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algérie

  • De colère et d’espoir

    ee2b351ca87713202686e9ed07d9adfe.jpgEntretien avec Boualem Sansal. À relire près de vingt ans  après...

    Boualem Sansal est l’une des grandes voix de la littérature algérienne francophone, dont les romans ressaisissent la tragique et complexe réalité contemporaine avec une porosité et une faconde sans pareilles. Après Le serment des barbares (1999), L’enfant fou de l’arbre creux (2000) et Dis-moi le paradis (2003), son quatrième roman, Harraga, s’attache à deux destinées de femmes avec autant d’empathie que de lucidité révoltée. Au printemps 2006, cet auteur qui a « mal à l’Algérie » adressait une lettre ouverte à ses compatriotes intitulée Poste restante : Alger, d’un courage civique impressionnant.

    - Comment, Boualem Sansal, vivez-vous aujourd’hui en Algérie ?
    - Plutôt mal, après une amnistie marquant la réhabilitation des criminels d’hier, qui se retrouvent à plastronner en ville avec une arrogance extraordinaire. La chape d’un ordre moral intolérant se fait de nouveau ressentir, parallèlement à la réintroduction de l’enseignement religieux et à l’occupation des mosquées. Or la population semble l’accepter, tant elle est respectueuse de l’islam.
    - Quelle a été votre éducation personnelle ?
    - Je suis né dans une famille où l’on pensait que l’instruction était essentielle. Ayant perdu mon père très tôt, j’ai été soumis, avec mes trois frères, à la discipline rigoureuse d’un grand-père chef de gare qui avait fait la guerre de 14-18, laïc et profondément attaché à la France et à sa culture. Après un début d’études classiques en latin-grec, j’ai cependant bifurqué sur une formation d’ingénieur, l’Algérie de l’indépendance ayant besoin de bâtisseurs et de techniciens plus que de « beaux parleurs », comme on disait alors. C’est pourquoi je me suis retrouvé, en 1992, au poste de Directeur de l’industrie, où m’avait appelé un condisciple devenu ministre.

    - Qu’avez-vous appris dans les allées du pouvoir ?
    - Ce qui m’a le plus frappé, c’est la morgue, la corruption, les luttes entre clans et, d’une manière générale, le mépris de la population, ainsi qu’une formidable incompétence des apparatchiks du parti unique.
    - En avez-vous un exemple ?
    - Le plus éloquent est ce rapport qu’un ministre m’a chargé d’établir, sur les relations entre l’endettement des pays du Sud méditerranéen et leur niveau de développement. Me fiant aux chiffres de la Banque mondiale et du FMI, j’ai constaté que les pays les plus endettés à régimes autoritaires, à commencer par l’Egypte, étaient aussi les plus déficients en matière de développement, alors qu’Israël, super-endetté, affichait un développement constant. Ce constat a mis le ministre en fureur, qui m’a prié de supprimer la mention d’Israël, ce que l’honnêteté m’interdisait. Je lui ai donc proposé ma démission immédiate, qui a été refusée en même temps qu’on enterrait le rapport. Par la suite, mes positions et mes livres m’ont valu d’être limogé.
    - Comment en êtes-vous venu au roman ?
    - Cela s’est fait comme ça, pendant la terreur islamiste qui nous cloîtrait. Or que fait-on dans ces conditions ? On tourne en rond, on remâche les dernières horreurs du jour, on prend des notes sur ce qu’on observe, et tout à coup le « roman » est là, dicté par la vie. C’est ainsi qu’est né Le serment des barbares.
    - Décrire la réalité si fidèlement, comme l’a fait aussi votre ami Rachid Mimouni, ne représentait-il pas un risque ?

    - Bien entendu, mais sortir dans la rue était déjà risqué. A propos de mon ami Rachid, la nuit suivant son enterrement en Algérie, des fanatiques ont exhumé son cadavre pour le livrer aux chiens. Ce n’est pas du roman : c’est la réalité, comme Harraga relève d’une réalité vécue.
    - Dans votre lettre ouverte aux Algériens, vous vous en prenez violemment à l’amnistie…
    - Pour aboutir à une vraie réconciliation, il fallait enquêter et rendre la justice. Je ne suis pas contre le pardon, au contraire, mais cette amnistie était une insulte aux victimes et un déni de justice.
    - Pensez-vous être entendu ? Et menacé ?
    - On m’a appris récemment que le livre faisait l’objet d’une mesure de censure, mais de nombreux compatriotes partagent mon point de vue, même si mes adversaires me font passer pour un « agent de la France » Menacé ? L’Algérie est un grand pays, dans lequel je reste à peu près invisible. Par ailleurs, comme Mimouni, je suis protégé par ma notoriété. Mais vous savez : un voyou payé peut me descendre demain de façon anonyme, surtout dans le contexte actuel où, comme je vous le disais, l’islamisme radical repique de plus belle…
    Le serment des Barbares, L’enfant fou de l’arbre creux et Dis-moi le paradis, parus chez Gallimard, sont disponibles en poche Folio.


    Du coté
    des femmes

    « Il faut en finir avec ces bêtes immondes, avec ces barbares des temps obscurs, ces porteurs de ténèbres, oublier les serments pleins d’orgueil et de morgue qu’ils ont réussi à nous extorquer au sortir de ces longues années de guerre. La lumière n’est pas avec eux et les lendemains ne chantent jamais que pour les hommes libres ». Ainsi Boualem Sansal s’exprimait-il dans Le serment des barbares, dont Harraga prolonge les constats du côté des femmes. Chérifa, enfant de la perdition enceinte de plusieurs mois, débarque un jour chez Lamia la pédiatre solitaire, sur l’indication de Sofiane le frère aimé et fuyant de celle-ci. Lasse « de la violence ambiante, des foutaises algériennes, du nombrilisme national, du machisme dégénéré qui norme la société », Lamia recueille l’adolescente en espérant l’aider à s’en sortir, jusqu’au moment où la sauvageonne s’esquive et disparaît. Malgré l’âpreté du tableau, ce roman magnifique vibre d’émotion, avec une ultime touche d’espoir.
    Boualem Sansal, Harraga. Gallimard, 271p.

    Par amour
    de l’Algérie

    Boualem Sansal est un écrivain, au verbe justement dit « rabelaisien » tant il brasse la vie à pleins mots, bien plus qu’un imprécateur. Il y a pourtant de l’exhortation dans cette Lettre de colère et d’espoir qu’il adresse à ses compatriotes, les enjoignant d’abord à se (re)parler. « Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse ». Or revenant sur les dernières décennies, de « règne de fer » en embellie et de guerre civile en paix de cimetières, l’auteur s’en prend à une série de « constantes nationales » qui ne visent selon lui qu’à mieux asservir le peuple algérien. Ainsi celui-ci est-il notamment décrété massivement arabe (alors qu’il ne l’est qu’à 16-18%) et massivement musulman, dans un glissement qui aboutit à un fatal « qui n’est pas musulman n’est pas de nôtres ». D’inspiration démocratique, l’appel de Boualem Sansal est une incitation au débat. Puisse celui-ci s’ouvrir un jour…
    Boualem Sansal, Poste restante : Alger. Gallimard, 57p.

    Cette page a paru dans l'édition de 24Heures du 9 mai 2006.

  • Le courage de Boualem Sansal

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    Le village de l’Allemand, entre Shoah et Djihad

    La lecture du Village de l’Allemand, nouveau roman de l’écrivain algérien Boualem Sansal, est immédiatement prenante. Aussitôt on plonge dans un drame aux multiples occurrences personnelles et autres ramifications historico-politiques, dont le Mal du XXe siècle et de celui qui a si dangereusement commencé, entre Shoah et Djihad, tisse la trame de sang et de destruction, d’ignominie et de honte.
    Cela commence, en octobre 1996, par le journal du jeune Malrich (prénom condensant Malek et Ulrich), dont le langage signale un beur de banlieue plutôt atypique, puisque son père est d’origine allemande, et qui commence d’écrire six mois après le suicide de son grand frère Rachel (condensé de Rachid et Helmut), brillant sujet, comme on dit, mais sombré dans le désespoir on ne sait pourquoi.
    On le comprend mieux après que Com’Dad, le commissaire de quartier de la « zone urbaine sensible de première catégorie » où survivote Malrich, remet à celui-ci les quatre cahiers chiffonnés constituant le journal de Rachel, ledit Com’Dad lançant au plus ou moins voyou : « Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien ». Et de fait, ces cahiers vont changer la vie de Malrich, comme la vie de Rachel a changé, au lendemain d’un massacre, en 1994, qui a coûté la vie à ses parents, là-bas dans un douar du bout du monde du nom d’Aïn Deb, quand il découvrit qui fut en réalité son père déclaré « martyr », l’ancien SS Hans Schiller…
    On sait le grand talent de Boualem Sansal, auteur de l’admirable Serment des Barbares, et son courage intellectuel, qui lui a dicté l’an dernier la lettre ouverte de colère et d'espoir au pouvoir et au peuple algérien intitulée Poste restante : Alger. On se rappelle l’amitié qui le liait à Rachid Mimouni, autre romancier intègre qui mourut désespéré en Europe et dont le corps rapatrié dans son pays fut déterré par les islamistes pour être dépecé et livré aux chiens de la nuit. Je me souviens qu’à ma dernière rencontre de Mimouni je lui souhaitai d’être protégé par Allah. Or c’est le même Allah que j’invoque en lisant ce nouveau livre, inspiré par une histoire vraie, où alternent les voix des deux frères, celle de Rachel relayant elle-même les voix de tous les témoins de l’horreur, Primo Levi en tête et transmettant à celle de Malrich une nouvelle conscience et l’espoir que la honte puisse être dépassée par le « geste d’amour » de son sacrifice…
    Boualem Sansal. Le village de l'Allemand, ou le journal des frères Schiller. Gallimard, 263p.