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Carnets de JLK - Page 15

  • Evviva La Commedia !


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    Retour au livre total. Premières notes.

    De L'Enfer et du chemin. (1)

    Je reprends une fois de plus, ce 10 août 2023,  la lecture suivie et e commentaire de La Divine comédie de Dante, initialement fondée sur le coffret contenant les trois volumes de la traduction de Jacqueline Risset en édition bilingue - la plus recommandable il m'a semblé, pour notre langue, même si de nouvelles traductions de L'Enfer ont paru ces dernières années, sous les plumes de Danièle Robert (2016) et de Michel Orcel (2019) alors que René de Ceccaty publiait (en 2017) une nouvelle version de l'intégrale Commedia en octosyllabes...  
    J’y reviens aussi, mais avec un regard de plus en plus sceptique,  dans la foulée de Philippe Sollers en son dialogue avec Benoît Chantre, intéressant quand Sollers oublie de tout ramener à lui, et, aussi, en compagnie du bon François Mégroz, qui nous y a introduit vers 1966-67 au Gymnase de la Cité de Lausanne et dont la traduction très littérale, et le commentaire benoît, sans nulle prétention littéraire, sont pourtant appréciables et souvent éclairants.

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    C’est notre cher prof, d'ailleurs,  qui nous a parlé le premier, à propos de La Divine Comédie, d’un « livre total », comme il n’y en a que quelques-uns dans l’histoire de la littérature. 

    Or ce qui m’intéresse plus précisément, à présent, c’est que ce livre-somme soit, comme le note Jacqueline Risset, encore «en avant» de nous. Du dehors, et notamment à travers la perception qu’il nous en reste du XIXe siècle, l’œuvre peut sembler anachronique et relevant en somme du musée. Du dedans, en revanche, et dès qu’on y pénètre, dès qu’on se plonge dans ce fleuve verbal, dès qu’on est pris dans le mouvement irrépressible des vers, un nouveau présent s’instaure bonnement, que la traductrice a raison de comparer avec le présent en marche du Temps retrouvé de Proust.

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    C’est en outre la base, pour moi, d’une nouvelle réflexion sur la vision panoptique. Tout part de l’enfer mais tout porte à en sortir, dès le début. Dès le début on sait d’ailleurs que Dante en est sorti. Dès le début l’œuvre est donnée pour travail de mémoire. D’emblée on sait que l’Aventure, contenant la matière d’une vie entière, a duré peu de temps. Plus précisément : un rêve de trois jours, entre le jeudi saint et Pâques 1300. Ainsi tout le poème apparaît-il comme un fantastique compactage. Or, on pourrait dire que ce condensé est à la fois celui du Moyen Âge et de notre temps, et que le chemin de l’Enfer passe par Auschwitz. Question d’Organisation.

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    « La grande réserve du mal dans l’univers : L’Enfer de Dante joue dans notre culture un rôle de référence absolue, et curieusement ambiguë », note encore Jacqueline Risset. Au titre de l’ambiguïté, ou plus précisément de l’équivoque à son plus bas niveau, on peut citer évidemment le jeu vidéo lancé sur le marché où L’Enfer est prétexte au déchaînement de toutes les violences. Mais il va de soi que cette réduction n’est qu’une récupération débile de la dramaturgie superficielle de l’ouvrage, excluant sa compréhension par sa conclusion pavlovienne que ce sont les violents qui l’emportent – pure négation du Chemin.

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    « Nel mezzo del cammin di nostra vita », lisons-nous au premier vers du premier chant, et le quatrième vers du deuxième chant dira : «Je m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion »…
    Et tout est là: le chemin, le parcours, et c’est un travail de chaque jour, et quelle lecture engageante aussi. Andiamo...


    Dante. La Divine comédie. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. Garnier Flammarion.

     

    Philippe Sollers. La Divine comédie. Entretiens avec Benoît Chantre. Gallimard. Folio.

     

    François Mégroz. La Divine comédie. Traduction commentaire littéral. L’Age d’homme, en trois volumes.

     

    Dante. Enfer, traduit de l'italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 2016.

     

    Dante, La Divine Comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points/Poésie, 2017.

     

    Dante, L'Enfer, traduction nouvelle de Michel Orcel. La Dogana, 2019.

     

  • Mélancolie

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    (À mon plus vieil ami d'ici-bas, dit le Margrave dans mon premier livre, dit le Marquis par d'autres, alias Sylvoisal en poésie, alias Gérard Joulié dans la vie)
     
    Quand paraîtront les corbeaux noirs,
    ces oiseaux solennels
    aux airs de curés militaires
    tournant au bas du ciel,
    aux frondaisons des arbres roses
    du jardin de la maison close,
    ami, dans un dernier sourire
    je vous ferai la confidence
    qu’entre toutes nos heures
    de parlotes immenses
    celles, passées à rire à gorges déliées
    par nos plus allègres humeurs
    me sont restées pareilles
    à celles, cruelles et pures
    de ces premières déconfitures
    du cœur et de la bagatelle
    qui, de nos larmes adolescentes,
    glaciales et brûlantes,
    nous ont comblé de leur saveur
    à peu près immortelle...
     
    Peinture: Edvard Munch.

  • Ceux qui soliloquent

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    Celui qui parle pour ne rien dire de trop / Celle qui n’est entendue que de son Dieu et encore à voix basse / Ceux qui murmurent en écriture braille / Celui qui prend à témoin son cheval Muto / Celle qui vaticine dans la chambre d’écho / Ceux qui vous envoient des SMS posthumes / Celui qui trépigne d’impatience numérique / Celle qui s’accommode de l’indifférence masculine en se concentrant sur ses études de psychologie florale dont bénéficient ses 73 fans sur Facebook / Ceux qui positivent à mort / Celui qui médite par correspondance / Celle qui médit pour être moins seule / Ceux qui se rassemblent pour bénéficier du billet collectif / Celui qui a son Speaker’s Corner au fond de son jardin privatif / Celle qui rêve d’un soutif à effet push-up / Ceux qui visent le seyant optimal en adoptant la taile XXXL / Celui qui fait récuremment le rêve de la ville grise aux temples bas où les dieux vont à genoux / Celle qui fait commerce de pigeons voyeurs / Ceux qui ne sont plus guère que des acheteurs potentiels ciblés par les entreprises funétiques / Celui qui conçoit le monde actuel en tant que représentation  électronique et verbale à flux tendu / Celle qui refuse de se borner à un rôle de cible publicitaire / Ceux que ne fascinent point les crimes moyens à motifs explicables / Celui qui se met à table pour casser le morceau / Celle qui scie la jambe du tueur ligoté par sa cousine congolaise / Ceux qui s’en tiendront désormais à un discours monogame de type aryen / Celui dont la parole est qualifiée de veuve par la psy lacanienne aux bas violets / Celle qui rétablit la tradition du mental positif chez les cadres de l’Administration policière cantonale / Ceux qui maximisent le potentiel de réussite des nouveaux mariages virtuels inter-raciaux / Celui qui fait partie des rieurs enregistrés de l’émission à succès Top Bonne Humeur /  Celle qui envoie des messages encourageants sur Twitter en visant prioritairement les dirigeants des pays responsables / Ceux qui parlaient naguère tout seuls dans la grande ville et s’en trouvaient fort bien jusqu’à l’arrivée des brigades de normalisation psy à camisoles chimiques, etc.

    Image : Zdravko Mandic  

  • Le désir en proie aux vertueux

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    À propos de Disgrâce, de J.M. Coetzee

    Il y a vingt ans de ça, le nom de John Maxwell Coetzee, né en 1940 dans une famille de Boers établie en Afrique du Sud depuis le XVIIIe sièclee, nous fut révélé par un livre magnifique, intitulé Au coeur de ce pays, à l’enseigne éditoriale de ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau.
    Ecrivain d’une totale empathie, chez lequel le «message politique» explicite a toujours été subordonné à un implication humaine et littéraire beaucoup plus profonde et réelle que l’engagement déclaré de maints auteurs, J.M. Coetzee nous revient, après divers romans et récits marquants (tels Michael K, sa vie son temps, couronné par un premier Booker Prize et traduit au Seuil en 1985, En attendant les barbares, en 1987, ou Scènes de la vie d’un jeune garçon, en 1999), avec un roman dévastateur sous son aspect tout peinard.

    De fait, et par sa forme (narration au présent de l’indicatif, toute claire et nette, en petits chapitres confortables à la lecture) et par son entrée en matière assez décontractée (un prof de littérature plutôt jouisseur qui passe d’une gentille pseudo-Soraya vénale à une de ses étudiantes), le récit des tribulations de David Lurie, connaisseur raffiné de poésie romantique anglaise (Wordsworth et Byron sont ses copilotes) hélas réduit au triste enseignement utilitaire de la «communication» ne semble pas parti pour le bout de la nuit et de l’horreur, qu’il atteindra pourtant, plus proche des chiens martyrisés par des brutes que de ses présumés «frères humains».
    Le début de la disgrâce de David, quinquagénaire deux fois divorcé, participe du regain de puritanisme qu’a suscité l’idéologie du «politiquement correct», qui interdit absolument à un enseignant homme de séduire une étudiante femme, même adulte et consentante. Assumant crânement sa responsabilité devant ses collègues (je suis un misérable pêcheur, etc.), le protagoniste refuse cependant de se rouler par terre et d’implorer le pardon de la Femme universelle et des universitaires coincés. David laisse donc tomber son poste et se retrouve chez sa fille, fermière un peu lesbienne et très écolo, en campagne avec ses chiens et ses lapins.

    Ce qui s’ensuit, dans un climat rappelant à la fois Faulkner et le terrible Enfant de Dieu de Cormac Mac Carthy, relève à la fois de la réalité sud-africaine dévastée par le ressentiment post-colonial, et de la condition humaine commune aux sociétés disloquées.
    Dans le cercle restreint des relations familiales, J.M. Coetzee nous fait ressentir, par le détail, le désastre qu’a été la vie de David Lurie, esthète absolument égoïste qui n’aura vu en sa propre fille qu’une Lolita consommable, avant qu’elle ne devienne une pièce de lard.

    Plus largement, dans la sphère des relations sociales entre blancs «moralement concernés» et noirs déclassés plus ou moins contraints à s’émanciper par la bande (le jardinier de la fille de David est éminemment significatif), le roman se charge de sens et déborde, à cet égard, les frontières culturelles, psychologiques ou politiques de l’Afrique du Sud.

    Ce qui est en question, dans ce roman, c’est à la fois la disgrâce de l’âge et du savoir, dans une société limitant la jouissance à la jeunesse et à l’ignorance «démocratique». Plus encore, c’est la disgrâce de la «civilisation» contre la loi des «brutes» humiliées, où l’on voit que chacun préfère rester dans son recoin avec ou sans panneaux de discrimination.

    Une expression particulièrement déplacée, et même idiote, inadmissible, sur la quatrième de couverture de la traduction française de Disgrâce, parle d’«élégie cynique» à propos de ce roman fondamentalement généreux et fraternel. Bien entendu, on voudrait que la réalité fût moins «cynique». Mais taxer de cynisme un écrivain qui décrit la réalité relève de l’angélisme stupide. J.M. Coetzee nous en sauve pour nous rendre, non plus durs mais plus doux...

    J.M.Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 251pp.

  • Petites filles à la mer

     

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    Pour Sophie et Julie

     

    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable vert de gris.

     

    JLK, Petites filles à la mer. Huile sur toile, 2006.

  • L’art et la poésie survivent sous la pure lumière de Grignan

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    Merveille d’une rencontre amicale en un lieu que tous deux ont su magnifier en beauté et en douceur : Philippe Jaccottet et Italo de Grandi se retrouvent, avec une septantaine d’aquarelles magnifiques et des textes choisis reproduits sur les murs, à l’enseigne de l’exposition simplement intitulée Grignan, à voir absolument ces jours et mois prochains à l’Atelier De Grandi de Corseaux, maison à elle seule mythique signée Alberto Sartoris…
     
    Les notions d’harmonie et d’accord parfait, de connivence humaine et de consonance créatrice s’imposent au parcours de l’immense petite exposition présentée, avec un soin extrême dans l’accrochage et la documentation rassemblée, en un lieu qui symbolise lui-même la fusion de la nature et de la culture, sur ces rives veveysanes où, en 1939, la villa-atelier du peintre Italo de Grandi fut construite, en style international emblématique, par le fameux architecte Alberto Sartoris. Écrin parfait pour accueillir, en dialogue pictural et poétique posthume, les évocations d’un autre lieu préservé du tapage du monde, entre lavandes et beaux vieux murs, intense de présence immanente, résumé en un seul nom : Grignan.
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    Lié aux noms de Philippe Jaccottet, après Madame de Sévigné qui en habita le château, le nom de ce village de la Drôme provençale sans rien de trop exceptionnel en apparence englobe à la fois une région qu’on pourrait dire le seuil sans marche du nord et du sud dont la lumière et les parfums « sentent » déjà la Provence sans l’être encore, à l’est de la montagne plus âpre de Giono et au nord des sorgues de René Char, avec une lumière particulière et un «ton», une « musique » silencieuse que les poèmes en prose de Philippe Jaccottet, avant les aquarelles d’Italo De Grandi, ont évoqués avec maintes résonnances parfois explicites.
     
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    Contrepoint avec « figures absentes »
    C’est d’ailleurs sous le signe des « résonnances » que les fils d’Italo de Grandi, Pierre et François, ont placé les cinquante premières pages du très remarquable catalogue consacré à l’exposition, où dialoguent, sans autres commentaires, les aquarelles de l’artiste et des fragments de proses poétiques du poète choisis par José-Flore Tappy (la spécialiste qui a dirigé l’édition de Jaccottet dans la Pléiade), tirés notamment du Cahier de verdure, de La Promenade sous les arbres ou de Pensées sous les nuages , de La Semaison ou des Chants d’en bas avec, à chaque fois, la mention précise de la place du morceau dans les Œuvres. On ne saurait être plus rigoureux, sans empiéter sur la liberté du lecteur-visiteur…
    Lequel lit par exemple, tiré d’Après beaucoup d’années : « Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les rochers. Mais il y a, jetés sur eux, ces velours, ces toiles usées, cette laine râpeuse. C’est toute la montagne qui s’est changée en troupeau, en bergerie. Tout est lié, tout se tient, tout tient ensemble, comme au premier jour. C’est pourquoi on est dans cet espace immense comme dans une maison qui vous accueille sans vous enfermer ». Ceci sur la page de droite, alors qu’une aquarelle non datée évoque, sur la page de gauche, un champ de lavandes en hiver d’une infinie douceur.
    Et l’on note alors que les Paysages avec figures absentes de Philippe Jaccottet, sans aucune concertation, trouvent chez Italo De Grandi leurs équivalents dénués de toute présence humaine ou animale, pour dire non le vide mais la plénitude silencieuse de ce qu’un philosophe appelle la « clairière de l’être ». Cela pourrait être vague, voire évanescent dans l’épure, alors qu’au contraire « tout tient ensemble par des nœuds de pierre »…
    Ailleurs, plus directement complice, le poète évoque son ami peintre en soulignant sa part d’ombre rêveuse : «Il allait et venait dans nos parages sans faire de bruit comme dans une patrie retrouvée, avec (…) la mélancolie de qui n'ignore plus combien tout bonheur humain, toute saison claire, tous nos « asiles d’un instant »(pour parler japonais) sont fragiles. Cette mélancolie, je crois qu’elle transparaît aussi dans son œuvre, si tranquille qu’elle semble ; mais elle n’en met pas l’équilibre en danger ».
    De fait, l’équilibre, la sereine mesure, la calme évidence rappelant les paysages « italiens » de Corot ou les maîtres toscans qui l’ont marqué, émanent des aquarelles d’Italo De Grandi dont la touche délicate et les tons accordés comme en sourdine se donnent sans dessin visible et donc sans repentir…
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    Comme une antique "société des êtres"...
    Parler alors de « société des êtres », au sens où l’entendait Baudelaire pour la distinguer de la société des fonctions ou des pouvoirs, conviendrait le mieux à l’approche des liens humains et de l’état d’esprit que cristallise ici le nom de Grignan, mais gardons-nous d’en faire un mythe. Philippe Jaccottet se défie lui-même des emblèmes de tourisme littéraire ou de publicité que pourraient signifier le château et la marquise, et rien chez lui du chef d’école.
    Du moins Grignan et ses alentours ont-ils bel et bien « parlé » à quelques-uns qui ont su les évoquer avec justesse, comme il en va des quelques commentateurs réunis par les frères De Grandi dans le catalogue, tous dans le même esprit et sans jargon ni pédanterie: Françoise Jaunin pour célébrer la « lumière avant toute chose » des aquarelles d’Italo et en distinguer l’élégiaque sérénité de la contemplation plus inquiète de Jaccottet, et sa parenté avec les peintres du silence à la Morandi ; Christophe Gallaz pour insister sur les rapports profonds entretenus par l’artiste et le poète avec la terre environnante moins « idyllique » qu’on ne pourrait croire, marquée par « un combat permanent contre l’usure et la chute », et la probité de leurs démarches respectives loin de la société du spectacle et des convulsions de l’art dit contemporain ; Christophe Flubacher pour relier la part tellurique des choses - le végétal de l’yeuse ou des lavandes et le minéral millénairement marqué par les ammonites du pays drômois - à ce qui en émane de visible dans la peinture d’Italo, dont Florian Rodari dit aussi, en détail, l’importance du geste artisanal et la capacité rare de l’artiste, bâtisseur de sa propre maison et qu’on voit, dans une petite vidéo, transformer un ange de papier en figure de cadran solaire martelée dans sa forge, «battue jusqu’à la vie »…
    La nature n’est pas la même dans le Jorat de Gustave Roud, le Valais de Maurice Chappaz ou la Drôme provençale où se sont retrouvés Philippe Jaccottet et Italo De Grandi, et pourtant comment ne pas voir la parenté de ceux-là et leur haute filiation ? Ainsi Pierre De Grandi, évoquant un nécessaire retour aux Anciens, nous fait-il penser à Théocrite et à Virgile quand nous nous rappelons la campagne perdue de Gustave Roud et celle de Maurice Chappaz, la terre sublimée de Philippe Jaccottet et les aquarelles intemporelles de son père – chacune de ces œuvres perpétuant une relation vive avec la beauté et le mystère de la nature, le visible et l’invisible que la poésie et l’art tentent de ressaisir avec leurs moyens éphémères ?
    Grignan. Italo De Grandi et Philippe Jaccottet. Exposition visible à L’Atelier de Grandi jusqu’au 29 octobre 2023, du jeudi au dimanche de 13h.30 à 18h. Corseaux/Vevey, chemin d’Entre-deux-villes 7.

  • Ceux qui ne font plus signe

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    Celui qui se fait oublier avec insistance / Celle qui s’est effacée sans laisser de traces nulle part / Ceux qui se sont éloignés quand vous vous êtes rapprochés de vos nouveaux voisins bohèmes / Celui dont vous pensiez qu’il vous fuyait alors qu’il était juste décédé / Celle qui prétend qu’elle t’a relancé plusieurs fois pour te faire croire que tu lui dois quelque chose / Ceux qui te disent qu’ils ont perdu ton adresse sans te demander de la leur rappeler / Celui qui estime qu’un mariage est une gêne pour l’amitié de deux mecs / Celle qui fait dire à ta sœur que son chien a peur du tien / Ceux qui reprochent aux Duchosal leur manque patent d’humour noir / Celui qui n’a jamais bien géré son relationnel affectif / Celle qui estime qu’un lien win-win peut s’établir entre tueuses / Ceux qui disent « tu oublies » à leur épouse tentée d’inviter l’aumonier de l’entreprise / Celui qui ose parler d’entretien de débauche à la sans-emploi sexy / Celle qui a rangé les photos de ses amitiés passées dans un carton dont elle ne sait plus où il est « si ça se trouve » / Ceux qui ne se demandent même pas ce vous êtes devenus ni vous non plus, etc.
    Image: Lady L.

     

     

     

     

     

  • Commune présence

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    Mais qu’avons-nous fait à la vie
    pour que, comme une brute,
    elle ait osé nous séparer ?
    Hélas nous étions nés...
     
    Cependant ni vos dieux méchants,
    lumineux ou moroses
    à vrai dire ne nous en imposent,
    tant nous restons vivants...
     
    Ouvrant les yeux c’est par les tiens
    que je vois ce matin
    le monde alentour agrandi
    par la mélancolie...
     
    (Peinture: Lucia K.)

  • Pas une minute à perdre

     
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    (Pour Jules Supervielle)
     
    Je regarde le Temps passer
    avec sa clope au bec,
    il est hirsute et mal peigné,
    il a l’air distrait;
    se souvient-il d’où il venait
    quand il est apparu
    au premier jour du calendrier,
    et sait-il distinguer
    l’année chinoise du jour d’après ?
    Pour le moment il passe
    et se dépasse à l’avenant
    au défi de l’impasse...
     
    La durée est imprévisible:
    on la dit capricieuse,
    les enfants n’en voient pas la fin,
    et quant au vieux Berbère
    il n’y voit que du vent
    dans le nuage du désert;
    elle non plus ne saurait pas dire
    ce que contient son sac à main:
    elle pose pour un photographe,
    elle agrafe son bas
    à l’aile d’un oiseau passant
    par ici ou par là -
    elle n’en fait toujours qu’à sa guise
    qui n’est que de durer...
     
    Les heures auront tourné dans la cour
    à la poursuite des minutes,
    en attendant la chute
    des secondes en fines averses,
    et le temps que la durée verse
    ses caresses légères
    de lumière sur nos visages,
    comme un âge a passé...
     
    Dessin: M.C. Escher.

  • Le chaman au dépotoir

     

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    En (re)lisant Guido Ceronetti, prélude à une rencontre. 


    C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, dont les 453 pages tassées m’évoquent ces fichiers « compactés » de l’informatique dont le déploiement peut nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.
    Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait mieux. Ou: Réserve d’explosifs Ou bien: huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore : strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ?

    En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas du tout le son et le ton de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations.
    Pour ma part, ainsi, dès que je m’y suis plongé, j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y sont accumulés notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle d’un ami représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci, en orientent la vocation magique, confirmée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte du compère apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné ». Patience du brûlé…
    medium_Ceronetti.jpgDe son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir de fins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à la fois, lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot».

    littérature

    Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres de jadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « geste antique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…
    Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques».

    littérature

    Place de La Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique »…
    Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler « irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais « presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme, ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…

    littérature
    Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.
    Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »

    Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard. Albin Michel, 1995. A lire aussi : Le silence du corps, prix du Meilleur livre étranger 1984, repris en Poche Folio. Ou encore : Une poignée d’apparences, Le lorgnon mélancolique, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme. Etc.

     

  • Veilleurs à l'éveil

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    Tout est dents à la gueule ouverte
    de la nuit de la ville
    où rodent de méchantes gens,
    et des ombres fragiles...
     
    Mais c’est au bar, là-bas,
    que j’attends mes alliés ailés,
    là-bas à l’écart, levés,
    le front clair et l’esprit léger...
     
    Nous sommes enfants de la fête,
    fredonne Ariel, ami
    lumineux comme une comète
    et son regard sourit...
     
    Au jour dit, le présent accueille
    les joyeux étourdis
    que nous sommes en poésie,
    comme l’eau qu’on recueille...

  • Quand le Journal de Gustave Roud ouvre l’accès à toute l’Oeuvre

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    Monument de l’édition romande actuelle, les Œuvres complètes de Gustave Roud constituent un merveilleux labyrinthe harmonique dont le troisième des quatre tomes - Journal de plus de 1200 pages - est peut-être à parcourir en premier. Noël de lecture: cadeau !
     
    L’amour est plus fort que la mort, pourrait-on se répéter une fois de plus à la lecture du Journal de ce tout jeune homme qu’était Gustave Roud en 1916, même pas vingt ans et tout était déjà là de l’enfance et de la séparation, de la conscience douloureuse et non moins source de joie, de l’absence ressentie aux larmes et de cette omniprésente évidence d’une lumière au beau milieu de la clairière de l’être ; en novembre 1916 c’était la guerre une fois de plus et mondiale, et dans la troupe des jeunes hommes ce garçon se confrontait à une passion secrète n’osant dire son nom et se livrait en même temps à un afflux de tendresse ouverte à tout le vivant, s’affirmant comme une force vive en sa faiblesse même…
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    Oui, tout est tension dès les premières pages du journal de ce jeune poète qui d’emblée est plus qu’un « cher confident » à la manière confinée du cher Amiel se rêvant, tout est déjà porté vers la poésie réellement agie autant que désirée, la moindre note est déjà comme un esquisse de poème et tout de la présence du monde, du village au paysage et de la solitude à la multitude - tout va vers le don et l’abandon avec une prodigieuse attention.
    Amiel se morfond et se regarde en train de se regarder, et son journal se fera sur son sempiternel aveu d’impuissance, il commettra quelques poèmes – dont le trop fameux Roulez tambours ! - sans se douter que sa vraie poésie est précisément dans son journal fluvial, tandis que celui de Gustave Roud n’est, en partie au moins, qu’une esquisse de l’œuvre, même si celle-ci se travaille ici aussi dans la foison de notes quotidiennes souvent merveilleuses, sur de multiples supports et avec d’incessantes reprises, comme un patchwork à paperoles…
    La poésie, mais qu’est-ce donc pendant que Blaise Cendrars saigne au front ? La poésie pour le jeune Gustave, disons que c’est qui est perçu et ressenti - toute douleur et toute joie, toute langueur et tout élan -, qui doit être transposé pour devenir autre chose qu’une chose perdue ou qu’un temps mort, et c’est ce qui étonne à chaque page des feuillets quotidiens du Journal si maladivement mélancolique en apparence du jeune fusilier Roud : c’est cette santé et cette beauté…
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    Le Gustave de vingt ans est dans la troupe et il est seul, c’est la guerre et il a été embarqué là-dedans avec des hommes dont certains détournent peut-être leur regard du sien trop insistant, il est en uniforme et participe bel et bien à la cause commune, il est même gradé et très présent en apparence là encore, mais il écrit en novembre 17: «Le vent tantôt las tantôt ranimé n'arrive cependant point à engloutir dans sa houle passionnée le bruit ridicule et mécanique d'un moulin à vanner dans une grange»…
    De fait, et cela distingue et sauve le pauvre Gustave de l’ordinaire guerrier et de la platitude des jours : c’est le vent dans les arbres et les cheveux, le vent qui boxe dans le vide ou défrise les andains, le vent et la couleur de l’orange dont Cézanne essaie de peindre l’odeur, et voilà ce qui sauve le pauvre Gustave : «L’orange était glacée et ronde à mes doigts, et son parfum se mélangeait affreusement à l'odeur du manteau de caoutchouc; mais au-delà du rigide rideau de sapins obscurs, verts et dorés obliquement par le pan de soleil qui s'y abattait, Chesalles comme un feu rouge sans une ombre brûlait, l'église même pareille à une flamme aiguë. Déjà malgré l'hiver, de lourds champs de terre retournée, un long chemin rose et sec entre de arbres»...
    Et tout cela bien entendu dès l’enfance où le Gustave enfant, écrivant à ses parents et signant Gustave Roud, confie cela très précisément que son orthographe d'enfant ne dément pas: «Une fois que j’alais cueillir des marguerites, l'herbe était fauché est voilà que je marche dans une fourmilière de fourmis rouge, alors les fourmis me grimpent en haut les jambes elles me pique jusque au cuisses. Alors je me sau et je trouvais des marguerites. Les marguerites sont grandes. Elles sont blanche et jaune et les feuilles sont dentelées. Je reviens à la maison. ma maman me dit j'ai entendu ce cri que tu a fait pourquoi esque tu a pas onte a tu apporte de belles narguerite, a tu me fais bien plaisir alors je veux te donner un bou de gâteau au raisin et encore un morceau de gâteau au groseille.
    à papa et à maman Gustave Roud».
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    Et cela encore comme une conclusion momentanée du Gustave de vingt ans - il y en aura tout le temps: «Qu'importe ! dès cette heure j'accepte tout, j'accepte de voir se détourner de moi, déçus, ceux auxquels je parle encore, et pour qui mon amour soulève encore quelques phrases (je le sens implacablement devenir silencieux ) j'accepte de me dépouiller de toute joie humaine, j'accepte une différence totale mais que je vive, mon Dieu, que le monde dresse autour de moi la vie éblouissante et profonde, et qu'à mon dernier soir, certain d'une autre lumière, je sente mes yeux périssables rassasiés de celle qu'ils auront bue, et mon âme gorgée de richesse, n'ayant rien dédaigné ni jugé indigne de mon amour».
     
    Comme un itinéraire fléché...
    Parce que l’objet seul que constitue le coffret aux quatre volumes des Oeuvres complètes de Gustave Roud relève déjà de la perfection éditoriale belle à voir et douce au toucher, à hauteur – et sans même parler de bibliophilie surfine – de la série du même bleu céleste des œuvres de Ramuz chez Mermod en 20 volumes, des douze volumes sur papier bible du Journal intime d’Amiel ou des deux séries safran et bleu nui des œuvres de Charles-Albert Cingria, c’est un bonheur rare que de tenir en mains e vrai trésor de mémoire, avec la valeur ajoutée inappréciable des introductions et de notes et notices, particulièrement éclairants dans les mille pages du journal aux innombrables occurrences relatives à l’époque, au milieu familial et provincial du poète, à ses fréquentations et ses occupations - jusqu’à ses grappillages d’images dans la sublime campagne où fauchent de beaux paysans à moitié nus comme les dieux de la Grèce, qui font dire à sa sœur Madeleine quand elle le voit revenir de ses chasses subtiles : « Voilà de nouveaux poulains pour son paddock»…
    Bref, et même pour celles et ceux qui connaissent, et parfois depuis longtemps, les textes majeurs de Gustave Roud - notamment par les deux volumes des Écrits du même bleu céleste parus chez Mermod - , cette nouvelle édition, rassemblant d’innombrables textes (critiques ou traductions) jusque-là dispersés, a valeur de véritable redécouverte et de mise en perspective élargie.
    Sans multiplier les salamalecs aux collaborateurs réunis par Daniel Maggetti et Claire Jaquier, l’on relèvera du moins, sous la signature de celle-ci, l’introduction limpide et combien éclairante au premier volume des Oeuvres poétiques. Évoquant « un lyrisme qui intègre tout », Claire Jaquier fait éclater l’image à la fois austère et idéalisée du poète auquel on va rendre visite comme à un mage, dont les écrits précieux tiendraient en quelques jolis volumes, alors que l’œuvre se déploie ici sur quatre mille pages où se découvrent les multiples extensions de la relation de Gustave Roud avec sa terre et ses gens, la littérature et les arts, la musique et la photographie (ses autochromes relèvent quasiment de la peinture), mais aussi avec la civilisations paysanne dont il est un témoin participant, comme son ami Chappaz, et dont il pressentira le déclin autant que celui-ci.
    Claire Jaquier revient aussi sur les deux thèmes principaux courant à travers l’œuvre, à savoir la relation fusionnelle voire mystique qu’il entretient avec la nature – et c’est la source de sa part romantique - et l’obsessionnel désir du poète pour le jeune paysan symbole de vitalité et d’innocence, à la fois inaccessible « dans les faits » et glorifié : « Proscrite dans la vie, l’expression du désir devient légitime dans l’œuvre qui lui offre une scène magnifiée »...
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    À ce propos, passant d’un journal intime « intégral » à l’autre, l’on verra comment, à la même époque mais dans un tout autre milieu, un Julien Green détaille sans fard ses frasques sexuelles quotidiennes, alors que Gustave Roud transfigure ses sensuelles rêveries de solitaire en une prose souvent érotisée à l’extrême mais jamais « explicite ». Par ailleurs, l’amour « qui n’ose dire son nom » n’est qu’un aspect de la transmutation quasi mystique de la réalité sensible en substance poétique, dont les notations du Journal recueillent tous les jours les multiples manifestations.
    S’agissant alors précisément du Journal, les présentations et notes d’Alessio Christen éclairent, au prix d’un considérable et minutieux travail de recherche, les tenants existentiels des écrits en chantier, une période après l’autre et chacune avec sa «couleur», entre tension et détente, permanence et sensible évolution.
     
    Requiem, ou la mort transfigurée…
    C’est par le Journal, aussi, que nous pouvons apprécier, sur pièce et dans son alchimie inscrite dans le temps, ce transit de la chose vécue à la chose exprimée, filtrée par la poésie qui n’est pas enjolivure mais travail d’approfondissement, de surexactitude et d’incantation, en découvrant les pages très émouvantes consacrées, par le poète, à la maladie et à la mort de sa mère, en 1933, puis en les rapportant à la lecture d’un des plus beaux recueils de l’œuvre, intitulé Requiem et paru seulement en 1967.
    S’adressant à la chère défunte, qui devient notre mère à tous, le poète est veilleur : « Sans trêve, quotidiennement, j’interroge ».
    Et son verbe de s’envoler à l’évocation des oiseaux de l’enfance: « Comme tu les aimais ! Rappelle-toi le rouge-gorge cerné par la neige, au fond du temps, jadis, dans le jardin perdu, son angoisse derrière la vitre aux pâles fougères de givre, l’arbre étrange où il nichait, ce dôme d’aiguille impénétrable au gel, et son nom oublié, plus étrange encore. Remonteront-elles un jour de l’abîme temporel, ces syllabes ensevelies ? L’à jamais de ta voix tue se verra-t-il dénoué ?
    Et tant de phrases, dans ce petit livre inspiré jusqu’à l’indicible, qu’il faudrait citer toutes et nous rappellent que l’amour est plus fort que la mort…
     
    Gustave Roud. Œuvres complètes, publiées sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti. 1. Œuvres poétiques. 2. Traductions. 3. Journal. 4. Critique. Editions Zoé, 2022. 4031p.

  • Rondeau de l'aronde

     
     
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    Chacun sa façon de prier:
    moi c’est en chantonnant
    du matin jusqu’au soir,
    parfois même en me prenant pour
    un ténor extra en devoir
    de louer l'Éternel,
    et comme à ses oiseaux
    comme au bienheureux Francesco
    un silence divin
    répond du tréfonds de ce Rien
    ou disons : presque rien,
    nous éclairant de sa chandelle...
     
    Quand brillaient encore les étoiles
    au ciel de tous nos âges
    et que les anges dans leurs voiles,
    à l’unisson joyeux,
    nous enchantaient de bel canto
    ou du blues malchanceux
    des affligés du vieux rafiot,
    c’était un chant sacré
    qui nous venait du plus profond
    de nos cœurs désarmés
    où celle qu’on dit l’âme
    titube et par moments chancelle
    avant de relancer son chant
    d’imbécile hirondelle...
     
    Peinture: Matisse

  • Amico dandillero

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    Le Temps accordé (2023)
     
    Ce mardi 25 juillet. - Il n’est pas sept heures du matin et je me réjouis déjà, comme un enfant qui va retrouver son poney au paddock, de rejoindre ce midi mon ami Gérard alias Sylvoisal de retour de Sardaigne où il a passé dix jours heureux (m’a-t-il dit brièvement au téléphone) avec son amie et, si j’ai bien compris, le petit-fils dé celle-ci auquel il a dédié un merveilleux recueil de poèmes.
    La poésie plutôt classique de Sylvoisal, parfois un peu trop élégamment rhétorique à la française, ne me touche pas toujours - ou alors un ou deux vers ici et là -, mais les poèmes évoquant le petit garçon se distinguent par leur musicalité et leur pureté ingénue qui rappelle quel enfant est resté mon ami sous ses aspects de vieil oncle rentier depuis son adolescence.
     
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    Mon plus vieil et délicieux ami est aussi l’être le plus singulier que j’aurai fréquenté de notre vivant, le plus élégant à l’ancienne même en été dans ses shorts de curiste anglais et même s’il ne porte plus guère ses costumes de dandy griffés Gucci ou Pucci comme il y a cinquante ans quand nous avons fait connaissance chez Dimitri dans la maison sous les arbres - donc cinquante ans d’amitié sans nous tutoyer...
    Je me dis souvent que je devrais faire un vrai beau portrait de cet extraordinaire personnage comme sorti d’un roman de Firbank, qu’il a traduit, ou des mondes d’Ivy Compton-Burnett, qu’il a également traduite, et de Chesterton auquel il a consacré un essai sous son vrai nom et avec lequel je l’imagine en conversation - l’énorme et le tout délicat, l’éléphant et le héron subtil - deux angéliques créatures du seigneur au même humour impayable.
    Dire les merveilles que sont les au moins quinze derniers livres de Sylvoisal, trop d’entre eux publiés a compte d’auteur alors qu’ils surclassent de haut la camelote actuelle, mais le dire où a part mes chroniques ? Et qui s’en soucie, à commencer par lui-même ?
    Tout à l’heure je lui parlerai de mes nouveaux amis De G. avec lesquels je le vois très bien s’entendre, lui et eux vestiges de la même société civilisée et très libre d’esprit comme on n’en fait plus malgré le soin jaloux avec lequel nous entretenons le moral de nos petits enfants...
    (Soir) - Une fois de plus, avec le Margrave, comme je l’ai surnommé dans mon premier livre, et que j’ai retrouvé carrément barbu tellement il était mal rasé de plusieurs jours , nous avons choisi, malgré le temps gris et le vent froid, le Major de Bourg en Lavaux dont la serveuse sénégalaise nous a accueilli avec un si radieux sourire que je lui ai balancé comme ça qu’elle était de plus en plus belle avant de me reprendre - non mais je sais que ça ne se dit plus vu que ça passe pour du harcèlement, et elle de me remercier et de remarquer qu’on ne peut plus rien dire mais qu’on n’en a rien à fiche...
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    Sur quoi nous passons trois heures avec nos tartares de saumon arrosés de cuvée du Docteur, puis avec nos boules de glace stracciatella, à parler de tout ce qui nous vient pêle-mêle, et d’abord d’À bout de souffle de Godard que j’ai revu hier soir et dont l’affectation de désinvolture m’a paru beaucoup plus artificielle que naguère et bien exagérée l’appellation de chef-d’œuvre révolutionnant le cinéma même si l’écriture, le montage, la (non) direction d’acteur, la densité physique de ceux-ci à l’écran, la patte formidable du chef-op, la tonalité de tout ça avaient de quoi faire sensation il y a soixante ans de ça, et le film a un charme canaille d’époque et rien de la jobardise idéologique d’une horreur comme La Chinoise, mais nous sommes tombés d’accord pour préférer les vrais films noirs américains , puis nous avons parlé de son séjour en Sardaigne et du petit garçon dont j’ignorais que les qualités rares découlaient d’une fragilité de naissance persistante, de Jouhandeau et de sa terrible Élise et de ses écrits homoérotiques hilarants, de mes nouveaux amis et de l’expo actuelle des œuvres d’Italo De Grandi et des textes de Jaccottet, ou encore de la difficulté d’un type de nos âges d’entretenir une amitié réelle avec un jeune homme - sans parler évidemment de relations pédérastiques - faute , à justement souligné mon compère, de pouvoir s’entendre d’égal à égal...
     
    °°°
     
    Très ému ce soir d’entendre le témoignage, à l’émission Forum, d’une femme dont le toit de la maison a été soufflé hier par la terrifiante tempête qui s’est abattue sur La Chaux-de-Fonds et les hauteurs jurassiennes et dont le petit garçon a failli y rester, qui pleurait et relativisait les choses avec une sorte de lucidité courageuse en disant comme ça que ce n’est quand même pas la guerre et qu’on va s’en remettre avec l’aide de tout le monde - tout ce que j’aime chez les braves gens...

  • Petite musique de nuit

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    Les animaux de compagnie
    se sentent parfois seuls:
    le chat sur le piano transi,
    le petit épagneul,
    l’oiseau dans sa jolie nacelle,
    les poissons colorés -
    tous se demandent enfin:
    mais où sont donc passés
    les habitants de la maison
    du sommeil musicien ?
    Le garçon qui sentait si bon,
    jouant des sonatines,
    la femme aveugle aux genoux ronds
    débitant ses comptines,
    et leurs invités aux goûters
    de minuit sous la lune
    dans l’air au goût d’alcool de prune...
     
    Ceux qui savaient bien caresser,
    ceux qui jamais n’auraient levé
    ni le fouet ni la voix;
    ceux qui de leur archet
    tiraient de douces élégies;
    celles aux vocalises
    légères et gracieuses...
     
    Les animaux sont au abois:
    mais où est donc la mélodie
    de nos amis aux yeux fermés
    qui nous faisaient rêver ?
     
    Peinture: Vermeer, Le concert.

  • Un dimanche de la vie

     
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    (Le Temps accordé, 2023)
    Ce dimanche 23 juillet. – Ce jour du Seigneur, selon l’expression locale et mondiale, et même en période de vacances inactives, est une enclave temporelle propice à la perception du global, fût-ce sous le ciel encore gris de ce matin qui suggère, plus que l’ouverture à l’immense et au vertigineux cosmique, la protection d’un plafond de maison paisible, loin des tracas et des fracas.
    Hegel parle quelque part du « dimanche de la vie », à propos d’une image débonnaire tirée de la peinture hollandaise, et c’est à ce genre de clairière que j’aspire à revenir malgré le bruit et la fureur du monde – mes lectures d’hier soir relatives au désastre ukrainien présent et plus encore à venir - , mais hier soir aussi je me sentais plein de reconnaissance devant les bacs de fleurs nouvelles arrangées par notre fée S. à main verte, au milieu desquelles paradaient les Edelweiss à la « noble blancheur », images s’il en fût de l’immanente perfection semblable à celle des petits enfants et des insectes qui nous survivront en cas d’hiver nuclaire, ainsi que me le disait, au téléphone, le vieux marcheur du désert Théodore Monod à quelques mois de sa mort à un âge canonique – défi sémantique pour un increvable pacifiste...
     
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    DES AFFECTS. – Le chien Oblomov ne parle pas, mais il manifeste son impatience de sortir en geignant à répétition, puis, sans réponse du gouvernement, en se levant sur ses pattes de devant jusqu’à hurler quasi « à la mort » au dam non moins furieux du maître des lieux, et c’est un affect au sens où l’entendait le docte Spinoza, risquant de provoquer cet autre affect que serait mon improbable rouée de coups. Or nous en sommes là, en armistice « familial », sans le déchaînement des hybris nationaux et transcontinentaux menaçant d’aboutir à la guerre des mondes – donc j’ouvre la porte au chien trottinant bas au motif de son arrière-train défaillant de sujet de douze ans et des bricoles…
     
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    DEVANT LA NATURE. - Mon pauvre ami D. (je note « pauvre » à cause de sa mort affreuse, après une fin de vie non moins triste) reprochait aux poètes romands (il visait surtout Gustave Rod, Philippe Jaccottet et quelques épigones) ce qu’il qualifiait de « fuite dans la nature », et je me rappelle l’agacement véhément qu’il manifesta à la vue splendide des « géants des Alpes » qu’on découvre du plateau de Montana où il se trouvait en bref séjour obligé avec son épouse et leur petite fille, comme enragé par cette beauté panoramique (laquelle avait faire dire à Schopenhauer que « das Leben ist kein Panorama », ou quelque chose comme ça), et moi je souriais car je savais que cette colère affectée avait un autre motif (D. fulminait de ne pouvoir travailler à ses affaires) alors que je l’avais vu, en d’autres circonstances, s’émerveiller à la traversée de la Côte d’or en gloire de fin mai, sur la route de Paris – tels étant les affects contradictoires de la créature humaine sortie de la nature à ses risques et périls, avant de la dominer, de la piller et de la détruire…
     
    CE QUE NOUS DISONS QUE DIT LE CIEL. – Je reprends, ce matin, comme au bord du ciel (le balcon de La Désirade se prête à la métaphore un peu pompeuse), la lecture de mon penseur vivant de prédilection (l’autre, René Girard, nous ayant quittés il y a quelques années), en la personne de Peter Sloterdijk dont le dernier essai – formidable d’érudition et d’intuitions fécondes - , intitulé Faire parler le ciel, cristallise la nébuleuse de mes propres réflexions en la matière depuis mes seize ou dix-huit ans, et qu’oriente sa première phrase : « Le lien établi entre les conceptions du monde des dieux et la poésie est aussi ancien que la tradition des premiers temps de l’Europe ; mieux, elle remonte jusqu’aux plus anciennes sources écrites des civilisations du monde entier »...
    Or on a bien lu « écrites », vu que le ciel est censé nous parler en dictée, et le terme de poésie est à prendre, précise l’héroïque traducteur Olivier Mannoni, au sens allemand goethéen de Dichtung, incluant l’idée de création, de composition littéraire et de fiction qui fait de Proust et de Bernanos, de Claudel et de Rimbaud, des poètes plus ou moins comparables – car tout ne l’est pas vraiment en vérité - aux « théopoètes » à la manière de Jean l’évangéliste et autres visionnaires du sacré…

  • Des anges passent

     
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    (Le Temps accordé, 2023)
     
    Ce samedi 22 juillet - Oblomov dort en boule à côté de son maître. Oblomov est le nom que je donnerai désormais à notre cher Snoopy dans mes autofictions matinales, et je suis donc le maître, encore couché dans mon king size de jeune veuf (deux ans de veuvage c’est encore jeune) à ne cesser de penser à Lady L. alors que je reçois, par WhatsApp, le selfie du petit Quintet de notre deuxième fille et des siens posant dans les eaux de la mer d’Andaman, tout en achevant la lecture de L’immortalité de Milan Kundera où l’on voit l’image de Paul se refléter vingt-sept fois dans les miroirs environnants...
    Oblomov, le personnage du roman de Gontcharov, est le poisson-lune de la littérature russe, en somme la part asiatique affalée de notre âme européenne d’avant les Grecs, en lequel on voit le parangon de la paresse improductive - Lénine le taxait de koulak parasite - alors que sa rêverie est aussi innocente que le sommeil de mon chien en boule, pour ainsi dire angélique...
    A propos d’anges, qui n’ont rien à voir avec ceux de Kundera - du genre intellectuels évanescents et autres militants énervés -, je reçois ce matin, par Messenger, et que m’envoie un compère de Facebook, la repro d’un tableau symboliste signé Carlos Schwabe, disciple du Sâr Péladan, représentant une ribambelle de ces créatures diaphanes sortant d’un clocher pour se rendre Dieu sait où...
    J’aime beaucoup cette expression « Dieu sait » dont tout le monde use, jusqu’aux plus mornes, aux plus ternes athées.
    Lorsque je me suis aperçu que tous les personnages de mon roman à paraître, Les Tours d’illusion, étaient des anges, sans rien de commun pourtant avec les personnages épinglés par Kundera, je me suis demandé d’où ça me venait et en ai conclu in petto « Dieu sait », surtout à propos du jeune Tadzio, fils de la Polonaise Ewa débarquée en Ukraine, et de la vieille Olga revenue de tout et semblant avec Jocelyn - projection de mon vieil ami Gérard - une petite fille jouant au mikado avec un dandy délicat de sept ans... Quant à savoir si le chien Oblomov rêve : Dieu sait !
    L’immortalité de Kundera commence et finit au bord d’une piscine. Faut-il y voir une symbolique spiritualisante à la Péladan, genre eau lustrale d’avant et après, transit et purification au fitness paramystique ? Mais non: l’ironie tchèque est plutôt pagaille païenne à la Stravinski que fusion théosophique wagnérienne, et la raillerie d’Avenarius à propos de la formule d’Aragon selon lequel «la femme est l’avenir de l’homme», qui lui fait se demander si les hommes vont devenir des femmes, conserve son pesant de comique trente-trois ans avant les variations actuelles sur le genre qui nous font imaginer une Elsa bottée fouettant cette fiote de Louison...
     
    Peinture: Carlos Schwabe. Cloches du soir, 1891.

  • Jouvence des vieux amis

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    (Le Temps accordé, 2023)
     
    Ce mercredi 19 juillet. - Dans le jardin des De G., dont la piscine à la transparence gris bleuté vert tendre des eaux des Cyclades de ton souvenir, vous évoquez le grand trip de Bouvier et Madame raconte leur propre virée à Delos (sans un touriste à l’époque, vous l’avez vécu comme nous…), quand les pêcheurs de retour au port dansaient entre eux sans risquer de se retrouver sur Instagram, et moi je me rappelle Santorin en 1972, donc à peu près dix ans après leur voyage, quand ça a commencé de se gâter à Mykonos et que nous lisions La vie est ailleurs à poil dans les criques.
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    Le docteur De G. m’explique qu’il n’a jamais cessé de lire malgré les horaires de dingue de toutes ses années d’études puis de pratique médicale, et je lui sors la même remarque que j’avais faite au Kundera quinquagénaire de notre rencontre parisienne, en 1984 : que le chirurgien a ça de commun avec le musicien d’orchestre qu’il ne peut pas tricher – mais le Doc me reprend : j’en ai vu qui trichaient ! Après quoi je me dis que nous restons fringants d’esprit malgré trois vies de chiens – à peu près le temps de ma vie partagée avec Lady L. - depuis l’époque de La Plaisanterie que mes camarades progressistes disaient déjà « idéologiquement suspect ».
    «La triche c’est çà, me dit alors le vieux toubib : c’est l’idéologie, et là vous avez raison, pas moyen d'y souscrire ni en chirurgie ni en musique »…
     
    Ce vendredi 21 juillet. – Le début de cette semaine a été marqué par ma rencontre de Pierre et Elisabeth De Grandi, dans le jardin de leur belle demeure de Préverenges, quasiment au bord du lac, et me voici lisant Casimir ou la vie derrière soi, le livre que m’a offert le vieux docteur, constituant le journal fictif de son double de 88 ans dont je reconnais immédiatement la voix – sa voix d’octogénaire cancéreux modulée par son dernier ouvrage, Sursis, dont j’ai tiré une chronique et qui nous vaut cette rencontre aussi belle et bonne que tardive.
     
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    Cela commence en parodie proustienne par un début de balade matinale rêveuse (« Longtemps je me suis levé de bonne heure pour m’en aller sur les sentiers qui longent la rive du lac ») et tout de suite je me suis retrouvé, presque mot à mot, dans la réflexion de Kundera sur l’immortalité, au 4 janvier de l’année que dure ce journal fictif : « Les morts survivent dans le cœur de ceux qui les aiment. C’est là que se trouve le paradis, qui n’a donc rien d’éternel puisqu’il ne durera que tant que dureront nos proches. Seuls quelques créateurs passent dans le cœur de générations qui ne les ont pas connus ». Ce qui me rappelle l’autre chronique, consacrée à Jette ton pain d’Alice Rivaz, que j’ai publiée en 1982 dans La Liberté et exhumée hier soir sur Facebook, ma façon de relancer l’immortalité de l’increvable romancière décédée à 97 ans…
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    Ce matin, c’est cependant avec la lecture d’un opuscule de Marcel Jouhandeau, autre « immortel » largement oublié ou méconnu par nos contenporains, que j’alterne celle du livre que m’a offert Pierre De G., intitulé Nouvelles images de Paris, suivies de Remarques sur les visages (Paris, 1956) dont l’excès somptueux de littérature contraste avec la concision volontairemeent ras-terre du (faux) journal de Casimir.
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    Cela étant, cette phrase de celui-ci pourrait être signée par l’autre « divin » Marcel avec lequel j’ai correspondu quelque temps au début de ma vingtaine : « Plus je regarde, moins je souhaite comprendre et plus je préfère ressentitr la beauté du monde qui fait naître le chant muet de la contemplation »…
    Je ne sais plus quel sage disait qu’une journée n’était pas perdue, où l’on s’est fait un nouvel ami, et lundi soir la confirmation m’en a été donnée, par un mot reconnaissant du bon docteur, après une après-midi de parfaite connivence, tant avec sa douce épouse qu’avec lui.
    Aussi quel bonheur de voir passer, dans ce jardin m’évoquant le paradis immanent de Kundera, ce magnifique Indien en calosse de bain, corps de bronze et regard ardent, accompagné de sa petite fille d’une dizaine d'années – le fils adoptif, violoniste et prof de musique, et la petite-fille de mes hôtes, avec lesquels, dernier enchantement, nous parcourons la véritable galerie de peinture de leur grand salon où jouxtent les toiles, huiles et aquarelles, du père et de l’oncle Italo et Vincent De Grandi, vieux amis eux-mêmes de Philippe Jaccottet et derniers représentants d’une société en voie de disparition – mais quelle jeunesse dans l’art de ces deux frangins !
     
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  • Élégie matinale

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    (Ce matin gris, sans L.)
     
    L’absence est une solitude
    qui s’apprend lentement :
    on ne gravit pas le silence
    sans écouter le temps…
     
    Les années vives ne sont plus,
    murmurait l’esseulé
    que la tristesse aura reclus
    dans sa mélancolie…
     
    Mais ce matin sa mélodie
    te revient en douceur,
    le silence au-delà du bruit,
    vos battements de cœur…
     
    Vous aimiez retrouver la mer,
    vous vous taisiez alors,
    et voici revenir l’aurore
    de vos joies éphémères…
     
    Peinture: Floristella Stephani, Ostende.

  • Celle qui veillent au grain

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    (À celles qui nous manquent)
     
    Celui qui entretient les roses de la défunte / Celle qu’on dit une belle personne des années après son « envol » / Celles qui réparent les pots cassés par les mecs qui en ont / Celui qui ne croit pas en Dieu mais se comporte comme si et parfois même mieux / Celle qui écoute son cœur au dam de son éducation de banquière de mères en filles / Ceux qui opposent la politesse la plus exquise aux raseurs mal élevés / Celles que leur belle humeur protège autant que l’armure étincelante de Jeanne la Chevalière / Celui qui éprouve un plaisir quasi sensuel à ranger le bordel d’Adèle / Celle qui manie son aspirateur avec la grâce (entre deux jurons) que lui laisse son grand âge / Ceux qui se sont mis au tricot pendant que Madame répare leur tacot / Celles qui calment le jeu à chaque fois que ça merde dans le groupe des aînés / Celui qui s’exclame « super » à tout moment au point d’agacer sa bru lectrice du philosophe bavarois Heidegger aux fameuses culottes de cuir / Celle qui sourit au bossu sans trop insister / Ceux qui proposent d’inscrire les Femmes de Bonne Volonté au patrimoine de l’humanité, etc.

  • Also sprach Hölderlin

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    Le tumulte et le sang des fleuves...
    Ton jeune corps lancé
    au rebond souple des gazelles,
    pur esprit du ressort
    qui donne à ton seul mouvement
    la grâce de l’animal...
     
    Ne te retourne pas !
     
    La félicité la plus haute
    que l’Unité résume
    découle aussi du bond
    d’un premier chant de solitude
    élancé vers le ciel
    et ses échos en multitudes
    où le temps et l’espace
    se fondent en incertitude...
     
    Ne sois plus sûr de rien !
     
    Le vieux poète un peu foldingue
    en sa dernière tour
    s’exalte et se griffe au sang vif:
    l’Apollon de Tubingue
    parle en langue comme un prophète,
    ou la donnant au chat
    paraissant d’une folle fête
    faute d’être écoutée...
    C’est un grand langage oublié
    qui ressurgit parfois,
    en bribes ou en éclats d’éclairs -
     
    Écoute mieux en toi !
     
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  • Contre les maquereaux de la putain de guerre et les médiamensonges

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    Paix-Preying-for-Peace-800x580.jpegLe public américain a été escroqué, une fois de plus, pour déverser des milliards dans une autre guerre sans fin.

    par Chris Hedges

    Le scénario que les proxénètes de la guerre utilisent pour nous entraîner dans un fiasco militaire après l’autre, notamment au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et aujourd’hui en Ukraine, ne change pas. La liberté et la démocratie sont menacées. Le mal doit être vaincu. Les droits de l’homme doivent être protégés. Le sort de l’Europe et de l’OTAN, ainsi que celui d’un “ordre international fondé sur des règles”, est en jeu. La victoire est assurée.

    Les résultats sont les mêmes. Les justifications et les récits sont démasqués comme des mensonges. Les pronostics optimistes sont faux. Ceux au nom desquels nous sommes censés nous battre sont aussi vénaux que ceux que nous combattons.

    L’invasion russe de l’Ukraine a été un crime de guerre, même si elle a été provoquée par l’expansion de l’OTAN et par le soutien apporté par les États-Unis au coup d’État du “Maïdan” de 2014, qui a chassé le président ukrainien démocratiquement élu, Viktor Ianoukovitch.

    M. Ianoukovitch souhaitait une intégration économique avec l’Union européenne, mais pas au détriment des liens économiques et politiques avec la Russie. La guerre ne sera résolue que par des négociations permettant aux Russes ethniques d’Ukraine de bénéficier d’une autonomie et de la protection de Moscou, ainsi que de la neutralité de l’Ukraine, ce qui signifie que le pays ne peut pas adhérer à l’OTAN.

    Plus ces négociations seront retardées, plus les Ukrainiens souffriront et mourront. Leurs villes et leurs infrastructures continueront d’être réduites en ruines.

    Mais cette guerre par procuration en Ukraine est conçue pour servir les intérêts des États-Unis. Elle enrichit les fabricants d’armes, affaiblit l’armée russe et isole la Russie de l’Europe. Ce qui arrive à l’Ukraine n’a aucune importance.

    “Premièrement, équiper nos amis en première ligne pour qu’ils puissent se défendre est un moyen bien moins coûteux – en dollars et en vies américaines – de réduire la capacité de la Russie à menacer les États-Unis”, a admis le chef des Républicains du Sénat, Mitch McConnell.

    “Deuxièmement, la défense efficace du territoire ukrainien nous enseigne comment améliorer les défenses des partenaires menacés par la Chine. Il n’est pas surprenant que les hauts fonctionnaires taïwanais soutiennent autant les efforts déployés pour aider l’Ukraine à vaincre la Russie.

    Troisièmement, la plupart des fonds alloués à l’assistance à la sécurité de l’Ukraine ne vont pas à l’Ukraine. Il est investi dans l’industrie américaine de la défense. Il finance de nouvelles armes et munitions pour les forces armées américaines afin de remplacer le matériel plus ancien que nous avons fourni à l’Ukraine”.

    Soyons clairs : cette aide signifie plus d’emplois pour les travailleurs américains et des armes plus récentes pour les militaires américains”.

    Une fois que la vérité sur ces guerres sans fin pénètre dans la conscience publique, les médias, qui encouragent servilement ces conflits, réduisent considérablement leur couverture. Les débâcles militaires, comme en Irak et en Afghanistan, se poursuivent dans l’ombre. Lorsque les États-Unis concèdent la défaite, la plupart des gens se souviennent à peine que ces guerres sont menées.

    Les souteneurs de la guerre qui orchestrent ces fiascos militaires migrent d’une administration à l’autre. Entre deux postes, ils s’installent dans des groupes de réflexion – Project for the New American Century, American Enterprise Institute, Foreign Policy Initiative, Institute for the Study of War, The Atlantic Council et The Brookings Institution – financés par des entreprises et l’industrie de la guerre.

    Une fois que la guerre en Ukraine aura atteint sa conclusion inévitable, ces Dr. Strangeloves chercheront à déclencher une guerre avec la Chine. La marine et l’armée américaines menacent déjà la Chine et l’encerclent. Que Dieu nous vienne en aide si nous ne les arrêtons pas.

    La rhétorique d’un vieux livre de recettes

    Ces proxénètes de la guerre entraînent les Américains dans un conflit après l’autre avec des récits flatteurs qui présentent les États-Unis comme le sauveur du monde.

    Ils n’ont même pas besoin d’être innovants. La rhétorique est tirée de l’ancien manuel de jeu. Les Américains avalent naïvement l’appât et embrassent le drapeau – cette fois-ci bleu et jaune – pour devenir des agents involontaires de notre auto-immolation.

    La question de savoir si ces guerres sont rationnelles ou prudentes n’a plus d’importance, du moins pour les souteneurs de la guerre. L’industrie de la guerre se métastase dans les entrailles de l’empire américain pour le vider de l’intérieur. Les États-Unis sont vilipendés à l’étranger, croulent sous les dettes, ont une classe ouvrière appauvrie et sont accablés par des infrastructures délabrées et des services sociaux de piètre qualité.

    L’armée russe n’était-elle pas censée s’effondrer il y a plusieurs mois, en raison d’un moral en berne, d’un commandement médiocre, d’armes obsolètes, de désertions, d’un manque de munitions qui aurait contraint les soldats à se battre avec des pelles, et de graves pénuries d’approvisionnement ?

    Le président russe Vladimir Poutine n’était-il pas censé être chassé du pouvoir ? Les sanctions n’étaient-elles pas censées plonger le rouble dans une spirale mortelle ?

    La coupure du système bancaire russe de SWIFT, le système international de transfert de fonds, n’était-elle pas censée paralyser l’économie russe ? Comment se fait-il que les taux d’inflation en Europe et aux États-Unis soient plus élevés qu’en Russie malgré ces attaques contre l’économie russe ?

    Les quelque 150 milliards de dollars de matériel militaire sophistiqué et d’aide financière et humanitaire promis par les États-Unis, l’Union européenne et 11 autres pays n’étaient-ils pas censés inverser le cours de la guerre ?

    Comment se fait-il que près d’un tiers des chars fournis par l’Allemagne et les États-Unis aient été rapidement transformés en morceaux de métal carbonisés par les mines, l’artillerie, les armes antichars, les frappes aériennes et les missiles russes dès le début de la prétendue contre-offensive ?

    Cette dernière contre-offensive ukrainienne, connue à l’origine sous le nom d’ “offensive de printemps”, n’était-elle pas censée percer les lignes de front lourdement fortifiées de la Russie et reconquérir d’immenses pans de territoire ?

    Comment expliquer les dizaines de milliers de victimes militaires ukrainiennes et la conscription forcée de l’armée ukrainienne ? Même nos généraux à la retraite et nos anciens responsables de la C.I.A., du F.B.I., de la NSA et de la sécurité intérieure, qui servent d’analystes sur des chaînes telles que CNN et MSNBC, ne peuvent pas dire que l’offensive a réussi.

    Protéger la « démocratie »

    Qu’en est-il de la démocratie ukrainienne que nous nous efforçons de protéger ?

    Pourquoi le Parlement ukrainien a-t-il révoqué l’utilisation officielle des langues minoritaires, y compris le russe, trois jours après le coup d’État de 2014 ? Comment rationaliser les huit années de guerre contre les Russes ethniques dans la région du Donbass avant l’invasion russe de février 2022 ?

    Comment expliquer le meurtre de plus de 14 200 personnes et le déplacement de 1,5 million de personnes avant l’invasion russe de l’année dernière ?

    Comment défendre la décision du président Volodymyr Zelensky d’interdire 11 partis d’opposition, dont la Plate-forme d’opposition pour la vie, qui disposait de 10 % des sièges au Conseil suprême, le parlement monocaméral ukrainien, ainsi que le parti Shariy, Nashi, le bloc d’opposition, l’opposition de gauche, l’Union des forces de gauche, le parti d’État, le parti socialiste progressiste d’Ukraine, le parti socialiste d’Ukraine, le parti socialiste et le bloc Volodymyr Saldo ?

    Comment pouvons-nous accepter l’interdiction de ces partis d’opposition – dont beaucoup sont de gauche – alors que Zelensky permet aux fascistes des partis Svoboda et Secteur droit, ainsi qu’au Banderite Azov Battalion et à d’autres milices extrémistes, de prospérer ?

    Comment faire face aux purges anti-russes et aux arrestations de supposés “cinquièmes colonnes” qui balayent l’Ukraine, alors que 30 % des habitants de l’Ukraine sont russophones ?

    Comment répondre aux groupes néo-nazis soutenus par le gouvernement de Zelensky qui harcèlent et attaquent la communauté LGBT, la population rom, les manifestations antifascistes et menacent les membres du conseil municipal, les médias, les artistes et les étudiants étrangers ?

    Comment pouvons-nous approuver la décision des États-Unis et de leurs alliés occidentaux de bloquer les négociations avec la Russie pour mettre fin à la guerre, alors que Kiev et Moscou sont apparemment sur le point de négocier un traité de paix ?

    En 1989, lors de l’éclatement de l’Union soviétique, j’ai effectué un reportage en Europe centrale et orientale. Nous pensions que l’OTAN était devenue obsolète.

    Le président Mikhaïl Gorbatchev a proposé des accords économiques et de sécurité avec Washington et l’Europe. Le secrétaire d’État James Baker de l’administration de Ronald Reagan, ainsi que le ministre ouest-allemand des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ont assuré à Gorbatchev que l’OTAN ne serait pas étendue au-delà des frontières d’une Allemagne unifiée.

    Nous pensions naïvement que la fin de la guerre froide signifiait que la Russie, l’Europe et les États-Unis n’auraient plus à consacrer des ressources massives à leurs armées.

    Les soi-disant dividendes de la paix n’étaient toutefois qu’une chimère.

    Si la Russie ne voulait pas être l’ennemi, elle serait forcée de le devenir. Les souteneurs de la guerre ont recruté les anciennes républiques soviétiques dans l’OTAN en présentant la Russie comme une menace.

    Les pays qui ont rejoint l’OTAN, à savoir la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro et la Macédoine du Nord, ont reconfiguré leurs armées, souvent grâce à des dizaines de millions de prêts occidentaux, pour les rendre compatibles avec le matériel militaire de l’OTAN. Les fabricants d’armes ont ainsi réalisé des milliards de dollars de bénéfices.

     

    Après l’effondrement de l’Union soviétique, tout le monde a compris en Europe centrale et orientale que l’expansion de l’OTAN était inutile et constituait une dangereuse provocation. Elle n’avait aucun sens sur le plan géopolitique. Mais elle avait un sens commercial. La guerre est un business.

    Dans un câble diplomatique classifié – obtenu et publié par WikiLeaks – daté du 1er février 2008, rédigé depuis Moscou et adressé aux chefs d’état-major interarmées, à la coopérative OTAN-Union européenne, au Conseil de sécurité nationale, au collectif politique Russie-Moscou, au secrétaire à la défense et au secrétaire d’État, il est clairement entendu que l’expansion de l’OTAN risque d’entraîner un conflit avec la Russie, en particulier au sujet de l’Ukraine.

    Non seulement la Russie perçoit un encerclement [par l’OTAN] et des efforts visant à saper l’influence de la Russie dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts de sécurité de la Russie“, peut-on lire dans le câble.

    Les experts nous disent que la Russie craint particulièrement que les fortes divisions en Ukraine sur l’adhésion à l’OTAN, avec une grande partie de la communauté ethnique russe opposée à l’adhésion, ne conduisent à une scission majeure, impliquant la violence ou, au pire, la guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non, une décision à laquelle elle ne veut pas être confrontée. . . .”

    Dmitri Trenin, directeur adjoint du Centre Carnegie de Moscou, s’est dit préoccupé par le fait que l’Ukraine était, à long terme, le facteur le plus potentiellement déstabilisant dans les relations américano-russes, étant donné le niveau d’émotion et de névralgie déclenché par sa quête d’adhésion à l’OTAN...”, peut-on lire dans le câble.

    “Le fait que l’appartenance à l’Union reste un facteur de division dans la politique intérieure ukrainienne a ouvert la voie à une intervention russe. M. Trenin s’est dit préoccupé par le fait que des éléments de l’establishment russe seraient encouragés à s’immiscer, ce qui stimulerait les États-Unis à encourager ouvertement les forces politiques opposées et laisserait les États-Unis et la Russie dans une position de confrontation classique“.

    L’invasion russe de l’Ukraine n’aurait pas eu lieu si l’alliance occidentale avait honoré sa promesse de ne pas étendre l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne et si l’Ukraine était restée neutre.

    Les souteneurs de la guerre connaissaient les conséquences potentielles de l’expansion de l’OTAN. La guerre, cependant, est leur unique vocation, même si elle conduit à un holocauste nucléaire avec la Russie ou la Chine.C’est l’industrie de la guerre, et non Poutine, qui est notre ennemi le plus dangereux...

     

  • Un magicien de l'insécurité

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    Unknown.jpegÀ propos de L’Immortalité de Milan Kundera, en janvier 1990.
     
    Cette nouvelle année de lecture commence merveilleusement, avec un grand livre: le meilleur, à notre goût, de Milan Kundera. Poursuivant les fugueuse variation romanesque sur quelques interrogations majeures qui tissent son œuvre, de La Plaisanterie à L’Insoutenable légèreté de l’être, en passant par Le Livre du rire et de l’oubli, notamment, le romancier atteint ici le sommet de son art avec une liberté d’invention qui aère l’extrême densité de son propos.
    Équilibrant admirablement ses idées et les sentiments de ses personnages, avec le mélange d’humour et de mélancolie qui lui est propre, Kundera, en héritier des Lumières, traverse les apparences de notre fin de siècle. Hâtez-vous de le lire lentement !
    On entre dans ce roman comme dans une sorte de palais de reflets tout plein d’échos et de résonance. Il semble à la fois qu’on y patine et qu’on y vole, mais ce n’est pas un rêve. Même si l’on sait que c’est un roman, aussitôt on n’y croit, et quoi que suivant le romancier comme un « cicerone » à la Fellini ou comme Hitchcock vous balançant un clin d’œil entre deux séquences, on marche comme un gosse à qui un conteur la bâillerai belle…
    Cela étant, Kundera se situe à l’opposé du « roman d’évasion », comme on dit. Bien plutôt, c’est un roman d’invasion que L’immortalité, qui nous fait plonger au cœur du réel. Qui sommes-nous en vérité dans le labyrinthe truffé de faux-semblants de la vie contemporaine ? À quoi tenons-nous vraiment ? Qu’est-ce que l’amour vrai ? Que restera-t-il en vérité de nos vies ? Telles sont les interrogations qui nourrissent ces pages à la fois denses et captivantes, échappant à la futilité autant qu’à l’intellectualisme jargonnant.
    Le roman, Kundera l’a toujours pratiqué comme une méditation poétique sur la vie, où les idées sont confrontés à l’expérience humaine. À l’opposé des romanciers à thèse, c’est un maître de la pensée incarnée. À la lumière de ses mises en scène, le moindre geste pèse parfois plus lourd qu’une opinion, exprimant notre être profond, notre « thème » dominant.
     
    Liberté prise
    Cela commence au bord de la piscine d’un club de gymnastique parisien, où l’auteur ferre son premier personnage, comme ça, mine de rien, parce que cette dame, à tel moment, a eu un geste qui l’a ému. Et de lui donner un nom, Agnès, et de lui prêter une vie qu’il lui reprendra cruellement en fin de roman, non sans enrichir son œuvre de l’un de ses plus beaux personnages féminins.
    De son chapeau à destins, le romancier fera surgir ensuite Paul et Laura, époux légitime et sœur d’Agnès, puis le polichinelle médiatique dans Laura s’est entichée Racer et l’amant secret mon secret d’Agnès – un peintre raté surnommé Rubens –, enfin cet étrange personnage qui dialogue avec Kundera au coin de plusieurs chapitres, dont le nom d’venarius davel Marius et les menées de joyeux terroriste évoque un redresseur de torts philosophique à la Chesterton.
    Ajoutez à ces quelques personnages contemporains ceux de Goethe et de Hemingway, qui ont quelques bonnes conversations dans l’au-delà, la brave femme du grand poète allemand et Bettina Brentano son encombrante groupie, et vous aurez la distribution presque complète de cette vaste conversation polyphonique où l’on saute d’un siècle à l’autre avec la même souplesse qu’on change de sujet ou d’atmosphère.
    Jamais, du point de vue littéraire, Kundera n’avait atteint un tel bonheur formel, sa composition tenant de la fugue et du montage labyrinthique à la Escher, avec les ruptures les plus savantes et mille reprises toutes naturelles d’apparence.
     
    Désillusionniste
    Dans une société saturée d’image – où l’ « imagologie » a remplacé les idéologies, à en croire Kundera – et d’opinions prêtes-à-porter, l’individu déraciné vit de plus en plus dupe de son reflet et des conventions sociales, sous les bannières brandies de l’anticonformisme. Mais il y a les rebelles, aussi. Refusant de se payer de mots, Agnès, que sa sœur Laura prétend froide, quitte l’illusoire harmonie conjugale, à la recherche des chemins écartés qu’ellle parcourait jadis avec son père, le seul homme qu’elle est vraiment aimé.
    De la même façon, Goethe repousse les avances exaltées de Bettina, obsédée par la volonté d’entrer dans l’Histoire à ses côtés. On reprochera plus tard à Goethe sa pusillanimité face à l’ardente égérie, mais Kundera, pour sa part, démystifie le pur amour de Bettina qui n’aime pas tant le poète que son propre amour égocentrique. Ainsi l’Homo sentimentalis a-t-il substitué, dans l’Europe courant des troubadours aux romantiques, via Cervantès, l’amour sublime à la tendresse quotidienne incarnée. Isolde figure l’amour idéal, parce qu’inatteignable, tandis que la femme de Goethe, qu’il préférait à Bettina, passe pour « saucisse » aux yeux de la postérité ; et Kundera de prêter à Goethe des propos très sages sur l’immortalité littéraire avant de lui permettre de retourner dormir et « savourer la volupté du non-être total »…
    L’ultime beauté
    Une fois encore, cependant, Milan Kundera ne nous enseigne pas de leçon. Développant une réflexion en continu sur l’identité de l’homme, sur la perte du sens de la réalité qui affecte nos contemporains, sur la soumission de l’homme à la machine et aux stéréotypes collectifs, ou sur la part de hasard et de liberté qui nous est accordée, il multiplie les interrogations quitte a bousculer les préjugés de ses personnages, tout en leur montrant une égale amitié. Laura et Bettina, pour exaltéées qu’elle soient, nous touchent ainsi, comme nous touche Rubens l’amant désabusé qui a cru que vivre intensément suffirait à combler ses aspirations. Lorsque Paul, en outre, ânonne à la suite d’Aragon que « la femme est l’avenir de l’homme », sans y croire à vrai dire, Kundera se garde de toute moquerie convenue. Ce qui ne l’empêche pas de déplorer le manque d’humour de nos contemporains…
    « L’humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, fait-il dire au professeur Avenarius. Cette frontière, nous la voyons courir dans L’immortalité comme un fil d’or. Quant à l’humour de Milan Kundera, il nous fait mieux accepter un désespoir métaphysique que nous ne partageons pas forcément, et que pondère également la dernière image du livre, où il est question de « l’ultime trace, à peine visible, de la beauté ».
    Milan Kundera, L’immortalité, traduit du tchèque par Eva Bloch et revu par l’auteur. Éditions Gallimard, collection Du monde entier, 412 pages.
     
    (Article paru le 15 janvier 1990 dans le quotidien 24 Heures)

  • Écrire comme on respire

    littérature,poésie,journal intime
    Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.
    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l'aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c'est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n'est qu'une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j'entends: ne rien faire au sens d'une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d'une autre difficulté; et ce travail, alors, ce travail seul repose et fructifie... 

    Peinture JLK: Toscane rêvée.

  • Czapski le juste

     
    I
     
    Reconnaissance
     
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    Le premier mot que m’inspire le nom de Joseph Czapski est celui de reconnaissance, et ceci au triple point de vue de la relation humaine, de la ressaisie du monde par la peinture et de la réflexion sur toutes choses à quoi renvoient son expérience vécue et ses écrits.
     
    Le nom de Joseph Czapski, autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.
     
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    Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés du « milieu » que des relais médiatiques ?
    Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain et signé Pierre Nahon , qui passe pour un connaisseur avéré.
    Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché de l’art et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent Jeff Koons concélébré de Versailles à Beaubourg, pour ne citer que lui.
     
    Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque forme que ce soit d’inflation publicitaire
    Quelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de Murielle
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    Werner-Gagnebin publié sous le titre de La main et l’espace . Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.
     
    Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.
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    Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski , l’auteur incarnant le jeune poète à l’écoute d’un aîné en constante attention, Adam Zagajeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur , et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski, et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans faille.
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    Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration posthume, conçue par le peintre américain Eric Karpeles, tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of looking marquant, devant la peinture de Czapski très somptueusement illustrée, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.
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    II
     
    De l’Apparition
     
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    La premier tableau de Czapski que j’ai acquis dans ma vingtaine, représentant six poires cernées de noir sur fond rouge carmin, daté de 1973 mais faisant d’emblée, à mes yeux, figure d’icône profane intemporelle, m’a suivi partout, à travers les années, après qu’il me fut apparu, comme une nouvelle réalité m’a été dévoilée par le regard de Czapski dont je ne cesse de me répéter ce qu’il m’a inspiré dès qu’il m’a été donné de découvrir un premier ensemble de ses œuvres, à savoir que ce que je vois me regarde, et c’est cela que j’aimerais à mon tour, sous le signe de la reconnaissance, m’efforcer d’exprimer.
     
    Le monde nous regarde, les gens que nous voyons nous regardent, les objets nous regardent – mais regarder n’est pas seulement voir, c’est garder avec soi, prendre avec. Tel étant le premier enseignement que j’ai tiré en découvrant la peinture de Joseph Czapski.
    Ce tableau, sans pareil à mes yeux, que je regarde depuis plus de quatre décennies, me tient lieu à la fois de miroir et de fenêtre, de figure de contemplation et de concentré de formes et de couleurs, construit et pioché – c’est Czapski lui-même qui utilise volontiers ce verbe de terrassier ou de jardinier très concret de piocher – au sens d’un travail du matériau pictural –, foison de fines touches dans les trois couleurs dominantes du vert, du rouge et du noir, dont procède le résultat semblant donné de l’apparition.
    Et j’insiste sur ce terme de résultat, à distinguer d’une donnée immédiate. Le tableau me regarde et c’est un miroir; et regarder suppose alors, de ma part, une approche détaillée de l’objet.
    M’approchant donc de ces Poires sur fond rouge, probablement encadré à Lausanne puisque le nom de cette ville figure dans l’inscription que je lis au dos du tableau, ce que je voyais, de loin, comme une composition puissamment expressive, mais en somme toute simple puisque réduite à six fruits verts à reflets estompés en valeurs pâlies, disposés sur un guéridon noir adorné de dorures et campé sur deux pieds seuls, se met à vibrer et à exister, je dirais presque à parler différemment à mesure que je regarde le tableau de plus près, lequel de miroir devient fenêtre sur cent, mille nuances colorées apparues à leur tour dans la textures des fruits, le plateau du guéridon noir offrant comme un miroir au fond rouge où scintillent de minuscule points roses ou gris, les multiples noirs à nuances bleues du guéridon aux ornements à la fois précis et vagues dans leur dessin gracieusement esquissé d’un pinceau danseur, bref tout cela frémissant de sensibilité vibratile sur un socle solide évoquant un présentoir plus qu’un meuble fidèlement représenté - sinon pourquoi deux pieds seulement et des fruits pareillement agrandis dans cette espèce de figuration grave et lyrique à la fois où les couleurs de la passion clament leur présence sur la noire base impérieuse et fragile à la fois, ornementée comme la caisse d’un cercueil d’apparat que je dirai plutôt espagnol que flamand, du côté du Goya le plus ardent, autrement dit et sans autre référence : intensément physique et métaphysique.
    J’ai parlé de résultat à propos de ce tableau qui me regarde le regarder depuis tant d’années, et ce miroir me rappelle certaine intensité grave de mes vingt-cinq ans, et cette fenêtre s’ouvre sur le monde d’un homme de septante-sept ans qui vient à la fois de Cézanne et de Soutine – ce qui est dire aussitôt la tension apparente entre deux contraires -, de Pankiewicz à ses débuts et de Bonnard, mais aussi des jardins de son enfance et des camps de prisonniers, des déserts du Moyen-Orient et des campagnes de France dont certains paysages qu’il en recomposera évoqueront tantôt Vuillard et tantôt Nolde.
    Cependant l’apparition de ces Poires sur fond rouge n’appelle aucune de ces références picturales de manière explicite, que j’indique juste en sorte de situer, plus qu’une position de Joseph Czapski dans les courants de la peinture européenne du XXe siècle, une série de repères liés à un parcours que le peintre lui-même, dans ses écrits – hautement explicites, ceux-là –, et plus précisément dans les essais de L’œil , ne cesse de commenter au fil d’une espèce de dialogue continu.
    Czapski néo-impressionniste ? Czapski plutôt expressionniste ? Czapski aux dessins plus proches d’un Daumier que d’un Delacroix ? Czapski peintre du quotidien ? Czapski témoin des gens humbles et des oubliés de la société ? Czapzki paysagiste tendant à l’abstraction lyrique ? Czapski spectateur ou metteur en scène de quel « théâtre du monde » ?
    À vrai dire, chacune de ces appréciations pourrait se justifier par rapport à tel ou tel moment, à tel ou tel aspect, à telle ou telle solution apportée par l’artiste à tel ou tel problème rencontré au fil de sa quête, mais séparer celle-ci en «genres» ou en «périodes», plus ou moins en résonance avec les mouvements se succédant au XXe siècle, me semble artificiel et par trop académique alors qu’une instance permanente, à caractère ontologique, fonde assurément l’unité de sa démarche d’artiste et d’homme pensant et agissant, qu’on pourrait dire l’attention vive à cela simplement qui est.
    La véritable situation de Joseph Czapski, me semble-t-il alors, est celle d’un veilleur posté au cœur de l’être.
    L’apparition de six poires sur un guéridon, disposé lui-même devant l’espèce de toile de fond dont le rouge évoque un rideau de théâtre, ne relève en rien, dans sa finalité essentielle, de l’ornement conventionnel : l’apparition en question procède d’un noyau, me semble-t-il, qui nous permet, le touchant, de toucher en même temps tous les points de la circonférence et donc tous les aspects de la vie et de la quête artistique et spirituelle de Czapski.
    Ce motif de l’apparition vaut aussi bien pour tous les aspects de la représentation du monde que nous propose le peintre, qu’il s’agisse de portraits, de natures mortes, de scènes de rue ou de cafés, de personnages ou de paysages ; et l’on pourrait dire aussi qu’un choc sensible à caractère immédiatement pictural, cristallisé le plus souvent par la touche colorée d’un objet, est à l’origine de cette apparition ensuite ressaisie et modulée par le jeu des formes.
    Au début était l’émotion, pourrait-on dire plus simplement encore, réagissant à la surprise d’un regard avant d’être réinvestie en objets qui nous regardent.
     
    (Extrait de l'essai de JLK intitulé Czapski le juste, à paraître en 2023)

  • Une conscience japonaise


    littératureLes sombres débuts de Kenzaburo Oé. Revenu sur  le devant de la scène en 2015, en grand témoin de l'holocauste nucléaire. Et décédé le 3 mars 2023, à l'âge de 88 ans.

    Ceux qui ont découvert l’univers du plus grand écrivain japonais vivant, Prix Nobel de littérature en 1994, avec le bouleversant récit autobiographique d’Une affaire personnelle, ressaisissant la détresse et la révolte du père d’un enfant né malformé des suites d’Hiroshima, retrouveront ici, avec les premiers écrits de Kenzaburo Oé, la source même de son univers tragique. Dans son discours de Stockholm, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, le romancier racontait comment, dans le monde à la merci de la peur et du mal de la guerre mondiale où il passa son enfance, Huckleberry Finn et Nils Holgersson l’ont sauvé du désespoir. De la même façon, le sentiment de la beauté et de la liberté n’est jamais absent de la réalité la plus cruelle, telle qu’elle se déploie dans ces trois nouvelles publiées entre 1957 et 1961, qui révélèrent l’immédiate maîtrise du jeune écrivain. D’une «maison des morts » dostoïevskienne (la nouvelle éponyme) à une maison de redressement où vices et sévices vont de pair (Le ramier), l’observateur implacable capte à la fois l’essentiel de la condition humaine et, dans Seventeen, la genèse de la dérive extrémiste d’un jeune frustré, préfiguration du terroriste d’extrême-droite se réclamant d’un Japon dont l’écrivain n’a cessé d’illustrer la redoutable duplicité
    Livre du jour: Kenzaburô Oé. Le faste des morts. Gallimard, coll. Du monde entier, 175p

  • Au Barbare

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    Au Barbare c'était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d'énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l'atmosphère, son gaz subtil de doc désespérance, ce genre miné que nous nous devions d'afficher, qui tissaient àé la fois notre emblème bohème et notre confort. C'était le rendez-vous du vague à l'âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d'exister; nus ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l'abominable société; les plus ours d0entre nous parlaient de tout mettre é sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sobrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu'il y a à un jet de pierre de là - ce qu'attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.

     

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    Ils avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D'ailleurs le jazz parlait pour nous: Thelonius Mon égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c'était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n'était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois; il y avait de l'impatience théâtrale dans l'air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s'enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu'il s'agissait là d'un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu'il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre tandis que Jacques Brel, dans sa boite à musique, n'en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.

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    Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu'à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désirer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège - impensable qu'on se contente de ça...  

  • Ceux qui ne regrettent rien

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    Celui qui n'a aucune nostalgie / Celle qui récuse l'expression "au bon vieux temps" / Ceux qui se sont pas mal ennuyés en leur enfance mais faut pas exagérer non plus / Celui qui se rappelle la toile cirée de la première cuisine familiale et le linoléum par terre dans celle de l'oncle valaisan et l'odeur du bakélite et pire: celle de l'ammoniac qui fait mal aux yeux / Celle qui voit toujours le petit Toupie dans la cour de récré avec sa pâleur d'enfant qui ne ferait pas vieux / Ceux qui ont été tentés de s'acheter l'opuscule Quinze bonnes combines au bazar-librairie et qui ont finalement opté pour le Journal de Spirou relié / Celui qui apprécie la probité un peu carrée mais solide et puissamment évocatrice de l'inventaire pour mémoire perso et collective d'Autobiographie des objets / Celle qui dans sa dot (terme obsolète que j'emploie avec un grain de sel) m'a apporté la collection des Oeuvres complètes de Victor Hugo dans l'édition non datée de Hugues aux grands volumes rouge et or avec L'Homme qui rit en deux tomes illustrés par Rochegrosse et Vierge / Ceux qui ont lu tous les Signes de piste aux beaux adolescents chevaleresques et gentiment ambigus pour ne pas dire plus / Celui qui a souvent rêvé dans la maison abandonnée sur la colline où trois tours ont été bâties vers 1963-64 / Celle qui a oublié dans quel roman se passe la scène assez saisissante du boa qui mange l'âne / Ceux qui relèvent le caractère pour ainsi dire religieux de cette phrase de François Bon suivant l'évocation d'un régal de grenouilles pêchées dans le marais poitevin: " On remerciait l'animal et le marais, comme on faisait pour un sandre ou un brochet livré par la rivière" / Celui qui se remémore une conversation avec George Steiner qui lui racontait qu'en son enfance on demandait pardon à un livre qu'on avait laissé tomber / Celle qui bassinait son entourage en répétant Non rien de rien d'Edith Piaf pour se présenter à La Grande Chance de Radio-Lausanne non mais vraiment elle rêvait Monique à l'époque / Ceux qui ont vu finir un monde et n'en accueillent pas moins celui qui vient avec une attention bienveillante de type ancien, etc.

    (Cette liste a été notée en marge de la lecture d'Autobiographie des objets, de François Bon, parue au Seuil dans la collection Fiction & Cie.)

  • La force qui va !

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    ll fit poésie de tout, voulut tout dire. Il vint au monde le 26 février 1802. Certains de ses livres semblent avoir été écrits ce matin, tel L'homme qui rit. Ce que j'en écrivais le 26 février 2002 dans le quotidien 24 Heures...

    Tout a été dit, et son contraire, de Victor Hugo. Sa dépouille fut saluée par un million de Parisiens, dans le «corbillard des pauvres» qui le conduisit au Panthéon, mais Hugo suscita de son vivant plus d’injures qu’aucun autre des titans littéraires du XIXe siècle.

    L’évolution de ses positions politiques, de la droite à la gauche «humanitaire», lui valut d’être conspué tant par les socialistes révolutionnaires (un Paul Laforgue, le qualifiant de bourgeois enrichi et réduisant sa religion à «l’adoration du Dieu- Propriété») que par les extrémistes de l’autre bord, tel le mystique catholique Léon Bloy se réjouissant de sa mort en ces termes: «Ce vieux faisan de Victor Hugo (...). Que sera-ce donc des funérailles imminentes de Victor Hugo? (...) Que ne fera-t-on pas en ce prochain jour? On ameutera sans doute Paris sur ce dernier camionnage d’une pourriture si célèbre.»

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    En matière littéraire, les attaques de ceux qu’écrasaient ses dons et ses succès, ou que bousculaient l’enflure de sa rhétorique ou la pleine pâte de sa prose, ne furent pas moins assassines. Ainsi Jules Barbey d’Aurevilly, autre grand seigneur des lettres, écrivait à propos des Misérables : «Vous pouvez renoncer à la langue française, qui ne s’en plaindra pas, car depuis longtemps vous l’avez assez éreintée. Ecrivez votre prochain livre en allemand.»

    De la même façon, Baudelaire se tortilla entre adhésion et rejet, Verlaine le sacrifia à son projet de «tordre le cou à l’éloquence», et Valéry se posa en anti-Hugo alors qu’il y a, comme le relève Louis Perche dans sa monographie récente Victor Hugo chez Seghers, dans la collection Poètes d’aujourd’hui) des échos musicaux ténus mais évidents entre l’un et l’autre.

    Du côté des laudateurs, nous nous bornerons à citer la reconnaissance en filiation, consciente et généreuse (à quelques bémols près, destinés calmer les camarades de son parti) proclamée avec une emphase tout hugolienne par Louis Aragon, en 1952, dans la préface de son anthologie au titre combien significatif: «Avez-vous lu Victor Hugo?»

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    Les commémorations, et surtout depuis que la culture selon Jack Lang en a fait des sortes de messes sociales où l’on est censé s’agenouiller en toute pieuse laïcité (Rimbaud superstar, etc.), ont au moins cela de bon qu’elles stimulent les éditions et les rééditions, et par conséquent réaménagent de nouveaux accès à une œuvre.

    Malgré la question d’Aragon, celle de Victor Hugo n’a jamais été oubliée par le grand public, dont la connaissance se limite cependant, souvent, à quelques poèmes appris de force à l’école et bientôt oubliés, et plus sûrement deux romans: Les Misérables et Notre-Dame de Paris.

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    Dans la perspective d’une vraie redécouverte, à part celle des inépuisables Choses vues (dans la collection Quarto, de Gallimard) nous aimerions alors signaler l’édition, en livre de poche, d’un extraordinaire roman, probablement le plus envoûtant et le plus riche par sa substance poétique, politique, morale et spirituelle, qui fut mal reçu à sa parution et reste méconnu.

    Son titre est L’homme qui rit, sa présente édition est établie et annotée par Roger Borderie, avec une (très) longue et (très) intéressante introduction de Pierre Albouy. Sans faire insulte à celui-ci, nous conseillons pourtant au lecteur de se plonger illico dans le texte, qui le happera comme le courant d’un fleuve, quitte à revenir ensuite à d’indispensables explications sur les thèmes et le sens de ce que Paul Claudel considérait, non sans perfidie éventuelle, pour «le» chef-d’œuvre de Victor Hugo, comme si celui-ci n’avait atteint qu’une fois ces hauteurs.

    Un univers shakespearien

    La première coulée narrative de L’homme qui rit, qui se passe dans l’Angleterre du XVIIe siècle, fait apparaître deux personnages merveilleux, au sens propre: le poète philosophe misanthrope et ventriloque Ursus, flanqué de son loup Homo. Mais c’est avec l’entrée en scène de deux enfants errants dans la tempête, qui trouvent refuge dans la petite charrette à théâtre d’Ursus, que l’on entre vraiment dans le vif du sujet.
    Le petit garçon, qui se fera connaître sur les places de foire comme l’homme qui rit, mais dont le nom est Gwynplaine, a été victime, en bas âge, d’ une horrible mutilation qui marque son visage d’un rire permanent. L’association criminelle des comprachicos (achète-bébés et fabricants de monstres de tout acabit) est à l’origine de cette «opération», dont on découvrira qu’elle été commanditée par le roi en personne.
    Gwynplaine est en effet le fils d’un noble tombé en disgrâce, mais c’est «tout en bas» qu’il grandira et se développera, avant qu’il ne soit rétabli dans ses droits et accède à la Chambre des lords, où il soulèvera l’hilarité générale (un rire combien plus laid que le sien) en révélant à ces messieurs la misère des humiliés et des offensés, dans un discours proprement révolutionnaire.

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    Tout cela paraît bien mélodramatique à l’énoncé… Ainsi que le souligne Pierre Albouy dans son introduction, L’homme qui rit écrit entre 1866 et 1868, avait pour visée «l’affirmation de l’âme humaine». Pour Hugo, «le combat pour l’âme ne se sépare pas de la lutte pour la démocratie». Vaste méditation «incarnée» sur les puissances antagonistes du mal et du bien, du chaos et de l’effort humain d’en sortir par la parole et l’action, le rôle de l’art et la fonction du poète, L’homme qui rit est un livre vivant et émouvant, dont chaque phrase nous tire en avant.

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    Devant l’insuccès du roman, Victor Hugo notait: «J’ai voulu forcer le lecteur penser à chaque ligne. De là, une sorte de colère du public contre moi.»
    On n’en déduira pas qu’il s’agit là d’un roman cérébral. La pensée de Hugo est essentiellement d’un poète, et nous citerons ces vers d’Hernani, constituant l’exergue de la biographie récente de Max Gallo, pour distinguer le génie du poète de l’intelligence la plus pointue: «Oh! par pitié pour toi, fuis! Tu me crois peut-être / un homme comme sont tous les autres, un être/Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva./Détrompe-toi. Je suis une force qui va!/Agent aveugle et sourd des mystères funèbres!/ Une âme de malheur faite avec des ténèbres!/Où vais-je? je ne sais. Mais je me sens poussé/D’un souffle impétueux, d’un destin insensé»... deux amours déchirant Gwynplaine, pour la pure Dea, l’enfant aveugle du début, et de la femme araignée Josiane, qui symbolise par excellence les délices de la chair.

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    Oui, tout cela pourrait sombrer dans le ridicule, si le roman n’était pas traversé par un souffle shakespearien (on se souvient du texte prodigieux que le poète a consacré à William Shakespeare), une incroyable énergie, une peinture de la société anglaise à tous ses étages, et une langue brassant toutes les formes de langage avec une exubérance rabelaisienne et des visions préfigurant Lautréamont et les surréalistes.

    Un exemple entre mille: «La mer, dans les écartements de l’écume, était d’apparence visqueuse; les vagues, vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Ça et là une lame, flottant plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l’on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue, qui est dans la prunelle des chouettes.»

    Voilà, cher Connétable des lettres, ce qui s’appelle de l’allemand!

    Victor Hugo, L'homme qui rit, Editions Roger Borderie, avec une introduction de Pierre Albouy. Folio Classique, 838 pp.

  • Filles de joie

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    Nous en avons assez des lugubres. Nous manifestons contre les sinistres. Nous exhibons nos visage et nos bras au risque d’être fouettées mais nous sommes les messagères d’un nouveau monde: sus aux rabat-joie !

     

    Nous irons jusqu’au bout de notre rêve de galanterie. Car c’est cela, n’est-ce pas ? qui nous disconvient dans le comportement des coléreux: c’est cette muflerie de tous les instants et cette mauvaise humeur.

     

    Nous sommes les fille faciles. Nous en avons soupé de la méchanceté des prétendus sages et des prétendues saintes. Ces prétendus sages et prétendues saintes s’astreignent du matin au soir et ne pensent qu’à soumettre le monde entier à ce joug, et c’est cela qu’ils appellent honorer l’Unique.

     

    Nous ne voulons pas de leur Dieu sombre. Nous n’aimons pas ce père sans égards. Nous attendons de Dieu qu’il sourie et qu’il nous tienne la porte à la bibliothèque ou à la disco.

     

    Nous n’avons aucune peur. Nous sommes les filles de l’air. Ils ne peuvent plus rien contre nous que nous violer ou nous tuer.

    (Extrait de La Fée Valse)

     

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