
Carnets de JLK - Page 19
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Figures de la convoitise
Une lecture de La Divine comédie (54)Purgatoire. Chant XX. Avares et prodigues. Exemples de pauvreté voulue. Hugues Capet et la famille de France. Cupides fameux. La montagne tremble…À la fin de ce chant poursuivant l’évocation du vice de convoitise que symbolise la «vieille louve» déjà rencontrée au début de la Commedia, Dante se retrouve «timide et pensif», avouant que seul il ne comprend rien de ce qu’il découvre, d’emblée frustré par la non-réponse de son interlocuteur précédent et confronté à un nouveau mystère.Le lecteur d’aujourd’hui ne peut que partager cette perplexité, mais à un autre niveau, surtout lié à ses connaissances limitées en matière de mythologie antique et de surabondantes références.Qui était Fabricius faisant vœu de pauvreté, Nicolas qui se montra prodigue envers trois jeunes filles, Midas et toutes celles et ceux, tirés de la mythologie ou de l’histoire biblique, qui défilent dans la cascade de ces vers dont chacun suppose une recherche particulière ?A cette question, chacun répondra selon sa curiosité ou son besoin, mais l’on peut aussi en faire l’économie en suivant ici la version la plus limpide, et dénuée de notes, de René de Ceccaty, d’où l’on retient deux épisodes principaux : la rencontre d’Hugues Capet, fondateur de la dynastie française et qui déplore les excès de ses descendants, notamment Philippe le Bel et Charles de Valois, lors de conquêtes à la fois ruineuses et vaines – mais c’est évidemment le Florentin qui passe le message taxant notamment Philippe le bel de « nouveau Pilate » ; et d’autre part, le soudain tremblement qui secoue la montagne du Purgatoire, glaçant d’horreur notre pèlerin dont reprend bientôt le route sainte en attendant, dans le chant suivant, l’explication de la tellurique colère... -
Faux réacs et vrais rebelles
Sous les plumes respectives de Gérard Joulié et Roland Jaccard, deux génies poético-philosophiques de la première moitié du XXe siècle, G.K. Chesterton et Ludwig Wittgenstein, revivent en beauté par l’analyse fine et le verbe incarné. La même indépendance d’esprit et la même douce folie traverse en outre Chesterton ou la quête excentrique du centre et L’enquête de Wittgenstein.
Les accointances angéliques du dieu Hasard qui, comme chacune et chacun sait, n’existe pas, ont vu paraître ces derniers temps deux opuscules consacrés aux extraordinaires figures qu’incarnèrent, à peu près à la même époque, et sur le sol de la même terre anglaise de toutes les extravagances, Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) et Ludwig Wittgenstein (1889-1951).
Présentant un aussi fort contraste, au physique, que les comiques américains Laurel et Hardy, ou que l’autre inénarrable couple imaginé par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, sans oublier le long maigre et le bon gros qui amusèrent notre enfance sous les noms de Londubec et Poutillon, les deux personnages ne différaient pas moins, en apparence du moins, tant par leurs caractères personnels que par leur mode de vie, leurs idées et les familles d’esprit auxquels ils se rattachaient, leurs positions en matière politique et philosophique ou religieuses, et pourtant...
Pourtant la lecture parallèle des deux grands petits livres, au même style élégant et fluide, que leur consacrent Gérard Joulié et Roland Jaccard, font apparaître d’indéniables similitudes, au plus haut niveau de l’indépendance intellectuelle et de l’aspiration spirituelle de deux génies partageant le même tempérament rebelle et la même propension à piétiner ce que nous appelons aujourd’hui le politiquement correct, dans un commun souci qu’on peut dire «religieux», ou plus exactement mystique.
La qualification de «réactionnaires» leur conviendrait assez aujourd’hui à divers égards, si ce n’est qu’elle ne veut plus rien dire, sinon l’exécution sommaire des justiciers autoproclamée, et le plus souvent anonymes, de la meute sociale, pas plus que la qualification de «rebelle» ne rime a quoi que ce soit dans un monde où tout un chacun (et chacune) prétend «vivre dangereusement» en multipliant les simulacres de «prises de risques»...
La sainte verve endiablée d’un ferrailleur débonnaire
Chesterton, dont l’énorme derrière cédait la place à trois dames quand il se levait dans l’omnibus, avait le sens du beau et du bien, de la merveille partout présente dans la trompeuse grisaille du monde et du mystère entier de notre existence hors d’une vérité révélée qu’il reconnaissait en paladin chrétien converti au catholicisme; il affirmait «qu’il vaudrait la peine de jeûner quarante jours pour entendre chanter un merle» et, sans exagérer, qu’il vaudra la peine, ce prochain printemps, de « passer par le feu pour voir une primevère ».
Cela n’en faisait pas un chantre de la nature «positivant» béatement pour ne pas voir le Mal courant dans le monde : au contraire c’était un chevalier batailleur tout dévoué à la cause du Bien et du Vrai, sans sacrifier pour autant aux bons sentiments qui n’engagent à rien, ni moins encore discréditer les bonnes choses de la vie.
«Quand presque tous les intellectuels de son temps (et du nôtre, la chanson est la même seulement amplifiée) se mobilisent pour défendre les causes humanitaire, écrit Gérard Joulié, Chesterton dit et redit l’héroïsme des existences ordinaires, le charme de la vie domestique, le tragique des odes, les vertus de l’humilité (car tout comme l’orgueil, elle a aussi les siennes) et du patriotisme, et la puissance de la littérature populaire».
À ce propos, l’inventeur du roman policier «théologique», avec son impayable Père Brown résolvant toutes ses énigmes au moyen de son seul bon sens, était porté autant au fantastique des contes qu’à la stylisation héraldique des légendes. « Chesterton est tout spontané, son tempérament l’emporte et le domine. Imagination aussi opulente qu’ingénieuse, sensibilité brûlante, puissance du tempérament, verve magnifique de l’esprit, et tout cela nullement livré à soi-même, mais gouverné, dompté, poussé d’un mouvement rectiligne jusqu’aux fins sévères de la discussion et de la démonstration par l’intellect le plus tranquille et le plus fort, tels sont les outils de ce fougueux polémiste ».
Polémiste ? Oui, notamment contre ces grands esprits libéraux de son temps que furent le chantre de l’Empire Rudyard Kipling, le scientiste H.G. Wells et le socialiste George Bernard Shaw. Gérard Joulié montre très bien aussi ce qui le rapproche et le distingue d’Oscar Wilde le dandy, et pourquoi Charles-Albert Cingria le mystique byzantin en appréciait à la fois l’humour et la folle poésie, ou encore l’énigmatique paradoxe du «cauchemar» romanesque d’Un nommé Jeudi où l’on découvre que le policier et le criminel sont le même homme…
« Il y a des époques où être sage c’est être fou, et Chesterton était ce fou-là », écrit Joulié moult preuves à l’appui (détaillant brièvement diverses œuvres du « fou » en question) et précisant justement que « le combat de Chesterton n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances de méchanceté qui bataillent dans les cieux» et que sa rébellion est «l’insurrection de la campagne et de la terre contre la ville et le béton, celle du sang contre l’argent et de la main contre la machine».
L’antimodernisme fringant de Chesterton «lui vaudrait peut-être aujourd’hui une inculpation auprès du Tribunal international de La Haye», persifle encore Gérard Joulié, en concluant qu’«un réactionnaire est toujours un rebelle, un progressiste est toujours un conservateur : il conserve la direction du progrès et va dans le sens du courant»…
Mais encore ? Ceci : «Chesterton, au début du XXe siècle, se définit comme un démocrate anticapitaliste, antilibéral, antiparlementaire, antisocialiste et antimoderniste, dans la mesure où il prévoyait que le progrès technique, scientifique quantifiable, chiffrable, capitalisable et commercialisable allait dévaster la terre et la rendre inhabitable». Surtout, G.K. Chesterton fut un bonhomme poète et prophète qui avait l’élégance humoristique de l’espérance…
Le logicien qui croyait au diable plus qu’aux philosophes
Si l’œuvre de Chesterton foisonne de paradoxes, c’est plutôt dans la vie de Ludwig Wittgenstein que ceux-ci ont de quoi nous stupéfier, bien explicités dans leurs tenants et aboutissants dans L’Enquête de Wittgenstein de Roland Jaccard, admirable approche d’un homme complexe, imbuvable à certains égards, ou disons plutôt «impossible» - et par exemple en hurlant à ses étudiants de Cambridge de «parler en silence» - et rappelant parfois la quête de perfection d’une Simon Weil prenant sur elle de travailler en usine, etc.
La formule de Wittgenstein, devenue cliché de salon ou de café philosophique, selon laquelle «ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», fait sourire quand on pense aux 5868 livres et articles signalés par Ray Monk dans sa biographie et, au fil de celle.ci, à tout ce que dit Wittgenstein de lui-même dans son journal qu’on dirait parfois celui d’un très jeune homme se flagellant pour des riens comme un Amiel après la moindre »petite secousse ».
La pieuse congrégation des adorateurs du Maître n’a pas manqué de rugir lorsque tel auteur a colporté certaines rumeurs sur les écarts «sauvages» du grand logicien dans les mauvais lieux viennois ou anglais, alors que lui-même ne s’est jamais caché de ses préférences sexuelles en dépit d’un essai de mariage mal barré.
Quant à Roland Jaccard, loin de ces tortillements hypocrites du monde académique, il ne cède pas pour autant à un voyeurisme anecdotique ni à l’indélicatesse devant une vie marquée par de vraies tragédies familiales (trois des frères de Ludwig se sont suicidés) et maintes péripéties terribles, au terme desquelles, se laissant mourir de son cancer sans traitement, Wittgenstein affirmera avoir vécu «une vie merveilleuse».
Ni un « salaud » ni un saint, mais…
Ludwig Wittgenstein se traitait volontiers de « salaud » ou de « porc », avec une conscience du péché et une propension à la confession rappelant plus saint Augustin et Rousseau - deux auteurs qui l’ont passionné -, que le déballage psychologique encouragé par les psychologues et les analyste freudiens, alors même que ses débuts dans la vie a été marqué par l’écrasante figure d’un père despotique à côté duquel celui de Kafka fait pâle figure…
Roland Jaccard, à moitié Viennois par sa mère, détaille en connaisseur les liens profonds de Wittgenstein avec l’univers de la Vienne du début du XXe siècle, avec ces « monstres » fascinants que furent un Otto Weininger - jeune philosophe juif antisémite, homosexuel et misogyne, auteur du génial Sexe et caractère et suicidé à 23 ans, un Karl Kraus et son héroïque combat contre le pourrissement du langage par les idéologies, ou d’un Sigmund Freud, notamment. De la même façon, même elliptique, il montre la relation du jeune prodige avec Bertrand Russell, ponte majeur de la logique qui l’accueillit à Cambridge comme un (presque) fils en pointant aussitôt le « cinglé » avant de reprendre ses distances, alors que l’ « enquête » fondamentale évoquée par Roland Jaccard se situe ailleurs que dans la société philosophique locale ou les hauts sphères de la logique mondiale, à la recherche d’une vérité en constante rupture d’équilibre, devenant « expert dans l’art de résister aux jeux truqué du langage».
Paradoxe ? Ô combien, quand ce contempteur de la « racaille » paysanne » s’engage comme humble instituteur en Basse-Autriche, où il traite cependant ses élèves comme des bêtes à dresser avant de se traîner par terre pour s’en excuser. Intello claquemuré dans une solitude farouche ? Mais il s’engage au front où il multiplie les actes de courage. Ou le voici nettoyant à genoux, comme les novices de sainte Thérèse au couvent d’Avila, le plancher du logis qu’il partage avec un disciple-amant. Snob de trop bonne famille ? Mais il renonce aux millions de son héritage sans le distribuer aux pauvres (cela les pourrirait, pense-t-il) mais en fait profiter quelques écrivains dans la dèche. Réactionnaire dans son refus du progrès ? Mais obsédé par l’idée de s’améliorer lui-même. Incapable d’aimer ? Mais vivant des passions intenses et compliquées. Enfin, Disciple de Schopenhauer, il frôlera le suicide à diverses reprises et l’idée d’enfanter lui fait horreur, alors que Chesterton rêvait d’une maison jamais assez pleine de mioches, etc.
Quand les amis se retrouvent à La Perle…
L’épatante illustration de cette modeste chronique, signée Matthias Rihs, évoque la rencontre posthume de Gilbert Keith Chesterton et de Ludwig Wittgenstein dans le patio du petit hôtel La Perle, rue des Canettes, où Roland Jaccard vient jouer aux échecs tous les dimanches avec ses amis. La sculpture de la danseuse à la jambe leste satisfait doublement au goût de Roland et de mon vieil ami Gérard dont la carrière érotique a débuté à l’âge de 13 ans avec les petites Bretonnes offrant leurs charmes aux lycéens dans les parages de la gare Montparnasse.
À part son étincelant hommage à Chesterton, qui fait suite à une kyrielle de traductions de l’anglais parues à L’Âge d’Homme (de John Cowper Powys à Ivy Compton Burnett en passant par Gore Vidal, Samuel Johnson et trente-six autres), l’ami le plus réactionnaire qu’il m’ai été donné de rencontrer, est aussi l’auteur, sous le pseudonyme de Sylvoisal (contraction de lys et Valois…) de nombreux ouvrages où la poésie et la pensée danse, et plus particulièrement dans La Forêt silencieuse,merveilleux inventaire de la beauté et de la bonté de la vie constitué d’une seule phase…
Jouxtant le patio de La Perle, l’image de notre ami Matthias figure mes amis Roland et Gérard en train de boire un coup au bar. Réacs ou rebelles ? L’un et l’autre ont le même sourire défiant toute conclusion, vu que « ce qui ne peut se dire, il faut le taire » en laissant le troupeau braire…
Gérard Joulié, Chesterton ou la quête excentrique du centre. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 155p, 2018.
La Forêt silencieuse. Le Cadratin, 267p. 2017
Roland Jaccard, L’Enquête de Wittgenstein. Arléa, 109p. 2019.
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La sirène et le pape pleureur
Une lecture de La Divine comédie (53)Purgatoire. Chant XIX. Rêve de la sirène. Ange de la sollicitude. Âmes en pleurs de la 5e corniche. Un pontife contrit.Les surréalistes n’ont rien inventé en matière d’onirisme poétique, ni la science fiction contemporaine pour ce qui touche aux voyages à travers le temps. Sans remonter à Lucien de Samosate, qui pourrait bien être le premier des auteurs de SF, l’on trouve dans la Commedia de Dante une multitude de scènes et de situations qui rompent avec la plate logique et les conventions «réalistes», sans déroger pour autant à la plasticité poétique et aux harmonies verbales.Un nouveau rêve de Dante, interrompant la marche des deux voyageurs sur les flancs du Purgatoire, se trouve ainsi marqué par l’apparition d’une femme bègue, aux mains difformes et pâle comme un cadavre, dont le chant de sirène touche cependant le poète, lequel apprend dans la foulée qu’Ulysse avant lui a été charmé de la même façon.Sur quoi surgit une « figure sainte » qui rompt, précisément, le charme captieux, alors que Virgile découvre le ventre puant de la séductrice, provoquant du même coup l’éveil soudain du dormeur.Trois fois que je te rappelle à l’ordre ! lui lance alors son guide impatient de repartir, bientôt relayé par un ange aux grandes ailes battantes qui indique aux compères la suite de l’itinéraire, non sans moduler l’évangélique couplet d’ «heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés».Puis une ombre apparaît à Dante sur la cinquième corniche où rampent les âmes en peine, qui s’identifie en la personne du pape Adrien V au bref règne de même pas deux mois, qui a pris conscience du «leurre» auquel il a cédé trop longtemps en s’attachant aux bien terrestres et en se montrant de la plus avérée avarice.De quoi pleurer ! Et Dante verserait bien quelques larmes de compassion en se rappelant probablement ses propres fautes , mais l’ombre pontificale le rabroue alors et l’enjoint de poursuivre son ascension tandis que lui-même, «pleure pour réfléchir» en attendant mieux… -
L'amour en Occident
Une Lecture de La Divine Comédie (52)Chant XVIII. Quatrième corniche: les paresseux. Virgile explique la nature de l’Amour et ses rapports avec le libre arbitre. Les négligents. Dante s’endort et rêve.Lire la Commedia requiert autant d’attention que de distance amicalement ironique, me semble-t-il, et cette adhésion réservée s’accentue au fur et à mesure qu’on s’élève, au propre et au figuré, sur les roides pentes du Mont Purgatoire où les Grandes Questions pour un champion de vertu se succèdent.La question des questions est à présent celle de l’Amour, et ce sera finalement la seule importante avant et pendant le parcours paradisiaque, avec le défi permanent d’une plus juste et bonne définition de la chose.Amour selon certains Grecs (Eros) où selon un certain christianisme (Agapé), ou quoi d’autre encore, alors que s’y mêle l’autre question qui fait débat, comme on dit, portant sur l’inné et l’acquis ?La forme même de la Commedia constitue déjà une réponse, avec sa structure ternaire qui va de la première exploration du tréfonds de l’abjection à la cime rêvée de la vertu sublime, au fil d’une ascèse ascensionnelle représentant en somme le djihâd chrétien dont le but final serait l’éternelle félicité.Mais a-t-on vraiment envie du Paradis ? Et si je ne désirais « rien que la terre » si possible sans guerre, en beauté et en bonté ?C’est à cette autre question aussi que le lecteur est confronté dans ce chant à déchiffrer patiemment, en confrontant toutes ses traductions et commentaires, ou en se bornant à ce qu’on y trouve à première lecture en attendant de creuser, quitte à lire ou à relire parallèlement L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont où se trouve formulée clairement la distinction entre l’Eros grec et ses dérivés, l’amour courtois des troubadours et l’amour divin selon les Pères de l’Eglise, etc.Tout ça nous renvoyant ensuite aux conceptions de l’amour chez les indiens précolombiens, les bouddhistes plus ou moins zen ou les sectes évangélistes défendant la liberté de porter son arme sur soi dès le jardin d’enfants...Le libre arbitre est encore une autre question, et celle d’une âme originellement consciente du bien et du mal, sans parler de la prédestination selon le très calviniste Calvin.Et moi là-dedans, que cet alpinisme pseudo-divin fatigue un peu vu l’état de mes jarrets et ma paresse naturelle ? Eh bien moi, mon frère, je souris à la vision dantesque de ces essaims affolés, sur cette corniche du Purgatoire, qui se hâtent comme des puces sous l’aiguillon du repentir (ils ont tant tardé à faire le bien sur terre qu’ils se grouillent là-haut !) alors que la vue sur la mer, de ces vires, mériterait plutôt une halte de sereine contemplation...Dante. Purgatorio. Traduit par Jacqueline Bisset. La plus belle traduction (en version bilingue) du moment . GF. Flammarion, 2005.
René de Ceccaty. La Divine Comédie. Nouvelle traduction avec la seule version française en octosyllabes simplifiant la lecture et la rythmant remarquablement. Magnifique introduction du traducteur. Points Seuil, 2017,
Francois Mégroz. Le Purgatoire. Traduction littérale dénuée de toute poésie mais très appréciable pour ses nombreux commentaires. L’Âge d’Homme, 1995.
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Lorsque le rêve américain portait le nom de Thomas Wolfe
La réédition de deux romans majeurs du géant des lettres américaines rayonnant sur la première moitié du XXe siècle, Look Homeward, Angel, et Le Temps et le fleuve, pourrait relancer la découverte de son œuvre, incontournable aux States mais parfois méconnue des lecteurs de langue française en dépit des efforts antérieurs de quelques éditeurs passionnés, tels Maurice Nadeau et Vladimir Dimitrijevic…C’est l’une des voix les plus puissamment personnelles, en sa vigueur juvénile et son profond pathos, aux inoubliables inflexions lyriques doublement marquées par les grandes espérances de son époque et la conscience du tragique de la condition humaine, qui nous revient avec la publication récente du roman de jeunesse bicéphale de Thomas Wolfe (1900-1938), dans sa fraîcheur brute et son inaltérable vitalité.Reprenant le titre original de la première édition américaine de 1929, chez Scribner’s Sons, dans la traduction de Pierre Singer parue chez Stock en 1956 sous le titre Aux sources du fleuve, avec une préface du grand découvreur que fut Maurice Nadeau, Look Homeward angel, réédité chez Bartillat en 2017 avec une introduction de Maxwell Perkins, ami et éditeur inspiré du jeune écrivain, constitue la première tranche épique, en bonne partie autobiographique, de la saga rabelaisienne d’une tribu sudiste du début du XXe siècle, dont le jeune Eugène Gant figure la projection de l’écrivain lui-même, développée ensuite dans Le Temps et le fleuve, paru en juin 2023 chez Bartillat, roman d’apprentissage de l’étudiant à Harvard découvrant ensuite l’Europe et l’amour, avant son retour au pays natal…Parfois critiqué du fait que son œuvre torrentielle relève essentiellement de l’autobiographie, Thomas Wolfe, sous le nom d’un autre protagoniste, reprit ses thèmes essentiels dans La Toile et le roc, non sans avoir répondu à ses détracteurs dès son premier livre, affirmant que même les Voyages de Gulliver de Swift relevaient en somme de l’autobiographie. Au reste, cette querelle liée au seul genre littéraire paraît bien vaine au lecteur de bonne foi confronté à la fantastique recréation d’une vie et d’une époque, dont le jeune Eugène n’est qu’un des protagonistes – l’ensemble de l’œuvre évoquant plutôt un immense poème labyrinthique dont la porte d’entrée s’intitulerait significativement : Point de porte…« Une pierre, une feuille, une porte introuvable »…Tel est, aussi bien, le titre de la première nouvelle, d’une tonalité « wolfienne » exemplaire , des quatorze poèmes narratifs du recueil De la mort au matin, paru pour la première fois en 1948 dans une traduction de René Nicole Raimbault et Ch. P. Vorce, avec une (excellente) préface d’André Bay, lequel achève celle-ci sur ces mots : « De la mort au matin, branches élaguées de l’arbre géant, éboulis de la montagne wolfienne, ruisseaux et rivières menant au grand fleuve, me paraît le meilleur moyen d’accéder au grand œuvre »…Réédité en 1987 chez Stock, cet emblématique ensemble de nouvelles, couplé avec L’Histoire d’un roman, texte fondateur pour qui aimerait entrer bien informé dans l’univers de Thomas Wolfe (publié pour la première fois en 2016 aux éditions Sillage), illustre, hélas, la dispersion regrettable des publications du grand écrivain dans notre langue, immédiatement pointée par Maurice Nadeau dans son introduction à la première traduction de Look Homeward, Angel.De toute évidence, Thomas Wolfe aurait sa place dans la Bibliothèque de la Pléiade, au même titre que Faulkner – qui lui vouait une tendre admiration frottée de lucidité critique – ou Philip Roth, dont la Pastorale américaine fait écho à sa saga d’un rêve déçu , mais Nadeau l’écrit au tout début de sa préface : qu’il « n’a pas eu trop de chance avec les Français »…La preuve en est que son premier grand livre, paru en 1929, en est aujourd’hui à sa troisième édition et à son troisième titre, après Aux sources du fleuve (chez Stock, en 1956, traduit par Pierre Singer), L’ange exilé (à L’Age d’homme, en 1982, dans la version de Jean Michelet), et sous son titre américain chez Bartillat, en 2017, dans la traduction reprise de Pierre Singer et avec une préface de Maxwell Perkins, l’éditeur providentiel de la première heure, qu’il eût été judicieux de coupler avec la reprise de l’introduction de Nadeau. Mais voici qu’a paru, en juin dernier, l’autre grand roman que représente Le Temps et le fleuve, dans une traduction quadricéphale ( !) où le nom du vénérable R.-N. Raimbault voisine avec ceux de Manoël Faucher, Charles P. Vorce et Denis Griesmar, et un avant-propos du même Raimbault qui semble tombé du ciel puisque le traducteur est décédé en 1968…Pour mémoire, rappelons en outre que ce fut par un Serbe, à Lausanne, que fut relancée en 1982 la défense et l’illustration de Thomas Wolfe, à l’enseigne de L’Âge d’Homme, où Vladimir Dimmitrijevic, qui vouait un inaltérable culte à l’écrivain depuis sa jeunesse, s’était juré de publier toutes ses œuvres, y compris son journal et sa correspondance. Mais l’ange noir fatal à l’adorable Ben, grand frère d’Eugène Gant dont la mort est un chapitre déchirant de L’Ange exilé, emporta lui aussi notre ami Dimitri.Enfin allons : la Littérature n’est-elle pas plus forte que la mort ? C’est ce que pensait en tout cas l’auteur de La Toile et le roc (réédité en 1990 à L’Âge d’Homme) et de You can’t go home again, accessible aujourd’hui en v.o. via Kindle…Pour en revenir au thème de « l’introuvable porte », disons alors qu’avec celui du « grand langage oublié », son évocation lancinante court à travers tous les écrits de Thomas Wolfe, lancée une première fois dans le chant liminaire de Look homeward, Angel : « Une pierre, une feuille, une porte introubable ; une pierre une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés. Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère ; de la prison de sa chair, nous sommes passé dans l’indicible, l’incommensurable prison de cette terre ». Et des lambeaux de cette incantation nous poursuivront tout au long du parcours du grand labyrinthe : « Qui d’entre nous a connu son frère ? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? », ou encore : « Muets devant nos souvenirs, nous cherchons le grand langage oublié, le bout du chemin perdu qui mène au ciel , une pierre, une feuille, une porte introuvable », etc.Or ce lyrisme tellurique, voire cosmique, ne tend-il pas à la désincarnation fumeuse ? Tout au contraire : on ne saurait avoir les pieds sur terre plus que les personnages de Thomas Wolfe !Biblique et bordélique à la fois…C’est au creuset de la Babel moderne que l’introuvable porte se situe d’abord, à Brooklyn que « seuls les morts connaissent », ainsi que l’affirme le titre d’une autre nouvelle, mais la grande ville mythique, la Babylone américaine évoquée par Thomas Wolfe l’est avec les yeux d’un petit-fils de paysan, fils de tailleur de pierre, « étranger » dans sa propre famille et nomade à la manière des figures errantes de l’Ancien Testament, dont le père, Oliver Gant, est la première figure tonitruante en sa « maison des cris ».La nouvelle intitulée Point de porte oppose le discours « bourgeois » de celui qui se pâme devant la merveilleuse bohème dans laquelle vit le narrateur, le charme de la pauvreté et l’idéale liberté du solitaire, lequel en crève dans sa thurne malsaine où il grelotte ou meurt de chaud. De la grande ville au « sud profond » qui sera celui, aussi, de Flannery O’Connor ou, tout récemment, de David James Poissant, les nouvelles de De la mort au matin recensent tous les thèmes développés dans les grandes largeurs des chroniques romanesques où se déploient, alors, les extravagants personnages du père terrible, ne cessant de se vanter et de se plaindre comme un Jupiter biblique, d’Eliza la mère, issue de la tribu des Pentland et littéralement obsédée par l’acquisition d’un bien immobilier à elle - la pension de Dixieland en sera le lieu homérique -, les frères et sœurs aînés du jeune Eugène, dont Ben sera le protecteur sourcilleux, et les voisins, les cercles concentriques de la ville d’Altamont avec son quartier nègre où grouillent les descendants d’esclaves devenus domestiques sous-payés et méprisés – car l’on est raciste et antisémite dans ce monde haï par Eugène, les forts harcèlent (déjà !) les plus faibles et l’engeance lamentable donne raison au vieux Montaigne qui constatait (déjà !) que partout où il y a de l’homme il y a de « l’hommerie »…Une véritable horreur que ce monde-là, et comme on l’aime ! Comme Eugène aime son père et sa mère en observant leurs détestables tares. Et comme on s’attache à cet univers aussi bordélique que le sont parfois certaines sections disparates des chapitres de l’épopée en cours, dont le brave Maxwell Perkins fut le premier à tenter de discipliner le flux monstrueux tissé de pages inouïes de beauté et d’émotion…Maurice Nadeau, encore lui, le notait avec pertinence : « La famille Gant, d’Altamont, dont les origines remontent à la colonisation, devient le prototype de la famille américaine dans la première moitié de ce siècle, le prototype de la famille humaine. Le microcosme dans lequel vit le petit Eugène est sans cesse agrandi aux limites de l’univers. Quand il en est expulsé par la vie et les années d’Université, il se tourne vers ces temps enfuis dont il n’a point vu qu’ils avaient été héroïques et difficiles, violents et dramatiques : ils figurent le paradis perdu »…Thomas Wolfe. Look Homeward, Angel. Une histoire de de la vie ensevelie. Préface de Maxwell Perkis Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Singer. Bartillat, 2017-2021, 585p.Le Temps et le Fleuve. Légende de la faim d’un homme dans sa jeunesse. Avant-propos de R.-N. Raimbault. Traduit par R.-N. Raimbault, Manoël Faucher, Charles P. Vorce et Denis Griesmar. Bartilllat, 2023, 1031p. -
De l'amour chez les taupes
Une lecture de La Divine Comédie (51)
Purgatoire. Chant XVII. De la troisième à la quatrième corniche. Visions de colère punie. L'ange de la douceur. Virgile expose la théorie de l'amour. Apparition des négligents. Dante s'endort.
Sortant du brouillard comme d’un rêve confus - ce moment de l’éveil conscient sera repris souvent et culminera à la fin du Paradis -, Dante nous prend à témoin d’une façon joliment familière que René de Ceccaty traduit avec la limpidité requise :
« Il t’en souvient, lecteur, perdu
Dans les Alpes embrumées, comme
Une taupe, tu voyais peu »...
Et d’enchaîner sur les pouvoirs de l’imagination, à la fois soutien du « désir de savoir » et possible leurre, comme la recherche de la vérité ou la quête d’amour à tout moment sont menacées par de faux-semblants.
Cette nouvelle étape de l’escalade du Purgatoire (« c’est par ici qu’on monte ! » a lancé une voix cinglante) sera marquée par un premier aperçu de ce qu’est l’Amour, mobile supérieur de toute la Commedia, dont les obstacle à son rayonnement sont détaillés par le bon guide, lequel pointe « le manquement à l’amour du bien par paresse » et les « rames molles » qui participent déjà du mal.
Dans la pénétrante introduction précédant sa traduction (87 pages d’une immense érudition et d’une lecture cependant aisée), René de Ceccaty explique la difficulté quasi inextricable de rendre tout ce qui est signifié par le poème original (aussi obscur en certains points pour les innombrables interprètes italiens qui en ont fait autant de cheveux blancs), soulignant à proportion l’étonnante et gracieuse évidence de sa part lumineuse et bien claire - même aux yeux des taupes (ou semi-taupes) que nous sommes.
En l’occurrence, ce que dit Virgile, qu’on pourrait dire un saint laïc pré-chrétien, des trois obstacle majeurs à l’amour selon l’esprit divin, saisit ainsi par sa simplicité évangélique, si l’on peut dire, en décrivant le mal qu’on veut « pour autrui » en ces termes:"Quand on veut supprimer autrui
Par arrogance et seulement,
Et l'abaisser pour exceller.
Quand on craint de perdre pouvoir,
Grâce, honneur, gloire devant l'autre,
On lui souhaite le contraire.
Enfin quand on est ulcéré
D'être insulté, pour se venger
On fomente le mal d'autrui"...
Or l’aperçu reste partiel, limité à ce lieu ou l’on purge mollesse, et bien d’autres réponses seront appelées ensuite par autant de questions auxquelles le lecteur autant que Dante seront confrontés non sans avertissement octosyllabique de l'excellent Virgile: "Tu dois, toi-même, les trouver »...
Dante. Le Purgatoire. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. GF Flammarion, 374p. 2005.
René de Ceccaty. La Divine Comédie, nouvelle traduction. Points Seuil, 690p. 2017.
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Un sage dans le brouillard
Une lecture de La Divine Comédie (50)Chant XVI. Dans la fumée des coléreux. Marc le Lombard. Explication du libre arbitre. Les causes de la corruption. (Lundi de Pâques, vers 5 heures de l'après-midi).
La scène est saisissante, une fois de plus, des poètes escaladant la montagne du Purgatoire de corniche en corniche, soudain plongés dans une purée de pois à couper au couteau dans laquelle ils n’entendent d’abord qu’un lointain chœur chantant l’Agnus dei, avant que ne se distingue la voix d’une ombre que Dante, à la demande de Virgile, interpelle pour lui demander qui elle (ou plutôt il) est et par où l’on continue de monter.
Ainsi que l’écrit la romancière Elsa Morante, citée par René de Ceccaty au début de sa nouvelle traduction de la Commedia, le chef-d’œuvre de Dante est d’un réalisme que « seuls les crétins » pourraient méconnaître, et c’est, de fait, par la foison de détails parfois hyperréalistes que le poète nous scotche en nous faisant passer sur moult obscurités de savoir ou de formulation que cette nouvelle traduction de Ceccaty, soit dit en passant, éclaircit et simplifie à sa façon par ses solutions limpides et élégantes que module le choix à fines ellipses de l’octosyllabe distribué en tercets - il faudra y revenir au fil de la grimpe...
Dans l’immédiat, la scène frise le surréalisme, qui voit ces nobles messieurs faire connaissance sans se voir dans l’épais brouillard, ou Marco le Lombard développe un très sage discours sur le libre arbitre et le tour détestable de la gouvernance des papes confondant le pouvoir spirituel et la domination par la force.
Lorsque Dante demande, à ce Lombard plein de sagesse, quelle funeste volonté dirige les puissants invoquant le ciel pour se justifier, son interlocuteur lui répond - dans le droit fil de la doctrine du libre arbitre qui responsabilise chaque individu - que si le monde va à sa perte, c’est aux hommes seuls qu’incombe la faute, à commencer par ceux qui devraient montrer l’exemple dans l’observance de lois conçues pour canaliser les vices ou les délires de tout un chacun.
Octosyllabes à l’appui:
« Les lois sont là. Qui les applique ?
Personne. car le pape en place
Peut ruminer, mais marche mal ».
Et d’illustrer à sa façon la théorie politique de Dante lui-même - notamment dans son Banquet -, en rappelant que l’équilibre atteint par Rome avec « deux soleils pour deux voies » l’une de Dieu et l’autre du monde, a été rompu en unissant le glaive et la croix lors même que « la force n’est pas ce qui aide les hommes ».
Pas plus actuel que ce discours de l’invisible interlocuteur qui rappelle que « valeur et courtoisie » ont régné alors que « maintenant les brigands peuvent passer »...
Tout cela dit « dans le noir » figurant ô combien les ténèbres du monde, alors qu’une lumière angélique pointe à la fin de l’entretien, qui incite l’ombre du Lombard à se dérober soudain par humilité...Dante, La Divine comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points Seuil, 690p. 2017.
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Allegro furioso poi dolcissimo
Une lecture de La Divine Comédie (49)Purgatoire, Chant XV. Deuxième corniche : envie. Troisième corniche : colère.Que l'évocation des envieux et des coléreux se fasse sous le signe de la joie n'a rien que de (sur) naturel dans un processus d'ascension à la fois matérielle et spirituelle que le verbe du poète, mêlant à tout moment éléments concrets et visions transfigurées, module en douceur implacable - si l'on ose l'oxymore...Ainsi Dante se plaît-il à indiquer un décalage horaire entre l'instant qu'il vit, passant de la deuxième à la troisième corniche du Purgatoire, montant donc du site des envieux à celui des colériques, et la minute inscrite au même moment sur les horloges de Jérusalem, du Vatican ou du lecteur en train de lire la Commedia au XXIe siècle...Les dernières nouvelles qui nous parviennent, en ce mardi de Pâques 2017, au 15e étage du Marriott de San Diego, latitude d'Alger sous le règne d'un monstre de cynisme cupide au prénom de canard de bande dessinée, laissent à penser que l'humaine créature n'a guère progressé depuis le lundi de Pâques de l'an 1300.De la même façon, subitement éclairé par la lumière d'un ange “à la voix joyeuse", Dante ne fait que reprendre l'enseignement des Béatitudes évangéliques détaillées par l'apôtre, alors que Virgile lui rappelle pour sa part que la seule passion vouée aux biens matériels divise les hommes, obstruant la voie qui "court vers l'amour", etc.Paroles lénifiantes que ces incitations à plus de mansuétude et de généreuse miséricorde au milieu des enragés de toute sorte ? Le conclure ne serait pas voir que Dante, en donnant trois exemples de douceur (de la vierge Marie, du Grec Pisistrate et du pauvre Etienne lapidé par la foule de Jérusalem) opposée à la mauvaise rage de notre drôle d'espèce qu'il sait en lui aussi, et en chacun de nous - sans parler des fureurs d’enfant pourri-gâté de l'actuel Président américain - inscrit bel et bien l’utopie christique dans la réalité de notre expérience vécue.Comme la lecture de Shakespeare, quoique en plus dogmatique, la lecture de Dante reste ainsi un inépuisable creuset d'observations et de réflexions à transposer dans notre vie, et voici l'aube se lever sur le Pacifique...Peintures: William Blake et Salvador Dali. -
Mani pulite 1300
Une lecture de La Divine comédie (48)
Le Purgatoire, Chant XIV.
Les envieux. Guido del Duca et Rinieri d’Calboli. Corruption du val d’Arno et de la Romagne. Exemple d’envie punie. Avertissement de Virgile.
(Lundi de Pâques, vers 3 heures de l’après-midi).
Les inflexions dramatiques sont inégales, dans le parcours de la Commedia, mais voici que, le long de la deuxième corniche où les envieux se battent les flancs, le récit se fait pour ainsi dire théâtral, avec le dialogue plein de relief de deux anciens ennemis, un Guelfe et un Gibelin, réunis ici par leur vice partagé et ses composantes sociales et politiques, alliant jalousie et concupiscence, convoitise et corruption.
L’échange à trois voix s’amorce assez bizarrement, après que Dante s’est identifié, à la demande des deux ombres qu’il a approchées, semblant venir des bords d’un certain ruisseau, avec l’air de ne pas oser prononcer le nom de l’Arno, comme si celui-ci était maudit.
Or l’un des deux pénitents, du nom de Guido del Duca, de Ravenne, ancien juge de la Romagne, explique alors en quoi le val d’Arno, et la Romagne, ou plus exactement leurs habitants, méritent en effet d’être décriés comme autant de porcs et, en suivant l’aval du ruisseau, de roquets «plus hargneuxqu’il n’en ont la force », auxquels en dessous, « de chute en chute » et tandis que l’eau « s’enfle », succèdent renards pleins de ruse et loups féroces.
Pourtant, et ce repentir explique sa présence en ce lieu, le contempteur s’accuse lui-même avec véhémence :
"Mon sang fut si enflammé d’envie
que si j’avais vu quelqu’un se réjouir,
tu m’aurais vu devenir tout pâle.
Je moissonne la paille de ce que j’ai semé ;
O race humaine, pourquoi mets-tu ton cœur
Là d’où tout compagnon doit être exclu ? »
Après quoi suit une nouvelle litanie saisissante, évoquant tous les nobles d’antan, les bons chevaliers « qui nous donnaient amour et courtoisie », enfin tout un âge d’or passé dont on voit bien que Dante regrette lui-même la disparition, remplacé par des « cœurs qui se sont faits si méchants » sous l’effet de l’envie et de la corruption.
Le lecteur contemporain pourrait alors penser, non sans malice plus ou moins opportune, que rien n’a tellement changé sous le ciel d’Italie, et notamment s’il a le loisir, ces jours, de suivre les épisodes de la nouvelle série italienne de Stefano Accorsi, intitulée 1992 et détaillant les menées des affairistes et autres politiciens milanais corrompus, tous partis confondus ou presque, qui firent l’objet de la vaste opération Mani pulite, mains propres…
La Toscane de 1300 n’est pas, tant s’en faut, comparable à la capitale lombarde de la fin du XXe siècle, et le rêve de Dante de rétablir « amour et courtoisie » sous l’autorité d’un Empereur juste et bon, au dam des fripouilles pontificales de son temps, restera toujours lettre morte, alors que, plus que jamais, l'envie et la corruption prospèrent.
Cependant on relèvera dans la foulé, avec Giovanni Papini, que les personnages de la Commedia, même passés de l’autre côté des eaux sombres, restent furieusement vivants…
Or la vie brasse, aussi bien, les pires penchants de notre engeance, autant que ses aspirations à s’élever, comme Virgile ne manque pas d’ailleurs, à tout coup, de le rappeler à Dante que ses curiosités politiques et tout humaines ne cessent de « freiner à la montée »…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
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Coeurs de pierre, yeux cousus
Une lecture de La Divine comédie (47)
Le Purgatoire, Chant XIII.
Deuxième corniche : les envieux. Invocation de Virgile au soleil. Exemples de charité criés par des voix mystérieuses. Sapia de Sienne. Confession de Dante
(Lundi de Pâques, vers 1 heure de l’après-midi)
Allégé du poids du P de l’orgueil (premier péché cardinal effacé par l’ange de service), Dante accède, avec son mentor, à la deuxième corniche cette fois pure de toute inscription ou représentation explicative, juste éclairée par l’astre solaire.
Or la vision a giorno n’en est pas moins inquiétante par ce qu’elle révèle, sous l’espèce de pénitents agglutinés en triste troupe dont les manteaux et les visages se confondent à la pierre dure et grise.
Tels sont les envieux dont les litanies invoquent la bénédiction des saints et compagnie, alors que Dante constate, pour sa part, ce détail affreux : à savoir qu’ils ont les yeux cousus !
On l’a vu et revu en enfer : Dante a le génie du contrapasso, à savoir : la concrétisation d’une peine compensatoire proportionnée à la peine commise. Ainsi pourrait-on dire que l’envie, la jalousie ou la concupiscence ont aveuglé, sur terre, ceux-là qui aspirent maintenant à se purifier de ce mauvais penchant...
Si, comme il le soulignera d’ailleurs explicitement, Dante se trouve moins personnellement concerné par l’envie que par l’orgueil, l’on ne peut pas dire que le premier exemple d’envieux, ou plus exactement d’envieuse, qu’il donne ici soit vraiment significatif.
Plus exactement, l’apparition et le récit de la Siennoise Sapia, qui s’est réjouie de voir ses concitoyens défaits par les Florentins lors d’une bataille, relève de ce qu’on pourrait dire la Schadenfreude, ou plaisir de voir souffrir autrui.
Mais le chant suivant développera ce thème de l’envie, en lequel le penseur allemand Peter Sloterdijk voit l’un des maux les plus ravageurs de notre époque, se manifestant par le démon de la comparaison.
Je l’ai vu à la télé : il me le faut ! Celui-ci est plus riche que moi, celle-là est plus belle, faisons tout pour leur ressembler, etc.
Où l’envie, de fait, nous aveugle et nous empêche de voir la multiplicité du réel, nous transforme en automates concurrents et nous font sombrer dans l’indifférenciation, la cupidité larvée et l’inassouvissement morose.
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
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Repentir mode d'emploi
Une lecture de La Divine comédie (46)
Le Purgatoire, Chant XII.
Exemples d'orgueil figurés sur le sol. L'ange de l'humilité. Montée à la deuxième corniche.
(Lundi de Pâques, de 11 heures du matin jusqu'à l'après-midi)
Le front bas,remâchant son propre orgueil coupable, traînant la patte, Dante se fait remettre à l’ordre par Virgile qui lui rappelle que ce n’est pas en se battant les flancs qu’il va progresser vers la deuxième corniche des envieux, et pourtant c’est bel et bien en regardant devant lui,sur le sol couvert d’inscriptions comme sur la dalle d’une tombe, que le poète va devoir, encore, se remémorer moult exemples d’orgueilleux tirés de l’Antiquité; or passons sur le détail wikipédant…En mon adolescence de petit protestant, au double sens du terme, l’excellent pasteur de notre quartier des hauts de Lausanne, revenu en ces lieux des banlieues de Marseille – où il était plus proche des prêtres-ouvriers cathos que de nos prêchi-prêcheurs calvinistes moralisants -, me répondit, lorsque je l’interrogeai sur ce qui distingue l’orgueil de la vanité, que le premier désigne la vanité quand « il y a de quoi » tandis que la seconde est un orgueil déplacé vu qu’il n’y a pas « de quoi »…
Dante place les orgueilleux, au nombre desquels il se compte, sur la première corniche du Purgatoire, mais ce qui compte le plus, en ce douzième chant, n’est pas tant la nomenclature de ceux qui se sont pris pour des géants, des demi-dieux ou des contrefaçons du Très-Haut, tel Nemrod dont le nom est lié à l’érection de la tour de Babel, mais, Virgile y insiste : la façon de prendre conscience de ce péché (cela s’appelle consapevolezza dans le glossaire dantesque), d’en mieux distinguer les contours (à grand renfort d’exemples sculptés ou gravés) et de s’en repentir tout en invoquant la grâce céleste et en psalmodiant des hymnes, ici inspirés par la Béatitude Heureux les humbles, etc.
La puissance« réaliste » du poème est souvent impressionnante, qui s’exprime par le détail, notamment lorsque Dante affirme qu’il voit ceci ou qu’il voit cela: ça ne se discute pas, c’est là, c’est du donné et du vécu, après quoi le salut viendra – ou pas.
D'ailleurs une angélique créature en 3D, apparue en ces lieux, vient d’ouvrir « les bras et les ailes » en désignant la marche à suivre :
« Venez : ici les marches sont tout près,
et désormais on y monte aisément.
Rares sont ceux qui viennent à cette invitation :
Ô race humaine, née pour voler au ciel,
Pourquoi tombes-tu ainsi au moindre vent ? ».Et voilà qu’en effet notre Dante, orgueilleux dûment repenti, se sent plus léger, avant de s’apercevoir, ô miracle miraculeux, de la raison de son allègement de créature « née pour voler au ciel » :
« Avec les doigts de la main droite
je ne trouvai plus que six des lettres
gravées sur mon front par l’ange aux clefs :
en observant ceci, mon guide sourit ».Eh mais, tout cela n’est-il pas un peu téléphoné ?
Virgile, tantôt, sera renvoyé d’où il vient, n’ayant pas droit au show sommital des anges et autres bienheureux agitant leurs palmes dorées dans la forêt paradisiaque, mais il a suffi en somme à Dante de se la jouer belle âme repentie, pour effacer l’initiale d’un de ses péchés et se trouver, du coup, délivré de la pesanteur.
Mon cher pasteur V*** aurait-il souri comme Virgile, conscient comme celui-ci du fait qu’un huguenot, pas plus qu’un païen, ne saurait passer la douane du Purgatoire ?
Sûrement oui: il aurait souri en homme sage, sous sa moustache à la Brassens, avec l’air qu’il prenait devant ceux qui se la jouaient élus autoproclamés: « Tu m’en diras tant, bonhomme »...
Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994. -
Vanité des vanités
Une lecture de la Divine Comédie (45)
Le Purgatoire. Chant XI.
Le Pater Noster des orgueilleux. Omberto Aldobrandeschi. Odersi da Gubbio. Provenzan Salvani.
(Lundi de Pâques, entre 10 heures et 11 heures du matin).
L’orgueil, ou plus largement ce que les Grecs appelaient l’hybris, portant les individus ou les nations, et plus encore les empires, à céder à la violence de leurs passions égoïstes, au défi de toute modération et de tout équilibre, se trouve visé par Dante (qui en savait lui-même quelque chose !) sur cette première corniche du Purgatoire où l’on aura l’occasion de voir ce qui distingue un poète d’un prêcheur.
Dès les sept premières terzine de ce onzième Chant, le poète ne craint pas, en effet , de se faire prédicateur en réécrivant, à sa façon, le Pater Noster, ici psalmodié par une troupe d’ombres au front bas dont il est précisé que ce n’est pas pour elles qu’elles prient mais « pour ceux qui sont restés en arrière »…
Ceci dit, les retouches de Dante au Pater Noster sont à la fois d’un poète et d’un métaphysicien de l’amour cosmique, qui fera de celui-ci (Next stop Paradise) le Premier Mobile mystique de l’Univers, rayonnant d’effets angéliques divers.
Or on relèvera que si les ombres du Purgatoire, déjà promises au salut, prient pour nous autres pauvres mortels, un retournement saisissant fait dire aussi au poète qu’il nous incombe de prier pour elles, si tant est que notre « vouloir » ait « bonne racine », car :
« Ben si de’ loro atar lavar le note
che portra quinci, si che, mondi e lievi,
possano uscir a le stelle ruote ».
Ce qui donne en français dans le texte :
« Il faut les aider à laver les taches
qu’ils portèrent ici, pour que, purs et légers,
ils puissent monter aux sphères étoilées ».
Oraisons montantes, cantilènes descendues du ciel, pieuses paroles transitant entre vifs et défunts : tout cela fait un concert aux harmoniques incessamment édifiantes, mais il y a mieux : Dante raconte des histoires.
La Commedia nous tomberait des mains si elle n’était qu’éminent catéchisme, de même que les fresques contemporaines de Giotto seraient-elles chaulées d’oubli depuis longtemps si elles n’avaient cristallisé que de grises injonctions dogmatiques.
Cependant trois personnages vont apparaître, contemporains de Dante ( pratiquant une fois de plus le name dropping) qui seront, pour le poète, l’occasion double de signaler le caractère éminemment fugace et futile de tout hybris en matière politique et de toute vanité en matière artistique; et de citer la grandeur de Giotto qui surclasse celle de Cimabue ; de même qu’en poésie la gloire de Guido Cavalcanti éclipse celle de Guido Guinizelli, tout initiateur du dolce stil nuovo que fût celui-ci. Cinq siècles et demi avant La Foire aux vanités de Thackeray...
On lit ainsi ces trois tercets sans âge, qui évoquent la sagesse relativiste d’un Montaigne autant que les vers de L’Ecclésiaste:« La rumeur mondaine n’est pas autre chose qu’un souffle
de vent qui vient tantôt d’ici et tantôt de là,
et qui change de nom quand il change de direction.
Seras-tu plus célèbre, en te séparant
d’une chair déjà vieillie, que si tu étais mort
Avant d’avoir cessé de dire « pappo e l’ dindi »
Quand mille ans auront passé ? et cette durée
est plus courte en face de l’éternité qu’un battement decisl
Par rapport à la sphère qui tourne le plus lentement dansle ciel ».
Une fois de plus, en outre,il y a du chroniqueur d’époque chez Dante, qui cite nommément des personnages qu’il a connus de près ou de loin, tel Omberto Aldobrandesco le gibelin tué par les Siennois, qui dit lui-même avoir été arrogant et méprisant de « tous les hommes », Oderisi de Gubbio l’enlumineur admiré par son contemporain poète, ou Provenzano Salvani, chef gibelin qui reconnaît avoir eu « la présomption de soumettre Sienne tout entière à son autorité », et qui a droit cependant au Purgatoire après s’être montré généreux envers l’un de ses amis pour le délivrer des geôles de Charles d’Anjou.
Comme Montaigne le fera dans ses Essais deux siècles plus tard en se référant sans cesse à des situations humaines vécues – qu’elles soient tirées des auteurs de l’Antiquité ou de faits divers contemporains -, Dante truffe son poème d’allusions à des personnages incarnant tel ou tel vice– en l’occurrence l’orgueil ou la vanité –, et qui mêlent accusations et circonstances atténuantes comme s’il était lui-même le Juge Suprême.
On peut discuter, évidemment, de la structure verticale et de la dynamique ascensionnelle du Purgatoire, comme si c’était un archétype universel, alors qu’il s’agit d’une représentation médiévale de l’Occident catholique romain à son pinacle, mais là encore l’invention poétique brise les « formats », comme chez les peintres dont l’idéologie chrétienne se trouve débordée par leur génie parfois peu catholique…
Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
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D'un savoir l'autre
Une lecture de La Divine Comédie (44)
Le Purgatoire, Chant X.
Montée à la première corniche. Exemples d’humilité sculptés dans le rocher. Marie, David, Trajan. Apostrophe contre l’orgueil humain.
(Lundi de Pâques, entre 9 heures et 10 heures du matin)
Le savoir élitaire n’est point trop en odeur de sainteté par les temps qui courent, mais sans lui pas de salut (ou presque) à la lecture de la Commedia, c’est le moins qu’on puisse dire et à tous les sens des termes historique ou politique, littéraire ou philologique, philosophique ou théologique.
À commencer par celui-ci, la porte du Purgatoire, ouverte par l’ange portier aux deux clés d’or (symbole de ceci) et d’argent (symbole de cela) s’est refermée derrière les deux poètes (l’antique Latin et l’Italien de ce matin) sur fond de Te Deum tombé du ciel céleste, et gare si Dante se retourne !
Ensuite, de la métaphysique revue par les Pères de l’Eglise et passée à la moulinette du poème, l’on saute à la physique des corps, et sans Alpenstock : ainsi les deux compères se ripent-ils dans une espèce de gorge rocheuse à tournure de cheminée (symbole un peu tautologique de la montée-qui-monte) jusqu’à une vire formant corniche sur tout le pourtour de la montagne, surmontée de scènes sculptées de main probablement divine.
L’on passe en effet à la dimension esthético-apologétique du poème, illustrée d’abord par une image sculptée figurant l’Annonciation avec le duo de l’Ange Gabriel et de Marie - on pense illico à Fra Angelico, avec deux siècles d'avance, quoique Dante évoque plutôt l’art de Polyclète, plasticien grec encore fameux à l’époque, et Giotto serait encore plus proche...
Dans la foulée se distinguent plusieurs scènes diversement édifiantes, à commencer par le transport de l’arche sainte des Hébreux devant laquelle on se rappelle (mais si !) que dansa et psalmodia le roi David à la « robe troussée », précise Dante, après quoi celui-ci remémore la légende médiévale selon laquelle l’excellent pape Grégoire pria tant qu’il parvint à tirer l’empereur Trajan des enfers pour saluer un geste de commisération montré par celui-ci à l’égard d’une pauvre veuve dont le fils fut accidentellement tué par l’armée romaine- vous suivez au fond de l'avion ?
Tout cela pour montrer quoi ?
Entre autre ceci : que l’humilité et le repentir seuls pallieront l’orgueil, qui ne cesse de freiner notre élévation. C’est aussi bien ce que montre enfin, sur la même corniche, une procession de chenilles humaines qui se traînent en gémissant force « je n’en puis plus »…
Or comment trier dans ce fatras, ce qui relève de l’érudition empilée et ce qui peut nous toucher encore spontanément ?
De toute évidence, le poème hyper-codé, à multiples strates de signifiés (comme le sera l’Ulyssse de Joyce 7 siècles plus tard),n’en finira pas de servir, sinon à l'édification de la jeunesse italienne préférant le clip au poème, à la promotion d’innombrables nouveaux dantologues récusant tout ce qui a été dit avant eux, pour mieux « décaper » texte (et sous-texte) à l’occasion de multiples communications et congrès en divers lieux ensoleillés de la planète, mais nous apprennent-ils à mieux lire pour autant ce que le poète, de loin en loin, exprime de simple et beau en quasi 3D, par exemple sur l’amour ? Sûrement pas !
Assez comiquement alors, sur cette corniche des orgueilleux, me revient le souvenir du commentaire le moins humble qui se puisse imaginer, de Philippe Sollers pérorant à n’en plus finir « autour » du Purgatoire, dans son ouvrage modestement intitulé La Divine comédie (lequel consiste en réalité en entretiens avec les très patient Benoît Chantre), sans dire à peu près rien (non, j'exagère !) du contenu du texte lui-même alors qu’il pontifie à grand renfort de références à Bataille ou Heidegger…
Bref, voyons plutôt en la Commedia ce qu’elle est, pareille à une cathédrale à la fois sublime et désaffectée à beaucoup d’égards, dont les détails qui nous parlent encore ressortissent au langage, compréhensible par tous, de ce qu’on appelle la poésie - mais qu'est-ce au juste ?
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie,par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Et ce monument d’autosatisfaction aux vues parfois éclairantes, voire fulgurantes de justesse dans l'aperception musicale du texte : Philippe Sollers. La Divine Comédie. Folio.
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L'éphèbe et la sainte
Une lecture de La Divine Comédie (43)
Le Purgatoire, Chant IX.
Dante s’endort et rêve. Réveil près de la porte du Purgatoire. L’ange portier. Ouverture de la porte
(Nuit du dimanche au lundi de Pâques, 11 avril 1300)Le neuvième chant du Purgatoire, après un début d’ascension assez physique, est marqué par un rêve mythologico-féerique digne d’inspirer un peintre mystico-psychédélique à la William Blake ou, quelques étages en dessous, un Salvador Dali, dont les illustrations de la Commedia sont assez mollement liquéfiées au demeurant.
Mais le chant débute par un vrai galimatias, en tout cas à nos oreilles contemporaines.
En voici la traduction française :« La concubine de l’antique Titon
blanchissait déjà au balcon d’Orient
en sortant des bras de son doux ami ;
son front resplendissait de gemmes,
formant la figure de l’animal froid
qui frappe l’homme avec sa queue ;
et la nuit, au lieu oùnous étions,
avait fait deux pas dans sa montée,
et baissait déjà son aile pour le troisième ;
lorsque, chargé encore du fardeau d’Adam,
vaincu par le sommeil, je m’inclinai sur l’herbe,
où nous étions assistous les cinq. »On imagine l’éberluement perplexe de la collégienne romaine ou du lycéen florentin tombant sur ces vers alambiqués signifiant que, bon,la nuit est tombée « en montant » et que Dante va monter en « tombant » dans un rêve…
John Cowper Powys a raison, une fois de plus, en soulignant que la Commedia date à divers égards, à la fois par son contenu dogmatique et par ses multiples références à la mythologie gréco-romaine.
Et pourtant la poésie,musicalité et splendides images à l’appui, sauve la mise de chaque Cantica, indépendamment de son sens moral ou théologique.
En l’occurrence, le rêve, qui fait l’esprit « presque devin dans ses visions », acquiert un surcroît paradoxal de présence en combinant la figure d’un aigle à plumes d’or, d’essence résolument chrétienne, et celle du jeune Ganymède, bel éphèbe de souche grecque « ravi au consistoire des dieux » par Zeus, dont l’apparition onirique coïncide, en temps réel, avec le passage subreptice de Lucie, sainte spécialement affectée à la protection de Dante, dont Virgile lui explique l’intervention quand il se réveille.
Compliqué tout ça, giovanotti ? Pas plus que le méli-mélo New Age de vos séries merveilleuses flirtant avec le fantastique !
Et la suite va se corser encore, presque jusqu’au kitsch, avec l’apparition de l’ange portier aux pieds sacrés posés sur la troisième marche de l’escalier accédant à la« porte sainte ».
En cas de film, l’on appréciera le contraste de couleurs destrois marches : la première de marbre blanc (lisse comme un miroir révélant au voyageur ce qu’il est tel qu’il est), la deuxième de pierre noire raboteuse (comme une âme nécessitant un bon récurage) et la troisième de porphyre enflammé « pareil au sang qui jaillit d’une veine », symbolisant pour les uns le feu ou la charité, pour les autres l’Empire dont la mission est, selon Dante, de rétablir (hum) la justice et la paix dans le monde.
Là encore : génie du détail caractérisant la poésie de Dante, qui voit ensuite son front marqué de sept P par l’épée de feu de l’ange lui recommandant comiquement, prévenant infirmier : «Souviens-toi de laver, quand tu seras dedans, ces plaies »…
Or ces sept P, il faut le préciser à l’attention de la collégienne milanaise ou du lycéen napolitain, représentent les sept Péchés capitaux qu’il incombera à Dante d’effacer successivement en franchissant les sept corniches du Purgatoire…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, Le Purgatoire, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
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Deux anges passent
Une lecture de La Divine Comédie (42)
Le Purgatoire, Chant VIII.
Arrivée des anges. Nino Visconti. Les trois étoiles. Le serpent mis en fuite. Corrado Malaspina
(Dimanche de Pâques, vers 7 heures et demie du soir)
L’actuelle superstition scientiste accorde plus de crédit aux sciences dites dures qu’au doux savoir, mais l’angéologie est reconnue par l’Abbaye de Thélème et c’est ce qui compte.
Le penchant naturel (la Bête) de l’homme (et de la femme quand elle se laisse aller) tend le plus souvent vers le bas, aux ordres de son cerveau reptilien, tandis qu’un élan contraire surnaturel le fait lever les yeux vers la cime accueillant le premier soleil ( c’était tôt l’aube au pied des Aiguilles dorées, un dimanche matin de nos vingt ans) ou les derniers rayons du crépuscule en ce huitième chant du Purgatoire.
Toute la foule qu’il y a là, autour de Dante et de ses collègues poètes Virgile et Sordel, lève ainsi les yeux en cette fin de dimanche de Pâques de l’an 1300, et pour répond en envoyant deux de ses émissaires ailés, une fois le ciel, aux regards ardents et aux hymnes, porteurs d’épées de feu et tout nimbés de vert espérance.
Ainsi Dante les décrit-il plus précisément:
« Verdi come fogliette pur mo nate
erano in veste, che da verdi penne
percosse traen dietro e ventilate ».
Autrement dit :
« Vertes comme des feuilles nouvelles nées
étaient leurs robes, que battaient les plumes vertes
flottant derrière eux, agitées par le vent ».
La poésie de Dante ne se réduit pas du tout à l’apocalyptique représentation que scelle le plus souvent l’expression « dantesque », comme le montrent, et de plus en plus en ces lieux de purification, tant d’images d’une infinie délicatesse et surfine harmonie, en contraste absolu avec le chaos vaseux ou visqueux dans lequel rampe le sempiternel serpent.
Lequel surgira d’ailleurs tout à l’heure là-bas, que le défunt poète Sordel désignera à Dante en ces termes : « vois là notre adversaire », identifiant ce même serpent « qui donna à Eve le fruit amer »…
Et le voici rampant :
« Tra l’erbe e’fior venia la mala striscia,
volgendo ad ora ad or la testa, e ‘l dosso
leccando come bestia che si liscia ».
Autrement dit :
« Entre l’herbe et les fleurs venait l’affreux reptile,
tournant de temps en temps la tête et se léchant
le dos, comme une bête qui se lisse ».
Mais les anges apparus auparavant ne sont pas là que pour la photo : les voilà qui, tels des « éperviers » fondent comme l’éclair sur le suppôt de Satan…
Plasticité remarquable de la scène !
Ainsi la Commedia nous tient-elle et nous retient-elle, si l’on ose dire, par les deux bouts de la griffe et de l’aile.
Ainsi de ce souvenir, ce dimanche-là, dans la paroi des Aiguilles dorées où la lumière descendait tandis que nous montions, lorsque mon ami R*** dérocha soudain, et tout aurait pu finir comme ça : mais non, je ne sais quel ange le retint je ne sais comment de ce côté de la vie alors qu’à quelques dizaines de mètres de là, sur une voie parallèle, le guide et chanoine René M ***, qui avait tout vu de la scène, restait encore figé, saisi, pantois, aussi vert que son compagnon à lui et que les deux saints volatiles de la Commedia…
Je n’invente rien: mon rapport a été déposé aux archives angéologiques du canton du Valais…
Dante Alighieri, Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
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Salut je t'ai vu
Une lecture de La Divine Comédie (41)
Le Purgatoire, Chant VII. Dialogue de Virgile et de Sordel. La loi de la montée au Purgatoire. La vallée fleurie. Quelques princes négligents.
(Dimanche de Pâques, de 3 heures de l’après-midi à 7heures du soir)
Les ombres pullulent au pied de la roide pente aux épreuves ; ce n’est pas tout à fait l’émeute, mais une houle de foule à tourbillons sur cette aire d’attente et de tri où confluent les âmes non damnées mais point encore sauvées ad aeternum.
Or il faut se le rappeler à tout moment et se demander ce que cela nous dit : qu’il en va de leur salut, et donc du vôtre possiblement, du nôtre – mais en voulez-vous, en veux-tu, cela m’importe-t-il seulement d’être sauvé, et à quel prix et conditions ?
Scandale humanitaire à l’étape, qui rappelle l’exclusion des innocents bambins non baptisés juste dignes des Limbes : pas de salut non plus pour ceux qui n’ont pas accédé à la seule vraie foi de leur vivant, tel le « divin » poète Virgile, né trop tôt pour l’onction du baptême et le catéchisme en bonne et due forme.
Ainsi le guide de Dante ne pourra-t-il accéder au Paradis de son vivant de mortel pourtant très méritant : le Règlement théologique s’y oppose, établi sans consultation du Salutiste par excellence que fut le rabbi Iéshouah, qui disait comme ça de laisser venir à lui les petits filous, ainsi que les voyous et autre voyelles.
Fin de la digression : comme le jour décline au pied de la montagne aux contritions, Dante trépigne un peu d’impatience et s’inquiète du chemin à suivre auprès de Sordel, qui lui fait comprendre que l’escalade ne se fera pas de nuit (symbole ou sagesse pratique d’avant l’invention de la lampe frontale) mais qu’il est, non loin de là, un lieu protégé où il sera possible de se reposer un peu non sans croquer un biscuit et rendre grâces au vu de la belle Nature.
Le poète relaie alors le casuiste moralisant et cela donne ça en nouvel italien chantant :
«Tra erto e piano eraun sentiero schembo,
che ne condusse in fianco de la lacca,
la dove più ch’a mezzo muore il lembo.
Oro e argento fine, cocco e biacca,
Indaco, legno lucido e sereno,
Fresco smeraldo in l’ora que si fiacca,
Da l’erba e dali fior, dentr’a quel seno
Posti, ciascun sara di color vinto,
Come dal suo maggiore é vinto il meno.
Non avea pur natura ivi dipinto,
Ma di soavità di mille odori ».
Ce qui se traduit, par delà l’enchantement des sonorités picturales, comme ceci :
Entre pente et replat un sentier oblique
Nous conduisit au flanc de la ravine,
Là où le bord s’abaisse jusqu’à moitié.
Or et argent fin,écarlate et céruse,
Indigo, bois luisant comme air serein,
Fraîche émeraude quand on la brise,
Près de l’herbe et des fleurs, dans ce vallon,
Verraient ternir l’éclat de leur couleur,
comme le moins est vaincu par le plus.
La nature ici n’avait pas seulement peint, mais par la suavité de mille odeurs
elle formait un ensemble inconnu, indistinct, ».
La lectrice et le lecteur futés auront perçu, dans les subtiles correspondances de cette suite d’images, une anticipation du petit Baudelaire illustré.
De fait, voici la délicieuse « clairière » des poètes, voici les mots qui sauvent !
Le salut par la théologie et la prétendue « voie droite » de l’Eglise prétendue sainte par ses docteurs et autres imams ? Des clous !
D’ailleurs , ce septième chant fait défiler quelques princes contemporains du poète, à peu près aussi ferré en philosophie politique que son compatriote Machiavel, qu’il juge de son haut pour leur « négligence » selon ses propres attentes en la matière.
Il y a là tout un beau monde arrimant le poème à ce qu’on appelle aujourd’hui l’actu : tels Rodolphe d’Allemagne et Ottokar roi de Bohème, Grand Nez (Charles d’Anjou) et autres Béatrice de Provence ou Marguerite de Bourgogne, enfin toute une smala qui a coupé à l’Enfer mais devra prier et chanter encore quelques hymnes avant d’accéder au Paradis.
Alors quoi ? Le salut par l’idéologie religieuse ou politique ? Mon œil !
Bien plutôt : le salut par ces bribes de musique en nous, qui ne sont l’apanage ni d’une révélation exclusive ni d’aucun Système.
Or, cela vous chante-t-il d’être sauvé ? Oui si cela me chante, mais faites-en une Loi et je me sauve !
Salut, je t'ai vu !
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF :
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Bordel à l'italienne
Une lecture de La Divine Comédie (40)
Le Purgatoire. Chant VI.
L’Antépurgatoire, deuxième assise. Efficacité de la prière. Rencontre des poètes : Virgile et Sordel de Goito. Imprécations contre l’Italie, contre l’Empire, contre le pape, contre Florence
(Dimanche de Pâques, vers 3 heures de l’après-midi)
Le poète catholique italien Dante Alighieri et l’essayiste agnostique français Jean-François Revel (auteur notamment de Ni Marx ni Jésus) avaient pour point commun de fonder leur espoir d’une meilleure gouvernance mondiale en appelant, de leurs vœux, un Pouvoir planétaire unique : l’Empereur chrétien pour Dante, et quelque Fédération démocratique supranationale, pour Revel.
Ce sixième chant très « politique » a deux pôles. D’un côté : les pouvoirs princiers de tout acabit, dans l’Italie morcelée et hyper-conflictuelle du XIVe siècle, où le goût du pouvoir et la rapacité caractérisent autant les potentats civils que les prélats ; de l’autre, la protestation des peuples et des poètes, dont les invectives montent en puissance au fils des vers, jusqu’à la comparaison de l’Italie, en général, et de Florence en particulier, avec un bordel !
Est-on bien avancé, sept siècles plus tard, avec la Casta italienne et son calamiteux Cavaliere ?
Certes non, et d’autant moins que la voix des peuples se dissout aujourd'hui dans le boucan médiatico-mondain où les sages conseils d’un Virgile et les furibards anathèmes de Dante feraient juste figure de vieilles guimbardes « réacs ».
Y a-t-il d’ailleurs au monde, aujourd’hui, un seul poète qu’on pourrait dire un visionnaire politique fiable ?
Sûr que non, vu que la base même de l’empire rêvé par Dante, cimenté par le christianisme, n’a plus la moindre existence « politique », et qu’aucun poète actuel ne peut être dit la voix d’un peuple – même s’il y du Dante dans l’auteur de L’Archipel du Goulag…
Du côté des poètes, Dante se réjouit pourtant d’une nouvelle rencontre, en cet Antépurgatoire qu’il s’impatiente par ailleurs de quitter tant le lieu est encombré de foules piétinantes, en la personne de l’illustrissime troubadour Sordel, tenu en haute estime par les seigneurs de ce monde dont il a pourtant stigmatisé virulemment les faiblesses, inspirant alors ces vers cinglants à Dante :
« Hélas ! Italie esclave, palais de douleur,
navire sans pilote au milieu des tempêtes,
non plus reine des provinces, mais bordel ! »
Dans la foulée, le lecteur sans malice aura sursauté en tombant sur le vers 118 de ce chant où il est question du « très haut Jupiter / qui fut sur terre crucifié pour nous », à croire que, pour Dante, l’empire universel était prédestiné à fondre, à Rome , le roi des dieux antiques et le Dieu des rois de la chrétienté…
Catholique tout ça ? Ô combien, et l’on dira même plus : le comte Joseph de Maistre s’en saoulerait de petit lait !
Mais hélas, bis repetita: ce sont les « gains trop faciles » fustigés par Dante qui auront pourri la Botte, si l’on ose dire, et l’empire n’est plus qu’un piètre décor de série télé signée Berlusconi & Co…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
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Dante pique un fard
Une lecture de La Divine Comédie (38)
Purgatoire, Chant V. Pécheurs morts de mort violente et repentis in extremis. Colloque avec Jacopo del Cassero. Bonconte da Montefeltro. La Pia.
(Dimanche de Pâques, de midi à 3 heures de l’après-midi).
Cela a été dit et répété : que Dante a failli, selon son propre jugement, mériter le sort des damnés éternels, auquel il a échappé in extremis grâce à l’intercession de l’Amour (Béatrice), de la Poésie ( son maître Virgile) et de son propre repentir.
Les tourbillonnants troupeaux qui se pressent, si l’on peut dire, au portillon du Purgatoire, regroupent les âmes semblablement rescapées de la damnation, dont le dernier regard s’est levé vers le ciel alors que leur corps mortel succombait aux pires violences.
Comme on l’a vu dans le chant précédent, l’accès au Purgatoire lui-même ne sera acquis, pour les âmes en question, qu’au terme d’une sorte de pré-lavage assorti d’une attente comptabilisée à proportion des fautes de chacun.
De ladite comptabilité, liée à l’idéologie de surveillance et punition filtrée par les Pères de l’Eglise et leur smala « universelle », l’on peut sourire aujourd’hui, même si l’aspect dramaturgique de tout ça reste une curiosité intéressante.
Mais si la Commedia est évidemment datée à cet égard, sauf pour les catholiques de stricte observance qui y trouvent toujours une sorte d’édifice apologétique utile à leur salut, elle continue de nous toucher, mécréants joyeux que nous sommes, par d’innombrables détails émouvants ou cocasses, historiquement référencés (ici, les « colloques » avec trois personnages connus de l’époque, morts de façon plus ou moins atroce), psychologiquement toujours plausibles ou poétiquement irradiants.
Ainsi, tout au début de ce chant dédié aux repentis de la dernière heure, relève-t-on ce trait typique de l’observation dantesque, où le détail « tout humain » fixe soudain l’attention du lecteur.
Plus précisément : après que l’ombre de Dante, qui vient d’être remarquée par les âmes incorporelles débarquées en ce lieu, a suscité l’étonnement et les questions de celles-ci à celui-là (Comment quoi ? Un vivant parmi nous ? Et comment ça ?), le poète, tout troublé, se trouve grondé par Virgile qui l’enjoint de presser le pas. Et Dante, alors, de piquer un fard !
Ce qui donne en v.o. d’époque:
« Che potea io ridir, se non « Io vegno » ?
Dissilo , alquanto del color consperso
che fa l’uom di perdon talvolta degno ».
Dûment traduit par dame Risset :
« Que pouvais-je dire sinon : « je viens » ?
Je le dis, couvert un peu de la couleur
Qui nous rend parfois dignes de pardon. »
Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
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Le docte et l'indolent
Une lecture de La Divine Comédie (38)Le Purgatoire, Chant IV. Montée à la première assise. Explication de Virgile sur le cours du soleil dans l’hémisphère austral. Nature de la montagne du Purgatoire. Belaqcua et les autres négligents.
(Dimanche de Pâques, de 9 heures du matin à midi)
La théologie, ou plus largement l’idéologie religieuse, le catéchisme à tous les degrés, l’apologétique ou l’exégèse, le prône public ou le cryptage ésotérique sont-ils compatibles avec la poésie ?
C’est ce qu’on se demande assez souvent en lisant la Commedia de Dante, et par exemple en butant sur la rhétorique savante de ce quatrième chant du Purgatoire multipliant les indications topologiques et autres précisions sur la temporalité du voyage. Du chant, on passe à l'exposé savant à outrance. Un peu rasant...
Plus précisément, les deux premiers tiers de ce chant évoquant la « pré-pénitence » des négligents, condamnés à une plus ou moins longue attente avant de se pointer au check-point de la montée, sont consacrés à la description précise des lieux, conformément à la représentation du monde en ce début du XIVe siècle, qui situe le Purgatoire dans l’hémisphère sud, dont Jérusalem est le centre, à équidistance horizontale du Gange (à l’Est) et du Maroc ou de l’Andalousie, à l’Ouest.
Le ton n'est hélas pas à l'érudition joyeuse, et le non-initié s'y perdra. Du moins, dans l’appréciable Guide du lecteur d’une vingtaine de pages qui complète sa traduction commentée du Purgatoire, notre cher et regretté prof et ami François Mégroz s’est-il donné la peine de détailler, croquis à l’appui, la topographie et le symbolisme des sept corniches superposées, autant que l'économie temporelle du voyage initiatique par rapport au cycle astral et zodiacal.
Non sans un clin d’œil, le dantologue lausannois remarque tout de même l’impatience de Dante lui-même, au fil du discours érudit de Virgile, dont on sort enfin pour une rencontre plus légère, d’un indolent personnage assis derrière un rocher doré par le soleil matinal, en lequel Alighieri reconnaît un Toscan sympa de sa connaissance, luthier de son métier, épris de musique, du nom de Belacqua et connu pour son indéfectible paresse...
Or celle-ci lui vaut, par manière d’expiation, l’obligation de patienter en ce lieu autant d’années qu’il en a passées sur terre avant d’être autorisé à gravir la redoutable pente, inclinée parfois jusqu’à 45°. Ah mais, même sans le rocher de Sisyphe à se coltiner, la perspective n’a pas de quoi réjouir le nonchalant.
Et pourquoi tant de peine, se demandera le lecteur mécréant, alors que c’est dimanche et qu’il fait si beau ?
François Mégroz. Le Purgatoire. L’Âge d’Homme, 1994, 279p.
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Credo quia absurdum
Une lecture de La Divine Comédie (37)
Purgatoire. Chant III. Reprise du chemin. Inquiétude de Dante. Explication de Virgile sur la nature des corps. Rencontre des âmes lentes. Manfred.
(Dimanche de Pâques, vers 6 heures et demie du matin)
On le sait depuis le premier chant de la Commedia, et cela se trouve répété avant même que les deux compères n’entament l’ascension de la montagne du Purgatoire : que Dante a failli se damner de son vivant, et que seule l’intercession de Béatrice, du plus haut des cieux, et d’un guide spirituel inspiré par le génie poétique, en la personne de Virgile, lui ont permis d’échapper au feu et aux glaces de l’Enfer.
Or ce qui est assez cocasse,c’est que l’amour terrestre voué par Dante à Béatrice reste aussi hypothétique que celui qui inspira à Pétrarque , à travers la figure de Laure, les plus sublimes poèmes, alors que Virgile, né en l’an 19 d’avant notre ère, en vient ici à parler comme un Père de l’Eglise…
Au regard du philistin contemporain, la représentation du monde selon La Commedia, et plus précisément la situation géographique du Purgatoire, île-montagne surgie de la mer sous la formidable poussée de bas en haut qu’a provoqué la chute, de haut en bas, de Lucifer, paraîtra aussi loufoque que la rencontre, au pied de ladite montagne, d’un mortel doté d’une ombre et d’un cortège d’ombres sans corps mais parlant de toutes leurs bouches.
Dante lui-même, d’ailleurs, ne sait plus trop où il en est, mais Virgile est là pour l’enjoindre à faire confiance à la « Vertu divine » au lieu de chercher à comprendre :
« Matto è chi spera che nostra ragione
possa trascorrere la infinita via
che tiene una sustanza in tre persone ».
Ce que Jacqueline Risset traduit ainsi dans la langue de Diderot :
« Insensé qui espère que notre raison
pourra parcourir la voie infinie
que suit une substance en trois personnes ».
Et dans la foulée, notre Virgile très pré-chrétien de se lancer, avec un siècle et demi d’avance, dans une diatribe à la Tertullien, auquel on prête le fameux Credo quia absurdum (« Je crois parce que c’est absurde »), en ces termes relevant de l’apologétique avant la lettre :
« Contentez-vous, humains, du quia ;
s’il vous avait été possible de tout voir,
il n’était pas besoin que Marie engendrât ;
et vous avez vu désirer en vain des hommes
si grands que leur désir pouvait être apaisé,
alors qu’il les tourmente éternellement :
je parle d’Aristote et de Platon »…
Or cette défense de la foi contre la raison, quelques siècles avant Pascal et son pari, m’intéresse bien moins en l’occurrence que maintes observations, dans le même chant,relevant de l’affectivité (notamment le lien tendre de Virgile pour son protégé) ou de la complexe théologie des rétributions qui m’a, personnellement, toujours fait horreur.
Dans la structure ternaire (véritable archétype) et ascensionnelle de la Commedia, ces premiers chants de l’Antépurgatoire localisent aussi bien un premier triage où le classement « au mérite » subdivise les candidats à la purifiante montée.
C’est ainsi que le beau Manfred, fils naturel de Frédéric II qui a été excommunié pour son opposition à la papauté, a dû patienter longtemps, ainsi qu’il le raconte aux deux poètes, avant d’accéder au rivage de l’île et conserver malgré tout une« espérance un peu verte ».
Les exégètes et autres érudits feront leur miel de cet épisode à connotations historico-politiques, alors que j’en retiens, pour ma part, un trait d’émotion tout humain : à savoir que Manfred - mort noblement au champ de bataille et arraché de son tombeau par l’évêque de Cosenza qui le fit jeter dans le fleuve Garigliano de façon ignominieuse – demande à Dante d’aller trouver, à son retour dans le monde des vivants, sa fille Constance afin de lui donner de ses (rassurantes) nouvelles…
Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF Flammarion.
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Le bonheur en passant
Une lecture de La Divine Comédie (36)
Le Purgatoire. Chant II. Le jour se lève sur l’île. Arrivée de l’ange nocher débarquant une centaine d’âmes. Le chant de Casella. Remontrances de Caton le rabat-joie et débandade.
L’île-montagne du Purgatoire est lieu de transition, de purification et de transmutation par excellence ; mais c’est aussi une sorte de préfiguration terrestre du Paradis et, comme l’écrivait Philippe Sollers, « une image continue de la condition poétique ». D'ailleurs, au chant XXXIII apparaîtra, comme un double moins éthéré de Béatrice, la belle dame au nom de Matelda, « chantant comme femme amoureuse » et passant, selon les dignes dantologues, pour une incarnation du bonheur terrestre.
Celui-ci, dans le deuxième chant, est également évoqué dans une scène très émouvante, après les retrouvailles du poète et d’un sien ami au nom de Casella, poète et musicien défunt débarqué en cette même aube d’une barque contenant une centaine d’âmes et conduite par un ange à turbo-propulsion et aux ailes flamboyantes.
Question décor et effets spéciaux, un Salvador Dali eût rendu à sa façon l’apparition quasi surréaliste de l’ange-nocher et de sa barque surfant pleine d’ « ombres vaines » sauvées des eaux infernales de l’Achéron, mais ensuite l’atmosphère se transforme quand le troubadour Casella, sur la demande de son ami, se met à chanter un poème de Dante lui-même, tiré du Convivio et commençant par les mots « Amor che ne la mente mi ragiona – Amour qui raisonne en mon cœur » …
Et Dante de commenter : « Mon maître et moi, et tous ces gens / qui étaient avec lui semblaient ravis / comme si rien d’autre ne leur touchait l’esprit ».
Sur quoi le vieux Caton, rabat-joie en sa fonction de gardien des lieux, s'en vient interrompre le délicieux récital en rappelant à la compagnie qu’elle n’est pas là pour se divertir :
« Nous étions tous fixes et attentifs
à son chant, quand tout à coup l’honnête vieillard
s’écria : « Qu’est-ce là, âmes lentes ?
quelle négligence, quelle halte est ceci ?
Courez à la montagne y dépouiller l’écorce
Qui ne laisse pas Dieu se montrer à vous ! »
Un Romain suicidé qui se la joue fonctionnaire de Dieu : il faut être Dante pour nous faire avaler ça !
Mais la troupe se débande bel et bien, « laisse le chant » et court « vers la côte comme un homme qui va et ne sait où »…
L'on n'en est, alors qu'à l'Antépurgatoire, mais déjà la promesse du Paradis arrache les pèlerins aux bonnes choses d'ici-bas ! Est-ce vraiment le meilleur choix ? La lectrice et lecteur en verront bien d'autres !
Dante, Le Purgatoire. Traduction et préface de Jacqueline Risset. GF.
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L'ombre du démon
Traversée de Shakespeare
6. Othello
Après Hamlet et avant Macbeth, Othello sonde la “nuit de l'âme” dont Victor Hugo affirmait qu'elle caractérise la figure terrifiante de Iago, meneur de jeu de la pièce. Plus essentiellement faux et surtout malfaisant que le Tartuffe de Molière, Iago est, au théâtre occidental, la plus insidieuse incarnation du ressentiment vengeur, qui exprime sa haine dès la première scène du premier acte, déjà ricanant comme il le sera sans un instant de répit jusque devant le bourreau de l'humaine justice.
L'envie et la jalousie tenaillent Iago, qui flatte les désirs avant de les manipuler par vengeance. Obsédé par l’idée quOthello ait pu le cocufier, et vexé par la nomination de Cassio au poste de lieutenant, il n’a de cesse de manipuler le médiocre Roderigo qui en pince pour Desdémone, se sert de l’amoureux transi comme d'un instrument lui permettant d'attaquer le jeune et beau, noble et loyal Cassio, et par celui-ci d'attiser la jalousie d'Othello auquel il sourit à l'instant même de le trahir.
Ceci dit, et comme le souligne René Girard dans son décryptage des ressorts mimétiques de la pièce, le doute est déjà au coeur d’Othello, belluaire noir, pour ne pas dire “barbare”, dans la cour des nobles Vénitiens, lorsque Iago souligne insidieusement les deux traits négatifs de sa peau de Maure et de son âge. Pour ce qui touche à Desdémone, tombée amoureuse d’Othello à l’écoute de ses hauts faits et avant même de le voir, elle ne suscite la jalousie d’Othello que par les sous-entendus de celui que le Maure n’en finit pas d’appeler l’”honnête Iago”. Et la machine infernale du désir de mener les amants des ivresses d’Eros à l’orgie finale de Thanatos, et de la comédie de moeurs à la tragédie.
Dante situe les traîtres au plus bas de son enfer , et Iago lui-même inscrit ses plans sous le signe d'une "théologie du diable " mais les juges tout humains que nous sommes remplacent ici le tribunal divin du poète catholique. Le Iago de Shakespeare n’est pas, en outre, tout d’une pièce, pas plus qu’Othello ni aucun des protagonistes de cette pièce dont la noirceur, proche de celle de Troïlus et Cressida, nous touche à vrai dire plus profondément, à proportion de notre identification.La représentation d'Othello produite en 1981 par la BBC, avec Anthony Hopkins dans le rôle titre, vaut aussi par la saisissante interprétation de Bob Hoskins en Iago supérieurement suave et sournois, double démoniaque à la trouble ressemblance (Hoskins est un Hopkins plus court sur pattes et grimaçant) et dont le ricanement atroce est à la fois d'un démon mesquin et d’un misérable égaré. De surcroît, cette réalisation de Colin Lowrey se trouve comme recadrée en huis-clos où le Mal murmure sa fausse parole en gros plan, comme sous une loupe aux multiples effets de miroir.
Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.
Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. À consulter en outre: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Et bien plus captivant à vrai dire: Will le magnifique, de Stephen Greenblatt, aux éditions LibresChamps. -
Le Temps accordé
(Lectures du monde, 2023)
À La Désirade, ce vendredi 25 août. – La fraîcheur de l’aube en vif contraste avec la touffeur d’hier soir, même à 1111 mètres au-dessus des déchets marins, la vue du petit écureuil noir voltigeant dans les feuillages à l’arrière de La Désirade, un grand rapace tournoyant au-dessus des prairies où douze moutons trop en chair le narguent sans le vouloir, puis le téléphone très attendu de Michel Moret, qui m’annonce son départ pour l’autre bout du lac où il va charger le stock de mon nouveau livre: tout ça me fait oublier la lecture, ce matin, d’un long article d’Andrew Damon sur la catastrophique politique étrangère des States, dont on dirait qu’il veulent faire un nouveau Vietnam de l’Ukraine, puis les news du Guardian, du Washington Post et du Monde arabe où l’on détaille le nouveau rapprochement de l’Arabie saoudite et de l’Iran, bref le tout venant de ce très bas monde dont le cher Alighieri détaillait déjà les turpitudes en l’an 1300, avec les Prigogine de l’époque et autres canailles à la Dick Cheney (je regardais hier le DVD du film Vice) sans oublier les tsars à venir se réclamant du Très-Haut avec la même arrogance que les télévangélistes de Fox News…***Comme en 1973, et c’était à Pontarlier avec Dimitri, aussi fou de joie que moi au moment de prendre livraison de mon premier livre postfacé par lui, c’est avec un bonheur renouvelé que j’ai découvert cet après-midi, sorti de ses cartons, le premier exemplaire de mon tout petit livre au très considérable contenu méditatif et poétique (n’est-ce pas), que j’ai immédiatement dédicacé à Michel Moret, sans l’enthousiasme duquel ce triptyque n’aurait pas vu le jour de manière si rapide, et à Sébastien son collaborateur aussi compétent que discret, déjà tellement apprécié à L’Âge d’Homme.Surprise en outre, et qui m’a tellement touché que je n’en ai rien montré : que l’éditeur ait fait imprimer un ravissant marque-pages à ma seule gloire cantonale et mondiale, annonçant mon essai sur Czapski (le contrat prévoit une parution en novembre) et mon roman panoptique, suite du Viol de l’ange que je suis en train de réviser. En d’autres termes : je suis non seulement accueilli par le timonier de L’Aire, mais défendu, et si j’ajoute le soutien promis d’Olivier Morattel à la publication de mes Lectures du monde, je serais un ingrat de ne pas rutiler de contentement...Magie du livre ! À tout moment on annonce sa fin et son remplacement d’objet obsolète par les supports immatériels du numérique, et puis non : l’objet affiche sa présence réelle - Alleluia…Images: au jour de la parution du premier livre de JLK, en 1973, avec Vladimir Dimitrijevic et Richard Aeschlimann, et le 25e opus d'aujourd'hui... -
Mélancolie
(À mon plus vieil ami d'ici-bas, dit le Margrave dans mon premier livre, dit le Marquis par d'autres, alias Sylvoisal en poésie, alias Gérard Joulié dans la vie)Quand paraîtront les corbeaux noirs,ces oiseaux solennelsaux airs de curés militairestournant au bas du ciel,aux frondaisons des arbres rosesdu jardin de la maison close,ami, dans un dernier sourireje vous ferai la confidencequ’entre toutes nos heuresde parlotes immensescelles, passées à rire à gorges déliéespar nos plus allègres humeursme sont restées pareillesà celles, cruelles et puresde ces premières déconfituresdu cœur et de la bagatellequi, de nos larmes adolescentes,glaciales et brûlantes,nous ont comblé de leur saveurà peu près immortelle...Peinture: Edvard Munch. -
Ceux qui soliloquent
Celui qui parle pour ne rien dire de trop / Celle qui n’est entendue que de son Dieu et encore à voix basse / Ceux qui murmurent en écriture braille / Celui qui prend à témoin son cheval Muto / Celle qui vaticine dans la chambre d’écho / Ceux qui vous envoient des SMS posthumes / Celui qui trépigne d’impatience numérique / Celle qui s’accommode de l’indifférence masculine en se concentrant sur ses études de psychologie florale dont bénéficient ses 73 fans sur Facebook / Ceux qui positivent à mort / Celui qui médite par correspondance / Celle qui médit pour être moins seule / Ceux qui se rassemblent pour bénéficier du billet collectif / Celui qui a son Speaker’s Corner au fond de son jardin privatif / Celle qui rêve d’un soutif à effet push-up / Ceux qui visent le seyant optimal en adoptant la taile XXXL / Celui qui fait récuremment le rêve de la ville grise aux temples bas où les dieux vont à genoux / Celle qui fait commerce de pigeons voyeurs / Ceux qui ne sont plus guère que des acheteurs potentiels ciblés par les entreprises funétiques / Celui qui conçoit le monde actuel en tant que représentation électronique et verbale à flux tendu / Celle qui refuse de se borner à un rôle de cible publicitaire / Ceux que ne fascinent point les crimes moyens à motifs explicables / Celui qui se met à table pour casser le morceau / Celle qui scie la jambe du tueur ligoté par sa cousine congolaise / Ceux qui s’en tiendront désormais à un discours monogame de type aryen / Celui dont la parole est qualifiée de veuve par la psy lacanienne aux bas violets / Celle qui rétablit la tradition du mental positif chez les cadres de l’Administration policière cantonale / Ceux qui maximisent le potentiel de réussite des nouveaux mariages virtuels inter-raciaux / Celui qui fait partie des rieurs enregistrés de l’émission à succès Top Bonne Humeur / Celle qui envoie des messages encourageants sur Twitter en visant prioritairement les dirigeants des pays responsables / Ceux qui parlaient naguère tout seuls dans la grande ville et s’en trouvaient fort bien jusqu’à l’arrivée des brigades de normalisation psy à camisoles chimiques, etc.
Image : Zdravko Mandic
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Le désir en proie aux vertueux
À propos de Disgrâce, de J.M. Coetzee
Il y a vingt ans de ça, le nom de John Maxwell Coetzee, né en 1940 dans une famille de Boers établie en Afrique du Sud depuis le XVIIIe sièclee, nous fut révélé par un livre magnifique, intitulé Au coeur de ce pays, à l’enseigne éditoriale de ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau.
Ecrivain d’une totale empathie, chez lequel le «message politique» explicite a toujours été subordonné à un implication humaine et littéraire beaucoup plus profonde et réelle que l’engagement déclaré de maints auteurs, J.M. Coetzee nous revient, après divers romans et récits marquants (tels Michael K, sa vie son temps, couronné par un premier Booker Prize et traduit au Seuil en 1985, En attendant les barbares, en 1987, ou Scènes de la vie d’un jeune garçon, en 1999), avec un roman dévastateur sous son aspect tout peinard.
De fait, et par sa forme (narration au présent de l’indicatif, toute claire et nette, en petits chapitres confortables à la lecture) et par son entrée en matière assez décontractée (un prof de littérature plutôt jouisseur qui passe d’une gentille pseudo-Soraya vénale à une de ses étudiantes), le récit des tribulations de David Lurie, connaisseur raffiné de poésie romantique anglaise (Wordsworth et Byron sont ses copilotes) hélas réduit au triste enseignement utilitaire de la «communication» ne semble pas parti pour le bout de la nuit et de l’horreur, qu’il atteindra pourtant, plus proche des chiens martyrisés par des brutes que de ses présumés «frères humains».
Le début de la disgrâce de David, quinquagénaire deux fois divorcé, participe du regain de puritanisme qu’a suscité l’idéologie du «politiquement correct», qui interdit absolument à un enseignant homme de séduire une étudiante femme, même adulte et consentante. Assumant crânement sa responsabilité devant ses collègues (je suis un misérable pêcheur, etc.), le protagoniste refuse cependant de se rouler par terre et d’implorer le pardon de la Femme universelle et des universitaires coincés. David laisse donc tomber son poste et se retrouve chez sa fille, fermière un peu lesbienne et très écolo, en campagne avec ses chiens et ses lapins.
Ce qui s’ensuit, dans un climat rappelant à la fois Faulkner et le terrible Enfant de Dieu de Cormac Mac Carthy, relève à la fois de la réalité sud-africaine dévastée par le ressentiment post-colonial, et de la condition humaine commune aux sociétés disloquées.
Dans le cercle restreint des relations familiales, J.M. Coetzee nous fait ressentir, par le détail, le désastre qu’a été la vie de David Lurie, esthète absolument égoïste qui n’aura vu en sa propre fille qu’une Lolita consommable, avant qu’elle ne devienne une pièce de lard.
Plus largement, dans la sphère des relations sociales entre blancs «moralement concernés» et noirs déclassés plus ou moins contraints à s’émanciper par la bande (le jardinier de la fille de David est éminemment significatif), le roman se charge de sens et déborde, à cet égard, les frontières culturelles, psychologiques ou politiques de l’Afrique du Sud.
Ce qui est en question, dans ce roman, c’est à la fois la disgrâce de l’âge et du savoir, dans une société limitant la jouissance à la jeunesse et à l’ignorance «démocratique». Plus encore, c’est la disgrâce de la «civilisation» contre la loi des «brutes» humiliées, où l’on voit que chacun préfère rester dans son recoin avec ou sans panneaux de discrimination.
Une expression particulièrement déplacée, et même idiote, inadmissible, sur la quatrième de couverture de la traduction française de Disgrâce, parle d’«élégie cynique» à propos de ce roman fondamentalement généreux et fraternel. Bien entendu, on voudrait que la réalité fût moins «cynique». Mais taxer de cynisme un écrivain qui décrit la réalité relève de l’angélisme stupide. J.M. Coetzee nous en sauve pour nous rendre, non plus durs mais plus doux...
J.M.Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 251pp. -
Petites filles à la mer
Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
de paille claire, avec des rubans ;
elles se dandinent un peu
sur la dune molle ;
on les sent légères :
il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
de l’arête soufflée par le vent ;
puis elles disparaissent un instant,
puis on les revoit, plus menues –
entre-temps elles ont pressé le pas ;
tout en bas la mer brasse et remue
son pédiluve à grand fracas ;
mais elles connaissent,
ça ne les impressionne pas :
elles y vont tout droit, juste pour voir,
si c’est si froid qu’on dit ;
elles sont jolies,
dans la lumière belle ;
il n’y a qu’elles
sur le sable vert de gris.JLK, Petites filles à la mer. Huile sur toile, 2006.
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L’art et la poésie survivent sous la pure lumière de Grignan
Merveille d’une rencontre amicale en un lieu que tous deux ont su magnifier en beauté et en douceur : Philippe Jaccottet et Italo de Grandi se retrouvent, avec une septantaine d’aquarelles magnifiques et des textes choisis reproduits sur les murs, à l’enseigne de l’exposition simplement intitulée Grignan, à voir absolument ces jours et mois prochains à l’Atelier De Grandi de Corseaux, maison à elle seule mythique signée Alberto Sartoris…Les notions d’harmonie et d’accord parfait, de connivence humaine et de consonance créatrice s’imposent au parcours de l’immense petite exposition présentée, avec un soin extrême dans l’accrochage et la documentation rassemblée, en un lieu qui symbolise lui-même la fusion de la nature et de la culture, sur ces rives veveysanes où, en 1939, la villa-atelier du peintre Italo de Grandi fut construite, en style international emblématique, par le fameux architecte Alberto Sartoris. Écrin parfait pour accueillir, en dialogue pictural et poétique posthume, les évocations d’un autre lieu préservé du tapage du monde, entre lavandes et beaux vieux murs, intense de présence immanente, résumé en un seul nom : Grignan.Lié aux noms de Philippe Jaccottet, après Madame de Sévigné qui en habita le château, le nom de ce village de la Drôme provençale sans rien de trop exceptionnel en apparence englobe à la fois une région qu’on pourrait dire le seuil sans marche du nord et du sud dont la lumière et les parfums « sentent » déjà la Provence sans l’être encore, à l’est de la montagne plus âpre de Giono et au nord des sorgues de René Char, avec une lumière particulière et un «ton», une « musique » silencieuse que les poèmes en prose de Philippe Jaccottet, avant les aquarelles d’Italo De Grandi, ont évoqués avec maintes résonnances parfois explicites.Contrepoint avec « figures absentes »C’est d’ailleurs sous le signe des « résonnances » que les fils d’Italo de Grandi, Pierre et François, ont placé les cinquante premières pages du très remarquable catalogue consacré à l’exposition, où dialoguent, sans autres commentaires, les aquarelles de l’artiste et des fragments de proses poétiques du poète choisis par José-Flore Tappy (la spécialiste qui a dirigé l’édition de Jaccottet dans la Pléiade), tirés notamment du Cahier de verdure, de La Promenade sous les arbres ou de Pensées sous les nuages , de La Semaison ou des Chants d’en bas avec, à chaque fois, la mention précise de la place du morceau dans les Œuvres. On ne saurait être plus rigoureux, sans empiéter sur la liberté du lecteur-visiteur…Lequel lit par exemple, tiré d’Après beaucoup d’années : « Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les rochers. Mais il y a, jetés sur eux, ces velours, ces toiles usées, cette laine râpeuse. C’est toute la montagne qui s’est changée en troupeau, en bergerie. Tout est lié, tout se tient, tout tient ensemble, comme au premier jour. C’est pourquoi on est dans cet espace immense comme dans une maison qui vous accueille sans vous enfermer ». Ceci sur la page de droite, alors qu’une aquarelle non datée évoque, sur la page de gauche, un champ de lavandes en hiver d’une infinie douceur.Et l’on note alors que les Paysages avec figures absentes de Philippe Jaccottet, sans aucune concertation, trouvent chez Italo De Grandi leurs équivalents dénués de toute présence humaine ou animale, pour dire non le vide mais la plénitude silencieuse de ce qu’un philosophe appelle la « clairière de l’être ». Cela pourrait être vague, voire évanescent dans l’épure, alors qu’au contraire « tout tient ensemble par des nœuds de pierre »…Ailleurs, plus directement complice, le poète évoque son ami peintre en soulignant sa part d’ombre rêveuse : «Il allait et venait dans nos parages sans faire de bruit comme dans une patrie retrouvée, avec (…) la mélancolie de qui n'ignore plus combien tout bonheur humain, toute saison claire, tous nos « asiles d’un instant »(pour parler japonais) sont fragiles. Cette mélancolie, je crois qu’elle transparaît aussi dans son œuvre, si tranquille qu’elle semble ; mais elle n’en met pas l’équilibre en danger ».De fait, l’équilibre, la sereine mesure, la calme évidence rappelant les paysages « italiens » de Corot ou les maîtres toscans qui l’ont marqué, émanent des aquarelles d’Italo De Grandi dont la touche délicate et les tons accordés comme en sourdine se donnent sans dessin visible et donc sans repentir…Comme une antique "société des êtres"...Parler alors de « société des êtres », au sens où l’entendait Baudelaire pour la distinguer de la société des fonctions ou des pouvoirs, conviendrait le mieux à l’approche des liens humains et de l’état d’esprit que cristallise ici le nom de Grignan, mais gardons-nous d’en faire un mythe. Philippe Jaccottet se défie lui-même des emblèmes de tourisme littéraire ou de publicité que pourraient signifier le château et la marquise, et rien chez lui du chef d’école.Du moins Grignan et ses alentours ont-ils bel et bien « parlé » à quelques-uns qui ont su les évoquer avec justesse, comme il en va des quelques commentateurs réunis par les frères De Grandi dans le catalogue, tous dans le même esprit et sans jargon ni pédanterie: Françoise Jaunin pour célébrer la « lumière avant toute chose » des aquarelles d’Italo et en distinguer l’élégiaque sérénité de la contemplation plus inquiète de Jaccottet, et sa parenté avec les peintres du silence à la Morandi ; Christophe Gallaz pour insister sur les rapports profonds entretenus par l’artiste et le poète avec la terre environnante moins « idyllique » qu’on ne pourrait croire, marquée par « un combat permanent contre l’usure et la chute », et la probité de leurs démarches respectives loin de la société du spectacle et des convulsions de l’art dit contemporain ; Christophe Flubacher pour relier la part tellurique des choses - le végétal de l’yeuse ou des lavandes et le minéral millénairement marqué par les ammonites du pays drômois - à ce qui en émane de visible dans la peinture d’Italo, dont Florian Rodari dit aussi, en détail, l’importance du geste artisanal et la capacité rare de l’artiste, bâtisseur de sa propre maison et qu’on voit, dans une petite vidéo, transformer un ange de papier en figure de cadran solaire martelée dans sa forge, «battue jusqu’à la vie »…La nature n’est pas la même dans le Jorat de Gustave Roud, le Valais de Maurice Chappaz ou la Drôme provençale où se sont retrouvés Philippe Jaccottet et Italo De Grandi, et pourtant comment ne pas voir la parenté de ceux-là et leur haute filiation ? Ainsi Pierre De Grandi, évoquant un nécessaire retour aux Anciens, nous fait-il penser à Théocrite et à Virgile quand nous nous rappelons la campagne perdue de Gustave Roud et celle de Maurice Chappaz, la terre sublimée de Philippe Jaccottet et les aquarelles intemporelles de son père – chacune de ces œuvres perpétuant une relation vive avec la beauté et le mystère de la nature, le visible et l’invisible que la poésie et l’art tentent de ressaisir avec leurs moyens éphémères ?Grignan. Italo De Grandi et Philippe Jaccottet. Exposition visible à L’Atelier de Grandi jusqu’au 29 octobre 2023, du jeudi au dimanche de 13h.30 à 18h. Corseaux/Vevey, chemin d’Entre-deux-villes 7. -
Ceux qui ne font plus signe
Celui qui se fait oublier avec insistance / Celle qui s’est effacée sans laisser de traces nulle part / Ceux qui se sont éloignés quand vous vous êtes rapprochés de vos nouveaux voisins bohèmes / Celui dont vous pensiez qu’il vous fuyait alors qu’il était juste décédé / Celle qui prétend qu’elle t’a relancé plusieurs fois pour te faire croire que tu lui dois quelque chose / Ceux qui te disent qu’ils ont perdu ton adresse sans te demander de la leur rappeler / Celui qui estime qu’un mariage est une gêne pour l’amitié de deux mecs / Celle qui fait dire à ta sœur que son chien a peur du tien / Ceux qui reprochent aux Duchosal leur manque patent d’humour noir / Celui qui n’a jamais bien géré son relationnel affectif / Celle qui estime qu’un lien win-win peut s’établir entre tueuses / Ceux qui disent « tu oublies » à leur épouse tentée d’inviter l’aumonier de l’entreprise / Celui qui ose parler d’entretien de débauche à la sans-emploi sexy / Celle qui a rangé les photos de ses amitiés passées dans un carton dont elle ne sait plus où il est « si ça se trouve » / Ceux qui ne se demandent même pas ce vous êtes devenus ni vous non plus, etc.Image: Lady L. -
Commune présence
Mais qu’avons-nous fait à la viepour que, comme une brute,elle ait osé nous séparer ?Hélas nous étions nés...Cependant ni vos dieux méchants,lumineux ou morosesà vrai dire ne nous en imposent,tant nous restons vivants...Ouvrant les yeux c’est par les tiensque je vois ce matinle monde alentour agrandipar la mélancolie...(Peinture: Lucia K.)