Carnets de JLK - Page 13
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Veilleurs à l'éveil
Tout est dents à la gueule ouvertede la nuit de la villeoù rodent de méchantes gens,et des ombres fragiles...Mais c’est au bar, là-bas,que j’attends mes alliés ailés,là-bas à l’écart, levés,le front clair et l’esprit léger...Nous sommes enfants de la fête,fredonne Ariel, amilumineux comme une comèteet son regard sourit...Au jour dit, le présent accueilleles joyeux étourdisque nous sommes en poésie,comme l’eau qu’on recueille... -
Quand le Journal de Gustave Roud ouvre l’accès à toute l’Oeuvre
Monument de l’édition romande actuelle, les Œuvres complètes de Gustave Roud constituent un merveilleux labyrinthe harmonique dont le troisième des quatre tomes - Journal de plus de 1200 pages - est peut-être à parcourir en premier. Noël de lecture: cadeau !L’amour est plus fort que la mort, pourrait-on se répéter une fois de plus à la lecture du Journal de ce tout jeune homme qu’était Gustave Roud en 1916, même pas vingt ans et tout était déjà là de l’enfance et de la séparation, de la conscience douloureuse et non moins source de joie, de l’absence ressentie aux larmes et de cette omniprésente évidence d’une lumière au beau milieu de la clairière de l’être ; en novembre 1916 c’était la guerre une fois de plus et mondiale, et dans la troupe des jeunes hommes ce garçon se confrontait à une passion secrète n’osant dire son nom et se livrait en même temps à un afflux de tendresse ouverte à tout le vivant, s’affirmant comme une force vive en sa faiblesse même…Oui, tout est tension dès les premières pages du journal de ce jeune poète qui d’emblée est plus qu’un « cher confident » à la manière confinée du cher Amiel se rêvant, tout est déjà porté vers la poésie réellement agie autant que désirée, la moindre note est déjà comme un esquisse de poème et tout de la présence du monde, du village au paysage et de la solitude à la multitude - tout va vers le don et l’abandon avec une prodigieuse attention.Amiel se morfond et se regarde en train de se regarder, et son journal se fera sur son sempiternel aveu d’impuissance, il commettra quelques poèmes – dont le trop fameux Roulez tambours ! - sans se douter que sa vraie poésie est précisément dans son journal fluvial, tandis que celui de Gustave Roud n’est, en partie au moins, qu’une esquisse de l’œuvre, même si celle-ci se travaille ici aussi dans la foison de notes quotidiennes souvent merveilleuses, sur de multiples supports et avec d’incessantes reprises, comme un patchwork à paperoles…La poésie, mais qu’est-ce donc pendant que Blaise Cendrars saigne au front ? La poésie pour le jeune Gustave, disons que c’est qui est perçu et ressenti - toute douleur et toute joie, toute langueur et tout élan -, qui doit être transposé pour devenir autre chose qu’une chose perdue ou qu’un temps mort, et c’est ce qui étonne à chaque page des feuillets quotidiens du Journal si maladivement mélancolique en apparence du jeune fusilier Roud : c’est cette santé et cette beauté…Le Gustave de vingt ans est dans la troupe et il est seul, c’est la guerre et il a été embarqué là-dedans avec des hommes dont certains détournent peut-être leur regard du sien trop insistant, il est en uniforme et participe bel et bien à la cause commune, il est même gradé et très présent en apparence là encore, mais il écrit en novembre 17: «Le vent tantôt las tantôt ranimé n'arrive cependant point à engloutir dans sa houle passionnée le bruit ridicule et mécanique d'un moulin à vanner dans une grange»…De fait, et cela distingue et sauve le pauvre Gustave de l’ordinaire guerrier et de la platitude des jours : c’est le vent dans les arbres et les cheveux, le vent qui boxe dans le vide ou défrise les andains, le vent et la couleur de l’orange dont Cézanne essaie de peindre l’odeur, et voilà ce qui sauve le pauvre Gustave : «L’orange était glacée et ronde à mes doigts, et son parfum se mélangeait affreusement à l'odeur du manteau de caoutchouc; mais au-delà du rigide rideau de sapins obscurs, verts et dorés obliquement par le pan de soleil qui s'y abattait, Chesalles comme un feu rouge sans une ombre brûlait, l'église même pareille à une flamme aiguë. Déjà malgré l'hiver, de lourds champs de terre retournée, un long chemin rose et sec entre de arbres»...Et tout cela bien entendu dès l’enfance où le Gustave enfant, écrivant à ses parents et signant Gustave Roud, confie cela très précisément que son orthographe d'enfant ne dément pas: «Une fois que j’alais cueillir des marguerites, l'herbe était fauché est voilà que je marche dans une fourmilière de fourmis rouge, alors les fourmis me grimpent en haut les jambes elles me pique jusque au cuisses. Alors je me sau et je trouvais des marguerites. Les marguerites sont grandes. Elles sont blanche et jaune et les feuilles sont dentelées. Je reviens à la maison. ma maman me dit j'ai entendu ce cri que tu a fait pourquoi esque tu a pas onte a tu apporte de belles narguerite, a tu me fais bien plaisir alors je veux te donner un bou de gâteau au raisin et encore un morceau de gâteau au groseille.à papa et à maman Gustave Roud».Et cela encore comme une conclusion momentanée du Gustave de vingt ans - il y en aura tout le temps: «Qu'importe ! dès cette heure j'accepte tout, j'accepte de voir se détourner de moi, déçus, ceux auxquels je parle encore, et pour qui mon amour soulève encore quelques phrases (je le sens implacablement devenir silencieux ) j'accepte de me dépouiller de toute joie humaine, j'accepte une différence totale mais que je vive, mon Dieu, que le monde dresse autour de moi la vie éblouissante et profonde, et qu'à mon dernier soir, certain d'une autre lumière, je sente mes yeux périssables rassasiés de celle qu'ils auront bue, et mon âme gorgée de richesse, n'ayant rien dédaigné ni jugé indigne de mon amour».Comme un itinéraire fléché...Parce que l’objet seul que constitue le coffret aux quatre volumes des Oeuvres complètes de Gustave Roud relève déjà de la perfection éditoriale belle à voir et douce au toucher, à hauteur – et sans même parler de bibliophilie surfine – de la série du même bleu céleste des œuvres de Ramuz chez Mermod en 20 volumes, des douze volumes sur papier bible du Journal intime d’Amiel ou des deux séries safran et bleu nui des œuvres de Charles-Albert Cingria, c’est un bonheur rare que de tenir en mains e vrai trésor de mémoire, avec la valeur ajoutée inappréciable des introductions et de notes et notices, particulièrement éclairants dans les mille pages du journal aux innombrables occurrences relatives à l’époque, au milieu familial et provincial du poète, à ses fréquentations et ses occupations - jusqu’à ses grappillages d’images dans la sublime campagne où fauchent de beaux paysans à moitié nus comme les dieux de la Grèce, qui font dire à sa sœur Madeleine quand elle le voit revenir de ses chasses subtiles : « Voilà de nouveaux poulains pour son paddock»…Bref, et même pour celles et ceux qui connaissent, et parfois depuis longtemps, les textes majeurs de Gustave Roud - notamment par les deux volumes des Écrits du même bleu céleste parus chez Mermod - , cette nouvelle édition, rassemblant d’innombrables textes (critiques ou traductions) jusque-là dispersés, a valeur de véritable redécouverte et de mise en perspective élargie.Sans multiplier les salamalecs aux collaborateurs réunis par Daniel Maggetti et Claire Jaquier, l’on relèvera du moins, sous la signature de celle-ci, l’introduction limpide et combien éclairante au premier volume des Oeuvres poétiques. Évoquant « un lyrisme qui intègre tout », Claire Jaquier fait éclater l’image à la fois austère et idéalisée du poète auquel on va rendre visite comme à un mage, dont les écrits précieux tiendraient en quelques jolis volumes, alors que l’œuvre se déploie ici sur quatre mille pages où se découvrent les multiples extensions de la relation de Gustave Roud avec sa terre et ses gens, la littérature et les arts, la musique et la photographie (ses autochromes relèvent quasiment de la peinture), mais aussi avec la civilisations paysanne dont il est un témoin participant, comme son ami Chappaz, et dont il pressentira le déclin autant que celui-ci.Claire Jaquier revient aussi sur les deux thèmes principaux courant à travers l’œuvre, à savoir la relation fusionnelle voire mystique qu’il entretient avec la nature – et c’est la source de sa part romantique - et l’obsessionnel désir du poète pour le jeune paysan symbole de vitalité et d’innocence, à la fois inaccessible « dans les faits » et glorifié : « Proscrite dans la vie, l’expression du désir devient légitime dans l’œuvre qui lui offre une scène magnifiée »...À ce propos, passant d’un journal intime « intégral » à l’autre, l’on verra comment, à la même époque mais dans un tout autre milieu, un Julien Green détaille sans fard ses frasques sexuelles quotidiennes, alors que Gustave Roud transfigure ses sensuelles rêveries de solitaire en une prose souvent érotisée à l’extrême mais jamais « explicite ». Par ailleurs, l’amour « qui n’ose dire son nom » n’est qu’un aspect de la transmutation quasi mystique de la réalité sensible en substance poétique, dont les notations du Journal recueillent tous les jours les multiples manifestations.S’agissant alors précisément du Journal, les présentations et notes d’Alessio Christen éclairent, au prix d’un considérable et minutieux travail de recherche, les tenants existentiels des écrits en chantier, une période après l’autre et chacune avec sa «couleur», entre tension et détente, permanence et sensible évolution.Requiem, ou la mort transfigurée…C’est par le Journal, aussi, que nous pouvons apprécier, sur pièce et dans son alchimie inscrite dans le temps, ce transit de la chose vécue à la chose exprimée, filtrée par la poésie qui n’est pas enjolivure mais travail d’approfondissement, de surexactitude et d’incantation, en découvrant les pages très émouvantes consacrées, par le poète, à la maladie et à la mort de sa mère, en 1933, puis en les rapportant à la lecture d’un des plus beaux recueils de l’œuvre, intitulé Requiem et paru seulement en 1967.S’adressant à la chère défunte, qui devient notre mère à tous, le poète est veilleur : « Sans trêve, quotidiennement, j’interroge ».Et son verbe de s’envoler à l’évocation des oiseaux de l’enfance: « Comme tu les aimais ! Rappelle-toi le rouge-gorge cerné par la neige, au fond du temps, jadis, dans le jardin perdu, son angoisse derrière la vitre aux pâles fougères de givre, l’arbre étrange où il nichait, ce dôme d’aiguille impénétrable au gel, et son nom oublié, plus étrange encore. Remonteront-elles un jour de l’abîme temporel, ces syllabes ensevelies ? L’à jamais de ta voix tue se verra-t-il dénoué ?Et tant de phrases, dans ce petit livre inspiré jusqu’à l’indicible, qu’il faudrait citer toutes et nous rappellent que l’amour est plus fort que la mort…Gustave Roud. Œuvres complètes, publiées sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti. 1. Œuvres poétiques. 2. Traductions. 3. Journal. 4. Critique. Editions Zoé, 2022. 4031p. -
Rondeau de l'aronde
Chacun sa façon de prier:moi c’est en chantonnantdu matin jusqu’au soir,parfois même en me prenant pourun ténor extra en devoirde louer l'Éternel,et comme à ses oiseauxcomme au bienheureux Francescoun silence divinrépond du tréfonds de ce Rienou disons : presque rien,nous éclairant de sa chandelle...Quand brillaient encore les étoilesau ciel de tous nos âgeset que les anges dans leurs voiles,à l’unisson joyeux,nous enchantaient de bel cantoou du blues malchanceuxdes affligés du vieux rafiot,c’était un chant sacréqui nous venait du plus profondde nos cœurs désarmésoù celle qu’on dit l’âmetitube et par moments chancelleavant de relancer son chantd’imbécile hirondelle...Peinture: Matisse -
Amico dandillero
Le Temps accordé (2023)Ce mardi 25 juillet. - Il n’est pas sept heures du matin et je me réjouis déjà, comme un enfant qui va retrouver son poney au paddock, de rejoindre ce midi mon ami Gérard alias Sylvoisal de retour de Sardaigne où il a passé dix jours heureux (m’a-t-il dit brièvement au téléphone) avec son amie et, si j’ai bien compris, le petit-fils dé celle-ci auquel il a dédié un merveilleux recueil de poèmes.La poésie plutôt classique de Sylvoisal, parfois un peu trop élégamment rhétorique à la française, ne me touche pas toujours - ou alors un ou deux vers ici et là -, mais les poèmes évoquant le petit garçon se distinguent par leur musicalité et leur pureté ingénue qui rappelle quel enfant est resté mon ami sous ses aspects de vieil oncle rentier depuis son adolescence.Mon plus vieil et délicieux ami est aussi l’être le plus singulier que j’aurai fréquenté de notre vivant, le plus élégant à l’ancienne même en été dans ses shorts de curiste anglais et même s’il ne porte plus guère ses costumes de dandy griffés Gucci ou Pucci comme il y a cinquante ans quand nous avons fait connaissance chez Dimitri dans la maison sous les arbres - donc cinquante ans d’amitié sans nous tutoyer...Je me dis souvent que je devrais faire un vrai beau portrait de cet extraordinaire personnage comme sorti d’un roman de Firbank, qu’il a traduit, ou des mondes d’Ivy Compton-Burnett, qu’il a également traduite, et de Chesterton auquel il a consacré un essai sous son vrai nom et avec lequel je l’imagine en conversation - l’énorme et le tout délicat, l’éléphant et le héron subtil - deux angéliques créatures du seigneur au même humour impayable.Dire les merveilles que sont les au moins quinze derniers livres de Sylvoisal, trop d’entre eux publiés a compte d’auteur alors qu’ils surclassent de haut la camelote actuelle, mais le dire où a part mes chroniques ? Et qui s’en soucie, à commencer par lui-même ?Tout à l’heure je lui parlerai de mes nouveaux amis De G. avec lesquels je le vois très bien s’entendre, lui et eux vestiges de la même société civilisée et très libre d’esprit comme on n’en fait plus malgré le soin jaloux avec lequel nous entretenons le moral de nos petits enfants...(Soir) - Une fois de plus, avec le Margrave, comme je l’ai surnommé dans mon premier livre, et que j’ai retrouvé carrément barbu tellement il était mal rasé de plusieurs jours , nous avons choisi, malgré le temps gris et le vent froid, le Major de Bourg en Lavaux dont la serveuse sénégalaise nous a accueilli avec un si radieux sourire que je lui ai balancé comme ça qu’elle était de plus en plus belle avant de me reprendre - non mais je sais que ça ne se dit plus vu que ça passe pour du harcèlement, et elle de me remercier et de remarquer qu’on ne peut plus rien dire mais qu’on n’en a rien à fiche...Sur quoi nous passons trois heures avec nos tartares de saumon arrosés de cuvée du Docteur, puis avec nos boules de glace stracciatella, à parler de tout ce qui nous vient pêle-mêle, et d’abord d’À bout de souffle de Godard que j’ai revu hier soir et dont l’affectation de désinvolture m’a paru beaucoup plus artificielle que naguère et bien exagérée l’appellation de chef-d’œuvre révolutionnant le cinéma même si l’écriture, le montage, la (non) direction d’acteur, la densité physique de ceux-ci à l’écran, la patte formidable du chef-op, la tonalité de tout ça avaient de quoi faire sensation il y a soixante ans de ça, et le film a un charme canaille d’époque et rien de la jobardise idéologique d’une horreur comme La Chinoise, mais nous sommes tombés d’accord pour préférer les vrais films noirs américains , puis nous avons parlé de son séjour en Sardaigne et du petit garçon dont j’ignorais que les qualités rares découlaient d’une fragilité de naissance persistante, de Jouhandeau et de sa terrible Élise et de ses écrits homoérotiques hilarants, de mes nouveaux amis et de l’expo actuelle des œuvres d’Italo De Grandi et des textes de Jaccottet, ou encore de la difficulté d’un type de nos âges d’entretenir une amitié réelle avec un jeune homme - sans parler évidemment de relations pédérastiques - faute , à justement souligné mon compère, de pouvoir s’entendre d’égal à égal...°°°Très ému ce soir d’entendre le témoignage, à l’émission Forum, d’une femme dont le toit de la maison a été soufflé hier par la terrifiante tempête qui s’est abattue sur La Chaux-de-Fonds et les hauteurs jurassiennes et dont le petit garçon a failli y rester, qui pleurait et relativisait les choses avec une sorte de lucidité courageuse en disant comme ça que ce n’est quand même pas la guerre et qu’on va s’en remettre avec l’aide de tout le monde - tout ce que j’aime chez les braves gens... -
Petite musique de nuit
Les animaux de compagniese sentent parfois seuls:le chat sur le piano transi,le petit épagneul,l’oiseau dans sa jolie nacelle,les poissons colorés -tous se demandent enfin:mais où sont donc passésles habitants de la maisondu sommeil musicien ?Le garçon qui sentait si bon,jouant des sonatines,la femme aveugle aux genoux rondsdébitant ses comptines,et leurs invités aux goûtersde minuit sous la lunedans l’air au goût d’alcool de prune...Ceux qui savaient bien caresser,ceux qui jamais n’auraient levéni le fouet ni la voix;ceux qui de leur archettiraient de douces élégies;celles aux vocaliseslégères et gracieuses...Les animaux sont au abois:mais où est donc la mélodiede nos amis aux yeux fermésqui nous faisaient rêver ?Peinture: Vermeer, Le concert. -
Un dimanche de la vie
(Le Temps accordé, 2023)Ce dimanche 23 juillet. – Ce jour du Seigneur, selon l’expression locale et mondiale, et même en période de vacances inactives, est une enclave temporelle propice à la perception du global, fût-ce sous le ciel encore gris de ce matin qui suggère, plus que l’ouverture à l’immense et au vertigineux cosmique, la protection d’un plafond de maison paisible, loin des tracas et des fracas.Hegel parle quelque part du « dimanche de la vie », à propos d’une image débonnaire tirée de la peinture hollandaise, et c’est à ce genre de clairière que j’aspire à revenir malgré le bruit et la fureur du monde – mes lectures d’hier soir relatives au désastre ukrainien présent et plus encore à venir - , mais hier soir aussi je me sentais plein de reconnaissance devant les bacs de fleurs nouvelles arrangées par notre fée S. à main verte, au milieu desquelles paradaient les Edelweiss à la « noble blancheur », images s’il en fût de l’immanente perfection semblable à celle des petits enfants et des insectes qui nous survivront en cas d’hiver nuclaire, ainsi que me le disait, au téléphone, le vieux marcheur du désert Théodore Monod à quelques mois de sa mort à un âge canonique – défi sémantique pour un increvable pacifiste...DES AFFECTS. – Le chien Oblomov ne parle pas, mais il manifeste son impatience de sortir en geignant à répétition, puis, sans réponse du gouvernement, en se levant sur ses pattes de devant jusqu’à hurler quasi « à la mort » au dam non moins furieux du maître des lieux, et c’est un affect au sens où l’entendait le docte Spinoza, risquant de provoquer cet autre affect que serait mon improbable rouée de coups. Or nous en sommes là, en armistice « familial », sans le déchaînement des hybris nationaux et transcontinentaux menaçant d’aboutir à la guerre des mondes – donc j’ouvre la porte au chien trottinant bas au motif de son arrière-train défaillant de sujet de douze ans et des bricoles…DEVANT LA NATURE. - Mon pauvre ami D. (je note « pauvre » à cause de sa mort affreuse, après une fin de vie non moins triste) reprochait aux poètes romands (il visait surtout Gustave Rod, Philippe Jaccottet et quelques épigones) ce qu’il qualifiait de « fuite dans la nature », et je me rappelle l’agacement véhément qu’il manifesta à la vue splendide des « géants des Alpes » qu’on découvre du plateau de Montana où il se trouvait en bref séjour obligé avec son épouse et leur petite fille, comme enragé par cette beauté panoramique (laquelle avait faire dire à Schopenhauer que « das Leben ist kein Panorama », ou quelque chose comme ça), et moi je souriais car je savais que cette colère affectée avait un autre motif (D. fulminait de ne pouvoir travailler à ses affaires) alors que je l’avais vu, en d’autres circonstances, s’émerveiller à la traversée de la Côte d’or en gloire de fin mai, sur la route de Paris – tels étant les affects contradictoires de la créature humaine sortie de la nature à ses risques et périls, avant de la dominer, de la piller et de la détruire…CE QUE NOUS DISONS QUE DIT LE CIEL. – Je reprends, ce matin, comme au bord du ciel (le balcon de La Désirade se prête à la métaphore un peu pompeuse), la lecture de mon penseur vivant de prédilection (l’autre, René Girard, nous ayant quittés il y a quelques années), en la personne de Peter Sloterdijk dont le dernier essai – formidable d’érudition et d’intuitions fécondes - , intitulé Faire parler le ciel, cristallise la nébuleuse de mes propres réflexions en la matière depuis mes seize ou dix-huit ans, et qu’oriente sa première phrase : « Le lien établi entre les conceptions du monde des dieux et la poésie est aussi ancien que la tradition des premiers temps de l’Europe ; mieux, elle remonte jusqu’aux plus anciennes sources écrites des civilisations du monde entier »...Or on a bien lu « écrites », vu que le ciel est censé nous parler en dictée, et le terme de poésie est à prendre, précise l’héroïque traducteur Olivier Mannoni, au sens allemand goethéen de Dichtung, incluant l’idée de création, de composition littéraire et de fiction qui fait de Proust et de Bernanos, de Claudel et de Rimbaud, des poètes plus ou moins comparables – car tout ne l’est pas vraiment en vérité - aux « théopoètes » à la manière de Jean l’évangéliste et autres visionnaires du sacré… -
Des anges passent
(Le Temps accordé, 2023)Ce samedi 22 juillet - Oblomov dort en boule à côté de son maître. Oblomov est le nom que je donnerai désormais à notre cher Snoopy dans mes autofictions matinales, et je suis donc le maître, encore couché dans mon king size de jeune veuf (deux ans de veuvage c’est encore jeune) à ne cesser de penser à Lady L. alors que je reçois, par WhatsApp, le selfie du petit Quintet de notre deuxième fille et des siens posant dans les eaux de la mer d’Andaman, tout en achevant la lecture de L’immortalité de Milan Kundera où l’on voit l’image de Paul se refléter vingt-sept fois dans les miroirs environnants...Oblomov, le personnage du roman de Gontcharov, est le poisson-lune de la littérature russe, en somme la part asiatique affalée de notre âme européenne d’avant les Grecs, en lequel on voit le parangon de la paresse improductive - Lénine le taxait de koulak parasite - alors que sa rêverie est aussi innocente que le sommeil de mon chien en boule, pour ainsi dire angélique...A propos d’anges, qui n’ont rien à voir avec ceux de Kundera - du genre intellectuels évanescents et autres militants énervés -, je reçois ce matin, par Messenger, et que m’envoie un compère de Facebook, la repro d’un tableau symboliste signé Carlos Schwabe, disciple du Sâr Péladan, représentant une ribambelle de ces créatures diaphanes sortant d’un clocher pour se rendre Dieu sait où...J’aime beaucoup cette expression « Dieu sait » dont tout le monde use, jusqu’aux plus mornes, aux plus ternes athées.Lorsque je me suis aperçu que tous les personnages de mon roman à paraître, Les Tours d’illusion, étaient des anges, sans rien de commun pourtant avec les personnages épinglés par Kundera, je me suis demandé d’où ça me venait et en ai conclu in petto « Dieu sait », surtout à propos du jeune Tadzio, fils de la Polonaise Ewa débarquée en Ukraine, et de la vieille Olga revenue de tout et semblant avec Jocelyn - projection de mon vieil ami Gérard - une petite fille jouant au mikado avec un dandy délicat de sept ans... Quant à savoir si le chien Oblomov rêve : Dieu sait !L’immortalité de Kundera commence et finit au bord d’une piscine. Faut-il y voir une symbolique spiritualisante à la Péladan, genre eau lustrale d’avant et après, transit et purification au fitness paramystique ? Mais non: l’ironie tchèque est plutôt pagaille païenne à la Stravinski que fusion théosophique wagnérienne, et la raillerie d’Avenarius à propos de la formule d’Aragon selon lequel «la femme est l’avenir de l’homme», qui lui fait se demander si les hommes vont devenir des femmes, conserve son pesant de comique trente-trois ans avant les variations actuelles sur le genre qui nous font imaginer une Elsa bottée fouettant cette fiote de Louison...Peinture: Carlos Schwabe. Cloches du soir, 1891. -
Jouvence des vieux amis
(Le Temps accordé, 2023)Ce mercredi 19 juillet. - Dans le jardin des De G., dont la piscine à la transparence gris bleuté vert tendre des eaux des Cyclades de ton souvenir, vous évoquez le grand trip de Bouvier et Madame raconte leur propre virée à Delos (sans un touriste à l’époque, vous l’avez vécu comme nous…), quand les pêcheurs de retour au port dansaient entre eux sans risquer de se retrouver sur Instagram, et moi je me rappelle Santorin en 1972, donc à peu près dix ans après leur voyage, quand ça a commencé de se gâter à Mykonos et que nous lisions La vie est ailleurs à poil dans les criques.Le docteur De G. m’explique qu’il n’a jamais cessé de lire malgré les horaires de dingue de toutes ses années d’études puis de pratique médicale, et je lui sors la même remarque que j’avais faite au Kundera quinquagénaire de notre rencontre parisienne, en 1984 : que le chirurgien a ça de commun avec le musicien d’orchestre qu’il ne peut pas tricher – mais le Doc me reprend : j’en ai vu qui trichaient ! Après quoi je me dis que nous restons fringants d’esprit malgré trois vies de chiens – à peu près le temps de ma vie partagée avec Lady L. - depuis l’époque de La Plaisanterie que mes camarades progressistes disaient déjà « idéologiquement suspect ».«La triche c’est çà, me dit alors le vieux toubib : c’est l’idéologie, et là vous avez raison, pas moyen d'y souscrire ni en chirurgie ni en musique »…Ce vendredi 21 juillet. – Le début de cette semaine a été marqué par ma rencontre de Pierre et Elisabeth De Grandi, dans le jardin de leur belle demeure de Préverenges, quasiment au bord du lac, et me voici lisant Casimir ou la vie derrière soi, le livre que m’a offert le vieux docteur, constituant le journal fictif de son double de 88 ans dont je reconnais immédiatement la voix – sa voix d’octogénaire cancéreux modulée par son dernier ouvrage, Sursis, dont j’ai tiré une chronique et qui nous vaut cette rencontre aussi belle et bonne que tardive.Cela commence en parodie proustienne par un début de balade matinale rêveuse (« Longtemps je me suis levé de bonne heure pour m’en aller sur les sentiers qui longent la rive du lac ») et tout de suite je me suis retrouvé, presque mot à mot, dans la réflexion de Kundera sur l’immortalité, au 4 janvier de l’année que dure ce journal fictif : « Les morts survivent dans le cœur de ceux qui les aiment. C’est là que se trouve le paradis, qui n’a donc rien d’éternel puisqu’il ne durera que tant que dureront nos proches. Seuls quelques créateurs passent dans le cœur de générations qui ne les ont pas connus ». Ce qui me rappelle l’autre chronique, consacrée à Jette ton pain d’Alice Rivaz, que j’ai publiée en 1982 dans La Liberté et exhumée hier soir sur Facebook, ma façon de relancer l’immortalité de l’increvable romancière décédée à 97 ans…Ce matin, c’est cependant avec la lecture d’un opuscule de Marcel Jouhandeau, autre « immortel » largement oublié ou méconnu par nos contenporains, que j’alterne celle du livre que m’a offert Pierre De G., intitulé Nouvelles images de Paris, suivies de Remarques sur les visages (Paris, 1956) dont l’excès somptueux de littérature contraste avec la concision volontairemeent ras-terre du (faux) journal de Casimir.Cela étant, cette phrase de celui-ci pourrait être signée par l’autre « divin » Marcel avec lequel j’ai correspondu quelque temps au début de ma vingtaine : « Plus je regarde, moins je souhaite comprendre et plus je préfère ressentitr la beauté du monde qui fait naître le chant muet de la contemplation »…Je ne sais plus quel sage disait qu’une journée n’était pas perdue, où l’on s’est fait un nouvel ami, et lundi soir la confirmation m’en a été donnée, par un mot reconnaissant du bon docteur, après une après-midi de parfaite connivence, tant avec sa douce épouse qu’avec lui.Aussi quel bonheur de voir passer, dans ce jardin m’évoquant le paradis immanent de Kundera, ce magnifique Indien en calosse de bain, corps de bronze et regard ardent, accompagné de sa petite fille d’une dizaine d'années – le fils adoptif, violoniste et prof de musique, et la petite-fille de mes hôtes, avec lesquels, dernier enchantement, nous parcourons la véritable galerie de peinture de leur grand salon où jouxtent les toiles, huiles et aquarelles, du père et de l’oncle Italo et Vincent De Grandi, vieux amis eux-mêmes de Philippe Jaccottet et derniers représentants d’une société en voie de disparition – mais quelle jeunesse dans l’art de ces deux frangins ! -
Élégie matinale
(Ce matin gris, sans L.)L’absence est une solitudequi s’apprend lentement :on ne gravit pas le silencesans écouter le temps…Les années vives ne sont plus,murmurait l’esseuléque la tristesse aura reclusdans sa mélancolie…Mais ce matin sa mélodiete revient en douceur,le silence au-delà du bruit,vos battements de cœur…Vous aimiez retrouver la mer,vous vous taisiez alors,et voici revenir l’aurorede vos joies éphémères…Peinture: Floristella Stephani, Ostende. -
Celle qui veillent au grain
(À celles qui nous manquent)Celui qui entretient les roses de la défunte / Celle qu’on dit une belle personne des années après son « envol » / Celles qui réparent les pots cassés par les mecs qui en ont / Celui qui ne croit pas en Dieu mais se comporte comme si et parfois même mieux / Celle qui écoute son cœur au dam de son éducation de banquière de mères en filles / Ceux qui opposent la politesse la plus exquise aux raseurs mal élevés / Celles que leur belle humeur protège autant que l’armure étincelante de Jeanne la Chevalière / Celui qui éprouve un plaisir quasi sensuel à ranger le bordel d’Adèle / Celle qui manie son aspirateur avec la grâce (entre deux jurons) que lui laisse son grand âge / Ceux qui se sont mis au tricot pendant que Madame répare leur tacot / Celles qui calment le jeu à chaque fois que ça merde dans le groupe des aînés / Celui qui s’exclame « super » à tout moment au point d’agacer sa bru lectrice du philosophe bavarois Heidegger aux fameuses culottes de cuir / Celle qui sourit au bossu sans trop insister / Ceux qui proposent d’inscrire les Femmes de Bonne Volonté au patrimoine de l’humanité, etc. -
Also sprach Hölderlin
Le tumulte et le sang des fleuves...Ton jeune corps lancéau rebond souple des gazelles,pur esprit du ressortqui donne à ton seul mouvementla grâce de l’animal...Ne te retourne pas !La félicité la plus hauteque l’Unité résumedécoule aussi du bondd’un premier chant de solitudeélancé vers le cielet ses échos en multitudesoù le temps et l’espacese fondent en incertitude...Ne sois plus sûr de rien !Le vieux poète un peu foldingueen sa dernière tours’exalte et se griffe au sang vif:l’Apollon de Tubingueparle en langue comme un prophète,ou la donnant au chatparaissant d’une folle fêtefaute d’être écoutée...C’est un grand langage oubliéqui ressurgit parfois,en bribes ou en éclats d’éclairs -Écoute mieux en toi ! -
Contre les maquereaux de la putain de guerre et les médiamensonges
Le public américain a été escroqué, une fois de plus, pour déverser des milliards dans une autre guerre sans fin.
par Chris Hedges
Le scénario que les proxénètes de la guerre utilisent pour nous entraîner dans un fiasco militaire après l’autre, notamment au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et aujourd’hui en Ukraine, ne change pas. La liberté et la démocratie sont menacées. Le mal doit être vaincu. Les droits de l’homme doivent être protégés. Le sort de l’Europe et de l’OTAN, ainsi que celui d’un “ordre international fondé sur des règles”, est en jeu. La victoire est assurée.
Les résultats sont les mêmes. Les justifications et les récits sont démasqués comme des mensonges. Les pronostics optimistes sont faux. Ceux au nom desquels nous sommes censés nous battre sont aussi vénaux que ceux que nous combattons.
L’invasion russe de l’Ukraine a été un crime de guerre, même si elle a été provoquée par l’expansion de l’OTAN et par le soutien apporté par les États-Unis au coup d’État du “Maïdan” de 2014, qui a chassé le président ukrainien démocratiquement élu, Viktor Ianoukovitch.
M. Ianoukovitch souhaitait une intégration économique avec l’Union européenne, mais pas au détriment des liens économiques et politiques avec la Russie. La guerre ne sera résolue que par des négociations permettant aux Russes ethniques d’Ukraine de bénéficier d’une autonomie et de la protection de Moscou, ainsi que de la neutralité de l’Ukraine, ce qui signifie que le pays ne peut pas adhérer à l’OTAN.
Plus ces négociations seront retardées, plus les Ukrainiens souffriront et mourront. Leurs villes et leurs infrastructures continueront d’être réduites en ruines.
Mais cette guerre par procuration en Ukraine est conçue pour servir les intérêts des États-Unis. Elle enrichit les fabricants d’armes, affaiblit l’armée russe et isole la Russie de l’Europe. Ce qui arrive à l’Ukraine n’a aucune importance.
“Premièrement, équiper nos amis en première ligne pour qu’ils puissent se défendre est un moyen bien moins coûteux – en dollars et en vies américaines – de réduire la capacité de la Russie à menacer les États-Unis”, a admis le chef des Républicains du Sénat, Mitch McConnell.
“Deuxièmement, la défense efficace du territoire ukrainien nous enseigne comment améliorer les défenses des partenaires menacés par la Chine. Il n’est pas surprenant que les hauts fonctionnaires taïwanais soutiennent autant les efforts déployés pour aider l’Ukraine à vaincre la Russie.
Troisièmement, la plupart des fonds alloués à l’assistance à la sécurité de l’Ukraine ne vont pas à l’Ukraine. Il est investi dans l’industrie américaine de la défense. Il finance de nouvelles armes et munitions pour les forces armées américaines afin de remplacer le matériel plus ancien que nous avons fourni à l’Ukraine”.
Soyons clairs : cette aide signifie plus d’emplois pour les travailleurs américains et des armes plus récentes pour les militaires américains”.
Une fois que la vérité sur ces guerres sans fin pénètre dans la conscience publique, les médias, qui encouragent servilement ces conflits, réduisent considérablement leur couverture. Les débâcles militaires, comme en Irak et en Afghanistan, se poursuivent dans l’ombre. Lorsque les États-Unis concèdent la défaite, la plupart des gens se souviennent à peine que ces guerres sont menées.
Les souteneurs de la guerre qui orchestrent ces fiascos militaires migrent d’une administration à l’autre. Entre deux postes, ils s’installent dans des groupes de réflexion – Project for the New American Century, American Enterprise Institute, Foreign Policy Initiative, Institute for the Study of War, The Atlantic Council et The Brookings Institution – financés par des entreprises et l’industrie de la guerre.
Une fois que la guerre en Ukraine aura atteint sa conclusion inévitable, ces Dr. Strangeloves chercheront à déclencher une guerre avec la Chine. La marine et l’armée américaines menacent déjà la Chine et l’encerclent. Que Dieu nous vienne en aide si nous ne les arrêtons pas.
La rhétorique d’un vieux livre de recettes
Ces proxénètes de la guerre entraînent les Américains dans un conflit après l’autre avec des récits flatteurs qui présentent les États-Unis comme le sauveur du monde.
Ils n’ont même pas besoin d’être innovants. La rhétorique est tirée de l’ancien manuel de jeu. Les Américains avalent naïvement l’appât et embrassent le drapeau – cette fois-ci bleu et jaune – pour devenir des agents involontaires de notre auto-immolation.
La question de savoir si ces guerres sont rationnelles ou prudentes n’a plus d’importance, du moins pour les souteneurs de la guerre. L’industrie de la guerre se métastase dans les entrailles de l’empire américain pour le vider de l’intérieur. Les États-Unis sont vilipendés à l’étranger, croulent sous les dettes, ont une classe ouvrière appauvrie et sont accablés par des infrastructures délabrées et des services sociaux de piètre qualité.
L’armée russe n’était-elle pas censée s’effondrer il y a plusieurs mois, en raison d’un moral en berne, d’un commandement médiocre, d’armes obsolètes, de désertions, d’un manque de munitions qui aurait contraint les soldats à se battre avec des pelles, et de graves pénuries d’approvisionnement ?
Le président russe Vladimir Poutine n’était-il pas censé être chassé du pouvoir ? Les sanctions n’étaient-elles pas censées plonger le rouble dans une spirale mortelle ?
La coupure du système bancaire russe de SWIFT, le système international de transfert de fonds, n’était-elle pas censée paralyser l’économie russe ? Comment se fait-il que les taux d’inflation en Europe et aux États-Unis soient plus élevés qu’en Russie malgré ces attaques contre l’économie russe ?
Les quelque 150 milliards de dollars de matériel militaire sophistiqué et d’aide financière et humanitaire promis par les États-Unis, l’Union européenne et 11 autres pays n’étaient-ils pas censés inverser le cours de la guerre ?
Comment se fait-il que près d’un tiers des chars fournis par l’Allemagne et les États-Unis aient été rapidement transformés en morceaux de métal carbonisés par les mines, l’artillerie, les armes antichars, les frappes aériennes et les missiles russes dès le début de la prétendue contre-offensive ?
Cette dernière contre-offensive ukrainienne, connue à l’origine sous le nom d’ “offensive de printemps”, n’était-elle pas censée percer les lignes de front lourdement fortifiées de la Russie et reconquérir d’immenses pans de territoire ?
Comment expliquer les dizaines de milliers de victimes militaires ukrainiennes et la conscription forcée de l’armée ukrainienne ? Même nos généraux à la retraite et nos anciens responsables de la C.I.A., du F.B.I., de la NSA et de la sécurité intérieure, qui servent d’analystes sur des chaînes telles que CNN et MSNBC, ne peuvent pas dire que l’offensive a réussi.
Protéger la « démocratie »
Qu’en est-il de la démocratie ukrainienne que nous nous efforçons de protéger ?
Pourquoi le Parlement ukrainien a-t-il révoqué l’utilisation officielle des langues minoritaires, y compris le russe, trois jours après le coup d’État de 2014 ? Comment rationaliser les huit années de guerre contre les Russes ethniques dans la région du Donbass avant l’invasion russe de février 2022 ?
Comment expliquer le meurtre de plus de 14 200 personnes et le déplacement de 1,5 million de personnes avant l’invasion russe de l’année dernière ?
Comment défendre la décision du président Volodymyr Zelensky d’interdire 11 partis d’opposition, dont la Plate-forme d’opposition pour la vie, qui disposait de 10 % des sièges au Conseil suprême, le parlement monocaméral ukrainien, ainsi que le parti Shariy, Nashi, le bloc d’opposition, l’opposition de gauche, l’Union des forces de gauche, le parti d’État, le parti socialiste progressiste d’Ukraine, le parti socialiste d’Ukraine, le parti socialiste et le bloc Volodymyr Saldo ?
Comment pouvons-nous accepter l’interdiction de ces partis d’opposition – dont beaucoup sont de gauche – alors que Zelensky permet aux fascistes des partis Svoboda et Secteur droit, ainsi qu’au Banderite Azov Battalion et à d’autres milices extrémistes, de prospérer ?
Comment faire face aux purges anti-russes et aux arrestations de supposés “cinquièmes colonnes” qui balayent l’Ukraine, alors que 30 % des habitants de l’Ukraine sont russophones ?
Comment répondre aux groupes néo-nazis soutenus par le gouvernement de Zelensky qui harcèlent et attaquent la communauté LGBT, la population rom, les manifestations antifascistes et menacent les membres du conseil municipal, les médias, les artistes et les étudiants étrangers ?
Comment pouvons-nous approuver la décision des États-Unis et de leurs alliés occidentaux de bloquer les négociations avec la Russie pour mettre fin à la guerre, alors que Kiev et Moscou sont apparemment sur le point de négocier un traité de paix ?
En 1989, lors de l’éclatement de l’Union soviétique, j’ai effectué un reportage en Europe centrale et orientale. Nous pensions que l’OTAN était devenue obsolète.
Le président Mikhaïl Gorbatchev a proposé des accords économiques et de sécurité avec Washington et l’Europe. Le secrétaire d’État James Baker de l’administration de Ronald Reagan, ainsi que le ministre ouest-allemand des affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ont assuré à Gorbatchev que l’OTAN ne serait pas étendue au-delà des frontières d’une Allemagne unifiée.
Nous pensions naïvement que la fin de la guerre froide signifiait que la Russie, l’Europe et les États-Unis n’auraient plus à consacrer des ressources massives à leurs armées.
Les soi-disant dividendes de la paix n’étaient toutefois qu’une chimère.
Si la Russie ne voulait pas être l’ennemi, elle serait forcée de le devenir. Les souteneurs de la guerre ont recruté les anciennes républiques soviétiques dans l’OTAN en présentant la Russie comme une menace.
Les pays qui ont rejoint l’OTAN, à savoir la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro et la Macédoine du Nord, ont reconfiguré leurs armées, souvent grâce à des dizaines de millions de prêts occidentaux, pour les rendre compatibles avec le matériel militaire de l’OTAN. Les fabricants d’armes ont ainsi réalisé des milliards de dollars de bénéfices.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, tout le monde a compris en Europe centrale et orientale que l’expansion de l’OTAN était inutile et constituait une dangereuse provocation. Elle n’avait aucun sens sur le plan géopolitique. Mais elle avait un sens commercial. La guerre est un business.
Dans un câble diplomatique classifié – obtenu et publié par WikiLeaks – daté du 1er février 2008, rédigé depuis Moscou et adressé aux chefs d’état-major interarmées, à la coopérative OTAN-Union européenne, au Conseil de sécurité nationale, au collectif politique Russie-Moscou, au secrétaire à la défense et au secrétaire d’État, il est clairement entendu que l’expansion de l’OTAN risque d’entraîner un conflit avec la Russie, en particulier au sujet de l’Ukraine.
“Non seulement la Russie perçoit un encerclement [par l’OTAN] et des efforts visant à saper l’influence de la Russie dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts de sécurité de la Russie“, peut-on lire dans le câble.
“Les experts nous disent que la Russie craint particulièrement que les fortes divisions en Ukraine sur l’adhésion à l’OTAN, avec une grande partie de la communauté ethnique russe opposée à l’adhésion, ne conduisent à une scission majeure, impliquant la violence ou, au pire, la guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non, une décision à laquelle elle ne veut pas être confrontée. . . .”
“Dmitri Trenin, directeur adjoint du Centre Carnegie de Moscou, s’est dit préoccupé par le fait que l’Ukraine était, à long terme, le facteur le plus potentiellement déstabilisant dans les relations américano-russes, étant donné le niveau d’émotion et de névralgie déclenché par sa quête d’adhésion à l’OTAN...”, peut-on lire dans le câble.
“Le fait que l’appartenance à l’Union reste un facteur de division dans la politique intérieure ukrainienne a ouvert la voie à une intervention russe. M. Trenin s’est dit préoccupé par le fait que des éléments de l’establishment russe seraient encouragés à s’immiscer, ce qui stimulerait les États-Unis à encourager ouvertement les forces politiques opposées et laisserait les États-Unis et la Russie dans une position de confrontation classique“.
L’invasion russe de l’Ukraine n’aurait pas eu lieu si l’alliance occidentale avait honoré sa promesse de ne pas étendre l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne et si l’Ukraine était restée neutre.
Les souteneurs de la guerre connaissaient les conséquences potentielles de l’expansion de l’OTAN. La guerre, cependant, est leur unique vocation, même si elle conduit à un holocauste nucléaire avec la Russie ou la Chine.C’est l’industrie de la guerre, et non Poutine, qui est notre ennemi le plus dangereux...
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Un magicien de l'insécurité
À propos de L’Immortalité de Milan Kundera, en janvier 1990.Cette nouvelle année de lecture commence merveilleusement, avec un grand livre: le meilleur, à notre goût, de Milan Kundera. Poursuivant les fugueuse variation romanesque sur quelques interrogations majeures qui tissent son œuvre, de La Plaisanterie à L’Insoutenable légèreté de l’être, en passant par Le Livre du rire et de l’oubli, notamment, le romancier atteint ici le sommet de son art avec une liberté d’invention qui aère l’extrême densité de son propos.Équilibrant admirablement ses idées et les sentiments de ses personnages, avec le mélange d’humour et de mélancolie qui lui est propre, Kundera, en héritier des Lumières, traverse les apparences de notre fin de siècle. Hâtez-vous de le lire lentement !On entre dans ce roman comme dans une sorte de palais de reflets tout plein d’échos et de résonance. Il semble à la fois qu’on y patine et qu’on y vole, mais ce n’est pas un rêve. Même si l’on sait que c’est un roman, aussitôt on n’y croit, et quoi que suivant le romancier comme un « cicerone » à la Fellini ou comme Hitchcock vous balançant un clin d’œil entre deux séquences, on marche comme un gosse à qui un conteur la bâillerai belle…Cela étant, Kundera se situe à l’opposé du « roman d’évasion », comme on dit. Bien plutôt, c’est un roman d’invasion que L’immortalité, qui nous fait plonger au cœur du réel. Qui sommes-nous en vérité dans le labyrinthe truffé de faux-semblants de la vie contemporaine ? À quoi tenons-nous vraiment ? Qu’est-ce que l’amour vrai ? Que restera-t-il en vérité de nos vies ? Telles sont les interrogations qui nourrissent ces pages à la fois denses et captivantes, échappant à la futilité autant qu’à l’intellectualisme jargonnant.Le roman, Kundera l’a toujours pratiqué comme une méditation poétique sur la vie, où les idées sont confrontés à l’expérience humaine. À l’opposé des romanciers à thèse, c’est un maître de la pensée incarnée. À la lumière de ses mises en scène, le moindre geste pèse parfois plus lourd qu’une opinion, exprimant notre être profond, notre « thème » dominant.Liberté priseCela commence au bord de la piscine d’un club de gymnastique parisien, où l’auteur ferre son premier personnage, comme ça, mine de rien, parce que cette dame, à tel moment, a eu un geste qui l’a ému. Et de lui donner un nom, Agnès, et de lui prêter une vie qu’il lui reprendra cruellement en fin de roman, non sans enrichir son œuvre de l’un de ses plus beaux personnages féminins.De son chapeau à destins, le romancier fera surgir ensuite Paul et Laura, époux légitime et sœur d’Agnès, puis le polichinelle médiatique dans Laura s’est entichée Racer et l’amant secret mon secret d’Agnès – un peintre raté surnommé Rubens –, enfin cet étrange personnage qui dialogue avec Kundera au coin de plusieurs chapitres, dont le nom d’venarius davel Marius et les menées de joyeux terroriste évoque un redresseur de torts philosophique à la Chesterton.Ajoutez à ces quelques personnages contemporains ceux de Goethe et de Hemingway, qui ont quelques bonnes conversations dans l’au-delà, la brave femme du grand poète allemand et Bettina Brentano son encombrante groupie, et vous aurez la distribution presque complète de cette vaste conversation polyphonique où l’on saute d’un siècle à l’autre avec la même souplesse qu’on change de sujet ou d’atmosphère.Jamais, du point de vue littéraire, Kundera n’avait atteint un tel bonheur formel, sa composition tenant de la fugue et du montage labyrinthique à la Escher, avec les ruptures les plus savantes et mille reprises toutes naturelles d’apparence.DésillusionnisteDans une société saturée d’image – où l’ « imagologie » a remplacé les idéologies, à en croire Kundera – et d’opinions prêtes-à-porter, l’individu déraciné vit de plus en plus dupe de son reflet et des conventions sociales, sous les bannières brandies de l’anticonformisme. Mais il y a les rebelles, aussi. Refusant de se payer de mots, Agnès, que sa sœur Laura prétend froide, quitte l’illusoire harmonie conjugale, à la recherche des chemins écartés qu’ellle parcourait jadis avec son père, le seul homme qu’elle est vraiment aimé.De la même façon, Goethe repousse les avances exaltées de Bettina, obsédée par la volonté d’entrer dans l’Histoire à ses côtés. On reprochera plus tard à Goethe sa pusillanimité face à l’ardente égérie, mais Kundera, pour sa part, démystifie le pur amour de Bettina qui n’aime pas tant le poète que son propre amour égocentrique. Ainsi l’Homo sentimentalis a-t-il substitué, dans l’Europe courant des troubadours aux romantiques, via Cervantès, l’amour sublime à la tendresse quotidienne incarnée. Isolde figure l’amour idéal, parce qu’inatteignable, tandis que la femme de Goethe, qu’il préférait à Bettina, passe pour « saucisse » aux yeux de la postérité ; et Kundera de prêter à Goethe des propos très sages sur l’immortalité littéraire avant de lui permettre de retourner dormir et « savourer la volupté du non-être total »…L’ultime beautéUne fois encore, cependant, Milan Kundera ne nous enseigne pas de leçon. Développant une réflexion en continu sur l’identité de l’homme, sur la perte du sens de la réalité qui affecte nos contemporains, sur la soumission de l’homme à la machine et aux stéréotypes collectifs, ou sur la part de hasard et de liberté qui nous est accordée, il multiplie les interrogations quitte a bousculer les préjugés de ses personnages, tout en leur montrant une égale amitié. Laura et Bettina, pour exaltéées qu’elle soient, nous touchent ainsi, comme nous touche Rubens l’amant désabusé qui a cru que vivre intensément suffirait à combler ses aspirations. Lorsque Paul, en outre, ânonne à la suite d’Aragon que « la femme est l’avenir de l’homme », sans y croire à vrai dire, Kundera se garde de toute moquerie convenue. Ce qui ne l’empêche pas de déplorer le manque d’humour de nos contemporains…« L’humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, fait-il dire au professeur Avenarius. Cette frontière, nous la voyons courir dans L’immortalité comme un fil d’or. Quant à l’humour de Milan Kundera, il nous fait mieux accepter un désespoir métaphysique que nous ne partageons pas forcément, et que pondère également la dernière image du livre, où il est question de « l’ultime trace, à peine visible, de la beauté ».Milan Kundera, L’immortalité, traduit du tchèque par Eva Bloch et revu par l’auteur. Éditions Gallimard, collection Du monde entier, 412 pages.(Article paru le 15 janvier 1990 dans le quotidien 24 Heures) -
Écrire comme on respire
Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.
Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…Tôt l'aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.
La plupart du temps, cependant, c'est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n'est qu'une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j'entends: ne rien faire au sens d'une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d'une autre difficulté; et ce travail, alors, ce travail seul repose et fructifie...
Peinture JLK: Toscane rêvée.
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Czapski le juste
IReconnaissanceLe premier mot que m’inspire le nom de Joseph Czapski est celui de reconnaissance, et ceci au triple point de vue de la relation humaine, de la ressaisie du monde par la peinture et de la réflexion sur toutes choses à quoi renvoient son expérience vécue et ses écrits.Le nom de Joseph Czapski, autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés du « milieu » que des relais médiatiques ?Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain et signé Pierre Nahon , qui passe pour un connaisseur avéré.Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché de l’art et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent Jeff Koons concélébré de Versailles à Beaubourg, pour ne citer que lui.Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque forme que ce soit d’inflation publicitaireQuelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de MurielleWerner-Gagnebin publié sous le titre de La main et l’espace . Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski , l’auteur incarnant le jeune poète à l’écoute d’un aîné en constante attention, Adam Zagajeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur , et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski, et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans faille.Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration posthume, conçue par le peintre américain Eric Karpeles, tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of looking marquant, devant la peinture de Czapski très somptueusement illustrée, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.IIDe l’ApparitionLa premier tableau de Czapski que j’ai acquis dans ma vingtaine, représentant six poires cernées de noir sur fond rouge carmin, daté de 1973 mais faisant d’emblée, à mes yeux, figure d’icône profane intemporelle, m’a suivi partout, à travers les années, après qu’il me fut apparu, comme une nouvelle réalité m’a été dévoilée par le regard de Czapski dont je ne cesse de me répéter ce qu’il m’a inspiré dès qu’il m’a été donné de découvrir un premier ensemble de ses œuvres, à savoir que ce que je vois me regarde, et c’est cela que j’aimerais à mon tour, sous le signe de la reconnaissance, m’efforcer d’exprimer.Le monde nous regarde, les gens que nous voyons nous regardent, les objets nous regardent – mais regarder n’est pas seulement voir, c’est garder avec soi, prendre avec. Tel étant le premier enseignement que j’ai tiré en découvrant la peinture de Joseph Czapski.Ce tableau, sans pareil à mes yeux, que je regarde depuis plus de quatre décennies, me tient lieu à la fois de miroir et de fenêtre, de figure de contemplation et de concentré de formes et de couleurs, construit et pioché – c’est Czapski lui-même qui utilise volontiers ce verbe de terrassier ou de jardinier très concret de piocher – au sens d’un travail du matériau pictural –, foison de fines touches dans les trois couleurs dominantes du vert, du rouge et du noir, dont procède le résultat semblant donné de l’apparition.Et j’insiste sur ce terme de résultat, à distinguer d’une donnée immédiate. Le tableau me regarde et c’est un miroir; et regarder suppose alors, de ma part, une approche détaillée de l’objet.M’approchant donc de ces Poires sur fond rouge, probablement encadré à Lausanne puisque le nom de cette ville figure dans l’inscription que je lis au dos du tableau, ce que je voyais, de loin, comme une composition puissamment expressive, mais en somme toute simple puisque réduite à six fruits verts à reflets estompés en valeurs pâlies, disposés sur un guéridon noir adorné de dorures et campé sur deux pieds seuls, se met à vibrer et à exister, je dirais presque à parler différemment à mesure que je regarde le tableau de plus près, lequel de miroir devient fenêtre sur cent, mille nuances colorées apparues à leur tour dans la textures des fruits, le plateau du guéridon noir offrant comme un miroir au fond rouge où scintillent de minuscule points roses ou gris, les multiples noirs à nuances bleues du guéridon aux ornements à la fois précis et vagues dans leur dessin gracieusement esquissé d’un pinceau danseur, bref tout cela frémissant de sensibilité vibratile sur un socle solide évoquant un présentoir plus qu’un meuble fidèlement représenté - sinon pourquoi deux pieds seulement et des fruits pareillement agrandis dans cette espèce de figuration grave et lyrique à la fois où les couleurs de la passion clament leur présence sur la noire base impérieuse et fragile à la fois, ornementée comme la caisse d’un cercueil d’apparat que je dirai plutôt espagnol que flamand, du côté du Goya le plus ardent, autrement dit et sans autre référence : intensément physique et métaphysique.J’ai parlé de résultat à propos de ce tableau qui me regarde le regarder depuis tant d’années, et ce miroir me rappelle certaine intensité grave de mes vingt-cinq ans, et cette fenêtre s’ouvre sur le monde d’un homme de septante-sept ans qui vient à la fois de Cézanne et de Soutine – ce qui est dire aussitôt la tension apparente entre deux contraires -, de Pankiewicz à ses débuts et de Bonnard, mais aussi des jardins de son enfance et des camps de prisonniers, des déserts du Moyen-Orient et des campagnes de France dont certains paysages qu’il en recomposera évoqueront tantôt Vuillard et tantôt Nolde.Cependant l’apparition de ces Poires sur fond rouge n’appelle aucune de ces références picturales de manière explicite, que j’indique juste en sorte de situer, plus qu’une position de Joseph Czapski dans les courants de la peinture européenne du XXe siècle, une série de repères liés à un parcours que le peintre lui-même, dans ses écrits – hautement explicites, ceux-là –, et plus précisément dans les essais de L’œil , ne cesse de commenter au fil d’une espèce de dialogue continu.Czapski néo-impressionniste ? Czapski plutôt expressionniste ? Czapski aux dessins plus proches d’un Daumier que d’un Delacroix ? Czapski peintre du quotidien ? Czapski témoin des gens humbles et des oubliés de la société ? Czapzki paysagiste tendant à l’abstraction lyrique ? Czapski spectateur ou metteur en scène de quel « théâtre du monde » ?À vrai dire, chacune de ces appréciations pourrait se justifier par rapport à tel ou tel moment, à tel ou tel aspect, à telle ou telle solution apportée par l’artiste à tel ou tel problème rencontré au fil de sa quête, mais séparer celle-ci en «genres» ou en «périodes», plus ou moins en résonance avec les mouvements se succédant au XXe siècle, me semble artificiel et par trop académique alors qu’une instance permanente, à caractère ontologique, fonde assurément l’unité de sa démarche d’artiste et d’homme pensant et agissant, qu’on pourrait dire l’attention vive à cela simplement qui est.La véritable situation de Joseph Czapski, me semble-t-il alors, est celle d’un veilleur posté au cœur de l’être.L’apparition de six poires sur un guéridon, disposé lui-même devant l’espèce de toile de fond dont le rouge évoque un rideau de théâtre, ne relève en rien, dans sa finalité essentielle, de l’ornement conventionnel : l’apparition en question procède d’un noyau, me semble-t-il, qui nous permet, le touchant, de toucher en même temps tous les points de la circonférence et donc tous les aspects de la vie et de la quête artistique et spirituelle de Czapski.Ce motif de l’apparition vaut aussi bien pour tous les aspects de la représentation du monde que nous propose le peintre, qu’il s’agisse de portraits, de natures mortes, de scènes de rue ou de cafés, de personnages ou de paysages ; et l’on pourrait dire aussi qu’un choc sensible à caractère immédiatement pictural, cristallisé le plus souvent par la touche colorée d’un objet, est à l’origine de cette apparition ensuite ressaisie et modulée par le jeu des formes.Au début était l’émotion, pourrait-on dire plus simplement encore, réagissant à la surprise d’un regard avant d’être réinvestie en objets qui nous regardent.(Extrait de l'essai de JLK intitulé Czapski le juste, à paraître en 2023) -
Une conscience japonaise
Les sombres débuts de Kenzaburo Oé. Revenu sur le devant de la scène en 2015, en grand témoin de l'holocauste nucléaire. Et décédé le 3 mars 2023, à l'âge de 88 ans.
Ceux qui ont découvert l’univers du plus grand écrivain japonais vivant, Prix Nobel de littérature en 1994, avec le bouleversant récit autobiographique d’Une affaire personnelle, ressaisissant la détresse et la révolte du père d’un enfant né malformé des suites d’Hiroshima, retrouveront ici, avec les premiers écrits de Kenzaburo Oé, la source même de son univers tragique. Dans son discours de Stockholm, intitulé Moi, d’un Japon ambigu, le romancier racontait comment, dans le monde à la merci de la peur et du mal de la guerre mondiale où il passa son enfance, Huckleberry Finn et Nils Holgersson l’ont sauvé du désespoir. De la même façon, le sentiment de la beauté et de la liberté n’est jamais absent de la réalité la plus cruelle, telle qu’elle se déploie dans ces trois nouvelles publiées entre 1957 et 1961, qui révélèrent l’immédiate maîtrise du jeune écrivain. D’une «maison des morts » dostoïevskienne (la nouvelle éponyme) à une maison de redressement où vices et sévices vont de pair (Le ramier), l’observateur implacable capte à la fois l’essentiel de la condition humaine et, dans Seventeen, la genèse de la dérive extrémiste d’un jeune frustré, préfiguration du terroriste d’extrême-droite se réclamant d’un Japon dont l’écrivain n’a cessé d’illustrer la redoutable duplicité
Livre du jour: Kenzaburô Oé. Le faste des morts. Gallimard, coll. Du monde entier, 175p -
Au Barbare
Au Barbare c'était le style velours côtelé, cafés serrés, filles émaciées par trop d'énervements politico-sentimentaux, et cette fatigue métaphysique répandant du matin au soir, dans l'atmosphère, son gaz subtil de doc désespérance, ce genre miné que nous nous devions d'afficher, qui tissaient àé la fois notre emblème bohème et notre confort. C'était le rendez-vous du vague à l'âme; à longueur de cigarettes nous y remâchions notre insondable mal d'exister; nus ne pouvions concevoir de nous agglomérer à l'abominable société; les plus ours d0entre nous parlaient de tout mettre é sac, ou bien ils se taisaient, farouches, sobrement déterminés à se précipiter tantôt du haut du pont aux suicidés qu'il y a à un jet de pierre de là - ce qu'attendant ils commandaient un nouveau café à Gino.
Ils avait là comme une chaleur. On se sentait en complicité même sans rien dire. D'ailleurs le jazz parlait pour nous: Thelonius Mon égrenait son chapelet de perles de bois de lune, ou c'était Billie Holiday qui pleurait dans le gilet du Seigneur. On était bien. Ce n'était pas le confort mollusque des tea-rooms de rombières: cela grinçait parfois; il y avait de l'impatience théâtrale dans l'air et de la verve, de la véhémence, voire même du venin. Du fond de sa barbe le barbouilleur Melchior lançait des sentences définitives, comme quoi la nuit dernière le Sphinx lui était apparu, qui s'enfonçait dans les sables du désert. Or sacrebleu, ne savait-on pas, de longue date, qu'il s'agissait là d'un signe annonciateur de cataclysme prochain ? Ou voici que débarquait le timonier de la Jeunesse communiste et quelque émule qu'il chapitrait en gesticulant. Sans cesse furibond, le sectateur de la Révolution permanente maniait, comme personne, sa rhétorique de guerre tandis que Jacques Brel, dans sa boite à musique, n'en finissait pas, lui non plus, de vitupérer le Bourgeois.
Ainsi les mots affûtés, brandis, chargés jusqu'à la gueule nous aident-ils, en adolescence, à ne pas désirer. Car le monde est inhabitable, intolérable la convenance de se lever le matin, prendre le tramway, se rendre au bureau, reprendre le tramway et recommencer tous les jours ce manège - impensable qu'on se contente de ça...
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Ceux qui ne regrettent rien
Celui qui n'a aucune nostalgie / Celle qui récuse l'expression "au bon vieux temps" / Ceux qui se sont pas mal ennuyés en leur enfance mais faut pas exagérer non plus / Celui qui se rappelle la toile cirée de la première cuisine familiale et le linoléum par terre dans celle de l'oncle valaisan et l'odeur du bakélite et pire: celle de l'ammoniac qui fait mal aux yeux / Celle qui voit toujours le petit Toupie dans la cour de récré avec sa pâleur d'enfant qui ne ferait pas vieux / Ceux qui ont été tentés de s'acheter l'opuscule Quinze bonnes combines au bazar-librairie et qui ont finalement opté pour le Journal de Spirou relié / Celui qui apprécie la probité un peu carrée mais solide et puissamment évocatrice de l'inventaire pour mémoire perso et collective d'Autobiographie des objets / Celle qui dans sa dot (terme obsolète que j'emploie avec un grain de sel) m'a apporté la collection des Oeuvres complètes de Victor Hugo dans l'édition non datée de Hugues aux grands volumes rouge et or avec L'Homme qui rit en deux tomes illustrés par Rochegrosse et Vierge / Ceux qui ont lu tous les Signes de piste aux beaux adolescents chevaleresques et gentiment ambigus pour ne pas dire plus / Celui qui a souvent rêvé dans la maison abandonnée sur la colline où trois tours ont été bâties vers 1963-64 / Celle qui a oublié dans quel roman se passe la scène assez saisissante du boa qui mange l'âne / Ceux qui relèvent le caractère pour ainsi dire religieux de cette phrase de François Bon suivant l'évocation d'un régal de grenouilles pêchées dans le marais poitevin: " On remerciait l'animal et le marais, comme on faisait pour un sandre ou un brochet livré par la rivière" / Celui qui se remémore une conversation avec George Steiner qui lui racontait qu'en son enfance on demandait pardon à un livre qu'on avait laissé tomber / Celle qui bassinait son entourage en répétant Non rien de rien d'Edith Piaf pour se présenter à La Grande Chance de Radio-Lausanne non mais vraiment elle rêvait Monique à l'époque / Ceux qui ont vu finir un monde et n'en accueillent pas moins celui qui vient avec une attention bienveillante de type ancien, etc.
(Cette liste a été notée en marge de la lecture d'Autobiographie des objets, de François Bon, parue au Seuil dans la collection Fiction & Cie.)
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La force qui va !
ll fit poésie de tout, voulut tout dire. Il vint au monde le 26 février 1802. Certains de ses livres semblent avoir été écrits ce matin, tel L'homme qui rit. Ce que j'en écrivais le 26 février 2002 dans le quotidien 24 Heures...
Tout a été dit, et son contraire, de Victor Hugo. Sa dépouille fut saluée par un million de Parisiens, dans le «corbillard des pauvres» qui le conduisit au Panthéon, mais Hugo suscita de son vivant plus d’injures qu’aucun autre des titans littéraires du XIXe siècle.
L’évolution de ses positions politiques, de la droite à la gauche «humanitaire», lui valut d’être conspué tant par les socialistes révolutionnaires (un Paul Laforgue, le qualifiant de bourgeois enrichi et réduisant sa religion à «l’adoration du Dieu- Propriété») que par les extrémistes de l’autre bord, tel le mystique catholique Léon Bloy se réjouissant de sa mort en ces termes: «Ce vieux faisan de Victor Hugo (...). Que sera-ce donc des funérailles imminentes de Victor Hugo? (...) Que ne fera-t-on pas en ce prochain jour? On ameutera sans doute Paris sur ce dernier camionnage d’une pourriture si célèbre.»
En matière littéraire, les attaques de ceux qu’écrasaient ses dons et ses succès, ou que bousculaient l’enflure de sa rhétorique ou la pleine pâte de sa prose, ne furent pas moins assassines. Ainsi Jules Barbey d’Aurevilly, autre grand seigneur des lettres, écrivait à propos des Misérables : «Vous pouvez renoncer à la langue française, qui ne s’en plaindra pas, car depuis longtemps vous l’avez assez éreintée. Ecrivez votre prochain livre en allemand.»
De la même façon, Baudelaire se tortilla entre adhésion et rejet, Verlaine le sacrifia à son projet de «tordre le cou à l’éloquence», et Valéry se posa en anti-Hugo alors qu’il y a, comme le relève Louis Perche dans sa monographie récente Victor Hugo chez Seghers, dans la collection Poètes d’aujourd’hui) des échos musicaux ténus mais évidents entre l’un et l’autre.
Du côté des laudateurs, nous nous bornerons à citer la reconnaissance en filiation, consciente et généreuse (à quelques bémols près, destinés calmer les camarades de son parti) proclamée avec une emphase tout hugolienne par Louis Aragon, en 1952, dans la préface de son anthologie au titre combien significatif: «Avez-vous lu Victor Hugo?»
Retour au texte
Les commémorations, et surtout depuis que la culture selon Jack Lang en a fait des sortes de messes sociales où l’on est censé s’agenouiller en toute pieuse laïcité (Rimbaud superstar, etc.), ont au moins cela de bon qu’elles stimulent les éditions et les rééditions, et par conséquent réaménagent de nouveaux accès à une œuvre.
Malgré la question d’Aragon, celle de Victor Hugo n’a jamais été oubliée par le grand public, dont la connaissance se limite cependant, souvent, à quelques poèmes appris de force à l’école et bientôt oubliés, et plus sûrement deux romans: Les Misérables et Notre-Dame de Paris.
Dans la perspective d’une vraie redécouverte, à part celle des inépuisables Choses vues (dans la collection Quarto, de Gallimard) nous aimerions alors signaler l’édition, en livre de poche, d’un extraordinaire roman, probablement le plus envoûtant et le plus riche par sa substance poétique, politique, morale et spirituelle, qui fut mal reçu à sa parution et reste méconnu.
Son titre est L’homme qui rit, sa présente édition est établie et annotée par Roger Borderie, avec une (très) longue et (très) intéressante introduction de Pierre Albouy. Sans faire insulte à celui-ci, nous conseillons pourtant au lecteur de se plonger illico dans le texte, qui le happera comme le courant d’un fleuve, quitte à revenir ensuite à d’indispensables explications sur les thèmes et le sens de ce que Paul Claudel considérait, non sans perfidie éventuelle, pour «le» chef-d’œuvre de Victor Hugo, comme si celui-ci n’avait atteint qu’une fois ces hauteurs.
Un univers shakespearien
La première coulée narrative de L’homme qui rit, qui se passe dans l’Angleterre du XVIIe siècle, fait apparaître deux personnages merveilleux, au sens propre: le poète philosophe misanthrope et ventriloque Ursus, flanqué de son loup Homo. Mais c’est avec l’entrée en scène de deux enfants errants dans la tempête, qui trouvent refuge dans la petite charrette à théâtre d’Ursus, que l’on entre vraiment dans le vif du sujet.
Le petit garçon, qui se fera connaître sur les places de foire comme l’homme qui rit, mais dont le nom est Gwynplaine, a été victime, en bas âge, d’ une horrible mutilation qui marque son visage d’un rire permanent. L’association criminelle des comprachicos (achète-bébés et fabricants de monstres de tout acabit) est à l’origine de cette «opération», dont on découvrira qu’elle été commanditée par le roi en personne.
Gwynplaine est en effet le fils d’un noble tombé en disgrâce, mais c’est «tout en bas» qu’il grandira et se développera, avant qu’il ne soit rétabli dans ses droits et accède à la Chambre des lords, où il soulèvera l’hilarité générale (un rire combien plus laid que le sien) en révélant à ces messieurs la misère des humiliés et des offensés, dans un discours proprement révolutionnaire.Tout cela paraît bien mélodramatique à l’énoncé… Ainsi que le souligne Pierre Albouy dans son introduction, L’homme qui rit écrit entre 1866 et 1868, avait pour visée «l’affirmation de l’âme humaine». Pour Hugo, «le combat pour l’âme ne se sépare pas de la lutte pour la démocratie». Vaste méditation «incarnée» sur les puissances antagonistes du mal et du bien, du chaos et de l’effort humain d’en sortir par la parole et l’action, le rôle de l’art et la fonction du poète, L’homme qui rit est un livre vivant et émouvant, dont chaque phrase nous tire en avant.
Devant l’insuccès du roman, Victor Hugo notait: «J’ai voulu forcer le lecteur penser à chaque ligne. De là, une sorte de colère du public contre moi.»
On n’en déduira pas qu’il s’agit là d’un roman cérébral. La pensée de Hugo est essentiellement d’un poète, et nous citerons ces vers d’Hernani, constituant l’exergue de la biographie récente de Max Gallo, pour distinguer le génie du poète de l’intelligence la plus pointue: «Oh! par pitié pour toi, fuis! Tu me crois peut-être / un homme comme sont tous les autres, un être/Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva./Détrompe-toi. Je suis une force qui va!/Agent aveugle et sourd des mystères funèbres!/ Une âme de malheur faite avec des ténèbres!/Où vais-je? je ne sais. Mais je me sens poussé/D’un souffle impétueux, d’un destin insensé»... deux amours déchirant Gwynplaine, pour la pure Dea, l’enfant aveugle du début, et de la femme araignée Josiane, qui symbolise par excellence les délices de la chair.Oui, tout cela pourrait sombrer dans le ridicule, si le roman n’était pas traversé par un souffle shakespearien (on se souvient du texte prodigieux que le poète a consacré à William Shakespeare), une incroyable énergie, une peinture de la société anglaise à tous ses étages, et une langue brassant toutes les formes de langage avec une exubérance rabelaisienne et des visions préfigurant Lautréamont et les surréalistes.
Un exemple entre mille: «La mer, dans les écartements de l’écume, était d’apparence visqueuse; les vagues, vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Ça et là une lame, flottant plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l’on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue, qui est dans la prunelle des chouettes.»
Voilà, cher Connétable des lettres, ce qui s’appelle de l’allemand!
Victor Hugo, L'homme qui rit, Editions Roger Borderie, avec une introduction de Pierre Albouy. Folio Classique, 838 pp.
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Filles de joie
Nous en avons assez des lugubres. Nous manifestons contre les sinistres. Nous exhibons nos visage et nos bras au risque d’être fouettées mais nous sommes les messagères d’un nouveau monde: sus aux rabat-joie !
Nous irons jusqu’au bout de notre rêve de galanterie. Car c’est cela, n’est-ce pas ? qui nous disconvient dans le comportement des coléreux: c’est cette muflerie de tous les instants et cette mauvaise humeur.
Nous sommes les fille faciles. Nous en avons soupé de la méchanceté des prétendus sages et des prétendues saintes. Ces prétendus sages et prétendues saintes s’astreignent du matin au soir et ne pensent qu’à soumettre le monde entier à ce joug, et c’est cela qu’ils appellent honorer l’Unique.
Nous ne voulons pas de leur Dieu sombre. Nous n’aimons pas ce père sans égards. Nous attendons de Dieu qu’il sourie et qu’il nous tienne la porte à la bibliothèque ou à la disco.
Nous n’avons aucune peur. Nous sommes les filles de l’air. Ils ne peuvent plus rien contre nous que nous violer ou nous tuer.
(Extrait de La Fée Valse)
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Tous les jours mourir
En mémoire de notre père (1915-1983)
… J’étais resté longtemps les yeux ouverts dans l’obscurité, puis je me suis rendormi et j’ai rêvé que mon père m’appelait dans le dédale de rochers rouges où serpentait le chemin sur la mer que nous empruntions chaque jour; et nous allions nous retrouver, j’allais le rejoindre enfin quand je me suis réveillé et que j’ai compris que quelque chose se passait…
… On eût dit le premier matin du monde. La lumière venait de tourner, comme on dit. On irait désormais vers les beaux jours. Tout évoquait le renouveau, mais c’est alors qu’a retenti la sonnerie du téléphone et que, sans avoir encore entendu la voix de ma mère, j’ai compris que ce jour serait le dernier de la vie de mon père…
… Alors j’ai réalisé, comme on dit, cependant que ma douce amie vaquait auprès de l’enfant. J’ai réalisé que j’avais vécu des années sans penser à cela. C’était comme ça: simplement je n’y pensais pas – je n’y avais jamais pensé. Et voici que cela était…
… Voici que je me levais, comme investi d’une nouvelle dignité, et voici que des gestes nouveaux me venaient. La pensée de Chopin revêtant son plus bel habit pour se mettre au piano m’a fait sourire tant elle me paraissait incongrue, mais ensuite ce fut avec la même solennité que je me préparai…
… La lumière était celle d’un accomplissement, comme à l’aube de la venue au monde de l’enfant la lumière avait été celle d’une attente…
… Le moindre de nos gestes prenait un autre sens qu’à l’ordinaire. Je nous voyais du point de vue de l’Ange: elle, l’enfant, et lui, dans la maison entourée d’autres maisons, et le ciel est limpide, et le silence est celui du dimanche avant les cloches des villages. L’enfant dormait, elle vaquait avec les gestes de la vie, et lui se tenait immobile devant la baie de la chambre haute, à jouer au jeu de ce qu’il y a derrière, comme dans le jardin de son enfance où il imaginait la mer derrière la haie…
… Derrière les arbres maintenant je voyais les toits orange, et derrière les toits s’incurvaient les prés jusqu’aux remblais de l’autoroute, et derrière les bâtiments enfumés de la zone urbaine se devinait la fosse bleue du lac, et derrière l’autre bleu des monts de Savoie le bleu du ciel, et la nuit derrière le ciel, et la vie derrière celui-ci…
… Dans l’odeur du café j’avais fermé les yeux et je voyais la mer et le ciel derrière; et derrière la vie retentissait le pas incertain de mon père dans la maison blanche dominant la pinède. Or je n’étais, cette année-là, qu’un fils un peu perdu ne sachant trop que lui dire…
… Cependant nous avions commencé de parler en marchant le long de la mer. Jamais, quoi qu’il en fût, nous n’avons parlé de cela, mais des couleurs du jour, des livres que nous lisions, des souvenirs que nous avions partagés; et les souvenirs partagés en rappelaient d’autres à la terrasse éclairée de la taverne dans les rochers où nous nous attardions certains soirs, nous laissant aller sous l’effet d’un capiteux rioja; et l’année d’après, sur le Campo de Sienne, une dernière fois je m’étais réjouis de le saouler non sans bousculer les prudences de ma mère – on ne vit qu’une fois sur terre, avais-je protesté…
… Entretemps j’étais devenu père à mon tour, et c’était comme si je fusse à la fois devenu le fils de notre enfant et le père de mon père…
… J’ai rouvert les yeux: il était temps d’aller…
… Trois mois auparavant j’avais traversé la même campagne dans l’appréhension de ce qui adviendrait à l’aube de ce premier jour d’une vie, tandis que c’était comme apaisé que je vivais maintenant l’instant présent du dernier jour de cette autre vie…
… Cependant quelle énormité, me disais-je, quelle énormité pour lui que la pensée qui désigne ce matin toute chose et lui signifie que c’est la fin: que le mot demain n’adviendra plus. Que pour lui maison, jardin: plus rien. Et que cela même dont on se dit que ce n’est rien se révèle au moment de signifier jamais plus. Que mobilier, qu’objets familiers, que portraits de ses parents ou de ses enfants – que tout ça: plus jamais…
… Des voitures de jeunes skieurs dominicaux me dépassaient sur l’autoroute et je songeais à l’énormité que c’était pour lui: allez, gaussez-vous de la cylindrée de rien du tout, faites les fous, jouissez de la vie…
… Là-bas, sur le chemin de la mer, nous avions parlé du prodigieux plouc polac, le vieux Boryna du roman polonais Les Paysans, qui se relève, la dernière nuit de sa vie, et qui s’en va seul dans les champs pour les ensemencer une fois encore – et toutes choses l’appellent alors et le supplient de rester, mais il sait que demain, pour lui, tout sera moissonné…
… L’énormité de penser: jamais plus. De balade dans le quartier: jamais plus. De virée dans les bois ou dans les pays: jamais plus. De beaux jours: plus jamais. Et même plus de journée ratée. Plus même d’encombrements routiers, ni de tant d’autres chers emmerdements…
… Pour la première fois m’est apparue la maison comme sa maison. Et sur le seuil m’attendait celle dont, là-bas, chaque matin il allait s’enquérir des nouvelles, comme d’une fiancée; et tout en l’embrassant, nous pleurant un instant dans le gilet, je pensais à cette énormité: qu’elle non plus, pour lui, jamais…
… Je suis entré, et conformément à la vieille loi maisonnière j’ai retiré mes chaussures, puis sans y penser je me suis emparé des mocassins de mon père; et ma mère me pressait. Cependant il y avait, dans la chambre, une lumière que le temps ne semblait plus entamer, et c’était là qu’il siégeait comme un de ces enfants malades qu’on sait condamnés et qu’on entoure alors de prévenances un peu spéciales, même un peu royales – et c’est vrai que mon père trônait, un peu, ce matin-là de sa dernière journée…
… Et là encore, sur le seuil de la chambre qui avait été successivement, à travers les années, la pièce des petits derniers, puis celle des garçons, la nouvelle salle à manger et enfin la chambre du malade réaménagée pour la commodité des soins, là encore je nous ai vus comme au regard de l’Ange…
… Ils se tenaient comme, au théâtre, dans la scène de l’indicible émotion. Nulle déclamation ni geste plus haut que l’autre, mais cet accablement en douceur et cette enfantine nudité des visages. Regardez la famille sainte: plus de rôle à jouer que celui d’être là…
… Dans le clair-obscur, mon frère aîné m’apparaissait comme un de ces corpulents savants dorés de Rembrandt qui évoquent à la fois le mage et le marchand, le médecin, l’épicier, le géomètre, le boucher, et pour la première fois depuis des années je me suis senti de la même chair que cet homme désarmé…
… J’ai remarqué que tous nous étions habillés du dimanche, comme aux cérémonies de notre enfance, et notre mère elle-même avait retiré son tablier…
… Je me disais: et voilà. Et l’expression de ma petite sœur vers laquelle je me dirigeais pour l’embrasser (pour l’Ange, cette dame dans la trentaine aux yeux cernés, là-bas, en tailleur ton sur ton) signifiait: et voilà. Et tout, autour de nous, les objets familiers, les portraits, tout disait: et voilà; seule notre mère s’activant de l’un à l’autre pour ne pas se laisser submerger, qui m’entraînait à présent vers mon père dont le regard à son tour constatait simplement: et voilà…
… Et voici que, les autres s’étant retirés un instant, enfin nous pouvions nous parler une dernière fois. Mais pour dire quoi ? Devant l’énormité de cela saurais-je seulement trouver un mot ? Et pourrait-il, de son côté, me confier quoi que ce soit de ce que réellement il ressentait ? Ainsi les mots nous échappaient. Nous parlions à l’abandon, levées nos dernières timidités. Et pourtant rien ne serait dit que ce que chacun pourrait trouver en ce moment de son mieux. Des adieux, des promesses, des vœux. Une voix m’appelait par mon nom et je répondais. À l’instant que signifiait jamais plus? Mon père ne me parlait que de confiance. Nulle grande déclaration. On ne sait pas, au fond. On verra. Et le mot le plus juste entre nous: reconnaissance. Encore merci. Et louange à ce monde donné et reconnu. Dire qu’on aurait pu ne pas se rencontrer, comme tant. Tu te rappelles la Costa Brava? Ce bon dieu de rioja ! Ah mais, cela encore: que jamais je n’ai constaté chez toi la moindre chose moche. Pas comme moi! Et lui, d’un filet de voix: tu charries ou quoi ? Alors moi: te fatigue pas, enfin, on tâchera de te mériter, voilà. Et d’autres mots balbutiés. D’autres regards. Et les mains, les voix qui voudraient elles aussi que tout fût exprimé…
… Sur le moment j’ai pensé que cette fois tout était dit; je me suis donc redressé; et d’ailleurs je voyais qu’il partait, ou je le croyais…
… Cependant, gardant ses mains dans les miennes, je me disais que lui aussi aurait pu le proclamer à l’instant: que tout est accompli. Cloué pareillement au poteau de torture, pas moins innocent que l’Innocent, et paraissant s’excuser au demeurant, se gênant de déranger, c’est le cas de dire: je ne fais que passer; et ne pensant pas, assurément, avoir sauvé en rien l’Humanité. Seulement: le fils de son père et faisant à son tour de son mieux…
… Dans les miennes ses mains ne pesaient plus. Tout en lui, ces derniers jours, s’était d’ailleurs comme allégé; et j’ai pensé que ce qui restait ici de lui n’était que pour nous toucher de son aile – il venait encore de réclamer ma grande sœur qui arrivait de l’étranger à l’instant même…
… Vive émotion: penser que l’un d’entre nous eût pu manquer à l’appel ! Et la voici qui se pointe en taxi. Ouf: ils respirent. Tous, à ce moment-là, ont en effet comme un besoin de souffler. Pour un peu, l’Ange les entendrait célébrer la ponctualité du Talgo ! Et de s’embrasser avec des élans inaccoutumés. Puis de se reprendre: ne va donc pas le faire languir…
… J’ai pensé à cette énormité pour lui: cet afflux soudain de parfum et la peau toujours si fraîche de ma grande sœur, mais d’abord cette voix qu’il reconnaît les yeux fermés. Et ensuite tout qui afflue – tout ce qu’il m’avait dit là-bas, dans sa maison à elle, à propos de ce qu’il préférait en chacun de nous…
… Peut-être bien les défauts, avait-il dit. Les qualités, c’est entendu: ça aide; et c’est pourtant vrai que je ne peux pas souffrir certains défauts chez certaines gens, mais chez les siens c’est autre chose… Il se débridait. Nous avions creusé dans le rioja, ce soir-là, beaucoup plus qu’à l’ordinaire, et je me réjouissais de le voir s’emporter contre ceux qui nous empoisonnent, comme il disait – et je le poussais même, convaincu que c’était contre autre chose encore qu’il luttait. Il vitupérait la mesquinerie de certains, la mesquinerie et la grossièreté. Et le pire: lorsque les mesquines épousent les grossiers (il pensait à ceux qu’il appelait les horribles voisins) et qu’on se trouve exposé à leurs menées. Tu te figures la vie de ces gens qui ne pensent du matin au soir qu’à nous empoisonner. Tu te figures le plaisir…
… Et maintenant encore, tandis que ma grande sœur rattrapait le temps et que nous autres, dans la pièce d’à côté, nous attendions comme immergés dans la même tendre torpeur, je songeais, en souriant intérieurement, à ce qu’il arrivait à mon père de saisir, sans trop le rechercher, en une formule. Ainsi ce seul terme de plaisir, s’agissant de la sinistre propension à nuire des gens qui s’ennuient dans la vie, suffisait-il à faire apparaître la mesquinerie et la grossièreté qu’il y avait chez les horribles voisins comme une espèce d’image inversée, et peu s’en fallait alors que nous ne prenions en pitié de si pauvres gens, comme il disait…
… Et d’ailleurs qui n’est pas à plaindre en réalité ? me demandais-je de plus en plus souvent depuis la venue au monde de notre premier enfant. Je me rappelais les horribles voisins et m’efforçais d’imaginer le pourquoi de leur isolement croissant et de leur étriquement, de ce qui les avait aigris et renfrognés jusqu’à la haine ; et j’avais beau m’indigner à l’idée qu’on pût se ratatiner ainsi: plus que tout je voyais leur misère, et si semblable à celle qui s’étalait chaque matin dans les journaux et partout en ce monde privé de beauté. Or nous nous étions rappelé là-bas, mon père et moi, comment les deux tourtereaux chantaient des années plus tôt, elle au piano et lui poussant la romance de sa voix de baryton léger. Et voilà que le temps non fécondé, le temps mornement passé à s’occuper, le temps gâché, le temps piétiné, le temps émietté en grise poussière toute pareille à celle qui neigeait sur le petit écran après que le couple hébété se fut endormi en plein énième feuilleton de sa journée, voilà que le temps les avait desséchés et creusés par-dedans, dévastés et transformés en deux morts-vivants…
… À l’opposé, plus mon père approchait de la fin et plus je l’avais senti présent; et en ce moment même tout me semblait, dans l’apparente familiarité, pour ne pas dire dans la banalité de ce lieu qu’avec les années on s’était pour ainsi dire incorporé, tout me semblait se révéler autrement, tout se dévoilait comme pour laisser entrevoir je ne sais quelle vérité, et puis se repliait, à raison, peut-être, de quelque secret à préserver…
… Je nous revoyais dans la nudité de nos étés en enfance. Qui pense alors que le corps va souffrir ? Toute la smalah n’est en ce temps-là qu’une chair pure et qui bronze de jour en jour. Il n’est en ce temps-là question que de baignade et de limonade. On n’a pas idée en ce temps-là de ce que c’est que de faire l’amour ou d’agoniser. Ce n’est pas qu’on s’imagine immortels : c’est qu’on l’est. Et voilà nos petits dieux de l’été…
… Le plongeur blond pèse maintenant son quintal. La naïade à ses côtés va sur ses quarante ans, et l’autre sirène se teint désormais plus ou moins les cheveux, tandis que le gamin facétieux de naguère, sans y paraître sous ses lourdes paupières, les considère tous tant qu’ils sont du point de vue de l’Ange, consignant chaque détail sur ses invisibles grimoires – et voici que sa mère, qu’il regarde en train de les regarder, s’en aperçoit l’air de penser: et voilà…
… Pour s’en aller en beauté, il avait demandé qu’on lui passe Le Messie et ses non moins inévitables Brandebourgeois qu’il nous avait servis et resservis à travers les années – son goût pas compliqué pour le clair et l’ardent, le sonnant, les fanfares angéliques de Telemann ou les lumières diaprées de Vivaldi – enfin, s’il faut s’en aller, surtout des Chœurs, s’il vous plaît…
… Ils attendaient qu’il se passe quelque chose et pourtant rien n’advenait. Ils attendaient précisément que la vie veuille bien passer, mais la vie s’ajoutait à la vie et le temps se subdivisait; et ce fut le médecin qui passa, l’homme-médecine de la tribu, le sorcier qui disait: tout est bien, je vois que vous êtes réunis, ça devient rare par les temps qui courent, continuez, je repasserai…
… Et tous les regards avaient convergé sur cette masse de compétence sereine que représentait pour les uns et les autres celui qui, d’une certaine façon, avait adopté leurs maux et les conduisait de la vie à la vie, et tous ils avaient pensé: comme toujours, celui-là, il lui suffit de passer et tout paraît s’arranger; puis, ne restant de lui que ce sillage de confiance, ils avaient commencé de parler entre eux tandis qu’un autre bruit de voiture signalait une arrivée; et c’était l’enfant que ma douce amie venait présenter au mourant; et tout aussitôt cette autre énormité: ce petit bout de machin, cette rose chose, cette apparente fragilité et cette inimaginable énergie en puissance, puis de l’autre côté ce visage parcheminé de vieil arbre-livre et cette ultime lumière répondant à la lumière de l’enfant, deux buées qui se mêlent à peine et c’est un monde…
… Dans la nuit de là-bas mon père m’écoutait philosopher sur les nébuleuses et j’avais aux lèvres le goût du sel de mes plongées avec les jeunes gens des rochers, et mon père me disait en souriant que le défaut qu’il préférait chez moi tenait à cette irrécupérable propension à rêvasser…
… Sur la plage j’avais honte, un peu, de ma chair bronzée, mais cela ne m’apparaissait alors qu’à l’état d’idée. À la vérité je ne voyais même pas la plaie vivante qui reposait à mes côtés…
… La plupart du temps on vit ainsi comme séparé de soi-même, dans le reflet des jours et la répétition machinale des occupations. Or je me levais tôt, je m’étais fait tout un programme, cette année il faut que tu avances me disais-je, et le travail était minuté qui en imposait à mon père, et ensuite seulement nous allions à la mer, mais j’étais ailleurs en réalité, je croyais vivre l’instant et je ne faisais que glisser d’une sensation à l’autre, je prétendais concilier et réconcilier l’intellect et la sensualité mais les heures de mes journées se dissociaient, n’étaient celles que je me figurais mesquinement sacrifier à mon père…
… Un jour j’avais reçu là-bas un pli de Paris qui sollicitait de ma firme un papier sur Les Paysans de Ladislas Reymont, à paraître en Fronton. Alors, sans dissimuler ma fierté, j’avais annoncé à mon père que désormais j’avais un pied au Monde, puis je m’étais demandé s’il se moquait de moi quand, après m’avoir félicité, il avait ajouté d’un air quelque peu distrait, voire léger, qu’il espérait que le monde s’en trouverait sauvé par la même occasion, après quoi j’avais constaté que mon père était peu bien ce matin…
… Je savais alors qu’il y avait des milliers de gens qui considéraient qu’il était important d’écrire dans Le Monde, et pourtant la bonhomie de mon père avait éventé ma vanité, aussi saluais-je chaque matin, au miroir, celui dont il n’était pas interdit de penser qu’il allait sauver le monde; et c’était mon père, au demeurant, que je sentais de nous deux le plus soucieux de me voir bien exprimer tout ce qu’il y avait de beau et de vrai, de si poignant dans le roman polonais…
… À l’instant, de l’autre extrémité du quartier nous parvenait la rumeur des cloches du temple protestant; et tant d’autres souvenirs affluaient. Ainsi me revenait tout à coup l’image hurluberlue de ce pasteur collant, dans nos petits bulletins d’aspirants paroissiens, les symboles à colorier du Juste et de l’Égaré…
… L’agonisant reposait sous calmants et peu à peu cela nous révélait à nous aussi l’énormité de ce qui se tramait: ce qu’à l’apparition de l’enfant nous avions éprouvé déjà, et ce qu’on décelait maintenant au regard éperdu de celle qui resterait – mais comment exprimer cela?…
… Tout avait commencé de m’apparaître autrement, trois mois auparavant, lorsque, des entrailles ensanglantées de la mère, des mains gantées de vert avaient tiré l’enfant – et cela vivait et plus rien n’existait de mes pensées de mort que cela…
… Je ne me l’étais dit que plus tard, mais ce fut dès cet instant, aussi, qu’il me parut réintégrer comme un cercle, une place de village, ou comme un cycle, une horloge, comme un symbole, une roue céleste ou une aire à grain, et des songes solennels me le confirmaient…
… Je cheminais dans la neige, je montais vers le ciel, une force me poussait, je me gaussais de l’idée d’Élu mais je faisais tout comme, et bientôt je constatais qu’une foule me suivait, aussi m’écartais-je, et tous me reprochaient de ne jamais prendre part et de bafouer les horaires, puis la multitude se clairsemait et c’était tout seul que je parvenais à la cime où j’éprouvais quelle extase amère – alors j’en appelais à quelqu’un, je me gaussais de l’idée d’Élue mais c’était à elle que la force me conduisait, et finalement j’arrivais à une haute porte qui me semblait celle d’un rêve, et la multitude était là qui m’attendait, et l’Élue, tout le cinéma…
… L’Ange les voyait à présent se détendre un peu. La mère avait servi du café. Le mourant, les yeux clos, ne faisait plus que respirer fort. On était sortis quelques instants au jardin pour prendre l’air et en fumer une, et bien entendu les rideaux des horribles voisins avaient bougé, mais on s’était réjouis de humer, aussi, cette vieille odeur sacrée de rôti qu’exhalait le quartier…
… Je repensais au paysan polonais Boryna dont nous avions souvent évoqué, là-bas avec mon père, la dernière nuit hallucinée, et je me demandais: mais à partir de quel moment a-t-il entendu, lui, les choses et les gens le supplier de rester? À Noël passé? En tout cas j’avais relevé, sur une photo de la soirée, cet air de n’y être déjà plus tout à fait. Et je me rappelais cette autre scène dont nous avions parlé, de l’esseulement déchirant du forestier polonais blessé à mort qui entend de son grabat la rumeur de la fête des vivants tandis qu’il se sait, lui, déjà fauché et moissonné…
… Les choses étaient là, qu’on ne voit pas la plupart du temps, les choses et les gens. Depuis un moment déjà je regardais une lampe qu’il y avait là dans la chambre de devant jouxtant celle où reposait le mourant, et c’était la lampe sous laquelle il aimait lire, et cette lampe, étrangement, me semblait à l’instant comme plongée dans un état de recueillement – pour un peu j’allais me figurer que l’objet priait…
… Il y avait eu ce très long silence dans lequel les frères et sœurs s’étaient immergés, et c’était un intérieur hollandais; et de même que les choses qui étaient là se trouvaient liées entre elles par toutes sortes d’histoires, de même l’Ange remarquait-il que les gens du tableau se parlaient sans parler et qu’eux seuls, détenaient le secret de ce qui liait entre eux les objets…
… Que cette lampe n’avait-elle entendu, que n’avait-elle vu, que ne pouvait-elle parler en ce moment ! Mais l’objet se contentait d’être présent et je me disais: tu verras, ça ne va pas manquer, demain ils reconnaîtront en elle la lampe du père et ce sera classé: le reliquat de musée… … Et la vision d’autres objets inaperçus me revenait. À Venise, une aube morose où rien n’allait, soudain, au pied d’un mur obscur, elles m’étaient apparues: deux poubelles dégueulant leurs déchets, deux guenilles dans un recoin, deux filles de rien, mais soudain, comme un rai sous la porte du ciel, une épée de lumière les avait touchées et c’étaient deux anges, deux beautés. Quelques instants plus tôt, pareil à elles, je me sentais souillé, et voici qu’avec elles je rendais grâces à je ne sais quel ciel…
… Je ne sais quel ciel, tout à l’heure, accueillerait mon père, et cette lampe resterait sous nos yeux, et cela seul m’importait: cette présence habitée – ce qu’en secret j’appelle Dieu, mais je me tais… … Chacun Le brandissant, chacun désignant Le Sien pour seul vrai, chacun fuyant cela pour se réfugier au sommet de sa vanité – Dieu et moi…
… Quand mon père Le tenait simplement pour le bien qu’on fait qui reflète tout bien. Quand mon père n’y voyait que la source de toute beauté. Quand mon père, sans autres mots, n’y trouvait que tout amour…
… Tandis qu’ils se fabriquaient une idole de mots, qu’ils discouraient et qu’ils disputaient à tort et à tuer…
… Les objets nous murmuraient: vous êtes nos hôtes, nous ne sommes rien à qui ne prend garde, mais par qui nous regarde nous nous laissons voir, parfois…
… Ainsi l’Ange les voyait-il ce matin-là dans le salon petit-bourgeois: des gens comme il y en a tant que rassemble le plus banal événement, mais l’Ange sait que tout et rien ce matin se passe entre Rien et Tout…
… Ainsi dès la venue au jour de notre premier enfant m’étais-je dit que désormais tout pouvait arriver, que plus rien désormais n’avait la moindre importance, que désormais tout comptait…
… Je me disais: à quoi bon ? Et au même instant cela me découvrait une évidence: que rien n’a de sens que cela. Non pas la mort, mais le dernier souffle et le premier. Non pas l’après, mais à l’instant ce transport d’un regard aux autres…
… Je me disais: c’est affreux, tu ne sais rien d’eux, et eux non plus, jamais, n’auront montré le moindre souci de savoir qui tu es. Et tous, ainsi, comme isolés dans le froid, c’est ce qu’on dit: la société…
… Là-bas, sur le chemin de la mer, mon père m’avait raconté ses démêlés. Ce que sont les grossiers, les mesquins. Tout cet élan vers le rien, tout ce vain mouvement. Et cependant avec ses mots il célébrait l’Agir humain: il nous faut faire quelque chose de tout ça, disait-il, sous peine de se défaire…
… Il nous laissait ses herbiers, ses tableaux, ses bricoles comme il disait, quelques mots écrits (mais bien peu: quelques souvenirs lumineux de l’enfant empêtré qu’il avait été, quelques aveux contraints), quelques objets talismans, son beau violon depuis longtemps délaissé, tous ses papiers classés… … Je me disais et ça continue, et grâce à lui aussi cela signifie quelque chose. Et je me ressouvenais que tant d’années auparavant il nous arrêtait dans les hautes herbes et nous disait: ah ça, regardez…
… De son côté notre mère ressassait son propre bilan: on a fait son possible. C’est qu’il fallait lutter, dans le temps. Ce qu’on a dû compter. Et toujours et encore à vaquer. À l’instant même, nous voyant ne faire que songer, elle nous proposait un frichti. Alors nous de l’encourager: voilà bien, ça te changera les idées. Des mots comme ça…
… Et tandis que le père s’en allait tout doucement, l’Ange les a vus se rassembler une fois encore autour d’une grande platée de pâtes, comme aux aubes de tant de virées de leur jeunesse, et l’aîné servait le vin, et tous buvaient sans se faire prier. Et la mère a bu son verre aussi, quoique se gênant. Était-ce bien le moment ? Alors tous de l’encourager: que oui !…
… J’imaginais nos anciens villages réunis. Je me figurais le défilé de tous les amis, et pourquoi pas des ennemis ? Et qu’on n’attende pas qu’il soit défunté comme chez les bourgeois ! Mais un vrai dernier repas qui le tienne au moins le temps de passer, et à ceux qui restent: de quoi le regretter…
… La période la plus ancienne (et donc assez naturellement la plus belle à leurs yeux) est celle où il porte tout, le plus gros sac, parfois un des petits qui n’en peut plus, et la marmite d’éclaireur pleine d’eau de la rivière qu’il dispose sur le feu qu’il est également le seul à savoir faire, et sur son torse nu de sachem la terrible balafre de son opération me rappelle l’expression couturé de cicatrices des récits de pirates…
… Nous serions repartis ce matin. Nous aurions pris le tram des prés et là-haut, dans l’arrière-pays, nous aurions remonté la rivière jusqu’à notre piscine naturelle, au pied de la cascade au martin-pêcheur. Et de là les garçons seraient partis en reconnaissance dans les territoires inexplorés – les zones blanches de la carte topographique –, et peut-être y aurait-il eu un drame cette fois encore (leurs souvenirs ne manquent pas de ces plaies et bosses qui donnent son piment à l’existence) et aux odeurs d’ail sauvage et de vase se serait bientôt superposée celle de la chair grillée du bison que figure à jamais l’irremplaçable cervelas…
… Du point de vue de l’Ange ils tournaient en rond, tantôt s’impatientant vaguement (non sans sursauts variés du genre: et si cela se prolongeait comme dans le cas de Franco? puis dans la foulée: mais pousse-le dans la tombe, tant que tu y es!) et tantôt reprenant pied dans l’instant. Et l’après-midi tirait à sa fin, un pasteur a sûrement passé (on ne se rappelle même plus lequel: c’est dire), et plus tard le mourant s’est exclamé «quelle horreur !», mais peu après le médecin de retour les a rassurés, comme quoi ce n’était que l’effet du calmant dont il lui fallait précisément administrer une dernière dose, et cette fois on a compris, le médecin restait, il nous parlait déjà sur un autre ton…
… Et peu après la voix de quelqu’un qui se tenait auprès de l’agonisant a dit que celui-ci était en train de passer, aussi tous se sont approchés, mais cela s’était déjà passé, la vie s’en était allée comme elle était venue, comme en douce…
… On dit alors des choses tandis que le professionnel se livre au constat d’usage. On dit par exemple: il est à présent dans la paix. Mais qu’est-ce qu’on en sait ?…
… C’est d’ailleurs moi qui ai osé la prononcer, cette sentence qui veut tout et rien dire…
… Or nous pleurions, nous nous consolions, d’une part nous ne savions plus trop où nous en étions, d’autre part nous avions désormais de quoi faire et nous nous activions. On croit que c’est toute une affaire, comme l’amour quand on est enfant, et pourtant s’occuper d’un mort n’est pas si compliqué. On s’y est mis les deux fils et la mère, juste conseillés par le médecin. Il ne fallait pas lambiner: le corps était encore un peu chaud, tombé comme une masse de sa croix et cependant si maniable et si léger à ce qu’il semblait. On trouve donc à ce moment les gestes machinaux qu’il faut, et rien n’empêche d’ailleurs de constater ce qui est. Et voici ce qu’on voit alors: voici l’Homme…
… À l’apparition de l’enfant, une première fois je m’étais dit: et voilà. Ma propre vie se résumant d’un coup. Tout se trouvant dévoilé: tel tu fus et c’est ton propre sort scellé. Telle fut et sera la réalité: tous les jours mourir…
… Dans le regard encore trouble de l’enfant j’avais perçu cela que jusque-là je n’avais jamais pris au sérieux, et cela n’était pas la mort mais ce qui nous est imparti comme une flamme, comme une source, comme une terre émergée, comme un souffle…
… Et voilà qu’à la vision du corps défunt de mon père une autre lumière se faisait et que tout me disait: cela ne mourra pas. À l’instant même où tout me disait que cela me serait arraché je m’y attachais comme jamais, tout me disant maintenant que les grandes eaux ne sauraient éteindre tel feu…
… J’avais eu sous les yeux l’innocence un peu trouble de l’enfant nouveau-né, et j’en avais mieux conçu ma propre impureté, mais de celle-ci j’étais lavé par la vision de la douleur du corps défunt de mon père…
… Tous les jours il avait enduré, mais jamais il ne maudissait: il n’y avait trace sur son corps de défi ni de colère. Tous les jours, et la nuit même, le mal le réveillait, mais dans l’obscurité c’était un clair visage d’enfant muet qu’il opposait au mufle sanglant des ténèbres, et tout le jaune de son corps n’y pouvait mais. Tous les jours se resserrait le cercle et tout en lui le niait pourtant sans gémir ni crier, ne protestant que d’un murmure: et quelles portes ferment la mer ?…
… Le corps défunt de notre père gisait devant nous, une fois de plus le Dieu magnifique avait dégringolé dans le sang et la purulence et tout en bas, dans un chaos de clous et de crachats, son cadavre luisait doucement dans cette chambre humaine…
… Si lointain avait été à mes yeux ce qui est, et voici que le voile s’était déchiré et que je voyais ces mains écorchées et ces flancs meurtris, ces pieds endoloris; et voici que le jaune devenait couleur de prière…
… Cependant nulle parole ne me venait. Je n’étais dehors et dedans que regard. Avec les autres j’accomplissais les gestes nécessaires: à présent on avait revêtu le corps défunt de mon père de vêtements élégants, et celle qui restait l’avait coiffé comme un enfant. Le regard d’un ange je nous voyais, je voyais les objets, je voyais le monde – et c’était le monde qui priait...
Ce texte est extrait de Par les temps qui courent, publié en 1995 chez Bernard Campiche, et reéédité en 1996 au Passeur, à Nantes. Il a obtenu le Prix Rod 1996.
Images: extraites de Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.
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Elégie au bord de la nuit
Nous n’avons pas encore fini:de moment en momentnous nous attarderons encoreparmi les éboulisà nous émerveiller de tousces bijoux de vermeil ;le monde est une vraie merveille,lançons nous à l’immondequi serpente en démon sournoissans nous désespérer...Notre faiblesse est un rempartsurmontant la prairieoù survivent les ancolies:bleu profond reflétant le ciel,douces au toucher des yeux,parfumées de musiqueet constellant le noircomme au fond d'un ciboireouvert à la voûte angélique ...Nous tenons le soleil en laisse,et qu’il nous obéissequand des yeux nous le fixeronspour les lui faire baisser;et que de l'astre de la nuitles rayons mélodieuxveuillent éclairer nos mélodiesde leur douce mélancolie. -
Cet étrange sourire
Pour L.«Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme». (Thierry Vernet)Les choses vous attendaient là,au retour du sommeil,qui veillaient peut-être sur vousvous dites-vous en les voyantvous regarder les regardant...Votre corps est là qui s’éveilleau seuil de ce dédaleoù il déambulait, pareilà l’enfant perdu dans les sallesde ces palais muetsoù se délivrent les secretsde la pensée des choses...Le miroir accède aux refletsdes nuées passantdans l’azur où les alizésdes esprits inquiétantsseront maintenant apaisés -le jour vous accueille, et les chosesétranges vous sourient...Peinture : Thierry Vernet -
Notre ami Marcel Aymé
À propos d'un classique méconnu, ou plutôt mal connu, du XXe siècle...
C’est l’histoire de cinq fils de millionnaires, de la catégorie « multi », qui s’acoquinent avec une rejeton d’ouvrier pour lancer une revue. Comme ces lascars sont jeunes, la revue sera « contre ». Et comme leurs pères sont tous furieusement révolutionnaires (déjà la « gauche caviar »), leur organe sera partisan de la Réaction avec, pour devises, « aimons les riches ! » ou « Grand Capital nous voilà ! », et pour titre : En arrière. Comme bien l’on pense, la parution de la revue jette un tel froid dans les bureaux immenses des pères que ceux-ci menacent leur fils de leur compter leur argent de poche, à quoi l’un des petits malheureux répond : « A bas Aragon ! »
Merveilleuse jeunesse pleine d’idéal ! Et merveilleux Marcel Aymé, dans l’onde fraîche de la prose duquel on aime à se retremper et se « ressourcer », comme disent aujourd’hui les veuves de milliardaires adeptes du développement personnel.
La veine satirique de Marcel Aymé, illustrant la pensée non alignée de l’auteur du Confort intellectuel, se déploie surtout dans ses nouvelles, du Nain à Derrière chez Martin. A propos de ce dernier recueil, et pour rassurer au passage ceux qui poseraient l’inévitable question du jour : « Et les droits de l’Homme là-dedans ? », notons que, précisément, Derrière chez Martin contient une nouvelle « fraternelle », selon la terminologie politiquement correcte, intitulée Rue de l’Evangile et présentant amicalement un « pauvre Arabe » du nom d’Abd el Martin…
Cela noté, il faut insister sur le fait que l’humour passe l’ironie chez Marcel Aymé, et que, bien au-delà du gag ou du trait d’esprit, se manifeste chez lui le sourire de l’homme désillusionné. Sa philosophie serait cependant injustement assimilée à un désabusement plus ou moins cynique, comme on a trop souvent limité la talent de l’écrivain au conte moral (ou amoral) à la manière d’un La Fontaine contemporain.
Or tout était à revoir dans la façon de classer cet auteur et surtout d’évaluer sa juste mesure, à quoi le professeur Michel Lécureur a contribuée pour beaucoup depuis une vingtaine d’années, à commencer par un essai très substantiel, La comédie humaine de Marcel Aymé, et une biographie plus récente, sous le titre d’Un honnête homme.
La parution du deuxième volume des œuvres romanesques complètes, dans la Bibliothèque de La Pléiade, nous a fait retrouver à la fois le nouvelliste et le romancier, avec deux titres comptant sûrement au nombre des meilleurs ouvrages de l’auteur : Maison basse et Le moulin de la Sourdine.
Ces deux romans illustrent, avec un fort contraste, la part provinciale et la part citadine de l’œuvre de Marcel Aymé. On oublie parfois les racines jurassiennes de l’auteur (né à Joigny en 1902) de Travelingue ou de La Traversée de Paris, qui fut d’abord celui de Brûlebois, premier roman terrien accueilli par Jean Paulhan à la NRF en 1926.
Dans Maison basse, le romancier s’intéresse à quelques habitants d’un locatif urbain, zappant entre diverses existences simultanées un peu comme s’y applique Jules Romains dans son labyrinthe unanimiste, tandis que Le moulin de la Sourdine nous transporte à Dole, ou plus exactement au cœur du cœur humain, avec cet épisode éminemment troublant d’un adulte s’employant à corrompre un enfant.
Marcel Aymé n’était pas ce qu’on appelle un croyant, en religion pas plus qu’en politique. Il n’en avait pas moins une intelligence profonde du mal, qu’il ne localisait ni dans telle classe ni chez telle race, pas plus qu’il ne voyait le bien à droite ou à gauche, le salut au ciel ni la perdition dans les bras d’une femme, fût-elle vouivre sur les bords. Il était par ailleurs capable de tendresse et de compassion autant qu’un simple paroissien, mais sans trace de l’ostentation des belles âmes. L’écrivain, surtout, dans la langue la plus claire et la plus fluide, souvent nimbée de mélancolie aussi, ne craignait pas d’exprimer tranquillement ce qu’il avait observé de façon clinique, style médecin de famille, comme un Tchekhov dans la Russie du tournant du siècle. De ce regard net et un peu triste témoigne le mieux le noir Uranus. Dans cette optique, on ne peut que donner raison à Michel Lécureur de parler de « comédie humaine » à son propos, sans le grand souffle, les plongées vertigineuses ni la poésie de Balzac. On ne voyait trop souvent de lui que le charme acidulé des Contes du chat perché ou la gouaille gauloise de La jument verte. Or, comme on a découvert la saisissante richesse « sociologique » ou « anthropologique » des observations de Tchekhov sur la déliquescence de la Russie prérévolutionnaire, on peut s’aviser aujourd’hui de la non moins impressionnante variété des types et des traits humains tissant la fresque française de Marcel Aymé.
Une certaine critique « moderne », confinée dans ses préjugés et ses grilles d’interprétation, continue de snober les écrivains à la Marcel Aymé, lequel eut en outre le tort de plaire à tous les publics. Or plus le temps passe et plus cet auteur déjà placé très haut par quelques-uns, s’impose comme l’un des vrais « classiques » du XXe siècle sans avoir pris une ride quarante ans après sa disparition.
Marcel Aymé. Œuvres romanesque complètes I et II. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade.
Michel Lécureur. La Comédie humaine de Marcel Aymé, La Manufacture, 1985. Marcel Aymé, un Honnête homme, Les Belles lettres, 1997. -
Ceux qui ne donnent pas suite
Celui qui promet beaucoup mais ne tient rien / Celle qui oublie tous ses rendez-vous sans s’en rendre compte / Ceux qui ne finissent rien sauf les phrases des autres / Celui qui laisse tomber le béton / Celle qui préfère ne jamais s’engager par crainte des suites / Ceux qui disent « on continue » pour faire comme si / Celui qui a perdu le sens de toute conséquence / Celle qui prend ce qui vient sans demander plus que ça / Ceux qui sautent de pierre en pierre dans le ruisseau à vrai dire à sec en ces jours de canicule dont on ne sait ce qui s’ensuivra au niveau des glaciers et des océans / Celui qui invoque la guerre en Ukraine pour s'excuser de ne pas répondre à la suppliante Elodie / Celle qui se retire du jeu par modestie esthète / Ceux qui ont trop de projets pour en suivre aucun / Celui qui proteste qu’il ne peut être partout alors qu’il est juste ailleurs / Celle qui a promis sa main à divers prétendants qui l’ont oublié autant qu’elle / Ceux qui en restent là sans savoir où ils en sont / Celui qui poursuit sa route en sifflotant / Celle qui s’en remet tranquillement aux lendemains qui chantent / Ceux qui vont de l’avant même sur le siège arrière, etc.Peinture: @Michael Sowa. -
Non, ce monde-là n'est pas fait pour l'enfant hypersensible...
Dans le même esprit, et la même immersion naturelle illustrés par L’Arbre-monde (Prix Pulitzer 2019), le nouveau roman de Richard Powers, Sidérations, fait figure de double quête initiatique d’un jeune garçon aussi génial que fragile, et de son père astrobiologiste, à l’école du Vivant et malgré les forces de la régression arrivant au pouvoir avec un certain président…La magie de nos lectures de jeunesse nous ressaisit dès les premières pages de Sidérations, où se posent illico les petites et les grandes questions découlant de notre présence sur terre, relançant les harcelant «pourquoi ?» de la petite enfance.Question du fils : « Combien d’étoiles tu as dit qu’il y avait ? ». À qui le père répond : « Multiplie tous les grains de sable de la Terre par le nombre d’arbres. Cent mille quatrillions »…Et tout de suite advient une première échappée pour «faire une pause», le fils ayant eu des problèmes avec ses camarades d’école et le père décidant de l’emmener en forêt toute une semaine.Donc celui qui raconte est le père d’un kid de neuf ans, qui en avait sept quand Alyssa (la mère) leur a été arrachée accidentellement, et qui, par sa seule présence a aidé son père à «tenir le coup», comme on dit. Ainsi père et fils vont-ils se «ressourcer» dans la nature avec leur petit barda de campeurs. Le gosse rêve, évidemment, de dormir à la belle étoile ; et là haut-haut ça pullule, au propre et au figuré vu que le père, astrobiologiste, en sait déjà un bout sur les choses du ciel et n’hésite pas à en imaginer une quantité de variantes, notamment à propos des «habitants du plafond», inventant alors des planètes et leurs biotopes possibles ou imaginables. Or Robin (c’est le nom du bout d’homme, qui lui vient du surnom de l’oiseau préféré de sa mère) est loin d’être un niais à qui l’on fait avaler n’importe quoi. Tenant de sa mère très militante écolo, autant que de son scientifique de père, c’est sur du vrai qu’il veut rêver, quitte à s’impatienter de ne pas voir ses rêveries s’avérer.Quant aux «problèmes», à l’école, ils sont liés aux crises de rage transformant parfois le doux Robin en fou furieux, pour peu par exemple qu’on l’ait «cherché» à propos de sa mère ou de son père, là où ça fait trop mal ; et quand il y a problèmes, à l’école, avec « coups et blessures », il y a forcément réponse des professionnels concernés, médecins ou psys, peut-être recours à l’Etat, et l’on verra plus loin en quoi l’Etat peut interférer avec l’éducation d’un gosse sujet à telle ou telle « pathologie ».Mais pour le moment on est loin de «tout ça», dans la Nature. On est avec la tortue tabatière dont la carapace est couverte de lettres cunéiformes qui énoncent « d’illisibles messages en alphabet martien », on est dans une clairière où le père fait humer à son môme une feuille de gommier en forme d’étoile, puis un mille-pattes jaune et noir qui sent l’extrait d’amande comme quand maman préparait un gâteau ; on est dans un Eden terrestre comptant six types de forêts différents, mille sept cents plantes à fleurs et «davantage d’essences d’arbres que dans toute l’Europe »; on est dans la forêt des philosophes américains à la Henry Thoreau, Waldo Emerson ou Annie Dillard, on est dans la chambre du monde dont le plafond « crépite » de luminaires fabuleux, et c’est dans ce monde aussi que des espèces rares disparaissent à la vitesse grand V, qu’on maltraite les animaux en batteries, que des virus vicieux se répandent, que les glaces fondent et que le climat se détraque - ce dont se fout complètement un certain milliardaire en passe de devenir président…Un apprentissage réciproqueCe qu’il y a de très beau, et même de profondément émouvant, dans les presque 400 pages, à la fois poétiques et marquées au sceau du tragique, du parcours initiatique (en filigrane) de Sidérations, c’est l’osmose des curiosités et des passions nourries et vécues par les deux protagonistes, tant il est vrai que toutes les questions posées par Robin à Théo, qui a évidemment quelques longueurs d’avance sur son fils en matière de connaissance scientifique et d’expérience du monde, le confrontent à la fois aux limites, précisément, de son savoir, et surtout à une autre façon, proprement «géniale», de ressentir les chose et de les mettre en consonance.Robin, à l’esprit rebelle et au scepticisme radical le rapprochant de ses deux parents, est à la fois une nature artiste, laquelle se traduit par une fringale d’expression qui le pousse à dessiner et à peindre en marge de ses devoirs scolaires, avec un talent qui époustoufle son entourage ; et puis Alyssa reste aussi très présente, à tout moment, comme une référence affective et morale mais aussi politique.Témoin à charge et poèteCelles et ceux qui ont lu, déjà L’Arbre-monde, vaste roman choral qui a été comparé à une symphonie « forestière » à la Melville, sans parler des romans précédents de Richard Powers, savent à quel point ce romancier américain aussi franc-tireur qu’un Cormac McCarthy, vit sa relation à notre environnement naturel, il faudrait dire: terrien, voire cosmique, et non en idéologue mais en poète-gardien de la forêt millénaire aussi à l’aise dans les domaines de la science que dans ceux de la conscience et de l’affectivité. On se dit, à lire Sidérations qu’un physicien ouvert à la spiritualité et à la créativité littéraire tel que Freeman Dyson (auteur de La vie dans l’univers) , aurait été passionné par le dialogue de Theo et Robin. Par ailleurs, pour se faire une idée plus précise de ce lien concret avec l’Environnement dans son acception la plus large, on peut lire le long et bel entretien que l’écrivain a accordé in situ à Francois Busnel, paru dans la revue America en 2020Dans Sidérations, le romancier-poète concentre son attention sur une sorte de trinité familiale profane qui ressaisit, dans une vibrante intimité cernée par le froid social et plombée par les fragilités humaines, tous les thèmes chers à l’auteur sur fond de «récit» politique où Theo joue, brièvement, son rôle de témoin à charge, poursuivant ainsi l’action de sa chère disparue.Après le vieil homme de Cormac McCarthy, qui ne se reconnaissait plus dans «ce pays», c’est un ado à fois adorable et «ingérable», d’une hypersensibilité catastrophique et combien révélatrice, qui fait ici figure sacrificielle de lanceur d’alerte aux Terriens…Richard Powers. Sidérations. Roman traduit de l’anglais (USA) par Serge Chauvin. Actes Sud, 397p. 2021.America, No 13/16, 2020. Le grand entretien de François Busnel avec Richard Powers. -
Peindre la pluie
…J’aurais aimé peindre ce soir le retour de la pluie tandis que j’ouvrais toutes grandes les fenêtres de La Désirade en sorte de la humer à pleins naseaux et de la laisser me laver la peau de l’âme.
Ce fut d’abord une espèce de haut décor immobile au camaïeu gris bleuté, style opéra des spectres sous la cendre, que surmontaient de gros rouleaux de velours noir accrochés aux cintres des montagnes de Savoie. Toute vide et désolée, la scène avait une majesté funèbre de sanctuaire à l’abandon. Cependant, imperceptiblement, le décor se modifiait à vue d’un moment à l’autre, les masses suspendues semblant tout à l’heure des frontons devenaient des toiles déchiquetées pendues en plans superposés et délimitant de nouveaux lointains, entre lesquels filtraient ça et là d’obliques rayons comme liquéfiés dans le vent tiède.
Quelques instants plus tard, tout n’était plus que lambeaux de grisaille tombant en colonnes verticales sur les pentes boisées paraissant exhaler maintenant des bouffées de brume, et voici que la pluie se voyait là-bas le long des pentes et bien avant de nous tremper le front de ses premières grosses gouttes huileuses, puis il n’y eut plus du lac au ciel qu’un pan de pur chiffon sur lequel d’invisibles mains jouaient avec l’eau et l’encre, c’était à la fois sinistre et splendide, et tout se refermait enfin dans la pluie, il pleuvait partout, tout n’était plus que ciel en pluie mais cela ne saurait se dépeindre: il n’y a pas d’instruments pour cela ni d’art assez direct, c’est une trop ancienne sensation, il n’y aurait que la danse, mais la danse immobile, la danse de l’angoisse enfin levée, la pure danse jamais apprise du premier homme assoiffé, les mains ouvertes à la céleste onction… -
Quand la classe moyenne romande se shoote au polar local
Deux romans récents et un recueil de nouvelles confortent l’encanaillement « limite gore » d’un lectorat petit-bourgeois qui se fait peur avec de l’épouvante acclimatée : Marc Voltenauer en tête, dans Cendres ardentes, plongeant dans les franges criminelles de l’émigration albanaise au Chablais vaudois ; Nicolas Verdan, avec Cruel, autre imbroglio à péripéties sanglantes sous la lumière lémanique ; et Nicolas Feuz, redoublant d’humour noir dans ses nouvelles de « proc » affreux-jojo. Mais que fait la police ?Il fut un temps où notre littérature, sous la double férule du Pasteur et du Professeur, illustrait ce qu’on appelait plus ou moins gravement l’Âme romande, dans la filiation de la Cinquième rêverie d’un Rousseau contemplatif où les songeries sublimes d’un Gustave Roud alternaient avec les promenades d’un Philippe Jaccottet – tous deux s’affairant à grappiller les débris d’une façon de paradis perdu, loin des méchants.Caricaturant ce spiritualisme poétique, un Friedrich Dürrenmatt parlait alors d’une esthétique de la « rose bleue », alors que son ami Hugo Loetscher, citadin cosmopolite, en appelait à une littérature tournant le dos à l’idylle champêtre ou au repli nombriliste et se frottant plutôt au monde des villes.Schéma réducteur évidemment, mais le fait est que le roman romand, jusque récemment, n’a guère achoppé à la réalité urbaine et à ses conflits sociaux ou politiques, rarement exacerbés par ailleurs .Assez ironiquement, si l’on considère le regard porté naguère sur nos auteurs du sexe dit faible, souvent assimilés à des «bas bleus», c’est bel et bien du côté des femmes (une Alice Rivaz, une Janine Massard ou une Anne Cuneo, notamment) que des thématiques sociales et politiques ont commencé d’apparaître chez nos écrivains, de façon même plus manifeste que dans les fictions d’auteurs masculins se disant explicitement «de gauche».Or, même si la seule notion de « littérature romande » a bonnement éclaté ces dernières décennies, le fait est que l’approche de «notre» paysage, autant que celle de «notre» société, se sont manifestées le plus explicitement, depuis une dizaine d’années, dans le genre longtemps mineur et marginal du polar, devenu quasi phénomène de société, avec de nouveaux auteurs, un nouveau public et des chiffres de vente inaccoutumés. À preuve : les « cartons » successifs de Joël Dicker, de Marc Voltenauer et de Nicolas Feuz, entre autres ; et l’on aura relevé, dans la foulée, le nouveau vocabulaire, plutôt hideux aux yeux des purs littéraires (dont je suis à moitié), consistant à dire d’un livre qu’il «cartonne» ou d’un auteur qu’il est «top vendeur »…L’horreur acclimatée en familleMarc Voltenauer cartonne « grave », c’est le moins qu’on puisse dire. Son dernier livre paru, Cendres ardentes, présent partout, en librairie et dans les kiosques, les grandes surfaces et les bureaux de poste (en attendant les barbershops et les onglerie), est crânement déclaré « No 1 des ventes en Suisse » sur son bandeau publicitaire.Succès de marketing ? Sans doute, mais pas que. Car les thèmes qui y sont abordés (notamment l’immigration et ses franges criminelles, la culture albanaise et ses valeurs traditionnelles), et son mélange de belles relations humaines et de vertigineuses descentes aux enfers, ont de quoi intéresser et même fasciner – non sans éventuel goût morbide -, un lectorat immédiatement bousculé et rassuré par les romans de l’auteur.À ces composantes, me semble-t-il, mélange d’ancrage local et de bienfacture narrative très documentée dans tous les milieux et activités abordées – en l’occurrence, de véritables ex cathedra sur le démembrement ou la datation des cadavres par l’analyse des larves - tient le succès de ce conteur à la petite entreprise très organisée, avec fan-club et tout le toutim…Quant à son apport original, et dès son premier roman, Le Dragon du Muveran, paru en 2016, disons que Marc Voltenauer jouait sur le double attrait de la proximité et du drame « à côté de chez vous », situant on action dans « notre » paysage, sur les hauts gazons des Alpes vaudoises où se pointait un serial killer, alors que l’enquêteur, double mal rasé de l’auteur, assumait son homosexualité avec la même tranquille franchise que celui-ci.De surcroît, en humaniste intelligent de souche chrétienne (il a failli devenir pasteur et a manqué devenir gentil père de famille), le romancier abordait, divers thèmes sociaux, ou « sociétaux » comme on dit aujourd’hui, où l’esprit critique le disputait à une vive curiosité de type journalistique.Les détours noirs du reportageLe journalisme est, également, la première profession du romancier Nicolas Verdan, dont le sérieux dans l’investigation fonde sans doute la validité réaliste de l’écrivain.Largement reconnu en nos régions où ses premiers livres ont décroché plusieurs prix littéraires, l’auteur du Rendez-vous de Thessalonique, de L’été grec et du Patient du Dr Hirschfeld, entre autres, a passé au noir intégral avec un roman explicitement socio-polémique, intitulé La coach et modulant déjà, comme dans Cruel, les thèmes de la blessure et de la vengeance.Dans une Suisse urbaine américanisée à outrance et jusque dans ses moindres enseignes et autres formules verbales, La Coach travaillait la matière emblématique, après la faillite de Swissair préfigurant la non moins scandaleuse déroute du Crédit suisse, de la mutation sociale imposée à ses employés et à nous tous par Swisspost et l’un de ses sbires sans cœur, cousin des banquiers sans visages de Zurich-city…Comme son confrère Voltenauer moitié-suédois par sa mère, Nicolas Verdan moitié-grec par la sienne, inscrit le premier meurtre de son nouveau roman, affreux et d’abord incompréhensible, dans l’arrière-pays vaudois de Cossonay où une usine tréfile des câbles à côté de la Venoge faisant juste son job de couler.L’idée de moduler un thème (la cruauté) en le faisant ressentir à divers degrés par quelques personnages attachants (surtout une journaliste d’origine vietnamienne à la mémoire et à l’entourage endoloris, et un inspecteur affecté d’une étrange pathologie comportementale à l’approche des cadavres), est un vrai projet de romancier, et le lecteur y croit… presque jusqu’à la fin.En outre, l’autre thème de la gestion calamiteuse d’une usine à soins de la région, qui a fait saliver les médias locaux jusqu’à plus soif du bon public, constitue la partie socio-critique du roman, avec le bonus d’une rivalité politique féminine au plus haut niveau du Conseil fédéral. Mais bref : ne spoilons pas !Bémol, cependant, sur la fin par trop « téléphonée » de la story, dont la surenchère sanglante (sa faiblesse, à mon avis) s’aggrave sous l’effet de la précipitation artificielle du scénario. Vous y croyez ? Alors sans moi, même si le compère Greco s’est bien amusé…La faiblesse du gore, et le grain de sel du « proc » tatoué…S’il y en a un qui ne se gêne pas, c’est bien Nicolas Feuz, procureur du tribunal de Neuchâtel à ses heures et posant, torse nu, dans un hebdomadaire romand illustré que je lis chez ma coiffeuse Rita : musclé comme un malfrat albanais, le mec, et tatoué à l’avenant.Dernière nouvelle : Nicolas Feuz vient de signer chez Joël Dicker, où paraîtra son prochain opus, mais pour l’instant c’est un recueil de petites horreurs parues ici et là qu’il nous propose avec une préface d’une page de son rival et ami Marc Voltenauer, lequel ne s’est pas trop foulé avec son salamalec...Or ce recueil, me semble-t-il, recèle la clef de la faiblesse du roman noir romand illustré par les trois lascars : trop de gore !Trop de violence charcutière mal apprêtée, trop de saloperies en série (Jean-Patrick Manchette a souligné le premier le danger que représente la figure du serial killer dans la banalisation du crime), trop de férocité de mauvais cinéma chez le personnage du superméchant Skënder, dans Cendres ardentes (alors qu’une seule apparition du Stavroguine des Démons de Dostoïevski suffit à nous glacer le sang), et trop de sophistication sanglante dans l’improbable tueur de Cruel, sans parler des multiples «goritudes » de Nicolas Feuz dans ses romans sanguinolents à souhait.Mais le pompon du « proc » gît dans certaines de ses nouvelles, dont le gore est tellement excessif que son oreille comique pointe. Et si Monsieur le procureur en avait trop vu pour rester sérieux ? Et si, comme l’un des protagonistes de Nicolas Verdan, un rire irrépressible le faisait pousser tout au plus que noir ? Et si la plongée de Marc Voltenauer dans le Darknet n’était qu’une compulsion, largement partagée par son public le lisant dans son jacuzzi, avant de rejoindre son mari dans sa contemplation d’un coucher de soleil jadis salué par la vache d’Edouard Burnand ?L’interrogatoire se poursuivra dans nos bureaux de la Blécherette, avec nos collaboratrices et collaborateurs dûment formés à Savatan, etc.Marc Voltenauer. Cendres ardentes. Slatkine & Cie, 397p.Nicolas Verdan. Cruel, Tenebris, 453p.Nicolas Feuz, Les Passeurs. Oka'Poche, Tenebris. -
Compagnon de route
Au libraire écrivain dit Le Greco
Ce petit livre acheté 300 francs anciens
rue de la Huchette à Paris,
m'aura suivi partout,
perdu et retrouvé;
il est trempé d'eau de pluie
et salé par les embruns,
il a vu les sept péchés et les huit splendeurs,
et des auteurs qui me sont chers
le citent volontiers.Je l'ai perdu maintes fois à travers les années,
et retrouvé entre deux fièvres et trois délires;
c'est une main amie maintes fois lâchée
et retrouvée au hasard des chemins;
c'est un recours en grâce souvent oublié,
mais l'adverbe souvent s'efface,
et demain se fait plus proche:
se rapproche la menace.À chaque fois que je reprends
la lecture de ce petit livre
qui dit tout et plus encore
de ce que tous nous sommes -
à jamais nous croyant
innocents éternels -
à chaque fois ce petit livre racheté l'autre jour,
pour 3 francs actuels, chez Molly & Bloom,
me trouve plus vivant.(1966-2016, en relisant Ascèse de Nikos Kazantzaki)
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Pendant que tu dormais
« A une époque nous avons tous été des étoiles »
(Lim Chul-woo)
On n’est pas vivant très longtemps
sur la terre légère
qui roule là-bas sous le vent
des espaces contraires...
Vu du ciel comme on l’appelle
on a l’air de flotter,
alors qu’on a les pieds liés
aux chaînes et nécessités
du moment à passer...
La relativité partielle
dont se rient les gazelles
en sautant à travers le temps
ne nous empêche pas
de souffrir de tout ce savoir
qui nous donne des ailes,
alors que le temps d’un soupir
s’est comme évanoui
le temps a peine de s’éveiller...
Malgré tous nos fous rires
et nos tendres sourires
d’innocents venus et passés,
nous ne pouvons plus oublier
ce que nous faisions là:
nous sommes attachés,
et l’idée seule qu’on nous arrache
à nos jouets nous fâche -
nous aimerions nous attarder...
De là je vois mon endormie
rêver au lent voyage
dans cet autre pays
sans âge où toutes les étoiles
se promènent et surnagent,
et je bénis le ciel
comme l’appellent les enfants
et les sages aussi,
dans le frémissement de voiles
des jours et des nuits
de protéger sa bonne étoile...
Peinture: Vassily Kandinsky