands écrivains, du Melville de Moby Dick au Conrad de Typhon, et malgré le fait qu’un Ramuz ou un Giono touchent par la bande à l’univers montagnard : l’on ne saurait dire qu’un Roger Frison-Roche, malgré la qualité de son Premier de cordée, un Samivel en historien au grand talent d’aquarelliste, ou un Georges Sonnier non moins attachant, pas plus que les meilleurs alpinistes-écrivains - de Louis Lachenal et Lionel Terray à Gaston Rébuffat ou Walter Bonatti -, aient jamais atteint les sommets (!) de la littérature.
    Pardon aux passionnés d’alpinisme pour le tour un peu pédant de cette introduction, mais le thème n’est pas académique : il est abordé, dès les premières pages de Flammes de pierre de Jean-Christophe Rufin, par une cordée de grimpeurs en train d’escalader la filiforme Aiguille de la République, à l’aplomb de Chamonix, surplombant la mer de glace et face au plus flamboyant décor de pics (les Drus, les Grandes Jorasses et la Dent du Géant, notamment), et ça discute donc entre relais et rappels alors que la nuit tombe….
    Il y a là l’auteur lui-même, un certain Sylvain dont le nom est célèbre au titre d’étonnant voyageur, la descendante d’un Chamoniard fameux et leur guide qui se mêle avec fougue à la conversation, jusqu’au moment où ce début de récit, « juste sympa », se transforme, soudain en roman après l’apparition d’un personnage dont le regard fascine l’auteur, au prénom de Rémy. En fin de volume, Jean-Christophe Rufin dévoile un peu de ce qu’il doit, lui le grimpeur amateur, à deux de ses amis alpinistes de haut niveau (Philippe et Patrick Gabarrou, modèles des frères protagonistes du roman) et à Sylvain Tesson - cela pour ancrer la fiction dans la réalité, etc.
    Or ce Rémy, plus ou moins inspiré par le Patrick «réel», devient le protagoniste d’une double initiation, ou plus exactement d’une initiation à double «entrée», aux plaisirs de la montagne et aux délices et aux dangers de l’amour, ou inversement…
     
    Une Love story semée d’embûches…
    Avant de rencontrer Laure, Rémy était une sorte de guide play-boy frimeur et tombeur de clientes, style gigolo des cimes. Avec son frère Julien, ouvreur de voies de classe internationale, il alliait haute compétence technique et charme personnel, très beau mec et prônant la « montagne-plaisir ».
    Sur quoi paraît Laure, toute de beauté elle aussi et de grâce dans ses mouvements, mais à la fois distante, un peu mystérieuse et, contre toute attente, imposant son ascendant sur le joli macho, lequel reste certes initiateur en matière de virées alpines et de grimpe mais se trouve non moins «bluffé» par cette nouvelle amante à certains égards inatteignable (elle « fait » à Paris dans la haute finance ) qui éclipse toutes les autres et lui fait découvrir soudain ce que c’est que d’être amoureux et ce que c’est que d’être jaloux…
    Va-t-on basculer dans le genre du roman-photo à clichés « téléphonés » ? Ce serait mal connaître Jean-Christophe Rufin, dont ses lecteurs savent la profonde intelligence du cœur humain – acquise sur le terrain « humanitaire », précisément – et la générosité rayonnante, mais aussi la foncière santé et la lucidité, qui se manifeste ici par l’alternance des « minutes heureuses » passées en haute montagne – avec des évocations d’une plasticité remarquable, touchant à la poésie – et les malentendus cuisants et autres épreuves de la relation amoureuse. Un aspect très intéressant du roman tient alors au fait que la relation de Laure et Rémy s’affermit pour ainsi dire « par défaut », alors qu’il restent longtemps séparés, jusqu’à ce que la vérité de leurs sentiments triomphe de divers accidents, mais n’en disons pas plus…
     
    Au miroir de la montagne
    Comme il en va de la mer et du désert, la montagne, et plus spécifiquement l’alpinisme classique - même si la grimpe extrême en participe -, est un révélateur à de multiples égards, de la montagne-beauté à la montagne-péril, la montagne-défi ou la montagne-conso, la montagne des gens qui y vivent et celle qu’ont «inventée» les Anglais (entre autres) ou que visitent les Japonais – tout cela que le roman de Jean-Christophe Rufin évoque sans disserter, par le truchement de personnages très bien campés. Un moment très significatif : quand Rémy, autocentré jusque-là comme souvent les cracks monomaniaques, se reproche de rester cloîtré dans sa haute vallée et décide de surprendre Laure à Paris, jusqu’à être tenté de s’y installer.
    Pour Laure, que Rémy assimilait d’abord aux belles bourgeoises parisiennes en mal d’extases ou de frissons alpins, et qui sort en réalité d’un milieu modeste, la montagne est la prolongation des défis sociaux qu’elle a dû relever en tant que femme ; et d’autres personnages modulent d’autres façons de « vivre » la montagne, dont la présence parfois écrasante (entre tempêtes subites et chutes de pierre) est rendue avec beaucoup de force par l’écrivain.
     
    Bref, avec le clin d’œil des connaisseurs qui feront remarquer à Jean-Christophe Rufin qu’on ne peut voir les Aiguilles dorées du seuil du refuge d’Orny (mais la confusion des noms, s’agissant de la cabane du Trient, est peut-être un autre clin d’œil de l’auteur lui-même...), la lecture de Flammes de pierre est un vrai bonheur immédiat, fort d’une très riche psychologie et d’une connaissance éprouvée du double sujet traité, ouverte ensuite à la réflexion autant qu’à la rêverie – miroir et fenêtre sur le monde.
    Jean-Christophe Rufin, Les Flammes de pierre. Gallimard, 355p. 2021.

  • Céline au pied de la lettre

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    Le Rêveur solidaire (21)
     
    À propos du délire raciste du grand élcrivain, dont les lettres en disent plus long, qui nourrissent également le nouveau Céline d'Henri Godard, traversée de la vie et de l'oeuvre aussi généreuse que lucide.
    En mars 1942, Louis-Ferdinand Céline écrivait une longue lettre d’un antisémitisme forcené au leader fasciste français Jacques Doriot, alors engagé sur le front de l’Est dans la LVF (Légion des volontaires français), sous l'uniforme allemand.
    Déplorant la division des racistes et des antisémites en France, Céline enrageait : « Si nous étions solidaires, l’antisémitisme déferlerait tout seul à travers la France. On n’en parlerait même plus. Tout se passerait instinctivement dans le calme. Le Juif se trouverait évincé, éliminé, un beau matin, naturellement, comme un caca. »
    Quinze ans plus tard, au micro du journaliste suisse Louis-Albert Zbinden, le même Céline justifie ses positions en invoquant son pacifisme foncier, seule raison selon lui qui lui fit s’en prendre à « une certaine secte », les Juifs français étant supposés les fauteurs de guerre principaux. Et de se poser en victime de « la plus grande chasse à courre de l’Histoire », dont il n’a échappé que par miracle. Et d’affirmer, après la vérité faite sur l’extermination des Juifs d’Europe, qu’il ne « regrette rien » et ne retire aucun de ses mots.
    À défaut de citer Bagatelles pour un massacre, le plus fameux de ses pamphlets, paru en 1937, cette lettre à Doriot, ex-moscoutaire du PCF passé à l’hitlérisme, donne déjà,cependant, un bel aperçu de la dérive assassine du grand auteur de Voyage au bout de la nuit, guère perceptible avant les années 33-35 :
    «D’où détiennent-ils, ces fameux Juifs, tout leur pouvoir exorbitant ? Leur emprise totale ? Leur tyrannie indiscutée ? De quelque merveilleuse magie ?… de prodigieuse intelligence ? d’effarant bouleversant génie ? »
    « Que non, vous le savez bien ! Rien de plus balourd que le Juif, plus emprunté, gaffeur, plus sot, myope, chassieux, panard, imbécile à tous les arts, tous les degrés, tous les états, s’il n’est soutenu par sa clique, choyé, camouflé, conforté, à chaque seconde de sa vie ! Plus disgracieux, cafouilleux, rustre, risible, chaplinien, seul en piste ! Cela crève les yeux ! Oui mais voilà ! et c’est le hic ! Le Juif n’est jamais seul en piste ! Un Juif, c’est toute la juiverie. Un Juif seul n’existe pas. Un termite : toute la termitière. Une punaise, toute la maison ! »
    C’est ici le pire Céline, mais il faut se le rappeler. Son éditeur dans La Pléiade, Henri Godard, n’est pas de ceux qui concluent au seul délire d’époque et qui prônent l’ « oubli » des pamphlets à ce titre.
    Dans un recueil d’essais récents, George Steiner se demande une fois de plus comment un écrivain aussi extraordinaire a pu, « en même temps », défendre l’idéologie génocidaire, comme s’y est employé Lucien Rebatet dans Les Décombres (paru en 1942 et déclaré « livre de l’année »…) alors qu’il signera plus tard Les Deux Etendards, roman des plus remarquables et pur de tout fascisme ? Or, comment en juger sans avoir les pièces en mains ?
    En préface, Henri Godard souligne ainsi l’intérêt de cette nouvelle somme épistolaire qui nous permet, dans le flux de la chronologie, de suivre l’évolution de Louis Destouches à tous égards et, pour la seule « question juive », de voir comment ses échecs personnels (le flop cuisant de Mort à crédit, notamment) et les péripéties politiques (l’arrivée de Blum au pouvoir) cristallisent ses préjugés raciaux et portent son écriture à une violence inouïe, d’autant plus meurtrière qu’elle devient plus « célinienne » en crescendo…
    Cet affreux Céline, génial novateur de la langue française du XXe siècle, et non moins maudit pour ses pamphlets antisémites, estimait (non sans raison il faut le reconnaître) que le roman contemporain se réduisait à la « lettre à la petite cousine ». Or, se doutait-il que ses lettres, à lui, constitueraient le plus échevelé des « romans » ? Peut-être pas, mais ce n’est même pas sûr, tant il a mis de soin crescendo à ciseler cet ébouriffant ensemble épistolaire qui vit et vibre à l’unisson de sa « palpite » de grand musicien de la langue, en phase aussi avec le bruit du siècle.
    Pas tout de suite évidemment, et c’est la première surprise du recueil. Le tout jeune Céline, écrivant à ses parents de ses séjours scolaires en Allemagne ou en Angleterre, est un sage garçon sans rien du héros déluré de Mort à crédit. Le cuirassier Destouches, engagé à dix-huit ans et gravement blessé au front, n’a rien encore du fameux Bardamu de Voyage au bout de la nuit, même si sa gouaille pointe dans ce mot que le blessé écrit à ses parents en novembre 1914 : « De temps à autre un râle de douleur nous rappelle que depuis 4 mois on ne chante plus à l’Opéra »...
    Et le visionnaire halluciné à venir de décrire « un corps de 5000 nains de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau ». À noter dans la foulée que, pour cette période, les lettres qu’il reçoit sont aussi révélatrices que les siennes dans la mise en place du tableau.
    Dans ses lettres d’Afrique, ensuite, puis au fil de ses pérégrinations en Amérique, ses débuts dans la médecine et dans le roman, vers 1930 (« j’ai en moi 1000 pages de cauchemars de réserve »), le futur Céline va se mettre à écrire ses lettres comme les variations d’un roman à multiples personnages, dont chacun aura droit à un ton particulier : toujours respectueux avec les siens, tendrement protecteur ou plus salace avec les femmes, méfiant puis intraitable avec les éditeurs, respectueux avec les auteurs qu’il estime (Lucien Daudet ou Roger Nimier en tête) reconnaissant pour ses critiques de bonne foi, drôle avec ses amis (Albert Paraz,Gen Paul, Le Vigan), acerbe avec les intellectuels, déchaîné avec ceux qui attaqueront Mort à crédit et Bagatelles pour un massacre. Ainsi du communiste Paul Nizan : « Lui le plus décourageant insipide limaçon » et « l’échappé de bidets des Loges ».
    Céline antisémite ? Plus encore : nourrissant un ressentiment qui le fait tôt s’affirmer anarchiste ennemi de l’homme. Après le Voyage, Mort à crédit creusera plus profond dans ce terreau nihiliste. Or Elie Faure (et d’autres du même gabarit) aura beau célébrer ce « magnifique bouquin » en déplorant juste « un peu trop de caca », Céline enragera de n'être pas entendu alors qu'il a sorti ses tripes. Blessé dans son orgueil après le triomphe du Voyage, l’hygiéniste de profession commence alors à distinguer deux races : la saine et la malsaine. L’une est la France française, l’autre la France juive. Bagatelles pour un massacre et L’Ecole des cadavres seront retirés de la vente. Mais cet opprobre décuplera la véhémence de l’épistolier sous l’Occupation. Ensuite, le « roman » de son exil forcé au Danemark n’en sera pas moins impressionnant, voire parfois poignant...
    Reste que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, médecin et auteur reconnu d’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle, Voyage au bout de la nuit, et bien plus encore en fin de parcours, fut définitivement, pour le meilleur et le pire, le chroniqueur inégalé d’un désastre apocalyptique. À l’envers de la tapisserie dantesque de son œuvre, ses lettres font apparaître l’homme, et l’écrivain, dans ses contrastes exacerbés, où ses ombres sont mieux dégagées d’un long équivoque.
    Louis-Ferdinand Céline. Lettres (1907-1961). Editions établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Préface d’Henri Godard. Bibliothèque de La Pléiade. Editions Gallimard, 2034p.
    Henri Godard. Céline.Gallimard, 2011.

  • Le mécréant christique

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    Unknown-1.jpegLe Rêveur solidaire (20)

    À propos  de   Théodore Monod, militant increvable du combat anti-nucléaire et de la défense de l’environnement, rencontré après  ses entretiens avec Jean-Philippe de Tonnac.


    « Les occasions de nous émouvoir ne manquent pas et pourtant rien ne nous a vraiment touchés. Ni les mises en garde répétées des hommes de science, des intellectuels, des miliants de toute conviction à propos de la situation jugée préoccupante où nous ont jetés nos sociétés de consommation et de profit - ces monstres froids que nous envions avec tant de zèle ! - ; ni les mauvaises nouvelles dont se délectent nos quotidiens et qui sont le temps fort du journal de 20 heures, lorsque nous partageons ensemble le grand festin de souffrance et de morts ; ni les menaces qui se rapprochent de nos cités, de nos maisons et bientôt de nos vies et qui nous laissent poursuivre, imperturbables, le même sillon, la même ornière, comme les aveugles de Brueghel, ni même le témoignage de ceux qui ont marché sur la terre, aventuriers d’un monde bientôt perdu, et qui répètent à l’envi notre devoir de protéger cette incroyable oasis échappée des ténèbres ; ni cette accumulation de faits, de preuves, d’images, de livres qui ajoutent encore et encore au poids de notre indifférence. Comme un manteau de plomb sur nos épaules ».

     

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    Une invisible main, à chaque fois que je désespère de notre pauvre espèce, me ramène aux sages qui en font l’honneur et qui ont toujours été des porteurs de lumière, et ce soir c’est vers un petit livre vital de Théodore Monod que je suis revenu, simplement constitué d’entretiens avec Jean-Philippe de Tonnac, paru en 1999 et intitulé Révérence à la vie.
    Savant naturaliste et grand esprit ouvert à toutes les spiritualités quoique éduqué dans la rigueur protestante la plus ferme, Théodore Monod était le marcheur du désert le plus soucieux du sort des habitants de la planète, citoyen du monde et affilié à une trentaine d’associations réunissant les femmes et les hommes de bonne volontés du tournant de siècle, non sans critiquer les idéologies politiques et religieuses – c’était une sorte de chrétien qui se disait mécréant tout en restant fidèle au Christ, dont il ne croyait pas à la nature divine mais récitait les Béatitudes par coeur tous les matins, et je n’en finis pas de revenir à cette page de ses entretiens où il cite le mystique soufi andalou Ibn Arabi en nous rappelant sa propre conviction que la foi est « une montagne unique que nous gravissons les uns et les autres par des sentiers différents », telle étant la parole d’Ibn Arabi : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes. Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines, un temple pour les idoles, une Ka’ba pour le pèlerin, les tables de la Torah, le Livre du Coran. Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction que prenne sa monture, l’Amour est ma religion et ma foi ».


    Belles paroles citées par un idéaliste coupé des réalités de ce monde ? Tout au contraire, Théodore Monod avait tellement les pieds sur terre et se trouvait si fort attaché à celle-ci que chaque année il participait au jeûne de protestation devant le poste de commandement de l’armement nucléaire français pour manifester, avec une poignée d’irréductibles de sa trempe, son refus total et définitif de la bombe atomique en mémoire des 220.000 victimes d’Hiroshima et Nagasaki.
    « La bombe atomique est la seule arme qui attaque une population dans son avenir biologique et physiologique, » rappelait Théodore Monod, et je ne trouve rien de mieux à l’instant que de recopier mot à mot l’avant-propos à Révérence à la vie pour faire pièce à la dernière décision, combien symbolique de quel aveuglement général, de l’ubuesque président américain.
    « Pourquoi laissons-nous faire ? Et pourquoi l’espèce humaine disparaîtra-t-elle demain sans avoir quitté son lit, son ordinateur alors que les Cassandres maculaient partout l’horizon d’un noir épais, poisseux, sans étoile ? N’y a-t-il rien à faire et faut-il se résoudre à penser que les Français, que les Terriens dans l’ensemble, pour reprendre le mot de De Gaulle, sont des veaux ? Des veaux qui répéteraient après Hiroshima, après Tchernobyl : « Après nous le déluge ! »
    Et je finirai de citer Théodore Monod en me rappelant une dernière conversation – il est décédé en novembre 2000 à l’âge de 98 ans – où je lui demandai comment il voyait l’avenir de la planète, à quoi il m’avait répondu qu’il estimait que probablement, faute de réagir, notre espèce disparaîtrait, au contraire d’insectes mieux adaptés à la survie…
    Du moins le vieux sage pariait-il encore, dans Révérence à la vie, pour un sursaut salutaire auquel peut-être nous assisterons avant le « déluge » :
    « Avec une lenteur exaspérante, l’homo sapiens s’hominise et gagne en conscience ce qu’il est censé perdre en barbarie. Au sortir de la nuit ancestrale, ce primate doué de raison découvre effaré l’étendue des dégâts qu’il a causés, la liste des crimes dont il s’est rendu responsable, la gravité des décisions qu’il a prises et qui hypothèquent son avenir. Et ce spectacle d’un jardin dévasté le bouleverse. Qu’un traitement semblable ait été infligé à cette planète errante autour de son étoile lui semble relever de la plus absolue méprise, Comment avons-nous pu salir ainsi l’avenir ? Comment me suis-je rendu à mon tour complice de cela ? Et cette prise de conscience qui intervient si tard, au moment où nos sociétés sont déjà otages du nucléaire pour les dizaines de milliers d’années prochaines, appelle pourtant notre reconnaissance et nos espoirs »…

    Théodore Monod. Révérence à la vie. Conversations avec Jean-Philippe de Tonnac. Grasset, 1999.

  • Les auteurs de Sa Majesté ne dédaignent pas la SF

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    À propos de Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro.
     
    Après George Orwell, Doris Lessing et Ian Mc Ewan, entre autres, Kazuo Ishiguro emprunte à son tour les voies de la conjecture rationnelle avec Klara et le soleil, très étonnant roman d’apprentissage d’une androïde dont les qualités de cœur et d’esprit n’ont rien à envier aux humains qui en ont fait l’acquisition.
    On se croirait d’abord dans un livre pour enfants, tant le récit de Klara, dans la vitrine du magasin où elle a été disposée par la gérante du lieu, précisément nommée Gérante, à côté de son amie Rosa, s’amorce en douceur et dans la plus immanente simplicité, à ras la description…
    On comprend aussitôt que Klara fait partie d’un lot d’androïdes à vocation d’AA (Amis Artificiels), qu’elle s’est déjà distinguée, aux yeux de Gérante, par de remarquables qualités d’observation et de mémorisation, et que son souci est d’acquérir le plus d’informations utiles à sa future fonction. D’où son attention à tout ce qui se dit autour d’elle, à tout ce qu’elle voit hors du magasin par la vitrine, à tout ce qu’elle lit dans les magazines qu’il y a à portée d’yeux – tout cela en s’efforçant de recevoir le plus possible de « nutriments » solaires, pour elle vitaux, même si le soleil ne fait que passer assez haut au-dessus des immeubles avant d’aller se reposer elle ne sait trop où, à l’autre bout de la rue ou, plus tard, dans une grange où elle l’a vu disparaître en fin de journée…
    Si Klara découvre le monde avec son regard parti de rien – elle a passé de l’usine au magasin sans transit par aucune école - il en va de même du lecteur qui découvre le monde par les yeux de Klara, avec des moments où, le réel se compliquant aux yeux de l’androïde, son cerveau décompose la chose vue par le truchement de boîtes séparées dans l'espace-/temps – vous suivez au fond de la classe ?
    Bref, et la psychologie de Klara s’affinant avec l’apparition d’une jeune fille un peu boiteuse mais visiblement attirée par l’AA dans sa vitrine, l’on passe à ce qui pourrait être un roman pour ados avec une relation « à la vie à la mort » entre deux jeunes filles...
    Mais non, c’est bien ailleurs que l’auteur des fameux Vestiges du jour nous entraîne, nous plongeant dans un monde très étrange, qui n’est autre que le nôtre…
     
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    Plus on avance dans la lecture de Klara et le soleil, et moins on est en mesure de classer ce récit déroutant dans aucune case, même s’il touche parfois au fantastique ou au réalisme magique et, bien entendu, aux thèmes de la science fiction, à commencer par la robotique chère à un Isaac Asimov. Rien pourtant n’est précisé, à cet égard, sur les composants technologiques, l’apparence physique ou le fonctionnement de la charmante androïde, dont on sait juste qu'elle n'a pas d'odorat. Ce qui est sûr, c’est que son «programme» lui permet d’assimiler toutes les nuances, subtilités et autres aberrations logiques du comportement humain, sans rien perdre de sa bienveillance fondamentale d’Amie.
    Ce n’est pas déflorer le secret de cette lecture que de préciser, en bref, que Klara a été achetée par Chrissie, la mère de la jeune Josie, laquelle a tout de suite « flashé » à la vue de l’AA dans sa vitrine ; que Klara s’est tout de suite investie dans sa fonction à valeur thérapeutique – Josie étant affectée d’une maladie assez mystérieuse ; que les relations de Josie et Klara se sont un peu compliquées, au quotidien, quand le jeune Ricky
    est apparu, et que tout ce qui semblait simple se révèle de plus en plus complexe, jusqu’au vertige, quand la mère de Josie, craignant de perdre sa fille, révèle à Klara qu’elle l’a achetée pour remplacer la disparue «à l’identique»…
     
    Les révélations du regard « autre »…
    Si le monde que découvre Klara ressemble « presque » en tous points au nôtre, certains indices sont là pour entamer notre certitude de nous trouver en pays de connaissance, et par exemple le fait que le jeune Ricky n’a pas été «relevé».
    Que cela signifie-t-il ? Klara ne semble pas s’en étonner, mais la lectrice et le lecteur butent ici sur un mystère, comme ils en viennent à se demander dans quel pays et à quelle époque se passe ce récit. Dans quelle sorte de société tel ou tel personnage peut-il être dit «relevé». Et pourquoi, dans cet univers-là, certains individus, « relevés » ou non, genre petits merdeux jeunes et cons (pour faire court) traitent-ils immédiatement Klara comme une esclave ou une poupée juste bonne à être jetée par terre pour épater les potes, et pourquoi Ricky, déclaré « relevé », s’oppose-t-il à ces imbéciles alors que Klara elle-même, sans répondre à leur agressivité se borne à constater celle-ci comme une donnée à stocker ?
    La réponse découlera de votre lecture. Ce qui est avéré, c’est que, comme le Huron de Montesquieu, Klara fait office, avec son regard « décalé », de révélateur…
     
    Des androïdes plus humains que nature…
    Après le mémorable Adam d’Ian McEwan, protagoniste d’Une machine comme moi (Gallimard, 2019), la Klara de Kazuo Ishiguro propose un nouvel avatar des dernières avancées de la recherche en matière d’intelligence artificielle et de fantaisie littéraire, dans une configuration affective et sociale différente, mais avec une parenté frappante dans le regard, tendre et finalement voilé de mélancolie, des deux écrivains sur leurs «machines» animées par ce qu’on pourrait dire le « logiciel Bienveillance ».
    Rien pour autant de niaisement «positif» dans la foncière bonne volonté des deux androïdes, même s’ils prolongent une tradition de la SF qui prête plus de sagesse aux artefacts humains qu’à leurs concepteurs. Contrairement à la créature bricolée en sept jours par le Dieu de la Bible, ces personnages ne sont pas faits à l’image de leurs créateurs mais plutôt conçus dans la visée idéale d’une vie fondée sur la sympathie. On peut rêver…
    Hélas, l’ange passe, qui finira tantôt à la casse, tandis que le «trop humain» reste ce qu’il est…
    Kazuo Ishiguro. Klara et le soleil. Traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch. Editions Gallimard, 2021.

  • Ce que la mer fait dire à David...

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    À propos du splendide roman épique et poétique de David Fauquemberg: Bluff, du nom d’un port néo-zélandais du bout du monde, qui nous saisit dès ses premières pages, nous transporte - avec ses trois protagonistes pétris d’humanité -, dans un monde sauvage, par sa nature, et pénétré de sagesse ancestrale par sa culture qu’incarnent quelques anciens, sur fond de déclin mondialisé. Aperçu d’un ouvrage supposant un immense travail, suivi d’un entretien avec l’auteur.

     

    Le Rêveur solidaire (14)

    250_81vdv5mug8l.jpgPas besoin d’être accro à la mode des récits de voyages, ni de raffoler des romans de mer en général, ou de s’intéresser à la pêche à la langouste en particulier, pour se trouver immédiatement captivé par ce roman qui est moins d’évasion que d’invasion, nous prenant illico par la gueule, dès notre entrée dans l’Anchorage Café, sur le port de Bluff, où tout aussitôt nous sympathisons avec le Frenchie quadra qui vient de s’y pointer après 1000 kilomètres de marche solitaire, le vieux Maori à toison et moustache blanches qui a l’air d’être respecté par tous, et le titanesque Tahitien semblant de mèche avec celui-ci…

    Comme dehors il «pleut froid» et que là-bas, au large, dans les «embruns glacés à vous tatouer la peau», c’est l’enfer de la tempête australe, autant s’envoyer une pinte de bière et faire plus ample connaissance avec le Frenchie, Sonny Rongo Walker, homme de mer et skipper d’un caseyeur au nom de Torua, et Tamatoa le colosse ramené en ces lieux de Tahiti par ledit Rongo qui, après trois pages, a déjà jaugé le Français , visiblement solide, avant de l’embaucher.

    Et c’est parti avec ces trois équipiers qui nous deviendront aussi familiers que des personnages de forte trempe à la Cendrars – et je me suis rappelé aussi le Grec Zorba en voyant Rongo Walker se démener à la barre du Toroa au pic d’une hallucinante tempête sans cesser de chantonner ou de raconter de folles histoires, conjuguant action et poésie, vigueur combative et sensibilité fine.

    Roman de mer, oui, comme Typhon de Joseph Conrad, roman de pêche aussi, comme Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway : tel est Bluff. Mais à l’égal de ceux-là, roman symbolique, roman-fable impliquant les travaux et les jours des pêcheurs de Polynésie, navigateurs aux étoiles depuis des millénaires, roman initiatique aussi, pour le Frenchie évoquant immanquablement le double romanesque de l’auteur.

     

    Un lien constant entre visible et invisible

    La part du visible, dans ce roman, est aussi importante que celle de l’invisible. Le visible, c’est d’abord l’homme au travail dans un environnement élémentaire, et c’est un contrat de confiance. Or celle-ci suppose des compétences et une distribution hiérarchisée des rôles fondée sur l’expérience reconnue et non sur un pouvoir abstrait.

    Le skipper a vingt ans de pratique derrière lui et des siècles de savoir accumulé sur la mer par ses ancêtres, jusqu’à son père et son grand-père qui ont dessiné les plans du Toroa. Le Tahitien Tamatoa, force de la nature peu causante mais d’une totale compétence dans sa partie, obéira au skipper par confiance, jamais trahie jusque-là. Et de même le jeune Français, dont les mains portent déjà les cicatrices de rudes pêches, vingt ans plus tôt, conquiert-il la confiance du skipper «sur le tas».

    Le visible, c’est le travail sur le bateau perçu par le lecteur dans ses moindres détails, ledit travail s’inscrivant dans le contexte global de la mondialisation, qui exige certains quotas. On est pourtant ici loin du bluff des spéculateurs: dans le travail à mains nues des gens qui en vivent. Et le visible, c’est aussi, et avant tout, la mer et ses courants, le ciel et ses vents, la terre et ses falaises plantées de forêts et surmontées de pics et de glaciers, les fjords du sud aux airs paradisiaques en été que l’hiver austral transforme en pièges terrifiants - les lieudits Passe de l’Achéron ou Mâchoires de l’enfer ne sont pas là pour faire joli. Enfin il y a dans la mer toutes espèces de poissons et de crustacés, et dans le ciel toutes espèces d’oiseaux, créatures visibles qu’un lien invisible tient ensemble, lesté de sens par moult légendes et rituels.


    L’épopée de la navigation aux étoiles

    Du visible à l’invisible, il y a les chemins d’étoiles que les hommes ont appris à suivre depuis des millénaires. On sait que les navigateurs polynésiens ont découvert l’Amérique bien avant les conquérants européens à pistolets et pistoles, se guidant aux étoiles plutôt qu’au GPS. Leur saga, oubliée voire effacée volontairement par les colons, ressurgit ici et non seulement dans les récits de Rongo Walker mais au fil de quatre chapitres où monologuent de belles figures de la culture polynésienne.

    Il y a d’abord Papa Marii, le sage qui, après un combat homérique, a pêché avec ses deux fils un marlin bleu géant devenu mythique, mais loin de s’en vanter il rend hommage au poisson : «Toi et moi on est liés – on est l’océan tous les deux».

    Puis il y a le poète Hone, qui a écrit son premier poème à la mort de son père et rappelle que « l’art est d’une grande humilité », qui « ne prétend jamais être au-dessus du reste ». C’est lui qui dit que « le ventre d’une femme, c’est l’univers entier, les ténèbres où tout commence et tout s’achève», et lui aussi qui fustige le Blanc acharné à « ruiner les liens plutôt que de les préserver », pointe la férocité des colons français et la calamité nucléaire imputable au même Blanc prétendu civilisé : «Hiroshima, c’est l’endroit où il a commis son acte le plus fou : il a déchiré la fabrique de l’univers sans la recoudre après».

    Il y a ensuite Mau le navigateur qui a été chargé de monter les «vieux chemins de la mer» aux contemporains d’Hawaii, qui émaille son discours de formules non moins saillantes telles : «Le chant est un bon outil, il taille la mémoire», ou «Si tu vois du plastique, des objets qui servent à rien, tu sais qu’il y a des hommes, ou encore «Si tu sais lire l’océan, tu vas jamais te perdre. Tout ce que tu dois savoir, l’océan te le dit. Le Parler de la Mer, faut une vie pour le comprendre ».


    Contre le bluff vulgaire du monde actuel

    Malgré tout le respect que David Fauquemberg voue à ses protagonistes polynésiens et à leur culture, il n’en idéalise pas la réalité, pas plus que les sages ne le font d’ailleurs. Prêtant à ceux-ci un langage parlé sans apprêts, il se fait l’écho du jugement lucide de Rongo sur la nouvelle génération («Nos jeunes Maoris et les cousins du Pacifique, c’est picole, fumette et baston » autant que sur le Pakea (le Blanc), estimant que « s’approprier le bien d’autrui » résume sa mentalité.

    De surcroît, la grande leçon de ce roman au dénouement mélancolique, et qui en fait la grandeur universelle, repose non pas sur l’exaltation d’un super-héros écologiquement cordect mais sur une capitale erreur de choix du skipper maori, au moment crucial de sa dernière pêche, à la fois miraculeuse (il a deviné la grande migration des langoustes) et catastrophique, par excès d’orgueil (l’hybris fameux des Anciens), pour avoir négligé de regarder le ciel et « tenté le diable pour la première fois ». Grandeur et misère de la condition humaine, et telle est la vie aussi bien, qui veut que Rongo reconnaisse ses limites avant de revenir à son île originelle, en phase avec les oiseaux migrateurs et «au bout du rouleau» à l ‘instar du Toroa

    Mélancolique elle aussi mais ouverte, la conclusion du roman est apportée par Tevake, autre navigateur fameux en Océanie, qu’on imagine filant une dernière fois entre la mer et le ciel (« là où je vais il n’y a pas d’île »), à la fois désenchanté devant l’évolution du monde actuel et rappelant quelques vérités ancestrales diamétralement opposées au bluff hideux des kleptocrates dominant le monde : «Naviguer, c’est être attentif, garder les yeux ouverts en grand, sentir plus fort. Si seulement on mettait le même soin à tout dans la vie». Ou cela de vital pour nous tous aujourd’hui : «Remplis-toi d’amour pour la terre, pour le ciel et la mer. Alors seulement tu pourras t’y aventurer. Si tu as du respect pour elle, la nature t’aimera »…

      

    salon-du-livre-insulaire-ouessant-sous-le-signe-de-lutopie_2.jpgEntretien avec David Fauquemberg

     

    Né dans le bocage normand en 1973, installé à Granville depuis 2008, David Fauquemberg est un bourlingueur des quatre vents qui n’aime pas trop qu’on le classe «écrivain-voyageur». Entré en littérature en 2007 après un long séjour en Australie, avec le récit Nullarbor immédiatement consacré par le prix Nicolas-Bouvier, il alterne les reportages (pour les revues XXI et Long cours, notamment) et les travaux de traduction ou les collaborations à divers guides de voyage. Fondés à chaque fois sur une immersion préalable dans les milieux évoqués,   ses romans ultérieurs, de Mal tiempo en 2009, dont la figure centrale est un boxeur cubain, à Manuel El Negro, en 2013, plongeant dans l’univers du flamenco andalou, relèvent d’une expérience existentielle intense jamais bornée au premier degré du reportage ou du témoignage. La transposition romanesque brasse plus large et plus profond encore dans la maëlstrom verbal de Bluff, ouvrage de tisserand-poète du langage qui appelait quelques éclaircissements…

     

     

    - Qu’est-ce qui vous a attiré en Océanie ?

    Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu des rêves d’Océanie. Il faut dire que j’ai grandi dans le bocage normand. Des haies d’arbres partout, l’horizon à cent mètres, la lumière étouffée : j’avais envie de large. Adolescent, je lisais les grands récits de mer, Stevenson, Slocum, Melville ou Moitessier, et l’immensité du Pacifique, sa beauté, sa fureur parfois, me fascinaient. Ce n’est pas un hasard, donc, si mon premier roman, Nullarbor (2007) se déroulait en Australie, entre campagne de pêche féroce sur l’océan Indien et errance dans une communauté aborigène du Kimberley.

    Vue d’ici, l’Océanie est un vaste mystère. Passées quelques images faciles, forcément superficielles, on ne sait presque rien de ces îles éparpillées, et encore moins des hommes qui les peuplent, de leurs cultures, de leur expérience du monde. C’est véritablement le « continent invisible » dont parle Le Clézio. D’ailleurs, hormis les ethnologues et les anthropologues – dont les gens du Pacifique dénoncent volontiers l’approche trop rigide, trop occidentale pour tout dire, et donc déformante –, qui écrit aujourd’hui sur cette région du monde ? On continue partout de citer Melville, Segalen ou Loti, qui ont pourtant une vision pour le moins éculée des peuples océaniens, de leurs cultures, de la colonisation particulièrement brutale dont ils ont été victimes. On célèbre Gauguin, qui en Polynésie a plutôt laissé le souvenir d’un satyre repoussant, dont l’œuvre donne en outre une image faussée de la femme polynésienne…

    Comme toujours, en se rendant sur place, en prenant le temps d’écouter les hommes, de sentir les lieux, les manières, on découvre tout autre chose. Dès mon premier voyage en Polynésie, à Tahiti d’abord puis aux Tuamotu, en 2011, j’ai compris que la fréquentation de ce monde méconnu m’enrichirait comme homme et comme écrivain. La manière harmonieuse qu’ont les Polynésiens d’habiter leur environnement et de vivre la mer, les valeurs profondes qu’ils défendent, la présence marquée des ancêtres et des morts dans la vie quotidienne : tout cela résonnait en moi. Et aussi l’importance des histoires, le soin avec lequel chacun les tissait. « L’histoire que tu racontes, elle dit qui tu es » – j’ai souvent entendu cela dans le Pacifique. Dès ce premier voyage, j’étais pris : il fallait écrire un roman sur l’Océanie, celui que j’aurais aimé lire. Albert Wendt, le grand écrivain et penseur d’origine samoane, remarque dans son essai Vers une nouvelle Océanie que les archipels du Pacifique, leurs cultures et leurs visions du monde sont si fabuleusement riches que seule l’« imagination en vol libre d’un poète » peut espérer, non pas les embrasser dans leur totalité, mais recueillir « un peu de leurs contours, de leur plumage et de leur douleur ». C’est le but que je m’étais fixé au départ.

    - Quelle a été la genèse de votre roman ?

    Pendant plusieurs années, j’ai voyagé intensément dans tout le Pacifique. J’ai séjourné aux Fidji, aux îles Samoa, j’ai parcouru Rapa Nui/l’île de Pâques à pied – une expérience très forte. Une résidence de six mois en Nouvelle-Zélande m’a permis d’en parcourir tous les recoins, de passer beaucoup de temps dans les communautés maories isolées, à l’écart des grandes villes. Je suis retourné en Polynésie Française, en immersion dans des familles polynésiennes, à Raiatea, à Huanine. J’ai embarqué sur un cargo qui faisait la tournée des îles Australes, avec une escale à Rapa, une île fascinante, l’une des plus isolées qui soient – un bateau tous les deux mois, aucune piste d’atterrissage. Partout, j’ai été accueilli avec chaleur et courtoisie. J’ai recueilli mille histoires, lu beaucoup au retour – les grands auteurs du Pacifique (Albert Wendt, Epeli Hauʻofa, Patricia Grace, Keri Hulme, Chantal Spitz…), des essais, des ouvrages d’histoire, des précis de navigation –, épuisé la filmographie disponible sur la région, visionné des milliers d’heures de vidéos…

    Très vite, la navigation aux étoiles, cet art ancien, d’une grande complexité, qui a permis aux gens du Pacifique de peupler l’immensité du Pacifique à bord de leurs pirogues doubles, s’est imposée comme un thème central du roman à venir. La figure de Mau Piailug, ce navigateur des îles Carolines, en Micronésie, m’a tout de suite captivé. Dans les années 1970, il était l’un des derniers à maîtriser encore cet art ancestral de la navigation, il a eu la générosité de le transmettre à des dizaines de disciples, d’Hawaii à la Nouvelle-Zélande. Mau racontait que son grand-père l’avait initié, petit, en le traînant au large derrière sa pirogue, attaché au bout d’une corde. « Ainsi, expliquait Mau, tu deviens la vague. Et quand tu es la vague, tu es navigateur. » La vision du monde qu’exprime cette pratique de la navigation, les valeurs sur lesquelles elle repose, tout cela constituait pour le romancier que je suis un matériau extraordinaire. J’aime ces activités humaines qui, tout en étant solidement ancrées dans la réalité, ont quelque chose d’immédiatement métaphorique, d’universel aussi. C’était le cas de la boxe dans Mal tiempo, du flamenco dans Manuel El Negro – la navigation aux étoiles, et la pêche à la langouste dans les fjords hostiles du sud de la Nouvelle-Zélande, ont cette fonction-là dans Bluff.

    - Comment avez-vous travaillé ? Quels ont été les problèmes que ce roman vous ont posés ?

    Après ces années de voyage, c’est muni d’un océan de notes, d’esquisses et de projets d’histoires, de monologues, de scènes, que je me suis mis à l’écriture proprement dite, à l’été 2016. Un processus de création qui a duré toute une année, à plein temps, avec une grande densité, une intensité de travail très particulière. J’ai eu la chance d’obtenir une résidence de six mois dans un lieu idéal pour ce projet-là : l’ancien sémaphore du Creac’h, perdu sur la pointe ouest de l’île d’Ouessant, face à l’océan. La solitude absolue, au milieu des éléments, et une qualité de concentration et de rêverie mêlées que je n’avais jamais connue. « Bluff » est né là, et j’y ai écrit les deux tiers du roman avant de l’achever entre Normandie et Louisiane.

    Je me suis lancé dans ce projet, comme pour mes romans précédents, sans a priori sur l’histoire, ni sur les thèmes, les personnages : j’ignorais même, au départ, où l’histoire allait se dérouler, quels en seraient les acteurs et l’intrigue. Après un ou deux mois de tâtonnements, le motif central s’est imposé : un Français anonyme arrive à pied, en plein hiver, au port de Bluff, à l’extrême sud de la Nouvelle-Zélande, et embarque pour une campagne de pêche à la langouste dans les parages tempétueux du Fiordland, avec le capitaine maori Rongo Walker, et son second, le colosse tahitien Tamatoa. J’avais d’autres histoires en tête, des voix plutôt, celles de personnages réels, grandes figures du Pacifique, tous disparus – le légendaire pêcheur de Tahiti, Papa Marii ; le grand poète maori Hone Tuwhare ; les maîtres navigateurs micronésiens Mau Piailug et Tevake.

    L’idée s’est très vite imposée que ce roman océanien devait être un archipel, et que les vivants et les morts devaient s’y côtoyer d’une manière ou d’une autre – j’ai toujours tenu à ce que la forme de mes romans, leur construction, leur style, découlent naturellement, ou remontent plutôt, de leur sujet, du microcosme où l’histoire se déroule. Pour le dire autrement, j’ai la conviction que la forme et le fond sont les deux faces d’une même pièce. C’est en tout cas ce que je vise. L’histoire de pêche qui forme l’ossature de Bluff est ainsi ponctuée de quatre monologues composant comme un chœur d’anciens, qui offre à ce récit central une forme de résonance, une profondeur d’ordre spirituel. Le défi était là : faire tenir ensemble ces voix, toutes ces sensations, ces émotions, ces brins d’histoires récoltés au fil de mes voyages. Mais cela s’est fait assez naturellement, sans heurts. J’avais beaucoup travaillé en amont, dans la profondeur, pour préparer ce roman. Je me suis simplement appliqué à rester le plus fidèle possible à ce que je savais de la Polynésie, c’est-à-dire à ce que j’y avais vécu, ressenti, appris. Le romancier portugais Antonio Lobo Antunes a écrit quelque part : « Un bon roman est comme un organisme vivant qui a ses lois propres ». Dès lors, tout le travail consiste à laisser le livre s’écrire seul. Ne jamais chercher à en imposer, s’effacer plutôt derrière ses personnages. Bouvier le savait bien : la littérature est un « exercice de disparition ».

    - Vos protagonistes, le Maori et le Tahitien,  ont-ils des «modèles» dans la réalité, ou relèvent-ils de la pure fiction ?

    - Rongo Walker et Tamatoa sont des êtres de fiction. Mais ils s’inspirent évidemment de la réalité, d’hommes que j’ai eu la chance de côtoyer en Polynésie : pour moi, l’imagination n’invente rien, elle ne sait que recombiner des émotions, des faits, des sensations. Mais dans mon expérience, les grands personnages romanesques sont plus réels, souvent, que les gens qui m’entourent. On connaît l’anecdote du soir où Balzac, discutant politique avec quelques amis, leur déclare soudain : « Parlons de choses réelles, parlons d'Eugénie Grandet… »

    À l’inverse, les personnages « réels » de Bluff – à peu près tous les autres, et notamment les quatre grands anciens dont les monologues rythment l’histoire – sont tout aussi imaginaires, tout aussi romanesques qu’eux…

    David Fauquemberg. Bluff. Stock, 334p.

  • Chichkine met la petite histoire dans la grande...

     
    Le Rêveur solidaire (13)
    À propos des écrits autobiographiques du romancier...
     
    Après de grands romans couverts de prix et de mémorables essais, dont «La Suisse Russe», le plus helvète des auteurs moscovites nous revient avec un ensemble de textes personnels infiniment attachants évoquant sa mère, une impossible passion amoureuse, Robert Walser dans son «modeste coin» ou une visite à Montreux au fantôme de Nabokov, notamment.
    Les circonstances particulières que nous vivons, depuis quelque temps, nous rappellent tous les jours, et à titre pour ainsi dire mondial, que notre vie ne tient qu’à un fil; et c’est cela même, dès son titre, que le dernier livre de l’auteur russe Mikhaïl Chichkine, bientôt sexagénaire et donc avec le début de recul d’un sage, nous suggère à son tour en filant la métaphore de manière bien concrète et vécue. De fait, c’est par le «fil» de la martingale de son manteau d’enfant que sa mère, un jour, l’a sauvé en le retenant au moment où il allait tomber d’un quai de gare sous le train; et longtemps l’idée que ladite martingale eût pu céder à ce moment-là hantera la chère mère de son souvenir à la fois angoissant et béni.
    Ce bref épisode de la martingale s’inscrit dans la première des nombreuses «histoires» que raconte Mikhaïl Chichkine en s’adressant à son lecteur comme s’il se parlait à lui-même ou à ses enfants, et plus précisément encore à sa mère défunte avec laquelle il a vécu les séquelles d’un divorce, les rigueurs d’une autorité «sévère mais juste», comme on dit, jamais favorisé par cette institutrice et directrice d’école dont il dépendait directement; et plus tard les croissantes dissensions «politiques» opposant le fils, proche des dissidents, et sa mère fidèle au Parti jusqu’à en découvrir les failles et même la vilenie de certains camarades.
    Cette première «histoire», à valeur d’exorcisme personnel et de quête d’un pardon mutuel, d’innombrables jeunes Russes de la génération de l’écrivain (né en 1961) qui assista à la chute du communisme, l’auront sans doute vécue, mais c’est en homme de cœur que Chikchine y revient, sans complaisance pour autant, avant de se lancer dans le récit d’une deuxième «histoire» aussi extraordinaire qu’emblématique.
    Le dilemme entre Amour et Révolution
    Rien de ce qui fut humainement vécu, au XXe siècle et même avant, entre la toute petite Suisse et la très grande Russie, n’est étranger à Mikhaïl Chichkine, un peu grâce à sa mère qui le poussa (contre son gré) à étudier l’allemand plutôt que l’anglais, avant qu’une jeune Helvète conjugue avec lui le verbe «aimer» et qu’il la suive à Zurich pour y vivre maritalement en exerçant un job de traducteur à l’accueil de ses compatriotes et autres migrants, ainsi qu’il l’évoque d’ailleurs dans un de ses romans et le préambule de deux essais de grand apport documentaire: Dans les pas de Byron et Tolstoï; du lac Léman à l’Oberland bernois (2005) et La Suisse russe (2007).
    Or c’est en préparant ce dernier ouvrage que Mikhail Chichkine «tomba» sur un lot de six mille lettres et cartes postales dont l’échange constitue un poignant roman d’amour «empêché» entre deux futurs médecins tombés amoureux l’un de l’autre pendant leurs études: la Russe passionnée Lydia Kotchetkova et le brave Fred Brupbacher, tous deux férus d’idées nouvelles, celui-ci participant plus tard à la fondation du parti communiste suisse et celle-là, figure du parti socialiste –révolutionnaire, flirtant à un moment donné avec les terroristes.
    Mélange de passion folle et de douceur mélancolique, le récit des amours de Lydia Kotchetkova et de Fritz Brupbacher évoque à la fois les «démons» de Dostoïevski et les récits de Tchekhov. Du premier, Lydia incarne en effet les héroïnes idéalistes indomptables, et du second elle réitère l’expérience terrifiante de la réalité russe à laquelle, devenue médecin dans un trou de province, elle se frotte tous les jours jusqu’à désespérer des moujiks ivrognes et pillards; et le bon Fritz, qui aimerait bien vivre plus tranquillement avec elle après leur voyage de noces catastrophique à Venise (elle est maladivement horrifiée par la chair) est lui-même un médecin des pauvres à la manière du bon Anton Pavlovitch. Enfin, déçue par ses camarades révolutionnaires autant que par le peuple idéalisé, elle finira dans la solitude, s’accusant de stupidité et demandant pardon à son cher Fritz qu’elle n’a su aimer qu’à distance…
    Robert Walser, entre oubli et adulation posthume
    Avant de faire figure aujourd’hui d’auteur «culte», au point qu’un certain mythe assez convenu en magnifie parfois l’image à outrance, Robert Walser fut successivement un jeune écrivain des plus originaux, au talent reconnu par des auteurs prestigieux (tels Hermann Hesse, Kafka ou Robert Musil), mais au premier succès confidentiel qui l’incita à «monter» à Berlin pour essayer de faire carrière auprès de son frère artiste Karl, alors que sa vocation de pur poète excluait les ronds-de-jambe sociaux. Son mythe tient surtout au fait qu’il passa les dernières décennies de sa vie dans un asile où il finit par griffonner ses textes au crayon en lettres minuscules, plus ou moins considéré comme un charmant toqué et finalement oublié d’à peu près tout le monde, avant sa renaissance posthume.
    De cette destinée de présumé raté, Mikhaïl Chichkine a tiré la plus longue des «histoires» qu’il raconte dans Le manteau à martingale, que Paul Nizon (dans sa préface) a raison de dire un «texte tout à fait éblouissant», même s’il est dénué de tout clinquant littéraire.
    A préciser qu’un autre homme de qualité, avant Chichkine, en la personne du journaliste zurichois Carl Seelig, aura rendu justice au vrai Walser qu’il visita maintes fois en son asile d’Herisau et en fit avec lui d’immenses balades dans la nature dont il a tiré ses Promenades avec Robert Walser, parues peu après la mort de celui-ci et qui nous révèlent un vieil homme d’une parfaite lucidité, qui parle de la vie, de la politique, des idéologie, de l’histoire et de la condition humaine avec un bon sens et une liberté sans faille.
    Le même sens commun et la même indépendance d’esprit marquent toutes les «histoires» racontées dans Le Manteau à martingale par Mikhaïl Chichkine, dont l’empathie ne vire jamais au sentimentalisme prêté à «l’âme russe», autre cliché, même quand il évoque le sort des milliers d’internés russes en Suisse qui payeront parfois le retour au pays de leur vie, entre autres faits tragiques.
    En romancier-conteur, l’écrivain passe allègrement du détail révélateur au tableau d’ensemble, dont le meilleur exemple est son pèlerinage dans l’ancienne suite du Montreux-Palace où il va vérifier la présence d’une certaine tache d’encre dans un tiroir du bureau de Vladimir Nabokov, accompagnant un ancien camarade d’étude devenu businessman plein d’arrogance et qui finira assassiné...
    Ainsi la «petite» et la «grande» histoire ne cessent-elles de se repasser les plats, si l’on ose dire, des 10 000 Suisses engagés par Napoléon dans sa campagne de Russie au fils d’une institutrice soviétique devenu l’un des meilleurs auteurs de son pays, qui ne cache pas sa vive opposition au régime de Vladimir Poutine et que Paul Nizon, qui fut lui-même auxiliaire dans le placement des internés russes en ses jeunes années, définit «soit comme un Russe suisse, soit comme un citoyen helvétique russe»…
    Mikhaïl Chichkine. Le Mannteau à martingale, Editions Noir sur Blanc.

  • Shmuel T. Meyer sublime les blessures de mémoire

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    Trois recueils constituant un livre unique, sous le titre d’Et la guerre est finie, nous font revenir au terrible XXe siècle dans un mélange saississant de douleur et de nostalgie, de cruauté et d’humour, par le truchement du grand art de l’écrivain franco-israélien, conteur et poète. Le triptyque a été gratifié, en 2021, du prix Goncourt de la nouvelle.
    Quel lien peut-il bien y avoir entre une jeune femme «en espérance» marchant dans la neige à la rencontre d’un train de nuit, un vieil ahuri peignant à genoux d’étrange figures noires dans la chambre d’un asile jurassien, une poétesse romaine que la peur a décidée de ne plus écrire, un flic juif new yorkais hanté par ses souvenirs de la guerre de Corée, un adolescent israélien parlant à sa terre comme à une amoureuse, le fils d’un ancien bourreau nazi passant à la lutte armée dans les années 70 et une ouvrière londonienne blanche aux trois garçons à sangs mêlés, entre autres sœurs et frères humains mal barrés dans la course folle du temps lancé à travers le vide stellaire aux reflets de cendre et de diamant ?
    Quel autre lien que le fil ténu, mais à la fois tenu, têtu, torsadé comme un barbelé et délicat comme un fil de soie, de l’écriture d’un certain Shmuel T. Meyer dont j’avoue, à ma honte sotte, que j’ignorais tout avant-hier, et qui m’a bonnement bouleversé, avec ses très mauvaises nouvelles envoyées de notre bas monde et comme transfigurées par leur poésie brassant tout-venant et paillettes d’or dans autant de récits magnifiés par un verbe étincelant et vibrant d’émotion sans pathos, pour nous soulever cependant le cœur et ce qu’on appelle l’âme sans trop savoir ce que c’est…
     
    Le choc du Réel
    Le premier choc de cette lecture est immédiat, dès l’incipit (« Elle épousa le premier venu, le premier qui s’avisa de lui promettre de la protéger »), immédiatement flanqué d’une suite qui boite déjà bas : « C’était un drôle de type avec des dents de cheval plantées dans la chair rubiconde de ses gencives et des yeux plongés si profondément dans leurs orbites, qu’on eût dit des agates dans une flaque d’eau ».
    Ensuite on devrait se sentir protégé, puisqu’il y a une petite maison dès la noce de ces deux-là, un humble cabanon attenant pour les besoins, le giron à chaleur aigre de l’époux qui pionce, puis on passe d’une saison à l’autre comme passent, par delà les mauvaises herbes du jardin et le remblai de ballast, à huit heures trente du matin d’hiver, les voitures bleu sombre «comme les trois saphirs d’un collier» de la Compagnie internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens, et la nouvelle année éclipse la précédente sur les rails où l’ange honteux (la honte que c’est de n’être que ce rien du tout en chemise de nuit de pilou et pas la princesse des sleepings) se tient immobile, etc.
    Si l’innocente des Grands Express Européens, titre du recueil éponyme, n’a pas de nom, sa figure sacrificielle se multiplie, dans les trois séries de nouvelles, notamment sous les prénoms de Clara la déportée, de Wendy la fille-mère, de Tal Hammerstein la camée noyée ou d’Annette qui est tombée sous les balles de la Légion Arabe et au souvenir de laquelle fait écho cette sentence élargissant la focale : «Les surprises entrent et ressortent par la porte. Il y a celles à qui l’on offre un rafraîchissement, puis un cœur, puis l’immense malheur engendré par l’absence », ces mots renvoyant à la dernière inscription «à la pointe d’épine» de la poétesse romaine Clara Bassano, morte d’une balle dans la tête en 1944 : «Si le bonheur écrit mal, alors le malheur gribouille »…
    Evoquer les «pointes» tragiques de ces nouvelles est immédiatement nécessaire, pour dire blessures et vengeances éventuelles, mais insuffisant à rendre leur totalité vivante, extraordinairement poreuse, pleine d’odeurs, de saveurs, de notes sensibles et sensuelles.
    Shmuel T. Meyer va (presque) partout et en voyageur du temps, disons ici : entre Venise et Paris via Lausanne, avant et après la guerre, mais aussi en remontant le val d’Anniviers jusqu’à Saint-Luc, à l’hôtel Bella Tola et au nid d’aigle du Weisshorn, de 1937 à 1947, dans le smog de Londres, à la lumière de Tel Aviv et là bas entre les quartiers juifs et les caves à jazz du «Village» de New York cher aux Beatniks, dans le Montparnasse bohème des années 20 et en Israël au temps d’Exodus, à Ballaigues avec Louis Soutter - et si je dis « presque », c’est pour ajouter qu’on serait aussi «presque» chez nous à Busan en Corée ou à Guantanamo avec ce démon d’écrivain à la capacité d’évocation illimitée, faisant appel à tous les sens pour mieux « faire sens » et symbole.
    Comme on est immédiatement «chez soi» dans la pension Vauquer du Père Goriot, on «reconnaît» illico ce qu’on voit à la fenêtre du taxi entre la gare de Lyon et l’hôtel La Louisiane de la rue de Seine où Henry Miller et Albert Cossery ont créché, on est avec Cendrars et son ami peintre Hillel le Montparno d’adoption, on est dans l’appart new yorkais puant la décomposition des pauvres Goldie et Max, etc.
     
    Une vision à multiples facettes
    Si Clausewitz a dit que la guerre était la continuation de la politique avec d’autres moyens, avant que Michel Foucault ne soutienne le contraire, le triptyque d’Et la guerre est finie, tous lieux et personnages confondus, nous rappelle plutôt que les multiples aspects de la guerre (des blocs et des nations, des races et des classes, des religions et des sexes) n’ont pas de fin tant qu’il y a de «l’hommerie» chez les humains, selon l’expression de ce catholique sceptique plus ou moins juif d’origine qu’était Montaigne, et cela vaut sous tous les points de vue, de la chaude intimité des personnages au froid glacial des faits «divers» quotidiens et de la guerre bientôt recommencée…
    De façon très remarquable, qui rappelle la circulation des personnages balzaciens dans La Comédie humaine, Shmuel T. Meyer multiplie, d’une nouvelle à l’autre, les points de vue sur tel ou tel événement, qui ajoute à l’impression de ronde-bosse de ses récits, comme dans le film Rashomon de Kurosawa où un événement est raconté alternativement par divers témoins. Il en résulte, bien plus qu’un relativisme dissolvant, une impression de réalité «augmentée» que la poésie intense de la langue de l’écrivain accentue encore, au point que, lecture faite d’une nouvelle, on y revient comme à un poème.
    Dans les grandes largeurs guerrières de la mémoire juive du XXe siècle, sur notre terre «salie par les hommes», selon l’expression d’un des personnages, la trilogie de Shmuel T. Meyer ressaisit, respectivement, les séquelles individuelle de la Deuxième guerre mondiale et de la Shoah, dans Les Grands Express Européens, celles de la guerre de Corée dans l’Eldorado fracassé du Great American Disaster, et celles enfin du conflit israélo-arabe dans Kibboutz, préludant à maintes désillusions internes dont la déchirante dernière nouvelle, Vers l’effroi, constitue le point d’orgue tragique mais non désespéré – car à «l’hommerie» fameuse s’oppose, dans les trois recueils, la lumière qu’il y aussi au cœur de notre drôle d’espèce, la présence de ce qu’on appelle la conscience et la compassion qui en découle, le goût de vivre malgré tout et la soif inaltérable de ce qu’on appelle l’amour…
    Shmuel T. Meyer. Et la guerre est finie. 1. Les Grands Express Européens,130p. 2. Kibboutz, 147p. 3. The Great American Disaster, 140p. Éditions Metropolis, 2021.
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  • Bestiaire de Buzzati

     

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    En 1994 paraissait ce recueil de nouvelles et chroniques inédites du grand conteur italien, consacrées au monde animal. L'occasion de se replonger dans un univers fascinant et souvent méconnu.

    La célébrité de Dino Buzzati (1906-1972) est essentiellement fondée sur Le désert des Tartares et, à un titre moindre, sur quelques recueils de nouvelles dont le plus connu s'intitule Le K. Cependant, le clan occulte des buzzatiens ne cesse de faire de nouveaux adeptes, et notamment dans notre langue où se multiplient les publications posthumes et figure la meilleure étude, à notre connaissance, de l'œuvre du grand écrivain, sous la plume de Michel Suffran. 

    Bestiaire-magique-de-Dino-Buzzati-Pavillons-poche_reference2.jpgSouvent snobé par la critique, et plus encore par l'Université qu'effarouchent le tour «populaire» de ses récits et sa langue sans apprêts — souvent traduite à la diable par surcroît — Dino Buzzati a laissé une œuvre apparemment protéiforme (de la chronique journalistique au roman, de la bande dessinée au théâtre, ou de la nouvelle à l'expression picturale) que fonde pourtant une unité organique. 

     

    L'on a parfois comparé son univers à celui de Kafka, ce qui nous paraît limité à l'«inquiétante étrangeté» de ses atmosphères. Mais bien plus pertinent nous semble le qualificatif d'auteur «pascalien» avancé par Michel Suffran, qui voit en cette œuvre une vaste méditation sur la condition humaine, la solitude, l'angoisse, la maladie, la fuite du temps, l'amour et la mort, filtrée par des histoires accessibles à tous et pétries de magie et de merveilleux, de mythes et de fables, d'êtres légendaires et de créatures engendrées par sa fantaisie imaginative. 

    Dans l'univers de Buzzati souvent marqué par l'aspect dénaturé de l'homme (sa nouvelle La création montre le peu d'empressement de Dieu à donner son bon à créer à la maquette de l'homme, qui Lui paraît «l'unique aberration de la nature, l'irréparable impureté du cosmos»), les animaux jouent un rôle important et multiple. Nullement idéalisés, ils sont les messagers du monde élémentaire et desmystères physiques ou psychiques. 

    2665147500_small_1.jpgAu plan moral, la souffrance de l'animal, plus encore que celle de l'enfant chez Dostoïevski, est pour Buzzati le symbole par excellence d'un scandale incompréhensible. Maintes fois il l'a représentée, de cette nouvelle effrayante intitulée Les gladiateurs, où l'on voit un prélat jeter, «pour voir», une petite araignée dans la toile d'un monstre de la même espèce, à la dernière chronique journalistique du présent recueil, évoquant le geste d'un conducteur de métro qui stoppe sa machine pour sauver un chien, au dam des gens «raisonnables». 

     D'inépuisables ressources 

    Par-delà l'affection naturelle que lui inspiraient les animaux (il en avait une toute particulière pour ses bouledogues, immanquablement nommés «Napoleone» et gratifiés d'un numéro d'ordre), Dino Buzzati tirait, de leur observation ou de leur projection imaginaire, d'inépuisables ressources thématiques, tantôt satirico-politiques (Le chien progressiste, ou le terrible Cas de conscience d'une sentinelles stigmatisant les privautés meurtrières de l'homme sur les espèces «inférieures»),écologique avant la lettre (Les aigles), polémique (L'arriviste chien qui devient homme et le motard dément qui devient Fauve motorisé), prophétique (L'expérience d'Askania Nova, quipréfigure le débat sur les manipulations génétiques), humoristique (La terrible Lucietta) ou magique (Le chien universel faisant écho au Chien qui a vu Dieu)... 

    buzzatioeuvre.jpgAutant dire que ce livre, préfacé par Claudio Marabini et composé exclusivement d'inédits (si l'on excepte les préoriginales dans les colonnes du Corriere della Sera,notamment), enrichit notre «rayon Buzzati» d'un élément essentiel.

    Dino Buzzati. Bestiaire magique. Textes inédits traduits de l'italien par Michel Breitman. Laffont, 337 pages. 

    Michel Suffran, Qui êtes-vous Dino Buzzati ? La Manufacture, 1988, 367 pages.

     

  • L’idéologie vertueuse pousse les meutes à la déraison

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    De la décapitation « islamiste » de Samuel Paty aux multiples formes de bigoterie politisée enflammant les clans « radicalisés », une vraie folie entretient toutes les confusions sur les thèmes, notamment, de la différence sexuelle, de la race, du genre et de l’identité, avec la même intolérance croissante. La Grande déraison de Douglas Murray, en donne un aperçu tantôt atterrant et tantôt hilarant, appelant Molière et Rabelais au secours…
    Le hasard des circonstances a fait que nous aurons appris à peu près en même temps, ces derniers jours, la nouvelle de la mort atroce de Samuel Paty, brave prof français dans la quarantaine décapité par un jeune Tchétchène fraîchement acquis à la cause de l’islamisme conquérant, et la proposition benoîte du pontife catholique Francesco de considérer les homosexuels de genres divers comme des sœurs et frères humains dignes d’une évangélique bienveillance.
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    Or l’idée, apparemment discutable, de rapprocher ces deux actes de présumée barbarie et de supposée compassion, m’est venue tandis que je lisais La grande déraison du journaliste anglais Douglas Murray, quadra lui aussi et gay déclaré, dont le vaste aperçu des «sujets qui fâchent» actuellement une partie de la société occidentale - et plus précisément dans la caste intellectuelle anglo-saxonne et la nébuleuse des réseaux sociaux galvanisés par le «politiquement correct» - est précisément marqué par des rapprochements inattendus et non moins révélateurs, impliquant la complexité humaine et pointant le simplisme ravageur des idéologies les plus radicales.
    Le bon sens de bonne foi laïque voudrait, naturellement, que l’assassinat de «droit divin» d’un enseignant par un fanatique publiquement encouragé, entre autres, par un imam autoproclamé, soit considéré comme un exemple emblématique de la monstruosité de l’islamisme, confondu par certains avec l’islam tandis que le mantra «pas d’amalgame» monte aux cieux.
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    Or ceux qui s’empressent, à gauche comme à droite, de «récupérer» politiquement et surtout idéologiquement, cet acte affreux, seront peut-être les mêmes qui taxeront, pour des motifs idéologico-politiques, l’attitude du «saint père» de joyeusement progressiste ou de coupablement laxiste.
    Dans les deux cas sans rapport apparent, les idéologies binaires trancheront, les réseaux sociaux s’enflammeront et les chefs d’Etat (le match Macron-Erdogan) se balanceront des caricatures en pleines gueules selon la logique des chaises de coiffeur rivales merveilleusement évoquée dans Le Dictateur de Chaplin et rappelée par René Girard dans sa description de la «montée aux extrêmes».
    Et que je te rappelle que certains pères de la Sainte Eglise en appelaient au meurtre des infidèles. Et que je te mêle les images de décapitations ou de lapidations des adultères saoudiens ou des homos au Brunei, du mystique vaudois Jean-Abraham Davel ou de Michel Servet cramé par Calvin, présent contre passé, Sud contre Nord ou inversement, Noirs contre Blancs, femmes à barbes contre juifs intégristes, tout devenant si confus que rien n’a plus de sens : à devenir fou.
     
    Du syndrome de Saint-Georges à l’hystérie établie
     
    Le titre anglais de l’essai de Douglas Murray, The Madness of Crowds, « la folie des foules », rappelle évidemment les gesticulations grimaçantes des meutes musulmanes réagissant à la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie ou des caricatures de Charlie-Hebdo, autant que les mouvements de protestation plus dignes (à nos yeux) suscités par les tueries parisiennes de janvier et de novembre 2015, notamment, mais les « foules » visées, qu’on pourrait dire aussi «la meute» ont cela de nouveau dans la société actuelle qu’elles ne se bornent plus à la rue ou aux grandes places à manifs mais s’étendent à la nébuleuse des médias et des réseaux sociaux où la diffusion des opinions et des slogans, des mots d’ordre et des tweets « influenceurs » atteint une vitesse et une intensité nouvelles, agressives sous couvert d’anonymat et jusqu’à l’appel au meurtre aveugle.
    Or le premier constat de Murray, portant sur la transformation récente de la société, tient à la disparition des « grands récits » idéologiques collectifs qu’ont représenté la religion ou politiquement, en Occident, le communisme, le fascisme et le libéralisme, tous porteurs de sens et tous partis en vrille.
    Et quel « récit » nouveau pour le XXIe siècle ? Au top de l’esprit d'époque occidental, en termes de grand nombre: le récit d’une nouvelle vertu fondée sur l’exigence universelle de justice (qui n’en voudrait pas ?), avec un nouvel Axe du Bien censé diriger chacune et chacun en matière de droits et de lois, s’agissant de la condition des femmes, des Noirs et des minorités sexuelles, avec une «préférence» inversée par rapport à la domination blanche et patriarcale, etc.
    Tout cela qui serait en somme légitime et magnifique, si ce n’est qu’on observe, depuis une vingtaine d’années, le remplacement des dogmes et préjugés anciens, bel et bien lestés d’injustice et de cruauté, par de nouveaux préjugés et dogmes revanchards, socialement invivables.
    « Evoquer le sort des femmes », écrit Douglas Murray, des gays, des individus d’origines ethniques diverses ou des transgenres est devenu non seulement une façon d’afficher sa compassion, mais aussi de démontrer une forme de moralité. Ainsi se pratique cette nouvelle religion. « Lutter » pour ces questions et plaider leur cause est devenu une façon de montrer qu’on est quelqu‘un de bien ».
    Et d’ajouter cette autre évidence: que ces aspirations reflètent «certaines des plus précieuses conquêtes de nos sociétés - étonnamment rares dans d’autres régions du monde. On compte soixante-treize pays où il est illégal d’être gay, et huit dans lesquels l’homosexualité est passible de la peine de mort. Dans certains pays du Moyen Orient et d’Afrique, les femmes se voient dénier les droits les plus fondamentaux. Des explosions de violence interraciale ne cessent d’éclater en divers points de la planète ».
    Or le paradoxe est qu’on présente les pays les plus avancés dans ces domaines comme étant parmi les pires. « Seule une société très libre peut autoriser - et même encourager les récriminations sans fin sur ses propres iniquités », commente Douglas Murray. Et de citer le philosophe australien Kenneth Minogue parlant de «syndrome de Saint-Georges à la retraite» à propos de cette surenchère vertueuse.
    «Après avoir occis le dragon, le valeureux guerrier parcourt la contrée en quête d’autres exploits glorieux : il lui faut de nouveaux dragons ». Et c’est alors qu’on entre dans le vif et le concret du sujet, à l’écart de toute idéologie : dans la chair vive des faits et des actes, pièces en mains.
    Dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018), Jean-François Braunstein avait donné un premier aperçu de la déraison croissante des « élites » intellectuelles, plus précisément localisées dans les universités américaines, alors que Murray brasse plus large et propose un panorama très richement documenté, vivant et parfois accablant, souvent drolatique aussi, d’une profondeur très nuancées dans ses parties les plus sensibles.
    Subdivisé en quatre grands chapitres (Gay, Femmes, Race, Trans) et trois « entractes » évoquant les fondations marxistes de la nouvelle religion, l’impact de la technologie et donc des Big Data et des réseaux sociaux, et la notion de pardon, l’ouvrage, d’une parfaite clarté en dépit du caractère parfois très embrouillé de la matière traitée, est à la fois polémique, courageux et constructif.
    En lisant son premier chapitre consacré à la dérive du mouvement de défense de l’homosexualité, passé d’un juste combat à une mouvance politisée souvent vengeresse et intolérante dans sa nouvelle exigence de conformité, je pensais aux souffrances réelles, et persistantes, éprouvées par d’innombrables personnes toutes « tendances » confondues, tel le jeune Bobby Griffith suicidé à vingt ans, en 1982, à cause de l’intolérance religieuse de sa mère obnubilée par les préceptes bibliques, laquelle mère devint une militante ardente du mouvement LGBTQ.
    Ladite Mary Griffith, décédée en février dernier à l’âge de 85 ans, a en somme «pris sur elle» en (re)vivant dans sa chair le désespoir de son fils, sa trajectoire a fait l’objet d’un téléfilm grand public (Tous contre Bobby, avec Sigourney Weaver, en 2009) à la fois poignant et aussi « édifiant » que l’appel à la compréhension du pape Francesco, mais qui dira que le Bobby en question était meilleur que son frère, et qui jettera la pierre aux innombrables parents actuels s’inquiétant des « préférences sexuelles » de leurs enfants ou hésitant à soumettre leur garçon-fille ou leur fille-garçon à tel ou tel traitement hormonal de choc ?
     
    Les nouveaux inquisiteurs
    sont autant d’« imams » autoproclamés…
     
    Tel est pourtant le constat, et combien étayé, de Douglas Murray (lui-même homo et pas plus fier de l’être que vous d’être né roux ou lesbienne) sur l’évolution et la radicalisation « politique » d’un mouvement désormais porté à sa pointe radicale à la survalorisation des gays, des femmes, des noirs ou des transsexuels, voire à la chasse aux nouveaux « dissidents » osant penser ou ressentir différemment : qu’à la violence intolérante on a fini par substituer son contraire caricatural usant des mêmes ressorts et raccourcis.
    À cet égard, Douglas Murray multiplie les exemples de nouvelle intolérance, tirés de polémiques parfois délirantes qui incluent des célébrités médiatiques ou universitaires et s’emballent sur les réseaux sociaux - hideux spectacle à vrai dire, où les nouveaux inquisiteurs n'ont rien à envier aux imams autoproclamés de l'islam radical.
    Mais comment résister à cette vague vertueuse ? Les conclusions du journaliste-essayiste, évidemment classé « à droite » et même menacé physiquement pour ses courageuses prises de position contre l’islamisme et l’hypocrisie européenne en matière d’immigration (dans un autre best-seller intitulé L'étrange suicide de l’Europe), ne sont pas d’un idéologue mais d’un observateur « sur le terrain » aussi sensible et plein de respect humain qu’intraitable à l’égard de la fausse vertu, qui propose d’aborder les vraies questions de la diversité humaine, s’agissant de la différence profonde entre hommes et femmes dans leur perception de l’amour physique ou de la question trop souvent évacuée de la maternité, de la vraie fraternité telle que la prônait un Martin Luther King ou de la prudence requise dans la qualification juste des victimes ou dans l’approche de l’intersexuation.
    Et si nous nous parlions autrement que par mails et tweets ? Et si nous cessions de tout ramener à de la politique tout en restant citoyens ? « Minimiser la différence ne revient nullement à prétendre que celle-ci n’existe pas », conclut Douglas Murray, « Il serait ridicule de supposer que la sexualité et la couleur de peau ne signifient rien. En revanche, partir du principe qu’elle signifient tout nous sera fatal ».
    Sur quoi, sœurs et frères, parlons d’autre chose, allons faire un tour dans les bois faute de pouvoir garder la distance sociale dans les bars, baisons tranquillement à la maison ou cultivons nos géraniums comme le vieux Godard, rions avec Rabelais et Molière et soyons réellement déraisonnables sans trop nous décapiter…
    Douglas Murray, La grande déraison. Race, Genre, Identité. Traduit de l’anglais par Daniel Roche. L’Artilleur, 457p.

  • Ceux qui ne font que passer

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    Celui qui va et vient entre les deux infinis / Celle qui vaque le nez qui voque au vent / Ceux qui font aller, allez, allez / Celui qui a un pied dans la trombe / Celle qui prend son temps du bon pied / Ceux dont le corps repose sur le billard / Celui qui scrute l’avenir radié / Celle qui vous remercie d’exister et vous lui répondez qu’y a pas de quoi alors elle: mais si / Ceux qui se disent qu’une vie ne vaut pas qu'on tue l’aura / Celui qui se vante encore du va-et-vient en roulant les mécaniques de son Rollator / Celle qui affirme que le sexe est clairement une composante surévaluée de la donnée existentielle qui précède décidément les essences et par ailleurs on peut citer Sartre en note de bas de page / Ceux qui sont dans le vent et de plus en plus conscients de la dangerosité nouvelle des cellules orageuses sur le Jura Nord / Celui qui règle son GPS sur l’option coup d’un soir / Celle qui n’exclut pas un séjour momentané au Purgatoire / Ceux dont les médias proclament qu’ils vont se retrouver dans les étoiles avec Henri Bergson et Nana Mouskouri, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • De la vie des gens

    freud.large-interior.jpglittérature
    L'humanité profonde de William Trevor, modulée par ses nouvelles . 

    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.

    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”.
    Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...

    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation.
    Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.

    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...

    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p.

  • La recherche de Knausgaard n’est pas du temps perdu

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    Le Rêveur solidaire (5)
     
    Taxé plus ou moins abusivement de « Proust norvégien », Karl Ove Knausgaard a séduit des centaines de milliers de lecteurs avec son autobiographie en six volumes où il a choisi de dire tout ce qu’on évite d’avouer à l’ordinaire, avec une honnêteté hypersensible rare et un charme rugueux sans pareil. Dans Aux confins du monde, on le retrouve entre seize et dix-huit ans, bien et mal dans sa peau comme nous tous…
    Vous n’en avez peut-être rien à souder, mais moi ça me parle, et je ne suis pas seul. Si ça ne vous intéresse pas de savoir ce que ressent un jeune Norvégien qui se réveille avec un slip poisseux de sperme et n’en trouve pas de rechange vu que sa mère récemment divorcée les a tous balancés à la lessive la veille - si vous n’êtes pas un peu gêné avec lui, je pourrais vous dire de passer votre chemin…
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    Vous pensez qu’il y a des choses qu’un écrivain ne doit pas dire ? Vous pensez que le respect humain impose la protection de ses proches ? Vous trouvez nul le fait de parler de soi comme ça, de dégommer son père après sa mort au prétexte qu’il a été trop dur, de raconter comment on a trompé son ex pendant le temps d’un premier mariage raté, de parler de sa deuxième femme et de ses enfants sans flouter leurs prénoms, bref de déballer tout le magma de sa vie qui ne regarde personne – vous trouvez ça au-dessous de tout, juste digne d’une époque en mal d’indiscrétion et de scandale ?
    Or je vous donnerais raison sur toute la ligne, sauf dans le cas de Karl Ove Knausgaard qui ne fait pas, vous l’aurez deviné, que parler de ses slips moites, de son entourage proche et de ses tribulations d’enfant, d’adolescent et de jeune homme évoquées de manière non chronologique dans les trois premiers tomes du cycle autobiographique intitulé Mon combat (Mein Kampf en version allemande, non mais !), son autobiographie représentant déjà plus de 1700 pages, auxquelles s’ajoutent aujourd’hui les 650 pages d’Aux confins du monde.
    Mais alors de quoi parle, beaucoup plus largement, et nous concernant tous, cet écrivain qui n’est remarquable ni par un style littéraire exceptionnel ni par l’originalité de ses idées ou de ses vues sur l’humanité ?
    Je dirai qu’il parle de la vie : de sa vie qui nous ramène illico à notre vie à la fois ordinaire et tout à fait unique pour peu qu’on la regarde vraiment - et Knausgaard a le don de restituer, avec des riens, cet aspect à la fois inouï et jamais vu de notre présence au monde, sans recourir à aucun effet.
    À propos de la forme apparente de l’autobiographie de Knausgaard, dans un reportage plutôt sympathique au demeurant, le journaliste français David Caviglioli (en 2014, dans L’Obs) écrivait que « le texte ressemble à un blog de 3000 pages, sans aucune forme de reconstruction littéraire, mal écrit, plein de clichés à deux sous et de digressions qui ne mènent nulle part ». Or cette appréciation, à la fois superficielle et injuste, relancée par un Pierre Assouline dans un article plus méprisant encore, où il était question d’un « Brad Pitt norvégien » dont les observations se réduiraient à une « morne plaine », me semble passer complètement à côté de la forme et du contenu réels d’une œuvre qui, sous l’apparent naturel non contrôlé de sa remémoration, frappe de plus en plus par une élaboration organique et une « musique » dont il émane, comme dans ses évocations si plastiques de la nature, une beauté aussi émouvante que celle de la vie.
     
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    Ni Proust ni Anna Todd
    Ceci noté, est-il légitime de parler de « Proust norvégien » à propos de Knausgaard, compte non tenu de l’égale longueur des deux œuvres et de leur ancrage dans la remémoration ?
    Ne serait-ce que sous quatre aspects, la comparaison ne tient pas debout. D’abord parce que la société bourgeoise et aristocratique décrite par Proust n’a rien à voir avec la classe moyenne scandinave dans laquelle baignent les personnages de Knausgaard. Ensuite parce que lesdits personnages sont, chez celui-ci, calqués sur des personnes vivantes, alors que chacun des personnages de Proust procède du collage de plusieurs « modèles ». En outre, le « moi » du Narrateur de la Recherche du temps perdu se distingue de la personne de Proust, alors que Karl Ove se pose en sujet sans masque. Enfin et surtout, la prodigieuse organisation psychologique et littéraire proustienne, l’immense brassage qu’elle opère de tous les savoirs et la féerie poétique de sa langue ne sauraient se comparer avec la chronique autobiogaphique de Knausgaard, d’ailleurs le premier à contester ce rapprochement.
    Cependant l’on pourrait dire qu’il y a, bel et bien quelque chose de proustien dans le processus de remémoration de l’hypermnésique auteur norvégien et dans sa façon de restituer une sorte de présent hors du temps, ponctué de dialogues d’une fraîcheur lustrale. La quarantaine passée, il revient ainsi à des épisodes de sa vingtaine approchante et des années précédentes où l’impatience de perdre son pucelage se fait pressante sur fond de sentiments beaucoup plus romantiques, et la lectrice ou le lecteur s’y retrouveront à tout coup en dépit des différences entre générations. Si le délire proustien de la jalousie n’y est pas du tout, la dimension affective est en revanche omniprésente chez Knausgaard autant que chez le terrible Marcel…
    A contrario, et quoique prétendent ses détracteurs quand ils invoquent la platitude de son récit, Knausgaard se situe à cent coudées au-dessus du feuilleton autobiographique d’une Anna Todd, pur produit de l’insignifiance « à confesse » typique des réseaux sociaux et de leurs followers, où n’importe quel papotage devient publiable et même « super-vendeur »…
    La vie, rien que la vie ressaisie
    Son bac en poche, Karl Ove avait dix-huit ans lorsqu’il s’est pointé dans le bled portuaire de Håfjord, au nord de la Norvège où il était censé enseigner, avec l’aspiration secrète d’écrire des nouvelles et le projet de devenir un aussi grand écrivain qu’Hemingway, on peut rêver. Ainsi commence Aux confins du monde, avec l’arrivée du jeune homme immédiatement confronté à des élèves à peine moins âgés que lui, et des filles - aïe les filles !
    Et dès le début de son récit, plus encore peut-être que dans La Mort d’un père, Un Homme amoureux ou Jeune homme, vous vous y retrouvez. Ce ciel bleu pur au-dessus du fjord, ces maisons vues comme sous une loupe, ces gens qui se connaissent tous et qui zyeutent le nouveau prof en blouson de cuir genre rocker, vous connaissez tout ça à votre façon. Vous n’avez peut-être jamais vu un fjord, mais est écrivain celui qui vous le fait apparaître, comme vous avez « vu » Bergen ou ces bords de mer nordiques…
     
    Un miroir où chacun se retrouve
    La vie, ce serait ce mélange de curiosité et de réserve timide. Ce serait cette première liberté mais encore tant de gaucherie, et la crainte de bander quand deux élèves filles se pointent chez vous pour voir de quoi vous avez l’air. La vie entre dix-huit et seize ans, revue à rebours, ce serait l’impatient besoin de coucher, mais aussi tout le reste qui fait rager ou rougir, pleurer ou rugir. Et à chacune et chacun, les épisodes souvent incongrus ou cocasses de cette chronique si personnelle rappelleront des scènes de la même espèce.
    Le père de Karl Ove, si coincé et menteur, souvent si blessant, qui se la joue comme on dit, te rappelle par contraste ton propre paternel si doux et si parfaitement honnête. Quand l’oncle maternel, à la table du grand-père paysan, se met à pontifier sur Heidegger, vous revivrez peut-être la même scène avec quelque cousine pédante, et la vie ce serait peut-être de se demander, pour un garçon rougissant devant sa mère qui prononce le mot homo, si lui-même ne le serait pas ; ou, si l’on est une fille réputée chrétienne, comment ne pas céder à un garçon trop pressant ? Et voici que la mère de Karl Ove, si sévère à l’égard de son père, se met à plaider contre toute attente, pour les qualités insoupçonnées de celui qui vient de la quitter. Allez comprendre la vie…
    Vous qui estimez que Le Temps retrouvé est l’un des plus beaux livres qui soient, vous savez aussi que, par delà les distinctions académiques entre grands et moins grands écrivains, certains livres participent, même plus humblement, de la même recherche d’une vie plus vraie, aussi ne perdrez-vous pas votre temps en compagnie de mon ami Karl Ove…
    « Et puis il y avait cette lumière, sombre en bas, parmi les hommes et les choses des hommes, pleine d’une sorte de pénombre ciselée qui, éparpillée dans la clarté mais sans la posséder ni la soumettre, se contentait de l’atténuer ou la ternir pendant que, tout là-haut au firmament, elle éclatait de pureté.
    « Ravissement.
    « Et puis il y avait le silence. Le bruissement de la mer là-bas, nos pas sur le gravier, un bruit par-ci par-là quand quelqu’un ouvrait une porte ou appelait, tout était enveloppé de silence, comme s’il montait de la terre, émanait des choses et nous enveloppait d’une façon que je ne formulai pas comme originelle mais ressentais comme telle, car je pensais au silence des matins de Sørbøvåg quand j’étais enfant, le silence sur le fjord, à l’abri du versant de Lihesten, à demi caché par la brume. Le silence du monde. Il était là aussi pendant que je montais le côte, ivre, avec mes nouveaux amis et, bien que ni lui ni la lumière ne fussent l’essentiel, ils comptaient pour leur part.
    Ravissement.
    Dix-huit ans et en route pour faire la fête »…
     
    Karl Ove Knausgaard. Aux confins du monde. Mon combat, Livre IV. Traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet. Denoël, 647p.