Hommage à Vladimir Volkoff (1932-2005)
C’est un auteur magistral qui vient de s’éteindre en la personne de Vladimir Volkoff, décédé dans la nuit de mardi à mercredi à l’âge de 72 ans. Né à Paris de parents russes immigrés (il était arrière-petit neveu de Piotr Tchaïkovski, auquel il consacra une biographie), Volkoff avait noué des liens étroits avec les éditions L’Age d’Homme, à Lausanne, où parut son ouvrage majeur, la formidable tétralogie intitulée Les humeurs de la mer, publiée en coédition avec Julliard en 1980.
C’est cependant avec Le retournement, inaugurant une série de thrillers mêlant l’espionnage à la métaphysique, que Vladimir Volkoff avait connu son premier grand succès en 1979, après une première série d’ouvrages dont Le trêtre, évoquant les dilemmes d’un prêtre orthodoxe sous le communisme. Marqué par l’exil de ses parents autant que par la guerre d’Algérie, à laquelle il avait participé de 1957 à 1962 au titre d’officier, Volkoff tenait la position d’une sorte de mousquetaire franco-russe, hussard de l’anticommunisme très versé dans les intrigues de la guerre froide et de la désinformation, dont un long séjour aux Etats-Unis, où il enseigna, l’engagea à brocarder le « politiquement correct » dès ses premières manifestations, dans Le complexe de Procuste.
Conteur flamboyant, Vladimir Volkoff a construit, avec Les humeurs de la mer, un grand roman polyphonique cristallisant de grands thèmes éternels, où l’opposition de Caïn le meurtrier fondateur de cités, et d’Abel l’idéaliste, se trouve notamment modulée dans le contexte tragique du XXe siècle.
Ce texte a paru dans l’édition de 24 Heures du 15 septembre 2005
Découverte des Humeurs de la mer sur tapuscrit, en 1979
L’oeuvre d’art, selon Vladmir Volkoff, doit être bombée, contrairement à la vie qui est plate. Et de fait il me semble avoir pénétré dans la courbure d’un univers parallèle en commençant de lire le monumental tapuscrit, dactylographié très serré, du premier volume des Humeurs de la mer que Dimitri m’a confié il y a quelque temps, et qui fait valdinguer une fois de plus la pauvre idée de clercs exsangues selon laquelle le roman serait mort.
Première rencontre de Vladimir Volkoff, en 1979
Je me figurais un immense type à la Robertson Davies, style grand maître dominant à lippe de séducteur et de buveur de scotch, à l’image du protagoniste des Humeurs de la mer, mais c’est un fin personnage à bouc de blé sec, court sur pattes et tiré à quatre épingles, du genre médecin ou notable de province à la Tchékhov, cordial mais un peu ampoulé, avec un rire bruyant de soldat, que j’ai rencontré en la personne de Vladimir Volkoff, flanqué d’une femme qu’il voussoye et me paraît le modèle de l’épouse légitime intelligente et fidèle, plutôt mère qu’amante et sûrement promise à s’effacer de temps à autre devant telle ou telle autre créature de chair.
Je ne sais à quoi cela tient, mais je sens chez lui quelque chose d’obscur et de compliqué, sous ses airs de fringant réactionnaire, qui m’en dit beaucoup plus sur son monde que ses explications voulues claires et nettes. Il y a chez lui du mousquetaire mais je le sens également sans père et sans fils, sans terre et sans âge, ou alors à la fois plus jeune et plus vieux qu’il ne semble (il approche de la cinquantaine), plus apatride américanisé que Russe ou Français même s’il se réclame de sa parenté avec Tchaïkovski et tire probablement l’essentiel de sa connaissance des hommes et de la vie de ce qu’il a vu et vécu durant la guerre d’Algérie. Tout de même, et une fois de plus, je suis saisi par le contraste opposant le personnage, si corseté d’apparence, et le maëlstrom des Humeurs de la mer que j’imaginais brassées par je ne sais quel démiurge échevelé...
Lecture des Humeurs de la mer
Le premier souvenir que j’ai de la tétralogie des Humeurs de la mer, qui n’avait pas encore de titre à ce moment-là, est un énorme paquet de feuilles de papier défraîchi à dactylographie serrée qui m’a transporté en quelques heures, après l’épique plongée initiale du jeune Arnim à travers la nuit américaine, dans une sorte de labyrinthe mental qui se construisait au fur et à mesure de ma lecture, comme par génération spontanée et plus précisément à la façon dont la lecture des pièces de théâtre - et je pense immédiatement à Shakespeare, si difficile d’abord et si prodigieusement précis dans toutes ses suggestions ensuite - dresse en nous un décor où des bribes de voix vont faire apparaître des personnages et les situations d’une histoire; et je me trouvais là sans beaucoup mieux comprendre ce qui m’arrivait que le pauvre Arnim au milieu de ces facultards européens répétant eux-mêmes une drôle de pièce où il était question du mythe de Caïn et Abel; et d’emblée j’avais l’impression que ce premier chaos baigné de magie avait un sens que maîtrisait probablement l’Auteur, que je voyais debout à sa table sans savoir qu’en effet Divomlikoff, alias Vladimir Volkoff, avait travaillé dans cette posture au pupitre de son pavillon de la région d’Atlanta.
Je ne sais pourquoi j’ai pensé à Dumas dès le début de cette lecture, peut-être du fait de l’allant viril et des pouvoirs suggestifs d’un récit peu porté sur l’adjectif ou la calorie sentimentale, ce côté mousquetaire du Roy-Tsar de Volkoff et d’emblée aussi l’importance de la quête et du secret. Il en va d’un message crypté. Arnim est en quête de son père, et d’entrée de jeu la question de sa nature propre, d’agneau doux ou de prédateur, se pose dans le débat central du livre: savoir la mesure dans laquelle le Mal peut contribuer au Bien. Question fondamentale de l’éthique: Dieu a-t-il voulu le Mal ? Mais tout aussitôt le sentiment que, pour Volkoff la réponse est déjà faite, me rappelant alors le malin plaisir de notre prof d’italien à troubler nos coeurs candides en nous présentant Machiavel dans son optique de catholique de droite - du cynisme de bourgeois rassis à mes yeux de jeune protestant attiré par l’objection de conscience et lisant Camus. Pourtant ici je cède à l’élan du roman, à la magie des situations (comme en rêve) et à la griserie presque physique de la découverte - le côté Jules Verne de cette psycho-théologie tordue, où tous les hommes sont restés un peu jeunes gens, que hantent et qu’inquiètent les femmes.
Le titre d’Olduvaï fait allusion au premier crâne défoncé de notre histoire, en lequel Volkoff identifie Abel, moins intéressant à ses yeux que Caïn le premier tueur, bâtisseur de la première ville et patron des arts martiaux et poétiques. Le maître du jeu, d’abord apparu sous le nom de Bloch, qui devient Blok ensuite puis Beaujeux, est lui-même un démiurge qui dégage un fumet de viande fauve, jubilant en son narcissisme de Don Juan frotté de théologie et de littérature d’espionnage, comme l’Auteur.
Les femmes là-dedans n’ont guère d’autres rôles à jouer que ceux de maman (ou plus exactement de grande frangine maternelle) ou de “Botticelli vénal” juste bonne au repos du guerrier, et c’est ce qui fait à mes yeux la faiblesse de ce roman de mecs. Volkoff m’a dit lui-même que le sujet de Bovary lui semblait indigne du romancier, et l’option chevaleresque lui donne aussi bien son bel élan et son panache, mais tout le côté végétatif de James ou de Tchékhov me manque. Pas de place ici pour le canapé défoncé d’Oblomov.
Cependant il y a tout le reste et qui m’a captivé, surtout dans La leçon d’anatomie, où Volkoff raconte sa guerre d’Algérie de loyaliste déchiré, puis dans Intersection où l’histoire de Beaujeux et de sa compagne, racontée par leurs anges gardiens respectifs, recoupe celle de la France et de la Russie, vues du ciel comme l’Auteur voit en somme ses personnages, non sans divine tendresse au demeurant.
Volkoff se défie de Freud avec la même véhémence qu’un Nabokov, à cela près que celui-ci ne réagit en somme qu’en artiste alors que, dans la diatribe lancée par Beaujeux à la fin des Maîtres du temps, c’est dans la perspective de la religion du Père et du Fils, avec toute une civilisation patriarcale à ses basques que Volkoff réagit à ce qu’il estime à la fois la ruine des pères et la mort de Dieu.
Pour ma part je ressens les choses tout autrement: c’est bien Nietzsche et non Freud qui nous confronte à la mort de Dieu, parce que c’est Nietzsche qui a l’intuition la plus profonde du nihilisme chrétien. On peut en découdre avec Freud sans cesser de s’intéresser à ses analyses, tandis qu’avec Nietzsche il faut choisir et trancher. Le docteur de Vienne ne m’en impose pas plus que la figure du Commandeur, et la mystique du chef m’est aussi étrangère que le tremblement de Kafka devant son père, mais du moins le discours de Volkoff est-il clair, qu’on pourrait dire celui d’un preux à l’ancienne, et c’est dans l’affirmation réactionnaire et manichéenne qu’il est d’ailleurs le plus éclairant. Le libéral Arnim, que Beaujeux aime de son haut comme un vague fils oedipien et qui finira chef d’entreprise ou fonctionnaire aux Nations Unies, n’est pas un personnage bien consistant, et d’ailleurs aucun personnage - sauf celui de la compagne du protagoniste, en faire-valoir - ne se hausse au niveau de Beaujeux. Tout le roman tourne aussi bien autour de ce pivot du Maître, qui est à la fois le représentant faillible de Dieu le Père et de l’Auteur, du Christ au poste de chef des services secrets ou de Don Juan se flattant au whisky entre deux saillies.
Reste un formidable roman de cape et d’épée idéologique à la gloire de la civilisation chrétienne et des âmes bien nées, qu’il est tout à fait logique en somme qu’un esthète proustien de l’espèce d’Angelo Rinaldi déteste au point de le descendre en flammes, sans l’avoir à l’évidence vraiment lu, dans sa chronique outrageusement intitulée Les égoûts de la mer...
Chez Vladimir Volkoff, à Atlanta puis à Macon (Georgia), en 1981
Nul individu de ma connaissance n’est aussi poseur et naturel à la fois que Vladimir Volkoff, qui me semble simultanément tout proche et d’une autre époque ou d’un autre empire, autrement dit un bon camarade qui serait au même moment corseté dans son rôle de Monsieur l’écrivain ou de Monsieur le prof, de Monsieur l’aristocrate russe en exil ou de Monsieur l’officier de l’armée visible ou invisible au garde-à-vous en son âme et conscience comme enfant il devait l’être au milieu de ses soldats de plomb.
Il m’avait invité à le venir trouver en Amérique mais sans penser que je débarquerais tout à trac non moins que fauché, et c’est ainsi qu’au téléphone on m’explique que la maison est sens dessus dessous et qu’on ne peut m’y recevoir ces jours, avant de me faire comprendre que, la femme actuelle et la mère ne frayant pas, on ne pourra se voir qu’à l’insu de l’une ou de l’autre - bref c’est dans un chapitre de roman de Volkoff que je débarque ou plus exactement dans le pavillon où Les humeurs de la mer ont été écrites à ce pupitre qu’on me propose de photographier, et l’écrivain debout comme Tolstoï ou un cheval, et la femme et la fille ensuite au repas de la Noël orthodoxe, stigmatisant de concert Rinaldi le sodomite.
Nous sommes montés au sommet tournant du plus haut building du monde, non loin de l’aéroport d’Atlanta et, sirotant un Bloody Mary, Vladimir le preux m’a fait l’éloge de Flannery O’Connor la catholique marquée par Dieu du signe du lupus et n’en chantant que plus crânement, avant que Volkoff le prédateur ne me cuisine en douce sur mes amours et me propose ensuite de revenir bientôt en Georgie où nous traquerions ensemble le gibier dans la vaste forêt.
Et telle est l’impression que me laisse cette rencontre, à laquelle je resonge en lisant le tapuscrit du Complexe de Procuste dans le Greyhound: je n’avais pas de cravate mais je me sentais en société sans être dupe, ni lui non plus, de notre mutuelle anarchie et de divers Ordres dont nous respectons tous deux les hiérarchies...
A la chasse avec Volkoff, en 1981
L’apparition de Vladmir Volkoff en tenue de chasse, ce matin aux aurores, m’a confirmé dans l’impression que cet homme est une espèce de séminariste encanaillé pour qui toute forme, et plus précisément tout uniforme, confère à celui qui le porte une légitimité supérieure et garantit en quelque sorte l’efficace de son action, consistant en l’occurrence à traquer la bécassine dans les bois sauvages. Le pimpant de ce costume de style broussard, mais sans un faux pli, dont la tournure d’opérette est accentuée par un joli chapeau à larges bords, m’a rappelé le monde du général Dourakine plus que celui des safaris à la Hemingway, et c’est sans cesser de sourire sous cape que j’ai accompagné notre grand petit homme, nanti d’un beau fusil flambant neuf et d’une gibecière, dans les immenses forêts proches où je lui ai proposé, pour ne pas le déranger dans sa partie, de l’attendre au soleil avec mon livre du moment - et c’est ainsi qu’après nous être quittés je suis monté dans un arbre du genre sycomore où j’ai poursuivi la lecture de La conjuration des imbéciles.
C’est là-haut que m’est apparue la proximité singulière des aspirations de l’énorme Ignatius, Don Quichotte thomiste du dépotoir amerloque à dégaine de Pança pansu, et de Vladimir l’orthodoxe en guerre contre le nivellement à la Procuste de nos sociétés égalitaires, et je me suis senti comme un lien entre eux. L’informe patafiolu en mal de hiérarchies théologiques m’a rappelé ma propre attirance pour le catholicisme, de même que j’ai retrouvé chez Volkoff la chaleur spirituelle et le mélange d’intuition et de rigueur d’un Berdiaev ou d’un Florenski.
J’en étais là de mes cogitations lorsque des coups de feu m’ont annoncé la position de Volkoff dans les fourrés, dont il a bientôt surgi mais les mains vides, n’ayant fait qu’effaroucher une paire de je ne sais quels oiseaux, et me cherchant là-bas sur le chemin avant de pousser de hauts cris amusés quand il m’a localisé sur la fourche de mon sycomore. “Mais vous rendez-vous compte, jeune écervelé que vous êtes, que j’aurais pu vous confondre avec le paresseux qui hante ces bois et vous tirer tout vif ?!”
Sur quoi notre goût commun de la réalisation concrète s’est manifesté par une séance de tir au pistolet, sur une cible de papier, où je l’ai battu à plate couture mais sans le vouloir en somme, gagnant du moins l’estime de Dourakine Bis au titre de Nouveau Guillaume Tell.
Dernier bémol…
A en croire Vladimir Volkoff, le mauvais romancier se reconnaîtrait essentiellement à son incapacité foncière de créer de bons personnages féminins. Or il est lui-même l’exception qui prouve le contraire: qu’on peut être un romancier très estimable sans avoir jamais réussi un seul personnage féminin...