(Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
À la Maison bleue, ce mardi 3 décembre. – Comment Boualem Sansal se porte-t-il ce matin ? Que ressent-il dans sa cellule ou sa chambre de la section pénitentiaire de l’hôpital algérois où il se trouve confiné à ce qu’on sait ? Est-il vrai qu’il aurait apprécié le fait de ne pas être maltraité ? Est-il vrai qu’il aurait affirmé ces derniers temps qu’il en avait assez de vivre ? Et que voit-il par la fenêtre, si tant est que les murs qui l'enferment soient pourvus de la moindre ouverture ? S’inquiète-t-il de son sort autant que ses proches, amis et lecteurs, ou prend-il les choses avec détachement, comme l’écrivain-visionnaire qu’il est, à la fin de Vivre, son dernier roman, incite ses lecteurs à considérer les choses: l’univers incommensurable en général et notre destinée personnelle en particulier ?
Telles étaient les questions confuses que je me posais ce matin, après avoir achevé hier soir la lecture annotée de Vivre et avant de reprendre celle de La Vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson (lequel a été délivré de la pesanteur terrestre en 2020) dont certains thèmes se retrouvent dans le roman de Sansal, à commencer par la situation de l’infime créature humaine dans l’immensité des galaxies, l’origine de la vie et ses fins dernières, l’importance de la biotechnologie au XXe siècle et nos relations avec d’éventuelles présences extraterrestres, etc.
Le dernier chapitre de La Vie dans l’univers est le plus surprenant, auquel je reviens ce matin pour la 42e fois (l’importance du nombre 42 est d’ailleurs relevée par le narrateur matheux de Vivre ), et qui postule la nécessité prochaine, pour l’humanité, de (ré)concilier son penchant religieux et les savoirs de la Science, avec un aperçu du goût de ce scientifique de haut vol pour les échappées imaginaires de quelques auteurs de science fiction, où Sansal aurait sans doute sa place aujourd’hui.
Boualem Sansal ennemi de la religion, au prétexte qu’il y aurait chez lui du Voltaire algérien ? Mais pas du tout : maintes fois, en effet, l’auteur du redoutable 2084 l’a répété : ce n’est pas à l’islam qu’il en veut, mais à l’islamisme et à l’instrumentalisation sociale et politique du « message » musulman, comparable à l’instrumentalisation faite par tous les fanatiques césaro-papistes des confessions diverses, etc.
Freeman Dyson rend hommage à l’auteure de SF Madeleine L'Engle , très prisée des enfants et des ados anglo-saxons (elle a écrit une trentaine de romans les visant en priorité) et qui accorde, en chrétienne atypique, plus d’importance aux scientifiques qu’aux théologiens, coupables selon elle de limiter la notion de Dieu alors que « les scientifiques, avec leurs questions, avec leur émerveillement face à la gloire de l’Univers », l’ont aidée dans sa quête de méditation et de contemplation, tant il est vrai qu les spécialistes de biologie cellulaire ou d'astrophysique traitent de la nature de l'existence même au fil de questions d’ordre théologique : « quelle est la nature du temps ? de la création ? de la vie ? Qu’est-ce que la créativité humaine ? Quelle est notre part dans l’œuvre de Dieu ? », etc.
Le nom de Dieu, dans le roman de Boualem Sansal, est repris du « point de vue de Sirius », si l’on peut dire, car le personnage «médiateur » de l’intrigue interstellaire, identifié sous le nom de l’Entité par le narrateur (prof de maths en rupture d’activité universitaires, quadra typique des quadras mâles blancs occidentaux super-éduqués du début du XXIe siècle, dont la compagne Nelly prof de français en zone urbaine sensible combat la décadence de l’enseignement en farouche syndicaliste), n’est elle-même qu’une instance secondaire de la grande horlogerie universelle à peine perturbée, à la fin du roman de Boualem Sansal, par le fracas « provincial » d’une troisième guerre nucléaire dévastant la planète Terre avant sa destruction par effet collatéral « naturel »…
Deux semaines avant qu’elle ne nous dise - ses derniers mots -, qu’elle désirait juste s’endormir, Lady L. me faisait remarquer, en souriant, qu’il était bon de pouvoir encore rire un peu dans notre situation, et c’est cela que je me dis ce matin, trois ans après cet affreux arrachement, en pensant à Boualem Sansal avec lequel je partage cette si belle parole du Coran : Qu'«il mérite le paradis, celui qui fait rire ses compagnons »...