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Carnets de JLK - Page 17

  • Le Temps accordé (7)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    À La Désirade, ce 13 avril. – Je reprends ce journal dans l’esprit qui était le mien entre seize et vingt ans, avec la même espèce de ferveur, mais l’expression à bout de souffle convient plus exactement à mon état physique actuel, à quoi j’ajouterais celle de jambes en coton. Rien que d’accompagner Snoopy au coin de la forêt, à 50 mètres de la datcha, donc 100 mètres aller-retour, m’est pénible; à quoi s’ajoutent des troubles de type probablement neurologique, avec la sensation d’avoir la tête sous l’eau et de tituber au bord d’un abîme, mais cet état de relatif délabrement, qui énerve un peu ma fierté, n’entame en rien mon allégresse et la productivité de ma firme.
     
    ENTRE LES GOUTTES. - L’époque veut qu’on surveille de près le moindre de ses éventuels symptômes, et je m’en suis inquiété la moindre lors de mon dernier séjour à l’hosto, après l’angioplastie, quand je me suis retrouvé dons la salle de réveil à quinze boxes peu isolés où reposaient divers opérés plus ou moins gémissants et sûrement porteurs de multiples germes, mais ensuite mon bon naturel m’a préservé de tout début de psychose et je me dis, ces jours, que rescapé du cancer (merci à l’excellent Dr Matzinger et à ses jolis techniciens ferrés dans l’usage de l’accélérateur linéaire) après avoir coupé au sida tout à fait compatible avec les frasques de mes jeunes années, épargné par une chute de pierres aux Aiguilles dorées en mai 68 et relevé de plusieurs autres opérations à travers les années, je ne vais pas m’en laisser conter par ce microbe mondial de mes deux; et d’ailleurs nous faisons tout, mains propres et distance tenue, pour nous en protéger.
     
    Ce mardi 14 avril. – Ma bonne amie toujours aussi courageuse, mais physiquement un peu à la peine ces jours, me semble-t-il, alors même que nous vivons le confinement sans grand changement par rapport à notre vie ordinaire ; mais je sens en elle un peu de tristesse sans doute liée à l’interdiction qui nous est faite de voir les petits lascars – ce qui ne l’empêche pas de nous fricoter des plats délicieux avec une sorte d’application particulière ; et puis elle m’a convaincu de me lancer dans la biographie de Léonard de Walter Isaacson alors que je regimbait connement à l’idée qu’un Juif Américain pût consacrer 600 pages au génial Toscan dans un pavé distribué par Amazon…
     
    UBU AUX STATES. - Au cours d’un long et bon téléphone avec l’Abbé, celui-ci me dit que ça valait bien la peine de se faire crucifier pour en arriver là, et que la religion mêlée à l’argent et au pouvoir n’a jamais donné rien de bon.
    Puis, à propos des nombreux appels qu’il reçoit de ses ouailles plus ou moins déroutées, il me dit qu’il leur propose de voir là come une répétition générale de l’accession au Royaume où il n’y aura pas plus d’hostie que de satrapes à la Donald Trump, ni de vin ni de cours du dollar, mais rien que de la Présence. Alors moi de m’exclamer : « Plus de vin !? Vous en êtes sûr ? » Alors lui : « Sûr de rien ! » Et comme Pâques vient de passer, nous rions à l’évocation des célébrations virtuelles où le Seigneur s’est entretenu par Skype avec ses followers, enfin me dit que ce que recevront de nous nos petits enfants est inappréciable mais qu’il ne faut surtout pas y penser, etc.
     
    Ce vendredi 17 avril. – Mon cher René me ravit en m’évoquant les chasses sylvestres de son jeune Luca, dix ans, flanqué d’un compère de douze ans à moitié latino fondu en ornithologie tropicale, qu’il dépose, ces matins de confinement, à la lisière de telle forêt ou au bord de telle rivière, pour les récupérer le soir avec leur matériel et leurs carnets d’explorateurs, avec une mine que le paternel, lui-même féru d’observation ornithologique, résume d’une expression : la banane ! Du coup j’en ai tiré une chronique à venir… Mais ce soir c’est un autre oiseau qui m’inquiète un peu, dans sa cage thoracique, que j’abreuve aussitôt d’eau plate additionnée de Paracetamol 500.
     
    DE LA CONFIANCE. – Je me dis parfois que j’aurai eu pour vocation, dès mon enfance, d’être déçu, même si mes parents n’ont jamais entamé ma confiance absolue en eux, et je me rappelle cette lettre assez mesquine de Philippe Jaccottet, à propos de L’Ambassade du papillon où je raconte, entre mille autres choses, les hauts et les bas de mon amitié naïve pour Dimitri ou Maître Jacques et le dépit que j’ai pu en concevoir, et puis flûte, me dis-je : ces deux-là ont beau m’avoir déçu plus souvent qu’à leur tour, pour ne pas parler de trahison : je leur reste finalement plus attaché, et même à leurs pires défauts, qu’à notre vertueux poète prônant prudence et ne se mouillant jamais en rien sauf en poésie poétique, alors que la vie est là pour nous décevoir tous les jours, déjouer notre confiance et nous garder du désespoir.
    Mais tout n’était-il pas dit un jour que le même Jaccottet m’a dit à propos de je ne sais plus quoi : « Ah vous, savez, quand on a choisi de viser haut ! », avec ce regard me laissant en somme tout en bas. Cette hauteur défiante, et moi que la confiance aveugle, etc.
     
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    DE L’OBSESSION. – Des années durant, Julien Green a couru comme un fou, tous les soirs, en quête de plaisirs charnels, et il dit lesquels, et comment, dans son journal intégral où il a pris le parti de tout dire, mais qu’en dire précisément, et notamment aujourd’hui où l’impudeur de mise se prétend moins hypocrite que la pudibonderie de naguère ?
    Chacun en fera ce qu’il veut en fonction de sa propre expérience, et pour ma part je ne bronche pas sur les pages les plus crues, jusqu’à ce passage où le digne Julien détaille la félicité profonde que lui fait éprouver le léchage et la succion du trou du cul de son Robert, y voyant l’accès au plus intime de l’être aimé, mais je n’y vois pas pour autant de complaisance érotomane, au sens commun ou même vulgaire, dans la mesure où cette obsession relève d’une espèce de sainte folie, évidemment liée à l’âge et à un tempérament ardent, mais aussi à autre chose, comme si le tréfonds du plaisir charnel, l’extase de quelques secondes, dites par les uns « la petite mort » ou par tel autre « l’infini à la portée des caniches », signifiait autre chose, etc.
     
    Ce dimanche 19 avril. – Le temps était aujourd’hui d’une étrange luminosité, grise et douce à la fois, vaguement stuporeuse, me semblant à l’image du confinement mondial, comme hors du temps et des activités ; ensuite redescendant à la Maison bleue, je suis tombé sur notre voisin de palier, camarade lointain de nos premières années de collège dont je n’arrive pas à me souvenir du visage d’adolescent, nous parlons sans que je perçoive la moitié de ce qu’il me dit tant je deviens sourdingue, mais je fais comme si j’étais d’accord avec ce qu’il me dite, et peut-être le suis-je, le vieux pote a l’air un peu Duduche d’un teenager, il en est à son troisième mariage avec une très belle Africaine et leur amour de fils de douze ans, un peu renfrogné de timidité probable, me fait penser à Parfait, le rejeton non moins timide de Bona le Congolais qui semblait toujours un peu gêné en me parlant, lors de ma visite à Sheffield où Marie-Claire, sa mère, m’avait félicité un soir pour mes qualité de danseur de tango, ce qui m’avait paru très exagéré…
     
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    AU PRÉSENT. – Si tel mec dénigre devant moi La Femme, je lui réponds sans le dire forcément à haute voix : Lady L, ou Annie Dillard. Parce que je ne connais qu’elles, ou ma mère et mes sœurs, nos filles et quelques autres que j’ai aimées, plutôt maladroitement ou carrément mal, et qui ne représentent en rien La Femme en tant que telle, que je redoute en tant qu’abstraction sublime ou dangereuse, figure de la pétoche masculine ou du mépris des crâneurs du sempiternel vestiaire des hommes puant la sueur vinaigreuse et la couille savonnée, moi traître à la virilité depuis mon enfance songeuse, moi qu’on traitait de fille manquée parce que je lisais des livres et me montrais d’une sensibilité excessive, et j’emmerde les viragos autant que les fausses douces, la guerre des sexes m’aura fatigué pendant six mois et ensuite le garçon a fait ce qu’il a voulu, prêt à risquer une vie avec Lady L. et de bonnes et belles filles, un ou deux amis uniques et même plus, et ce recueil de pensées de l’incomparable Annie à la douceur de mec et à la fermeté de fée.
    Cette hyperréaliste mystique, comme ce fou de Rozanov en ses moments de pure présence, ou comme Charles-Albert dans ses illuminations de psalmiste, est d’une Amérique forestière ou océanique que j’ai vécue à ma façon dès mes treize, quatorze ans, bien avant de me risquer à écrire mais déjà en quête du langage oublié qui sourd à tout moment entre ses lignes, silence des étangs à la fin du jour ou à l’aube quand la nèpe géante dévore quelque créature innocente, et la Chine des royaumes combattants, et le désert rouge de Teilhard les touristes en shorts au Golgotha, le petit miteux qui lui demande où elle en est avec Dieu, and so on. Une femme ça ? Plutôt un vol de colibris ou les étincelles de lumière à la surface de la planète bleue, une tricoteuse éternelle toute semblable à Lady L. ou à ses filles, mes terres fermes et mes fermières, etc.
     
    LE SOUTTER DE THÉVOZ. - Arrivant au terme de la lecture du Soutter en poche de Michel Thévoz, je suis sidéré, quoique je m’y attendais, de ne point y trouver une ligne évoquant même de loin les Christs du mystique Louis. Le thème, plus généralement, n’existe pas, sauf s’il a l’air de la cristallisation d’un fantasme et peut-être rapporté à une lecture freudienne.
    Quelle misère froide ! Quel savoir éblouissant de méconnaissance des gens et des choses. Quel manque total de sensibilité qui ne soit pas de convention esthétique ou référentielle. Lui qui voit de la pédophilie refoulée chez les enfants candides du tendre Anker ne voit rien de simplement gentil ou de bonnement génial dans la ressaisie artiste non homologuée, qu’elle soit « culturelle » au sens des classements néo-académiques ou prétendue sauvage et pure en son acclimatation des musées de l’Art Brut.
    Mais quelle passion de la fausse originalité chez ce faux provocateur, et quelle myopie dans ses projections glacées, le Christ manquant, omniprésent chez Louis Soutter jusqu’à ses putes et ses enfants convulsé, jusqu’à ses fruits ou ses volutes, signalant en somme sa désincarnation d’intelligent qui a tout vu et tout compris sauf l’essentiel.
     
    Ce mardi 21 avril. – Je vais tâcher de prêter plus d’attention, ces prochains temps, à l’actualité détaillée. Ce que nous vivons ces jours étranges, inimaginables et fous, est intéressant et révélateur à de multiples égards, et d’abord en matière de déni, omniprésent dans les médias et sur les réseaux sociaux, où l’on voit au plus haut niveau des pouvoirs mondiaux que l’autruche américaine ne le cède en rien à la chinoise ou à la russe, chacun chargeant l’autre en se dédouanant.
    Tout près de nous, sur le site, caractéristique selon moi d'un nouvel aveuglement idéologique, que représente Observateurs.ch du cher Uli Windisch, passé de la juste opposition au politiquement correct à une sorte d’acharnement symétrique parano contre tout ce qui ne fleure pas la bonne vielle nation nationale, voici qu’on apprend que Bill Gates et les Chinois sont de mèche avec l’OMS pour nous contaminer avant le Grand Remplacement marquant l’alliance secrète de l’Etat islamique et de la social-démocratie moisie; et tous les jours nos amis de gauche, sur Mediapart, ou nos amis libéraux du site antagoniste Contrepoints y vont de leur hargne accusatrice – mais c’est ailleurs que j’entends grappiller le Détail, en relevant d’autres statistiques que celles qui déferlent sans rien signifier. Ainsi je note à l’instant qu’en 1991 la moyenne des hommes qui ont vécu sur terre était estimée à 85 milliards, nous rappelant que le nombre des morts sera toujours supérieur à celui des vivants, et que le nombre de décès annuels imputables à l’automobile est dix fois supérieur à ceux des diverses grippes, etc.
    Sur quoi je prends des nouvelles du compère Donald Trump par WhatsAp, qui m’apprend que l’eau de javel ou l’encaustique ont une vertu curative probable contre ce fucking microb.
     
    PANDÉMIE ET CULTURE. – Dans la rubrique culturelle du quotidien 24 Heures que je reçois gratuitement au titre d’ancien mercenaire, je lis sous la plume de l’excellente Cécile L. que c’est le moment ou jamais de lire Montaigne.
    Je la vois d’ici et me demande pourquoi elle n’écrit pas : relire Montaigne. Parce que c’est cela même que le président français Macron, philosophe émérite, a conseillé à ses ouailles nationales : voici venu le Moment de la Culture, le moment de relire Proust, et l’on imagine Cécile sur son futon et Manu dans son fauteuil à bascule tout cuir blanc, du sommet à la base, se repassant les bonnes vieilles séries de 24Heures chrono ou les cassettes de Louis de Funès en pensant très fort à ceux qui en bavent dans les banlieues impatientes d’accéder au Savoir.
     
    PORNOLAND. – Que représente vraiment l’empire numérique de la pornographie, dont j’apprends par Michael Connelly que l’un de ses foyers de production, à Los Angeles, constitue la ressource financière la plus juteuse de la Cité des Anges?
    Comment aborder ce sujet clairement et sans intonation moralisante, sans hauts cris plus ou moins affectés, de façon simplement réaliste, en considérant qui fait quoi et comment, et désormais bien au-delà des studios spécialisés vu que l’exhibition plus ou moins lucrative se mondialise et se banalise au point que ça baise en famille sous l’oeil de la webcam, que tous les « goûts de la nature » y ont droit et que personne ne moufte en dépit des prétendues barrières destinées à préserver l’innocent enfant ?
    Et si c’était d’abord toi, moi, vous qui devrions nous protéger, je ne sais pas, en regardant par exemple ailleurs ?
    Or l’exposition des organes n’est qu’un aspect de cette agression permanente, de cette incitation de chaque instant à l’excitation, de cet orgasme en boucle qu’on dit « bestial » alors qu’aucun singe branleur ni aucune truie en rut ne montrent un telle constance énervée devant leurs écrans.
    À quoi tout cela rime-t-il, dont personne ne parle ou, plus exactement, dont tout le monde fait semblant de parler aux émissions On-en-parle, d’un ton hyper concerné et pour n’en rien dire…
     
    Ce vendredi 24 avril. – Mon état physique n’est pas ces jours bien brillant, mais l’humeur est allègre et ma bonne amie peine et sourit à l’avenant ; en revanche les menées du Président américain la font enrager, alors que, plus cynique ou détaché, je m’en réjouis tant elles me semblent exposer ce qui se cache à l’ordinaire en matière de basse démagogie et de muflerie vulgaire.
    Déjà le Cavaliere italien me réjouissait, avec sa rutilante effronterie de bateleur télévisuel à l’italienne, mais avec Donald Trump c’est l’apothéose du kitsch et du toc ricain conjuguant, dans sa version la plus vulgaire, le culte du fric et l’idéologie la plus chauvine dont nos beaux esprits libéraux s’accommodent en diabolisant tout ce qui fait obstacle à leur expansion à outrance, jusqu’à ces jours où tout à coup les plus lucides, devant le désastre non encore évalué, voient s’effondrer leur empire, etc.
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    LES DÉMONS. – Nabokov est excessivement sévère et presque jouissivement malveillant, dans ses cours de littérature destinés aux étudiants américains, à propos de Dostoïevski, et plus précisément dans sa présentation des Démons dont il prétend que toute la première partie, avant l’apparition de Stavroguine, est un galimatias confus et inutile, affreusement mal écrit de surcroît.
    Or passant de la traduction, dans le livre de poche, des Possédés, à celle de Markowicz, qui a corrigé le titre en Démons et se tient beaucoup plus près du texte initial, avec son côté brut et même brutal, ce que je croyais un jugement magistral plutôt gratuit du très grand Vladimir sur le très très très grand Fiodor Mikhaïlovitch, dans la bonne tradition du mon-verbe-contre-le-tien où l’esthétique personnelle le dispute à la mauvaise foi (sa façon analogue de réduire Faulkner à du foin de fermier sudiste), je constate qu’en effet Les Démons est un roman terriblement mal fagoté quant au style, dont la première partie semble tirer en longueur alors qu’elle fonde véritablement, on pourrait dire mimétiquement, l’univers médiocre et chaotique – chaos des relations humaines et des sentiments, chaos social et psychologique – dans lequel se préparent les horreurs venir, et de cela Nabokov doit être est bien conscient son hybris professorale et son orgueil d’auteur le guindent au risque de fausser gravement l’approche du roman par ses jeunes lecteurs.
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    COSMICOMIQUE. – Il y a, chez Annie Dillard, une sorte de proximité de l’intime et du cosmique qui se perçoit, notamment, dans sa façon de parler de la nature, il faudrait plutôt dire : d’écrire dans la nature, sans qu’il y ait trace chez elle d’effusion convenue (ô nature ! etc.) ni de pose de type bas-bleu écologisant, plutôt la curiosité et, souvent, le saisissement devant la simple présence de l’environnement naturel (dont les êtres humains font partie au même titre que les écureuils gris ou les étoiles), et cette « intimité cosmique » s’allie en outre à un sens du comique qui lui permet, précisément, de rompre avec toute sentimentalité niaise à la Bouvard et Pécuchet ou à la Michel Onfray.
    Le moment que nous vivons est extraordinaire, semble nous dire cette sacrée bonne femme, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.302133445_10229595730024439_3753822019549025385_n.jpg
    «Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.
    Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.
    La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exerçant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…
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    Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les multiples recoins qu'il y a dans la maison. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme; et c'est un peu tout ça que je ressens en revenant sans cesse aux récits et aux réflexions, aux observations et aux intuitions émaillant l’œuvre incomparable d’Annie Dillard, à commencer par les deux recueils de fragments que représentent Au présent et Apprendre à parler à une pierre.
    On est là dans la maison du monde en parcourant ce livre à la fois très physique et vertigineusement métaphysique, hyperréaliste et non moins réellement habité par l'Esprit qui s'intitule Au présent et conjugue les pires effrois et les plus hauts émois du cœur et de l’âme.
    Le théâtre actuel de la pandémie, avec ses milliards d’histoires individuelles bouleversantes ou affligeantes de médiocrité, ses rages et ses courages, ses bontés discrètes et ses vilenies étalées, n’est guère différent des univers explorés par Annie Dillard dans les archives illustrées des «troupes humaines» victimes des pires monstruosités congénitale (nains à têtes d’oiseaux ou nourrissons sirénomèles, entre autres produits de la fantaisie «divine» salués par autant d’hymnes par les diverses traditions religieuses) ou sur le terrain de nos contemporains chinois ou palestiniens, sur les traces du paléontologue Teilhard de Chardin aux rêveries mystiques ou le long des fossés à ciel ouvert révélant une armée de combattants chinois de terre cuite enterrés comme le furent, encore vivants, tant de sujets d’un certain empereur Qin adulé par son descendant Mao…
    Annie Dillard est ce qu’on pourrait dire une pure poétesse de la pensée dont le génie - sans le moindre des chichis de ce que j’appelle la «poésie poétique», souvent obscure et prétentieuse, ou bavarde comme les pies des réseaux sociaux -, procède par fulgurants rapprochements, parlant aussi bien de la stupéfaction qu’elle éprouve à la rencontre inopinée d’une fouine au coin d’un fourré ou à la vision de ce vieux lecteur du Coran assis contre le pilier d’une mosquée de Jérusalem filant discrètement des bonbons en papillotes aux gamins pieds nus, des prodiges émaillant les vies de saints hassidim ou d’un chevreuil piégé se débattant dans la jungle amazonienne, de la formation des déserts et des nuages ou de la naissance de tel enfant à longue queue et fentes brachiales au cou semblables à celle du requin qui nous incite à penser que «si l’homme devait appréhender pleinement la condition humaine il deviendrait fou». Et les énumérations d’aligner leurs chiffres avérés, et le rappel d’innombrables faits remarquables ou affolants (140.000 noyés ce jour-là au Bengladesh, etc.) d’alterner avec les statistiques même pas bonnes à soutirer des larmes aux pierres…
    De son propre aveu, l’auteure d’Une enfance américaine, de Pèlerinage à Tinter Creek - dont la verve naturaliste évoque si fort le «philosophe dans le bois» Henry Thoreau -, ou encore de la stupéfiante chronique de la conquête de la côte pacifique nord-ouest des States par les puritains amis ou ennemis des Indiens, intitulée Les vivants - fut une enfant si étonnamment étonnée et étonnante que sa propre mère se demandait ce qu’on pourrait jamais en faire dans ce monde...
    Et que faire des livres d’Annie Dillard, honneur littéraire d’une nation dont le Président est la honte; que faire de cette bonne fée dans un monde dont le personnage supposé le plus puissant présente tous les traits d’un mufle inculte, terrifiante incarnation d’un empire du vide et du faux?
    Simplement cela: les ouvrir et leur permettre de nous éveiller.
     
    Ce jeudi 30 avril. – En lisant tout à l’heure, après de nombreuses pages du Zibaldone, la longue introduction aux Poésies de Leopardi, puis divers poèmes au hasard, je me dis que la poésie, vécue par ce fou douloureux comme un sacerdoce et une âpre quête philosophique, compte pour moi de façon beaucoup plus légère et comme éclatée, autant dans ses constellations visuelles que par sa présence ontologique et musicale, ses mots qui en appellent d’autres et ses libres associations révélatrices, qui font à mes yeux la chronique proustienne bien plus « poétique » que cent mille vers considérés comme de la poésie, etc.
     
    SAINTS DU JOUR. - Un almanach que j’ai toujours à portée de main me rappelle que le 10 août est la fête de saint Laurent, diacre romain accusé d’avoir protégé une bande de pauvres au lieu de livrer les trésors de son église, grillé vif en 258 après avoir demandé d’être rôti à point (il tenait son prénom du fait que saint Sixte l’avait retrouvé sous un laurier après qu’un démon l’eut enlevé tout enfant à sa mère), ce qui lui vaut le triple patronage des pompiers, des verriers et des rôtisseurs, et d’être invoqué en Auvergne contre les loups, ou en Bretagne contre l’eczéma; et revenant au 1er mai, double fête du Travail et de Joseph le charpentier, j’apprends que ce lendemain de la nuit des sorcières est le jour où les jeunes gens faisaient le « mai aux filles » en déclarant leur flamme ou leur dédain par divers signes (fleurs ou orties accrochées aux volets des désirées ou des réprouvées), jour de bonne rosée dont on enduit le pis des vaches ou, si l’on est garçon, dans laquelle on se roule nu pour assurer sa bonne fortune annuelle, etc.

  • Le Temps accordé (6)

     
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    (Lectures du monde, 2020-2022)
    Journal sans date
     
    Hors lieu et sans date, premier jour. - Dès ce moment, et pour une durée indéterminée, l’évidence apparut qu’on devrait renoncer à toute date dans la suite des constats relatifs à la pandémie.
    Le premier de ces constats portait sur la difficulté respiratoire frappant d’abord les plus faibles. Est-ce dire que le monde était devenu irrespirable, sauf aux plus forts ? Oui et non.
    Le deuxième constat significatif était qu’on hésitait entre toute affirmation et son contraire. Nul n’était sûr de rien, sauf ceux qui se targuaient du contraire - sans en être sûrs.
    Le troisième constat fut que certains des plus intelligents se montrèrent immédiatement les plus stupides, tant ils se prétendaient intelligents - donc égaux aux plus stupides.
    Les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semèrent quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus portés à se croire savants.
     
    Quelques jours plus tard. - La croissance bientôt exponentielle des chiffres de la Statistique, réelle ou trafiquée, alla de pair avec celle des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral.
    En peu de temps foisonnèrent les experts en pathologie virale et les moniteurs affirmés du vivre-ensemble, et tout aussitôt proliférèrent les analystes immédiatement subdivisés en adversaires du pour et en contempteurs du contre, tous accrochés au déjà-vu.
    Les uns évoquaient la peste noire et les dangers de l’étatisme, les autres la grippe hispanique et les dangers du libéralisme, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis des balcons.
    Les constats de part et d’autre restaient cependant confus et le doute persistait, qu’exacerbait la foi des prêcheurs et des chefs d’entreprises ne doutant de rien - c’était bien avant la fermeture des premières boîtes de nuit et l’interdiction graduelle des chantiers, le confinement local et bientôt mondial.
    Le même soir. - Sur quoi l’inanité intrinsèque de toute idéologie apparut comme le constat de ce qui faussait toute interprétation des causes et des conséquences du phénomène global de la pandémie, renvoyant dos à dos les analystes libéraux stigmatisant les «progressistes» et ceux-ci chargeant ceux-là de tous les maux.
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    Un lendemain d’hier. - La date inaugurale de la pandémie resta elle aussi incertaine, notoirement antérieure au Nouvel An lunaire fêté par les familles chinoises honorant cette année le Rat de Métal, donc avant le début de l’an 4718 de la tradition que marquait le 25 janvier 2020, et la géolocalisation du foyer initial de l’infection au marché de fruits de mer de Wuhan, autant que son lien direct avec le commerce de chauve-souris - non consommées dans cette région -, ou avec les séquences du génome de virus trouvés sur les pangolins, ressortissaient à autant de supputations connexes ou contradictoires recyclées par les rumeurs ultérieures avérées ou contredites par les experts et contre-experts de tous bords au bénéfice ou au dam de tout soupçon de complot.
    Ce qui semble sûr est que, dès ces prémices de la pandémie, point encore reconnue pour telle, un écart abyssal, et croissant à chaque heure, se creusa entre la vérité des faits et leur interprétation dont les termes allaient constituer le plus formidable révélateur de l'état du monde que divers Présidents qualifièrent bientôt d’état de guerre.
     
    Au tournant du printemps. - À la présomption d’une Nature jugée naturellement inégalitaire s’opposa, dès le début de la pandémie, le constat d’une similitude trans-nationale, trans-confessionnelle et même trans-raciale des symptômes et des souffrances, qui faisait se ressembler tous les patients de tous les services d’urgence dans une commune angoisse, une commune plainte et un commun désir de survivre ou de ne pas survivre, de même que les soignantes et soignants de tous grades, se trouvaient unis comme un seul par le seul souci de bien faire.
    D’un jour à l’autre aussi, dans le monde divers et divisé depuis l’épisode mythique de la tour de Babel, s’imposèrent quelques gestes et mesures de défense aussitôt décriés par la jactance des caquets abstraits, mais scellant une autre façon d’égalité tendre. En langage commun, celles et ceux qui savaient ce que c’est que d’en baver, patients ou soignants et autres saints hospitaliers, prièrent tout un chacun de se laver les mains et de se tenir coi.
    Un beau matin. - Ce lundi matin le ciel est tout limpide et tout frais, on se sent en pleine forme et prêt à faire de bonnes et belles choses, mais on ne fera rien, sauf aux urgences et dans les centres de décision, les magasins de tabac et les office postaux, certains chantiers et certains sentiers.
    Hier soir un subtil Utopiste y a été de la énième analyse du jour, comme quoi tout le monde avait tout faux sauf lui, et qu’il l’a toujours dit: qu’il fallait en revenir à la cueillette et que l’avenir proche était dans le lointain passé.
    Mais ce matin appartient aux blouses blanches ou bleues et le Grand Guignol du Président américain commence à bien faire tant les malades en chient dans les couloirs.
    Quant aux métaphores analogiques, elles disent ce qu’il faut dire du jamais-vu qui se répète : que le Virus est un nouveau Pearl Harbour vu que personne ne s’y attendait sauf ceux qui avaient tout prévu au futur antérieur, que le Virus est le copy cat d’un Nine Eleven à la chinoise, que le Virus est pire que le gaz d’Auschwitz vu qu’il n’a pas d’odeur ou plus exactement: qu’il supprime toute perception de toute odeur y compris chez les Chinoises et les Chinois.
    Ce matin cependant les gestes précis de la prévention et de la réparation éclipsent les grimaces et les vociférations des importants - ce matin appartient aux Matinaux.
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    À l’aube lucide. - Certains virent en ces jours la chance de mieux vivre en reprenant pied, de respirer plus et de moins perdre le temps de leur journée, d’autres cessant d'être futiles se firent utiles, d'autres encore approchèrent enfin leurs enfants trop souvent éloignés d’eux par leurs menées ouvrières et autres affaires, mais d’autres encore furent pris à la gorge par l’invisible main de la pandémie.
    Le Nihiliste fut soudain étranglé de ne se sentir rien et trop veule pour se supprimer; le Mariole fut comme châtré de ne plus assurer; le Violent fut violenté par sa propre violence; le Nul se fit légion; l’Avide soudain vidé se dévida, et le Vil s’avilit à l'avenant faute de s’incliner devant tant de bonté et de beauté.
    Car le monde en surnombre, jusque-là très stressé et déprécié, apparut bientôt tout nettoyé et pacifié par ce semblant de guerre, et les oiseaux, les fougères, les lingères sur les balcons, tous s’occupant à ne rien faire, tous de moins en moins soucieux de s’en faire, tous soudain rendus à eux-mêmes en leur bonté et leur beauté, tous - enfin presque tous -, se trouvèrent comme élevés au-dessus d’eux-mêmes…
     
    Un soir d’interrogation. - On titube, on est de plus en plus sûr qu’on n’est sûr de rien, on ne sait exactement s’il faut porter le masque ou pas : on s’informe de tout et du contraire de tout et tout fait Question, et tout fait Problème.
    Faut-il faire cuire le masque à 70° pour tuer « le microbe » après usage ? Faudra-t-il confiner l’été ? Faut-il se fier aux experts et aux actionnaires de la Pharmacie multinationale ?
    Quant au Problème, on se demande (dans nos pays de nantis) qui va payer, et qui ne payera pas dans les pays démunis ? Comment les pays sans eau vont-ils se laver les mains ? Et faudra-t-il confiner les exclus dans des camps puisqu’ils s’obstinent à vivre les uns sur les autres ?
    Que fait le Président américain? Va-t-il se masquer ou la pandémie va-t-elle le démasquer ? Enfin répondre à la Question du Problème va-t-elle nous aider à résoudre le Problème de la Question ?
     
    Une nuit d’insomnie. - Quant au Relativiste, il relativisa d’un ton qui laissait à entendre que son relativisme, irréductible à aucune autre façon de relativiser, avait en somme un caractère absolu dans son approche de la pandémie par rapport à d’autres facteurs morbides ou mortels. Sur quoi le Relativiste a commencé de tousser, sa fièvre a subitement fait bondir le mercure dans son tube, le souffle au cœur qui le tarabustait relativement souvent s’est transformé en palpitation absolue, mais on fut impressionné de l’entendre insister, juste avant d’être intubé, sur le fait que son cas ne ferait que confirmer sa théorie à supposer que sa destinée fût de succomber à quelque chute fatale dans l'escalier que vous savez...
     
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    En fin de matinée ensoleillée. - Le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien, et le fait qu’il y eût moins de choses à considérer en se représentant encore moins de choses stimula l’imagination de l’Individu de tout genre capable d’extrapolations physiques à résonances métaphysiques, à commencer par la supposition que toute électricité fît soudain défaut.
    L’éventualité d’un monde soudain éteint, bel et bien obscurci comme en vrai temps de guerre, soudain tout silencieux, plus aucun chargeur, plus aucune énergie de recharge donc plus aucune possibilité de communiquer, plus de smartphones ni de trains à grande ou petite vitesse, plus de micro-ondes ni d’ascenseurs - cette impensable situation réjouit l’imagination de l’Individu en question, poète en vers réguliers ou aiguilleuse du ciel adepte de la pensée ZEN, reconnaissants tout de même de cela qu’on pût encore s’entendre à vive voix entre balcons et s’écrire des petits bleus au crayon simple.
    Un instant révélateur. - Des jours entiers se perdirent pour certains dans le spectacle continu de la violence et des exhibitions diverses, tandis que d’autres (beaucoup) mouraient de faiblesse ou de vieillesse et d’autres encore (également nombreux) se retrouvaient d’aplomb.
    Ce mal étrange , inexplicable en aucune langue même savante, cette maladie inattendue et aussi imprévisible que le Président américain en exercice cette année-là, fut ainsi le révélateur momentané de toutes les angoisses latentes, de toutes les peurs, de tous les aveuglements involontaires ou volontaires de cette non moins étrange Espèce dont beaucoup d’intelligence fut perdue à invoquer des causes et des conséquences qui se contredisaient d’un jour à l’autre comme se contredisaient le Président américain et ses divers homologues - l’étrangeté était alors devenue l’air qu’on respire et les morts-vivants sortirent des écrans le temps d’une orgie de violence et d’extase virtuelle sans pareille.
    Tel, qui avait toujours trouvé les films de morts-vivants d’une stupidité humiliante pour l’Espèce, ressentit une humiliation sans égale au cours de ces journées pendant lesquelles ses proches et ses moins proches affrontaient le mal avec une détermination non moins inattendue - beaucoup de femmes au premier rang.
    Beaucoup de femmes en effet s’activèrent silencieusement ou parfois en chantonnant à la cuisine de quarantaine et à d’inlassables lessives, entre autres soins de l'Urgence, pendant que les doctes diplômés en théorie théorisaient à qui mieux mieux; et pas mal de conjoints (re)découvrirent ainsi, en leur conjointes, la femme réelle en sa force durable.
    De jour en jour il apparut que les arguments d’autorité invoqués par les maîtres diplômés du bien-penser et du bien-parler - femmes titrées comprises -, s’effondraient dans le magma de leur jactance aussi insignifiante que les graphes mondiaux d’une Statistique dépassée par la réalité réelle de ce mal décidément étrange..
     
    Juste avant Pâques. - La Vie se demanda, en cette aube de splendide journée-là, si elle allait, ou non, tuer plus de Terriens ou si elle s’en tiendrait à ce qu’elle considérait comme un avertissement et un aveu de faiblesse susceptible d’inquiéter ceux qui se croyaient les plus forts.
    En tant que femme sensible, aimant le grand air et les espèces diverses, elle n’avait jamais eu crainte d’avouer sa faiblesse et son goût pour les délires enfantins, les adolescents malades et les sages de grand âge. Or ses aveux ne semblaient pas toucher les fortiches ni la masse violente, imbécile et menteuse.
    La Vie, bonne au fond et si belle, était fatiguée de voir le mensonge proliférer au risque de perturber le sommeil des enfants candides et de tromper les plus vulnérables naturellement portés à s’accrocher à elle, qu’elle avait achevés en toute injustice apparente mais en somme pour leur paix.
    Que la Vie fût injuste relevait d'un constat qui ne devait point entacher sa bonté potentielle ni moins encore sa rayonnante beauté, mais comment lui reprocher de s’en prendre d’abord aux plus faibles alors qu’elle-même se reconnaissait fragile et parfois fatiguée comme une vieille servante ?
    Or les fortiches ne semblaient rien comprendre, et c’est pourquoi la Vie, à l’aube de ce beau jour, se demanda s’il n’était pas temps de les tuer tous, et tous leurs semblables, pour leur ouvrir les yeux dans la lumière printanière
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  • Le Temps accordé (5)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
    Journal de confinement
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 18 mars 2020. - Je me réveille la nuit dans le silence, le vague effroi que je ressens relève à la fois du dedans et du dehors, on ne sait plus où on en est, on est dans l’attente d’on ne sait quoi alors que les chiffres montent et que les experts évoquent des pics avec leurs airs graves de personnages institués sûrs et certains.
    Les uns, qui se fient aux certitudes de la politique ou du commerce se gaussent des autres qui s’en tiennent aux convictions de la seule vraie foi en l’Unique, et d’autres décident de faire comme si de rien n’était, d’autres encore se cantonnent dans le pragmatique, et le débat silencieux fait rage ; d’autres enfin vivent la chose et en bavent. Fin du délire extralucide d’avant l’aube...
    Ce jeudi 19 mars. - Hier le merle de l’arrière-cour exultait à sa branche dessinée à l’encre de Chine sur le fond du ciel blanc ; j’ai recommandé à Lady L. en visible souci pour tous de chanter elle aussi des airs allègres et suis sorti avec le Chien dont je vois qu’il continue lui aussi d’attendre quelque chose.
    Peu avant sa mort, le vieux Théodore Monod me disait au téléphone qu’il ne voyait que les insectes pour s’en tirer à la longue, tout en prononçant chaque matin une Béatitude, et je me dis ce matin que l’âme humaine est une espèce d’immortelle abeille, et je me le répète sur la pelouse déserte descendant en douce pente vers le quai sans personne et le lac semblant lui aussi dans l’expectative silencieuse, tandis que partout et sans répit la rumeur océanique de la jactance nous sépare au lieu de nous lier.
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    Ce vendredi 20 mars. - Ce feu dans la gorge qui me réveille est de mauvais aloi sanitaire, me dit mon corps alors que tout dort dans la chambre blanche de la Maison bleue, et je me lève et prend un grand verre d’eau additionné de Dafalgan, puis un autre additionné de Resyl à la codéine.
    Cependant une horreur confuse m’a glacé hier soir en voyant les crânes jeunes gens onduler là-bas sous les magnolias en fleurs, le long du lac, tout enlacés en leur sensualité printanière et se baisant les lèvres en scandant le rap frondeur - et comme une tristesse m’a saisi devant leur possible panique un de ces jours prochains, la gorge en feu...
     
    Ce samedi 21 mars. - On l’a dit après le 11 septembre, on l’a dit après les attentats de Charlie-Hebdo, on l'a répété après les attentats du Bataclan, on le serine aujourd’hui à tout-va : que rien ne sera jamais plus comme avant la pandémie, et chacun d’y aller, selon son bout de science ou son bout de croyance, sur les lendemains qui chanteront ou déchanteront, mais qui sait vraiment quoi ?
    Seul le Superman mondial de la Maison-Blanche prétend savoir l’Absolue Vérité en bonne logique orwellienne qui veut que ce qu’il veut soit vrai et qu’à chaque démenti des faits le faux qu’il a dit soit vrai, incarnation parfaite d’un aveuglement qui n’est pas que de son fait, ni que de sa bande, ni que de l’Occident, mais de toute une Espèce fuyant en avant comme une seule troupe affolée, obsédée par les trois instances du Progrès, du Pouvoir et du Profit ?
    Quant à moi je me ferais très bien à la décroissance, mais qui suis-je pour en appeler à un effondrement général du monde que nous connaissons ? Qui sommes-nous pour jurer que nous nous accommoderons d’un monde soudain épuré de tout ce dont nous ne nous sommes jamais privés ?
    Tout à coup nous sommes au pied d’une sorte de mur invisible, mais est-ce nouveau ? Certes, mais c’est nouveau depuis la nuit des âges, quand un enfant a découvert son premier oiseau mort. Il y a un avant l’éveil de la conscience, et un après. Le génie universel de l’enfant est de faire, de la mort d’un oiseau, un dessin à nul autre pareil : tel est le présent qui efface l'avant et l'après. Cela doit faire partie, je crois, des choses cachées depuis le début du monde, et le merle de notre arrière-cour y va de son triomphal chant de printemps, qui fait pièce à notre égarement.
     
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    Ce dimanche 22 mars .- Le goût mêlé, à la fois amer et rassurant, du Paracetamol et de la codéine, me restera peut-être, dans d’hypothétiques années à venir, tel celui de la petite madeleine proustienne, associé à ces jours où je me trouvais - comme des millions de mes congénères soudain voués au désoeuvrement forcé et à la songerie inquiète -, livré à l’observation du moindre de mes affects physiques jusque-là banalisés par l’expérience récurrente du rhume ou de ce que nous aurons appelé une bonne crève printanière, et c’est avec cette amertume aux lèvres que je me suis réveillé tout à l’heure de ma sieste quotidienne, après une matinée perturbée par force quintes de toux sèche, en me rappelant les moindres détails d’un rêve dans lequel l’état de guerre déclaré par les divers chefs nationaux advenait bel et bien dans le confinement où les tensions latentes éclataient bientôt en bulles d’agressivité, en anicroches verbales, en jets de salive ou de vaisselle, d’abord de façon sporadique ou ponctuelle (dans les familles dites dysfonctionnelles), puis, les jours passant, en gestes dépassant le cercle proche pour atteindre le voisinage, guerre aux étages et bientôt entre immeubles, mobilisation apparemment chaotique et pourtant obéissant à la logique brownienne observée en laboratoire entre les rats énervés, guerre en ville et par les campagnes aux humeurs exacerbées par l’éveil du printemps, guerre ensuite partout et avec toutes les armes les plus dangereuses arrachées à la quiétude domestique, couteaux et fourchettes, ciseaux et machettes, enfin inexorable montée aux extrêmes, tous se toussant soudain ouvertement au visage et justifiant les puissants et les profiteurs à reprendre la main - enfin ma sieste m’aura rappelé mes pires penchants imaginaires d’enfant paniqué devant un combat de scarabées…
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    Ce lundi 23 mars . - J’ai failli me laisser entraîner, hier soir tard, dans l’espèce de spirale morbide qui semble emporter le monde depuis quelque temps et se nourrit de la somme de nos anxiétés comme la Bête luxurieuse de Dante se repaît et gonfle sous l’effet de son inassouvissement même.
    J’avais deux ou trois motifs de me compter parmi les sujets à risques de la pandémie - infarctus récent et souffle au cœur persistant, gorge en feu aggravée de courbatures musculaires un peu partout -, mais ce matin je dis non: assez de ce cinéma.
    Le fait est que j’ai déjà signé deux formulaires explicites lors de mes récents séjours à l’hôpital, et je l’ai répété ce matin à Lady L. qui m’a prié d’en faire une note aussi claire qu’un codicille de testament : PAS D’ACHARNEMENT.
    Ce qui signifie qu’on n’intubera pas mon corps immortel, je dis bien : mon corps immortel dont les cendres légères seront déposées au pied de l’épine noire de La Désirade, face au ciel et au lac, donc face aux montagnes qui s’en foutent - face à ceux que j’aime, donc face à l’Univers à jamais vibrant de mystère.
    Ma conviction actuelle étant que je suis une Bible à moi seul, de la Genèse à l’Apocalypse, de même que les enfants de nos enfants sont des Bibles en train de s’écrire, je me fie tout entier à la sainte Écriture qui est celle de tous les savoirs et des non-savoirs, du Dieu caché et de ses multiples avatars, et la note que je laisse aux soignants de l’Urgence a valeur elle aussi de texte sacré : PAS D’ACHARNEMENT.
    Je le dis assez joyeusement, quelque tristesse que j’éprouve de ne pas voir peut-être grandir nos petits enfants : PAS D’ACHARNEMENT, ce qui ne signifie aucunement que j’aie baissé les bras et vous abandonne à votre triste sort, mes pauvres vivants ; j’étais réaliste à sept ans, je suis devenu idéaliste entre seize et vingt ans, et ce manque d’humilité m’a passé avec la reconnaissance clairvoyante de mes faiblesses et de celles de l’Espèce, pour me retrouver dur et doux comme en enfance, donc PAS D’ACHARNEMENT, mais rassurez-vous les enfants, rassure-toi ma bonne amie : le vieux sapajou s’accroche à la branche et trouve encore, miracle, la force têtue de se laver les mains…
    Après quoi le jour se lève comme avant la pandémie, exigeant de notre espèce aussi bonne que mauvaise qu’elle fasse son job en pleine connaissance du fait que le virus fait partie de notre vie.
     
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    Ce mardi 24 mars. - Bien entendu la gauche de la gauche stigmatise la droite de la droite, et l’inverse à l’avenant, tous imbus de la même rage, tous jurant que seuls les autres sont responsables et répétant les TU DOIS et les IL FAUT le doigt levé prêt à punir faute d’avoir surveillé, et l’emballement des foules en houles décrit par Dante en ses girons infernaux de se déchaîner une fois de plus.
    On aura entendu et lu tout et son contraire, depuis le début de ces jours étranges que nous vivons : jamais on n’aura entendu s’affirmer autant d’opinions expertes et péremptoires, autant de propos lénifiants ou provocants, et les uns et les autres de s'accuser mutuellement, et le serpent de se mordre la queue, mais encore ?
    Dans la foulée affolée, comme au-dessus de la mêlée, je me suis surpris à développer des vœux affreux relevant de fantasmes vengeurs, en me figurant l’effrondrement de l’édifice babélien de la richesse accaparée par la partie la plus rapace de nos semblables, la ruine de la maison Trump et la mise sous respirateur de son serial twitter, la ruine du tourisme et du sport de masse, la ruine en un mot du Système dont je m’exclus magiquement, moi et ceux que j’aime, comme si nous allions être épargnés par sélection divine spéciale, ainsi que se le figurent les élus des multiples églises dont les agglutinements récents ont pourtant contribué à la diffusion virale…
    Bref, il y a celles et ceux que les circonstances vont peu à peu confiner dans une nouvelle forme exacerbée de haine, selon l’antique mécanique productrice de boucs émissaires (ce vieux dingo, l’autre jour sur le même quai, qui me disait que le virus allait enfin nous débarasser des basanés, ou ces voisins de soignants potentiellement contaminés enjoignant ceux-ci d’aller se faire voir ailleurs...) et sans doute éprouverons-nous tous peu ou prou cette pulsion panique en dépit de nos protestations au nom de la solidarité fraternelle et de la fratenité solidaire, mais encore ?
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    Ce samedi 28 mars. -À Jean Ziegler qui me rappelle ce midi pour me demander des nouvelles de mes artères, je réponds qu’elles sont à moitié réparées et que je suis ces jours en pleine forme spirituelle, à vrai dire ravi de ce qui nous arrive, lui rappelant que la finalité de toute situation apocalyptique est une révélation et qu’à tous les degrés, à commencer par les instances du Pouvoir, et jusqu’aux plus infimes détails de la mesquinerie individuelle quotidienne, la pandémie à de quoi nous édifier ; mais c’est de ce qu’il vit, lui, que j’aimerais qu’il me parle...
    Et bien entendu ce n’est pas de ses artères à lui qu’il me parle alors mais des gens en train de crever à Lesbos et dans les camps de réfugiés de partout, et des accusations d’irresponsabilité totale dont l’accablent les fonctionnaires de Bruxelles littéralement obnubilés par les effets collatéraux (racisme des populistes) des migrations et l’accusant, avec son livre défendant imperturbablement le droit d’asile, de faire du tort à l’Europe - et Jean de prononcer alors le nom de Munich.
    Lequel nom me fait aussitôt rebondir aux années 1938-1940 telles que les raconte Julien Green dans son Journal dont je suis en train de finir la lecture des 1300 pages, quand l’Europe s’est couchée devant Hitler, où le jeune Américain voyait une manière de suicide et ce qu’il appellera «la fin d’un monde» dans le récit de ces années…
    Alors Jean d’évoquer à son tour cette nouvelle forfaiture de l’Europe en invoquant le droit imprescriptible pour les réfugés de passer les frontières, fondement de notre civilisation foulée au pied par les bureaucrates relançant bonnement la formule de la barque pleine, Das Boot ist voll, prononcé par le conseiller fédéral Eduard von Steiger en 1940 pour justifier la fermeture de nos frontières aux juifs menacés par les nazis.
    Certains de mes amis de droite voient en mon cher Jean un idiot utile, mais ce n’est pas par aveuglement «gauchiste», moins encore parce qu’il se soucie de mes artères, comme si c’étaient les siennes, que je me sens pleinement de son côté, mais du fait que, par delà toute idéologie, je sais que de ce qu’il défend dépend notre survie pour l’essentiel.
    Et si ce qui nous arrive ces jours était la chance de notre vie,comme une révélation de tout ce qui est faux dans notre vie, et comme l’illumination de ce qu’est vraiment, mortelle, notre bonne et belle vie ?

  • Le Temps accordé (4)

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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DES PRÉJUGÉS. - À la fin des années 60, dans nos facs de lettres, il y avait des auteurs qu’on ne lisait pas ou plus, comme un Jules Romains ou un Anatole France, et c’est avec le même dédain paresseux que j’ai dû alors classer un Julien Green, qui me semblait un catho bourgeois à la Mauriac sans le sel verbal d’un Jouhandeau ou d’un Léautaud. Lorsque j’ai lu un vibrant éloge d’Adrienne Mesurat sous la plume de Walter Benjamin (lors le nec plus de la critique littéraire), j’ai été tenté d’y aller voir, mais quand j’ai rencontré Robert de Saint-Jean pour un livre de lui qui m’avait touché (Passé présent, je crois), et qu’il m’a demandé ce que je pensais de son ami Julien Green, je me suis trouvé tout con et il m’a fallu passer le cap des 70 ans pour découvrir vraiment, via le journal intégral, cette œuvre immense…
     
    PLAISIR DU TEXTE. – Notre génération de soixante-huitards, qui se voulait tellement émancipée de tout, avait elle aussi ses préjugés tenace et ses censures, et le conformisme qu’elle reprochait aux autres ne l’empêchait pas de bêler en troupe devant les « modernes » à la Roland Barthes dont j’ai lu Le plaisir du texte avec l’immédiate impression que c’était là du chiqué d’époque sans tripes, d’une acuité surfine et d’une espèce d’anti-dogmatisme dogmatique au possible, bouculant le mandarinat avec des gestes de mandarin. Et encore, Barthes avait un goût sûr et une papatte, alors qu’un Bourdieu allait débouler avec ses gros sabots de sociologue, qui ferait de la littérature un champ de reportage politico-policier dont l’idéologie constituerait un nouvel académisme dénué de toute fibre réellement littéraire – les marxistes à la Goldmann ou à la Henri Lefebvre étaient d’une autre générosité. Et la phrase de Bourdieu ! Et les phrases aujourd’hui de la pauvre Judith Butler ! Cette sinistre intelligentsia parisiano-américaine qui stérilise tout ce qu’elle touche et fascine les médias jobards…
     
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    SUS À l’ETRANGER. – Or, me réveillant pour la deuxième fois à 7 heures du matin, c’est d’un rire plus éclatant, partiellement partagé par Lady L., que j’ai accueilli deux News prodigieuses concernant le monde mondial et la cantonale entité genevoise, à savoir que le président américain Donald Trump déclarait « virus étranger » le co-vid 19 d’importation chinoise via l’insouciante Italie de nos vacances pour interdire logiquement l’accès du territoire américain aux Européens, Anglais brexités non compris ; et, plus proche de nous, la décision de ne plus autoriser à Genève de concerts ou de cultes que dans des salles dont chaque fauteuil serait séparé de son voisin par un siège vide marquant hélas un manque à gagner, mais bon…
    Or le rire est-il de mise ? N’est-ce pas une indécence cynique au moment où tant d’Italiens innocents se trouvent confinés dans leurs cages à lapins ou leurs palais ? Et les Corses malheureux. Et demain les Alsaciens et peut-être les plus beaux quartiers de Paris, ou notre Palais fédéral sous cloche ?
     
    GRACIAS A LA VIDA. – Avec son bon sens coutumier et son optimisme de vieille lutteuse polythéiste, Lady L. ne se laisse démonter par rien, même pas par la menace potentielle que je représente à ses côtés, cependant attentive au moindre rhume des petits lascars de notre deuxième fille et m’enjoignant de me laver les mains en revenant de la Migros. Nous avons visité ensemble la grand expo consacrée il y a deux ans de ça à Jérôme Bosch et savons donc à la fois les dégâts de la peste et la façon de la sublimer (par la peinture, s’agissant de Hieroymus) avant de laisser la Nature (et les nano-technologies actuelles en font partie) poursuivre son job à deux vitesses, d’anéantissement en reconstruction. De la même façon, en lecteur mec assidu des Classiques majoritairement masculins, du jeune Homère au bon vieux Dante et jusqu’au salutaire Shakespeare, je souris de reconnaissance à l’observation du Crétin universel, emblématique, que représente l’actuel président des USA, preuve vivante de l’inanité du Système qu’il incarne.
    Lady L., un peu fataliste dans son réalisme tendre, comme toutes les femmes en somme, me répond volontiers, des pires choses qui se passent sous nos yeux, que « tout ça » a toujours existé, et j’ai beau m’insurger : je sais qu’elle a raison, et comme elle je reprend le vieux couplet latino...
     
    Ce vendredi 13 mars. - Après 10 heures passées à l’hôpital au milieu des masques, c’est avec une reconnaissance joyeuse toute particulière que j’ai vu surgir, leurs beaux visage découverts, le Dr S., chirurgien angiologue qui m’avait opéré le matin même d’une obstruction artérielle longue comme un couteau à cran d’arrêt ouvert et son assistant blond-roux au sourire doux, venus me retrouver pour un bref bilan de l'intervention.
    Un quart d’heure avant mon arrivée au milieu des masques, j’avais relevé l’enseigne à mes yeux cocasse figurant sur un fourgon nous dépassant sur l’autoroute - Pérusset Paratonnerres -et ensuite j’ai tout noté sur mon calepin mental.
    Noté le parking de l’hôpital à peu près désert, autant que le hall d’accueil ou un masque masculin m’a indiqué un lieu de prise en charge erroné, dans une salle d’attente où j’ai eu le temps de lire un reportage de Paris Match sensationnaliste sur les déboires sanitaires de la croisière du Diamond Princess aux 5000 passagers rattrapés par le coronavirus; noté le sourire de Welcome de la secrétaire se pointant en ces lieux à sept heures et demie, sûrement jolie mais à laquelle son masque donnait le profil d’un dromadaire, et s’empressant de m’indiquer le véritable lieu de mon rendez-vous ; noté le soupçon d’impatience des deux nouveaux masques féminins (Aude et Fanny) chargés de me préparer au transit vers le bloc opératoire ou un autre masque genre quinquagénaire sympa a éclaté de rire quand j’ai remarqué que nous étions enfin sur la scène de crime, etc.
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    À L’OREILLE DU CHEVAL.- Le plus sale moment d’une opération de 99 minutes durant laquelle tu ne vois que le bleu d’une espèce de carène de toile masquant la partie inférieure plutôt honteuse de ton corps dûment endormie, c’est tout à la fin: quand le chirurgien pince ton artère fémorale au pli de ton aîne trouée, mais à part ça le temps de l’intervention fut à peu près supportable, durant laquelle tu as repensé aux ruines d’Alep et d'Homs parcourues la veille au soir dans un reportage consacré au reporter de guerre anglais Robert Fisk, via les monceaux de cadavre de Sabra et Chatila - tandis que l’assistant anesthésiste, au beau visage masqué de jeune Perse, t’expliquait le cours de l’opération d’une voix très douce après t’avoir confié son prénom d’Idriss, et tu remuais confusément ces pensées que tu as continué de noter dans la grande salle de réveil aux multiples loges ouvertes à la libre circulation des virus et compagnie.
     
    SURVIE. - Lorsque j’ai quitté Lady L à l’entrée de l’hosto, à sept heures du matin, je lui ai dit que si je ne revenais pas de là-bas je l’avais beaucoup aimée, et nos enfants avec, et qu'en somme nous nous serons bien amusés en échappant aux diverses guerres et autres calamités des deux siècles en enfilade, mais c’était sur le ton de la plaisanterie, sûr que j'étais au fond que ça ne nous arriverait pas cette fois (notre corps pressent ces choses-là) même si ce qui advenait dans le monde a l’instant même relevait du fléau visant tout le monde à commencer par les vieilles peaux de notre acabit.
    Ensuite dans mon box des soins ambulatoires, j’ai annoté le petit Folio d'Une banale histoire où le bon Dr Tchekhov raconte l’histoire du vieux savant couvert d’honneur qui découvre l’horreur du désamour familial auprès de sa femme devenue sotte et de sa fille qui l’est déjà, avec le réconfort relatif d’une amie que sa carrière ratée d’actrice porte à la lucidité sarcastique, et j’ai noté, sous son masque triste, la tendresse sans limites d’Anton Pavlovitch...
     
    COMME UN MIEUX.- Deux jours après l’intervention qui m’a valu l’insertion de deux stents dans l’artère fémorale de ma jambe droite, je constate que celle-ci n’accuse plus la moindre des très méchantes douleurs (sensation d’avoir des tiges de métal dans les mollets et des clous dans les chevilles) qui m’empêchaient, il y a trois jours encore et depuis des mois, voire des années pour la gêne récurrente, de marcher comme un Indien normal sur le parcours santé de la prairie, et tout à l’heure, avec Snoopy tout joyeux lui aussi, j’ai marché quasi sans boiter jusqu’à la statue de Nabokov, à cinq cents mètres de celle de Freddie Mercury, non sans remarquer le long du quai que les recommandations du Gouvernement en matière sanitaire, excluant les terrasses de café à plus de 50 clients, et les regroupements de bipèdes à moins de 2 mètres de distance, n’étaient guère respectées sous le fringant soleil, et ma foi tant mieux ou tant pis – on n’en sait rien… (Ce 15 mars 2020)
     
    « ARRÊTER La SUISSE ». – Un syndicaliste de nos régions en appelait, hier soir, sur un ton alarmiste et en vitupérant la « trahison » du gouvernement, selon lui coupable de responsabiliser la population à outrance pour mieux ménager les grandes fortunes du pays, d’ « arrêter la Suisse », autrement dit d’interrompre toute activité économique et toute industrie, tout travail collectif menaçant la santé des travailleurs (et des travailleuses, sûrement), mais j’y ai surtout vu, pour ma part, un affolement frotté de ressentiment de classe comme on va certainement en voir se multiplier en attendant d’autres accusations péremptoires, et pourquoi pas une nouvelle « chasse aux vieux » à la Buzzati qui se manifestera soit par l’agressivité des moins de 65 ans, soit par le confinement obligatoire des «seniors». Ce qu’attendant les propos imbéciles, moralisateurs ou au contraire cyniques, voire haineux, déferlent sur les réseaux sociaux que le virus de la stupidité mine depuis leur apparition.
     
    SAGESSES DIVERSES. – Les Italiens sont invités, par leurs autorités chatoyantes, à chanter de concert sur leurs balcons ou à leurs fenêtres, et de fait cela me semble la meilleure façon de faire la pige à l’ennui momentané (?) ou à l’angoisse promise à durer (??), tandis que, par le plus pur hasard, je tombe sur ces lignes de Conrad qui remet en cause la téléologie « morale » de la création, dont il en est venu à croire que son objet est simplement d’être un pur spectacle : un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine (…) mais « jamais pour le désespoir » . Coupant court au moralisme autant qu’au nihilisme, le grand romancier-voyageur constate que « le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité détachée d’un esprit subtil – c’est notre affaire », et avec ou sans virus, avec ou sans séismes, avec ou sans destruction massive d’origine humaine,, le « destin » n’engage de nous que notre conscience, « une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sas limites, à la suprême loi et l’immuable mystère du sublime spectacle », d’où l’importance du chant à l’italienne…
     
    LE VIRUS VENGEUR. – Moi j’te dis, me dit-il tout à trac, me tutoyant comme si nous avions assisté ensemble aux mêmes concerts de Miles Davis ou de Lester Young au Montreux Jazz Festival, (il a en effet quelque chose du vieux traîne-patins plutôt jazz que rock), j’te dis que le virus c’est une bonne chose, vu que la récession va rabaisser le caquet de certains - et là je me demande si c’est vraiment d’un amateur de jazz de s’exprimer comme ça, mais la suite est tellement corsée que je n’ai plus qu’à prendre le vieux filou à la blague quand il me balance comme ça que le virus va nous débarrasser de toute cette racaille d’ Albanais et de Turcs qui traînent dans son quartier, sur quoi je me le joue politiquement correct en lui faisant valoir que nous autres croulants helvètes ne sommes pas à l’abri, mais il me sort alors son argument massue, et là je craque, je croule, je m’écroule de rire avant d’obéir à Snoopy qui me tire vers un buisson propice à son intention pressante…
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    L’ANIMAL PROTECTEUR. – Dans la foulée, je comprends que c’est grâce à nos chiens que le vieux loustic m’a pris en sympathie inattendue et m’a apostrophé, avant d’affirmer que c’est à cause de sa chienne Cindy qu’il va couper à la contagion, comme il est persuadé que Snoopy me protégera de celle-ci.
    T’as pas l’air de te rendre compte, me dit-il encore, mais moi j’en suis sûr, copain : j’tai vu le caresser là-bas sur le banc où tu t’es arrêté, j’vous ai maté de loin, et tu vois comme Cindy me regarde , tu vois ces yeux, ça trompe pas, et quand le virus sent ça y se cramponne pas, tandis qu’avec ces barbus qu’aiment pas les chiens…

  • Ceux qui gesticulent

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    Celui qui affirme qu'il est seul à ne pas se soumettre à la vérité unique / Celle qui est à l'écoute de la rue dans son boudoir / Ceux qui ont ont des relents de bouches d'égouts / Celui qui rue dans les brancards de l'hôpital de charité / Celle qui rappelle qu'elle l'avait déjà dit aux girondins / Ceux qui sont à la révolution ce que le pet est à la nonne / Celui qui retourne à la rue de la Félicité ou son voisin de soupente était un chauffeur de taxi russe relisant le Que faire ? de Techernychevsky / Ceux qui traînent dans la rue le soir sans se presser le citron / Celui qui vend ses opinions aux plus offrants / Celle qui se les roule au square du même nom / Ceux qui aiment les rues désertes de Paris a l'écoute des pas perdus / Celui qui aime les gens mais abhorre la meute / Celle qui n'en fait qu'à sa tête de gondole genre Amélie Nothomb sous son casque à pointe / Ceux qui réseautent le social au niveau du groupe de fusion / Celui qui a tout compris dès son premier cri primal / Celle qu'on dit la pasionaria du jardin d'enfants en rupture idéologique / Ceux qui voient en Donald Trump le garant de leur blanchitude à deux balls / Celui qui met un genou en terre par manière de coup de pied au culte / Celle qui se tait dans l'impasse de l'Homme armé / Ceux qui retournent dans les bois / Celui qui se tient informé à tout instant sur Gmail des retours de ses passages à la télé et dans les médias et autres réseaux sociaux dont il entend contrôler la gestion d’archive sur disque dur /Celle qui s’est payé des talons plus hauts pour sa nouvelle émission win-win / Ceux qui parlent très-très vite pour ne pas qu’on s’aperçoive qu’ils n’ont rien à dire / Celui qui va tous les piétiner pour leurs montrer qu’il est dans le rap djeune le loser qui gagne / Celle qui entretient la paranoïa du produc en lui rapportant les propos dubitatifs du sponsor ultragauchiste de salon / Ceux qui font feu de toute suie / Celui qui observe la traîne de bave humaine laissée par le Conseiller suivi de ses courtisans dans les jardins du Mirador / Celle qui flaire la muflerie de l’arriviste et s’en protège par de vagues sourires / Ceux qui n’aiment pas voir leurs amis céder à la vanité débile / Celui qui pratique le plaisir aristocratique de déplaire mais en société seulement / Celle qui pontifie en sa qualité de conscience conscientisée de l’intelligentsia de centre gauche ménageant ses entrées dans les médias de centre droit / Ceux qui se battent pour défendre ce qu’ils appellent la zone sacrée / Celui qui ne s’est jamais éloigné de la zone sacrée investie à sa première véritable émotion de lecteur / Celle qui ne fréquente que les librairies pourvues d’échelles sur lesquelles on peut rester à lire même après la fermeture / Ceux qui vont en librairie comme d’autres vont à l’église avec dans les poches des adresses de maisons /Celui qui s’est retrouvé hors du temps et loin de tout autre lieu que cette prairie du bord du Neckar en cet été 61 où il a lu Tonio Kröger/ Celle qui associe le goût de la vodka au miel à sa lecture de La Dame au petit chien dans la pénombre carmin du café Florianska de Cracovie /Ceux qui n’ont de cesse que de protéger la zone sacrée des gesticulations des agités et des bruyants / Celui qui enjoint le Gouvernement suisse de fermer les frontières de ce pays de souche blanche et chrétienne / Celle qui au nom de l’UDC recommande qu’on surveille les 400.000 musulmans feignant de vivve paisiblement en Suisse alors qu’on sait ce qu’on sait / Ceux qui se demandent si les imams et les pasteurs protestants et les sociologues et les prêtres de gauche n’ont pas quelque chose de suspect en commun / Celui qui rappelle à ses employés (tous blancs et baptisés comme vérifié) que 42% des patrons des grandes firmes suisses sont étrangers et que c’est donc le moment de se montrer vigilant / Celle qui dit et redit ce que Bernard-Henri Lévy a dit et redit / Ceux qui se rappellent les camps de concentration américains aménagés pour les Japonais suspects / Celui qui comme Kouchner prône la force militaro-humanitaire / Celle qui apprend ce matin chez sa coiffeuse camerounaise que la Suisse compte 24% d’étrangers résidents permanents et pas l’ombre d’un ghetto / Ceux qui découvrant la liste individualisée des victimes des attentats du 13 novembre pensent à celles qu’on pourrait établir de tous les massacres aveugles perpétrés dans le monde (entre les pyramides de crânes humains de Tamerlan et les millions d’Indiens massacrés par la sainte Eglise catholique et apostolique, en passant par les protestants et les cathares et tant d’autres charniers de droit divin ou pas, on a le choix) et qui ramènent l’ « horreur absolue » au rang de tragédie relative même si la douleur personnelle reste incommensurable / Celui qui en revient à la réflexion de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) sur les civilisations diverses et les fondements variés de la vérité et de la justice possiblement traduits par des lois plus ou moins justes selon les cas / Celle qui se rappelle qu’en 2012 (c’est presque du passé) un tiers des nouvelles entreprises suisses avaient des ressortissants étrangers pour fondateurs / Ceux qui se demandent ce que dirait aujourd’hui un Montaigne de l’état du monde et de ses progrès supposés en France du Sud-Ouest et ailleurs / Celui qui aux gesticulations des uns et des autres répond tranquillement (avec l’ami de La Boétie) que toutes les civilisations se valent en bien comme en mal / Celle qui n’en démord pas à propos des basanés quin’ont même pas lu le dernier Dicker / Ceux qui pensent que quand même Allah n’est pas sympa avec les mousmées / Celui qui aux certitudes partisans ou cléricales des uns et des autres répond tranquillement (avec l’auteur des Essais) qu’une civilisation a toujours tort quand elle use de violence / Celle qui rappelle sur Facebook que la mère de ce fourbe réformiste de Montaigne était non seulement de souche portugaise mais juive / Ceux qui préfèrent avoir tort avec Pascal qui justifie le mensonge de droit divin et l’Etat qui le fait respecter que raison avec Montaigne enjoignant chacun de chercher le moyen juste de ne point trop s’assassiner / Celui qui s’oppose tranquillement (avec Montaigne) à la spirale de la haine en affirmant qu’il n’y a jamais eu nulle part aucune Autorité fondée sur une vérité absolue et qu’il n’ya donc pas plus de souverain Bien politique qu’il n’y a de souverain Bien métaphysique et qu’en conséquence il est conseillé de cesser de gesticuler pour Rien,etc.

  • Ceux qui vous boivent le sang

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    (Pour Jackie et Tonio)
     
    Celui qui trouve toute forme d’enthousiasme suspecte / Celle qui ramène tout à son bec-de-lièvre / Ceux qui ont toujours le mot pour nuire / Celui qui freine à la montée / Celle qui te rappelle « le petit bout de femme » de la fameuse nouvelle de Kafka / Ceux qui estiment que la lecture de Proust est bonne pour les retraités / Celui qui t’explique que c’est parce qu’il n’a pas lu ce livre qu’il peut t’en parler plus librement / Celle qui ne juge tout que par on-dit / Ceux qui te suivent sur Facebook et te débinent sur Snapchat / Celui qui estime que militer pour les éoliennes revient à brasser du vent / Celle qui n’ira pas aux Etats-Unis tant qu’on n’aura pas une Présidente LGBTQRST / Ceux qui accusent leur père blanc hétéro d’origine bavaroise de n'être pas honteux de tout ça / Celui qui te demande où tu en es avec la fonte des glaciers / Celle qui exige à la réu du groupe de conscience de l’assoce Balancetonpote que Jean-Yves se positionne enfin sur la Question / Ceux qui en savent plus que les autres au motif évident qu’ils ont pris le parti du parti, etc.

  • Le Temps accordé (3)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    TERESA. – Notre femme de ménage occasionnelle (un lundi tous les quinze jours) , en voie de se faire opérer bientôt, a dû subir un test de dépistage du coronavirus lors de son passage récent au CHUV, et je m’attends à la même mesure prochaine, mais elle réagit avec le même fatalisme débonnaire que moi, affirmant qu’il ne faut pas dramatiser et que les occasions d’«attraper la mort» ne dépendent pas que des chauve-souris chinoises.
    Or je me rappelle, devant la pandémie psychologique actuelle, tous les écrits et les films qui ont plus ou moins fasciné les foules de ces deux derniers siècles sur d’analogues canevas catastrophistes – apprenant à l’instant que Contamination de Soderbergh revient en lice aux States où Donald Trump ne semble pas encore éternuer.
    Et puis quoi ? Et puis rien, à cela près que l’aspirateur de Teresa reste, aux yeux du chien Snoopy, le sujet d’effroi principal de cette matinée au ciel agréablement ennuagé d’un 2 mars où se fête saint Jacob « dans nos pays où les pies commencent leurs nids »...
     
    HYGIÉNISME JUVÉNILE. – Le 9 avril 1922, donc il y a un peu moins d’un siècle de cela, le jeune Julien Green, évoquant le carnage de la Grande Guerre, regrette le fait que le « merveilleux carnage » n’ait pas extirpé la médiocrité de notre civilisation, et plus particulièrement la laideur des vieillards, « Que faire ? », se demande-t-il posément. « Le mieux serait de hâter la fin de notre race, de prêcher le suicide de tous ceux qui ne sont pas beaux pour laisser le champ libre à de meilleurs éléments.
    Et d’en rajouter une nouvelle couche le 11 avril : «Elle est singulière, cette idée que nous devons respecter la vieillesse. Pourquoi respecter un vieillard ? Est-ce donc que le nombre d’années comporte en soi quelque chose de méritoire et d’admirable ? À ce compte, ne devrions-nous pas respecter les vieux animaux, d’antiques couleuvres, des tortues bicentenaires ? Est-ce donc que la vieillesse ajoute quelque chose à la beauté de la physionomie humaine ? Hélas, quoi de plus attristant qu’un homme devenu gâteux, chauve, édenté, tremblotant, sans yeux, et comme dit Shakespeare, sans everything ?
    Et notre bel Américain de vingt-deux piges, qui rêvait il y a peu d’entrer dans les ordres et commence de se défaire du furieux puritanisme de sa jeunesse avant de devenir à la fois un romancier d’exception et un adepte « athénien » fervent du culte des corps et des culs, de pousser plus loin le bouchon.
    « Ce que l’on devrait respecter c’est non la vieillesse, mais la jeunesse, la force, la beauté », tout en précisant que celles-ci s’appliquent « tant à l’esprit qu’au corps lui-même », la vieillesse n’étant bonne « qu’autant qu’elle conserve les éléments qui font la jeunesse », et comment ne pas lui donner raison ?
    « L’extrême vieillesse est laide, repoussante, et au plus degré déprimante », écrit encore le jeune Green qui se retirera de ce bas monde à l’âge de 96 ans après avoir répété maintes fois que la mort n’existe pas, et comme un soupçon d’eugénisme l’inspire ensuite plus précisément : « Le mieux serait de fixer un terme à la vie humaine au-delà duquel il ne serait permis à personne de s’aventurer, sauf aux êtres d’élite qui pourraient justifier leur demande de prolongation par quelques preuves de leur force. Qu’on imagine alors l’extraordinaire effort des affamés de vivre, la furie de travail qui en résulterait, l’immense progrès d’une race talonnée par la mort et qui consacrerait toute son énergie à la vaincre »…
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    ENTRE LUCRÈCE ET LA METHODE COUÉ. Or, me relevant à peine du premier «coup de vieux » que m’ont valu, ces dernières années et ces mois plus récents, «ma» première embolie pulmonaire et «mon » premier infarctus, sans parler de « mon » cancer sous contrôle et « mes » putain de douleurs jambaires, je me suis rappelé ces lignes hardies en lisant Se réjouir de la fin, deuxième roman du jeune Adrien Gygax entré en littérature il y a deux ans de ça avec un caracolant Aux noces de nos petites vertus célébrant le triolisme amoureux à la Jules et Jim et l’usage sans frein des alcools forts et autres artifices paradisiaques plus ou moins opiacés, dont le jeune auteur trentenaire semble aujourd’hui revenu avec des allures de chattemitte, mais est-ce si sûr ?
    L'épicurien d'hier s'est-il déjà empantouflé pour faire dire à son vieux protagoniste que rien n'est plus cool que finir en contemplant un coucher de soleil de rêve à la fenêtre de son mouroir de béton, se rappelant la sage résolution de l'antique Lucrèce (De rerum natura, etc.) et sa conclusion évoquant la méthode Coué ou les sages résignations de la gentille Pollyanna devant la mort: « N'est-ce point un état plus paisible que le sommeil ? »
    Le discours actuel sur « nos aînés », notamment dans les médias, me répugne personnellement au-delà de ce qui est dicible, en cela qu’il parle de «nos seniors» comme d’une entité réelle uniforme sur laquelle il s’agit de se pencher sérieusement et qu’il faut aider «à tous les niveaux», tant en la protégeant de ses faiblesses (ah, l’alcoolisme et les jeux d’argent !) qu’en l’aidant à « gérer » ses désirs et plaisirs et jusqu’aux plus inavouables requérant alors, en pays bien organisés, le recours aux réseaux de caresseuses et de caresseurs…
    À cette idéologie d’atelier protégé, l’auteur de Se réjouir de la fin pourrait sembler adhérer en cela qu’il fait de son protagoniste un vieux tellement typique (typiquement ordinaire en quidam de l’hospice occidental en version suisse) qu’il en devient atypique, certes longtemps accroché à sa femme Nathalie (décédée un matin d’avril au fond du jardin) et à sa Mercedes, à sa maison et à son téléphone fixe, mais lâchant finalement prise et se résignant à intégrer une de ces maisons de retraite qu’il détestait tant jusque-là – et l’on compatit bien bas quand il se retrouve lapant sa soupe en silence au milieu de ses compagnes et compagnons sans visages, même s’il ne semble pas en souffrir vraiment.
    Mais que sait-on réellement des gens ? Un veuf aisé sans dons particuliers et qui croit voir un reflet de la divinité dans la grâce d’une jolie fille ou la félicité dans une dose de morphine autorisée, est-il a priori indigne de notre attention ? Et la tendresse là-dedans ? Et la poésie ?
    Celle-ci, dont on se gargarise les yeux aux ciel avec des airs importants, filtre pourtant au fil des pages de Se réjouir de la fin, autant que la tendresse, non pas tant par de belles images et de beaux sentiments que, modulés en dix mois sur le journal intime retrouvé après la mort du vieil homme, par le ton simple et sobre de l’écrivain qui relève le pari de montrer la sérénité acquise et beauté d’une vie apparemment toute plate.
     
    CONTES ET MÉCOMPTES DE LA MÈRE-GRAND. – Le temps de « ma » sieste désormais obligatoire, durant laquelle le dernier roman de Joël Dicker nous est arrivé par La Poste alors que je faisais un rêve pénible de chasse finissant dans « notre jardin » par l’abattage d’un immense daim aux yeux tendres, je me suis rappelé les tribulations de la vieille Claire, dans le roman Grand-mère et la mer de mon amie octogénaire Janine Massard, où l’auteure (je veux dire l’autrice, l’auteuse ou l’autorelle, selon la lumière du jour), sous le masque assez transparent de Line, jeune femme émancipée de l’ éducation rigoriste de parents « momiers », emmène son aïeule, moins coincée et soumise que sa mère, voir de plus près la Méditerranée, quitte à tomber sur un premier os : à savoir que l’hôtel de Golfe-Juan recommandé à la plus jeune par son boss se transforme saisonnièrement en bordel pour marins de l’US Navy au service de l’OTAN…
    J’imagine l’effroi de cette mère-grand découvrant le Journal non censuré de Julien Green, elle qui s’inquiète déjà - tout en l’admirant et l’enviant un peu – des libertés prises par la « gamine » qui a déjà voyagé pas mal «à l’Est» et lui recommande de « voir le futur », et c’est d’ailleurs l’intérêt majeur de ce petit roman de vieille dame que sa propre mère eût sans doute jugée indigne que de détailler, avec humour et cocasserie, l’écart subit, voire vertigineux, creusé entre générations depuis le début des années 60.
    Comme il en va de ce que vit le vieil homme de Gygax, le voyage de Claire et Line pourrait relever du lieu commun, mais c’est en somme le rôle de tout romancier de transformer les clichés en images vivantes et signifiantes, les uns avec génie comme un Julien Green, les autres avec talent, les uns et les autres avec ou sans succès, ce qui n’importe guère devant l’étendue de la mer et les profondeurs inconnues de la mort – certains en conçoivent une absolue pétoche et d’autres prétendent qu’elle n’existe pas -, ou devant la simple vie subie ou savourée qui reste, parfois, si jolie, etc.
     
    PAUVRE FRANCE ! – Revoyant, il y a quelque temps, La Règle du jeu de Jean Renoir, mille et maintes fois encensée et tenue pour un chef d’œuvre, je me disais une fois de plus que l’académisme théâtral français, formaliste et pompeux, n’en a jamais fini de peser sur l’interprétation, comme cela se voit dans ce film dont les seules séquences qui me semblent aujourd’hui supportables relèvent d’une espèce de folie brouillonne, alors que le drame final confine au ridicule ; et tout ça ne s’est pas arrangé dans les versions françaises de Brecht ou de Tchekhov et de Shakespeare, si souvent plombées par le pédantisme, et le jeune cinéma, les séries actuelles restent eux aussi guindés et emphatiques à souhait, à quelques rares exceptions près. Or à quoi cela tient-il ?
    J’en parlais l’autre jour avec mon cher Gérard, l’un de mes très rares compères de la première heure avec qui je m’entends « sur toute la ligne » depuis que, tous deux, nous avons dépouillé nos relents de dogmatisme, pleinement d’accord sur le fait que le profond humour shakespearien, qui ressortit à un non moins profond amour à la fois impérial et populaire, aristocratique et campagnard, aussi joyeusement puritain que sombrement débauché, n’a pas d’équivalent en France sauf chez Rabelais ou quelques autres grands fous à la Proust ou à la Balzac, à la Bernanos en ses à-pics ou à la Céline dans le genre hyper-teigneux, au rire sonnant aigre comme la pluie de ce matin sur l’occiput du gentil Freddie Mercury dont j’entrevois de mon balcon l’effigie de bronze…
     
    AU GRAND HÔTEL. - Bernard de Fallois, lors d’un de ses séjours au Grand Hôtel de Chandolin où il venait rendre visite à notre ami commun Pierre Jean Jouve, durant les dernières années du règne du vieux Léonard Pont (près de vingt ans avant la naissance de Joël Dicker), m’avait dit l’inconditionnelle admiration qu’il vouait au maestro Fellini, guère étonnante à vrai dire chez un proustien passionné de cirque, grand connaisseur du monde des clowns et familier plus discret des parloirs de prisons, entre autres singularités qu’il partageait avec le directeur du Grand Hôtel connu pour son érotomanie et sa familiarité avec les têtes couronnées d’ancienne Europe et la flore alpine avoisinante.
    De nos longues veillées automnales sous les châtaigniers rutilants d’or et de pourpre du plus haut village d’Europe, Fallois m’avait dit aussi deux ou trois choses non convenues sur le roman à propos de son ami Georges Simenon et de sa passion adolescente pour Autant en emporte le vent que notre fille Sophie a lu trois fois d’affilée entre ses treize et quatorze ans ; et Bernard me l’avait dit alors : qu’un grand roman est un tableau en 3D dans lequel vous vous mouvez comme le Poisson-Lune dans son aquarium – tout cela que je retrouve, en substance et transformation « à la Dicker », dans L’énigme de la chambre 622, le rire en plus !
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    TABLEAUX. – Ce qu’il y a de très amusant dans ce roman « suisse » de Joël Dicker, c’est que nous y retrouvons un pays, la ville et le jet d’eau de Genève, le parc Byron et l’Hôtel des Bergues, la chemin de Ruth à Cologny où habitait un ami libraire et le café Remor où j’ai bu un café avec Cabu ; et le Palace de Verbier si semblable au Grand Hôtel de Chandolin ou au Weisshorn de Saint-Luc, et l’appartement cossu de Dicker lui-même voisinant avec les bureaux du richissime homme d’affaires Metin Arditi romancier lui aussi « à ses heures » et plein de malice également - tout cela photographiquement avéré, jusqu’à l’hypperréalisme, et complètement transposé au photoshop du feuilleton de gare ou d’aérogare, alors que l’essentiel du décor, l’air des soirs, le moelleux des moquettes de banques et le menu détaillé de ce que ces bonnes gens bouffent et boivent se fond en tableau traversé par les personnages plus ou moins imposteurs de l’Intrigue construite comme une complication horlogère ou un dessin à la Escher…
    On n’est pas chez Tolstoï ni sur le fil de la phrase de Paul Morand ou de Chardonne, mais l’Espace y est, les Tableaux y sont et le feuilleton roule ma poule, aussi captivant sur le moment que loufoquement invraisemblable, comme dans Tintin, et je n’en suis qu’à la page 309 tandi que Snoopy me regarde de l’air de dire que ça va comme ça…
     
    EN MARCHE. - Le vendredi 13 de ma double angioplastie approchant (j’ai lâché le Sintrom ce matin et m’injecterai de la Clexane Enoxaparinum natricum demain et après-demain), je prie les dieux de ne pas différer l’opération pour cause de pandémie cantonale tant je suis impatient de recouvrer ma noble aptitude à la marche sans douleurs – ce qu’attendant je lis Le Fils de Jo Nesbo, dont l’atmosphère glauque me semble nettement plus convenue que le dernier Dicker dont Lady L. a l’air de se régaler après moi en relevant illico la vivacité des personnages. (Ce mardi 10 mars)
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    LA QUESTION DU STYLE. – Comme j’ai lu beaucoup de ce que j’estime la meilleure littérature, ces derniers jour, de la Nouvelle histoire de Mouchette de Bernanos à Minuit de Julien Green, en même temps que les romans d’Audiberti et pas mal de pages de Chardonne aussi, je crois être en mesure de distinguer ce qui relève du style, au sens organique et musical où l’entendait Audiberti dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, et ce qui se bonne à la phrase des « écriveurs » et des « écrivants », comme je l’ai d’ailleurs rappelé dans le chapitre de mon libelle consacré aux « auteurs cultes » et à la littérature de grande diffusion.
    Cela étant je crois savoir distinguer aussi ce qui est style dans une écriture apparemment non « littéraire », comme celle d’un Simenon, qui fait jouer d’autres registres émotionnels et d’autres ressorts de ce qu’on a appelé la langue-geste, qu’on trouve chez un Knausagaard, vu avec dédain par les pédants français, ou chez Dicker dans son premier opus à succès et dans le dernier.
    Or, le fait que Bernard de Fallois, prioritairement attaché à la langue « artiste » par excellence qu’est celle de Proust, et néanmoins capable de repérer la qualité singulière d’auteurs à succès qui n’ont rien de «littéraire» en apparence, de Simenon à Sagan ou de Monteilhet à Dicker, recoupe ma propre perception, sans préjugés académiques, de la littérature. Lorsque j’évoquai celle-ci avec Patricia Highsmith, celle-ci se récria à l’idée qu’on pût la comparer à un grand écrivain de la stature d’un Henry James. Mais il y avait chez elle un certain génie de la naration et une acuité de l’observation, une conscience suraiguë des failles du psychisme humain ou du corps social qui en faisait un médium.

  • Le Polonais

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    Que le mec avait un problème, ça je l’ai repéré dès qu’il m’a matée devant le Paradou, avec le métier c’est le genre de trucs que tu flaires.

    C’était le style conseiller de paroisse marié. Tu les vois se couler le long des murs et passer trois fois devant toi comme s’ils cherchaient le confessionnal le plus proche, ensuite de quoi neuf fois sur dix ils te font le coup du grand sensible et te sortent la photo de Maman pour se donner du cran, mais celui-là c’était pire.

    Quand je lui ai demandé ce qu’il me voulait, il m’a répondu qu’il était Polonais. Je n’y voyais pas de quoi faire un plat, et nous sommes montés, mais tout de suite ça s’est aggravé quand il a vu la photo de Jean Polski au milieu de mes peluches, et qu’il m’a demandé de la retirer de là pendant le rapport.
    Je n’invente rien, c’était son expression: le rapport.

    Lequel rapport n’a d’ailleurs rien donné. Je sentais bien que la présence du pape, les bras grands ouverts, lui posait un vrai problème, mais je n’allais quand même pas changer ma déco pour un client, même Polonais.

    Juste avant de me quitter, il m’a fait la peur de ma vie avec ce coupe-papier qu’il m’a braqué sur la gorge en m’appelant tentatrice, mais là encore il a flanché au point que j’ai dû le prendre dans mes bras tandis qu’il se reprochait de salir la Pologne.

    (Extrait de La Fée Valse

  • Élégie cosmique

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    Nous ne nous quittons pas vraiment:
    ce n’est que du semblant;
    nous nous pleurons dans le gilet
    pour ne pas oublier
    ce que fut notre bonne vie
    au fil de tant d’années,
    mais à l’instant dans les étoiles
    nos voiles confondues
    très doucement dérivent
    en partance vers les issues...
     
    Si je m’en vais te laissant là,
    prends bien soin des oiseaux,
    et si tu partais avant moi
    je m’occupe des chats;
    le piano ne bougera pas:
    la mélodie demeure
    entre nous par delà les heures...
     
    Nous nous somme bien entendus,
    nos enfants nous ressemblent;
    ce sera beaucoup de chagrin
    de n’être plus ensemble -
    en apparence seulement...
     
    Car nous ne nous quitterons pas,
    mais pour nous alléger
    nous semblerons nous faire la belle,
    et la ronde des sphères
    sera notre doux carrousel
    de l’ombre à la lumière...
     
    (Peinture: Vassily Kandinsky)

  • « Nos jeunes », entre honte et fierté, en leurs séries-miroirs variées...

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      De la télé aux multiples vecteurs du Net, les séries font aujourd’hui figure de phénomène mondial, notamment sur la planète des « millenials » et autres teenagers. Dans la foulée de Skin et de Skam, notamment, par delà le divertissement superficiel et les romances adolescentes, des thématiques psychologiques et sociales, affectives ou  et sexuelles, se modulent en fonction des cultures, avec une liberté et une fraîcheur particulières dans certains pays asiatiques, dont la Corée du sud et la Thaïlande…   

    On peut n’y voir qu’un sous-produit de consommation de masse mondialisée. Dire qu’une série ne vaut pas un livre ni un film. Pointer la décadence de la culture et l’abrutissement collectif. Invoquer la protection de « nos jeunes » et conclure au néant de « tout ça », comme on l’a seriné depuis des années : que l’Internet serait une poubelle ou un enfer, et c’était avant l’apparition des réseaux sociaux, avant l’apparition multinationale des influenceurs suivis de leurs millions de « followers », avant les plateformes offrant leurs miroirs aux alouettes, donc avant Instagram ou Tiktok et leurs séquelles en matière de représentation de soi, tels les « filtres » à visages qui permettent aujourd’hui à nos kids de tous les sexes  de mieux s’identifier à Lady Gaga ou Justin Bieber, entre autres « icônes »…

             Et puis quoi ? Et puis moi, vieille peau littéraire relevant du monde désormais déclaré « d’avant », et puis toi, et puis vous, kids compris, et donc nous tous qui sommes censés croire ce matin que rien ne va plus vu que rien n’est comme « avant », justement, nous tous qui sommes supposés avoir « mal au climat » et balançons entre l’aspiration à zéro déchet et l’acquisition de tel ou tel nouveau gadget, la honte et la fierté…

    Quand Skam «osait » la franchise à l’international

    Les séries « pour ados », ou faisant découvrir les nouvelles mœurs et conduites des diverses tribus juvéniles, ont fait florès à la télé depuis des décennies, mais le genre vit une relance proprement mondiale avec l’apparition de « webséries » diffusées sur la Toile autant que sur les chaînes nationales, dont la plus significative a vu le jour en Norvège en 2015 sous le titre de Skam (la honte), à partir d’un concept revenant à « casser le morceau », ou « crever l’abcès ».   

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    Amorcée sans fracas en Norvège, la série Skam évoquait, par le truchement de brèves séquences jouant sur le «temps réel», un groupe de jeunes gens assez typés non moins qu’attachants , plus ou moins confrontés aux questions de l’estime de soi et du racisme, de l’homosexualité ou de la religion - lesdites tranches de vie se trouvant immédiatement répercutées par une « fan base » interactive sur les réseaux sociaux, où fiction et réalité se mêleraient bientôt dans une flambée mimétique qui déborda bientôt en   Italie et aux States, en France et en Allemagne.

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    Label Skam : la franchise sur les sujets sensibles du sexe et de la race, de la religion ou des failles psychiques (le thème de la bipolarité est récurrent), et la tolérance visant à l’acclimatation des « différences », conforme à l’esprit LGBT. Tout cela « grave sympa », avec de jolis acteurs bien lisses parfois devenus « cultes » sur les réseaux (les glamoureux Eliot et Lucas sur Skam France), mais plutôt court du point de vue des idées et de la narration, flattant finalement le narcissisme des « djeunes » et ne reliant guère ceux-ci à leur  entourage social et familial.

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    Plus riche et originale, à cet égard, paraît la série anglaise Heartstopper, diffusée par Netflix, tirée d’un roman graphique et dont la première saison compte huit épisodes, qui se déroule dans un collège anglais où le jeune Charlie, genre intello hyperdoué au sourire pur et doux, persécuté après son «coming out» forcé, trouve un allié puis un ami et finalement un amant en la personne de Nick Nelson, le plus crack joueur de rugby du « bahut », dont la gentillesse fondamentale s’accorde à celle de son camarade harcelé. Une scène d’une profonde tendresse marque l’une des séquences les plus émouvantes de cette série aux nombreux personnages finement silhouettés : lorsque Nick, en principe hétéro, explique à sa mère (l’adorable Olivia Colman, inspectrice dans Broadchurch,  et reine d’Angleterre dans The Crown), que Charlie lui a révélé sa propre bisexualité et qu’il l’assume par amour véritable.

    Dans la foulée, et d’une façon plus générale, l’on aura observé que les séries anglo-saxonnes, autant que les nordiques, ont assimilé et dépassé les lois et les écueils du genre, avec une générosité et un  humour – un engagement que les séries françaises (et ne parlons pas des suisses) n’ont guère atteints jusque-là, la France restant en somme guindée à cet égard, théâtralement déclamatoire ou binairement moralisante  dans ses approches psychologiques et sociales du monde actuel, etc.    

    À l’Est du nouveau: déroutant, émouvant, voire hilarant…  

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    Cinéphile  ou simple amateur de toiles mondiales, vous êtes capable de citer cinquante titres de films et autres noms de réalisateurs américains ou italiens, russes ou français, tchèques ou polonais et, à la limite, indiens, japonais ou chinois, mais combien des dragons asiatiques, combien de Coréens à part le titre Parasite célébré palmé d’or à Cannes mais dont le nom de l’auteur vous échappe à l’instant, combien de Thaïs et de Taïwanais ?   

    Or c’est cette méconnaissance à peu près générale en Occident qu’est venues meubler, depuis quelques années, la déferlante audiovisuelle asiatique, dont les pointes d’icebergs brûlants apparaissent sur Netflix, via Amazon ou sur Youtube et ses exaspérantes interruptions publicitaires suisses alémaniques…

    Depuis lors nous savons mieux ce que sont les K-drama coréens, « nos jeunes » auront découvert les équivalents thaïs ou philippins des teen-drama, les curieux (dont je suis voracement) de psychologie humaine et de fantastique social se seront plongé  dans le magma, mêlant daube et pépites, des séries dont la profusion et l’immense popularité, d’abord locale (tout de même quelques centaines de millions de paires d’yeux bridés) et maintenant planétaire atteste l’existence d’une production industrielle incluant vidéos, liens numériques à diffusion exponentielle, produits dérivés, vedettes polyvalentes (les acteurs sont souvent chanteurs ou mannequins, voire portefaix publicitaires), fans clubs et tutti quanti.   

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    Dans cette galaxie où glamour et grotesque cohabitent souvent avec humour et tendresse, pour en revenir aux teen-drama illustrés par les séries Skam et Heartstopper, entre tant d’autres, une saison de SOTUS, qui évoque la vie quotidienne dans une école mixte de futurs ingénieurs  thaïlandais, doit retenir notre attention pour son mélange très singulier de férocité satirique et de comique, de tendre émotion et de surprenantes péripéties…

    L’acronyme SOTUS (« Seniorité », Ordre, Tradition, Unité, Spiritualité), constituant l’emblème et le « programme » de l’internat en question, désigne un système coercitif de soumission des « juniors » de première année aux « seniors », où le bizutage ordinaire devient à vrai dire extraordinaire, rappelant (un peu) les dérives quasi totalitaires de La servante écarlate, avec l’affrontement immédiat entre le senior teigneux Arthit et le junior rebelle Kongpo, qui va tourner peu à peu au rapprochement des adversaires et, finalement, à leur complicité amoureuse.

    Paradoxe assez singulier, mais typique des séries asiatiques : que la « déviance » sexuelle est moins jugée du point de vue moral que sous l’aspect de la cohésion sociale, et que le groupe, les filles et les familles, interviennent très activement dans le «tableau», au point parfois de favoriser les amitiés particulières dans un climat du plus haut romantisme, très pudiques dans la représentation « explicite » des rapports charnels (le baiser du bout des lèvres en est le summum orgiaque, salué par des litanies langoureuses assez hilarantes).

    Dans ce contexte apparemment très libéré (vraiment inimaginable, autant que Skam, en Russie poutinienne…), le message est pourtant à l’apaisement hors-genre si l’amour est au-then-tique et plus encore, comme dans SOTUS, si les « déviants » des divers sexes sont de bons enfants aimants leurs aînés et bossant dur pour l’exam prochain…

    Bref, il y  là comme une alternative souriante au moralisme ambiant tous azimuts et au sectarisme communautaire, et c’est avec un grain de sel qu’on en sait gré aux quatre dragons…

     

        

  • Poésie et vérité

    Une lecture de la Commedia de Dante (53)

     

    Chant XXI. Cinquième corniche: avarice et prodigalité. Stace le poète.

     

    Une secousse tellurique d'une grande intensité a traversé la montagne du Purgatoire de la base à son sommet sans que Dante ni Virgile ne se l'expliquent, aussi est-ce avec une impatiente curiosité qu'ils vont interroger, à ce propos, une ombre qui vient de leur apparaître, debout au milieu des âmes gisant face contre terre le long de la corniche des ladres et des gaspilleurs - ladite ombre étant elle-même à l'origine du séisme. De fait, celui-ci correspond, ainsi qu'elle s'en explique, à sa libération récente, tant il est vrai que la purification effective d'une âme provoque à tout coup ce formidable tremblement, exultation métaphysique traduite par ce phénomène d'apparence t'ouvre physique... mais d'autres surprises non moindre attendent les compère.

     

    Si le chant s'est amorcé par une évocation évangélique explicite (notamment avec l'épisode de la Samaritaine) de la soif spirituelle, et de la foi qui peut l'étancher, c'est de façon plus incarnée, historiquement et poétiquement fondée, Qu'il se développe ensuite à l'apparition de l'ombre citée, qui n'est autre que celle du poète latin Stace, fameux au Ier siècle de notre ère, contemporain de l'empereur Titus et qui se serait converti au christianisme selon Dante - ce qui ne semble pas avéré.

    Mais l'important est ailleurs: dans le fait que l'auteur de la Commedia sauve Stace de la damnation comme il a sauvé Virgile, grâce à la poésie et à la purification terrestre qu'elle a favorisée. D'ailleurs Stace va révéler à Dante que c'est par la lecture de L'Enéide de Virgile qu'il est devenu lui-même, avant que Dante lui apprenne que son guide présent n'est autre  que ce maitre sublime - et l'ombre de Stace de s'agenouiller au pied de l'ombre de Virgile, etc.

    Touchant épisode que cette triple rencontre aux échos littéraires, poétiques et humains dénuées de tout artifice et donnant lieu, avec une pointe d'humour débonnaire, à une sorte de reconnaissance filiale hautement significative, sous l'égide de l'amitié occulte liant entre eux les grands poètes... 

      

      

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Figures de la convoitise

    73d7f2c5e85fa0426d1850be4dfd02c3--dante-alighieri-hugh-capet.jpgUne lecture de La Divine comédie (54)
     
    Purgatoire. Chant XX. Avares et prodigues. Exemples de pauvreté voulue. Hugues Capet et la famille de France. Cupides fameux. La montagne tremble…
     
    À la fin de ce chant poursuivant l’évocation du vice de convoitise que symbolise la «vieille louve» déjà rencontrée au début de la Commedia, Dante se retrouve «timide et pensif», avouant que seul il ne comprend rien de ce qu’il découvre, d’emblée frustré par la non-réponse de son interlocuteur précédent et confronté à un nouveau mystère.
    Le lecteur d’aujourd’hui ne peut que partager cette perplexité, mais à un autre niveau, surtout lié à ses connaissances limitées en matière de mythologie antique et de surabondantes références.
    Qui était Fabricius faisant vœu de pauvreté, Nicolas qui se montra prodigue envers trois jeunes filles, Midas et toutes celles et ceux, tirés de la mythologie ou de l’histoire biblique, qui défilent dans la cascade de ces vers dont chacun suppose une recherche particulière ?
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    A cette question, chacun répondra selon sa curiosité ou son besoin, mais l’on peut aussi en faire l’économie en suivant ici la version la plus limpide, et dénuée de notes, de René de Ceccaty, d’où l’on retient deux épisodes principaux : la rencontre d’Hugues Capet, fondateur de la dynastie française et qui déplore les excès de ses descendants, notamment Philippe le Bel et Charles de Valois, lors de conquêtes à la fois ruineuses et vaines – mais c’est évidemment le Florentin qui passe le message taxant notamment Philippe le bel de « nouveau Pilate » ; et d’autre part, le soudain tremblement qui secoue la montagne du Purgatoire, glaçant d’horreur notre pèlerin dont reprend bientôt le route sainte en attendant, dans le chant suivant, l’explication de la tellurique colère...

  • L’insouciance selon Jollien est un boulot de galérien

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    Physiquement « empêché » de naissance, incessamment empêtré dans son corps et sachant même la dégradation de sa santé en voie d’aggravation, celui qui s’est fait connaître par un mémorable Éloge de la faiblesse  n’en finit pas, dans ses Cahiers d’insouciance, de parier pour la joie personnelle, d’une part, et pour la solidarité sociale à plus grand échelle, d’autre part, non sans contradictions (sympathiques !)  à chaque page de son vade mecum de survie en milieu multiviral où sévit, plus que jamais, le bacille têtu de la Bêtise… 

    Certains livres – compte non tenu du personnage que représente peut-être leur auteur – sont de véritables personnes et qui vous accompagnent, vous prennent par la gueule ou vous murmurent à l’oreille, cherchent à vous séduire ou en appellent à votre affection avec plus de douceur, en tout cas vous semblent immédiatement plus proches que les autres par leur façon de s’ouvrir et de vous faire tourner leurs pages en vous impliquant vous-même par ce miroir qu’ils vous tendent avant que vos histoires parfois s’entremêlent, et c’est ce que j’aurai personnellement ressenti à la lecture des Cahiers d’insouciance d’Alexandre Jollien, plus de quinze ans après une première rencontre en 3D au lendemain de la parution de La construction de soi qui avait largement confirmé la reconnaissance acquise dès la parution de son Éloge de la faiblesse, en 1999, aux éditions du Cerf.

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    Le «personnage» de Jollien, figure archi-médiatisée de l’handicapé-philosophe, n’y était pas encore lorsque je le vis apparaître, sur une petite place de La Tour-de-Peilz, juché sur une espèce de gros tricycle, me conduisant jusqu’à une maisonnette dans laquelle il occupait un studio, et, devant la porte de son repaire – scène émouvante qui m’est restée très présente -, me demanda de prendre sa clef et de nous ouvrir la porte d’entrée d’un geste qui lui était difficile…

             Or c’est, en deça ou au-delà du personnage médiatique qu’est devenu Jollien, cette personne «empêchée» que nous retrouvons – car c’est à nous tous qu’il dédie son livre, après son épouse et ses trois enfants cités en premier lieu – dès les premières pages de ces carnets que chacune et chacun, à des titres multiples, pourrait croire écrits pour elle ou lui, en complicité proche ou au contraire avec plus de distance, car il faut souligner d’entrée de jeu que ce livre sans fard, d’une sincérité parfois désarmante ou d’un ton qui défrisera peut-être certain(e)s, est bel et bien le  «journal à poil» souhaité par l’auteur d’un essai invoquant déjà, naguère,  Le philosophe nu (paru au Seuil, en 2010).            

             À propos de nudité, l’on a appris récemment que Jollien faisait l’objet d’une plainte, déposée par un jeune employé d’édition, de harcèlement sexuel, au motif qu’Alexandre lui aurait demandé un massage et suggéré de se montrer lui aussi tout nu. Or l’obscénité, en l’occurrence, me semble plutôt de dénoncer publiquement, sept ans après les faits,  et de traîner en justice un homme qui, en toute transparence, a déjà fait état de goûts sexuels remontant à l’adolescence et qui ne l’empêchent pas d’avoir convolé avec une femme qu’il dit la douceur incarnée, avec laquelle il a conçu trois enfants pour lesquels la bisexualité de papa ne semble pas constituer un trauma… Bref, la justice appréciera si cet avéré  mendiant de tendresse  doit réellement être livré ainsi en pâture à la meute et « payer » un fois de plus. Quoi qu’il en soit, cette « affaire » s’inscrit assez naturellement dans une suite d’humiliations subies par Jollien dont la plus significative est celle du jeune homme qui, le voyant dans la rue en compagnie d’une jeune fille, lance à celle-ci qu’elle a «oublié la laisse»…

     

    Une lecture de soi grappillant dans le livre du monde

     

    À parler franchement, c’est un peu fortuitement que j’en suis revenu, ces derniers jours, à l’auteur de L’Éloge de la faiblesse, dont j’ai retrouvé l’exemplaire annoté dans la bibliothèque de ma bonne amie, laquelle nous fut cruellement arrachée en décembre 2021 et aura d’ailleurs été la première à me  parler de Jollien à la fin des années 1990, alors que son métier d’enseignante spécialisée la portait à s’intéresser, plus que moi, à ce genre d’écrits, à côté de son attention non moindre aux sciences cognitives et aux spiritualités à coloration scientifico-bouddhiste, de l’astrophysicien Trinh Xuân Thuân au moine Mathieu Ricard devenu plus tard complice de Jollien, en passant par une ribambelle de lamas et autres bodhisattwas, etc.  

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    Or, retrouver une personne aimée à travers ses lectures (et dans le cas de ma moitié  ce sont Edgar Morin, Jean-Bernard Pontalis, Francisco Varela, Baruch Spinoza, Etty Hillesum  ou Elizabeth George, notamment) est une relance de partage chargée de nouvelles affinités à la lecture des Cahiers d’insouciance  dont j’ai fait l’acquisition récente – affinités liées à l’expérience de la mort annoncée, à la tristesse surmontée, aux épreuves quotidiennes partagées, à la dégradation physique sur fond de crise sanitaire - bref à tout ce bordel de merde d’existence plombée par la maladie et source encore de putain de joie ! 

    Vous trouvez ces mots peu châtiés ? Eh bien , allez voir du côté de la vie, faites un saut en maternité dans la division des enfants malformés de naissance aux bons soins de la justice divine, et lisez ces lignes des Cahiers d’insouciance : « Après dix-sept ans à l’institution, en milieu quasi carcéral, totalitaire, où tout était décidé pour nous jusqu’à la couleur de nos caleçons, comment devenir un poil libre sans se sentir obligé de rendre des comptes à quelque instance supérieure ? »

    Trois pages à se rappeler pour ne pas oublier le « trou noir » de cette mémoire : « Ils m’ont carrément déposé comme un paquet. J’imagine la douleur de mon père et de ma mère. J’entends presque les éducateurs :  « Ça va être dur, c’est un sacrifice mais c’est pour son bien…» Et le pire est que , libéré, le sujet « arraché à sa famille, placé arbitrairement à trois ans sans autre forme de procès, continue aujourd’hui à rechercher « l’implacable sécurité de l’institut », genre syndrome de Stockholm.

    Tu parles d’insouciance : « Je vis encore dans une espèce de cage psychologique à la recherche d’une consolation. Tout plutôt que le saut dans le vide, dans la liberté ! »  

    Et c’est, en somme, pour sortir quand même de sa « cage » que le lascar y va de ses recettes éprouvées ou nouvelles pharmacopées, dont son burlesque  CCL, en clair Can’t Care Less, à savoir : rien  à souder, se « battre les steaks », ou, comme le disait Stendhal avec son fameux raccourci de SFCDT, Se Foutre Carrément de Tout, ce qui n’empêchera en rien les remontées d’angoisse, les paniques paranoïdes et tout le toutim, entre découragement suicidaire et rebond joyeux

    Au demeurant, le savant Poucet ne deviendra jamais « grand » à ce qu’il semble (Alexandre est conscient d’être en somme le quatrième enfant dont son épouse à la charge…), mais la lectrice et le lecteur ne perdront rien à suivre la piste de ses cailloux blancs d’aspirant  bodhisattwa à l’école d’Epictète et de Spinoza, de Gombrowicz un jour et de Bukowski (mais si !) le lendemain, de Nietzsche depuis longtemps, et de Cioran parfois, sans compter divers maîtres tibétains tel l’auteur de Folle sagesse (Seuil, 1993) au nom de Chögyam Trungpa (1940-1987), dont ma chère Lady L. a très attentivement, elle aussi, étudié les approches de la « santé fondamentale ».

    Folle sagesse est, aussi bien, l’oxymore qui rend compte de la quête d’Alexandre Jollien, mais c’est aussi loin de cette  folie quelque peu incantatoire et de tout un bric-à-brac de brocante spirituelle  ou philosophique que je préfère, pour ma part, retrouver ce frère humain (et ma bonne amie), dans le désordre splendide de la vie aux innombrables sujets de renfrognement passager ou de réjouissance, de peurs vertigineuses et de fusées d’allégresse – tous deux vivant le Carpe diem à la même enseigne qu’avait choisi ma douce sous l’égide de la formule signalant quel courage commun à ces deux belles personnes: sérénité et reconnaissance…

    Alexandre Jollien. Cahiers d’insouciance. Gallimard 2022, 218p.  

  • Esseulement de l'aube

     

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    La solitude se fait lourde
    quand tu reviens à toi,
    sans personne, lanterne sourde
    dans la nuit qui ne finit pas…
     
    Ton ombre même s’est perdue,
    que tu cherches à tâtons
    dans le dédale absent des rues
    où le ciel, au tréfonds
    de l’impasse du temps qui passe
    s’efface et se dilue…
     
    Ces vers te semblent une idiotie
    inutile, incongrue :
    les mots balbutiés et trahis
    des moments éperdus…
    Le silence en dira plus long
    à l’aube qui soulève
    d’un doigt le rideau de plomb
    sur ce monde de rêve…
     
    (À La Désirade, ce 12 juillet 2022, tôt l'aube.)
     
    Peinture: Louis Soutter, Seuls.

  • Nous sommes tous des rebelles consentants (3)

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    À partir de quel moment le retournement s’opère-t-il, qui fait de la rébellion un simulacre à valeur de consentement ?
    Poser la question revient à se demander comment le rebelle sans cause en blouson noir des années 50 du XXe siècle, devenu rebelle à causes multiples au cours de deux décennies suivantes, s’est finalement posé en adulateur ou en contempteur du roman Soumission de Michel Houellebecq dans lequel sont exposés les tenants et les aboutissants de ce dernier avatar de l'Homme Nouveau qu'on peut qu’on peut dire le néo-collabo.

    Mais collabo de quoi ? De l’islamisme rampant, du sempiternel carriérisme des universitaires de tous bords, du consumérisme en quête de vins gouleyants et possiblement longs en bouche, de la nouvelle internationale touristique bourgeoise ou anti-bourgeoise prônant tantôt les croisières en villes flottantes surgissant soudain dans la lagune de Venise et tantôt, comme le recommande Sailor toujours prêt à accompagner des groupes de lecteurs du Grand Quotidien aux frais du journal, les expéditions écologiquement concernées à la recherche de telle l’espèce animale en voie de disparition – les images de la tortue à nez de cochon ou du panda géant font toujours fureur sur INSTAGRAM - ou de telle tribu non encore spoliée par le colonialisme prédateur ?

    En un autre temps, la question eût peut-être fait débat, comme on disait alors, mais quelque chose s’était passé en ces années qui avaient vu la question même se diluer dans l’obligation proclamée du questionnement, et plus encore dans l’injonction incantatoire de la remise en question quotidienne et permanente que tout un chacun et chacune invoquaient en parole pour mieux l’esquiver en réalité, notamment dans l’Open Space où chacune et chacun se repliaient de plus en plus sur eux-mêmes non sans déplorer l’individualisme de sa voisine ou le narcissisme limite pervers de son voisin.

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    Tout cela, cependant, ne touchait plus guère le Tatoué, qui n’était d’ailleurs plus souvent présent physiquement en l’Open Space qu’il abhorrait, préférant lire et écrire dans sa mansarde du Vieux Quartier où nul n’avait jamais pénétré mais qui contenait, disait la rumeur, des trésors en matière de gravure ancienne et de bibliophilie.

    Avec un peu de distance temporelle, ces divers personnages excessivement caricaturés pour les besoins de la très bonne cause que je crois être celle de la Poésie intemporelle, nous resteront à l’état de figures d’une époque de déséquilibre et de transition qui eussent désorienté même un sage un peu trop sage de la trempe du Monsieur Lesage du Confort intellectuel de Marcel Aymé alors qu’il restait tant d’autres choses à raconter.

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    L’on se gardera, bien entendu, de positiver, mais les détails du poème nous nous ferons retrouver la vraie douceur des choses et des personnes que le simulacre et la fausse parole ont altérée.

    Je revois ainsi les livres aimés du Tatoué, soigneusement recouverts de papier pergamin, dit aussi papier cristal. Le monstre hallucinant lit ainsi ce matin Septième de Jacques Audiberti, sous sa jaquette de papier semi-transparent, que lui aura probablement recommandé son père le subtil érudit féru de poètes fantaisistes et de prosateurs non pareils, pratiquant lui-même le rituel de fourrer ses chers ouvrages.

    Et tant de gestes à sauver : de la main protectrice du Glandeur sur l’épaule de son petit garçon de trois ans au prénom d’Igor ; ou de la tête de la Douairière commençant d’aimer les femmes au tournant de la soixantaine, sur l’épaule de son amie pianiste qui lui aura révélé, d’émotion avérée, la déchirante beauté du mouvement lent de la Sonate posthume de Franz Schubert ; ou l’émoi privé du Frôleur à chaque téléphone à sa mère grabataire en sa prison cinq étoiles, comme elle appelait, entre autres sarcasmes, la vaste chambre de L’Étoile du matin avec vue sur le lac où ses soeurs l’avaient casée «pour son bien», et qu’il était seul à rappeler chaque soir pour s’en faire enguirlander tendrement; et les caresses de l’Agitée à ses chiens de peluche auxquels elle disait tout; et la même attention portée par Sailor à sa dernière compagne ingambe dont il poussait la chaise roulante sous les peupliers de l’allée menant à l’Institution ; et le geste de Sugar Baby de refermer son ordi juste pour voir le soir le ciel noircir et rougir à la fois dans l’indigo flammé d’or du crépuscule sur les toits de Paris – ah mais crénom je vais m’oublier !

     

    Crénom de Baudelaire, que je défendrai contre tous les Lesage et tous les littérateurs de tendance telle ou telle, quand Homère se lève au fond de l’avion de l’aube et m’invite à remonter aux nacelles à pianoter de mes doigts de prose sur mon smartphone.

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    Vous vous êtes tous retrouvés CHARLIE rebelles présumés de la même cause au lendemain de la calamité que vous savez, de même qu’ils se sont tous prétendus Ricains faisant pièce à l’Empire du Mal tout uniment non moins qu’unanimement désigné, mais voici qu’un ange qui n’a rien de Win-Win me visite à l’instant – et de fait c’est une matinale visitation ce soir que j’identifie en la parole de ce formidable petit brin de femme malingre au prénom de Cristina et à la bouche d’or : « Le style ce fut aussi la danse sacrée des grands Watusis du Rwanda, comparables aux prêtres blancs de Doura-Europos et désormais détruits par des hommes de médiocre stature. Ou cette autre danse (« poings serrés, poignets fléchis ») vue par un poète dans les membres d’un enfant moribond. Lentement ils s’ouvraient, se fermaient comme une corolle. Autant de figures où l’œil a saisi ou transfusé cette seconde vie qu’est l’analogie salvatrice : lys, corolle, danse, mort, étoile ; où l’horreur et la paix s’organisent selon des géométries identiques, innocentes ».

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    Dites-moi, rebelles de papier mâché que nous sommes, comment vous parlez et comment vous parlent ceux qui vous ont donné la vie, et dites-moi, vous qui osez invoquer les damnés de la terre, ce que vous dit le ciel de la Méditerranée quand vous osez lever les yeux de vos ordis réseautés sur le CLOUD ?

    Mais en quel jardin nous retrouvons-donc ce matin ?

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    Moi qui ne suis encore qu’un Chinois virtuel, et quelque temps sûrement à expier avant d’expulser hors de moi cet autre rebelle par trop consentant, j’entends cette femme de féerie lumineuse – cette Cristina Campo qui m’interpelle dans ses Impardonnables : « Ils ont vu la beauté et ne s’en sont pas détournés. Ils ont reconnu sa perte sur la terre et par mérite l’ont reprise en esprit »…

     

    (Extrait et conclusion du troisième chapitre du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas: 1. Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2, Nous sommes tous des auteurs cultes. 3. Nous sommes tous des rebelles consentants.4. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5. Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6. Nous sommes tous des poèmes numériques. 7. Nous sommes tous des zombies sympas). L'ouvrage a paru en 2019 chez Pierre-Guillaume de Roux.

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  • Transerelle

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    Dans le mot transerelle il y a le mot transe, mais c’est d’une ardente et pensive traversée qu’il s’agit plus que d’agitation fébrile à grand bruit. Ainsi l’eau de la nuit, le long de la pelouse se préparant au silence solitaire, juste bordée de froissements d’ailes, par delà les empierrements, et de lointains ploufs de plongeons assourdis de nettes rousses ou de foulques, reflète-t-elle, entre le bastion médiéval et l’arbre flottant, comme une portée de lignes d'une mélodie à la fois mouvante et émouvante dont émane par douces vagues une odeur de mer intérieure, et c’est une entrée messagère de passages...
     
    Image JLK: île de Mario.

  • Celles qui n'en font pas un plat

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    Celui qui reproche à sa bru de manquer de sens politique / Celle qui reproche à son beau-père de manquer d’humour matinal / Ceux qui font ça entre eux et même en famille / Celles qui en ayant vu d’autre n’y voient pas plus de mal que ça / Celui qui était dogmatique à 22 ans et en sourit à 122 ans / Celle qui n’a jamais invoqué mai 68 pour en imposer à ses nouveaux catéchumènes / Ceux qui ont fondé l’Amicale surréaliste des Libres Associations / Celles qui ont intégré la tolérance du pulsionnel dans leur pack d’estimation à vue de nez / Celui qui reproche à son mari d’être aussi vétilleux que leurs belles-mères réciproques / Celle qui fouine dans le profil Facebook de la surfeuse sexy très recherchée des followers scandinaves / Ceux qui ont tellement d’amis qu’ils n’y pensent même plus / Celles qui voyagent par procuration sur Instagram avec des échappée via Google Earth / Celui qui ne comprend pas que Graziella ne se solidarise pas avec les Ouïghours / Celle qui estime qu’il y a trop de Suédois en Thaïlande / Ceux qui descendent en Espagne retrouver leurs potes montés du Portugal / Celles qui comparent l’Europe à un vaste camping jamais en manque d’eau potable / Celui qui monte sa tente en deux minutes comme c’est annoncé dans la pub et ensuite n’arrive pas à dormir à cause de l’infidélité de Monique / Celle qui affirme que tout est relatif même Dieu si t’y réfléchis / Ceux qui ayant vu le Paradis en rêve se disent au réveil que vivre avec Pamela est grave plus cool / Ceux qui ne croivent qu’à ce qu’ils voivent / Celles qui ont des ressorts de bonté qui ne grincent (presque) jamais, etc.
     
    Gouache JLK: variations sur la grâce, etc.

  • Sweet Memories

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    Pour Sophie et Florent, avec une dernière pensée à la mémoire de Lawrence Ferlinghetti (1919-2021)

    L’avant-veille au soir j’avais écrit, sur les hauts de Nobhill où nous créchions dans une chambre kitsch à l’enseigne de l’Hôtel de France, cette espèce de balade bluesy que j’avais intitulée Young memories en m’efforçant de la dégager de tout marshmallow nostalgique; la lumière était à l’embellie de printemps et nous revenions, avec Lady L., d’une longue virée circulaire sur les eaux et par les rues, le matin jusque vers Sausalito dont le nom m’évoquait tout un folklore peace & love, à la proue d’un ferry flottant qui avait viré par-delà le pont suspendu, sous les méplats herbeux à casernes orangées du Presidio d’où étaient partis les appelés du Vietnam, et ensuite dans le fracas oscillant du tramway remontant jusqu’au quartier gay de Castro où des ados de soixante ans se bécotaient encore dans leurs barbes; et l’après-midi s’était éternisé dans le dédale étagé de la librairie City Lights à l’aura plus-mythique-tu-meurs dont le programme survivant annonçait la venue en lecture du poète juif new yorkais David Shapiro qui venait de publier en ce lieu même In memory of an Angel - et pourquoi n’y aurait-il point aujourd’hui encore d’anges à Frisco ? m’étais-je demandé dans notre Chevy de location faisant route le lendemain vers Monterey et Big Sur, autres légendes et loin des parades clinquantes d’Atlantic City et de son Ubu à prénom de canard de cartoon ?

    Ensuite la poésie rock and blues de nos jeunes années, relancée par quelques vers du centenaire Lawrence Ferlinghetti régnant toujours sur son arche de City Lights sauvée de tous les déluges, m’était revenue par bribes :
    Poets, come out of your closets,
    Open your windows, open your doors,
    You have been holed –up too long
    In your closed words,
    la poésie de toutes les déroutes nous avait escortés sous les arbres en voûte des hauts de Carmel, je nous chantonnais d’autres vers du vieux veilleur qui me ramenaient de vertes images des nouvelles de Brautigan ou des litanies de Bob Dylan,
    The world is a beautifil place to be born into
    if you don’t mind happiness
    not always being
    so very much fun
    if you don’t mind a touch of hell
    now ant then
    just when everything is fine
    because even in heaven
    They don’t sing
    all the time -
    nous montions droit au ciel vers les collines pelées au vert olive me rappelant les crêtes siennoises du côté d’Asciano, et bientôt ce serait la redescente vers les plaines vivrières à Latinos trimant dur dans les champs de tomates et d’asperges, vers San Luis Obispo, et partout s’égrenaient les noms de la conquista et les murs chaulés de blanc pur, les clochers des petites missions catholiques et apostoliques de la côte Ouest où les surfeurs plantaient leurs camps volants sous le soleil recommençant de chauffer à blanc; et maintenant, vautré sur un canapé chamarré d’un salon-bar aux ornements psychédéliques jouxtant la salle de concert de la House of blues de San Diego, j’entendais les paroles reprises par cœur par les kids des kids du temps de Woodstock: Mother do you think they’ll drop the bomb?

    Et tu croyais que t’allais, Little Boy , échapper à la tombe ? murmurais-je dans mon sofa défoncé, à lire sur mon smartphone la bio complète du Good Will, mon vieux barde de bonne volonté qui me rappelait que l’Ariel androgyne des Doors avait viré Falstaff avec les années, et tout a côté les kids des anciens kids de l’été 69 reprenaient en douce chorale les paroles répétées par cœur du to be or not to be des générations nouvelles – et pourquoi pas à la mémoire de cette gueule d’ange-là du nom de Jim Morrison ?

    °°°

    Je me serais attardé des heures, je serais resté des jours dans le dédale de City Lights, me disais-je en lisant, sur mon smartphone, la bio de Shakespeare signée Stephen Greenblatt, tandis que roulaient, tout à côté, les vagues du Tribute to Pink Floyd que déployait je ne sais quel groupe descendu de Los Angeles dont aucun membre n’avait l’âge d’avoir entendu les Doors à Woodstock à l’été 69, mais à l’instant je me sentais sans âge, à la fois proche et très loin des eaux diluées de ce rock planant d’où surgissait parfois, de loin en loin, telle ou telle mélodie qui me faisait me lever et rejoindre la compagnie - j’étais là n’y étais pas: plus je lisais Will le magnifique et plus j’abondais dans le sens de Greenblatt qui s’opposait, vertement et pièces en mains, à la version d’un Shakespeare grand lettré sans rapport avec le théâtreux jugé miteux de Stratford, je venais de me « faire » les 37 pièces enregistrées par la BBC et je sentais, je savais qu’un Shakepeare de cabinet, un Shakespeare de cour et de bibliothèque, un Shakespeare qui n’avait pas riboté et cahoté avec une troupe de cabots ne pouvait avoir fagoté ces personnages, et les reines et les rois, les gueux et les mégères et la nature surnaturelle, sans les avoir ingérés par osmose combien charnelle, et me revenaient une fois encore les mots du beatnik chenu,
    Poets, come out of your closets,
    Open your windows, open your doors,
    You have been holed –up too long
    In your closed word,
    et dans la foulée m’a ressaisi le souvenir de cet autre barde que fut Allen Ginsberg, tel jour de telle autre année, à Paris, nanti de son minuscule harmonium portatif et psalmodiant, de concert avec son compère Phil Glass, devant une foule à la fois médusée et ravie… et du coup je me rappelle que la première vision poétique est venue au beatnik Allen par cet autre barde, autre William de surcroît, que fut l’incommensurable Blake, et voici que d’un souvenir l’autre me revient que le poème Howl de Ginsberg fut primitivement édité par City Lights Books, tout de même qu’En mémoire d’un ange de David Shapiro, en anglais dans le texte, dont les douces ballades bercent la douleur de ce bas monde, et l’autre ange portier, Jim l’enivré, de murmurer en écho :
    Pardonne-moi mon père car je sais ce que je fais :
    je veux entendre le dernier poème du dernier Poète…
    Je ne sais, pour ma part, ce que disent les poèmes, mais je sais qu’eux le savent les yeux fermés.

    Et je sais que le dernier poète n’est jamais celui qu’on croit, me disais-je en nous revoyant, avec Lady L. , dans la lumière poudroyant de lyrique poussière de la librairie City Lights, et je me foutais bien que Shakespeare ne fût pas celui qu’on croyait mais un autre, comme le vieil Homère aux doigts de rose était un autre encore, me répétais-je sur le divan crevé du salon-bar de la House of Blues de San Diego où j’éclusais une énième bière dorée avec le trentenaire adoré de notre fille en fleur aînée, et les jeunes rockers endossant les vieilles peaux de Waters & Gilmour s’en donnaient à cœur joie de relancer comme pour la première fois ce qui avait été vécu et revécu, comme je relisais L’Iliade ou Le Roi Lear lus relus et relus des millions de fois par les kids de tous les âges émus ou pas, et de là-bas, de la scène enfumée de lumières me parvenait la chère rengaine me rappelant je ne sais quels vers de je ne sais quel dernier poète :

    Remember when you were young,
    you shone like the sun
    Shine on you crazy diamond,

    et les yeux fermée je me laissais bercer et me remémorais tant d’autres poèmes de derniers poètes étoilant leurs lumières sur les villes des librairies de partout, du Palimugre à Cracovie, ou de Séville à City Lights, et tel soir, par delà les années, tel kid ou sa girlie peut-être, me disais-je enfin, retrouveraient dans mes papiers cette espèce de ballade bluesy qui m’était venue cette année-là sur les hauts de Nobhill et que j’avais intitulée Young Memories :

    Nous avions vingt ans d'âge
    et le vent jeune aussi,
    la nuit au sommet de l'île
    nous décoiffait et sculptait nos visages
    de demi- dieux que partageait
    l'amoureuse hésitation,
    sans poids ni liens que nos
    ombres dansantes
    enivrées au vin de Samos,
    les dauphins surgis de l'eau claire,
    nos impatiences enlacées,
    un consul ivre sous le volcan
    et le feu du ciel par delà le dix-septième parallèle...

    Et partout, et déjà,
    défiant toute innocence,
    les damnés de la terre
    plus que jamais déniés;
    et si vaine la nostalgie
    de nos vingt ans,
    en l'insolente injonction de nos rebellions.

    C'était hier et c'est demain,
    et nos vieilles mains sur le sable
    retracent en tremblant les mots
    qui se prononcent les yeux fermés
    au secret des clairières.

     

    (À La Désirade, ce 28 août 2019)

     

    Ce texte a paru dans la revue Instinct Nomade, disponible en librairie et sur commande.

     

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  • À grand film, grand livre et demi

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    On le sait depuis quelque temps, et cela se vérifie d'un clic sur Netflix: que Le Pouvoir du chien (The Power of the dog), le nouveau film de Jane Campion, avoisine le chef-d'oeuvre avec un mise en scène et une interprétation, des images et une bande- son d'une intensité dramatique et d'une beauté extrêmes . Ce qu'on sait moins, c'est que cette merveille de sensibilité, d'intelligence psychologique et de puissance expressive est la transposition, à la fois fidèle et très elliptique, d'un extraordiaire roman de Thomas Savage, dans lequel les éléments du drame sont évidemment beaucoup plus développés, les personnages plus étoffés et l'arrière-plan historique et social plus explicite aussi. René Girard eût été saisi par cette illustration du mimétisme amoureux à double triangulation lancinante. Chapeau les cow-boys, et révérence à dame Rose...
     
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  • L’âme sœur

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    Le chef-d’œuvre « japonais » de Fredi M. Murer. (Re)déclaré plus grand film de l'histoire du cinéma helvétique par l'Académie du film suisse. À revoir et revoir sans doute.

    L’Ame sœur de Fredi M. Murer, disponible sur DVD, a été dit « le meilleur film de l’histoire du cinéma suisse », ce qui est fort possible même si son confinement dans le « cinéma suisse » me semble, pour ma part, insuffisant. Je le placerais plus volontiers, quant à moi, au nombre des chefs-d’œuvre du 7e art de l’après-guerre, toutes catégories confondues, et je me disais l’autre soir, en le revoyant, que c’était une sorte de film japonais que cet ouvrage enté sur un thème – l’inceste - de la tragédie grecque, et traité avec une radicalité absolue, du point de vue de la forme, image et verbe fondus en pure unité.
    Or rencontrant Fredi M. Murer la semaine dernière dans son antre zurichois  de la mythique Spiegelgasse, pour évoquer Vitus, son nouveau film, et lui parlant de cet aspect « japonais » de Höhenfeuer (titre original de L’âme sœur), le réalisateur m’a répondu en riant que son film avait bel et bien été perçu comme tel au Japon même, où il a rencontré un succès considérable, avant d’évoquer sa parenté avec La légende de Narayama d’Imamura…
    L’âme sœur est un grand film d’amour tragique, liant un adolescent muet et sa sœur aînée dans une famille de paysans de montagne vivant entre traditions archaïques et modernité perlée. Rien de pittoresque dans les Alpes de Murer, qui a interdit toute figuration style carte postale à son chef op’ Pio Corradi, et rien de régionaliste dans cette famille d’Helvètes alors même qu’ils s’expriment en dialecte uranais à couper au couteau. La fatalité illustrée – la pauvreté et l’endogamie – n’y a rien de dogmatique ou de littéraire non plus, mais s’incarne littéralement à la fois dans la nature sauvage et le naturel des protagonistes, dont le plus jeune reste proche des grands fonds et va retrouver à un moment donné les rituels d’une sorte de chamanisme des hautes terres.
    A cela s’ajoute un trait omniprésent dans le cinéma de Murer, à part la patte d’un grand peintre sur pellicule : une immense tendresse qui enveloppe tous les personnages, sans exception, portée jusqu’au sublime dans les dernières scènes du film où le garçon devenu père incestueux, qui a retourné l’arme de son padre padrone furieux contre celui-ci, ensevelit ses parents (la mère a été foudroyée par la mort de son conjoint) dans la neige de cet outrepart utopique d’un rêve éveillé où il est le seul à ignorer que la vie ne sera jamais possible…

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    Fredi M. Murer. L’âme sœur. DVD Impuls. En Bonus, interview du réalisateur. 
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    Extrait du Storyboard de Fredi M.Murer

  • Ceux qui restent bienveillants

     
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    Celui qui a des peluches de réserve à offrir aux méprisants / Celle qui sourit à l’injure matinale que lui crache sur le palier sa voisine cheffe de projet / Ceux qui «revisitent» les Béatitudes de Notre Seigneur / Celui qui a un cœur de biche malgré ses bracelets de force et son goût pour le Hard Métal / Celle qui gagne à être connue selon la Bible / Ceux qui ouvrent des magasins de douceurs dans les pays émergents encore marqués par la rude influence des intègres autoproclamés Seuls Justes / Celui qui donne sa langue au chat qui préférerait un doigt de porto / Celle qui peint une girafe polyphonique sur le mur du son / Ceux qu’on dit gentils faute de voir que ce sont aussi de bons goyims / Celui qui se dit open minded en dépit de sa psychorigidité / Celle qui est bien plus bonne qu’elle ne le croit elle-même / Ceux qui sont aimables et même tendres par pure paresse vu que l’agressivité fatigue, etc.

  • Les Tours d'illusion

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    À la Casa Azzura, en mai 2021.
     
    TROIS GRÂCES
     
    L’Opération fut plus qu’un succès : une performance à vrai dire exceptionnelle, limite héroïque, témoignera plus tard l’un des jeunes spécialistes qui ont eu le privilège d’y assister, soit huit heures au bloc, un pic de stress quand le Dr Spass a cru perdre la patiente - le cœur allant voir ailleurs pendant une ou deux minutes -, et la Vie relayant la Science avec, sans doute, un coup de pouce angélique de la patiente elle-même du genre dure à cuire sous ses airs de vieille douceur - mais tu peux me raconter tout ce que tu veux, le Mécanicien, pensera Lady Light en écoutant le rapport ému du jeune médecin dont l’admiration professionnelle ne va pas sans compassion sincère, tu as des yeux qui conservent un peu d’innocence, mais à présent tu me laisses seule avec la Bête vu que c’est de ça qu’il va s’agir dans le temps que vous me laissez si généreusement, vous autres palliatifs du Miracle…
    Le Temps de l’Opération, pense-t-elle avant que Cécile se pointe, et Loyse plus tard comme elles en sont convenu : pas ensemble mais les trois avant tous les autres, sauf Lui cela va sans dire, sinon c’est par Whatsapp ou Messenger, mais pas question de skyper… un temps circulaire et sous contrôle, selon leur expression, où elle voit aussi le leurre devant la béance barrée du Temps compté qu’ils lui disent qui lui reste.
    Pourtant elle ne pense pas compte à rebours : elle contemple plutôt sa Chance, et c’est la première chose que Cécile lui entendra dire après le gros sanglot partagé des retrouvailles: qu’elle est vernie dans tout l’atroce du concret, qu’avec une tumeur mahousse en moins elle se sent plus légère, qu’à son réveil elle s’est sentie aussi petite et surprise qu’à ta naissance ma merveille Number One, et Cécile va se remettre à défaillir en se rappelant toutefois que cette autre opération de sa venue au monde a d’abord un peu déprimé sa Mum par sa non-participation directe à l’événement, et c’est maintenant le comique de tout ça qui lui apparaît dans l’énorme confusion des données, l’énorme colère mêlée à l’énorme désarroi de la première annonce et, passée la nuit de folle angoisse qu’ils ont passée loin d’elle, l’énormité de cette Chance en effet qu’il y aura d’avoir plein de lendemains à se partager des recettes de menus simples, et plein de nouveaux souvenirs à se fabriquer avec les jours qu’ils vont vivre, mais ce qui s’appelle vivre, dans les multiples temps qu’ils vont passer ensemble, à commencer par le Temps du fil qui les verra jouer des aiguilles selon les règles ascétiques de l’Evangile du Tricot.
    Quoique plutôt patchwork, Cécile compte bien collaborer à toutes les activités douces ou propices aux mélodies méditatives que Lady Light se propose d’enchaîner non pour tuer le temps mais pour s’en jouer, comme si faire, au sens fort de la poésie, changeait de nature dans la patience limitée du Temps compté.
    L’on fera donc de la couture et de la permaculture, à d’autres moments l’on fera force puzzle et force mots fléchés. Leur projet de trek au Bhoutan a du plomb dans l’aile, mais elles vont « risquer le point jacquard », ont-elle déclaré avec défi avant de rire de ce projet «typiquement féminin» correspondant à leur détermination malicieuse d’ «assumer» en ne pensant sérieusement qu’à leur plaisir savamment maillé, et Loyse ne se fera pas faute de rejoindre le trio après avoir énormément pleuré seule dans son coin, à l’insu de Cooper et de leurs little boys.
    Le Romancier croit savoir que les amitiés féminines intenses et sincères sont rares, peut-être par méconnaissance ou préjugé, ou alors cela se passe dans certains romans, et lui-même aurait pu jouer de ce thème dans une fiction, mais ce dont il s’agit ici se passe sous ses yeux et depuis des années déjà entre ces trois complices dont la folle injustice de la vie a resserré plus que jamais les liens.
    Loyse est moins tricot que puzzles, balades en plein air et lectures de romans noirs, comme souvent les sentimentales, mais ce sera surtout dans les échanges liés à la vie courante sous tous ses aspects qu’elle et Lady Light communiqueront ces prochaines semaines, le plus souvent avec les enfants dans les pattes, après l’hosto, pour autant que la malade ne soit pas trop patraque.
    La conviction partagée, mais qui n’a jamais été trop verbalisée, que nous sommes confiés les uns aux autres, vaut à la fois pour Lady Light et ses deux filles, autant que pour les compagnons respectifs du trinôme et leurs enfants, tout cela formant une espèces de sphère affective à la plasticité singulière et aux multiples mouvements internes, dont la « mélodie » qui en émane, à quelques dissonances près – d’ailleurs souhaitables – peut être tenue pour le liant de ce qu’on dira les musiques de la Casa Azzura…
     
    (Extrait du roman panoptique en chantier intitulé Les Tours d'illusion, pp.281-282.)
     
    Peinture: Aloyse.

  • Là-bas en enfance

     

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    Ce qu’on voit de loin se précise :

    plus l’enfance s’éloigne

    apparemment, comme en incises,

    plus les images se rejoignent…

     

    Les après-midi sans rien faire,

    et les dents qui font mal,

    les derniers souvenirs de guerre

    et le petit cheval…

     

    Le petit cheval harcelé

    par le valet Pedro -

    celui qu’on taxe d’étranger

    et qui se croit hidalgo…

     

    Les gens d’alors, en noir et blanc

    et les ruines, là-bas ;

    nous autres souvent en forêt,

    terriblement vivants…

     

    Le temps s’en va par les allées,

    tu le vois d’où tu es,

    qui te rejoint les yeux fermés

    dans sa limpidité…

  • Encore une journée divine !

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    En marchant sur le quai aux Fleurs avec Lady L. D'une série télé débile évoquant La vie de J.C., et de notre façon de "faire parler le ciel"... Flash back en octobre 2021...
     
    (Lectures du monde, 2021)
     
    DIMANCHE . – Lady L. peine un peu à marcher long ce matin, tout en gardant son port de reine sous sa couronne blond cendré. Le père Noël glisse dans sa nacelle au-dessus de nous, le long du câble qui vient d’être installé au-dessus de la statue de Fred Mercury, un culte survolant un autre, mais ce matin il fait si limpide, le lac est si clair, les gens ont l’air si détendu - sauf la Roumaine qui essaie de vendre l’une des roses de son bouquet défraîchi datant des invendus d’hier soir à la Migros - , tout me semble si parfait à part la maladie de ma bonne amie, mon genou droit qui lancine, mon souffle au cœur et le sort des jeunes Afghanes, que je ne suis pas d’humeur à critiquer quoi que ce soit même en me rappelant les humiliantes inepties vues hier soir à la télé romande où j’ai fini par regarder trois épisodes, plus imbéciles et insignifiants l’un que l’autre, de la série intitulée La vie de JC, d’une nullité qui reflète bien ce qu’est devenue le média en question, reflet lui-même d’une partie de la société suisse dont la seule vraie religion est celle du wellness et de la conformité matérialiste.
    Critiquer cela ? Se formaliser du fait qu’on dépense des sommes pour faire naviguer un Santa Claus de supermarché dans notre ciel en cette matinée lustrale, se lancer dans une polémique au motif qu’on montre à la télé de l’irrespect au rabbi Iéshoua, comme si le péché de crétinerie pouvait entacher la pointe de son dernier orteil, et quoi encore ?
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    Ma bonne amie me disait, en marchant le long du quai aux Fleurs, qu’elle n’avait plus la moindre envie de se pointer dans aucune église, me racontant l’anecdote lamentable d’une pasteure s’adressant à ses paroissiens en les appelant « mes chers schtroumpfs», et je me rappelle le désarroi de mes gentils parents protestants sommés, au culte, par un jeune théologien New Age, de lui soumettre un thème de débat convivial qu’il se contenterait de coacher - dans l’église même des hauts de Lausanne où j’ai confirmé à seize ans, transformée en « espace Dieu » avec wi-fi et coin BD pour les kids, en attendant le jacuzzi king size…
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    Comme l’écrit virulemment le grand philosophe juif Albert Caraco, nous continuons de vivre en nous référant à un Absolu qui ne représente plus rien aujourd’hui en réalité, la réalité n’étant autre que le culte universel de l’Argent, nous manquons à l’Absolu de l’esprit qui nous ferait convenir de la relativité des choses établies depuis les temps de l’Ecclésiaste et même avant (!), dans la foulée de Nietzsche mais en plus cruellement radical, Caraco se voudrait l’éveilleur futur à la Voltaire en nous mettant en garde contre les mensonges des idéologies religieuses et politiques, mais ce qu’il écrit est si criant de vérité, si brutalement assené parfois, si magnifiquement clamé, comme d’un prophète inspiré, mais dans une langue si merveilleusement anachronique (on dirait un polémiste du XVIIIe siècle) qu’elle sera inintelligible à 99% des followers de réseaux sociaux et autres locuteurs de la meute actuelle…
    Il y a près de 60 ans que je m’intéresse à ce qui fait « parler le ciel », selon l’expression de Peter Sloterdijk, « mon » penseur actuel de prédilection, avec René Girard, dont le dernier livre traite de « théopoésie », par delà toute théologie.
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    De quoi s’agit-il ? D’une façon de «poétiser» le phénomène religieux ? Absolument pas. Bien plutôt, de rapporter l’esprit religieux à ses sources de perception et d’expression, à ce qui a suscité le premier cri, la première angoisse, le premier pourquoi, etc.
    À quoi rime le premier chant ? Et comment les dieux, apparaissant dans le vocabulaire de Sapiens, ont-ils évolué jusqu’à s’exprimer comme les individus de notre singulière espèce ?
    Réduire la religion à un «opium du peuple» (pensée démarquée de Marx et d’ailleurs à faux) est aussi discutable que faire de l’athéologie un progrès, sauf à consommer les gélules de l’apothicaire Michel Onfray qui a réponse à tout, à l’instar des curés plus ou moins sympas. De la même façon s’offusquer des caricatures les plus vulgaires, dans les journaux ou à la télé, procède d’un discours qui n’en finit pas de se mordre la queue, etc.
    L’important est ailleurs, et peut-être est-cela « le religieux » ? Je lisais hier soir les pages des Dictées de Georges Simenon, relatives au suicide de sa fille Marie-Jo. Et je pensais à la mort de mon meilleur ami, un dimanche d’août de gloire solaire en montagne. Et je pense à l’instant, en me rappelant la réflexion de mon vieil ami Joseph Czapski revenu du bout de la nuit totalitaire, selon laquelle l’histoire du Christ se réduirait pour lui à l’histoire de la bonté, incluant toutes les confessions, à ce que nous vivons ces jours, et je vois le sourire de Lady L. , ce matin, luttant contre la mort sous sa couronne de vivante…

  • Une grande génération

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    Entretien avec Henri Godard

    La première moitié du XXe siècle fut une période faste de la littérature française contemporaine, et notamment dans le domaine du roman. Avant la mise en coupe critique de celui-ci par le Nouveau Roman, et en réaction contre le classicisme « psychologique » d'un Proust, une série d'écrivains d'inégal génie mais qui ont pour point commun d'avoir été marqués par la guerre de 14-18 et de bousculer l'humanisme bourgeois, constituent ce que le professeur et critique Henri Godard, connaisseur éminent des œuvres de Céline, Giono et Queneau (dont il a établi les éditions respectives à La Pléiade), entre autres, appelle « une grande génération ».

    — Selon quels critères avez-vous rassemblé ces écrivains ?

    — Mon choix, qui n'est pas exhaustif, correspond initialement à des passions de jeunesse auxquelles je suis revenu dans mes travaux. Très différents les uns des autres, ces auteurs que j'ai « élus » ont en commun, par leur tranche d'âge, d'avoir été marqués par la guerre de 14-18, soit au titre de combattants, soit pour en avoir ressenti les effets au temps de leur adolescence. Céline est blessé au front, mais Louis Guilloux, lycéen à Saint-Brieuc, y découvrira les blessés et les mutilés dans un hôpital installé en Bretagne. A côté du traumatisme lié à la guerre, il y a une prise de conscience de l'Histoire nouvelle par rapport à la génération de Gide ou Valéry. Cette prise de conscience, face à la perte de tout repère, va de pair avec un sentiment existentiel très fort et un questionnement sur le sens de la vie. Cela marquera, je crois, le roman français pendant vingt ou trente ans. Ces écrivains ont été confrontés à des choix décisifs, dont les extrêmes se partageaient entre communisme et fascisme. Ils avaient l'épée dans les reins. En outre, ils ont également pour point commun de travailler le langage au corps et d'être des stylistes vigoureux. C'est pourquoi j'aborde également Louis Guilloux, Jean Malaquais pour ses Javanais ou Claude Simon, qui viendra bien plus tard ...

    — Mais alors, pourquoi l'impasse sur Aragon, et pourquoi Queneau ?

    — Aragon pourrait naturellement figurer dans cette « grande génération ». Son absence n'est qu'une question de circonstances, car je lui consacre une étude à part dans un autre livre que je prépare sur le roman critique au XXe siècle. Quant à Queneau, dont l'image courante est d'un amuseur qui joue avec le langage et les concepts, je l'ai intégré à cause de ses premiers romans qui traitent bel et bien de thèmes à caractère existentiel. Dans Le chiendent, son premier roman, une serveuse de café en milieu ultra-populaire, qui meurt inopinément le jour de ses noces, se demande ainsi, finalement, ce qu'elle aurait « foutu ici-bas » ...

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    — Qu'est-ce qui vous a fait « élire » Céline ?

    — Je l'ai découvert après Malraux et Giono, en 1957, avec D'un château l'autre. Comme beaucoup, j'ai été saisi par son génie verbal, à une époque où il était exclu de parler de lui à l'Université. Sa formidable découverte a été d'inventer une écriture qui mime l'oral dans ce qu'il a de plus profond, avec sa fameuse ponctuation, au fil d'une déconstruction de la phrase qui est aussi une déconstruction de la logique et une nouvelle musique. Il ouvre des vannes extraordinaires. Or, ce qui fait le scandale permanent de Céline, c'est évidemment la collision d'une position raciste insoutenable, dans ses pamphlets, et sa grandeur évidente d'écrivain.

    — Comment expliquez-vous que, dans les romans, la part du racisme et de l'antisémitisme de Céline soit quasiment nulle ?

    — Deux remarques m'ont frappé à ce propos: la première de Sartre qui dit qu ' « on n'imagine pas un grand roman antisémite », et l'autre de Kundera qui a développé, dans L'art du roman, l'idée d'une « sagesse du roman ». Céline polémiste tend naturellement à la simplification grossière, tandis que, dans une position de romancier, il recourt à la nuance, contre tout stéréotype. Dans Mort à crédit, on voit ainsi le père, antisémite et antimaçon, tourné en bourrique, et les mêmes phénomènes s'observent dans Guignol's band.

    — Et Giono ? Pourquoi l'appelez-vous « passeur »?

    — Je l'appelle passeur parce que beaucoup de ces écrivains, après la guerre, ont délaissé le roman pour se replier dans une espèce d'auto-fiction. Giono est celui qui a maintenu, pendant toute la période du Nouveau Roman, en lequel il voyait une impasse, le code « naïf » de la fiction, avec l'émerveillement du conte, de l'histoire et des personnages.

    — Et Sartre là-dedans ?

    — Je l'ai joint de manière un peu forcée, mais La nausée procède bel et bien de ce courant existentiel, même si l'auteur tend à « philosophiser » le roman sur la fin ...

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    — Vous parlez d'une « grande génération ». Est-ce à dire que cette période soit particulièrement féconde.


    — Je le crois. Si l'on envisage même une longue durée, il me semble que cette tranche de la littérature française est réellement fastueuse.

    — Est-ce à dire que nous pataugions actuellement en eaux basses ?

    — Je ne tiens pas à m'étendre sur ce sujet (rires), mais oui, tout de même, je le crois. Je ne vais pas me faire que des amis en le disant, mais c'est pourtant ce que je pense ...

    Henri Godard. Une grande génération. Gallimard, 457 pp.

  • Par d'autres sentiers

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    Je te pleurerai tous les jours
    dit je ne sais quelle voix ;
    est-ce la sienne ou la mienne ?
    Nos larmes au secours,
    dans la nuit de claire obsidienne,
    ne le distinguent pas...
     
    Tu t’en es allé, me dit-elle
    ou peut-être est-ce moi
    qui me parle à travers elle
    qui m’écoute tout bas…
     
    Ils se parlent ainsi dans la nuit,
    et par le gris qui va
    ils se retouvent dans la vie –
    cette autre vie là-bas…
     
    (A la Maison bleue, ce 19 XII 2021)
    Peinture: JLK, soleil d'hiver.

  • Exorcisant le poids du monde, deux livres en relancent le chant

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    276059646_10228652231397563_1799788708717243381_n-1.jpgUn contemplatif poète et un saint militaire ont inspiré deux écrivains: Gérard Vincent dans Mort d’un chartreux, compose le journal d’un moine dont la tumeur au cerveau ne lui laisse que quelques mois à vivre ; et Bona Mangangu, dans Saint Maurice Porteur de foi, ressuscite le soldat nubien Maurice, canonisé après son martyre valaisan…
    «Pour le faire simple », comme on dit aujourd’hui, admettons qu’il y ait, ombre et lumière, le poids du monde d’un côté, et de l’autre le chant du monde. D’un côté le monde et ses guerres, de l’autre les anges que nous sommes – parfois, ou par moments, par éclats…
    Tout récemment, le poids du monde, sur fond de guerre, m’a paru s’incarner dans la figure d’un prétendu saint homme très barbu et très tiaré, en la personne du patriarche Cyrille, chef spirituel de Moscovie qui, dans une homélie, défendait l’invasion de l’Ukraine après avoir stigmatisé l’Occident dépravé annonciateur d’Apocalypse avec son mariage pour tous et «toutes ses gay prides»…
    Or, connaissant déjà quelque peu le personnage, son passé d’agent du KGB et sa vie de pacha rutilant, ses accointances plus que louches et sa gloire mondaine, je n’en ai pas conclu pour autant à la pourriture de la «douce orthodoxie» qui, du peintre d’icônes Andrei Roublev ressuscité par le cinéaste Tarkovski, aux musiciens, aux peintres et aux écrivains russes ou ukrainiens - sans parler de la multitude des bonnes et braves gens qu’Alexandre Soljenitsyne appelait les « invisibles » - n’a pas cessé de célébrer, à travers les siècles le chant du monde sur fond de misère et d’injustice, de révoltes, de révolutions et de guerres. Cela rappelé pour introduire deux livres récemment parus qui incluent eux aussi le poids du monde et le chant du monde…
     
    Frère Pierre ou la liberté emmurée
    Se rappelant son entrée au monastère, à l’âge de vingt-quatre ans, après une suite de joies (bon établissement professionnel, amours juvéniles, possibilité d’un mariage heureux, etc.) et de tourments subits (dépression grave, jusqu’au bord de la folie), le chartreux Pierre Dambleteuse, dans sa cinquante-cinquième année, se rappelle que son entrée au monastère, après qu’il a reçu un «signe», en 1974, l’arrachant à ses tribulations comme par manière d’élection, lui est apparue comme une libération au moment même où il se retirait du «monde» selon Pascal.
    Rien de paradoxal en cela, pas plus en somme que la joie qui le porte en ces neuf mois, de septembre 2006 à juillet 2007, durant lesquels il tient son journal avec l’accord de son supérieur, autre paradoxe et même double, puisque ce journal est l’œuvre littéraire de Gérard Vincent et qu’en principe un moine ne se livre pas à ce genre d’épanchements «limite narcissiques». Mais frère Pierre va mourir bientôt et il le sait, la tumeur qu’on lui a décelée au cerveau est inguérissable, il refuse en outre l’hospitalisation et prend en somme sa redoutable épreuve comme un « don » de Dieu, même s’il souffre parfois comme un damné…
    La «joie» de notre moine relève-t-elle d’une fantasmagorie d’illuminé ? La question se pose pour ceux qui ont accompagné l’agonie d’un être cher, avec tout ce que cela peut avoir d’affreux «au quotidien», d’ailleurs frère Pierre se voit parfois lui-même comme un animal blessé et reclus dans la «tanière moite des jours», mais l’illumination, bien plus qu’un égarement mental, est à prendre ici au double sens qui renvoie, à la fois, aux fulgurances de Rimbaud (que le reclus a rencontré à ses dix-neuf ans, au point de vouloir devenir lui-même poète), et à une «folie» de nature mystique qui élève, et de multiples références (notamment à Angelus Silesius et au jésuite poète Gerard Manley Hopkins) sont là pour mieux « baliser» l’itinéraire de ce «fol en Christ» qui va jusqu’à écrire que « Jésus aujourd’hui n’a que faire du christianisme, du judaïsme, de l’islam et tutti quanti ». Et d’ajouter ceci de plus poétique que dogmatique : «Il est bien plus loin déjà ! Ce qui l’intéresse aujourd’hui, comme sur les chemins de Galilée ou de Judée, il y a deux mille ans, ce sont les hommes un par un, singuliers dans leur bouleversante nudité et dans leur désir profond de devenir des vivants en lumière et en chemin ».
    Ceci dit le chartreux ne fait pas que «citer», relayant les lectures et méditations de l’auteur lui-même très au fait des choses du «monde»: il vit bel et bien lui-même la poésie, il évoque la beauté du paysage de montagne alentour comme d’une grâce au bord du gouffre, un poème lui vient tandis qu’il travaille au jardin (« Louange à l’éros et bénédiction au vent / Si tu te glisses furtivement à l’intérieur d’un bruissement / Tu sauras que l’amour est un feu / Et le feu une amande»), il relève en passant ce qu’est selon lui un poème («la matérialisation dans les mots d’un instant vertical et de pure gratuité»), et c’est autour de ce noyau commun à tous les spirituels – où saint François d’Assise et Hölderlin voisinent avec les taoïstes ou Rimbaud, lequel, écrasé par le poids du monde, dit à sa sœur au moment d’être délivré de la puanteur des corps : «J’irai sous la terre et toi tu marcheras sous le soleil», après cet autre élan vers le ciel qu’on hésite à vrai dire à citer une fois de plus tant sa répétition tend à l’extase à bon marché : «Elle est retrouvée / Quoi ? l’éternité», etc.
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    La foi rabelaisienne de Bona le débonnaire
    Tandis que les «purs» invoquent Dieu sait quel Axe du Bien, quelle Tradition et quelles Vraies Valeurs au moment même où ils sèment la mort des innocents du haut du ciel et par les territoires à «reconquérir», une espèce de chrétien noir de peau au nom de Bona Mangangu, Congolais d’origine et citoyen du monde virtuel, à moitié artiste de son métier non moins qu’ écrivain de l’autre moitié, établi à Sheffield avec les siens et ne cessant de partager ses passions en 3D ou sur la Toile, nous entraîne, dans son dernier livre, à une virée un peu folle de Bavière buveuse aux quatre vents de l’espace et du Temps qu’il parcourt en tous sens en célébrant, surtout, le chant du monde, dans la foulée d’un personnage légendaire et jovialement réel par sa recomposition poétique: à savoir Maurice d’Agaune, natif de Thèbes (traduction grecque de la ville égyptienne d’Ouasset) et mort martyr en 287 au lieu dit aujourd’hui Saint-Maurice.
    Si les voies du Seigneur passent pour impénétrables, celles qui mènent le protagoniste de Maurice porteur de foi - double évident de l’auteur -, ne sont pas moins «improbables» en apparence, zigzaguant de l’Auberge munichoise des Quatre-Fleuves, dans le quartier plus ou moins bohème de Schwabing, à divers musées et autres églises riches en peintures anciennes, puis autour du monde sur les traces d’un avatar du légendaire Juif errant dont les traces se confondent finalement avec celles d’un centurion nubien, prénommé Maurice et refusant de participer à un massacre pour le moins contraire à l’esprit évangélique, surtout s’agissant de soldats coptes supposés trucider d’autres chrétiens au nom de la Rome impériale...
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    Du Congo de Tintin à l’Afrique de Grünewald…
    D’aucuns grincent les dents à la seule évocation de Tintin au Congo, l’épisode jugé (non sans raison) raciste des mésaventures du petit reporter d’Hergé flanqué de son chien Milou, et pourtant c’est bel et bien à cette incursion du personnage en Afrique noire, ou aux observations décentrées du Persan de Montesquieu, ou du Huron ingénu de Voltaire, que l’on pense en découvrant, avec le Narrateur oscillant entre fascination et répulsion, la brochette d’Européens «typiques», amateurs de boudin noir et de bière blonde, qui festoient en cette auberge bavaroise aussi triviale que symbolique, première étape d’un voyage tourbillonnant et baroque où l’auteur va s’en donner à cœur joie, se réclamant tantôt de Cendrars et tantôt de Rabelais, avec une faconde qui va de pair avec une pertinence critique englobant aussi bien les mœurs de notre temps que les représentation des peintres de jadis, entre pestes et agapes, noces ou crucifixions, multipliant en outre les liens entre les vivantes et les (sur)vivants de ce que Georges Haldas (qu’il pourrait citer, comme il cite Ludwig Hohl) appelait la «société des êtres», pour conclure sur de belles pages imprégnées d’amour et de mélancolie, citant en passant un fragment inspiré du Journal d’Amiel, daté de Berlin en 1848, et dont il dit que saint Maurice eût pu le cosigner : « Adorer, comprendre, recevoir, sentir, donner, agir : voilà ta loi, ton devoir, ton bonheur ton ciel », etc.
    Gérard Vincent. Mort d’un chartreux. Editions du Rocher, 139p. 2022.
    Bona Mangangu. Saint Maurice, porteur de foi. Takedio Editeur, 311p. 2022.

  • Au temps suspendu

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    (Pour Diogène le railleur)
     
    Quand le temps se fera plus court
    on le goûtera mieux:
    le matin avec le café,
    la journée au jardin,
    le soir dans la fumée des bars -
    on imaginera
    qu’on fume toujours
    comme au ciné, en ce temps -la
    où l’on fumait partout,
    même dans les avions,
    pour le plaisir surtout...
    La matinée s’attardera
    jusqu’à l’apéro de Midi
    à lire des histoires de bandits;
    ensuite on se régalera
    des ragots des journaux,
    puis le dessert viendra
    délicieux, entre deux chimios...
     
    Ce sera Byzance vraiment:
    le temps, comme en suspens,
    comme du sable lent
    semblera n’avoir plus de sens
    que de passer en douce,
    comme pour s’excuser
    de nous avoir tant fait rêver...
     
    Image JLK: sunset at Ocean Beach, San Diego.

  • Balzac notre contemporain

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    Pour tout dire (97)
     
    Pourquoi lire Balzac ? Réponse de Michel Butor: parce que c’est intéressant… Un entretien de 1998...
    Que peuvent bien avoir en commun Michel Butor et Balzac ? Cela sans doute au premier chef: d’être à la fois célèbres et méconnus, réduits à quelques formules. Pour Balzac: le «peintre de la société» dont l’analyse du rôle de l’argent ravit les marxistes, mais dont le style (dixit Sainte-Beuve) serait «détestable». Pour Butor: le «pape du Nouveau Roman», auteur de livres intelligents et donc «difficiles», apparemment à l’opposé du «réalisme» balzacien.
    Et voici que Michel Butor nous fait (re)découvrir Balzac avec une sorte de joviale familiarité, tandis qu’à travers sa lecture il nous apparaît lui-même comme un auteur plus conforme à la réalité de son œuvre «en progrès», c’est à savoir poète-encyclopédiste aux inépuisables curiosités et qui éclaire sans éblouir, qui explique sans assener, qui renoue patiemment les fils liant le détail à l’ensemble et la réalité de Balzac à la nôtre.
    Vous imaginiez Balzac dépassé ou Butor vous dépassant par son avant-gardisme ? Mais non: tous deux sont bel et bien nos contemporains, quoique «à l’écart».
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    A l’écart: tel est d’ailleurs le nom de la solide belle vieille maison de pierre et de bois des hauts d’Annemasse où l’écrivain nous a reçu pour cet entretien…
    – Pourriez-vous, Michel Butor, évoquer l’histoire de vos relations personnelles avec Balzac ?
    – Cela remonte très loin. J’ai dû lire les premiers textes en classe, et tout de suite des choses m’ont intéressé: Le Père Goriot, par exemple, m’a véritablement excité. Cela m’a donné l’envie de continuer la lecture. Evidemment, il m’a fallu beaucoup de temps pour lire La Comédie humaine en entier. J’ai dû commencer de lire Balzac à quinze ans. Il a bien fallu que j’en ai trente pour avoir tout lu. Or cette lecture complète a été très importante. Cela m’a fait comprendre vraiment les dimensions de l’œuvre. J’ai été frappé du fait que chaque livre éclairait les autres. Le monde de Balzac m’a été pendant longtemps assez mystérieux, et le reste à vrai dire. J’ai été un peu choqué par les simplifications abusives que je constatais de la part de professeurs ou de critiques littéraires, et même chez des spécialistes de Balzac très remarquables. Quand je me suis mis à faire des cours lorsque j’ai enseigné à l’université, j’ai été obligé relire les œuvres intensément et à plusieurs reprises. Cela m’a permis d’approcher de plus en plus cette œuvre et de m’y repérer de mieux en mieux. Cela étant j’avais commencé d’écrire sur Balzac bien avant puisque je lui ai consacré un texte, Balzac et la réalité, qui parut dans la NRF au début des années cinquante avant d’être repris dans Répertoire.
    – Vous est-il arrivé souvent de lire ainsi la totalité d’une œuvre ?
    – Chaque fois que j’ai eu à faire un cours sur un écrivain, je me suis efforcé d’en lire tout. Dans certains cas, c’est très difficile. Même en ce qui concerne Balzac, je n’ai pas vraiment tout lu, simplement pour des raisons de difficultés éditoriales. Contrairement à ce qu’on croit d’habitude, nous sommes très mal lotis, en France, en ce qui concerne nos grands écrivains. Il y a beaucoup de choses qui sont très mal éditées ou qui n’ont pas d’éditions récentes. La nouvelle édition de La Pléiade a d’immenses qualités, mais est loin d’être complète. Deux choses très importantes manquent notamment: la correspondance – en particulier la correspondance avec Madame Hanska – et les romans de jeunesse publiés sous pseudonymes et qui sont très intéressants. J’essaie toujours de comprendre pourquoi un écrivain ou un peintre a agi comme il l’a fait, comment il voyait les choses, quelles furent les nécessités qui se sont imposées à lui. Il est donc très important pour moi de ne pas manquer tel ou tel aspect de sa situation. C’est pourquoi même les œuvres qui sont considérées comme secondaires méritent attention, fussent-elles effectivement secondaires – les écrivains ne sont pas géniaux à tout coup.
    – Par rapport au cliché de Balzac dont vous parliez, comment voyez-vous alors «le vrai Balzac» ?
    – Ce qui me frappe toujours, c’est l’immensité et le détail de la construction et par conséquent son génie d’architecte. Il est très important de noter que chacun des romans n’est qu’un chapitre, et qu’on se trouve devant une construction monumentale dont un autre caractère, très important pour nous, est sa mobilité. On peut y entrer par toutes sortes de portes différentes. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des portes principales…
    – Vous suivez ainsi, pour votre part, un chemin qui se conforme au parcours fléché de Balzac…
    – Balzac a réorganisé son œuvre plusieurs fois. Or il est essentiel de remarquer ce qui reste constant à l’intérieur de ces réorganisations. La constante est la division ternaire en études sociales ou études de mœurs, études philosophiques, études analytiques, la dernière section restant très peu fournie. Mais il y a des œuvres qui sont passées d’une partie à l’autre. César Birotteau était d’abord dans les Etudes philosophiques, et La Recherche de l’absolu d’abord dans les Etudes de mœurs. Balzac a toujours engagé ses lecteurs à commencer par La Maison du chat-qui-pelote, ce qui est très curieux. La Peau de chagrin est l’anneau qui relie les Etudes de mœurs et les Etudes philosophiques. Et enfin, Seraphita a toujours été placée en conclusion des Etudes philosophiques. Ce classement ne s’est pas fait par hasard, et ses modifications sont intéressantes à étudier.
    – Votre propre travail a-t-il été marqué par la lecture de Balzac ?
    – Les lectures que je fais jouent un rôle très important pour ce que j’écris. Depuis longtemps, Balzac m’a nourri par ses idées et cette question de l’œuvre mobile qui m’a beaucoup travaillé. Et puis, dans le détail du texte, du style, du vocabulaire, j’y ai trouvé un enseignement énorme.
    – Comment dans les grandes largeurs de la littérature universelle, situeriez-vous aujourd’hui l’entreprise de Balzac ?
    – Balzac est un romantique, mais qui passe à autre chose. Dans les manuels de littérature, on parle de lui comme d’un réaliste, d’une façon un peu restrictive, tandis que j’ai tâché de montrer l’étroite relation qu’il y a entre les deux pôles. C’est volontairement que j’ai fait illustrer la couverture des trois livres par trois détails de Delacroix. Cela désigne bien ce feu qui court sous les pages, jusqu’à celles qu’il a voulues les plus détachées. En tant que romantique, il est lié à toutes sortes de spéculations philosophiques et politiques. Il subit une forte influence de la pensée de Swedenborg, et il est très proche de certains écrivains allemands, qu’il connaissait surtout par Madame de Staël, laquelle est elle-même un personnage essentiel de La Comédie humaine, notamment dans Louis Lambert. Dans le romantisme, il y a quelque chose de très important, c’est que les écrivains et les artistes considèrent qu’ils sont les véritables héritiers de l’ancienne noblesse. Les romantiques sont d’abord des royalistes, puis ils évoluent jusqu’à passer dans l’opposition. Hugo aura les moyens de s’exiler Baudelaire, lui, se «dépolitique» après le coup d’Etat du 2 décembre, alors qu’il était très «de gauche» auparavant. Balzac, lui s’est toujours considéré comme un réactionnaire, mais c’est un faux réactionnaire. Il est légitimiste du début à la fin, mais il est de plus en plus déçu. Il est pour le roi, mais pas pour celui qui règne, pour la noblesse mais contre ceux qu’il observe. La Révolution est une catastrophe, mais inévitable étant donné la dégradation de l’Ancien Régime.Il y a un moment où il faudrait revenir, qui est pour lui un phare dans le passé: c’est la Renaissance.
    » Il voudrait donc faire renaître la Renaissance, et toute son œuvre tend à cela. Mais il s’aperçoit que ça ne marche pas, malgré tout son génie et ses efforts. Ses derniers textes, dans L’Envers de l’histoire contemporaine, sont ainsi désenchantés. Il a donc une position très particulière. Il reste fidèle à l’Ancien Régime, mais sa critique de la politique et de la société de son temps est plus révolutionnaire que celle de la plupart des opposants déclarés.
    – Balzac est aussi, vous le montrez, une sorte de délégué de Dieu sur terre…
    – Typique aussi du romantisme ! Le génie, pour le romantique, est un représentant de l’Esprit qui anime l’Histoire. On peut y voir un messager de l’Esprit saint ou y trouver une interprétation hégélienne, mais le génie a beaucoup de relations avec le prophète. Chez Balzac, de surcroît, un des thèmes absolument essentiels est celui du génie méconnu. S’il n’avait pas été méconnu, Balzac aurait réussi à instaurer cette nouvelle Renaissance. Il considère qu’on ne le met du tout à sa place. Et c’est encore la vérité…
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    Comme une lecture du monde
    D’un bicentenaire l’autre, après la Révolution, l’an prochain: Balzac (né en 1799). Piquante liaison, s’agissant d’un réactionnaire affirmé, mais ça ne fait pas un pli: les publications vont déferler et le merchandising devrait occuper ses parts de marché entre célébrations officielles et flonflons médiatiques: nous aurons donc notre t-shirt Rastignac ou notre pépin cousine Bette. Ce qu’attendant, il nous reste à «relire» Balzac, et si possible La Comédie humaine.
    Tout un chacun est en effet convaincu d’avoir «déjà» lu Balzac, de La Maison du chat-qui-pelote au Père Goriot ou au Colonel Chabert (à cause du film). Mais qui peut affirmer qu’il a lu toute La Comédie humaine ? Et qui surtout en ressent, aujourd’hui, la nécessité ?
    Pour notre part, en tout cas, l’idée ne nous aurait pas effleuré si nous n’avions pas commencé de lire le premier des trois volumes des Improvisations sur Balzac de Michel Butor. Or entreprendre cette lecture aboutit forcément à retourner à la source, et s’ensuit alors un jeu de piste absolument passionnant, tonifié par le genre même adopté de la libre parole ne craignant pas le naturel, la digression ou la mise en rapport inattendue.
    Ces Improvisations constituent la reprise de trois cours donnés à Genève par Michel Butor entre 1980 et 1990, mais rien là-dedans de professoral ou de «brut». Ainsi qu’il s’en explique en postface, l’écrivain n’a utilisé qu’un tiers du volume de ses cours enregistrées, dûment réécrit, mais point trop. Si tout appareil critique en est absent, l’enjeu de ce triptyque n’en est pas moins très sérieux et perceptible dès les premières pages: il va s’agir ni plus ni moins que de mieux comprendre ce génie qui voulait lui-même tout élucider sur la scène de son théâtre.
    L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, intitulée Le Marchand et le génie, décrit et interprète, dans l’ordre voulu par Balzac (dont nous comprenons mieux ici l’enchaînement et la progression), l’ensemble de romans apparemment disparates regroupé sous le titre d’Etudes philosophiques, de La Peau de chagrin à Séraphita. Le deuxième volume, Paris à vol d’archange, est tout entier dévolu à la recomposition de la structure idéographique de la «nouvelle Rome» du XIXe siècle dans La Comédie humaine. Une Méphistovalse fait d’abord défiler une frise de figures symboliques, avant qu’on ne replonge dans certains romans des Etudes de mœurs. Paris y apparaît à la fois en tant que miroir du monde et que vaisseau en voie de naufrage symbolique, où le génie ne manquera pas là encore, bon scout, de proposer des palliatifs au Mal. De la même façon, les Scènes de la vie féminine auxquelles Michel Butor consacre le troisième volume de ses improvisations constituent-elles un autre élément révélateur de l’immense Mobile de la Comédie humaine, où chaque personnage convoqué (avec son histoire) signifie à la fois, comme chez Dante, un possible humain à double virtualité.
    Un chapitre introductif, sous le titre d’Etudes, donne l’orientation générale de cette lecture en la rapportant au plan «dantesque» de Balzac. Celui-ci, comme La Divine Comédie, obéit à la fois à une représentation globalisante du monde en perdition et au projet salvateur dont le génie est en somme le prophète et l’apôtre, sinon le messie. Laissant les Etudes de mœurs, massif central de l’œuvre fondant la vision de la réalité observée en ses six cercles (vie privée, vie de province, vie parisienne, vie politique, vie militaire, vie de campagne), Michel Butor aborde l’œuvre par une partie où Balzac, par delà les constats établis, en approfondit la signification morale et métaphysique et en libère l’invention «fictionnaire». La méditation de Balzac sur son propre génie et sa vocation trouvera de multiples illustrations et implications, de Jésus-Christ en Flandre à Louis Lambert, et ce qu’écrit Butor sur «le sacrifice fondateur», à propos d’El Verdugo, entre autres réflexions sur les résonances symboliques souvent négligées des romans, qu’il s’agisse des «résurrection manquées» déduites de la lecture de L’Elixir de longue vie, ou de la «folie du savoir» (Balzac interrogeant son double Louis Lambert) ou enfin de «l’espérance de Caïn», restitue l’extraordinaire potentiel d’idées et de formes, de vitalité et de spiritualité de La Comédie humaine.
    Michel Butor, Improvisations sur Balzac. I, Le Marchand et le génie; II, Paris à vol d’archange; III, Scènes de la vie féminine. Editions de la Différence, 1998.
    A conseiller aussi pour mémoire à ceux qui ne les auraient pas lues: les épatantes Improvisations sur Michel Butor de notre auteur qui, à l’opposé de la complaisance narcissique, expose les tenants et aboutissants de sa propre aventure.

  • Rebatet le fasciste

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    Ma  visite à l'écrivain maudit
    Dix ans après la mort de Céline, Lucien Rebatet passait, au début des années 1970, pour l’écrivain le moins fréquentable de la France littéraire. Condamné à mort pour faits de collaboration, il avait échappé de justesse au poteau après des mois, les chaînes aux pieds, à attendre le peloton. Des propagandistes du fascisme, il avait été le plus frénétique par ses écrits, notamment dans les colonnes de Je suis partout, plus encore  dans le pamphlet furieusement antisémite intitulé Les décombres, paru en 1942 et qui lui valut un énorme succès. Connu de ses amis pour sa couardise physique, Rebatet s’était comporté, face à ses juges, avec une indignité complète. Autant dire qu’un tel personnage n’avait rien d’attirant. Mais Lucien Rebatet avait écrit, en prison, un roman magnifique : Les deux étendards. Je l’avais lu à vingt-cinq ans, quelque temps après m’être éloigné du gauchisme bon teint. Un voyage en Pologne, la découverte du Rideau de fer et du socialisme réel, la lecture de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et maintes conversations sur les méfaits du communisme, dans le cercle des amis des éditions L’Age d’Homme, à Lausanne, me portaient naturellement à prendre le contrepied du conformisme intellectuel de l’époque, à l’enseigne duquel un Rebatet faisait figure d’ « ordure absolue ». Avec les encouragements de Dominique de Roux et de Vladimir Dimitrijevic, je me pointai donc un jour, moi qui n’était ni fasciste ni antisémite non plus, chez ce petit homme perclus d’arthrose, vif et chaleureux, qui ne tarda à me lancer qu’à mon âge il eût probablement été, lui, un maoïste à tout crin... Les lignes qui suivent reprennent l’essentiel de l’entretien que je publiai au lendemain de ma visite, qui me valut pas mal d’insultes, de lettres de lecteurs indignés et même une agression physique dans un café lausannois. Bien fait pour celui qui se targuait d’indépendance d’esprit…


    Entretien avec Lucien Rebatet. Paris, 14 mars 1972.
    Vingt ans après la parution de son plus beau livre, Les deux étendards, Lucien Rebatet se trouve toujours au ban de la plupart des nomenclatures du roman français contemporain, son nom ne se trouvant prononcé, par les professeurs de littérature et les critiques, qu’avec le mépris réservé en général aux assassins et aux filous. La raison de cette conspiration du silence : ses opinions politiques. Rebatet fut en effet partisan, jusqu’à la dernière heure, du national-socialisme, « et de l’espèce la plus frénétique », ajoute-t-il lui-même.

    Je l’imaginais de haute taille et tonitruant, et je l’ai trouvé plutôt frêle, petit, en robe de chambre et les mains déformées par le rhumatisme, l’œil rieur, d’une gentillesse vous mettant tout de suite à l’aise alors qu’il vous accueille comme s’il vous connaissait depuis longtemps. J’imaginais un intérieur de grand bourgeois cossu (il réside dans l’un des quartiers huppés de Paris) et je suis entré dans un appartement modeste, seuls le bureau et la bibliothèque du maître des lieux en imposant quelque peu. Très vite, le contact allait s’établir : à soixante-neuf ans, Lucien Rebatet m’a sidéré par sa jeunesse d’esprit.
    Or il a commencé par évoquer sa condition de proscrit : « Comme on ne m’a pas fusillé, vous comprenez qu’il fallait au moins me clouer le bec. Brasillach liquidé, on pouvait reconnaître son talent. Mais le nazi Rebatet, un écrivain valable ? Pensez donc ! Notez que ma consolation vient des jeunes, qui me semblent beaucoup plus intelligents que leurs aînés. Ils sont ainsi très nombreux à m’écrire, pour me dire qu’ils discutent ferme autour des Deux étendards.
    Sans fausse modestie, Lucien Rebatet parle de son chef-d’œuvre avec passion. Il sait bien que les succès annuels de la moulinette littéraire disparaîtront peu à peu des mémoires, et que Les deux étendards demeureront. Pourtant, avant d’aborder plus longuement ce livre qui a motivé ma visite, j’aimerais qu’il s’exprime à propos de ses positions politiques dont je saisi mal les tenants.
    « Ah ! vous savez, notre génération a été sacrifiée par la politique. Vous n’avez pas idée, vous qui êtes né après la guerre, de la férocité de la lutte que nous avons dû mener. C’est que la France, en ce temps-là, était dans une pagaille invraisemblable. Vous avez lu Les décombres, hein ? C’était ça, la France : tout y était corrompu, et nous sentions qu’il fallait dire non. Non à la corruption, non au désordre, non au communisme ! Mais allez : à part la lutte contre les « cocos », tout cela est du passé. Un jour, j’ai d’ailleurs écrit dans Rivarol que les gens de mon bord seraient prêts à confesser leurs erreurs, le jours où ceux du bord opposé en feraient autant… »
    Suivent quelques propos sur la situation politique actuelle, les « maos » en France, Sartre et la mort tragique d’Overney (« C’est ces intellectuels boutefeu qu’on devrait arrêter, et pas les petits gars qui militent ! », lance-t-il à ce propos), ou le rappel des jours qu’il passa à Sigmaringen en compagnie de Céline : « Il était inénarrable, surtout quand il insultait les Boches. D’une verve prodigieuse ! Il parlait véritablement sa littérature ! »
    Dans ses moments d’emportement, Rebatet semble cependant m’adresser un clin d’œil, comme sous l’effet de la distance prise : « Voyez-vous, je ne suis pas un politique. J’ai toujours été mal à l’aise dans ce monde-là. Et je ne suis pas un homme de lettres non plus, Disons que je suis une sorte de propagandiste de certaines idées. » Et comme je m’en étonne, il précise : « Oui, la littérature a toujours été, pour moi, un manifeste, comme dans Les décombres, ou un luxe et une joie, comme dans Les deux étendards. »
    Ensuite, comme je lui demande s’il n’y a pas aussi un moraliste chez lui : « Pas moraliste pour un sou s'il s’agit de défendre la Morale ou les Valeurs bourgeoises. Vous le savez bien : le capitalisme est une sorte de vol organisé. Mais si vous le prenez dans le sens où l’entendait un Brice Parrain, alors d’accord : moraliste, si l’on considère que la philosophie doit servir à améliorer l’homme… »

    Mais venons-en aux Deux étendards, dont il faut situer d’abord le cadre du grand débat qui s’y développe. Entre Paris et Lyon, trois jeunes personnages à l’âme ardente : Michel Croz, garçon de vingt ans qui débarque à Paris dans les années 1920 pour y achever ses études. Ancien élève des pères, qu’il abhorre, il découvre l’art et la volupté, ainsi que sa vocation d’écrivain. Parallèlement, son ami Régis Lanthelme, resté à Lyon, lui apprend qu’il va entrer chez les jésuites alors même qu’il vient de tomber amoureux fou d’une jeune fille du nom d’Anne-Marie. Michel tombe à son tour amoureux de la belle et, pour s’en approcher, tente de se convertir à la religion qui unit ses deux amis. Peine perdue. Or, fondu dans une histoire d’amour impossible (Anne-Marie ne pouvant suivre ni Régis ni Michel dans leurs croisades opposées pour le Ciel et la Terre), les débat des Deux étendards fait s’empoigner  un défenseur de la « religion des esclaves » (le christianisme selon Rebatet) et son contempteur, le nietzschéen Michel.
    « Michel Croz, m’explique l’écrivain, est un contestataire avant la lettre. Ce qui le concerne est en partie autobiographique. Il me ressemble. Mais à vingt ans, il est beaucoup plus intelligent que je l’étais, moi. En face de lui, Régis appartient au passé. On pourrait même dire que c’est un personnage historique, comme si le roman se déroulait au XVIe siècle. De nos jours, sa foi d’acier en ferait un intégriste rejeté par l’Eglise romaine, une sorte d’abbé de Nantes. Quant à Anne-marie, c’est vraiment ma fille. Elle a des traits de femmes que j’ai connues, sans doute, mais le personnage, dans sa vie propre et sa manière de s’exprimer, est entièrement inventé ».
    A la question, que je lui pose alors, de savoir où il se situe aujourd’hui par rapport à son roman, Lucien Rebatet me répond qu’il lui reste tout proche : « Comme je vous l’ai dit, la jeunesse m’y fait revenir sans cesse. Et puis, les jours où l’on se trouve dans un livre qui marche bien sont les plus beaux de la vie avec l’amour quand on est jeune… »
    J’aimerais en savoir plus, cependant, sur les circonstances dans lesquelles son roman a été composé.
    « Le 8 mai 1945, j’ai été arrêté par la Sécurité militaire à Feldkirch, en Autriche. J’étais parvenu au chapitre XXVII du livre. Grâce à ma femme, demeurée en liberté, qui se démena pour faire rapatrier mon manuscrit, j’ai pu reprendre mon travail en cellule. A Fresnes, j’étais enfermé en compagnie d’un bandit corse que je bourrais de romans policiers pour le faire taire. La condamnation à mort tomba le 23 novembre 1946. Dès lors, je passai 141 jours les chaînes aux pieds, pendant lesquels j’achevai ce qui allait devenir Les deux étendards. Enfin, sur l’intervention de Claudel, qui estimait qu’on ne pouvait exécuter l’homme qui avait déculotté Maurras, je fus gracié par Vincent Auriol le 12 avril 1947. ma peine étant commuée en travaux forcés, j’allais être transféré à Clairvaux, séparé de mon manuscrit pendant deux ans… »
    Evoquant sa captivité, Lucien Rebatet s’en rappelle les affres autant que les aspects positifs : « Sur le plan de l’existence quotidienne, ce fut un enfer stupide, même pour les politiques. Mais pour écrire, c’était extraordinaire. Tous les soirs, on m’enfermait dans une « cage à poules » de 2mx2m où régnait une paix royale. De six heures à minuit, j’écrivais sans discontinuer. En novembre 1949, enfin, la dactylographie de mon roman, représentant 2000 pages  environ, me parvint par une voie clandestine. J’y travaillai encore dix mois puis il me quitta, entièrement tapé, par l’entremise d’un charcutier qui fournissait notre cantine. Ma libération eut lieu l’année de la parution du livre, en juillet 1952, après sept ans de prison. »
    La conversation, largement arrosée de whisky, s’est prolongée des heures, jusqu’au déclin du jour. Après que Madame Rebatet eut annoncé la nécessité de se préparer pour une séance de cinéma (sous le nom de François Vinneuil, Rebatet tient aujourd’hui encore une chronique cinématographique, avec une pertinence qui n’a d’égale que sa connaissance encyclopédique de la musique), les interlocuteurs se sont levés dans la pénombre et se sont dirigés vers la porte sans que l’écrivain ne cesse de s’adresser à son visiteur: « L’art nous permet de mieux exister, n’est-ce pas ? Voilà ce qu’il nous reste, mon vieux : un certain nombre de valeurs aristocratiques, que ceux qui en ont le désir et la volonté doivent développer. La lucidité, d’abord, et la lucidité partout et à tout instant. Ce qui me paraît très grave, dans l’art d’aujourd’hui, c’est que de nombreux créateurs ne semblent tendre qu’au néant et à la désintégration. Ce qu’il nous faut, au contraire, c’est construire, réinventer des formes correspondant à notre temps, en individus et non en troupe grégaire, avec le « pied léger » cher à Nietzsche… »
    Rebatet3.jpgLucien Rebatet. Les deux étendards. Gallimard, collection Soleil, 1312p.
    A lire aussi : Une histoire de la musique. Robert Laffont, 1969.

    Photo de Lucien Rebatet en mars 1972: Paule Rinsoz.
    Lucien Rebatet est mort en septembre 1972.