UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK - Page 13

  • Au sud du Sud

    a8b5f0ca8cb30ad35a405c55db7f1d82.jpg

    4.

    Plein sud il y a, par exemple, le lac, et le lac sera, pour toujours l’été, une réjouissance d’eau fraîche ajoutée à la réjouissance grisante des folles descentes à vélo fend-la-bise et des déshabillages-éclair avant le plongeon piqué dans l’eau non polluée de ces âges; et par d’autres nous savons déjà que plein sud nous attend l’Italie et sur la mappemonde du Petit Larousse illustré que m’a légué le Président j’ai déjà repéré l’Océan indien dont je sais qu’on l’appelle ainsi à cause des Indes et non des Indiens ; et c’est d’ailleurs par le truchement de mon grand-père que j’apprends le plus de choses sur les divers continents et les espèces variées - mon grand-père chez lequel je suis toujours fourré ainsi que le constatent ma mère et la mère de mon père, non sans une pointe d’impatience peut-être jalouses à l’égard de nos conciliabules.

    Le jardin de mon grand-père paternel est orienté plein sud lui aussi, au milieu de parcelles étagées dont chacune est pourvue d’un cabanon et d’un drapeau indiquant la nationalité du locataire ou de petites fanions multicolores évoquant ses préférences pour telle ou telle équipe de football, sauf mon grand-père qui ne me parle jamais de sport ni de politique, se contentant de dire à propos de celle-ci : la politique c’est la politique. Et de m’expliquer plutôt l’art de la greffe que je n’ai cessé, depuis lors, de pratiquer à ma façon.

    Le Président me raconte en outre comment on vivait dans le temps, et je revois alors cette campagne peuplée de pères sévères et de mères dures à l’ouvrage où chaque année arrive un nouvel enfant, autant dire une bouche de plus à nourrir en dépit des décès en bas âge, et je me rappelle le soulagement perceptible dans la voix de mon grand-père qui relate son départ de la ferme et du petit pays sans ressources pour se trouver une place de sommelier sur un steamer .

    Je comprends alors que dans le temps à la fois un lieu de rude vie où l’on fouette l’enfant et comme une magie où une nouvelle vie peut se greffer à l’ancienne ; et c’est ainsi qu’à l’instant encore je procède à mes greffes de mots en mots.

    A fleur de nuit je reviens à ces premières multiplications, du bouturage de racines au marcottage aérien, qui procèdent d’un savoir éprouvé dans le temps sur les sauvageons, imbéciles ou potentiels prodiges, qui confondront ou distingueront la greffe à cheval de celles en fente double, en couronne ou en écusson.

    Le Président me félicite de mes curiosités ferventes, et je suis fier de le sentir fier de ma soif de savoir, et mon père est fier de le voir fier de ses rejetons, et non moins fier je suis de voir mon père fier de montrer au sien le premier poste à galène de mon grand frère astucieux tout fier à son tour ; et tant de fiers garçons ne peuvent que tranquilliser nos femmes à leurs fourneaux et à leurs tricots.

    Pourtant rien ni personne n’est séparé ni déclassé aux yeux de l’enfant de sept ans : tout mérite son unanime félicitation puisque tout multiplie la symphonie. Je nous revois ainsi, garçons et filles, glaner les épis épars des champs de blés moissonnés de l’arrière-pays, j’entends nos sœurs et nos cousines chanter en bandes en se dandinant, les Italiens les siffler, notre grand-mère protester que dans le temps on n’eût point vu de telles bacchanales, et tout de go nos oncles la charrier et nos tantes regretter in petto de n’être plus tant draguées ; sur quoi je me revois, à sept encore, franchir avec mon grand-père le seuil magique du Cinéac. 

    La greffe à cheval permet toutes les combinaisons à l’enfant de sept ans. Les mots AVANT et APRÈS le regardent autant qu’il les regarde. Il les prononce l’un après l’autre sans savoir qui a commencé. Son frère aîné le tape et lui dit : c’est toi qui a commencé. Il voudrait protester mais il n’est pas sûr de ne pas avoir défié son grand frère rien qu’en le regardant, d’ailleurs le Président a dit que dans tout conflit on ne pouvait jamais dire qui a commencé.

    Je regarde le mot AVANT où le Président m’a fait observer un jour que se levait le soleil, et le soleil qui ne s’est pas encore levé à l’instant, le soleil me regarde de son œil fermé de cyclope et me revient alors la voix d’un oncle Stanislas quelconque qui me raconte pour la première fois l’histoire d’Ulysse, avant qu’il ne me raconte l’histoire de la pomme d’or, alors même que l’histoire de la pomme d’or date d’avant celle du cyclope.

    Le mot AVANT, qui se dit BEVOR dans la langue de l’oncle Fabelhaft, et BEFORE dans celle du professeur Barker - ce mot ne date lui-même que d’après le temps de la pomme d’or avant lequel il est convenu de parler de nuit des temps.

    Au temps de la pomme d’or, m’a expliqué l’oncle Stanislas de mes sept ans, il n’y avait qu’un seul mot pour dire AVANT dans toutes les langues, et d’ailleurs personne n’aurait eu l’idée de prononcer ce mot ni le mot d’APRÈS, le temps de la pomme d’or désignant l’âge où tous ne faisaient que savourer la pomme d’or au goût de Golden Delicious dont la seule sonorité du nom me fait venir à présent l’eau à la bouche.

    A un moment donné que je ne saurais dater, je constate cependant une rupture entre tout ce que m’a évoqué jusque-là le mot AVANT, auquel j’associais jusque-là mon frère aîné, avant que tout me le désigne bientôt comme s’éloignant en avant de nous, vers l’univers énigmatique et tentateur que désigne le mot APRÈS.

    Il y a de quoi perdre la tête en regardant certains mots, et par exemple en découvrant soudain que le mot AVANT peut être précédé, dans l’espace, par le mot APRÈS qui lui tient la porte en esquissant une légère révérence, aussi ambivalente que mon sentiment à l’égard de mon frère disparu.

    Longtemps je ferai résonner les mots en moi, et bientôt, quand j’aurai rejoint le monde que désigne le mot APRÈS, quand le foulard blanc de mon premier sperme aura jailli du fameux chapeau, c’est dans l’entonnoir de ma conscience ou de ma peau qu’il y aura subdivision entre moi l’un et moi l’autre et que le mot CELA commencera de me regarder.

    A sept ans cependant, pour en revenir aux histoires que me raconte le Président quand il pleut un moment sur son jardin, je ne suis encore qu’un, et un seul,  à recevoir les messages des sept messagers.

    Comme celle du merle blanc, cette histoire des sept messagers est l’une des premières que je reconnaisse pour mienne.

    « Depuis que je suis parti explorer le royaume de mon père, me raconte le Président en prenant son ton mystérieux, je m’éloigne chaque jour davantage de la ville et les nouvelles qui me parviennent se font de plus en plus rares ».

    Je sais que cette histoire m’appartient mais je ne la comprends pas encore au moment où je la vis, et sept fois de suite, ainsi, avant que le récit ne m’en soit fait pour la première fois, je l’aurai vécue sans m’en rendre compte. Il aura fallu que je tombe ainsi sept fois de suite, pendant des années, avant d’être capable d’entendre vraiment la saga des sept messagers pour la première fois ; et sept fois de suite, dans les années suivantes, je la vivrai en pleine conscience après l’avoir entendue, avant de pouvoir la raconter à mon tour.

    A chaque fois je suis allé plus loin vers le sud, comme l’eau tombe, mais ce n’était pas qu’une affaire de pesanteur : les premiers mots du sud me faisaient tomber en eux, et me voici tomber pour la première fois dans le mot SARCOPHAGE, ouvert comme une bouche d’or dans la nuit égyptienne.

    A peine avais-je mis le pied dehors que je savais, par la Croix du Sud dont mon grand frère avait appris, par notre père, comment la repérer au ciel, où se trouvaient pyramides et pharaons et en quelle direction il fallait que je fugue afin de rejoindre Osiris le secret, dont je ne savais pas encore, en revanche, que le corps visible avait été dépecé comme le serait celui d’Orphée le charmeur de montagnes, duquel je ne me rapprocherais également que plus tard en tombant, de sud en sud, dans l’entonnoir du mot MYSTÈRE.

    Je fugue donc pour la première fois afin de rejoindre le sud du quartier où l’on me retrouve par l’entremise du premier messager de l’histoire, lequel est à vrai dire une messagère, indigène du sud du quartier ne me reconnaissant point comme enfant de ces lointaines régions ; et, m’ayant interrogé, me ramenant dare-dare dans les contrées du nord d’où je lui dis que j’ai dévalé, moi et mon tricycle d’enfant de cinq ans, et mes père et mère de saluer pour la première fois le retour de l’enfant prodigue, et le grand Ivan de regarder pour la première fois le petit Ivan avec un soupçon de considération.

    « Je le soupçonne, raconte encore le Président, il n’existe pas de frontière, du moins au sens où nous l’entendons à l’ordinaire. Il n’existe pas de murailles, ni de vallées infranchissables, ni de montagnes obstruant la route. Je franchirai donc sans doute les confins sans m’en rendre compte et continuerai, dans la même ignorance, à cheminer vers le sud ».

    Cependant l’obstacle du lac est bien là quand, pour la deuxième fois, je tombe dans le mot VERTIGE et que, moi et mon vélo d’enfant de  six ans, je suis identifié par un douanier sur ces confins et, de nord en nord, ramené une fois encore à mes père et mère tandis que le grand Ivan fait mine de se demander jusqu’où le petit Ivan se risquera ?

    Or de sud en sud, mais désormais en rêve éveillé, je me retrouve au bord de mers sillonnées par Orphée, puis au bord des déserts et des continents, tombant de là dans le mot CIEL, qui se dit HIMMEL dans la langue de l’oncle Fabelhaft, SKY dans celle du professeur Barker et CIELO dans le langage des anges de Giotto dont je ne sais rien encore, mais qui me revient à l’instant avec la voix de mon grand-père poursuivant de sa mystérieuse intonation : « Un trouble inconnu s’empare de moi dès l’aube depuis quelque temps déjà et ce n’est plus le regret des joies que j’ai laissées, comme il advenait dans les débuts de mon voyage ; plutôt c’est l’impatience de connaître les terres inconnues vers lesquelles je me dirige».

    Au sud du sud, que je situe à l’instant plein ouest d’Ouessant, sous un ciel de plomb veiné de blanc de zinc qu’une bande de gris ombré sépare du vert bitumé de la mer, je me trouve, encore très petit, quoique je pense là encore avoir déjà sept ans et que c’est le seul sentiment de l’immensité de l’océan qui me minimise ainsi que le plus amenuisé Gulliver – plus exactement : nous nous trouvons là, le Président et moi, et mon grand-père me fait regarder la mer et me fait voir, me fait scruter et me fait observer, me fait observer et me fait scruter, me fait voir et regarder la mer où nous arrivent de partout des vagues et des vagues, et d’autres vagues encore, et d’autres derrière elles qui semblent naître d’elles pour se confondre à elles tandis que d’autres derrière elles les chevauchent soudain et les soumettent avant d’être chevauchées et soumises à leur tour, et chevauchant celles de devant avant d’être chevauchées se busquent et se renversent à la fois comme des piles de tuiles d’eau que le vent dresserait et ferait s’effondrer en même temps, ou comme des briques d’eau s’élevant en murs qui éclatent et nous aspergent jusque sur la berge,  et toutes nous arrivant dessus, toutes nous faisant avancer et reculer en même temps en criant et en riant en même temps, le mur écroulé redevenant vague et vagues multipliées sur d’invisibles et mouvantes épaules où s’ébrouent et se répandent des chevelures d’écume sous le vent les ébouriffant et les soulevant, les traversant de son élan fou venu de Dieu sait où…

    Regarde-les, me dit le Président, regarde-les toutes et chacune, regarde ce qui les distingue et ce qui les unit, donne-leur à toutes un nom pour les distinguer et donne-leur le même nom si tu trouves ce qui les unit, ou alors donne ta langue au chat, et je pensais à Illia Illitch dans son antre de sous les toits de la maison de mon grand-père, et je regardais la  mer, et je cherchais le nom des vagues, mais dès que j’allais en nommer une l’autre la chevauchait et la soumettait. Je ne savais rien encore de l’ondin qui chevauche l’ondine, je n’avais vu jusque-là que le cheval chevauchant la chevale, mais à présent c’étaient les vagues, qui n’ont pas de corps ou tous les corps, les vagues qui ont tous les noms ou rien qu’un seul que seul le chat à sept langues connaissait, qui l’avait dit en secret à l’étudiant Illia Illitch logeant dans les combles de la maison du Président, lequel étudiant russe l’avait répété au Président qui, finalement, ce jour-là, me dit voilà: voilà la secret des noms des vagues.

    Regarde la mer, me dit mon grand-père et voici que sa main plonge dans la vague et en retire une main d’eau dont il me dit : voici l’eau de la vague qui est celle de toutes les vagues, voici une main de mer qui est toute la mer. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des poignées de mer mais à présent regarde-moi : je te bénis de cette main de vague. La mer t’a giflé et te giflera, mais avec la même main d’eau je te bénis et t’appelle par ton nom.

    La nuit la mer est une maison que j’habite partout où je dors. Le Président est mort il y a bien des années, mais en attendant j’ai encore sept ans et j’accompagne mon grand-père dans son jardin : c’est à lui que je pense en explorant nuitamment les appartements sous-marins du chat à sept langues.

    Le chat à sept langues est la créature inventée, l’année de mes sept ans, par l’étudiant russe au nom chuintant d’Illia Illitch qui a perdu lui-même, à sept ans, le sens des réalités, comme cela m’est arrivé à moi aussi dès ma première fugue au dire de mon grand-père qui me rapporte, avec un sourire entendu, le jugement de nos tantes et de nos voisines qu’il récuse visiblement autant que mes père et mère.

    Le Tribunal des tantes et voisines en a décidé ainsi dès ma première fugue : que je n’ai ni n’aurai jamais le moindre sens des réalités. Un jour je prendrai la tangente, ont-elles déclaré à mes père et mère, lesquels ont haussé les épaules du même mouvement qui les a fait rejeter l’accusation selon laquelle je serais peut-être daltonien. Nos parents seront toujours d’inflexibles supporters de leurs descendants directs ; et je me réjouis d’avoir trouvé un autre soutien en la personne d’Illia Illitch. Nos parents nous défendent en tant que ressortissants d’un clan de sang tirant son nom des aïeux de nos aïeux, de même que c’est aux noms des aïeux de ses aïeux qu’Illia Illitch doit le sien.

    L’étudiant russe Illia Ilitch me raconte des histoires à dormir debout, dont celle du chat à sept langues. J’aime dormir debout dans la chambre de l’étudiant russe Illia Illitch, sous les combles de la villa La Pensée, j’aime revenir et m’attarder dans la soupente de la maison du Président, chez le doux Illia Illitch qui me sert des pirojkis et des zakouskis en me racontant ses menteries.

    Le chat à sept langues est fort probablement un avatar du Diable dont tu devrais te protéger de l’excessive fréquentation, petit garçon, m’explique l’avatar de l’éternel étudiant russe accueilli en pension chez mes grands-parents et qui porte donc, cette année de mes sept ans, le nom chuinté d’Illia Ilitch ; et sans doute celui-ci se plait-il à ces insidieuses allusions pour m’inquiéter et me troubler, à l’imitation de mon frère aîné, comme le grand Ivan se réjouit de terrifier le petit Ivan en attisant ses fascinations .

    Toujours est-il que c’est par la remémoration du logis du chat à sept langues que, pour la première fois, Illia Illitch m’a fait imaginer, qu’il m’est donné ce matin de rejoindre, tant d’années après, le Président et son cher Illia qu’il me dit avoir préféré de toute la bande; et voici que, dans les eaux communicantes, sonnent de nouveau les cloches de Kitèje dont l’étudiant russe, le premier, m’a raconté l’histoire que j’ai toujours aimé me rappeler, à travers les années, en souvenir de mon grand-père et de lui que j’ai aimé moi aussi.

    J’ai retrouvé, dans les appartements du chat bleu des mers du Sud que je viens de parcourir en rêve, la même pénombre à l’odeur vaguement surannée  qui baignait la maison de mes grands-parents. A travers les enfilades des chambres englouties, dans ce clair-obscur ocellé de motifs de guipure il m’a été donné de revoir, le temps d’un instant, ma grand-mère penchée sur sa machine à coudre de marque SINGER que je lui ai toujours connue; et sur une table basse, là-bas, rose et doré comme les objets nimbés de silence d’un tableau de maître flamand, j’ai fini par distinguer, dans son aura, le nécessaire d’écriture de l’étudiant russe de mes sept ans, mon cher Illia Illitch qui disait que c’était là son plus précieux bien, même ayant renoncé à écrire, avec son large sous-main dont le cuir de Russie avait perdu ses couleurs, comme tout ce qui a passé ou passera.

     

  • Ou comment faire avec

    Jean_Baptiste_Greuze_-_La_petite_fille_au_petit_chien_Painting_by_Jean-Baptiste_(Jean_Baptiste)_Greuze_-_(MeisterDrucke-999362).jpg
    (Pour Elizabeth)
     
    Le soir après ma ronde
    dans les quartiers de l’ordinaire,
    je remonte par l’escalier
    des tours imaginaires
    jusqu’au repaire secret
    où de tout je vais faire avec…
     
    Des charniers de partout
    je sais par la publicité,
    le flux d’images des ravages
    et l’avis des experts,
    l’indéniable réalité:
    les enfants déportés,
    les armes qui tuent et rapportent
    de quoi prospérer aux cloportes
    bagués d’or dérobé
    - et comment faire avec…
     
    Cependant le savoir n’est rien,
    sans un regard d’enfant,
    comme le tien ce soir,
    qui semble s’étonner de voir,
    tout à son appétit,
    le petit chien te regarder
    savourant ton biscuit
    - et c’est ainsi qu’on fait avec...
     
    Peinture: Jean-Baptiste Greuze

  • Le regard panique de Pascale Kramer

    100956-1.jpg
     Bon-pour-la-tête-logo-1-604x270.png
     
    Romancière de l’hypersensibilité panique et de l’empathie non sentimentale, Pascale Kramer nous attend au coin du miroir qu’elle promène sur «Une famille». Après «L’implacable brutalité du réveil» et «Autopsie d’un père», notamment, c’est un nouvel électrochoc en douceur…

    C’est entendu: la vie est formidable, se dit-on tous les matins au saut du lit en ouvrant ses fenêtres, même si celles-ci donnent sur une arrière-cour ou un champ de mines ou de ruines. On a besoin de ça: positiver à mort, sans quoi ce serait à désespérer ou à vous faire prendre la fuite fissa, comme c’est le cas de la jeune Alissa, la protagoniste de L'implacable brutalité du réveil, dans un quartier plutôt cool de Los Angeles, que submerge l’angoisse et l’envie de se défiler après la naissance de la petite Una, de même que Romain, fils aîné charmant d’une famille recomposée plutôt bien sous tous rapports, grand absent si présent dans Une famille,n’en finit pas de se tuer d’alcool depuis son adolescence.

    Pascale Kramer est un écrivain (je le dis au masculin alors que sa tripe féminine me semble essentielle) dont la qualité de perception (ses antennes vibratiles) n’a d’égale que ses qualités d’expression – son écriture hyper-précise et ramassant tout le «réel» à la fois en phrases claires mais concentrées, et sa façon de parler du «quotidien» et des relations humaines est unique, même si, au top de la littérature contemporaine, on pourrait comparer son type d’observation à celui de deux Américaines relevant du même réalisme à la fois hard et soft, à savoir Laura Kasischke (56 ans pile comme Pascale) et Alice Munro leur aînée magnifique.  

    espritdhiver.jpg

    Unknown-1.jpeg 

    Les révélations de la fêlure

    Mais qu’arrive-t-il donc aux gens? Pourquoi sont-ils comme ils sont et pas comme nous? Ou si nous sommes comme eux pourquoi ne les comprenons-nous si mal? Et merde: pourquoi ne nous comprenons pas mieux quand nous devrions nous trouver si normaux? Dans L’implacable brutalité du réveil, devant Una que tous trouvent tellement choute quelques semaines après sa venue au monde, voilà ce que se dit sa jeune mère dans son nouvel appartement dont elle n’arrive pas à se faire à la drôle d’odeur persistante: «Alissa ne pouvait concevoir qu’ils n’éprouvent pas cette douleur, insistante comme un chagrin, qu’ils puissent être légers et comblés devant cette vie entre leurs mains, cette inguérissable fragilité, avide, perdue, souffreteuse, incompréhensible». Et cette ingrate, limite hystérique, d’en rajouter encore: «Leur bonheur était tellement injuste, Alissa n’en revenait pas de ne même pas pouvoir leur faire partager sa peur».

    Quand à la peur de Romain, dans Une famille, on n’en connaîtra que les causes supposées et les effets collatéraux, par ce qu’en disent ceux qui l’entourent: son beau-père d’abord, le raisonnable Olivier désormais retraité qui avait gagné son amitié en son enfance, sa mère Danielle qui ne se résoudra jamais à l’abandonner à sa déchéance, sa sœur cadette Mathilde dont il a trahi l’affection complice par trop de mensonges souriants, son frère Edouard qui croit le protéger, enfin son autre sœur Lou qui vient d’enfanter pour la deuxième fois au dam de sa petite aînée Marie crevant de désarroi jaloux. Mais la peur de quoi quand on est aussi bien entouré que Romain? Pourquoi cet irrépressible besoin de se détruire alors qu’il «a tout», comme Alissa «a tout» avec son gentil Richard qui la cajole et son adorable baby? Mais qu’ont-ils donc à se plaindre, ces enfants gâtés, alors que les Syriens en bavent et que Jim, de retour d’une putain de guerre américaine, se traîne sur ses prothèses en feignant la bonne humeur?

    Pascale Kramer a toujours appuyé où «ça fait mal». Par complaisance morbide ou pour flatter le lecteur toujours curieux de flairer le malheur des autres? Je n’en sais rien. Pourquoi Barbara Cartland a-t-elle écrit tant de romans à l’eau de rose au milieu de ses petits chiens manucurés, et pourquoi Patricia Highsmith se plaît-elle elle au contraire à appuyer «où ça fait mal»? Pourquoi les personnages de Simenon, qui «ont tout» comme Monsieur Monde, prennent-ils soudain la fuite pour se retrouver sous les Tropiques ou à la rue? On n’en sait rien: mystère. Mais ce qui est sûr, c’est que les romans «durs» de Simenon ou les terribles nouvelles de Patricia Highsmith, comme les récits d’Alice Munro, de Laura Kasischke ou de Pascale Kramer, nous en disent plus sur l’humain, donc sur nous-mêmes, que toutes les romances destinées à dorer la pilule, passer le temps ou pagayer dans le vide - beaux mensonges pour croisières dansantes, avec cellule de soutien psychologique pour pallier toute «fêlure». 

    Or un écrivain, et le meilleur (voir Proust et Céline) est souvent le plus fêlé, se distinguant du spécialiste en réparations psychologiques ou sociales par sa façon de «prendre sur lui» et d’en faire quelque chose qui nous touche, autant que nous touche le sort d’Alissa et de Romain ou de tous les autres personnages de Pascale Kramer souffrant plus ou moins et se plaisant plus ou moins sur notre Terre «qui est parfois si jolie», comme disait l’autre…

    L’inexplicable qualité de l’éveil

    La lucidité est une chose, mais dire la lumière qui émane des êtres et des choses est une autre affaire, et c’est précisément l’affaire des artistes et des écrivains qui ne se contentent pas de copie/coller le réel mais qui y ajoutent de la musique ou de la peinture, des mots qui chantent ou qui font chialer; plus de sens à ce qui semblait n’en pas avoir et plus de bonté dans un monde où les violents paraissent plus que jamais  l’emporter.

    Depuis Les vivants surtout (2000), mais avant déjà, Pascale Kramer n’a cessé de regarder ses semblables, nos prochains comme le disent les paroissiens, avec autant de lucidité que de tendresse souvent tendue, et ses histoires de famille nous ramènent à tout coup aux nôtres comme si, tout à coup, nous voyons chacun de nos proches sous le même verre grossissant, tantôt pour nous effrayer et tantôt pout nous radoucir... 

    Enfin plus que cela: la romancière en a fait un tissage verbal d’une beauté croissante, sans la moindre fioriture artificielle, à l’unisson de la beauté du monde et de la bonté des gens, qui dépasse la brutalité du réveil par la qualité de l’éveil…

    005357797.jpg

  • Colère et merveille des jours

    1896429343193440.png
    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
    Ce lundi 26 février. – J’ai dit l’autre jour, à mon compère Bona, ma tristesse et ma colère après le dénouement scandaleux, hors de toute proportion, de la prise d’otages survenue dans un de nos trains cantonaux, se soldant par la mise à mort du jeune Iranien en détresse psychique brandissant une pauvre hache et un misérable couteau, requérant paumé et qui avait, durant plusieurs heures, exposé ses motifs à ses « otages » en partageant avec eux des clopes, avant la survenue de soixante poiliciers supposés protéger la sécurité de nos concitoyens – et tel conseiller fédéral de tweeter d’importance : avant tout défendons la sécurité de nos gens, etc.
     
    Soixante flics infoutus de maîtriser calmement un « forcené », selon le langage immédiatement accusateur des médias, qui fumait peu avant des sèches avec certains des voyageurs supposés vivre une scène de film d’horreur – le reportage à sensation du lendemain dans 24 Heures -, un premier tir au taser sans effet et que je t’achève le basané, comme il en est allé sur le quai de Morges de cet autre paumé brandissant un couteau de cuisine et flingué de trois balles par un jeune flic saisi de panique dont je me demande, aujourd’hui, comment il vit ce qu’il a commis malgré la bénédiction publique immédiate de ses supérieurs – et c’est ça surtout qui me fâche : cette façon, comme celle du ministre fédéral, de tout réduire à du fait divers, fâcheux accroc dans la gestion de notre sécurité mais rassurez vous les gars puisque tout est « sous contrôle ».
     
    Sur quoi, toujours avec Bona à bord de la Honda jazz sur le chemin du musée de L’Art Brut, ce dimanche-là, je lui fais voir la hideur du nouvel « éco-quartier » des hauts de Lausanne, au lieudit La Blécherette, qui le fait lui aussi s’éberluer devant une telle concentratioin de casernes à habiter (« Mais c’est la Courneuve ! », me lance-t-il), à quoi je lui réponds que non : que c’est une spécialité locale de l’incurie urbanistique récurrente d’une ville qui a « mal tourné » depuis le temps où Ramuz, déjà, brocardait ses prétentions de parvenue mal barrée…
     
    Cependant je ne généralise pas. Surtout un dimanche, et devant Bona qui a du monde une large vue, des bords du Congo aux rivages de la Méditerranée où il a longtemps séjourné, et jusqu’en son bungalow de Sheffield, je ne saurais m’adonner, hyperprivilégié et surprotégé que je suis, à l’accusation globale qui me ferait prétendre que mes compatriotes helvètes, ou que les jeunes flics de mon canton, ou que le dernier élu du Conseil fédéral ne pensent qu’à la sacro-sainte Sécurité, variante de la paix des cimetières justifiant, sous l’effet d’un racisme latent que révèleraient soudain les problèmes « sociétaux» liés aux migrations, le tir à vue, etc.
    429919200_10233572804648819_5135336528337536924_n.jpg
    SOUS CONTRÔLE. - Bona Mangangu est, à sa façon, un artiste et un écrivain « sauvage », mais on n’en fera pas un début d’idéologie, car c’est également un humaniste raffiné et un frère terrien débonnaire au nuancier moral et esthétique, voire philosophique, des plus confirmés par l’expérience vécue et la pratique de son art et de son écriture.
    C’est fort de ce que je sais de lui, par sa personne et ses livres, que je comprends, et partage en partie, sa perplexité au terme de notre visite de la collection de L’Art Brut qui, une fois de plus, m’a fasciné et révulsé par sa trop luxueuse mise en scène.
    Tant de délires exultants et de détresses sublimées soudain acclimatés et présentés en sages vitrines, tant de destinées terribles extraites de leurs sinistres anamnèses et livrées aux thèses des doctorant et des passants insouciants, Mais comment ne pas prendre l’ascenseur ludique d’Aloyse et comment ne pas repartir à de nouvelles découvertes, à l’exclusion de toute théorie, juste dans la foulée d'Adolf Wölfli ou de Hans Krüsi, entre autres dingos ?
    429973464_10233572803808798_1285220124224929294_n.jpg
    (Soir) – Et ce soir me revoici, tout innocent sous les nuages, les merveilleux nuages de la Création le long du Grand Canal de Noville – à Venise ce sera pour une autre fois ma foi - , à marcher tant bien que mal comme un vieux cheval en ne cessant de me réjouir que tout ça soit, la netteté de la lumière du soir et la fraîcheur de la neige neigeuse aux arêtes des crêtes de là-haut et de là-bas, et deux cygnes sont là penchés sur l’eau brenneuse à fureter dans l’opacité - enfin les cygnes, mes soeurs à dégaines de frères classieux, un peu de dignité les danseuses !

  • Neige sous le Nuage

    429653759_10233559701041237_3099663487326785555_n.jpg
    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
     
    À La Désirade, ce samedi 24 février. – Les hauts étaient tout blancs ce matin, et j’ai retrouvé la surprise de nos enfances, quand il y avait encore de vrais hivers nous imposant de vrais habits chauds, de la vraie neige dans le quartier à pouvoir creuser des tunnels et parfois jusqu’au bord du lac et en ville au point qu’on skiait dans les rues en pente, alors que Sophie me disait hier, aux Fougères, que toute les stations actuelles ont leurs canons et que ça devient leur obsession, n’est-ce pas, cette histoire de climat…
    Pour ma part j’ai les jambes douloureuses de ma grand-mère Louise, ces jours, et la seule vision de mon frère le chien se levant à peine sur les siennes et tournant en rond en se cognant contre il ne sait plus quoi dans sa nuit sans bruit, achève de me faire penser au ski comme à une autre vie, et c’est à cette autre vie que, mardi au départ de Bona avec son sac à dos rempli des livres que je lui ai offerts, j’ai fait allusion en lui parlant de nos traversées de la Haute Route, à dix-huit ans, chargés comme des sherpas avec des sacs de quinze kilos que nous trimballions de refuge en refuge sur nos skis sanglés de peaux de phoque – et voilà que le refuge est désormais notre datcha de la Désirade, d’où je vois scintiller, sur l’ubac d’en face, les minuscules points blancs de Saint-Gingolph, à l’aplomb des crêtes enneigées du Château et de la Dent d’Oche ; et tout à l’heure je vais relancer le feu, mon camarade le chien pionce comme un bienheureux et je me donne la matinée pour achever de réviser les 252 pages versifiées de mon recueil de La Maison dans l’arbre que je balancerai aujourd’hui encore à Bona qui, de son bungalow de Sheffiled, finira de le formater avant de l’envoyer, via la Nuage, à destination de l’Oklahoma où, cow-boys aliens de l’Avenir Radieux, nous publions désormais nos cher ouvrages…
    JJJJJ.jpg
    J’ai fait hier un message d’une exquise politesse à l’adresse du successeur provisoire du timonier défunt des éditions de L’Aire, lesquelle étaient censées publier mon essai Czapski le juste, pour lui annoncer la fondation des Editions de La Désirade, mon intention fantasque de m’échapper de l’édition ordinaire par le haut et de camper dans le Nuage après vingt-cinq livres publiés selon les normes anciennes - auxquelles d’ailleurs je reste attaché -, ainsi les dix prochains bouquins du sieur JLK, d'ores et déjà publiables, seront disponibles demain via le Nuage au dam de vos librairies et de vos salons du livre et de vos têtes de gondoles – et Bona de renchérir sur Messenger : ah le Nuage, le merveilleux Nuage, etc.
     

  • Murmure de l'aube

    1. 392875022_10233557134217068_5134915406538641307_n.jpg
    (Ce que me disait L. à l’éveil)
     
    Prends garde à la douceur:
    elle ne fait que passer;
    sans le bruit de la pluie,
    tu l’entendrais en toi
    comme la mélodie
    de ton cœur au fond de la nuit
    où toute douleur passe -
    prends garde à la couleur
    des choses de la vie...
     
    (Patchwork 2021: Sophie K.)

  • Ave Bona and thanks a lot

    428608900_10233546004218825_1177421280053200726_n.jpg
    428604976_10233544216454132_3808521826262559339_n.jpg(Le Temps accordé. Lectures du monde 2024)
    À La Désirade, ce mercredi 21 février . - Nous étions pliés, avec Bona, hier matin, quand il m’a raconté les petits bonimenteurs de Kinshasa et autres improvisateurs géniaux du verbe dragueur: toi ma superbe, t’es belle comme une chenille !
    Pendant qu’il étalait sa confiture préférée du moment, de la marque Bonne Maman, sur les tranches de pain blanc que je lui avais préparées, je lui ai révélé la composition du Cénovis mythique de nos régions, et comme il en allait de pâte à tartiner je lui ai appris que le Parfait en est une autre, ce qui l’a fait s’esclaffer puisque Parfait est le prénom de son fils puîné, sa fille aînée se prénommant Améthyste…
    Et d’évoquer ensuite l’un de ses neveux au prénom de Nickel, qui m’a fait lui demander : pourquoi pas Manganèse tant qu’on y est, et lui: Uranium le garçon, Urania si c’est une fille!
    Bref, joyeux autant l’un que l’autre: lui débarquant vendredi dernier de Sheffield avec ses 63 ans pile au compteur alors qu’il en fait au moins dix de moins, et moi tout aussi réjoui de le revoir dix ans après ma visite en Angleterre et bientôt vingt ans d’échanges sur nos blogs et autres lieux de rencontre virtuelle - et voilà que Bona se pointait à La Désirade pour m’aider à formater mon prochain livre, lequel serait le premier titre des Éditions de La Désirade fondées par nous deux en personne en ce lieu sis à 1111 mètres au-dessus des déchets marins ,soit 300 pages de poésie constituant le triptyque de La Maison dans l’arbre avec La chambre de l’enfant et Le chemin sur la mer.
    Résultat des courses après deux premiers jours bien remplis à L’Estrée avec nos amis Moeri à l’expo des Pajak, le lendemain à l’Art brut et l’Hermitage pour Nicolas de Staël, tout le lundi à notre chantier numérique ponctué de citations latines - Bona ayant mémorisé des milliers de vers de Cicéron ou de Salluste ou de Pline le Jeune, ou d’opportunes sentences de Sénèque et autres maximes de Plume l’Ancien, cousin romain du protagoniste de Michaux dont le même Bona a tout lu...
    C’est d’ailleurs à Henri Michaux que Bona, il y a deux ans de ça, a emprunté l’enseigne de sa maison d’édition à lui, intitulée Tekedio, où ont paru le savoureux Maurice porteur de foi, évoquant avec autant de fondement historico-théologique que de fantaisie débridée à l’africaine, la trajectoir terrestre en nos contrées du légionnaire nubien venu au Christ par les chemins du ciel égyptien et de l’armée romaine, pour finir en martyr, et le monologue contemporain d’une poignante et non moins uppercutante Angela, dans Le coin des enfants où l’on se retrouve dans les marges de la Zone où toute une humanité de migrants survit aux abords d’une cité méditerranéenne évoquant Marseille ou Béziers où Bona Mangangu et les siens ont séjourné.
    Avant ces deux livres publiés à sa propre enseigne, et même conçus par lui de A à Z sans bourse délier (!), désormais disponibles partout où flotte le Nuage, d’Oklahoma où il a été imprimé – c’est là qu’est implantée la maxifirme qui lui a fourni son logiciel de composition – aux quatre coins du monde et des réseaux de lecture, Bona avait publié, déjà plusieurs livres chez divers éditeurs traditionnels, comme cela m’est arrivé à vingt-cinq reprises, et je ne sais pas encore exactement pourquoi ni comment il en est arrivé à prendre cette tangente numérique où il m’a proposé de le suivre avec mes dix manuscrits actuellement prêts à l’édition, dont un recueil de poèmes que j’ai proposé ici et là sans obtenir la moindre réponse, trop paresseux en outre pour entreprendre d’autres démarches – et quelle plaisante aventure ce serait de lancer les Editions de La Désirade à la veille de mes 77 ans sans me fendre d’un dollar…
    Au téléphone, tout à l’heure, l’amigo revenu à Sheffield m’a dit qu’il reprenait notre travail d’hier pour boucler le job qu’il soumettra à la maxifirme, laquelle finalisera la réalisation de l’objet en double version numérique et imprimée – le « portreur de foi » montre le chemin et moi j’te dis que ce qui compte n’est pas le tir au but mais le chemin…
    Images JLK: Bona Mangangu en Lavaux, et, botté comme un géant, à l'isba. Avec Antonin Moeri à L'Estrée.
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    Toutes les réactions :
    Olivier Morattel, Quentin Mouron et 24 autres personnes
     

     

  • Élégie de l'enfant sage

    428615843_10233554200263721_128423658415192735_n.jpg
    Quand je serai mouru,
    disait l’enfant à ses deux mères:
    je serai militaire…
     
    Je rêve assez d’être méchant,
    disait l’enfant paisible,
    et lancer d’atomiques bombes
    sur de vivantes cibles
    me plaira beaucoup dans la tombe…
     
    Si j’étais moi je ne vivrais
    que pour l’amour du mal,
    et je ferais au lazaret
    crever tous mes chevals…
     
    Je n’aurai donc été vivant,
    disait l’enfant mouru
    que pour obéir aux géants
    qui ne m’ont jamais cru…
     
    Crois-donc en moi dit le nuage
    à l’enfant qui repose,
    et je ferai de toi le sage
    ami de toute chose...
    Image: Hans Krüsi, Collection de l'Art brut.

  • Attentif au secret

    428598985_10233538199583714_9044767277477922509_n.jpg
    Le jeune homme au tableau regarde,
    et ton regard s’attarde
    à cela seul qui les regarde -
    à cette beauté réservée,
    loin de la foule hagarde …
     
    Silencieux ce tableau me parle,
    se dit le garçon taiseux;
    je ne sais trop comment le dire,
    se dit-il sans parler,
    tout à regarder
    cette beauté qui le regarde…
     
    Le secret de l’un s’est transmis
    par ce seul tableau-la,
    que vous ne voyez pas,
    passants hagards et sans ferveur
    ne faisant que passer
    quand le tableau vous appelait
    muet en son secret …
     
    Image JLK: jeune homme à l'exposition Nicolas de Staël. à L'Hermitage de Lausanne.

  • Ceux qui songent avant l'aube

    428615685_10233557090215968_834472368143583291_n.jpg
    429657692_10233557090735981_2982263733076926231_n.jpgPublie.net accueille les listes de JLK. François Bon présente l'ouvrage.
    L’énumération est un fondement de la littérature : qu’on aille dans la Bible, avec l’inventaire du temple dans Exode, ou les généalogies, et qu’on aille chercher de quelles civilisations, de quels textes hérités. Et quel bonheur et quel émerveillement nous prend encore à Seî Shonagon et ses Notes de chevet, la capacité du coup d’entrer dans l’an 1000 du vieux Japon, et de s’y trouver comme en plein voisinage avec le médecin ivrogne, les ponts qui sont beaux et ceux qui le sont moins, les bons usages et les choses qui vous mettent en colère, comme ce crissement du cheveu pris dans la pierre à encre.
    L’énumération est toujours resté une marge active de la littérature. Parce que c’est ce que nous faisons dans nos cahiers, dans notre documentation du monde. C’est la première construction de langage pour construire et déplacer le regard. Il y en a chez Novarina, chez Perec et Roubaud, des poètes comme Bernard Bretonnière.
    Maintenant, Jean-Louis Kuffer. Que je n’ai jamais rencontré. Au départ, juste la curiosité d’un blog de critique littéraire tenu en Suisse, donc un écart, des découvertes, une attention à des auteurs qui comptent, Nicolas Bouvier le premier, évidemment, ou la découverte de Popescu, sa Symphonie du Loup.
    Mais nous tous, côté blogs, à mesure qu’on découvre l’outil et la force d’Internet, on évolue. La critique s’ouvre à la photographie, aux scènes du quotidien, aux réactions d’humeur. Le blog de Jean-Louis Kuffer a gagné en arborescence, en étalement : on parle d’une musique, d’un ciel. On y développe des correspondances.
    Et puis ses Ceux qui. Au début, un exercice un peu discret, de fond de blog. On survolait. Je m’y suis pris vraiment lorsque j’ai lu celui qui s’est intitulé Ceux qui se prennent pour des artistes. Tout d’un coup, un malaise : on reconnaît toutes les postures. La phrase est incisive, contrainte. Elle va de saut en saut dans toutes les postures du rapport qu’on a chacun à notre discipline.
    Celui qui, celle qui, ceux qui, dans mes ateliers d’écriture, je me sers fréquemment d’un texte de Saint-John Perse (le chapitre IV d’Exil) qui fonctionne sur ce principe, en l’appliquant à la généalogie de chacun, mais une généalogie sans noms propres ni chronologie. Les résultats toujours sont impressionnants : la peau du monde, les silhouettes qui le portent.
    Avec des effets connexes : peu importe, dans Saint-John Perse, qu’on comprenne ou pas. Ainsi, dans les énumérations de JLK, la phrase Celui qui a rencontré Dalida au temps où elle devint Miss Egypte devient signifiante même sans rien savoir de la protagoniste. Ainsi, et là c’est déjà dans Seî Shonagon, la juxtaposition d’éléments forts, de haute gravité, ou à teneur politique, voire subversive, et d’éléments qui tout d’un coup provoquent le rire, ou la seule légèreté (Ceux qui vivaient aux oiseaux en 1957).
    J’ai donc demandé et obtenu de Jean-Louis Kuffer qu’on développe ici ses Ceux qui. La preuve qu’une énumération tient, c’est quand sa propre table des matières devient elle aussi une prouesse de langage. Voir l’extrait feuilletable. Mais Dans une idée d’oeuvre ouverte, et la volonté de la questionner sur publie.net : à mesure que JLK continuera son écriture, on réactualise le texte initial, et vous disposez toujours de la dernière version dans votre bibliothèque personnelle. Mais aussi, que le texte édité (pour contrer le principe d’enfouissement du blog, ce que j’ai nommé fosse à bitume), renvoie en étoile aux archives du blogs non reprises dans la sélection de l’auteur (30 chapitres, quand même) ou à celles qui s’y ajouteront...
    Et bonne visite du site en développement infini de Jean-Louis Kuffer, la rubrique de ses Celui qui, celle qui, ceux qui (mais attention, il y en a de dissimulés ailleurs dans le site). Et qu’une lecture aussi vigoureusement salutaire nous arrive des ciels suisses n’est pas neutre : on s’en réjouit ici.
    François Bon
    Ceux qui songent avant l’aube l’énumération comme arme pour dire le monde Jean-Louis Kuffer 2008-10-29 80 5,50 euros publienet_KUFFER01 publie.net. http://www.publie.net

  • Avant l'aube

     
    429658107_10233557120616728_4626585528412187852_n.jpg
     
    Avant l’aube point la vision
    de cet œil noir scrutant
    dans l’entonnoir de tendre chair,
    au tréfonds de l’instant...
     
    Tu y vois comme en un miroir
    les reflets des années
    s’effacer dans le jour sans ombre
    des allées cavalières...
     
    La mémoire serait
    un ciboire plus qu’une coupe amère,
    mais avant l’aube tu ne sais
    voir clair que dans le noir...

  • Et si la poésie n’avait que fiche des printemps et des présidents ?

    Unknown-8 20.17.04.jpeg

     

    Le Printemps des poètes ! Quelle plus belle enseigne pour illustrer  la vitalité de la poésie et la fraternité de celles et ceux qui l’aiment ? Or à la veille de sa prochaine édition (du 9 au 25 mars 2024),  une polémique absurde, mais révélatrice de quel malentendu, agite ces jours le marigot politico-littéraire  parisien qui voit en l’écrivain Sylvain Tesson, appelé à présider la manifestation, un personnage idéologiquement suspect, « icône réactionnaire » dont le portrait partial qu’on en fait prouve qu’on n'en a rien lu. Au lieu d’un débat légitime sur les rapports de la poésie avec la société, ou sur l’engagement politique des poètes: une mêlée de basse jactance sectaire relayée par les médias et les réseaux  sociaux érigés en nouvelle instance de censure.     

    JEAN-LOUIS KUFFER

    Le sieur Arthur Rimbaud, auquel Sylvain Tesson a consacré un généreux  hommage « estival », aurait-il accepté, de son vivant, l’invitation d’être intronisé Prince des poètes ou mieux: Président de la confrérie des Vrais Poètes autoproclamés ?

    Il est fort probable qu’à dix-sept ans il s’en fût réjoui en applaudissant des deux pieds, lui qui se fit un plaisir fouzraque de se faire détester des poètes parisien après avoir conchié les accroupis et vilipendé  les assis et les rassis tout semblables à nos actuels « poéticiens » feignant de ne jurer que par lui.

    Arthur Rimbaud, après la farce du Panthéon - pour citer une polémique antérieure -, dirigeant le Printemps des Poètes de la France binaire: quoi de plus allègrement bouffon, de plus inclusif dans le concept poétiquement printanier . 

    Ou l’« icône » devient cliché de langue de bois…

    La figure du sacré que représentait naguère l’icône, devenue la représentation des plus viles idolâtries, annonce l’effondrement sémantique d’une notion gobée et régurgitée tous les jours par les vilipendeurs de la langue que sont devenus les techniciens de surface médiatiques et la meute mimétique des followers de tout acabit. Ainsi a-t-on fantasmé un Sylvain Tesson « icône de l’extrême-droite » comme on l’a fait de Rimbaud icône de la révolte adolescente ou de la mouvance gay en poésie, entre autres imbécillités réductrices.       

    Mais qu’est-ce donc que la poésie, et le sait-elle elle-même ? Qui aura jamais dit ce qu’elle dit de l’universel, que son chant investit depuis la nuit des temps, en termes qui ne soient pas trop vagues alors qu’elle est le contraire du vague et de l’imprécis, même lorsqu’elle divague apparemment ou semble délirer – quel discours, plus qu’en musique, remplacera-t-il jamais le chant ?

    En contraste absolu avec ce qu’on peut dire le chant humain de toujours et de partout, qu’il soit d’imploration ou de déploration, hymne à la vie ou thrène de grand deuil, cantique des cantiques ou fulmination de l’éternel Job levant le poing au ciel, élégie de la nuit ou des jours sereins ; à l’opposé de ce qu’on peut dire l’émotion, laquelle  suggère la réalité d’une ressemblance humaine qui échappe à toute explication ou justification utilitaire -  et contre ce qu’on peut appeler la poésie au sens le plus accueillant et le plus profond, le discours dézinguant  Sylvain Tesson, franc-tireur des grands espaces qui n’a jamais brigué le titre de prince des poètes ni de meilleur écrivain français que d’aucuns lui prêtent, aura saisi l'amateur sincère de poésie par la platitude et la médiocrité malveillante de ses formulations relevant de la jactance alignée et de la délation de mauvaise foi relayée à foison sur les réseaux sociaux bernés par la rumeur et la rhétorique sournoise du « pas de fumée sans feu »...

    Lisez donc le texte misérable de la fameuse pétition et visez les auteurs attroupés si satisfaits d'eux-mêmes: cela des défenseurs de poésie, des esprits libres et des cœurs sensibles ?

    À vrai dire, autant le fiel visant Sylvain Tesson que le miel dégoulinant sur la seule poésie poétique qui soit apparemment recevable sur visa politiquement correct, excluent tout débat éventuel sur la question d’une poie réellement engagée comme l’ont été celles d’un Nazim Hikmet ou d’un Ossip Mandelstam.

    Fausse parole et vérités multiples

    Je me rappelai les mises en garde du fameux essai d’Armand Robin intitulé La fausse parole, visant essentiellement le langage avarié de la propagande, justement figuré par l’expression « langue de bois », en lisant (ou relisant) ces jours, purs de toute idéologie partisane,  La panthère des neiges, les nouvelles d’Une vie à coucher dehors, Les chemins noirs en leur traversée de la France profonde,  Un été avec Rimbaud et le tout récent Avec les fées, célébration du merveilleux celtique à l’immédiat succès combien suspect n'est-ce pas ? Et combien suspecte, aussi bien, cette panthère aussi insaisissable qu’une femme de rêve, à le fois hyper-réelle et fuyante (comme l’amoureuse perdue que l’auteur évoque en sa quête), fascinante et cruelle comme toute la nature environnante ou la culture essaie de se ressourcer.

    Quoi de passionnant dans ces marches au désert, ces immensités ou l’on se les gèle, ces apparitions de yacks fantômes ou de chèvres bleues que survolent des aigles sans scrupules humanitaires - quoi de glorieux dans ces errances aux chemins noirs de France obscure où le soûlographe d’un soir à gueule cassée par une guerre contre lui-même poursuit sa chasse aux fées loin des estrades ? Un écervelé, sur Facebook, croit y voir du « fascisme culturel », mais chacun en jugera sans ses lunettes en bois…

    Prends garde à la beauté des choses, pourrait-on dire à la façon du délicieux Paul-Jean Toulet qui savait la merveille autant que son ombre, comme les compères Tesson et Munier (le photographe animalier qui l’a invité au bout de nulle part), avec deux autres bons compagnon de route, apprennent à chaque instant à mieux lire le livre du monde en son inépuisable poésie…

    Quand le Dr Michaux calme le jeu en souriant…

    Au lendemain de la mort du poète Henri Michaux, massivement méconnu du grand public, le journal Libération (!) publia, comme par défi (ferveur sincère ou sursaut narcissique de caste branchée ?), pas moins de douze pages d’hommage qui eussent probablement ravi l’intéressé de son vivant malgré sa légendaire défiance envers toute publicité.

    Or c’est au farouche et génial explorateur d’ Ecuador et de la Grande Garabagne, étonnant voyageur-voyant avant la lettre, qu’il faudrait revenir aujourd’hui pour élever de quelques crans le « débat », même inexistant en l’occurrence,  en exhumant deux textes de 1936 initialement parus en espagnol (un congrès du PEN-Club avait suscité la première de ces conférences) et respectivement intitulé L’Avenir de la poésie et Recherche dans la poésie contemporaine.

    « Le poète n’est pas un excellent homme qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain », déclare Henri Michaux en évoquant la suite de recommandations solennelles qui ont été faites avant lui par les congressistes distingués, « le poète n’est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous », et l’observation vaut aujourd’hui pour tous ceux qui voient en la poésie un accessoire du développement personnel ou du combat politique : « La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunion politiques ». Et d’ajouter dans la nuance, à propos des « cas » de Paul Eluard et de Louis Aragon:  « Si un homme devient fougueusement communiste, il ne s’ensuit pas que le poète en lui, que ses profondeurs poétiques en soient atteintes. Exemple : Paul Eluard, marxiste acharné, mais dont les poèmes sont ce que vous savez, de rêve , et du genre le plus délicat ». Et sur Aragon : « Un homme autrefois bourgeois mécontent, et grand  poète, devenu militant communiste, dévoué à la cause comme personne, mais médiocre poète, ses poèmes de combat ont perdu toute vertu poétique ».

    Tout serait à citer dans cette réflexion anti-dogmatique, qui inclut dans sa pensée l’humour et le sens commun. « En poésie, continue Michaux qui compare la fonction de sa corporation à celle d’un médecin virtuel, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale».  Est-ce dire que la poésie n’ait à s’occuper que de gouttes d’eau insignifiantes ? Pas du tout, et cela nous ramène au réalisme poétique de Rimbaud autant qu’aux veilles contemplatives  de Sylvain Tesson en pleine nature : « Cette goutte d’eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d’humanité que toutes les strophes humanitaires. C’est cela la TRANSFIGURATION POETIQUE. Le poète montre son humanité par ses façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial , ou asocial, il peut être social. »

    Et de citer trois individus bien plus suspects, idéologiquement, que l’anodin Sylvain Tesson : « N’ayant pas sur l’art des vues d’instituteurs, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteurs ».

    Au passage, - et plus loin cela rejaillira dans un double salamalec à son ami Jules Supervielle et à Paul Eluard -,  l’on aura relevé le ton aimable et bienveillant du conférencier qui, dans le second texte, montrera avec autant de nuances amusées l’intérêt et les limites du surréalisme aboutissant parfois à un grand n’importe quoi dont nous voyons aujourd’hui les resucées.  André Breton avant Jack Lang, postulait une sorte de généralisation du génie poétique faisant de chacun un petit Rimbaud ou une Rimbaldine à la Chloé Delaume visitée par la grâce. Or lisez, misère, la pauvre  Delaume citée partout comme l’égérie  de la fameuse pétition…      

    Le mérite majeur de Sylvain Tesson, s’agissant de Rimbaud, consiste à le citer, et c’est un bonheur estival qui fait oublier les printemps institués. De la même façon,  avec un élan généreux  qui exprime l’essence même de l’indéfinissable poésie dont ne nous parviennent, comme l’exprimait Gustave Roud, que des éclats du paradis, Henri Michaux cite ces vers mémorables d’Eluard à la fin du poème intitulé L’Amour la poésie : « Il fallait  bien qu’un visage /réponde à tous les noms du monde », et ces premiers vers de Supervielle dans Les chevaux du temps : « Quand les chevaux du temps s’arrêtent à ma porte /j’hésite un peu toujours à les regarder boire /puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif », etc.  

    Sylvain Tesson. Un été avec Rimbaud. Equateurs / Humensis – France inter, 2021.

    Une vie à dormir dehors. Prix Goncourt de la nouvelle. Gallimard 2009. Folio.

    La Panthère des neiges, Prix Renaudot. Gallimard, 2019. 

    Sur les chemins noirs. Gallimard, 2019, Folio 2023.

    Avec les fées. Equateurs, 2023.

    Henri Michaux. Œuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade,  1998.

  • Petit Nobel

    smoky.jpg

     

    Chaque fois qu’ils se mettent à crier je sors dehors voir si j’y suis. C’est la meilleure tactique, avec un cigarillo, pour conserver un peu de bonne humeur sur cette terre qui est, parfois, si jolie – disait ma sœur.

    Pendant ce temps, dedans, c’est la guerre. Pour ou contre la femme ou la cigarette, à fond contre les margelles trop étroites ou pour le développement durable des canaux d’évacuation de la Fantaisie : maudite Fantaisie, disent-elles, maudite Fantaisie disent-ils – la Fantaisie étant pour les uns et les autres l’ennemie à abattre avec le sérieux des papes, avec ou sans filtre.

    À la fin, s’ils ne se sont pas tous assassinés, l’un d’entre eux décrochera le Grand Nobel et les autres pourront se vanter d’avoir partagé des masses de choses avec lui, au dam de la Fantaisie.

    C’est tout le mal que je leur souhaite, moi qui pars en fumée.

    Image: Philip Seelen.

     

     

  • Au nom du mot trahi

    images-5.jpeg
     
    Un lac gelé sous un ciel bas,
    comme un complot de murs,
    le Temps cloué dans les gravats -
    que des mots qui rassurent…
     
    Ce que veut dire le mot parler,
    le couteau sous la gorge
    ne peut s’exprimer sous l’horloge
    qu’on a décapitée -
    et parler alors devient cri…
     
    Quand soumis a l’oubli,
    quand ne rien faire ici,
    sous le ciel emmuré
    ajouterait au mal de haine
    et au mal de mépris,
    quand plier et ramper
    ne serait plus dans les gravats
    qu’une voix sans aval…
     
    Que chaque mot soit une alarme,
    chaque idée une fée
    qui dissipe le charme,
    chaque image comme un renfort
    du déni opposé
    au sourire putain de la mort...

  • Conseils de l'arbre

    Panpticon450.jpg
     
     
    J’aspire à tout ce beau désordre,
    me disait l’arbre en rêve
    et sur sa large main ouverte
    je lisais la brève sentence
    de nos années enfuies -
    l’arbre nous aurait bientôt oubliés…
     
    Ta sève n’était qu’impatience,
    a murmuré le vent
    à l’écoute de cet instant
    de pure adolescence
    où soudain l’animal jaillit,
    et le cheval hennit -
    on eût dit que tremblait le temps…
     
    Les mots étaient insuffisants:
    le mot seul de racine,
    ou le verbe de revenir
    vers l’arbre ou vers le vent;
    revenir au défi du temps:
    le désordre de l’arbre
    me suggérait la permanence -
    revenir au silence…
     
    (Ce 25 janvier 2024)

  • Silence de la neige

    Neige02.jpg
    Sans te rappeler la douleur
    oubliée sous la neige
    au long du lent cortège
    des heures et des jours,
    soudain comme une main ,
    invisible, brève et cruelle,
    lève le voile et te révèle,
    à te figer le sang,
    cela simplement qui t’attend…
     
    La neige étrange et familière ,
    comme une main apaise
    l’enfance partout au sommeil;
    ou te prend à la gorge
    - la neige ambiguë de l’éveil,
    dont la blancheur trompeuse
    suinte d’humeurs odieuses…
     
    La neige à la douce présence,
    la neige au canon blanc
    de l’arme prête à décharger
    l’innocence du poids du monde,
    la neige pure de l’immonde,
    la neige à genoux de la vieille,
    la neige boule en joie,
    la neige tout ensanglantée,
    enfin dévisagée,
    la neige comme aux abois des villes
    et là-bas dans l’absence:
    la neige rendue au silence…

  • Le baptême des mots

    medium_Papillon0001.JPG

     

     

     Le palimpseste de la mémoire est indestructible »
    (Baudelaire)

    Tout sera peut-être oublié ? Tout n’aura peut-être été qu’illusion ? Tout n’aura jamais été peut-être qu’un rêve ?
    Je ne me pose, pour ma part, aucune de ces questions. Je ne fais que m’imprégner. Ou plutôt je ne fais qu’être imprégné. Plus exactement je ne fais qu’être, et encore: je ne suis qu’à vos yeux.
    Faites de moi ce que vous voulez : courez après mon reflet, emparez-vous de mon ombre, clouez et exposez ma dépouille, mais qui dira ce que je suis en vérité ? Quels mots diront mon vol ? Quels mes voiles et le vent qui me porte ? Quels toutes mes pages écrites à coups d’ailes ? Quels les milliards de vie que je continue en planant au-dessus des jardins suspendus jusqu’où remonte l’air poissonneux du Haut Lac aux airs ce soir de fleuve immobile ? Quels mes effrois et mes ivresses ? Quels mes désirs séculaires, moi qui ai l’âge de mes pères fossilisés dans la roche claire d’avant les glaciers ? Quels de vos mots diront mon inscrutable origine ? Quels de vos mots diront mes fins dernières ?

    Vous avez tant écrit pour dire ce que je suis, quand je ne faisais qu’être. Tant d’idées se sont empilées dans vos pyramides de papier pour affirmer qui j’étais, quand je tombais en poussière. Tant de combats entre vous pour décider quel nom je porterais, quand je renaissais. Tant d’armes levées, tant de fracas, tant de têtes coupées, tant de décrets, tant de conciles et de congrès, quand je vous survolais. Tant de peine, tant d’amour, tant de savoir, tant de haine, quand je me posais sur la joue de votre enfant dans la lumière du soir. Tant de contes dans la clairière en forêt. Tant d’images premières. Tant d’essais, tant d’explications, tant de lois, tant de traités, tant de généalogies et tant de prophéties. Vous vous êtes élus et maudits. Vous vous êtes couronnées et répudiés. Vous vous êtes traités de purs et d’impurs. Vous avez écrit sur moi des encyclopédies, mais d’un vol je traverse à l’instant votre crâne poncé par les âges.
    Or, moi qui n’ai pas de mémoire à vos yeux, je me rappelle vos jeux d’enfants. Vous scribes de la nuit des temps et vous paumés des quartiers déglingués, vous guerriers des légions et vous désertant les armées, vous laudateurs et vous contempteurs, vous sages et vous insensés, vous femmes qui enfantez et vous chefs de guerre qui massacrez – vous tous je vous revois lever vos yeux vers mes couleurs, en toutes vos mémoires j’ai déposé ce reflet, cette ombre diaprée, cette insaisissable douceur.

    Quelle main ne se rappelle ma légèreté ? Sur quel doigt de quel ange ai-je jamais pesé ? Qui ne se souvient de la prairie de son enfance où voltigeaient mes drapeaux ? Qui ne se revoit, sous le tourbillon de mes ailes en foule, dans la rivière ou la rizière, les hautes vallées ou la féerie des contrées lointaines ? Qui ne revit tel après-midi de sa vie dans l’ondulé de ma chenille sur les sentiers poudreux ? Qui ne se rappelle le jeune garçon de la légende me voyant, de la bouche du vieil Homère mourant, m’envoler et rendre son chant à l’Univers ? Qui ne revoit, à son plafond de malade que la douleur tient en éveil, la tache ou l’écaille dont on croirait qu’elle cherche l’échappée d’un autre ciel ?
    Si je ne suis qu’à vos yeux, c’est par vos mots que je vous parle de vous. Je ne faisais comme vous que passer. Je ne sais trop ce que vous entendez par le mot beauté, mais un poète l’a écrit sur la nappe de papier d’un café : que je suis en visite chez vous.

  • Apprendre par coeur

    Cingria17.jpg

     

    Variations cingriesques (7)

     

    Les enfant qui ont appris à apprendre par coeur ne savent pas leur chance. Ils sont d'ailleurs rares en nos contrées où cette pratique est assimilée à un pensum sinon à une mesure coercitive , alors qu'il devrait s'agir essentiellement d'un pur plaisir, fût-ce en vue de l'acquisition non consciente d'un pur trésor.

    C'est ainsi, du moins, que je l'ai vécu personnellement, et de ma seule initiative, entre dix et treize ans, pour en tirer un inépuisable bénéfice quand bien même j'aurais presque tout oublié des centaines et des milliers de vers mémorisés. Je parle en effet de poésie. D'autres parleraient de théâtre par obligation professionnelle, ou de lois nécessitant alors l'usage du latin.

    Charles-Albert parle de celui-ci dans une lettre ouverte à une institutrice opposée à la mémorisation par coeur, publiée par le Journal de la Maison Charles Veillon - là même où il donna des conseils sur la manière de vêtir l'enfant -, en juillet 1954, donc un mois avant la fin de son séjour terrestre.   

     

    Cingria dit n'avoir pas toujours été favorable à l'apprentissage par coeur, mais il a changé d'avis et en vient ici à prôner l'ingestion du latin "en le scandant et le chantant sur des notes plain-chantiques" par le truchement de grammaires latines écrites en vers.

    "Faire réfléchir les élèves, c'est très bien", précise-t-il, "mais il faut des points de repère. Il n'y a que ce qui est acquis mécaniquement qui peut les fournir".

    Charles-Albert aura sans doute eu l'occasion d'entendre Paul Léautaud psalmodier, non du latin mais des vers d'Apollinaire ou d'Anna de Noailles, de Baudelaire ou de Verlaine, tels qu'il en récite à foison dans ses fameux Entretiens avec Robert Mallet.

    De la même façon, avec l'encouragement souriant de ma prof de collège Denise Ramel, je me suis efforcé entre dix et treize ans de mémoriser de longs poèmes de Victor Hugo (style Booz endormi...) et de François Villon et de plus brèves pièces de Musset et Verlaine (musicalement mon préféré), Apollinaire ou Rimbaud. De tout cela que comprenais-je ? Sûrement pas tout, mais les vocables me remplissaient comme de beaux cailloux et de bons caramels un clair bocal. Il y avait aussi là un peu de la recherche d'une performance sportive, comme celle qui faisait Charles De Gaulle et ses soeurs apprendre par coeur des pages entières de journaux et se les réciter à l'envers. Quant au résultat, je n'ai pu en juger que des années après, par exemple en analysant des poèmes de Baudelaire dans la classe de notre prof de français Georges Anex (par ailleurs critique littéraire à la N.R.F. et au Journal de Genève, et non moins féru lecteur et défenseur de Charles-Albert), avant d'entrer en littérature comme en forêt connue. À seize ans, ensuite, apprendre par coeur Le vent à Djémila de Camus me fut une relance de plaisir réellement physique, et plus tard la poésie de René Char ou de Saint-John Perse...

    À propos de plaisir physique, j'y ai repensé récemment en lisant le très beau premier recueil de nouvelles du comédien Edmond Vullioud, Les Amours étranges, où j'ai perçu d'emblée le tonus et la tonne vocale possiblement liée à ce que Flaubert appelle son gueuloir, en outre appariée à la discipline élémentaire du théâtre.

    Le texte prend mieux corps d'être dit par coeur. Il en va de même de la prise de notes, qui dédouble ou redouble la lecture, et plus encore de la citation, qui participe elle aussi de cette espèce de mise en bouche que représente la mémorisation.

    La phrase de Charles-Albert Cingria, modulée et scandée en sous-texte par le latin et la basse continue d'un chant, appelle naturellement la mémorisation par coeur mais disons: à ses pointes.

    La poésie étant par excellence la pointe du langage, mérite ainsi l'hommage de la mémorisation par coeur - mais pas toute. À vrai dire toute une poésie contemporaine me semble aussi aphone qu'illisible, mais passons. Réjouissons-nous plutôt de voir des foules immenses, au Levant, psalmodier les poèmes d'Adonis ou de Mahmoud Darwich, ou, peu qvant sa dernière révérence, le vieil indigné Stéphane Hessel réciter Hölderlin par coeur...   

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes,Volume 5 (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p.  

  • Irrécupérable poésie

    PierPaoloPasolini.jpg
     
     
    À propos de Pasolini en dialogue posthume...
     
    «Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, noi digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non »
     
    Unknown-11.jpeg
    Ainsi parlait Pier Paolo Pasolini en 1969 à New York, répondant aux questions pertinentes de Giuseppe Cardillo, dans un entretien traduit par Anne Bourguignon et qui constitue un document réellement éclairant, à la fois sur la démarche de l’écrivain-cinéaste et sur l’esprit de l’époque.
     
    Cela me semble en effet très « époque » de s’attacher pareillement au caractère irrécupérable de tel ou tel objet de création, et de privilégier ainsi « la poésie ». Mais il faut lire l’entier de l’entretien, et le rapporter à l’ensemble de l’œuvre et aux réflexions de cet artiste cherchant à tout moment à « théoriser » le magma de sa complexion éminemment contradictoire en butte au chaos du monde, pour mieux saisir la tournure de cette affirmation, qui vaut autant dans la postérité de Rimbaud et Baudelaire que dans celle d’Antonio Gramsci.
    Ce présent entretien fut capté lors du deuxième voyage de Pasolini aux States, après une premier contact en 1966 qu’il vécut avec enthousiasme, fasciné par la ville et saisi « par la ferveur morale de la contestation américaine en marche et par la découverte d’une forme d’esprit démocratique, inexistante en Italie ».
    En 1969, après une activité artistique intense (notamment avec Théorème et Porcherie) et de vifs démêlés idéologico-politiques liés à sa critique de la «fausse révolution» en Italie, Pasolini se trouve dans une période de remise en question dont les tenants socio-politiques (sa déception de marxiste assistant, à l’avènement d’une société consommation nivelant à peu près tout, et notamment le peuple du sous-prolétariat qui inspira ses premiers livres, dont Ragazzi di vita, et ses premiers films, au nom du bien-être généralisé) et les aboutissants éthiques et artistiques sont clairement détaillés.
    S’il y avait du militant «éducateur» et du provocateur chez Pasolini, c’est en poète, «irrécupérable» selon lui-même, en artiste polymorphe, que Pasolini s’exprime ici : sur le cinéma (et plus précisément celui de Godard, qu’il admire sans partager ses options esthétiques), sa conception religieuse de la réalité (hors des églises et même de la foi), les parfums de son enfance, sa première conscience politique (éveillée par la condition des paysans frioulans) et, surtout, l’importance radicale, voire sacrée, du style, à propos duquel il dit une chose à mes yeux essentielle, à la fois au regard de son œuvre et d’une approche incessamment irrécupérable de la réalité, tous genres confondus du moment que la poésie éclaire nos « minutes profondes » en toutes langues et formes : « Voilà la grande affaire : la réalité est un langage. Pour moi, je vous l’ai dit, la réalité est hiérophanie – elle l’est de façon sentimentale et intuitive – et si vous suivez mon raisonnement, tout est étrange, la réalité n’est plus une hiérophanie mais une hiérosémie, autrement dit un langage sacré »…
    L’inédit de New York, entretien de Pier Paolo Pasolini avec Giuseppe Cardillo. Traduit de l’italien par Anne Bourguignon. Préface de Luigi Fontanella. Editions Arléa, 92p.

  • Jusqu'à l'ouvert

    420177128_10233330858520317_2987932086145214685_n.jpg
     
    « dibujamos una puerta
    y escondidos
    nos dimos a lo abierto » (*)
    (Mario Martin Gijon, el encuentro)
     
    Je rebondis jusqu’à l’oiseau
    qui m’esquive d’une aile :
    enfants, nous étions hirondelles
    envolées des boisseaux,
    dans nos cahiers bleus étoilés
    des traces de nos mots…
     
    Certain d’entre nous comme le merle
    modulait à l’écart,
    dont les fées cherchaient le regard,
    mais l’orgueil l’esseulait
    et le soir venait, et la nuit
    qui déferle sans bruit…
     
    Nous ne nous laisserons porter
    à notre âge allégé
    que par les airs habités
    des maisons de nuages
    où vont et viennent les nuées
    de passereaux volages…
     
    Aquarelle JLK.
     
    (*) "nous avons dessiné une porte
    et cachés
    nous nous sommes donnés vers l'ouvert".
    (Traduction de Miguel Ángel Real,
    dans l'Anthologie poétique bilingue parue à L'Harmattan
    sous le titre de La Chair des heures).

  • Art poétique

    838_000_sapa981117994690.jpg
    (À l’écolier de Charleville)
     
    Le plus simple et le plus limpide
    sera notre façon:
    à la manière du jeune Ovide
    promenant sur les choses
    son regard à métamorphoses,
    nous serons juste bons,
    comme autant d’ahuris sublimes,
    par le jour bel et blond,
    à chantonner nos contrerimes…
     
    Les clichés des anciens poèmes
    nous vont comme des oripeaux
    de théâtre joyeux:
    de tout bois nous ferons un feu
    de mots à belles flammes -
    nous oserons l’effet soyeux
    du précieux Baudelaire,
    séduisant les âmes rebelles -
    à jamais couturières…
    Quant au vers libre il est tenu
    à laisse très légère,
    il est souple, il est ingénu,
    il a du vent dans les semelles
    et s’accommode du sonnet
    ou de la ritournelle -
    dès le latin très pur d’Arthur,
    au génie le plus sûr…

  • Comme un temps accordé

    unnamed.jpg
    Dans le grand sommeil idéal,
    vaste désert ardent
    des mille millions de feux d’aval
    sur le fond noir du Temps,
    nous nous retrouverons…
     
    Nous avons pour nous la patience
    des anciens pèlerins
    se laissant porter par l’errance,
    et sur ces lents chemins,
    nous nous retrouverons…
     
    Ton visage prend la lumière,
    rayonnant à l’ivoire
    de mon rêve ouvert en clairière
    au tréfonds des mémoires…
     
    Nous nous retrouvons en silence,
    au seuil du doux parler
    que nous inspire l’innocence
    sous le ciel accordé…

  • Ovale de nos visages

    medium_goya_chinchon_kuffer_v1_.2.jpg
     
    Je me rappelle ton ovale :
    tout ovale est parfait
    qui s’inscrit dans toute mémoire,
    de l’enfant au rebond
    de la plus idéale balle…
     
    Ton visage sur l’oreiller
    au repli du secret
    se déplie en multiples formes
    qui se lient et délient
    l’informe de tous les dénis…
     
    Les mots recueillis dans l’ovale
    sont autant de visages
    apaisés après les orages
    et les matins ressuscités
    en la vallée sans âge…
     
    Peinture: Francisco de Goya, la Comtesse de Chinchon, 1800.

  • À l'envers des clichés

    175872364.jpg
     
    La rumeur de la mer, la nuit,
    sur les draps de l’amour
    et les corps à peine dépris -
    viendra le lent retour
    de ce qui jamais ne finit -
    quoique jamais: cause toujours…
     
    Tant d’images et de beaux mensonges,
    les mots de la passion :
    filles de feu, fleurs de nos âmes
    que trois fois rien enflamme -
    ô tendre dérision!
    Quant à nos moments préférés,
    les mots restent à couvert,
    discrets, blottis au doux revers
    de nos nudités enlacées -
    nos langues déliées…
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Canto

    images-15.jpeg
     
     
    Je ne dis mot, non: je regarde
    les visages du jour
    tandis qu’alentour on s’attarde -
    à se perdre en discours…
     
    Le garçon que je dévisage
    à la beauté passée
    chantera-t-il encore
    comme le font penser ses yeux
    sans trace de remords ?
     
    La vieille pianiste en silence
    sourit au beau garçon
    qui l’écoute depuis l’enfance
    en compagnon secret…
     
    Il y a comme ça des gens
    dans le bruit des effets
    qui s’entendent au lieu de parler
    à l’écoute d’un chant…
     
    (Peinture au doigt: Louis Soutter)
     
     
     
     

     

  • Lady nue

    littérature

    Le jeu veut que je me tienne à la porte dès que j’entends ses béquilles au bout de l’allée du château.

    C’est un vrai carillon que Lady Prothèse. Elle a fait arrêter la Bentley à la grille pour me faire jouir de son arrivée, et pas question que Boris l’épaule: elle est capable de tenir debout malgré son obsession de l’eau. Je dois sentir d’où elle vient et où elle veut que je l’emmène. Voici donc l’Eve future en son armure nickelée, dont l’imperceptible cliquetis symbolise les derniers prodiges de la cybernétique, après quoi s’imposera partout le silence de l’eau.

    Lorsque nous sommes seuls dans le salon jouxtant la grande vasque, je la défais patiemment de tout son attirail. Plus je la dépouille et plus se voient ses cheveux roses et son triangle épilé. Sans bras ni jambes elle m’évoque un croissant de lune ou une banane pelée. Elle rit comme une petite fille quand je la fais pisser dans le pédiluve.

    Dans l’eau, Lady nue ne sera plus qu’algue et sexe. Le jeu veut qu’elle me prenne en bouche dès que nous nous immergeons, ensuite de quoi je la pénètre pour lui faire sentir qu’elle existe encore, selon sa formule.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Ni le faux ni les cris

    417498276_10233305331242151_2838093440088698161_n.jpg
     
     
    (En mémoire d’Armand Robin)
     
    Si les anciens mots revenaient,
    la nuit entre les lignes,
    les mots doux qui nous caressaient,
    ou d’autres faisant signe
    de ne point transiger -
    si les mots vidés de leur sang
    remontaient au parler…
     
    Crier non plus n’est plus de mise
    au désert saturé:
    parler se fait par les machines,
    et tout est programmé
    pour sangler les échines
    des indociles usagers -
    tout est canalisé
    au formulé de blanche usine…
     
    Loin de Byzance cependant,
    toi et moi survivons
    dans l’effusion de la musique;
    je ne sais qui tu es,
    tu es exclu(e) des répertoires,
    nous serions les émus
    rescapés de la fausse gloire -
    au retour de l’antique,
    nous ne serions plus disposés
    qu’au servir du vocable…
     
     
    Image: Philip Seelen.

  • Passage de Ramuz

    Il n’y a pas de doute: Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) est l’écrivain romand d’origine le plus important depuis Rousseau. Certains de ses choix ou positions, et l’attitude générale de l’écrivain face à la société et aux tribulations de son temps peuvent se discuter mais la hauteur de vue, la noblesse, la tenue constante de l’œuvre imposent l’image de la grandeur.
    Le titre de son premier opuscule, Le petit village, pourrait suggérer l’idée d’un début de mince envergure, alors qu’il désigne au contraire ce qu’il y a de grand dans les plus humbles réalités, choses et gens. Même embryonnaire, Ramuz est déjà là: dans ce concentré du plus simple et du plus dense, du plus élémentaire et du plus construit, du plus profane et de plus sacré; et trois romans ensuite, d’un sombre éclat et ne ressemblant à rien de ce qui s’écrit alors, ne tardent à confirmer cette première promesse: Aline, pure et noire merveille qui n’a pas pris une ride après un siècle, où le jeune romancier, sans pathos et dans un style inouï (au sens premier de jamais entendu) raconte les tribulations d’une toute jeune fille engrossée par le fils d’un notable, rejetée par celui-ci et fuyant l’opprobre du village dans le sacrifice de son enfant et le suicide; Jean-Luc persécuté, autre drame et cette fois dans le décor vertical de la montagne où la détresse solitaire prend la figure d’un homme humilié; et Circonstances de la vie, dont la grisaille sèche rend admirablement la dérive douloureuse d’un notaire vaudois d’abord prisonnier d’une belle-mère sourcilleuse et ensuite remarié, après la mort de sa première épouse maladive, à une diablesse alémanique représentant, par surcroît, l’arriviste par excellence de la nouvelle société.
    Les lecteur de l’époque n’auront pas manqué de trouver ces romans bien tristes, et c’est peu dire que le style de Ramuz n’ait pas fait l’unanimité, tel critique français l’imaginant même traduit de l’allemand… mais le jeune auteur n’en a qu’à l’univers qu’il porte en lui et à sa joie manifeste d’écrire, composant coup sur coup deux admirables romans de formation dont le premier, Aimé Pache, peintre vaudois, est tout imprégné de l’expérience parisienne du jeune écrivain, suivi de Vie de Samuel Belet, son plus grand roman à nos yeux, et marquant paradoxalement le terme de cette saisissante première période d’expansion, comme le signifie abruptement, en 1914, l’Adieu à beaucoup de personnages, préludant à une nouvelle période où l’on ne va plus «ouvrir» mais «creuser», en bonne tradition romande…
    A la fin des années 1970, l’éditeur Vladimir Dimitrijevic affirmait qu’il manquait en somme un Zola à la littérature romande, désignant plus précisément la carence, dans notre pays, d’un observateur de la société locale en ses multiples aspects. Or, plus qu’aucun autre, l’auteur de Vie de Samuel Belet disposait des outils nécessaires à ce genre de travail, et l’on peut imaginer ce qu’eût pu devenir une œuvre plus ouverte au monde extérieur des années 1920 à 1940 et à tous les bouleversements qui l’ont affecté. Mais Ramuz ne sera pas plus Zola que Thomas Mann, et d’ailleurs on peut se demander si la société romande, petite bourgeoise et paysanne, de l’époque, se fût jamais prêtée vraiment à un type d’observation de ce genre, faute d’enjeux sociaux et économiques. Dimitrijevic prétend que nul de nos auteurs n’a rendu compte de la vie quotidienne à cette époque. On se demande s’il a jamais lu le moindre livre d’Alice Rivaz. Quant à Ramuz, il sera du moins Ramuz, et souvent à son extrême pointe, comme dans ses pénétrants essais de Besoin de grandeur, Questions ou plus encore Remarques, plus sans doute que dans la suite de romans poético-métaphysiques qu’il va donner, dont les figures seront désormais des emblèmes et des symboles plus que des personnages. Dès La guérison des maladies, et plus encore avec Le règne de l’esprit malin et Les signes parmi nous, le souffle et le rythme d la narration du romancier nous semblent marquer un fléchissement, aggravé par une façon de maniérisme stylistique.
    Il faut lire attentivement Le grand printemps pour mieux percevoir l’évolution de Ramuz durant la Grande Guerre, entre désarroi profond et sourde aspiration à une possible renaissance. «Il n’y a plus eu de point de repère, écrit-il à propos de son retour au pays, après ses douze années parisiennes, et le voici face à la côte de Savoie, à sa table, exprimant sa souffrance, solidaire avec la France mais «à distance». Dans un texte bouleversant intitulé J’ai saigné, Blaise Cendrars, engagé volontaire blessé gravement au front, dit l’horreur de la guerre et la compassion que lui inspire l’agonie, atroce, d’un jeune berger reposant sur le grabat voisin du sien, qu’un médecin-chef achèvera au cours d’une séance de «soins» insoutenable. A peu près au même moment, Ramuz tâche de se convaincre, à sa table de littérateur, qu’il souffre autant, sinon plus que les jeunes gens crevant au front et que leurs familles: «Il y a une forme d’imagination qui fait qu’on souffre davantage, et on subit davantage (encore qu’autrement peut-être) que dans la réalité».
    Et tel sera bel et bien le Ramuz à venir, se réclamant de l’homme élémentaire et de l’humanité «concrète» tout en se tenant à distance, prudent et parfois jusqu’à la pusillanimité comme le montrent, aussi, ses relations avec les compères des Cahiers vaudois.
    Au demeurant, on se gardera de faire le procès de Ramuz sous prétexte qu’il se tient à l’écart de telle «réalité», comme la plupart de ses pairs, alors même qu’il ne cesse, et dans Le grand printemps précisément, de réfléchir au sens de la guerre, aux idées meurtrières que cristallisent les nationalismes, à la révolution russe en train de se préparer, au collectivisme et à la démocratie plus ou moins avérée. «Je ne veux pas de l’homme abstrait», écrit plus précisément celui qui toujours résistera aux sirènes des idéologies, «l’homme simple valeur légale ou sociale ou économique, l’homme numéro matricule des casernes philanthropiques, ni de l’homme sans passions et sans nerfs des pacifistes malgré tout».
    L’apport essentiel du Ramuz penseur tient aux questions qu’il pose en perpétuel inquiet, doutant à tout moment de lui-même ainsi qu’en témoigne chaque page de son Journal et refusant toute engagement politique ou religieux, mais s’engageant intégralement dans son travail d’écrivain. Lui dont toute l’œuvre est imprégnée de sacré ne redoute rien tant que de «parler de Dieu» ou «de l’âme». Lui qui s’est fait le peintre attentif d’une communauté humaine dont la Suisse est le modèle évident, va jusqu’à douter (en 1937, dans un texte fameux publié par la revue Esprit) de l’existence même de ce pays, bornant son horizon à la latinité rhodanienne et aux modes de vies du paysan ou du vigneron, du montagnard ou de l’artisan. Lui qui se dit indifférent à la nature est sûrement, après Rousseau, le plus grand peintre des cycles imbriqués de la vie humaine et des saisons. Lui qui affirme qu’il «doit tout à Paris» et se dit une «outil médiocre» de la langue française, n’en revendique pas moins sa prétendue maladresse et jusqu’à fonder une langue nouvelle.
    Un style neuf: tel est Ramuz, dont la musique et l’extraordinaire plasticité de la langue éclipsent tout débat sur les positions diverses de l’écrivain.
    Reste pourtant que le respect de celui-ci n’exclut pas de nouvelles questions et ne saurait se satisfaire de la vénération pleutre qui vise, aujourd’hui, plus encore que de son vivant, à s’en débarrasser, notamment en faisant de lui un Grand Arbre…

     

  • Fugues helvètes (16)

    Unknown-3.jpeg  images-2.jpeg
     
    16. Corinne Desarzens et ses Sirènes d'Engadine. Souvenir du Canada et d'une certaine courge. De l'art populaire.
     
    Le petit livre de l’amie Corinne figurait au milieu de la vitrine de la librairie hélas fermée ce dimanche matin-là, mais je l’ai pris comme un signe avant de m’embarquer pour le val Sinestra.
    Sacrée chèvre de Corinne, avec sa chevrette de fille, me rappelant soudain, devant cette devanture pleine des ouvrages célébrant la culture locale, notre périple de Toronto à Trois-Rivières, je ne sais plus combien d’années il y a de ça…
    Corinne Desarzens à la table ronde des auteurs du Salon francophone de Toronto : tout un poème que les envolées de cette cavale de la plume, notre avatar féminin de l’impro fuguée à la Cingria, merveille de prosatrice capable d’écrire tout un livre sur les araignées ou sur les citrouilles d’Alloween, le gris du Gabon ou son dernier bon ami.
    La descente du Saint-Laurent en Impala de louage en compagnie de cette dingo de Corinne ! Sa mine quand, à l’aéroport de Montréal, j’ai sorti d’un sac une courge ornée d’une araignée, mon cadeau pour elle trouvé au marché de Montréal, après avoir annoncé « une bombe » à la douanière qui me demandait ce que contenait ledit sac ! La mine de la douanière m’invectivant pour ma très mauvaise plaisanterie - ah oui ce devait être en 2002…
    3877351795.jpg
     
    Le sentier des poètes.- Vous qui vous engagez sur la route forestière du val Sinestra, laissez toute espérance de vous y aventurer sans crainte et tremblement. Dieu sait que, durant nos équipées montagnardes de youngsters à 2CV, entre Valais et Dolomites, nous aurons frôlé gouffres et précipices, mais avec les années on oublie que la Suisse a gardé, dieux et démons merci, un fonds de sauvagerie à la fois impressionnant ei réjouissant, et des routes aussi précaires qu’au Pérou sommital ou en Afghanistan.
    2703465215.jpg
    Or l’apparition, au fond du val Sinestra, d’un grand hôtel romantique, à peu près vide ces jours mais restant bel et bien accueillant aux marcheurs férus de nature ou de métaphysique, et autres groupes de méditation plus ou moins transcendantale, avec cette échappée latérale indiquée par un panneau de bois au libellé Sentier des poètes…
    Guarda che bello ! Corinne Desarzens a détaillé, merveilleusement, les beautés des façades des maisons engadinoises, dont les habitants ont à cœur, plus que nulle part ailleurs en Suisse, de restaurer régulièrement inscriptions et ornements. De ce conservatisme, au meilleur sens du terme, Guarda figure la plus belle illustration collective, sans pour autant donner dans le village-musée réduit à l’attraction conventionnelle.
    2763547233.jpg
    3676122479.jpg
    L’art populaire survit en ces lieux point trop encore pourris par le tourisme à pacotille d’importation, et quelques beaux visages d’un autre temps, comme sculptés dans le bois, apparaissent encore ici et là, mais on n’en sent pas moins la fin d’un temps, non sans mélancolie. Cependant quelle beauté aux façades, et quelle harmonie aussi dans l’agencement intérieur des maisons aux beaux vieux meubles, aux lambris ornés et aux plafonds sculptés. Là encore, quel héritage précieux de l'ancestrale civilisation alpine nous reste ici et là en dépit de trop de saccage…
     
    (À suivre )

  • Fugues helvètes (14)

    9eed9d6a105e5b80b6c55e6206067768.jpg
    Des vues politiques du personnel ambulant de la société de restauration ferroviaire Elvetino. De l’étranger en Suisse. Du passeport suisse dans La Suisse du Suisse de Peter Bichsel. Du petit-fils de Charlot et d’un cadeau fait à l’Auteur le jour de ses 60 ans.


    Dans un Intercity, ce jeudi 14 juin. - S’il est de notoriété publique qu’un ministre virtuel sommeille en chaque chauffeur de taxi israélien, et que tout coiffeur français est un Président de la République en puissance, on ne s’avise pas assez, en Suisse, du potentiel conseiller des employés multinationaux de la firme de restauration ferroviaire Elvetino.
    Un premier apport culturel de ce personnel majoritairement masculin tient à son panachage linguistique, qui fait qu’invariablement, si vous posez telle question à tel Pakistanais en terre alémanique, ou telle autre à tel Bosniaque au sud des Alpes, il vous sera répondu dans une autre langue, d’abord selon la règle d’une politesse laconique, puis de façon possiblement plus diserte pour qui prend la peine de briser la glace d’un formalisme aux normes helvétiques.
    86559e9cd9e4cb8e21851effa33a8848.jpgUne conversation plus nourrie, pour le voyageur qui en prend le temps hors des heures de presse (l’employé s’arrangera pour le voler, ce temps, n’ayant point de chef qui le chaperonne), ne laissera de révéler un autre aspect, d’ordre plutôt civique, de la contribution de l’employé étranger à l’évaluation de notre démocratie, d’autant plus appréciée à ce qu’il semble, paradoxalement, qu’elle exclut ces observateurs attentifs de son jeu. On sait les tracasseries souvent mesquines que les fonctionnaires « faiseurs de Suisses » font subir aux étrangers s’efforçant de « mériter » notre nationalité. Or curieusement, lesdits étrangers ne considèrent pas pour autant la Suisse comme un pays mesquin, tout au moins à ce que j’en juge sur les dépositions des mercenaires de la firme Elvetino.
    L’employé Imad Rahman, 37 ans, célibataire, musulman modéré et propriétaire d’une Opel Corsa, n’aurait qu’un désir et c’est de participer au vote démocratique pour faire valoir ses vues, à vrai dire conservatrices. Un Pakistanais à l’UDC nationaliste ? Pas exactement : plutôt de la zone centriste du parti radical. Or à ses yeux, la Suisse ne montre pas assez de rigueur à l’endroit de la mauvaise graine étrangère, alors qu’elle pourrait s’ouvrir plus en confiance aux immigrés économiques de bonne volonté. Je note. Et c’est un peu la même chanson que me répètent plusieurs autres de ses collègues : froidement reçus, mal payés, sans accès au droit de vote mais n’en voulant pas pour autant à la Suisse. Bien plus : s’impatientant d’en être. Je note également.
    Tous les discours, un mois durant, ne vont pas, évidemment, dans le même sens, et c’est une année qu’il faudrait voyager, avant d’approcher d’autres corporations, dans les auberges et les hôpitaux. Mais ce que je note là m’étonne dans les grandes largeurs, car je ne m’attendais pas à trouver, dans ces bars roulants, de tels citoyens empêchés de pratiquer, et sûrement plus motivés que tant de nos compatriotes infoutus de faire valoir leur droit de vote…
    eb9c8cce6768983b8eb52ff4687e80e7.jpgJe me rappelle alors la fierté d'antan que le passeport suisse inspirait à nos concitoyennes et concitoyens. L’écrivain Peter Bichsel l’évoquait avec humour dans son petit livre intitulé La Suisse du Suisse : « Les ressortissants d’autres nationalités ne sortent leur passeport que lorsqu’ils arrivent devant le fonctionnaire ou bien ils le tiennent à la main d’une manière quelconque et sans se faire remarquer. Les Suisses par contre tiennent leur passeport bien visiblement, leur passeport rouge à croix blanche. Il doit les protéger et le fait qu’ils sont Suisses doit détourner le danger… »
    Tout cela a bien changé cependant, n’était-ce que parce que le passeport rouge à croix blanche n’est plus, aujourd’hui, qu’une sorte de carte de crédit, mais de quel crédit désormais ? On peut se le demander en dépit de l’enthousiasme occasionnel des employés de la firme Elvetino.
    En ce qui me concerne je reste optimiste, fidèle à la moitié de ma nature de pur Gémeau, et je me le devais bien ce soir en prenant congé de l’employé tamoul Chelliah Prashantan, ayant à fêter en petit cercle un anniversaire qui n’était autre que le mien : soixante années de citoyenneté helvétique, mais guère de zèle à voter chez ce lascar non plus. Or nous fêterions cela sans chichis, d’abord au théâtre où nous avaient invité des amis, pour le nouveau spectacle de James Thierrée, petit-fils de Charlie Chaplin, ensuite sur quelque terrasse lausannoise.

    3a2b0efafeae1ac26f741856daa1bd21.jpgLe rejeton de la tribu Chaplin est un de ces magiciens de la mouvance actuelle des petits cirques, qui allie fantaisie et virtuosité, dans une suite de visions oniriques d’une étonnante poésie plastique. Une image surtout m’a saisi ce soir, et c’est celle du jeune homme tournoyant dans une double roue gracieuse figurant une draisienne céleste, un char stellaire qu’il semblait à la fois chevaucher et « vivre » de l’intérieur, comme s’il était lui-même la Roue. Je n’ai pu y voir que la métaphore de l’Homme dans le Temps, majuscules à l’appui, et bien plus que cela encore : de l’âme humaine, sans majuscules, dans sa nacelle à double nature ondulatoire et corpusculaire, traversant le cosmos d’une démarche évoquant celle d’un petit homme à canne et chapeau melon… (A suivre)