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En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent plus de 136 lettres échangées, que l'intervention de Tsahal à Gaza interrompit finalement...
Les livres de demain seront -ils écrits par des robots ? Faut-il se réjouir ou déplorer l’entrée en littérature de ChatGPT, entre autres outils numériques ? Et si le défi de l’intelligence artificielle n’avait rien de si nouveau ni de quoi nous faire paniquer, au contraire ? Quelques esquisses de réponses au fil de nos lectures et autres expériences vécues ou rêvées…
Les passionnés de littérature que vous êtes, lectrices et lecteurs de tous âges, sans parler des auteurs et autrices de divers genres, plus encore impliqués que vous autres, ont-ils des raisons de craindre les avancées de l’intelligence artificielle en matière de création littéraire au motif que celle-ci y perdrait son âme ? Plus précisément, les nouveaux outils numériques tels que ChatGPT vont-ils servir ou desservir la sainte cause des lettres en facilitant son usage ou en le nivelant par le bas ?
Telles sont les questions que je me suis posées ces jours en lisant simultanément quatre livres très différents les uns des autres mais à la fois apparentés par l’engagement et la singularité de leurs auteurs, à savoir plus précisément les Œuvres de Philippe Jaccottet (1925-2022) réunies sur papier bible à l’enseigne prestigieuse de La Pléiade, le dernier roman de l’auteur américain Bret Easton Ellis, Les Éclats, dont les 600 pages constituent une reprise quasi proustienne des thèmes de ses premiers livres, le petit recueil de récits autobiographiques de Bruno Pellegrino (intitulé sobrement Tortues) qui explore lui aussi les recoins de la mémoire avec une fraîcheur de touche mêlant ironie et tendresse, et le premier opus du nouveau Wunderbube de la littérature alémanique, au nom déjà mythique de Kim de l’Horizon qui, avec son « livre de sang » (Blutbuch), nous balance sa livre de chair aux singulières dérives verbales – bonne chance au traducteur !
Le noyau de la question...
C’est par mon filleul Léo, diplômé de shiatsu travaillant occasionnellement les méridiens de mes énergies, que j’en suis venu récemment à ces cogitations après qu’il m’eut raconté ses « échanges » avec ChatGPT : le premier pour lui demander de lui rédiger quelque formule publicitaire utile à son cabinet de praticien, le second pour lui réclamer la composition d’un haïku à la manière de l’immortel Bashô, ce que la machine réalisa en un rien de temps…
Or ladite « machine », capable de bricoler ainsi une pub ou un haïku - genre poétique minimaliste et très formalisé dans son code -, serait-elle capable de concevoir des poèmes plus amples et complexes tels ceux d’un Philippe Jaccottet, ou de restituer la beauté et la « musique » des proses du même auteur ? Une autre expérience nous en dit un peu plus à ce propos: celle que rapporte notre confrère Jean-Noël Cuénod à propos d’un poème de Louis Aragon, dont ChatGPT a modulé une version à sa façon. Avec ce résultat éloquent : d’un côté, l’élan lyrique d’un poème de guerre, qui dit en images fortes la double approche d’un résistant animé par une foi religieuse, et celle de son camarade athée, et c’est un chant aux fidélités variées que solidarise une cause commune. De l’autre, la même situation réduite à une sorte de commentaire binaire édifiant, dénué du moindre souffle et de la moindre chair. D’un côté, la poésie ressentie de l’intérieur, et de l’autre, du « voulu poétique » de catéchisme ou de dissertation…
Or ce qui est valable pour un poème l’est assurément, aussi, pour la prose. La versification, régulière ou « libre », ne suffit pas à caractériser ce qu’on appelle la poésie, qui ruisselle bonnement dans la prose d’un Marcel Proust ou d’un Louis-Ferdinand Céline, d’un Jean Genet ou d’une Virginia Woolf.
L’important est évidemment ailleurs, que scelle le génie ou la simple «touche» personnelle d’un auteur, ce qui fait le ton ou la patte de Colette, la musique de Verlaine ou la prodigieuse intelligence plastique de Baudelaire, la voyance sensuelle et spirituelle de Rimbaud ou le lyrisme tellurique d’un Charles-Albert Cingria qui n'a jamais commis, sauf erreur, le moindre vers.
Or, pour en revenir aux vers, justement, demandez-donc à ChatGPT de restituer le charme, la finesse d’observation, l’accent, la musicalité de poèmes aussi simples et «modestes» apparemment que ceux du Petit village de Ramuz, seul recueil de vers de cet immense poète en prose, et vous verrez le résultat…
ChatGPT peut compiler des milliers de données à la vitesse de la lumière, mais inventer un seul vers inouï, improviser un seul écart de pure fantaisie, susciter un seul moment de pure émotion lui reste inaccessible à ce qu’il semble, en tout cas pour le moment…
De l’art et de la technique…
Il en va de la distinction, faite depuis que l’intelligence humaine se trouve à l’exercice, entre l’art et la technique. En littérature, nous distinguons ainsi les vrais « créateurs » et les « faiseurs », ceux qui « inventent » et ceux qui « fabriquent », et c’est valable pour tous les genres littéraires, me disais-je en lisant ces jours Les Éclats de Bret Easton Ellis, dont la matière (la frange juvénile de la société américaine la plus déliquescente) est ressaisie et travaillée avec une attention hypersensible et une capacité de transmutation verbale des sentiments le plus délicats, sur fond de semi-barbarie morale, qui apparente l’auteur aux meilleurs écrivains-témoins.
Et qu’en dirait ChatGPT ? Il ne verrait sans doute, des composantes de ce récit autobiographique dont la part d’ombre évoque les feuilletons aux inévitables serial killers, que les stéréotypes de la narration – laquelle devient un nouveau poncif actuel au titre du storytelling -, alors que ce vaste travail de mémoire ressortit bel et bien à la plus noble littérature que John Cowper Powys disait le journal de bord de l’humanité…
« ChatGPT n’est pas plus intelligent qu’une tondeuse à gazon. Il fait ce qu’on lui demande de faire selon ses capacités », écrit plaisamment un autre de nos confrères, Jean Blaise Rochat (cf. La Nation du 7 avril dernier) dans un article consacré aux limites de l’intelligence artificielle. «Pour des raisons ontologiques, un logiciel, quelque puissant qu’il soit, ne dépassera jamais l’informaticien qui l’a conçu . De même que nous pouvons imiter par divers artifices une aile de libellule, nous ne sommes par les créateurs de la libellule. Nous ne pouvons donner une âme à un animal». Or telle est la valeur ajoutée de l’art, que la technique ne suffit à produire : ce supplément d’âme…
Ce que les robots nous apprennent par défaut…
Bruno Pellegrino est une aile de libellule, tout de même que Kim de l’Horizon, premier auteur non binaire de notre connaissance. Bruno (né le 19 aout 1988 à Poliez-Pittet) est entré en littérature avec une dissertation consacrée à Marcel Proust (décédé le 18 novembre 1922) si brillante qu’elle lui a valu son premier prix littéraire, suivi de plusieurs autres. D’une façon parente, Kim de L’Horizon (dont le nom est une fiction et le lieu de naissance une exoplanète) a vu son premier livre, Blutbuch, gratifié de la plus prestigieuse récompense littéraire de l’Allemagne réunifiée, à la réception duquel il s’est rasé publiquement la tête en signe de solidarité avec les femmes iraniennes. Aussi loin de Jaccottet que peut l’être Bret Easton Ellis, et pourtant…
Si l’on se réfère au «monde d’avant» quitté volontairement par notre ami Roland Jaccard à la veille de ses 80 ans, Kim de L’Horizon pourrait sembler du « monde d’après », du moins selon les codes binaires dont il/elle s’est affranchi (e), alors que Bruno Pellegrino fait plutôt figure de chenille de transition à la manière de Lewis Carroll. Ce qui est sûr est que ces deux jeunes auteurs suisses (leur passeport numérisé font foi) se distinguent des robots par leur fantaisie et le tracé gracieux de leur début de carrière, l’un dans la filiation occulte de Gustave Roud (qu’il a visité personnellement post mortem dans un petit livre de ferveur aimante, alors qu’on se rappelle que le poète fut le premier mentor de Philippe Jaccottet), l’autre plutôt tourné vers le futur sorcier où les Mensch (on ne dit plus Mann ou Female) parleront la même langue fourrée de Nutella inclusif, comme l’eût apprécié son référent Michel Foucault dans sa vision utopique des corps glorifiés…
Dans la foulée, en attendant la version française de Blutbuch (promise à l’automne prochain), amusez-vous à en traduire le texte au moyen du traductoriel Deepl : le salade que vous en obtiendrez aura sûrement le goût mélangé de bircher au Xanax et de pudding vegan…
Entre autres rencontres angéliques, Bruno Pellegrino évoque, dans Tortues, celle d’un taxidermiste bourrant l’animal voué à défier la fuite du temps au moyen de tout et n’importe quoi. Immortelle tortue farcie : telle est la littérature échappant, pour l’instant, à l’imagination artificielle, comme l’avait prévu d’ailleurs Isaac Asimov le gardien des lois de la robotique.
Mais laissons donc nos amis Philippe et Bret, Bruno et Kim, jouer encore et encore, au fond du jardin d’Alice, à leur jeu du n’importe quoi, illustrant cette réflexion de cet autre enfant amateur de féeries littéraires qu’était Julien Green, dans son Journal du 15 juillet 1956: « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes »...
Philippe Jaccottet. Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
1626p. 2014.
Bret Easton Ellis. Les Éclats. Robert Laffont, 601p. 2023.
Bruno Pellegrino, Tortues. Zoé, 141p. 2023.
Kim De l'Horizon. Blutbuch. Dumont Buchverlag, 334p. 2022.

Sous les plumes respectives de Gérard Joulié et Roland Jaccard, deux génies poético-philosophiques de la première moitié du XXe siècle, G.K. Chesterton et Ludwig Wittgenstein, revivent en beauté par l’analyse fine et le verbe incarné. La même indépendance d’esprit et la même douce folie traverse en outre Chesterton ou la quête excentrique du centre et L’enquête de Wittgenstein.

Les accointances angéliques du dieu Hasard qui, comme chacune et chacun sait, n’existe pas, ont vu paraître ces derniers temps deux opuscules consacrés aux extraordinaires figures qu’incarnèrent, à peu près à la même époque, et sur le sol de la même terre anglaise de toutes les extravagances, Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) et Ludwig Wittgenstein (1889-1951).
Présentant un aussi fort contraste, au physique, que les comiques américains Laurel et Hardy, ou que l’autre inénarrable couple imaginé par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, sans oublier le long maigre et le bon gros qui amusèrent notre enfance sous les noms de Londubec et Poutillon, les deux personnages ne différaient pas moins, en apparence du moins, tant par leurs caractères personnels que par leur mode de vie, leurs idées et les familles d’esprit auxquels ils se rattachaient, leurs positions en matière politique et philosophique ou religieuses, et pourtant...
Pourtant la lecture parallèle des deux grands petits livres, au même style élégant et fluide, que leur consacrent Gérard Joulié et Roland Jaccard, font apparaître d’indéniables similitudes, au plus haut niveau de l’indépendance intellectuelle et de l’aspiration spirituelle de deux génies partageant le même tempérament rebelle et la même propension à piétiner ce que nous appelons aujourd’hui le politiquement correct, dans un commun souci qu’on peut dire «religieux», ou plus exactement mystique.
La qualification de «réactionnaires» leur conviendrait assez aujourd’hui à divers égards, si ce n’est qu’elle ne veut plus rien dire, sinon l’exécution sommaire des justiciers autoproclamée, et le plus souvent anonymes, de la meute sociale, pas plus que la qualification de «rebelle» ne rime a quoi que ce soit dans un monde où tout un chacun (et chacune) prétend «vivre dangereusement» en multipliant les simulacres de «prises de risques»...
La sainte verve endiablée d’un ferrailleur débonnaire
Chesterton, dont l’énorme derrière cédait la place à trois dames quand il se levait dans l’omnibus, avait le sens du beau et du bien, de la merveille partout présente dans la trompeuse grisaille du monde et du mystère entier de notre existence hors d’une vérité révélée qu’il reconnaissait en paladin chrétien converti au catholicisme; il affirmait «qu’il vaudrait la peine de jeûner quarante jours pour entendre chanter un merle» et, sans exagérer, qu’il vaudra la peine, ce prochain printemps, de « passer par le feu pour voir une primevère ».
Cela n’en faisait pas un chantre de la nature «positivant» béatement pour ne pas voir le Mal courant dans le monde : au contraire c’était un chevalier batailleur tout dévoué à la cause du Bien et du Vrai, sans sacrifier pour autant aux bons sentiments qui n’engagent à rien, ni moins encore discréditer les bonnes choses de la vie.
«Quand presque tous les intellectuels de son temps (et du nôtre, la chanson est la même seulement amplifiée) se mobilisent pour défendre les causes humanitaire, écrit Gérard Joulié, Chesterton dit et redit l’héroïsme des existences ordinaires, le charme de la vie domestique, le tragique des odes, les vertus de l’humilité (car tout comme l’orgueil, elle a aussi les siennes) et du patriotisme, et la puissance de la littérature populaire».
À ce propos, l’inventeur du roman policier «théologique», avec son impayable Père Brown résolvant toutes ses énigmes au moyen de son seul bon sens, était porté autant au fantastique des contes qu’à la stylisation héraldique des légendes. « Chesterton est tout spontané, son tempérament l’emporte et le domine. Imagination aussi opulente qu’ingénieuse, sensibilité brûlante, puissance du tempérament, verve magnifique de l’esprit, et tout cela nullement livré à soi-même, mais gouverné, dompté, poussé d’un mouvement rectiligne jusqu’aux fins sévères de la discussion et de la démonstration par l’intellect le plus tranquille et le plus fort, tels sont les outils de ce fougueux polémiste ».
Polémiste ? Oui, notamment contre ces grands esprits libéraux de son temps que furent le chantre de l’Empire Rudyard Kipling, le scientiste H.G. Wells et le socialiste George Bernard Shaw. Gérard Joulié montre très bien aussi ce qui le rapproche et le distingue d’Oscar Wilde le dandy, et pourquoi Charles-Albert Cingria le mystique byzantin en appréciait à la fois l’humour et la folle poésie, ou encore l’énigmatique paradoxe du «cauchemar» romanesque d’Un nommé Jeudi où l’on découvre que le policier et le criminel sont le même homme…
« Il y a des époques où être sage c’est être fou, et Chesterton était ce fou-là », écrit Joulié moult preuves à l’appui (détaillant brièvement diverses œuvres du « fou » en question) et précisant justement que « le combat de Chesterton n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances de méchanceté qui bataillent dans les cieux» et que sa rébellion est «l’insurrection de la campagne et de la terre contre la ville et le béton, celle du sang contre l’argent et de la main contre la machine».
L’antimodernisme fringant de Chesterton «lui vaudrait peut-être aujourd’hui une inculpation auprès du Tribunal international de La Haye», persifle encore Gérard Joulié, en concluant qu’«un réactionnaire est toujours un rebelle, un progressiste est toujours un conservateur : il conserve la direction du progrès et va dans le sens du courant»…
Mais encore ? Ceci : «Chesterton, au début du XXe siècle, se définit comme un démocrate anticapitaliste, antilibéral, antiparlementaire, antisocialiste et antimoderniste, dans la mesure où il prévoyait que le progrès technique, scientifique quantifiable, chiffrable, capitalisable et commercialisable allait dévaster la terre et la rendre inhabitable». Surtout, G.K. Chesterton fut un bonhomme poète et prophète qui avait l’élégance humoristique de l’espérance…
Le logicien qui croyait au diable plus qu’aux philosophes
Si l’œuvre de Chesterton foisonne de paradoxes, c’est plutôt dans la vie de Ludwig Wittgenstein que ceux-ci ont de quoi nous stupéfier, bien explicités dans leurs tenants et aboutissants dans L’Enquête de Wittgenstein de Roland Jaccard, admirable approche d’un homme complexe, imbuvable à certains égards, ou disons plutôt «impossible» - et par exemple en hurlant à ses étudiants de Cambridge de «parler en silence» - et rappelant parfois la quête de perfection d’une Simon Weil prenant sur elle de travailler en usine, etc.
La formule de Wittgenstein, devenue cliché de salon ou de café philosophique, selon laquelle «ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», fait sourire quand on pense aux 5868 livres et articles signalés par Ray Monk dans sa biographie et, au fil de celle.ci, à tout ce que dit Wittgenstein de lui-même dans son journal qu’on dirait parfois celui d’un très jeune homme se flagellant pour des riens comme un Amiel après la moindre »petite secousse ».
La pieuse congrégation des adorateurs du Maître n’a pas manqué de rugir lorsque tel auteur a colporté certaines rumeurs sur les écarts «sauvages» du grand logicien dans les mauvais lieux viennois ou anglais, alors que lui-même ne s’est jamais caché de ses préférences sexuelles en dépit d’un essai de mariage mal barré.
Quant à Roland Jaccard, loin de ces tortillements hypocrites du monde académique, il ne cède pas pour autant à un voyeurisme anecdotique ni à l’indélicatesse devant une vie marquée par de vraies tragédies familiales (trois des frères de Ludwig se sont suicidés) et maintes péripéties terribles, au terme desquelles, se laissant mourir de son cancer sans traitement, Wittgenstein affirmera avoir vécu «une vie merveilleuse».
Ni un « salaud » ni un saint, mais…
Ludwig Wittgenstein se traitait volontiers de « salaud » ou de « porc », avec une conscience du péché et une propension à la confession rappelant plus saint Augustin et Rousseau - deux auteurs qui l’ont passionné -, que le déballage psychologique encouragé par les psychologues et les analyste freudiens, alors même que ses débuts dans la vie a été marqué par l’écrasante figure d’un père despotique à côté duquel celui de Kafka fait pâle figure…
Roland Jaccard, à moitié Viennois par sa mère, détaille en connaisseur les liens profonds de Wittgenstein avec l’univers de la Vienne du début du XXe siècle, avec ces « monstres » fascinants que furent un Otto Weininger - jeune philosophe juif antisémite, homosexuel et misogyne, auteur du génial Sexe et caractère et suicidé à 23 ans, un Karl Kraus et son héroïque combat contre le pourrissement du langage par les idéologies, ou d’un Sigmund Freud, notamment. De la même façon, même elliptique, il montre la relation du jeune prodige avec Bertrand Russell, ponte majeur de la logique qui l’accueillit à Cambridge comme un (presque) fils en pointant aussitôt le « cinglé » avant de reprendre ses distances, alors que l’ « enquête » fondamentale évoquée par Roland Jaccard se situe ailleurs que dans la société philosophique locale ou les hauts sphères de la logique mondiale, à la recherche d’une vérité en constante rupture d’équilibre, devenant « expert dans l’art de résister aux jeux truqué du langage».
Paradoxe ? Ô combien, quand ce contempteur de la « racaille » paysanne » s’engage comme humble instituteur en Basse-Autriche, où il traite cependant ses élèves comme des bêtes à dresser avant de se traîner par terre pour s’en excuser. Intello claquemuré dans une solitude farouche ? Mais il s’engage au front où il multiplie les actes de courage. Ou le voici nettoyant à genoux, comme les novices de sainte Thérèse au couvent d’Avila, le plancher du logis qu’il partage avec un disciple-amant. Snob de trop bonne famille ? Mais il renonce aux millions de son héritage sans le distribuer aux pauvres (cela les pourrirait, pense-t-il) mais en fait profiter quelques écrivains dans la dèche. Réactionnaire dans son refus du progrès ? Mais obsédé par l’idée de s’améliorer lui-même. Incapable d’aimer ? Mais vivant des passions intenses et compliquées. Enfin, Disciple de Schopenhauer, il frôlera le suicide à diverses reprises et l’idée d’enfanter lui fait horreur, alors que Chesterton rêvait d’une maison jamais assez pleine de mioches, etc.
Quand les amis se retrouvent à La Perle…
L’épatante illustration de cette modeste chronique, signée Matthias Rihs, évoque la rencontre posthume de Gilbert Keith Chesterton et de Ludwig Wittgenstein dans le patio du petit hôtel La Perle, rue des Canettes, où Roland Jaccard vient jouer aux échecs tous les dimanches avec ses amis. La sculpture de la danseuse à la jambe leste satisfait doublement au goût de Roland et de mon vieil ami Gérard dont la carrière érotique a débuté à l’âge de 13 ans avec les petites Bretonnes offrant leurs charmes aux lycéens dans les parages de la gare Montparnasse.
À part son étincelant hommage à Chesterton, qui fait suite à une kyrielle de traductions de l’anglais parues à L’Âge d’Homme (de John Cowper Powys à Ivy Compton Burnett en passant par Gore Vidal, Samuel Johnson et trente-six autres), l’ami le plus réactionnaire qu’il m’ai été donné de rencontrer, est aussi l’auteur, sous le pseudonyme de Sylvoisal (contraction de lys et Valois…) de nombreux ouvrages où la poésie et la pensée danse, et plus particulièrement dans La Forêt silencieuse,merveilleux inventaire de la beauté et de la bonté de la vie constitué d’une seule phase…
Jouxtant le patio de La Perle, l’image de notre ami Matthias figure mes amis Roland et Gérard en train de boire un coup au bar. Réacs ou rebelles ? L’un et l’autre ont le même sourire défiant toute conclusion, vu que « ce qui ne peut se dire, il faut le taire » en laissant le troupeau braire…
Gérard Joulié, Chesterton ou la quête excentrique du centre. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 155p, 2018.
La Forêt silencieuse. Le Cadratin, 267p. 2017
Roland Jaccard, L’Enquête de Wittgenstein. Arléa, 109p. 2019.


Traversée de Shakespeare
6. Othello
Après Hamlet et avant Macbeth, Othello sonde la “nuit de l'âme” dont Victor Hugo affirmait qu'elle caractérise la figure terrifiante de Iago, meneur de jeu de la pièce. Plus essentiellement faux et surtout malfaisant que le Tartuffe de Molière, Iago est, au théâtre occidental, la plus insidieuse incarnation du ressentiment vengeur, qui exprime sa haine dès la première scène du premier acte, déjà ricanant comme il le sera sans un instant de répit jusque devant le bourreau de l'humaine justice.

L'envie et la jalousie tenaillent Iago, qui flatte les désirs avant de les manipuler par vengeance. Obsédé par l’idée quOthello ait pu le cocufier, et vexé par la nomination de Cassio au poste de lieutenant, il n’a de cesse de manipuler le médiocre Roderigo qui en pince pour Desdémone, se sert de l’amoureux transi comme d'un instrument lui permettant d'attaquer le jeune et beau, noble et loyal Cassio, et par celui-ci d'attiser la jalousie d'Othello auquel il sourit à l'instant même de le trahir.
Ceci dit, et comme le souligne René Girard dans son décryptage des ressorts mimétiques de la pièce, le doute est déjà au coeur d’Othello, belluaire noir, pour ne pas dire “barbare”, dans la cour des nobles Vénitiens, lorsque Iago souligne insidieusement les deux traits négatifs de sa peau de Maure et de son âge. Pour ce qui touche à Desdémone, tombée amoureuse d’Othello à l’écoute de ses hauts faits et avant même de le voir, elle ne suscite la jalousie d’Othello que par les sous-entendus de celui que le Maure n’en finit pas d’appeler l’”honnête Iago”. Et la machine infernale du désir de mener les amants des ivresses d’Eros à l’orgie finale de Thanatos, et de la comédie de moeurs à la tragédie.
Dante situe les traîtres au plus bas de son enfer , et Iago lui-même inscrit ses plans sous le signe d'une "théologie du diable " mais les juges tout humains que nous sommes remplacent ici le tribunal divin du poète catholique. Le Iago de Shakespeare n’est pas, en outre, tout d’une pièce, pas plus qu’Othello ni aucun des protagonistes de cette pièce dont la noirceur, proche de celle de Troïlus et Cressida, nous touche à vrai dire plus profondément, à proportion de notre identification.
La représentation d'Othello produite en 1981 par la BBC, avec Anthony Hopkins dans le rôle titre, vaut aussi par la saisissante interprétation de Bob Hoskins en Iago supérieurement suave et sournois, double démoniaque à la trouble ressemblance (Hoskins est un Hopkins plus court sur pattes et grimaçant) et dont le ricanement atroce est à la fois d'un démon mesquin et d’un misérable égaré. De surcroît, cette réalisation de Colin Lowrey se trouve comme recadrée en huis-clos où le Mal murmure sa fausse parole en gros plan, comme sous une loupe aux multiples effets de miroir.

Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.
Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. À consulter en outre: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016. Et bien plus captivant à vrai dire: Will le magnifique, de Stephen Greenblatt, aux éditions LibresChamps.


(Lectures du monde, 2023)

Celui qui parle pour ne rien dire de trop / Celle qui n’est entendue que de son Dieu et encore à voix basse / Ceux qui murmurent en écriture braille / Celui qui prend à témoin son cheval Muto / Celle qui vaticine dans la chambre d’écho / Ceux qui vous envoient des SMS posthumes / Celui qui trépigne d’impatience numérique / Celle qui s’accommode de l’indifférence masculine en se concentrant sur ses études de psychologie florale dont bénéficient ses 73 fans sur Facebook / Ceux qui positivent à mort / Celui qui médite par correspondance / Celle qui médit pour être moins seule / Ceux qui se rassemblent pour bénéficier du billet collectif / Celui qui a son Speaker’s Corner au fond de son jardin privatif / Celle qui rêve d’un soutif à effet push-up / Ceux qui visent le seyant optimal en adoptant la taile XXXL / Celui qui fait récuremment le rêve de la ville grise aux temples bas où les dieux vont à genoux / Celle qui fait commerce de pigeons voyeurs / Ceux qui ne sont plus guère que des acheteurs potentiels ciblés par les entreprises funétiques / Celui qui conçoit le monde actuel en tant que représentation électronique et verbale à flux tendu / Celle qui refuse de se borner à un rôle de cible publicitaire / Ceux que ne fascinent point les crimes moyens à motifs explicables / Celui qui se met à table pour casser le morceau / Celle qui scie la jambe du tueur ligoté par sa cousine congolaise / Ceux qui s’en tiendront désormais à un discours monogame de type aryen / Celui dont la parole est qualifiée de veuve par la psy lacanienne aux bas violets / Celle qui rétablit la tradition du mental positif chez les cadres de l’Administration policière cantonale / Ceux qui maximisent le potentiel de réussite des nouveaux mariages virtuels inter-raciaux / Celui qui fait partie des rieurs enregistrés de l’émission à succès Top Bonne Humeur / Celle qui envoie des messages encourageants sur Twitter en visant prioritairement les dirigeants des pays responsables / Ceux qui parlaient naguère tout seuls dans la grande ville et s’en trouvaient fort bien jusqu’à l’arrivée des brigades de normalisation psy à camisoles chimiques, etc.
Image : Zdravko Mandic

À propos de Disgrâce, de J.M. Coetzee
Il y a vingt ans de ça, le nom de John Maxwell Coetzee, né en 1940 dans une famille de Boers établie en Afrique du Sud depuis le XVIIIe sièclee, nous fut révélé par un livre magnifique, intitulé Au coeur de ce pays, à l’enseigne éditoriale de ce grand découvreur que fut Maurice Nadeau.
Ecrivain d’une totale empathie, chez lequel le «message politique» explicite a toujours été subordonné à un implication humaine et littéraire beaucoup plus profonde et réelle que l’engagement déclaré de maints auteurs, J.M. Coetzee nous revient, après divers romans et récits marquants (tels Michael K, sa vie son temps, couronné par un premier Booker Prize et traduit au Seuil en 1985, En attendant les barbares, en 1987, ou Scènes de la vie d’un jeune garçon, en 1999), avec un roman dévastateur sous son aspect tout peinard.
De fait, et par sa forme (narration au présent de l’indicatif, toute claire et nette, en petits chapitres confortables à la lecture) et par son entrée en matière assez décontractée (un prof de littérature plutôt jouisseur qui passe d’une gentille pseudo-Soraya vénale à une de ses étudiantes), le récit des tribulations de David Lurie, connaisseur raffiné de poésie romantique anglaise (Wordsworth et Byron sont ses copilotes) hélas réduit au triste enseignement utilitaire de la «communication» ne semble pas parti pour le bout de la nuit et de l’horreur, qu’il atteindra pourtant, plus proche des chiens martyrisés par des brutes que de ses présumés «frères humains».
Le début de la disgrâce de David, quinquagénaire deux fois divorcé, participe du regain de puritanisme qu’a suscité l’idéologie du «politiquement correct», qui interdit absolument à un enseignant homme de séduire une étudiante femme, même adulte et consentante. Assumant crânement sa responsabilité devant ses collègues (je suis un misérable pêcheur, etc.), le protagoniste refuse cependant de se rouler par terre et d’implorer le pardon de la Femme universelle et des universitaires coincés. David laisse donc tomber son poste et se retrouve chez sa fille, fermière un peu lesbienne et très écolo, en campagne avec ses chiens et ses lapins.
Ce qui s’ensuit, dans un climat rappelant à la fois Faulkner et le terrible Enfant de Dieu de Cormac Mac Carthy, relève à la fois de la réalité sud-africaine dévastée par le ressentiment post-colonial, et de la condition humaine commune aux sociétés disloquées.
Dans le cercle restreint des relations familiales, J.M. Coetzee nous fait ressentir, par le détail, le désastre qu’a été la vie de David Lurie, esthète absolument égoïste qui n’aura vu en sa propre fille qu’une Lolita consommable, avant qu’elle ne devienne une pièce de lard.
Plus largement, dans la sphère des relations sociales entre blancs «moralement concernés» et noirs déclassés plus ou moins contraints à s’émanciper par la bande (le jardinier de la fille de David est éminemment significatif), le roman se charge de sens et déborde, à cet égard, les frontières culturelles, psychologiques ou politiques de l’Afrique du Sud.
Ce qui est en question, dans ce roman, c’est à la fois la disgrâce de l’âge et du savoir, dans une société limitant la jouissance à la jeunesse et à l’ignorance «démocratique». Plus encore, c’est la disgrâce de la «civilisation» contre la loi des «brutes» humiliées, où l’on voit que chacun préfère rester dans son recoin avec ou sans panneaux de discrimination.
Une expression particulièrement déplacée, et même idiote, inadmissible, sur la quatrième de couverture de la traduction française de Disgrâce, parle d’«élégie cynique» à propos de ce roman fondamentalement généreux et fraternel. Bien entendu, on voudrait que la réalité fût moins «cynique». Mais taxer de cynisme un écrivain qui décrit la réalité relève de l’angélisme stupide. J.M. Coetzee nous en sauve pour nous rendre, non plus durs mais plus doux...
J.M.Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 251pp.
Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
de paille claire, avec des rubans ;
elles se dandinent un peu
sur la dune molle ;
on les sent légères :
il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
de l’arête soufflée par le vent ;
puis elles disparaissent un instant,
puis on les revoit, plus menues –
entre-temps elles ont pressé le pas ;
tout en bas la mer brasse et remue
son pédiluve à grand fracas ;
mais elles connaissent,
ça ne les impressionne pas :
elles y vont tout droit, juste pour voir,
si c’est si froid qu’on dit ;
elles sont jolies,
dans la lumière belle ;
il n’y a qu’elles
sur le sable vert de gris.
JLK, Petites filles à la mer. Huile sur toile, 2006.







En (re)lisant Guido Ceronetti, prélude à une rencontre.
C’est à une sorte d’ardent travail alchimique que nous convie Guido Ceronetti dans La patience du brûlé, dont les 453 pages tassées m’évoquent ces fichiers « compactés » de l’informatique dont le déploiement peut nous ouvrir magiquement 4530 voire 45300 feuillets en bruissant éventail.
Une bévue éditoriale fait paraître cette première version française sous l’absurde appellation de Roman. Gisement précieux conviendrait mieux. Ou: Réserve d’explosifs Ou bien: huche à pain, ruche à miel, que sais-je encore : strates, palimpseste, graffiti par chemins et bouquins ?
En tout cas Notes de voyage, même si c’est de ça qu’il s’agit, ne rend pas du tout le son et le ton de cette formidable concrétion de minéralogie sensible et spirituelle dans le mille-feuilles de laquelle on surajoute à son tour ses propres annotations.
Pour ma part, ainsi, dès que je m’y suis plongé, j’en ai fait mon livre-mulet du moment. S’y sont accumulés notes et croquis, recettes, régimes, billets doux et tutti quanti. Une aquarelle d’un ami représentant l’herbe du diable, et le détail des propriétés de celle-ci, en orientent la vocation magique, confirmée sur un fax à l’enseigne de la firme Operator par la papatte du compère apprenti sorcier qui me rappelle que «le premier artiste est le chaman qui voit sur la paroi de la grotte l’animal dessiné par la nature et ne fait qu’en marquer le contour de son bout de bois calciné ». Patience du brûlé…
De son bâton de pèlerin, Guido Ceronetti fait tour à tour une baguette de sourcier et un aiguillon ou une trique. Ses coups de sonde dans l’épaisseur du Grand Livre universel ne discontinuent de faire jaillir de fins geysers. A tout instant on est partout dans le temps et les lieux, au fil de fulgurantes mises en rapport. Qu’un quidam le prenne pour un «prêtre», genre dandy défroqué, ou peut-être pour un « frère », teigneux et courtois à la fois, lui fait remarquer qu’en effet il «sacrifie à l’aide du mot».

Et de chamaniser en relevant les vocables ou les formules aux murailles de la Cité dévastée (sa passion pour toute inscription pariétale du genre CATHOLIQUES ET MUSULMANS UNIS DANS LA NUIT ou, de main masculine, ATTENTION ! ILS VEULENT A NOUVEAU NOUS IMPOSER LA CEINTURE DE CHASTETE !, ou encore l’eschatologique LES CLOUS NOIRS REGNERONT) en boutant à l’onomastique le feu du (non)sens ou en soufflant sur les braises de mille foyers épars dans le dépotoir. Bribes alternées des noms de rues et des lieux-dits, des visages et des paysages sans couleurs de l’infinie plaine urbaine, langage grappillés dans les livres de jadis ou de tout à l’heure, des tableaux, des journaux, des gens (le « geste antique » d’un marchand de beignets) ou du bâtiment qui va (« ce petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco ») quand tout ne va pas…
Parce que rien ne va plus dans la « mosaïque latrinaire » de ce monde uniformisé dont l’hymne est le Helter Skelter de John Lennon. Venise et Florence ont succombé à la CIVILISATION DES TRIPES et donc à «l’infecte canaille des touristes indigènes transocéaniques».

Place de La Seigneurie, voici les «tambours africains amplifiés par le Japon, hurlement américanoïde de fille guillotinée». Voici ces « jeunes auxquels on a raclé tout germe de vie mentale », autant de « tas d’impureté visible et invisible » qui implorent un coup de « Balai Messianique »…
Il y a du Cingria catastrophiste et non moins puissamment ingénu, non moins follement attentif à la grâce infime de la beauté des premiers plans chez Ceronetti. Le même imprécateur criant raca sur l’arrogance humaine fauteuse de génocides animaux et sur le règne des pollueurs de toute nature, industriels ou chefs de bandes nationalistes devenues « essentiellement d’assassins », ainsi que l’illustrent les derniers feuilletons de la Chaîne Multimondiale (toutes guerres sans chevaux), le même contempteur des aquarelles d’Hitler « irrespirables d’opacité » et qui s’exclame dans la foulée que désormais « presque tout est aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », le même vidangeur de l’égout humain (« c’est encore homme, ce truc-là ?) est un poète infiniment regardant et délicat qui note par exemple ceci en voyant simplement cela : « Un moineau grand comme un petit escargot près du mur. Vol d’un pigeon. Une cloche »…

Car il aime follement la beauté, notre guide Guido (qui lit Virgile qui guidait Dante que nous lisons), et d’abord ce « geste extrême anti-mort de la Beauté italienne, sourire infini que nous avons oublié et tué », et c’est Giorgione et à saute-frontière c’est Goya, ou dans un autre livre (Le lorgnon mélancolique) c’étaient Grünewald ou la cathédrale de Strasbourg, et les oiseaux mystiques ou quel « regard ami » qui nous purifiera.
Dans l’immédiat, pour se libérer des « infâmes menottes du fini », le voyageur lance à la nettoyeuse des Bureaux Mondiaux : « Au lieu d’épousseter, femme, couvre ces bureaux de merde ». Et déjà le furet du bois joli s’est carapaté en se rappelant le temps où nous étions « croyants du Bois Magique ». Et de noter encore ceci comme une épiphanie : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie… »
Guido Ceronetti. La Patience du brûlé. Traduit de l’italien par Diane Ménard. Albin Michel, 1995. A lire aussi : Le silence du corps, prix du Meilleur livre étranger 1984, repris en Poche Folio. Ou encore : Une poignée d’apparences, Le lorgnon mélancolique, Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme. Etc.














