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Carnets de JLK - Page 21

  • Le Temps accordé (3)

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    (Lectures du monde, 2020-2022)
     
    TERESA. – Notre femme de ménage occasionnelle (un lundi tous les quinze jours) , en voie de se faire opérer bientôt, a dû subir un test de dépistage du coronavirus lors de son passage récent au CHUV, et je m’attends à la même mesure prochaine, mais elle réagit avec le même fatalisme débonnaire que moi, affirmant qu’il ne faut pas dramatiser et que les occasions d’«attraper la mort» ne dépendent pas que des chauve-souris chinoises.
    Or je me rappelle, devant la pandémie psychologique actuelle, tous les écrits et les films qui ont plus ou moins fasciné les foules de ces deux derniers siècles sur d’analogues canevas catastrophistes – apprenant à l’instant que Contamination de Soderbergh revient en lice aux States où Donald Trump ne semble pas encore éternuer.
    Et puis quoi ? Et puis rien, à cela près que l’aspirateur de Teresa reste, aux yeux du chien Snoopy, le sujet d’effroi principal de cette matinée au ciel agréablement ennuagé d’un 2 mars où se fête saint Jacob « dans nos pays où les pies commencent leurs nids »...
     
    HYGIÉNISME JUVÉNILE. – Le 9 avril 1922, donc il y a un peu moins d’un siècle de cela, le jeune Julien Green, évoquant le carnage de la Grande Guerre, regrette le fait que le « merveilleux carnage » n’ait pas extirpé la médiocrité de notre civilisation, et plus particulièrement la laideur des vieillards, « Que faire ? », se demande-t-il posément. « Le mieux serait de hâter la fin de notre race, de prêcher le suicide de tous ceux qui ne sont pas beaux pour laisser le champ libre à de meilleurs éléments.
    Et d’en rajouter une nouvelle couche le 11 avril : «Elle est singulière, cette idée que nous devons respecter la vieillesse. Pourquoi respecter un vieillard ? Est-ce donc que le nombre d’années comporte en soi quelque chose de méritoire et d’admirable ? À ce compte, ne devrions-nous pas respecter les vieux animaux, d’antiques couleuvres, des tortues bicentenaires ? Est-ce donc que la vieillesse ajoute quelque chose à la beauté de la physionomie humaine ? Hélas, quoi de plus attristant qu’un homme devenu gâteux, chauve, édenté, tremblotant, sans yeux, et comme dit Shakespeare, sans everything ?
    Et notre bel Américain de vingt-deux piges, qui rêvait il y a peu d’entrer dans les ordres et commence de se défaire du furieux puritanisme de sa jeunesse avant de devenir à la fois un romancier d’exception et un adepte « athénien » fervent du culte des corps et des culs, de pousser plus loin le bouchon.
    « Ce que l’on devrait respecter c’est non la vieillesse, mais la jeunesse, la force, la beauté », tout en précisant que celles-ci s’appliquent « tant à l’esprit qu’au corps lui-même », la vieillesse n’étant bonne « qu’autant qu’elle conserve les éléments qui font la jeunesse », et comment ne pas lui donner raison ?
    « L’extrême vieillesse est laide, repoussante, et au plus degré déprimante », écrit encore le jeune Green qui se retirera de ce bas monde à l’âge de 96 ans après avoir répété maintes fois que la mort n’existe pas, et comme un soupçon d’eugénisme l’inspire ensuite plus précisément : « Le mieux serait de fixer un terme à la vie humaine au-delà duquel il ne serait permis à personne de s’aventurer, sauf aux êtres d’élite qui pourraient justifier leur demande de prolongation par quelques preuves de leur force. Qu’on imagine alors l’extraordinaire effort des affamés de vivre, la furie de travail qui en résulterait, l’immense progrès d’une race talonnée par la mort et qui consacrerait toute son énergie à la vaincre »…
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    ENTRE LUCRÈCE ET LA METHODE COUÉ. Or, me relevant à peine du premier «coup de vieux » que m’ont valu, ces dernières années et ces mois plus récents, «ma» première embolie pulmonaire et «mon » premier infarctus, sans parler de « mon » cancer sous contrôle et « mes » putain de douleurs jambaires, je me suis rappelé ces lignes hardies en lisant Se réjouir de la fin, deuxième roman du jeune Adrien Gygax entré en littérature il y a deux ans de ça avec un caracolant Aux noces de nos petites vertus célébrant le triolisme amoureux à la Jules et Jim et l’usage sans frein des alcools forts et autres artifices paradisiaques plus ou moins opiacés, dont le jeune auteur trentenaire semble aujourd’hui revenu avec des allures de chattemitte, mais est-ce si sûr ?
    L'épicurien d'hier s'est-il déjà empantouflé pour faire dire à son vieux protagoniste que rien n'est plus cool que finir en contemplant un coucher de soleil de rêve à la fenêtre de son mouroir de béton, se rappelant la sage résolution de l'antique Lucrèce (De rerum natura, etc.) et sa conclusion évoquant la méthode Coué ou les sages résignations de la gentille Pollyanna devant la mort: « N'est-ce point un état plus paisible que le sommeil ? »
    Le discours actuel sur « nos aînés », notamment dans les médias, me répugne personnellement au-delà de ce qui est dicible, en cela qu’il parle de «nos seniors» comme d’une entité réelle uniforme sur laquelle il s’agit de se pencher sérieusement et qu’il faut aider «à tous les niveaux», tant en la protégeant de ses faiblesses (ah, l’alcoolisme et les jeux d’argent !) qu’en l’aidant à « gérer » ses désirs et plaisirs et jusqu’aux plus inavouables requérant alors, en pays bien organisés, le recours aux réseaux de caresseuses et de caresseurs…
    À cette idéologie d’atelier protégé, l’auteur de Se réjouir de la fin pourrait sembler adhérer en cela qu’il fait de son protagoniste un vieux tellement typique (typiquement ordinaire en quidam de l’hospice occidental en version suisse) qu’il en devient atypique, certes longtemps accroché à sa femme Nathalie (décédée un matin d’avril au fond du jardin) et à sa Mercedes, à sa maison et à son téléphone fixe, mais lâchant finalement prise et se résignant à intégrer une de ces maisons de retraite qu’il détestait tant jusque-là – et l’on compatit bien bas quand il se retrouve lapant sa soupe en silence au milieu de ses compagnes et compagnons sans visages, même s’il ne semble pas en souffrir vraiment.
    Mais que sait-on réellement des gens ? Un veuf aisé sans dons particuliers et qui croit voir un reflet de la divinité dans la grâce d’une jolie fille ou la félicité dans une dose de morphine autorisée, est-il a priori indigne de notre attention ? Et la tendresse là-dedans ? Et la poésie ?
    Celle-ci, dont on se gargarise les yeux aux ciel avec des airs importants, filtre pourtant au fil des pages de Se réjouir de la fin, autant que la tendresse, non pas tant par de belles images et de beaux sentiments que, modulés en dix mois sur le journal intime retrouvé après la mort du vieil homme, par le ton simple et sobre de l’écrivain qui relève le pari de montrer la sérénité acquise et beauté d’une vie apparemment toute plate.
     
    CONTES ET MÉCOMPTES DE LA MÈRE-GRAND. – Le temps de « ma » sieste désormais obligatoire, durant laquelle le dernier roman de Joël Dicker nous est arrivé par La Poste alors que je faisais un rêve pénible de chasse finissant dans « notre jardin » par l’abattage d’un immense daim aux yeux tendres, je me suis rappelé les tribulations de la vieille Claire, dans le roman Grand-mère et la mer de mon amie octogénaire Janine Massard, où l’auteure (je veux dire l’autrice, l’auteuse ou l’autorelle, selon la lumière du jour), sous le masque assez transparent de Line, jeune femme émancipée de l’ éducation rigoriste de parents « momiers », emmène son aïeule, moins coincée et soumise que sa mère, voir de plus près la Méditerranée, quitte à tomber sur un premier os : à savoir que l’hôtel de Golfe-Juan recommandé à la plus jeune par son boss se transforme saisonnièrement en bordel pour marins de l’US Navy au service de l’OTAN…
    J’imagine l’effroi de cette mère-grand découvrant le Journal non censuré de Julien Green, elle qui s’inquiète déjà - tout en l’admirant et l’enviant un peu – des libertés prises par la « gamine » qui a déjà voyagé pas mal «à l’Est» et lui recommande de « voir le futur », et c’est d’ailleurs l’intérêt majeur de ce petit roman de vieille dame que sa propre mère eût sans doute jugée indigne que de détailler, avec humour et cocasserie, l’écart subit, voire vertigineux, creusé entre générations depuis le début des années 60.
    Comme il en va de ce que vit le vieil homme de Gygax, le voyage de Claire et Line pourrait relever du lieu commun, mais c’est en somme le rôle de tout romancier de transformer les clichés en images vivantes et signifiantes, les uns avec génie comme un Julien Green, les autres avec talent, les uns et les autres avec ou sans succès, ce qui n’importe guère devant l’étendue de la mer et les profondeurs inconnues de la mort – certains en conçoivent une absolue pétoche et d’autres prétendent qu’elle n’existe pas -, ou devant la simple vie subie ou savourée qui reste, parfois, si jolie, etc.
     
    PAUVRE FRANCE ! – Revoyant, il y a quelque temps, La Règle du jeu de Jean Renoir, mille et maintes fois encensée et tenue pour un chef d’œuvre, je me disais une fois de plus que l’académisme théâtral français, formaliste et pompeux, n’en a jamais fini de peser sur l’interprétation, comme cela se voit dans ce film dont les seules séquences qui me semblent aujourd’hui supportables relèvent d’une espèce de folie brouillonne, alors que le drame final confine au ridicule ; et tout ça ne s’est pas arrangé dans les versions françaises de Brecht ou de Tchekhov et de Shakespeare, si souvent plombées par le pédantisme, et le jeune cinéma, les séries actuelles restent eux aussi guindés et emphatiques à souhait, à quelques rares exceptions près. Or à quoi cela tient-il ?
    J’en parlais l’autre jour avec mon cher Gérard, l’un de mes très rares compères de la première heure avec qui je m’entends « sur toute la ligne » depuis que, tous deux, nous avons dépouillé nos relents de dogmatisme, pleinement d’accord sur le fait que le profond humour shakespearien, qui ressortit à un non moins profond amour à la fois impérial et populaire, aristocratique et campagnard, aussi joyeusement puritain que sombrement débauché, n’a pas d’équivalent en France sauf chez Rabelais ou quelques autres grands fous à la Proust ou à la Balzac, à la Bernanos en ses à-pics ou à la Céline dans le genre hyper-teigneux, au rire sonnant aigre comme la pluie de ce matin sur l’occiput du gentil Freddie Mercury dont j’entrevois de mon balcon l’effigie de bronze…
     
    AU GRAND HÔTEL. - Bernard de Fallois, lors d’un de ses séjours au Grand Hôtel de Chandolin où il venait rendre visite à notre ami commun Pierre Jean Jouve, durant les dernières années du règne du vieux Léonard Pont (près de vingt ans avant la naissance de Joël Dicker), m’avait dit l’inconditionnelle admiration qu’il vouait au maestro Fellini, guère étonnante à vrai dire chez un proustien passionné de cirque, grand connaisseur du monde des clowns et familier plus discret des parloirs de prisons, entre autres singularités qu’il partageait avec le directeur du Grand Hôtel connu pour son érotomanie et sa familiarité avec les têtes couronnées d’ancienne Europe et la flore alpine avoisinante.
    De nos longues veillées automnales sous les châtaigniers rutilants d’or et de pourpre du plus haut village d’Europe, Fallois m’avait dit aussi deux ou trois choses non convenues sur le roman à propos de son ami Georges Simenon et de sa passion adolescente pour Autant en emporte le vent que notre fille Sophie a lu trois fois d’affilée entre ses treize et quatorze ans ; et Bernard me l’avait dit alors : qu’un grand roman est un tableau en 3D dans lequel vous vous mouvez comme le Poisson-Lune dans son aquarium – tout cela que je retrouve, en substance et transformation « à la Dicker », dans L’énigme de la chambre 622, le rire en plus !
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    TABLEAUX. – Ce qu’il y a de très amusant dans ce roman « suisse » de Joël Dicker, c’est que nous y retrouvons un pays, la ville et le jet d’eau de Genève, le parc Byron et l’Hôtel des Bergues, la chemin de Ruth à Cologny où habitait un ami libraire et le café Remor où j’ai bu un café avec Cabu ; et le Palace de Verbier si semblable au Grand Hôtel de Chandolin ou au Weisshorn de Saint-Luc, et l’appartement cossu de Dicker lui-même voisinant avec les bureaux du richissime homme d’affaires Metin Arditi romancier lui aussi « à ses heures » et plein de malice également - tout cela photographiquement avéré, jusqu’à l’hypperréalisme, et complètement transposé au photoshop du feuilleton de gare ou d’aérogare, alors que l’essentiel du décor, l’air des soirs, le moelleux des moquettes de banques et le menu détaillé de ce que ces bonnes gens bouffent et boivent se fond en tableau traversé par les personnages plus ou moins imposteurs de l’Intrigue construite comme une complication horlogère ou un dessin à la Escher…
    On n’est pas chez Tolstoï ni sur le fil de la phrase de Paul Morand ou de Chardonne, mais l’Espace y est, les Tableaux y sont et le feuilleton roule ma poule, aussi captivant sur le moment que loufoquement invraisemblable, comme dans Tintin, et je n’en suis qu’à la page 309 tandi que Snoopy me regarde de l’air de dire que ça va comme ça…
     
    EN MARCHE. - Le vendredi 13 de ma double angioplastie approchant (j’ai lâché le Sintrom ce matin et m’injecterai de la Clexane Enoxaparinum natricum demain et après-demain), je prie les dieux de ne pas différer l’opération pour cause de pandémie cantonale tant je suis impatient de recouvrer ma noble aptitude à la marche sans douleurs – ce qu’attendant je lis Le Fils de Jo Nesbo, dont l’atmosphère glauque me semble nettement plus convenue que le dernier Dicker dont Lady L. a l’air de se régaler après moi en relevant illico la vivacité des personnages. (Ce mardi 10 mars)
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    LA QUESTION DU STYLE. – Comme j’ai lu beaucoup de ce que j’estime la meilleure littérature, ces derniers jour, de la Nouvelle histoire de Mouchette de Bernanos à Minuit de Julien Green, en même temps que les romans d’Audiberti et pas mal de pages de Chardonne aussi, je crois être en mesure de distinguer ce qui relève du style, au sens organique et musical où l’entendait Audiberti dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, et ce qui se bonne à la phrase des « écriveurs » et des « écrivants », comme je l’ai d’ailleurs rappelé dans le chapitre de mon libelle consacré aux « auteurs cultes » et à la littérature de grande diffusion.
    Cela étant je crois savoir distinguer aussi ce qui est style dans une écriture apparemment non « littéraire », comme celle d’un Simenon, qui fait jouer d’autres registres émotionnels et d’autres ressorts de ce qu’on a appelé la langue-geste, qu’on trouve chez un Knausagaard, vu avec dédain par les pédants français, ou chez Dicker dans son premier opus à succès et dans le dernier.
    Or, le fait que Bernard de Fallois, prioritairement attaché à la langue « artiste » par excellence qu’est celle de Proust, et néanmoins capable de repérer la qualité singulière d’auteurs à succès qui n’ont rien de «littéraire» en apparence, de Simenon à Sagan ou de Monteilhet à Dicker, recoupe ma propre perception, sans préjugés académiques, de la littérature. Lorsque j’évoquai celle-ci avec Patricia Highsmith, celle-ci se récria à l’idée qu’on pût la comparer à un grand écrivain de la stature d’un Henry James. Mais il y avait chez elle un certain génie de la naration et une acuité de l’observation, une conscience suraiguë des failles du psychisme humain ou du corps social qui en faisait un médium.

  • Le Polonais

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    Que le mec avait un problème, ça je l’ai repéré dès qu’il m’a matée devant le Paradou, avec le métier c’est le genre de trucs que tu flaires.

    C’était le style conseiller de paroisse marié. Tu les vois se couler le long des murs et passer trois fois devant toi comme s’ils cherchaient le confessionnal le plus proche, ensuite de quoi neuf fois sur dix ils te font le coup du grand sensible et te sortent la photo de Maman pour se donner du cran, mais celui-là c’était pire.

    Quand je lui ai demandé ce qu’il me voulait, il m’a répondu qu’il était Polonais. Je n’y voyais pas de quoi faire un plat, et nous sommes montés, mais tout de suite ça s’est aggravé quand il a vu la photo de Jean Polski au milieu de mes peluches, et qu’il m’a demandé de la retirer de là pendant le rapport.
    Je n’invente rien, c’était son expression: le rapport.

    Lequel rapport n’a d’ailleurs rien donné. Je sentais bien que la présence du pape, les bras grands ouverts, lui posait un vrai problème, mais je n’allais quand même pas changer ma déco pour un client, même Polonais.

    Juste avant de me quitter, il m’a fait la peur de ma vie avec ce coupe-papier qu’il m’a braqué sur la gorge en m’appelant tentatrice, mais là encore il a flanché au point que j’ai dû le prendre dans mes bras tandis qu’il se reprochait de salir la Pologne.

    (Extrait de La Fée Valse

  • Élégie cosmique

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    Nous ne nous quittons pas vraiment:
    ce n’est que du semblant;
    nous nous pleurons dans le gilet
    pour ne pas oublier
    ce que fut notre bonne vie
    au fil de tant d’années,
    mais à l’instant dans les étoiles
    nos voiles confondues
    très doucement dérivent
    en partance vers les issues...
     
    Si je m’en vais te laissant là,
    prends bien soin des oiseaux,
    et si tu partais avant moi
    je m’occupe des chats;
    le piano ne bougera pas:
    la mélodie demeure
    entre nous par delà les heures...
     
    Nous nous somme bien entendus,
    nos enfants nous ressemblent;
    ce sera beaucoup de chagrin
    de n’être plus ensemble -
    en apparence seulement...
     
    Car nous ne nous quitterons pas,
    mais pour nous alléger
    nous semblerons nous faire la belle,
    et la ronde des sphères
    sera notre doux carrousel
    de l’ombre à la lumière...
     
    (Peinture: Vassily Kandinsky)

  • « Nos jeunes », entre honte et fierté, en leurs séries-miroirs variées...

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      De la télé aux multiples vecteurs du Net, les séries font aujourd’hui figure de phénomène mondial, notamment sur la planète des « millenials » et autres teenagers. Dans la foulée de Skin et de Skam, notamment, par delà le divertissement superficiel et les romances adolescentes, des thématiques psychologiques et sociales, affectives ou  et sexuelles, se modulent en fonction des cultures, avec une liberté et une fraîcheur particulières dans certains pays asiatiques, dont la Corée du sud et la Thaïlande…   

    On peut n’y voir qu’un sous-produit de consommation de masse mondialisée. Dire qu’une série ne vaut pas un livre ni un film. Pointer la décadence de la culture et l’abrutissement collectif. Invoquer la protection de « nos jeunes » et conclure au néant de « tout ça », comme on l’a seriné depuis des années : que l’Internet serait une poubelle ou un enfer, et c’était avant l’apparition des réseaux sociaux, avant l’apparition multinationale des influenceurs suivis de leurs millions de « followers », avant les plateformes offrant leurs miroirs aux alouettes, donc avant Instagram ou Tiktok et leurs séquelles en matière de représentation de soi, tels les « filtres » à visages qui permettent aujourd’hui à nos kids de tous les sexes  de mieux s’identifier à Lady Gaga ou Justin Bieber, entre autres « icônes »…

             Et puis quoi ? Et puis moi, vieille peau littéraire relevant du monde désormais déclaré « d’avant », et puis toi, et puis vous, kids compris, et donc nous tous qui sommes censés croire ce matin que rien ne va plus vu que rien n’est comme « avant », justement, nous tous qui sommes supposés avoir « mal au climat » et balançons entre l’aspiration à zéro déchet et l’acquisition de tel ou tel nouveau gadget, la honte et la fierté…

    Quand Skam «osait » la franchise à l’international

    Les séries « pour ados », ou faisant découvrir les nouvelles mœurs et conduites des diverses tribus juvéniles, ont fait florès à la télé depuis des décennies, mais le genre vit une relance proprement mondiale avec l’apparition de « webséries » diffusées sur la Toile autant que sur les chaînes nationales, dont la plus significative a vu le jour en Norvège en 2015 sous le titre de Skam (la honte), à partir d’un concept revenant à « casser le morceau », ou « crever l’abcès ».   

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    Amorcée sans fracas en Norvège, la série Skam évoquait, par le truchement de brèves séquences jouant sur le «temps réel», un groupe de jeunes gens assez typés non moins qu’attachants , plus ou moins confrontés aux questions de l’estime de soi et du racisme, de l’homosexualité ou de la religion - lesdites tranches de vie se trouvant immédiatement répercutées par une « fan base » interactive sur les réseaux sociaux, où fiction et réalité se mêleraient bientôt dans une flambée mimétique qui déborda bientôt en   Italie et aux States, en France et en Allemagne.

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    Label Skam : la franchise sur les sujets sensibles du sexe et de la race, de la religion ou des failles psychiques (le thème de la bipolarité est récurrent), et la tolérance visant à l’acclimatation des « différences », conforme à l’esprit LGBT. Tout cela « grave sympa », avec de jolis acteurs bien lisses parfois devenus « cultes » sur les réseaux (les glamoureux Eliot et Lucas sur Skam France), mais plutôt court du point de vue des idées et de la narration, flattant finalement le narcissisme des « djeunes » et ne reliant guère ceux-ci à leur  entourage social et familial.

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    Plus riche et originale, à cet égard, paraît la série anglaise Heartstopper, diffusée par Netflix, tirée d’un roman graphique et dont la première saison compte huit épisodes, qui se déroule dans un collège anglais où le jeune Charlie, genre intello hyperdoué au sourire pur et doux, persécuté après son «coming out» forcé, trouve un allié puis un ami et finalement un amant en la personne de Nick Nelson, le plus crack joueur de rugby du « bahut », dont la gentillesse fondamentale s’accorde à celle de son camarade harcelé. Une scène d’une profonde tendresse marque l’une des séquences les plus émouvantes de cette série aux nombreux personnages finement silhouettés : lorsque Nick, en principe hétéro, explique à sa mère (l’adorable Olivia Colman, inspectrice dans Broadchurch,  et reine d’Angleterre dans The Crown), que Charlie lui a révélé sa propre bisexualité et qu’il l’assume par amour véritable.

    Dans la foulée, et d’une façon plus générale, l’on aura observé que les séries anglo-saxonnes, autant que les nordiques, ont assimilé et dépassé les lois et les écueils du genre, avec une générosité et un  humour – un engagement que les séries françaises (et ne parlons pas des suisses) n’ont guère atteints jusque-là, la France restant en somme guindée à cet égard, théâtralement déclamatoire ou binairement moralisante  dans ses approches psychologiques et sociales du monde actuel, etc.    

    À l’Est du nouveau: déroutant, émouvant, voire hilarant…  

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    Cinéphile  ou simple amateur de toiles mondiales, vous êtes capable de citer cinquante titres de films et autres noms de réalisateurs américains ou italiens, russes ou français, tchèques ou polonais et, à la limite, indiens, japonais ou chinois, mais combien des dragons asiatiques, combien de Coréens à part le titre Parasite célébré palmé d’or à Cannes mais dont le nom de l’auteur vous échappe à l’instant, combien de Thaïs et de Taïwanais ?   

    Or c’est cette méconnaissance à peu près générale en Occident qu’est venues meubler, depuis quelques années, la déferlante audiovisuelle asiatique, dont les pointes d’icebergs brûlants apparaissent sur Netflix, via Amazon ou sur Youtube et ses exaspérantes interruptions publicitaires suisses alémaniques…

    Depuis lors nous savons mieux ce que sont les K-drama coréens, « nos jeunes » auront découvert les équivalents thaïs ou philippins des teen-drama, les curieux (dont je suis voracement) de psychologie humaine et de fantastique social se seront plongé  dans le magma, mêlant daube et pépites, des séries dont la profusion et l’immense popularité, d’abord locale (tout de même quelques centaines de millions de paires d’yeux bridés) et maintenant planétaire atteste l’existence d’une production industrielle incluant vidéos, liens numériques à diffusion exponentielle, produits dérivés, vedettes polyvalentes (les acteurs sont souvent chanteurs ou mannequins, voire portefaix publicitaires), fans clubs et tutti quanti.   

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    Dans cette galaxie où glamour et grotesque cohabitent souvent avec humour et tendresse, pour en revenir aux teen-drama illustrés par les séries Skam et Heartstopper, entre tant d’autres, une saison de SOTUS, qui évoque la vie quotidienne dans une école mixte de futurs ingénieurs  thaïlandais, doit retenir notre attention pour son mélange très singulier de férocité satirique et de comique, de tendre émotion et de surprenantes péripéties…

    L’acronyme SOTUS (« Seniorité », Ordre, Tradition, Unité, Spiritualité), constituant l’emblème et le « programme » de l’internat en question, désigne un système coercitif de soumission des « juniors » de première année aux « seniors », où le bizutage ordinaire devient à vrai dire extraordinaire, rappelant (un peu) les dérives quasi totalitaires de La servante écarlate, avec l’affrontement immédiat entre le senior teigneux Arthit et le junior rebelle Kongpo, qui va tourner peu à peu au rapprochement des adversaires et, finalement, à leur complicité amoureuse.

    Paradoxe assez singulier, mais typique des séries asiatiques : que la « déviance » sexuelle est moins jugée du point de vue moral que sous l’aspect de la cohésion sociale, et que le groupe, les filles et les familles, interviennent très activement dans le «tableau», au point parfois de favoriser les amitiés particulières dans un climat du plus haut romantisme, très pudiques dans la représentation « explicite » des rapports charnels (le baiser du bout des lèvres en est le summum orgiaque, salué par des litanies langoureuses assez hilarantes).

    Dans ce contexte apparemment très libéré (vraiment inimaginable, autant que Skam, en Russie poutinienne…), le message est pourtant à l’apaisement hors-genre si l’amour est au-then-tique et plus encore, comme dans SOTUS, si les « déviants » des divers sexes sont de bons enfants aimants leurs aînés et bossant dur pour l’exam prochain…

    Bref, il y  là comme une alternative souriante au moralisme ambiant tous azimuts et au sectarisme communautaire, et c’est avec un grain de sel qu’on en sait gré aux quatre dragons…

     

        

  • Figures de la convoitise

    73d7f2c5e85fa0426d1850be4dfd02c3--dante-alighieri-hugh-capet.jpgUne lecture de La Divine comédie (54)
     
    Purgatoire. Chant XX. Avares et prodigues. Exemples de pauvreté voulue. Hugues Capet et la famille de France. Cupides fameux. La montagne tremble…
     
    À la fin de ce chant poursuivant l’évocation du vice de convoitise que symbolise la «vieille louve» déjà rencontrée au début de la Commedia, Dante se retrouve «timide et pensif», avouant que seul il ne comprend rien de ce qu’il découvre, d’emblée frustré par la non-réponse de son interlocuteur précédent et confronté à un nouveau mystère.
    Le lecteur d’aujourd’hui ne peut que partager cette perplexité, mais à un autre niveau, surtout lié à ses connaissances limitées en matière de mythologie antique et de surabondantes références.
    Qui était Fabricius faisant vœu de pauvreté, Nicolas qui se montra prodigue envers trois jeunes filles, Midas et toutes celles et ceux, tirés de la mythologie ou de l’histoire biblique, qui défilent dans la cascade de ces vers dont chacun suppose une recherche particulière ?
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    A cette question, chacun répondra selon sa curiosité ou son besoin, mais l’on peut aussi en faire l’économie en suivant ici la version la plus limpide, et dénuée de notes, de René de Ceccaty, d’où l’on retient deux épisodes principaux : la rencontre d’Hugues Capet, fondateur de la dynastie française et qui déplore les excès de ses descendants, notamment Philippe le Bel et Charles de Valois, lors de conquêtes à la fois ruineuses et vaines – mais c’est évidemment le Florentin qui passe le message taxant notamment Philippe le bel de « nouveau Pilate » ; et d’autre part, le soudain tremblement qui secoue la montagne du Purgatoire, glaçant d’horreur notre pèlerin dont reprend bientôt le route sainte en attendant, dans le chant suivant, l’explication de la tellurique colère...

  • L’insouciance selon Jollien est un boulot de galérien

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    Physiquement « empêché » de naissance, incessamment empêtré dans son corps et sachant même la dégradation de sa santé en voie d’aggravation, celui qui s’est fait connaître par un mémorable Éloge de la faiblesse  n’en finit pas, dans ses Cahiers d’insouciance, de parier pour la joie personnelle, d’une part, et pour la solidarité sociale à plus grand échelle, d’autre part, non sans contradictions (sympathiques !)  à chaque page de son vade mecum de survie en milieu multiviral où sévit, plus que jamais, le bacille têtu de la Bêtise… 

    Certains livres – compte non tenu du personnage que représente peut-être leur auteur – sont de véritables personnes et qui vous accompagnent, vous prennent par la gueule ou vous murmurent à l’oreille, cherchent à vous séduire ou en appellent à votre affection avec plus de douceur, en tout cas vous semblent immédiatement plus proches que les autres par leur façon de s’ouvrir et de vous faire tourner leurs pages en vous impliquant vous-même par ce miroir qu’ils vous tendent avant que vos histoires parfois s’entremêlent, et c’est ce que j’aurai personnellement ressenti à la lecture des Cahiers d’insouciance d’Alexandre Jollien, plus de quinze ans après une première rencontre en 3D au lendemain de la parution de La construction de soi qui avait largement confirmé la reconnaissance acquise dès la parution de son Éloge de la faiblesse, en 1999, aux éditions du Cerf.

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    Le «personnage» de Jollien, figure archi-médiatisée de l’handicapé-philosophe, n’y était pas encore lorsque je le vis apparaître, sur une petite place de La Tour-de-Peilz, juché sur une espèce de gros tricycle, me conduisant jusqu’à une maisonnette dans laquelle il occupait un studio, et, devant la porte de son repaire – scène émouvante qui m’est restée très présente -, me demanda de prendre sa clef et de nous ouvrir la porte d’entrée d’un geste qui lui était difficile…

             Or c’est, en deça ou au-delà du personnage médiatique qu’est devenu Jollien, cette personne «empêchée» que nous retrouvons – car c’est à nous tous qu’il dédie son livre, après son épouse et ses trois enfants cités en premier lieu – dès les premières pages de ces carnets que chacune et chacun, à des titres multiples, pourrait croire écrits pour elle ou lui, en complicité proche ou au contraire avec plus de distance, car il faut souligner d’entrée de jeu que ce livre sans fard, d’une sincérité parfois désarmante ou d’un ton qui défrisera peut-être certain(e)s, est bel et bien le  «journal à poil» souhaité par l’auteur d’un essai invoquant déjà, naguère,  Le philosophe nu (paru au Seuil, en 2010).            

             À propos de nudité, l’on a appris récemment que Jollien faisait l’objet d’une plainte, déposée par un jeune employé d’édition, de harcèlement sexuel, au motif qu’Alexandre lui aurait demandé un massage et suggéré de se montrer lui aussi tout nu. Or l’obscénité, en l’occurrence, me semble plutôt de dénoncer publiquement, sept ans après les faits,  et de traîner en justice un homme qui, en toute transparence, a déjà fait état de goûts sexuels remontant à l’adolescence et qui ne l’empêchent pas d’avoir convolé avec une femme qu’il dit la douceur incarnée, avec laquelle il a conçu trois enfants pour lesquels la bisexualité de papa ne semble pas constituer un trauma… Bref, la justice appréciera si cet avéré  mendiant de tendresse  doit réellement être livré ainsi en pâture à la meute et « payer » un fois de plus. Quoi qu’il en soit, cette « affaire » s’inscrit assez naturellement dans une suite d’humiliations subies par Jollien dont la plus significative est celle du jeune homme qui, le voyant dans la rue en compagnie d’une jeune fille, lance à celle-ci qu’elle a «oublié la laisse»…

     

    Une lecture de soi grappillant dans le livre du monde

     

    À parler franchement, c’est un peu fortuitement que j’en suis revenu, ces derniers jours, à l’auteur de L’Éloge de la faiblesse, dont j’ai retrouvé l’exemplaire annoté dans la bibliothèque de ma bonne amie, laquelle nous fut cruellement arrachée en décembre 2021 et aura d’ailleurs été la première à me  parler de Jollien à la fin des années 1990, alors que son métier d’enseignante spécialisée la portait à s’intéresser, plus que moi, à ce genre d’écrits, à côté de son attention non moindre aux sciences cognitives et aux spiritualités à coloration scientifico-bouddhiste, de l’astrophysicien Trinh Xuân Thuân au moine Mathieu Ricard devenu plus tard complice de Jollien, en passant par une ribambelle de lamas et autres bodhisattwas, etc.  

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    Or, retrouver une personne aimée à travers ses lectures (et dans le cas de ma moitié  ce sont Edgar Morin, Jean-Bernard Pontalis, Francisco Varela, Baruch Spinoza, Etty Hillesum  ou Elizabeth George, notamment) est une relance de partage chargée de nouvelles affinités à la lecture des Cahiers d’insouciance  dont j’ai fait l’acquisition récente – affinités liées à l’expérience de la mort annoncée, à la tristesse surmontée, aux épreuves quotidiennes partagées, à la dégradation physique sur fond de crise sanitaire - bref à tout ce bordel de merde d’existence plombée par la maladie et source encore de putain de joie ! 

    Vous trouvez ces mots peu châtiés ? Eh bien , allez voir du côté de la vie, faites un saut en maternité dans la division des enfants malformés de naissance aux bons soins de la justice divine, et lisez ces lignes des Cahiers d’insouciance : « Après dix-sept ans à l’institution, en milieu quasi carcéral, totalitaire, où tout était décidé pour nous jusqu’à la couleur de nos caleçons, comment devenir un poil libre sans se sentir obligé de rendre des comptes à quelque instance supérieure ? »

    Trois pages à se rappeler pour ne pas oublier le « trou noir » de cette mémoire : « Ils m’ont carrément déposé comme un paquet. J’imagine la douleur de mon père et de ma mère. J’entends presque les éducateurs :  « Ça va être dur, c’est un sacrifice mais c’est pour son bien…» Et le pire est que , libéré, le sujet « arraché à sa famille, placé arbitrairement à trois ans sans autre forme de procès, continue aujourd’hui à rechercher « l’implacable sécurité de l’institut », genre syndrome de Stockholm.

    Tu parles d’insouciance : « Je vis encore dans une espèce de cage psychologique à la recherche d’une consolation. Tout plutôt que le saut dans le vide, dans la liberté ! »  

    Et c’est, en somme, pour sortir quand même de sa « cage » que le lascar y va de ses recettes éprouvées ou nouvelles pharmacopées, dont son burlesque  CCL, en clair Can’t Care Less, à savoir : rien  à souder, se « battre les steaks », ou, comme le disait Stendhal avec son fameux raccourci de SFCDT, Se Foutre Carrément de Tout, ce qui n’empêchera en rien les remontées d’angoisse, les paniques paranoïdes et tout le toutim, entre découragement suicidaire et rebond joyeux

    Au demeurant, le savant Poucet ne deviendra jamais « grand » à ce qu’il semble (Alexandre est conscient d’être en somme le quatrième enfant dont son épouse à la charge…), mais la lectrice et le lecteur ne perdront rien à suivre la piste de ses cailloux blancs d’aspirant  bodhisattwa à l’école d’Epictète et de Spinoza, de Gombrowicz un jour et de Bukowski (mais si !) le lendemain, de Nietzsche depuis longtemps, et de Cioran parfois, sans compter divers maîtres tibétains tel l’auteur de Folle sagesse (Seuil, 1993) au nom de Chögyam Trungpa (1940-1987), dont ma chère Lady L. a très attentivement, elle aussi, étudié les approches de la « santé fondamentale ».

    Folle sagesse est, aussi bien, l’oxymore qui rend compte de la quête d’Alexandre Jollien, mais c’est aussi loin de cette  folie quelque peu incantatoire et de tout un bric-à-brac de brocante spirituelle  ou philosophique que je préfère, pour ma part, retrouver ce frère humain (et ma bonne amie), dans le désordre splendide de la vie aux innombrables sujets de renfrognement passager ou de réjouissance, de peurs vertigineuses et de fusées d’allégresse – tous deux vivant le Carpe diem à la même enseigne qu’avait choisi ma douce sous l’égide de la formule signalant quel courage commun à ces deux belles personnes: sérénité et reconnaissance…

    Alexandre Jollien. Cahiers d’insouciance. Gallimard 2022, 218p.  

  • Esseulement de l'aube

     

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    La solitude se fait lourde
    quand tu reviens à toi,
    sans personne, lanterne sourde
    dans la nuit qui ne finit pas…
     
    Ton ombre même s’est perdue,
    que tu cherches à tâtons
    dans le dédale absent des rues
    où le ciel, au tréfonds
    de l’impasse du temps qui passe
    s’efface et se dilue…
     
    Ces vers te semblent une idiotie
    inutile, incongrue :
    les mots balbutiés et trahis
    des moments éperdus…
    Le silence en dira plus long
    à l’aube qui soulève
    d’un doigt le rideau de plomb
    sur ce monde de rêve…
     
    (À La Désirade, ce 12 juillet 2022, tôt l'aube.)
     
    Peinture: Louis Soutter, Seuls.

  • Nous sommes tous des rebelles consentants (3)

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    À partir de quel moment le retournement s’opère-t-il, qui fait de la rébellion un simulacre à valeur de consentement ?
    Poser la question revient à se demander comment le rebelle sans cause en blouson noir des années 50 du XXe siècle, devenu rebelle à causes multiples au cours de deux décennies suivantes, s’est finalement posé en adulateur ou en contempteur du roman Soumission de Michel Houellebecq dans lequel sont exposés les tenants et les aboutissants de ce dernier avatar de l'Homme Nouveau qu'on peut qu’on peut dire le néo-collabo.

    Mais collabo de quoi ? De l’islamisme rampant, du sempiternel carriérisme des universitaires de tous bords, du consumérisme en quête de vins gouleyants et possiblement longs en bouche, de la nouvelle internationale touristique bourgeoise ou anti-bourgeoise prônant tantôt les croisières en villes flottantes surgissant soudain dans la lagune de Venise et tantôt, comme le recommande Sailor toujours prêt à accompagner des groupes de lecteurs du Grand Quotidien aux frais du journal, les expéditions écologiquement concernées à la recherche de telle l’espèce animale en voie de disparition – les images de la tortue à nez de cochon ou du panda géant font toujours fureur sur INSTAGRAM - ou de telle tribu non encore spoliée par le colonialisme prédateur ?

    En un autre temps, la question eût peut-être fait débat, comme on disait alors, mais quelque chose s’était passé en ces années qui avaient vu la question même se diluer dans l’obligation proclamée du questionnement, et plus encore dans l’injonction incantatoire de la remise en question quotidienne et permanente que tout un chacun et chacune invoquaient en parole pour mieux l’esquiver en réalité, notamment dans l’Open Space où chacune et chacun se repliaient de plus en plus sur eux-mêmes non sans déplorer l’individualisme de sa voisine ou le narcissisme limite pervers de son voisin.

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    Tout cela, cependant, ne touchait plus guère le Tatoué, qui n’était d’ailleurs plus souvent présent physiquement en l’Open Space qu’il abhorrait, préférant lire et écrire dans sa mansarde du Vieux Quartier où nul n’avait jamais pénétré mais qui contenait, disait la rumeur, des trésors en matière de gravure ancienne et de bibliophilie.

    Avec un peu de distance temporelle, ces divers personnages excessivement caricaturés pour les besoins de la très bonne cause que je crois être celle de la Poésie intemporelle, nous resteront à l’état de figures d’une époque de déséquilibre et de transition qui eussent désorienté même un sage un peu trop sage de la trempe du Monsieur Lesage du Confort intellectuel de Marcel Aymé alors qu’il restait tant d’autres choses à raconter.

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    L’on se gardera, bien entendu, de positiver, mais les détails du poème nous nous ferons retrouver la vraie douceur des choses et des personnes que le simulacre et la fausse parole ont altérée.

    Je revois ainsi les livres aimés du Tatoué, soigneusement recouverts de papier pergamin, dit aussi papier cristal. Le monstre hallucinant lit ainsi ce matin Septième de Jacques Audiberti, sous sa jaquette de papier semi-transparent, que lui aura probablement recommandé son père le subtil érudit féru de poètes fantaisistes et de prosateurs non pareils, pratiquant lui-même le rituel de fourrer ses chers ouvrages.

    Et tant de gestes à sauver : de la main protectrice du Glandeur sur l’épaule de son petit garçon de trois ans au prénom d’Igor ; ou de la tête de la Douairière commençant d’aimer les femmes au tournant de la soixantaine, sur l’épaule de son amie pianiste qui lui aura révélé, d’émotion avérée, la déchirante beauté du mouvement lent de la Sonate posthume de Franz Schubert ; ou l’émoi privé du Frôleur à chaque téléphone à sa mère grabataire en sa prison cinq étoiles, comme elle appelait, entre autres sarcasmes, la vaste chambre de L’Étoile du matin avec vue sur le lac où ses soeurs l’avaient casée «pour son bien», et qu’il était seul à rappeler chaque soir pour s’en faire enguirlander tendrement; et les caresses de l’Agitée à ses chiens de peluche auxquels elle disait tout; et la même attention portée par Sailor à sa dernière compagne ingambe dont il poussait la chaise roulante sous les peupliers de l’allée menant à l’Institution ; et le geste de Sugar Baby de refermer son ordi juste pour voir le soir le ciel noircir et rougir à la fois dans l’indigo flammé d’or du crépuscule sur les toits de Paris – ah mais crénom je vais m’oublier !

     

    Crénom de Baudelaire, que je défendrai contre tous les Lesage et tous les littérateurs de tendance telle ou telle, quand Homère se lève au fond de l’avion de l’aube et m’invite à remonter aux nacelles à pianoter de mes doigts de prose sur mon smartphone.

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    Vous vous êtes tous retrouvés CHARLIE rebelles présumés de la même cause au lendemain de la calamité que vous savez, de même qu’ils se sont tous prétendus Ricains faisant pièce à l’Empire du Mal tout uniment non moins qu’unanimement désigné, mais voici qu’un ange qui n’a rien de Win-Win me visite à l’instant – et de fait c’est une matinale visitation ce soir que j’identifie en la parole de ce formidable petit brin de femme malingre au prénom de Cristina et à la bouche d’or : « Le style ce fut aussi la danse sacrée des grands Watusis du Rwanda, comparables aux prêtres blancs de Doura-Europos et désormais détruits par des hommes de médiocre stature. Ou cette autre danse (« poings serrés, poignets fléchis ») vue par un poète dans les membres d’un enfant moribond. Lentement ils s’ouvraient, se fermaient comme une corolle. Autant de figures où l’œil a saisi ou transfusé cette seconde vie qu’est l’analogie salvatrice : lys, corolle, danse, mort, étoile ; où l’horreur et la paix s’organisent selon des géométries identiques, innocentes ».

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    Dites-moi, rebelles de papier mâché que nous sommes, comment vous parlez et comment vous parlent ceux qui vous ont donné la vie, et dites-moi, vous qui osez invoquer les damnés de la terre, ce que vous dit le ciel de la Méditerranée quand vous osez lever les yeux de vos ordis réseautés sur le CLOUD ?

    Mais en quel jardin nous retrouvons-donc ce matin ?

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    Moi qui ne suis encore qu’un Chinois virtuel, et quelque temps sûrement à expier avant d’expulser hors de moi cet autre rebelle par trop consentant, j’entends cette femme de féerie lumineuse – cette Cristina Campo qui m’interpelle dans ses Impardonnables : « Ils ont vu la beauté et ne s’en sont pas détournés. Ils ont reconnu sa perte sur la terre et par mérite l’ont reprise en esprit »…

     

    (Extrait et conclusion du troisième chapitre du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas: 1. Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2, Nous sommes tous des auteurs cultes. 3. Nous sommes tous des rebelles consentants.4. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5. Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6. Nous sommes tous des poèmes numériques. 7. Nous sommes tous des zombies sympas). L'ouvrage a paru en 2019 chez Pierre-Guillaume de Roux.

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  • Transerelle

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    Dans le mot transerelle il y a le mot transe, mais c’est d’une ardente et pensive traversée qu’il s’agit plus que d’agitation fébrile à grand bruit. Ainsi l’eau de la nuit, le long de la pelouse se préparant au silence solitaire, juste bordée de froissements d’ailes, par delà les empierrements, et de lointains ploufs de plongeons assourdis de nettes rousses ou de foulques, reflète-t-elle, entre le bastion médiéval et l’arbre flottant, comme une portée de lignes d'une mélodie à la fois mouvante et émouvante dont émane par douces vagues une odeur de mer intérieure, et c’est une entrée messagère de passages...
     
    Image JLK: île de Mario.

  • Celles qui n'en font pas un plat

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    Celui qui reproche à sa bru de manquer de sens politique / Celle qui reproche à son beau-père de manquer d’humour matinal / Ceux qui font ça entre eux et même en famille / Celles qui en ayant vu d’autre n’y voient pas plus de mal que ça / Celui qui était dogmatique à 22 ans et en sourit à 122 ans / Celle qui n’a jamais invoqué mai 68 pour en imposer à ses nouveaux catéchumènes / Ceux qui ont fondé l’Amicale surréaliste des Libres Associations / Celles qui ont intégré la tolérance du pulsionnel dans leur pack d’estimation à vue de nez / Celui qui reproche à son mari d’être aussi vétilleux que leurs belles-mères réciproques / Celle qui fouine dans le profil Facebook de la surfeuse sexy très recherchée des followers scandinaves / Ceux qui ont tellement d’amis qu’ils n’y pensent même plus / Celles qui voyagent par procuration sur Instagram avec des échappée via Google Earth / Celui qui ne comprend pas que Graziella ne se solidarise pas avec les Ouïghours / Celle qui estime qu’il y a trop de Suédois en Thaïlande / Ceux qui descendent en Espagne retrouver leurs potes montés du Portugal / Celles qui comparent l’Europe à un vaste camping jamais en manque d’eau potable / Celui qui monte sa tente en deux minutes comme c’est annoncé dans la pub et ensuite n’arrive pas à dormir à cause de l’infidélité de Monique / Celle qui affirme que tout est relatif même Dieu si t’y réfléchis / Ceux qui ayant vu le Paradis en rêve se disent au réveil que vivre avec Pamela est grave plus cool / Ceux qui ne croivent qu’à ce qu’ils voivent / Celles qui ont des ressorts de bonté qui ne grincent (presque) jamais, etc.
     
    Gouache JLK: variations sur la grâce, etc.

  • Sweet Memories

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    Pour Sophie et Florent, avec une dernière pensée à la mémoire de Lawrence Ferlinghetti (1919-2021)

    L’avant-veille au soir j’avais écrit, sur les hauts de Nobhill où nous créchions dans une chambre kitsch à l’enseigne de l’Hôtel de France, cette espèce de balade bluesy que j’avais intitulée Young memories en m’efforçant de la dégager de tout marshmallow nostalgique; la lumière était à l’embellie de printemps et nous revenions, avec Lady L., d’une longue virée circulaire sur les eaux et par les rues, le matin jusque vers Sausalito dont le nom m’évoquait tout un folklore peace & love, à la proue d’un ferry flottant qui avait viré par-delà le pont suspendu, sous les méplats herbeux à casernes orangées du Presidio d’où étaient partis les appelés du Vietnam, et ensuite dans le fracas oscillant du tramway remontant jusqu’au quartier gay de Castro où des ados de soixante ans se bécotaient encore dans leurs barbes; et l’après-midi s’était éternisé dans le dédale étagé de la librairie City Lights à l’aura plus-mythique-tu-meurs dont le programme survivant annonçait la venue en lecture du poète juif new yorkais David Shapiro qui venait de publier en ce lieu même In memory of an Angel - et pourquoi n’y aurait-il point aujourd’hui encore d’anges à Frisco ? m’étais-je demandé dans notre Chevy de location faisant route le lendemain vers Monterey et Big Sur, autres légendes et loin des parades clinquantes d’Atlantic City et de son Ubu à prénom de canard de cartoon ?

    Ensuite la poésie rock and blues de nos jeunes années, relancée par quelques vers du centenaire Lawrence Ferlinghetti régnant toujours sur son arche de City Lights sauvée de tous les déluges, m’était revenue par bribes :
    Poets, come out of your closets,
    Open your windows, open your doors,
    You have been holed –up too long
    In your closed words,
    la poésie de toutes les déroutes nous avait escortés sous les arbres en voûte des hauts de Carmel, je nous chantonnais d’autres vers du vieux veilleur qui me ramenaient de vertes images des nouvelles de Brautigan ou des litanies de Bob Dylan,
    The world is a beautifil place to be born into
    if you don’t mind happiness
    not always being
    so very much fun
    if you don’t mind a touch of hell
    now ant then
    just when everything is fine
    because even in heaven
    They don’t sing
    all the time -
    nous montions droit au ciel vers les collines pelées au vert olive me rappelant les crêtes siennoises du côté d’Asciano, et bientôt ce serait la redescente vers les plaines vivrières à Latinos trimant dur dans les champs de tomates et d’asperges, vers San Luis Obispo, et partout s’égrenaient les noms de la conquista et les murs chaulés de blanc pur, les clochers des petites missions catholiques et apostoliques de la côte Ouest où les surfeurs plantaient leurs camps volants sous le soleil recommençant de chauffer à blanc; et maintenant, vautré sur un canapé chamarré d’un salon-bar aux ornements psychédéliques jouxtant la salle de concert de la House of blues de San Diego, j’entendais les paroles reprises par cœur par les kids des kids du temps de Woodstock: Mother do you think they’ll drop the bomb?

    Et tu croyais que t’allais, Little Boy , échapper à la tombe ? murmurais-je dans mon sofa défoncé, à lire sur mon smartphone la bio complète du Good Will, mon vieux barde de bonne volonté qui me rappelait que l’Ariel androgyne des Doors avait viré Falstaff avec les années, et tout a côté les kids des anciens kids de l’été 69 reprenaient en douce chorale les paroles répétées par cœur du to be or not to be des générations nouvelles – et pourquoi pas à la mémoire de cette gueule d’ange-là du nom de Jim Morrison ?

    °°°

    Je me serais attardé des heures, je serais resté des jours dans le dédale de City Lights, me disais-je en lisant, sur mon smartphone, la bio de Shakespeare signée Stephen Greenblatt, tandis que roulaient, tout à côté, les vagues du Tribute to Pink Floyd que déployait je ne sais quel groupe descendu de Los Angeles dont aucun membre n’avait l’âge d’avoir entendu les Doors à Woodstock à l’été 69, mais à l’instant je me sentais sans âge, à la fois proche et très loin des eaux diluées de ce rock planant d’où surgissait parfois, de loin en loin, telle ou telle mélodie qui me faisait me lever et rejoindre la compagnie - j’étais là n’y étais pas: plus je lisais Will le magnifique et plus j’abondais dans le sens de Greenblatt qui s’opposait, vertement et pièces en mains, à la version d’un Shakespeare grand lettré sans rapport avec le théâtreux jugé miteux de Stratford, je venais de me « faire » les 37 pièces enregistrées par la BBC et je sentais, je savais qu’un Shakepeare de cabinet, un Shakespeare de cour et de bibliothèque, un Shakespeare qui n’avait pas riboté et cahoté avec une troupe de cabots ne pouvait avoir fagoté ces personnages, et les reines et les rois, les gueux et les mégères et la nature surnaturelle, sans les avoir ingérés par osmose combien charnelle, et me revenaient une fois encore les mots du beatnik chenu,
    Poets, come out of your closets,
    Open your windows, open your doors,
    You have been holed –up too long
    In your closed word,
    et dans la foulée m’a ressaisi le souvenir de cet autre barde que fut Allen Ginsberg, tel jour de telle autre année, à Paris, nanti de son minuscule harmonium portatif et psalmodiant, de concert avec son compère Phil Glass, devant une foule à la fois médusée et ravie… et du coup je me rappelle que la première vision poétique est venue au beatnik Allen par cet autre barde, autre William de surcroît, que fut l’incommensurable Blake, et voici que d’un souvenir l’autre me revient que le poème Howl de Ginsberg fut primitivement édité par City Lights Books, tout de même qu’En mémoire d’un ange de David Shapiro, en anglais dans le texte, dont les douces ballades bercent la douleur de ce bas monde, et l’autre ange portier, Jim l’enivré, de murmurer en écho :
    Pardonne-moi mon père car je sais ce que je fais :
    je veux entendre le dernier poème du dernier Poète…
    Je ne sais, pour ma part, ce que disent les poèmes, mais je sais qu’eux le savent les yeux fermés.

    Et je sais que le dernier poète n’est jamais celui qu’on croit, me disais-je en nous revoyant, avec Lady L. , dans la lumière poudroyant de lyrique poussière de la librairie City Lights, et je me foutais bien que Shakespeare ne fût pas celui qu’on croyait mais un autre, comme le vieil Homère aux doigts de rose était un autre encore, me répétais-je sur le divan crevé du salon-bar de la House of Blues de San Diego où j’éclusais une énième bière dorée avec le trentenaire adoré de notre fille en fleur aînée, et les jeunes rockers endossant les vieilles peaux de Waters & Gilmour s’en donnaient à cœur joie de relancer comme pour la première fois ce qui avait été vécu et revécu, comme je relisais L’Iliade ou Le Roi Lear lus relus et relus des millions de fois par les kids de tous les âges émus ou pas, et de là-bas, de la scène enfumée de lumières me parvenait la chère rengaine me rappelant je ne sais quels vers de je ne sais quel dernier poète :

    Remember when you were young,
    you shone like the sun
    Shine on you crazy diamond,

    et les yeux fermée je me laissais bercer et me remémorais tant d’autres poèmes de derniers poètes étoilant leurs lumières sur les villes des librairies de partout, du Palimugre à Cracovie, ou de Séville à City Lights, et tel soir, par delà les années, tel kid ou sa girlie peut-être, me disais-je enfin, retrouveraient dans mes papiers cette espèce de ballade bluesy qui m’était venue cette année-là sur les hauts de Nobhill et que j’avais intitulée Young Memories :

    Nous avions vingt ans d'âge
    et le vent jeune aussi,
    la nuit au sommet de l'île
    nous décoiffait et sculptait nos visages
    de demi- dieux que partageait
    l'amoureuse hésitation,
    sans poids ni liens que nos
    ombres dansantes
    enivrées au vin de Samos,
    les dauphins surgis de l'eau claire,
    nos impatiences enlacées,
    un consul ivre sous le volcan
    et le feu du ciel par delà le dix-septième parallèle...

    Et partout, et déjà,
    défiant toute innocence,
    les damnés de la terre
    plus que jamais déniés;
    et si vaine la nostalgie
    de nos vingt ans,
    en l'insolente injonction de nos rebellions.

    C'était hier et c'est demain,
    et nos vieilles mains sur le sable
    retracent en tremblant les mots
    qui se prononcent les yeux fermés
    au secret des clairières.

     

    (À La Désirade, ce 28 août 2019)

     

    Ce texte a paru dans la revue Instinct Nomade, disponible en librairie et sur commande.

     

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  • À grand film, grand livre et demi

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    On le sait depuis quelque temps, et cela se vérifie d'un clic sur Netflix: que Le Pouvoir du chien (The Power of the dog), le nouveau film de Jane Campion, avoisine le chef-d'oeuvre avec un mise en scène et une interprétation, des images et une bande- son d'une intensité dramatique et d'une beauté extrêmes . Ce qu'on sait moins, c'est que cette merveille de sensibilité, d'intelligence psychologique et de puissance expressive est la transposition, à la fois fidèle et très elliptique, d'un extraordiaire roman de Thomas Savage, dans lequel les éléments du drame sont évidemment beaucoup plus développés, les personnages plus étoffés et l'arrière-plan historique et social plus explicite aussi. René Girard eût été saisi par cette illustration du mimétisme amoureux à double triangulation lancinante. Chapeau les cow-boys, et révérence à dame Rose...
     
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  • L’âme sœur

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    Le chef-d’œuvre « japonais » de Fredi M. Murer. (Re)déclaré plus grand film de l'histoire du cinéma helvétique par l'Académie du film suisse. À revoir et revoir sans doute.

    L’Ame sœur de Fredi M. Murer, disponible sur DVD, a été dit « le meilleur film de l’histoire du cinéma suisse », ce qui est fort possible même si son confinement dans le « cinéma suisse » me semble, pour ma part, insuffisant. Je le placerais plus volontiers, quant à moi, au nombre des chefs-d’œuvre du 7e art de l’après-guerre, toutes catégories confondues, et je me disais l’autre soir, en le revoyant, que c’était une sorte de film japonais que cet ouvrage enté sur un thème – l’inceste - de la tragédie grecque, et traité avec une radicalité absolue, du point de vue de la forme, image et verbe fondus en pure unité.
    Or rencontrant Fredi M. Murer la semaine dernière dans son antre zurichois  de la mythique Spiegelgasse, pour évoquer Vitus, son nouveau film, et lui parlant de cet aspect « japonais » de Höhenfeuer (titre original de L’âme sœur), le réalisateur m’a répondu en riant que son film avait bel et bien été perçu comme tel au Japon même, où il a rencontré un succès considérable, avant d’évoquer sa parenté avec La légende de Narayama d’Imamura…
    L’âme sœur est un grand film d’amour tragique, liant un adolescent muet et sa sœur aînée dans une famille de paysans de montagne vivant entre traditions archaïques et modernité perlée. Rien de pittoresque dans les Alpes de Murer, qui a interdit toute figuration style carte postale à son chef op’ Pio Corradi, et rien de régionaliste dans cette famille d’Helvètes alors même qu’ils s’expriment en dialecte uranais à couper au couteau. La fatalité illustrée – la pauvreté et l’endogamie – n’y a rien de dogmatique ou de littéraire non plus, mais s’incarne littéralement à la fois dans la nature sauvage et le naturel des protagonistes, dont le plus jeune reste proche des grands fonds et va retrouver à un moment donné les rituels d’une sorte de chamanisme des hautes terres.
    A cela s’ajoute un trait omniprésent dans le cinéma de Murer, à part la patte d’un grand peintre sur pellicule : une immense tendresse qui enveloppe tous les personnages, sans exception, portée jusqu’au sublime dans les dernières scènes du film où le garçon devenu père incestueux, qui a retourné l’arme de son padre padrone furieux contre celui-ci, ensevelit ses parents (la mère a été foudroyée par la mort de son conjoint) dans la neige de cet outrepart utopique d’un rêve éveillé où il est le seul à ignorer que la vie ne sera jamais possible…

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    Fredi M. Murer. L’âme sœur. DVD Impuls. En Bonus, interview du réalisateur. 
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    Extrait du Storyboard de Fredi M.Murer

  • Ceux qui restent bienveillants

     
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    Celui qui a des peluches de réserve à offrir aux méprisants / Celle qui sourit à l’injure matinale que lui crache sur le palier sa voisine cheffe de projet / Ceux qui «revisitent» les Béatitudes de Notre Seigneur / Celui qui a un cœur de biche malgré ses bracelets de force et son goût pour le Hard Métal / Celle qui gagne à être connue selon la Bible / Ceux qui ouvrent des magasins de douceurs dans les pays émergents encore marqués par la rude influence des intègres autoproclamés Seuls Justes / Celui qui donne sa langue au chat qui préférerait un doigt de porto / Celle qui peint une girafe polyphonique sur le mur du son / Ceux qu’on dit gentils faute de voir que ce sont aussi de bons goyims / Celui qui se dit open minded en dépit de sa psychorigidité / Celle qui est bien plus bonne qu’elle ne le croit elle-même / Ceux qui sont aimables et même tendres par pure paresse vu que l’agressivité fatigue, etc.

  • Les Tours d'illusion

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    À la Casa Azzura, en mai 2021.
     
    TROIS GRÂCES
     
    L’Opération fut plus qu’un succès : une performance à vrai dire exceptionnelle, limite héroïque, témoignera plus tard l’un des jeunes spécialistes qui ont eu le privilège d’y assister, soit huit heures au bloc, un pic de stress quand le Dr Spass a cru perdre la patiente - le cœur allant voir ailleurs pendant une ou deux minutes -, et la Vie relayant la Science avec, sans doute, un coup de pouce angélique de la patiente elle-même du genre dure à cuire sous ses airs de vieille douceur - mais tu peux me raconter tout ce que tu veux, le Mécanicien, pensera Lady Light en écoutant le rapport ému du jeune médecin dont l’admiration professionnelle ne va pas sans compassion sincère, tu as des yeux qui conservent un peu d’innocence, mais à présent tu me laisses seule avec la Bête vu que c’est de ça qu’il va s’agir dans le temps que vous me laissez si généreusement, vous autres palliatifs du Miracle…
    Le Temps de l’Opération, pense-t-elle avant que Cécile se pointe, et Loyse plus tard comme elles en sont convenu : pas ensemble mais les trois avant tous les autres, sauf Lui cela va sans dire, sinon c’est par Whatsapp ou Messenger, mais pas question de skyper… un temps circulaire et sous contrôle, selon leur expression, où elle voit aussi le leurre devant la béance barrée du Temps compté qu’ils lui disent qui lui reste.
    Pourtant elle ne pense pas compte à rebours : elle contemple plutôt sa Chance, et c’est la première chose que Cécile lui entendra dire après le gros sanglot partagé des retrouvailles: qu’elle est vernie dans tout l’atroce du concret, qu’avec une tumeur mahousse en moins elle se sent plus légère, qu’à son réveil elle s’est sentie aussi petite et surprise qu’à ta naissance ma merveille Number One, et Cécile va se remettre à défaillir en se rappelant toutefois que cette autre opération de sa venue au monde a d’abord un peu déprimé sa Mum par sa non-participation directe à l’événement, et c’est maintenant le comique de tout ça qui lui apparaît dans l’énorme confusion des données, l’énorme colère mêlée à l’énorme désarroi de la première annonce et, passée la nuit de folle angoisse qu’ils ont passée loin d’elle, l’énormité de cette Chance en effet qu’il y aura d’avoir plein de lendemains à se partager des recettes de menus simples, et plein de nouveaux souvenirs à se fabriquer avec les jours qu’ils vont vivre, mais ce qui s’appelle vivre, dans les multiples temps qu’ils vont passer ensemble, à commencer par le Temps du fil qui les verra jouer des aiguilles selon les règles ascétiques de l’Evangile du Tricot.
    Quoique plutôt patchwork, Cécile compte bien collaborer à toutes les activités douces ou propices aux mélodies méditatives que Lady Light se propose d’enchaîner non pour tuer le temps mais pour s’en jouer, comme si faire, au sens fort de la poésie, changeait de nature dans la patience limitée du Temps compté.
    L’on fera donc de la couture et de la permaculture, à d’autres moments l’on fera force puzzle et force mots fléchés. Leur projet de trek au Bhoutan a du plomb dans l’aile, mais elles vont « risquer le point jacquard », ont-elle déclaré avec défi avant de rire de ce projet «typiquement féminin» correspondant à leur détermination malicieuse d’ «assumer» en ne pensant sérieusement qu’à leur plaisir savamment maillé, et Loyse ne se fera pas faute de rejoindre le trio après avoir énormément pleuré seule dans son coin, à l’insu de Cooper et de leurs little boys.
    Le Romancier croit savoir que les amitiés féminines intenses et sincères sont rares, peut-être par méconnaissance ou préjugé, ou alors cela se passe dans certains romans, et lui-même aurait pu jouer de ce thème dans une fiction, mais ce dont il s’agit ici se passe sous ses yeux et depuis des années déjà entre ces trois complices dont la folle injustice de la vie a resserré plus que jamais les liens.
    Loyse est moins tricot que puzzles, balades en plein air et lectures de romans noirs, comme souvent les sentimentales, mais ce sera surtout dans les échanges liés à la vie courante sous tous ses aspects qu’elle et Lady Light communiqueront ces prochaines semaines, le plus souvent avec les enfants dans les pattes, après l’hosto, pour autant que la malade ne soit pas trop patraque.
    La conviction partagée, mais qui n’a jamais été trop verbalisée, que nous sommes confiés les uns aux autres, vaut à la fois pour Lady Light et ses deux filles, autant que pour les compagnons respectifs du trinôme et leurs enfants, tout cela formant une espèces de sphère affective à la plasticité singulière et aux multiples mouvements internes, dont la « mélodie » qui en émane, à quelques dissonances près – d’ailleurs souhaitables – peut être tenue pour le liant de ce qu’on dira les musiques de la Casa Azzura…
     
    (Extrait du roman panoptique en chantier intitulé Les Tours d'illusion, pp.281-282.)
     
    Peinture: Aloyse.

  • Là-bas en enfance

     

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    Ce qu’on voit de loin se précise :

    plus l’enfance s’éloigne

    apparemment, comme en incises,

    plus les images se rejoignent…

     

    Les après-midi sans rien faire,

    et les dents qui font mal,

    les derniers souvenirs de guerre

    et le petit cheval…

     

    Le petit cheval harcelé

    par le valet Pedro -

    celui qu’on taxe d’étranger

    et qui se croit hidalgo…

     

    Les gens d’alors, en noir et blanc

    et les ruines, là-bas ;

    nous autres souvent en forêt,

    terriblement vivants…

     

    Le temps s’en va par les allées,

    tu le vois d’où tu es,

    qui te rejoint les yeux fermés

    dans sa limpidité…

  • Encore une journée divine !

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    En marchant sur le quai aux Fleurs avec Lady L. D'une série télé débile évoquant La vie de J.C., et de notre façon de "faire parler le ciel"... Flash back en octobre 2021...
     
    (Lectures du monde, 2021)
     
    DIMANCHE . – Lady L. peine un peu à marcher long ce matin, tout en gardant son port de reine sous sa couronne blond cendré. Le père Noël glisse dans sa nacelle au-dessus de nous, le long du câble qui vient d’être installé au-dessus de la statue de Fred Mercury, un culte survolant un autre, mais ce matin il fait si limpide, le lac est si clair, les gens ont l’air si détendu - sauf la Roumaine qui essaie de vendre l’une des roses de son bouquet défraîchi datant des invendus d’hier soir à la Migros - , tout me semble si parfait à part la maladie de ma bonne amie, mon genou droit qui lancine, mon souffle au cœur et le sort des jeunes Afghanes, que je ne suis pas d’humeur à critiquer quoi que ce soit même en me rappelant les humiliantes inepties vues hier soir à la télé romande où j’ai fini par regarder trois épisodes, plus imbéciles et insignifiants l’un que l’autre, de la série intitulée La vie de JC, d’une nullité qui reflète bien ce qu’est devenue le média en question, reflet lui-même d’une partie de la société suisse dont la seule vraie religion est celle du wellness et de la conformité matérialiste.
    Critiquer cela ? Se formaliser du fait qu’on dépense des sommes pour faire naviguer un Santa Claus de supermarché dans notre ciel en cette matinée lustrale, se lancer dans une polémique au motif qu’on montre à la télé de l’irrespect au rabbi Iéshoua, comme si le péché de crétinerie pouvait entacher la pointe de son dernier orteil, et quoi encore ?
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    Ma bonne amie me disait, en marchant le long du quai aux Fleurs, qu’elle n’avait plus la moindre envie de se pointer dans aucune église, me racontant l’anecdote lamentable d’une pasteure s’adressant à ses paroissiens en les appelant « mes chers schtroumpfs», et je me rappelle le désarroi de mes gentils parents protestants sommés, au culte, par un jeune théologien New Age, de lui soumettre un thème de débat convivial qu’il se contenterait de coacher - dans l’église même des hauts de Lausanne où j’ai confirmé à seize ans, transformée en « espace Dieu » avec wi-fi et coin BD pour les kids, en attendant le jacuzzi king size…
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    Comme l’écrit virulemment le grand philosophe juif Albert Caraco, nous continuons de vivre en nous référant à un Absolu qui ne représente plus rien aujourd’hui en réalité, la réalité n’étant autre que le culte universel de l’Argent, nous manquons à l’Absolu de l’esprit qui nous ferait convenir de la relativité des choses établies depuis les temps de l’Ecclésiaste et même avant (!), dans la foulée de Nietzsche mais en plus cruellement radical, Caraco se voudrait l’éveilleur futur à la Voltaire en nous mettant en garde contre les mensonges des idéologies religieuses et politiques, mais ce qu’il écrit est si criant de vérité, si brutalement assené parfois, si magnifiquement clamé, comme d’un prophète inspiré, mais dans une langue si merveilleusement anachronique (on dirait un polémiste du XVIIIe siècle) qu’elle sera inintelligible à 99% des followers de réseaux sociaux et autres locuteurs de la meute actuelle…
    Il y a près de 60 ans que je m’intéresse à ce qui fait « parler le ciel », selon l’expression de Peter Sloterdijk, « mon » penseur actuel de prédilection, avec René Girard, dont le dernier livre traite de « théopoésie », par delà toute théologie.
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    De quoi s’agit-il ? D’une façon de «poétiser» le phénomène religieux ? Absolument pas. Bien plutôt, de rapporter l’esprit religieux à ses sources de perception et d’expression, à ce qui a suscité le premier cri, la première angoisse, le premier pourquoi, etc.
    À quoi rime le premier chant ? Et comment les dieux, apparaissant dans le vocabulaire de Sapiens, ont-ils évolué jusqu’à s’exprimer comme les individus de notre singulière espèce ?
    Réduire la religion à un «opium du peuple» (pensée démarquée de Marx et d’ailleurs à faux) est aussi discutable que faire de l’athéologie un progrès, sauf à consommer les gélules de l’apothicaire Michel Onfray qui a réponse à tout, à l’instar des curés plus ou moins sympas. De la même façon s’offusquer des caricatures les plus vulgaires, dans les journaux ou à la télé, procède d’un discours qui n’en finit pas de se mordre la queue, etc.
    L’important est ailleurs, et peut-être est-cela « le religieux » ? Je lisais hier soir les pages des Dictées de Georges Simenon, relatives au suicide de sa fille Marie-Jo. Et je pensais à la mort de mon meilleur ami, un dimanche d’août de gloire solaire en montagne. Et je pense à l’instant, en me rappelant la réflexion de mon vieil ami Joseph Czapski revenu du bout de la nuit totalitaire, selon laquelle l’histoire du Christ se réduirait pour lui à l’histoire de la bonté, incluant toutes les confessions, à ce que nous vivons ces jours, et je vois le sourire de Lady L. , ce matin, luttant contre la mort sous sa couronne de vivante…

  • Une grande génération

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    Entretien avec Henri Godard

    La première moitié du XXe siècle fut une période faste de la littérature française contemporaine, et notamment dans le domaine du roman. Avant la mise en coupe critique de celui-ci par le Nouveau Roman, et en réaction contre le classicisme « psychologique » d'un Proust, une série d'écrivains d'inégal génie mais qui ont pour point commun d'avoir été marqués par la guerre de 14-18 et de bousculer l'humanisme bourgeois, constituent ce que le professeur et critique Henri Godard, connaisseur éminent des œuvres de Céline, Giono et Queneau (dont il a établi les éditions respectives à La Pléiade), entre autres, appelle « une grande génération ».

    — Selon quels critères avez-vous rassemblé ces écrivains ?

    — Mon choix, qui n'est pas exhaustif, correspond initialement à des passions de jeunesse auxquelles je suis revenu dans mes travaux. Très différents les uns des autres, ces auteurs que j'ai « élus » ont en commun, par leur tranche d'âge, d'avoir été marqués par la guerre de 14-18, soit au titre de combattants, soit pour en avoir ressenti les effets au temps de leur adolescence. Céline est blessé au front, mais Louis Guilloux, lycéen à Saint-Brieuc, y découvrira les blessés et les mutilés dans un hôpital installé en Bretagne. A côté du traumatisme lié à la guerre, il y a une prise de conscience de l'Histoire nouvelle par rapport à la génération de Gide ou Valéry. Cette prise de conscience, face à la perte de tout repère, va de pair avec un sentiment existentiel très fort et un questionnement sur le sens de la vie. Cela marquera, je crois, le roman français pendant vingt ou trente ans. Ces écrivains ont été confrontés à des choix décisifs, dont les extrêmes se partageaient entre communisme et fascisme. Ils avaient l'épée dans les reins. En outre, ils ont également pour point commun de travailler le langage au corps et d'être des stylistes vigoureux. C'est pourquoi j'aborde également Louis Guilloux, Jean Malaquais pour ses Javanais ou Claude Simon, qui viendra bien plus tard ...

    — Mais alors, pourquoi l'impasse sur Aragon, et pourquoi Queneau ?

    — Aragon pourrait naturellement figurer dans cette « grande génération ». Son absence n'est qu'une question de circonstances, car je lui consacre une étude à part dans un autre livre que je prépare sur le roman critique au XXe siècle. Quant à Queneau, dont l'image courante est d'un amuseur qui joue avec le langage et les concepts, je l'ai intégré à cause de ses premiers romans qui traitent bel et bien de thèmes à caractère existentiel. Dans Le chiendent, son premier roman, une serveuse de café en milieu ultra-populaire, qui meurt inopinément le jour de ses noces, se demande ainsi, finalement, ce qu'elle aurait « foutu ici-bas » ...

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    — Qu'est-ce qui vous a fait « élire » Céline ?

    — Je l'ai découvert après Malraux et Giono, en 1957, avec D'un château l'autre. Comme beaucoup, j'ai été saisi par son génie verbal, à une époque où il était exclu de parler de lui à l'Université. Sa formidable découverte a été d'inventer une écriture qui mime l'oral dans ce qu'il a de plus profond, avec sa fameuse ponctuation, au fil d'une déconstruction de la phrase qui est aussi une déconstruction de la logique et une nouvelle musique. Il ouvre des vannes extraordinaires. Or, ce qui fait le scandale permanent de Céline, c'est évidemment la collision d'une position raciste insoutenable, dans ses pamphlets, et sa grandeur évidente d'écrivain.

    — Comment expliquez-vous que, dans les romans, la part du racisme et de l'antisémitisme de Céline soit quasiment nulle ?

    — Deux remarques m'ont frappé à ce propos: la première de Sartre qui dit qu ' « on n'imagine pas un grand roman antisémite », et l'autre de Kundera qui a développé, dans L'art du roman, l'idée d'une « sagesse du roman ». Céline polémiste tend naturellement à la simplification grossière, tandis que, dans une position de romancier, il recourt à la nuance, contre tout stéréotype. Dans Mort à crédit, on voit ainsi le père, antisémite et antimaçon, tourné en bourrique, et les mêmes phénomènes s'observent dans Guignol's band.

    — Et Giono ? Pourquoi l'appelez-vous « passeur »?

    — Je l'appelle passeur parce que beaucoup de ces écrivains, après la guerre, ont délaissé le roman pour se replier dans une espèce d'auto-fiction. Giono est celui qui a maintenu, pendant toute la période du Nouveau Roman, en lequel il voyait une impasse, le code « naïf » de la fiction, avec l'émerveillement du conte, de l'histoire et des personnages.

    — Et Sartre là-dedans ?

    — Je l'ai joint de manière un peu forcée, mais La nausée procède bel et bien de ce courant existentiel, même si l'auteur tend à « philosophiser » le roman sur la fin ...

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    — Vous parlez d'une « grande génération ». Est-ce à dire que cette période soit particulièrement féconde.


    — Je le crois. Si l'on envisage même une longue durée, il me semble que cette tranche de la littérature française est réellement fastueuse.

    — Est-ce à dire que nous pataugions actuellement en eaux basses ?

    — Je ne tiens pas à m'étendre sur ce sujet (rires), mais oui, tout de même, je le crois. Je ne vais pas me faire que des amis en le disant, mais c'est pourtant ce que je pense ...

    Henri Godard. Une grande génération. Gallimard, 457 pp.

  • Par d'autres sentiers

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    Je te pleurerai tous les jours
    dit je ne sais quelle voix ;
    est-ce la sienne ou la mienne ?
    Nos larmes au secours,
    dans la nuit de claire obsidienne,
    ne le distinguent pas...
     
    Tu t’en es allé, me dit-elle
    ou peut-être est-ce moi
    qui me parle à travers elle
    qui m’écoute tout bas…
     
    Ils se parlent ainsi dans la nuit,
    et par le gris qui va
    ils se retouvent dans la vie –
    cette autre vie là-bas…
     
    (A la Maison bleue, ce 19 XII 2021)
    Peinture: JLK, soleil d'hiver.

  • Exorcisant le poids du monde, deux livres en relancent le chant

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    276059646_10228652231397563_1799788708717243381_n-1.jpgUn contemplatif poète et un saint militaire ont inspiré deux écrivains: Gérard Vincent dans Mort d’un chartreux, compose le journal d’un moine dont la tumeur au cerveau ne lui laisse que quelques mois à vivre ; et Bona Mangangu, dans Saint Maurice Porteur de foi, ressuscite le soldat nubien Maurice, canonisé après son martyre valaisan…
    «Pour le faire simple », comme on dit aujourd’hui, admettons qu’il y ait, ombre et lumière, le poids du monde d’un côté, et de l’autre le chant du monde. D’un côté le monde et ses guerres, de l’autre les anges que nous sommes – parfois, ou par moments, par éclats…
    Tout récemment, le poids du monde, sur fond de guerre, m’a paru s’incarner dans la figure d’un prétendu saint homme très barbu et très tiaré, en la personne du patriarche Cyrille, chef spirituel de Moscovie qui, dans une homélie, défendait l’invasion de l’Ukraine après avoir stigmatisé l’Occident dépravé annonciateur d’Apocalypse avec son mariage pour tous et «toutes ses gay prides»…
    Or, connaissant déjà quelque peu le personnage, son passé d’agent du KGB et sa vie de pacha rutilant, ses accointances plus que louches et sa gloire mondaine, je n’en ai pas conclu pour autant à la pourriture de la «douce orthodoxie» qui, du peintre d’icônes Andrei Roublev ressuscité par le cinéaste Tarkovski, aux musiciens, aux peintres et aux écrivains russes ou ukrainiens - sans parler de la multitude des bonnes et braves gens qu’Alexandre Soljenitsyne appelait les « invisibles » - n’a pas cessé de célébrer, à travers les siècles le chant du monde sur fond de misère et d’injustice, de révoltes, de révolutions et de guerres. Cela rappelé pour introduire deux livres récemment parus qui incluent eux aussi le poids du monde et le chant du monde…
     
    Frère Pierre ou la liberté emmurée
    Se rappelant son entrée au monastère, à l’âge de vingt-quatre ans, après une suite de joies (bon établissement professionnel, amours juvéniles, possibilité d’un mariage heureux, etc.) et de tourments subits (dépression grave, jusqu’au bord de la folie), le chartreux Pierre Dambleteuse, dans sa cinquante-cinquième année, se rappelle que son entrée au monastère, après qu’il a reçu un «signe», en 1974, l’arrachant à ses tribulations comme par manière d’élection, lui est apparue comme une libération au moment même où il se retirait du «monde» selon Pascal.
    Rien de paradoxal en cela, pas plus en somme que la joie qui le porte en ces neuf mois, de septembre 2006 à juillet 2007, durant lesquels il tient son journal avec l’accord de son supérieur, autre paradoxe et même double, puisque ce journal est l’œuvre littéraire de Gérard Vincent et qu’en principe un moine ne se livre pas à ce genre d’épanchements «limite narcissiques». Mais frère Pierre va mourir bientôt et il le sait, la tumeur qu’on lui a décelée au cerveau est inguérissable, il refuse en outre l’hospitalisation et prend en somme sa redoutable épreuve comme un « don » de Dieu, même s’il souffre parfois comme un damné…
    La «joie» de notre moine relève-t-elle d’une fantasmagorie d’illuminé ? La question se pose pour ceux qui ont accompagné l’agonie d’un être cher, avec tout ce que cela peut avoir d’affreux «au quotidien», d’ailleurs frère Pierre se voit parfois lui-même comme un animal blessé et reclus dans la «tanière moite des jours», mais l’illumination, bien plus qu’un égarement mental, est à prendre ici au double sens qui renvoie, à la fois, aux fulgurances de Rimbaud (que le reclus a rencontré à ses dix-neuf ans, au point de vouloir devenir lui-même poète), et à une «folie» de nature mystique qui élève, et de multiples références (notamment à Angelus Silesius et au jésuite poète Gerard Manley Hopkins) sont là pour mieux « baliser» l’itinéraire de ce «fol en Christ» qui va jusqu’à écrire que « Jésus aujourd’hui n’a que faire du christianisme, du judaïsme, de l’islam et tutti quanti ». Et d’ajouter ceci de plus poétique que dogmatique : «Il est bien plus loin déjà ! Ce qui l’intéresse aujourd’hui, comme sur les chemins de Galilée ou de Judée, il y a deux mille ans, ce sont les hommes un par un, singuliers dans leur bouleversante nudité et dans leur désir profond de devenir des vivants en lumière et en chemin ».
    Ceci dit le chartreux ne fait pas que «citer», relayant les lectures et méditations de l’auteur lui-même très au fait des choses du «monde»: il vit bel et bien lui-même la poésie, il évoque la beauté du paysage de montagne alentour comme d’une grâce au bord du gouffre, un poème lui vient tandis qu’il travaille au jardin (« Louange à l’éros et bénédiction au vent / Si tu te glisses furtivement à l’intérieur d’un bruissement / Tu sauras que l’amour est un feu / Et le feu une amande»), il relève en passant ce qu’est selon lui un poème («la matérialisation dans les mots d’un instant vertical et de pure gratuité»), et c’est autour de ce noyau commun à tous les spirituels – où saint François d’Assise et Hölderlin voisinent avec les taoïstes ou Rimbaud, lequel, écrasé par le poids du monde, dit à sa sœur au moment d’être délivré de la puanteur des corps : «J’irai sous la terre et toi tu marcheras sous le soleil», après cet autre élan vers le ciel qu’on hésite à vrai dire à citer une fois de plus tant sa répétition tend à l’extase à bon marché : «Elle est retrouvée / Quoi ? l’éternité», etc.
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    La foi rabelaisienne de Bona le débonnaire
    Tandis que les «purs» invoquent Dieu sait quel Axe du Bien, quelle Tradition et quelles Vraies Valeurs au moment même où ils sèment la mort des innocents du haut du ciel et par les territoires à «reconquérir», une espèce de chrétien noir de peau au nom de Bona Mangangu, Congolais d’origine et citoyen du monde virtuel, à moitié artiste de son métier non moins qu’ écrivain de l’autre moitié, établi à Sheffield avec les siens et ne cessant de partager ses passions en 3D ou sur la Toile, nous entraîne, dans son dernier livre, à une virée un peu folle de Bavière buveuse aux quatre vents de l’espace et du Temps qu’il parcourt en tous sens en célébrant, surtout, le chant du monde, dans la foulée d’un personnage légendaire et jovialement réel par sa recomposition poétique: à savoir Maurice d’Agaune, natif de Thèbes (traduction grecque de la ville égyptienne d’Ouasset) et mort martyr en 287 au lieu dit aujourd’hui Saint-Maurice.
    Si les voies du Seigneur passent pour impénétrables, celles qui mènent le protagoniste de Maurice porteur de foi - double évident de l’auteur -, ne sont pas moins «improbables» en apparence, zigzaguant de l’Auberge munichoise des Quatre-Fleuves, dans le quartier plus ou moins bohème de Schwabing, à divers musées et autres églises riches en peintures anciennes, puis autour du monde sur les traces d’un avatar du légendaire Juif errant dont les traces se confondent finalement avec celles d’un centurion nubien, prénommé Maurice et refusant de participer à un massacre pour le moins contraire à l’esprit évangélique, surtout s’agissant de soldats coptes supposés trucider d’autres chrétiens au nom de la Rome impériale...
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    Du Congo de Tintin à l’Afrique de Grünewald…
    D’aucuns grincent les dents à la seule évocation de Tintin au Congo, l’épisode jugé (non sans raison) raciste des mésaventures du petit reporter d’Hergé flanqué de son chien Milou, et pourtant c’est bel et bien à cette incursion du personnage en Afrique noire, ou aux observations décentrées du Persan de Montesquieu, ou du Huron ingénu de Voltaire, que l’on pense en découvrant, avec le Narrateur oscillant entre fascination et répulsion, la brochette d’Européens «typiques», amateurs de boudin noir et de bière blonde, qui festoient en cette auberge bavaroise aussi triviale que symbolique, première étape d’un voyage tourbillonnant et baroque où l’auteur va s’en donner à cœur joie, se réclamant tantôt de Cendrars et tantôt de Rabelais, avec une faconde qui va de pair avec une pertinence critique englobant aussi bien les mœurs de notre temps que les représentation des peintres de jadis, entre pestes et agapes, noces ou crucifixions, multipliant en outre les liens entre les vivantes et les (sur)vivants de ce que Georges Haldas (qu’il pourrait citer, comme il cite Ludwig Hohl) appelait la «société des êtres», pour conclure sur de belles pages imprégnées d’amour et de mélancolie, citant en passant un fragment inspiré du Journal d’Amiel, daté de Berlin en 1848, et dont il dit que saint Maurice eût pu le cosigner : « Adorer, comprendre, recevoir, sentir, donner, agir : voilà ta loi, ton devoir, ton bonheur ton ciel », etc.
    Gérard Vincent. Mort d’un chartreux. Editions du Rocher, 139p. 2022.
    Bona Mangangu. Saint Maurice, porteur de foi. Takedio Editeur, 311p. 2022.

  • Au temps suspendu

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    (Pour Diogène le railleur)
     
    Quand le temps se fera plus court
    on le goûtera mieux:
    le matin avec le café,
    la journée au jardin,
    le soir dans la fumée des bars -
    on imaginera
    qu’on fume toujours
    comme au ciné, en ce temps -la
    où l’on fumait partout,
    même dans les avions,
    pour le plaisir surtout...
    La matinée s’attardera
    jusqu’à l’apéro de Midi
    à lire des histoires de bandits;
    ensuite on se régalera
    des ragots des journaux,
    puis le dessert viendra
    délicieux, entre deux chimios...
     
    Ce sera Byzance vraiment:
    le temps, comme en suspens,
    comme du sable lent
    semblera n’avoir plus de sens
    que de passer en douce,
    comme pour s’excuser
    de nous avoir tant fait rêver...
     
    Image JLK: sunset at Ocean Beach, San Diego.

  • Balzac notre contemporain

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    Pour tout dire (97)
     
    Pourquoi lire Balzac ? Réponse de Michel Butor: parce que c’est intéressant… Un entretien de 1998...
    Que peuvent bien avoir en commun Michel Butor et Balzac ? Cela sans doute au premier chef: d’être à la fois célèbres et méconnus, réduits à quelques formules. Pour Balzac: le «peintre de la société» dont l’analyse du rôle de l’argent ravit les marxistes, mais dont le style (dixit Sainte-Beuve) serait «détestable». Pour Butor: le «pape du Nouveau Roman», auteur de livres intelligents et donc «difficiles», apparemment à l’opposé du «réalisme» balzacien.
    Et voici que Michel Butor nous fait (re)découvrir Balzac avec une sorte de joviale familiarité, tandis qu’à travers sa lecture il nous apparaît lui-même comme un auteur plus conforme à la réalité de son œuvre «en progrès», c’est à savoir poète-encyclopédiste aux inépuisables curiosités et qui éclaire sans éblouir, qui explique sans assener, qui renoue patiemment les fils liant le détail à l’ensemble et la réalité de Balzac à la nôtre.
    Vous imaginiez Balzac dépassé ou Butor vous dépassant par son avant-gardisme ? Mais non: tous deux sont bel et bien nos contemporains, quoique «à l’écart».
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    A l’écart: tel est d’ailleurs le nom de la solide belle vieille maison de pierre et de bois des hauts d’Annemasse où l’écrivain nous a reçu pour cet entretien…
    – Pourriez-vous, Michel Butor, évoquer l’histoire de vos relations personnelles avec Balzac ?
    – Cela remonte très loin. J’ai dû lire les premiers textes en classe, et tout de suite des choses m’ont intéressé: Le Père Goriot, par exemple, m’a véritablement excité. Cela m’a donné l’envie de continuer la lecture. Evidemment, il m’a fallu beaucoup de temps pour lire La Comédie humaine en entier. J’ai dû commencer de lire Balzac à quinze ans. Il a bien fallu que j’en ai trente pour avoir tout lu. Or cette lecture complète a été très importante. Cela m’a fait comprendre vraiment les dimensions de l’œuvre. J’ai été frappé du fait que chaque livre éclairait les autres. Le monde de Balzac m’a été pendant longtemps assez mystérieux, et le reste à vrai dire. J’ai été un peu choqué par les simplifications abusives que je constatais de la part de professeurs ou de critiques littéraires, et même chez des spécialistes de Balzac très remarquables. Quand je me suis mis à faire des cours lorsque j’ai enseigné à l’université, j’ai été obligé relire les œuvres intensément et à plusieurs reprises. Cela m’a permis d’approcher de plus en plus cette œuvre et de m’y repérer de mieux en mieux. Cela étant j’avais commencé d’écrire sur Balzac bien avant puisque je lui ai consacré un texte, Balzac et la réalité, qui parut dans la NRF au début des années cinquante avant d’être repris dans Répertoire.
    – Vous est-il arrivé souvent de lire ainsi la totalité d’une œuvre ?
    – Chaque fois que j’ai eu à faire un cours sur un écrivain, je me suis efforcé d’en lire tout. Dans certains cas, c’est très difficile. Même en ce qui concerne Balzac, je n’ai pas vraiment tout lu, simplement pour des raisons de difficultés éditoriales. Contrairement à ce qu’on croit d’habitude, nous sommes très mal lotis, en France, en ce qui concerne nos grands écrivains. Il y a beaucoup de choses qui sont très mal éditées ou qui n’ont pas d’éditions récentes. La nouvelle édition de La Pléiade a d’immenses qualités, mais est loin d’être complète. Deux choses très importantes manquent notamment: la correspondance – en particulier la correspondance avec Madame Hanska – et les romans de jeunesse publiés sous pseudonymes et qui sont très intéressants. J’essaie toujours de comprendre pourquoi un écrivain ou un peintre a agi comme il l’a fait, comment il voyait les choses, quelles furent les nécessités qui se sont imposées à lui. Il est donc très important pour moi de ne pas manquer tel ou tel aspect de sa situation. C’est pourquoi même les œuvres qui sont considérées comme secondaires méritent attention, fussent-elles effectivement secondaires – les écrivains ne sont pas géniaux à tout coup.
    – Par rapport au cliché de Balzac dont vous parliez, comment voyez-vous alors «le vrai Balzac» ?
    – Ce qui me frappe toujours, c’est l’immensité et le détail de la construction et par conséquent son génie d’architecte. Il est très important de noter que chacun des romans n’est qu’un chapitre, et qu’on se trouve devant une construction monumentale dont un autre caractère, très important pour nous, est sa mobilité. On peut y entrer par toutes sortes de portes différentes. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des portes principales…
    – Vous suivez ainsi, pour votre part, un chemin qui se conforme au parcours fléché de Balzac…
    – Balzac a réorganisé son œuvre plusieurs fois. Or il est essentiel de remarquer ce qui reste constant à l’intérieur de ces réorganisations. La constante est la division ternaire en études sociales ou études de mœurs, études philosophiques, études analytiques, la dernière section restant très peu fournie. Mais il y a des œuvres qui sont passées d’une partie à l’autre. César Birotteau était d’abord dans les Etudes philosophiques, et La Recherche de l’absolu d’abord dans les Etudes de mœurs. Balzac a toujours engagé ses lecteurs à commencer par La Maison du chat-qui-pelote, ce qui est très curieux. La Peau de chagrin est l’anneau qui relie les Etudes de mœurs et les Etudes philosophiques. Et enfin, Seraphita a toujours été placée en conclusion des Etudes philosophiques. Ce classement ne s’est pas fait par hasard, et ses modifications sont intéressantes à étudier.
    – Votre propre travail a-t-il été marqué par la lecture de Balzac ?
    – Les lectures que je fais jouent un rôle très important pour ce que j’écris. Depuis longtemps, Balzac m’a nourri par ses idées et cette question de l’œuvre mobile qui m’a beaucoup travaillé. Et puis, dans le détail du texte, du style, du vocabulaire, j’y ai trouvé un enseignement énorme.
    – Comment dans les grandes largeurs de la littérature universelle, situeriez-vous aujourd’hui l’entreprise de Balzac ?
    – Balzac est un romantique, mais qui passe à autre chose. Dans les manuels de littérature, on parle de lui comme d’un réaliste, d’une façon un peu restrictive, tandis que j’ai tâché de montrer l’étroite relation qu’il y a entre les deux pôles. C’est volontairement que j’ai fait illustrer la couverture des trois livres par trois détails de Delacroix. Cela désigne bien ce feu qui court sous les pages, jusqu’à celles qu’il a voulues les plus détachées. En tant que romantique, il est lié à toutes sortes de spéculations philosophiques et politiques. Il subit une forte influence de la pensée de Swedenborg, et il est très proche de certains écrivains allemands, qu’il connaissait surtout par Madame de Staël, laquelle est elle-même un personnage essentiel de La Comédie humaine, notamment dans Louis Lambert. Dans le romantisme, il y a quelque chose de très important, c’est que les écrivains et les artistes considèrent qu’ils sont les véritables héritiers de l’ancienne noblesse. Les romantiques sont d’abord des royalistes, puis ils évoluent jusqu’à passer dans l’opposition. Hugo aura les moyens de s’exiler Baudelaire, lui, se «dépolitique» après le coup d’Etat du 2 décembre, alors qu’il était très «de gauche» auparavant. Balzac, lui s’est toujours considéré comme un réactionnaire, mais c’est un faux réactionnaire. Il est légitimiste du début à la fin, mais il est de plus en plus déçu. Il est pour le roi, mais pas pour celui qui règne, pour la noblesse mais contre ceux qu’il observe. La Révolution est une catastrophe, mais inévitable étant donné la dégradation de l’Ancien Régime.Il y a un moment où il faudrait revenir, qui est pour lui un phare dans le passé: c’est la Renaissance.
    » Il voudrait donc faire renaître la Renaissance, et toute son œuvre tend à cela. Mais il s’aperçoit que ça ne marche pas, malgré tout son génie et ses efforts. Ses derniers textes, dans L’Envers de l’histoire contemporaine, sont ainsi désenchantés. Il a donc une position très particulière. Il reste fidèle à l’Ancien Régime, mais sa critique de la politique et de la société de son temps est plus révolutionnaire que celle de la plupart des opposants déclarés.
    – Balzac est aussi, vous le montrez, une sorte de délégué de Dieu sur terre…
    – Typique aussi du romantisme ! Le génie, pour le romantique, est un représentant de l’Esprit qui anime l’Histoire. On peut y voir un messager de l’Esprit saint ou y trouver une interprétation hégélienne, mais le génie a beaucoup de relations avec le prophète. Chez Balzac, de surcroît, un des thèmes absolument essentiels est celui du génie méconnu. S’il n’avait pas été méconnu, Balzac aurait réussi à instaurer cette nouvelle Renaissance. Il considère qu’on ne le met du tout à sa place. Et c’est encore la vérité…
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    Comme une lecture du monde
    D’un bicentenaire l’autre, après la Révolution, l’an prochain: Balzac (né en 1799). Piquante liaison, s’agissant d’un réactionnaire affirmé, mais ça ne fait pas un pli: les publications vont déferler et le merchandising devrait occuper ses parts de marché entre célébrations officielles et flonflons médiatiques: nous aurons donc notre t-shirt Rastignac ou notre pépin cousine Bette. Ce qu’attendant, il nous reste à «relire» Balzac, et si possible La Comédie humaine.
    Tout un chacun est en effet convaincu d’avoir «déjà» lu Balzac, de La Maison du chat-qui-pelote au Père Goriot ou au Colonel Chabert (à cause du film). Mais qui peut affirmer qu’il a lu toute La Comédie humaine ? Et qui surtout en ressent, aujourd’hui, la nécessité ?
    Pour notre part, en tout cas, l’idée ne nous aurait pas effleuré si nous n’avions pas commencé de lire le premier des trois volumes des Improvisations sur Balzac de Michel Butor. Or entreprendre cette lecture aboutit forcément à retourner à la source, et s’ensuit alors un jeu de piste absolument passionnant, tonifié par le genre même adopté de la libre parole ne craignant pas le naturel, la digression ou la mise en rapport inattendue.
    Ces Improvisations constituent la reprise de trois cours donnés à Genève par Michel Butor entre 1980 et 1990, mais rien là-dedans de professoral ou de «brut». Ainsi qu’il s’en explique en postface, l’écrivain n’a utilisé qu’un tiers du volume de ses cours enregistrées, dûment réécrit, mais point trop. Si tout appareil critique en est absent, l’enjeu de ce triptyque n’en est pas moins très sérieux et perceptible dès les premières pages: il va s’agir ni plus ni moins que de mieux comprendre ce génie qui voulait lui-même tout élucider sur la scène de son théâtre.
    L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, intitulée Le Marchand et le génie, décrit et interprète, dans l’ordre voulu par Balzac (dont nous comprenons mieux ici l’enchaînement et la progression), l’ensemble de romans apparemment disparates regroupé sous le titre d’Etudes philosophiques, de La Peau de chagrin à Séraphita. Le deuxième volume, Paris à vol d’archange, est tout entier dévolu à la recomposition de la structure idéographique de la «nouvelle Rome» du XIXe siècle dans La Comédie humaine. Une Méphistovalse fait d’abord défiler une frise de figures symboliques, avant qu’on ne replonge dans certains romans des Etudes de mœurs. Paris y apparaît à la fois en tant que miroir du monde et que vaisseau en voie de naufrage symbolique, où le génie ne manquera pas là encore, bon scout, de proposer des palliatifs au Mal. De la même façon, les Scènes de la vie féminine auxquelles Michel Butor consacre le troisième volume de ses improvisations constituent-elles un autre élément révélateur de l’immense Mobile de la Comédie humaine, où chaque personnage convoqué (avec son histoire) signifie à la fois, comme chez Dante, un possible humain à double virtualité.
    Un chapitre introductif, sous le titre d’Etudes, donne l’orientation générale de cette lecture en la rapportant au plan «dantesque» de Balzac. Celui-ci, comme La Divine Comédie, obéit à la fois à une représentation globalisante du monde en perdition et au projet salvateur dont le génie est en somme le prophète et l’apôtre, sinon le messie. Laissant les Etudes de mœurs, massif central de l’œuvre fondant la vision de la réalité observée en ses six cercles (vie privée, vie de province, vie parisienne, vie politique, vie militaire, vie de campagne), Michel Butor aborde l’œuvre par une partie où Balzac, par delà les constats établis, en approfondit la signification morale et métaphysique et en libère l’invention «fictionnaire». La méditation de Balzac sur son propre génie et sa vocation trouvera de multiples illustrations et implications, de Jésus-Christ en Flandre à Louis Lambert, et ce qu’écrit Butor sur «le sacrifice fondateur», à propos d’El Verdugo, entre autres réflexions sur les résonances symboliques souvent négligées des romans, qu’il s’agisse des «résurrection manquées» déduites de la lecture de L’Elixir de longue vie, ou de la «folie du savoir» (Balzac interrogeant son double Louis Lambert) ou enfin de «l’espérance de Caïn», restitue l’extraordinaire potentiel d’idées et de formes, de vitalité et de spiritualité de La Comédie humaine.
    Michel Butor, Improvisations sur Balzac. I, Le Marchand et le génie; II, Paris à vol d’archange; III, Scènes de la vie féminine. Editions de la Différence, 1998.
    A conseiller aussi pour mémoire à ceux qui ne les auraient pas lues: les épatantes Improvisations sur Michel Butor de notre auteur qui, à l’opposé de la complaisance narcissique, expose les tenants et aboutissants de sa propre aventure.

  • Les Mouron vivent la filiation en fécond partage d’émotions

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    279580658_4924780137643864_8187298728085943452_n.jpgIllustrant un premier Dialogue entre l’Artiste (Didier) et l’écrivain Quentin), une magnifique exposition est à voir ces prochains jours à Giez (nord vaudois), qu’accompagne une publication exhaustive.

     

    L’arrière-pays vaudois du pied du Jura est ces jours de toute beauté, avec ses modulations de vert tendre et d’ocres roux, le jaune acide des champs de colza et , par delà les eaux pâles du lac, là-bas, et les méplats de l’autre rive remontant vers l’Est, la ligne  brisées des Préalpes qu’on aperçoit des fenêtres d’une grande ferme sise au cœur du village de Giez, sur les hauts du bourg lacustre de Grandson, en cet Espace DM conçu par Didier Mouron et son Isabelle, somptueux écrin pour une expo dont l’accrochage hyper-soigné raconte à lui seul une histoire. Il était une fois trois perfectionnistes…

    Sur les murs de pierre apparente, ainsi, et sur plusieurs niveaux reliés par un escalier de solide vieux bois, c’est une autre histoire encore, ou plusieurs histoires même, que fixent 32 tableaux-poèmes flanqués de poèmes-images.

    Même s’il a exposé à la Cité interdite (entre autres escales au Japon, en Californie, au Canada et même au Mont Pèlerin) et qu’il n’est pas inconnu en nos contrées, Didier Mouron (né en 1958 à Vevey) devrait être mieux reconnu, et particulièrement aujourd’hui où son art, strictement borné à l’usage du crayon mine, atteint une sorte de plénitude gracieuse, par delà sa parfaite technique et ses références naguère plus ou moins explicites, du côté  de Salvador Dali et des surréalistes, du réalisme magique ou du symbolisme « cosmique ».

    Ironiquement, c’est épuré de cette «littérature » que l’artiste, pourtant moins « littéraire » que son fils, rejoint Quentin dont la poésie, dès ses variations américaines de Lost accompagnant les formidables photographies de Claude Dussez (Favre, 2016)  tend elle aussi à l’épure sans s’assécher pour autant dans le minimalisme…

    Quand le cow-boy et l’Indien font ami-ami

    Le rêve d’avoir un père à admirer, coïncidant avec l’admiration d’un père laissant librement son fils s’épanouir, la confluence d’un même sang n’excluant pas le parcours en vaisseaux séparés, chacun son âge et sa tête, chacun sa conviction d’être le chef dans sa partie, ni le fils de la fable freudienne impatient de buter son paternel pour se faire Jocaste, ni le père jaloux de ce rival montant en grappe, l’amour des arbres chez le cow-boy Didier et la passion des livres chez l’Indien Quentin - tout cela pourrait faire une assez épique bio croisée sur fond de forêt québécoise et de rivages vaudois, alors que l’artiste et l’écrivain ne se livrent ici, dans ce Dialogue, que par des objets cristallisant leurs communes émotions.

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    Telle étant la poésie : une sublimation, ici par l’image évocatrice, là par le mot décanté au plus juste. Jocaste ? Isabelle, dédicataire du recueil, inspire Quentin avec Femme et mère, trois vers comme d’un haïku : Elle a l’élégance des séismes / infinis / Qui trembleront encore après la terre, et le tableau de Didier, à double figure féminine, comme en abyme, flanquée d’un arbrisseau fragile, ouvre une troisième dimension au poème, à moins que ce soit l’inverse… Père et fils, au naturel, se chamaillent volontiers. Quentin reproche à son vieux de ne rien comprendre à la politique. Didier trouve ce petit crevé bien cassant parfois, bien sûr de lui, même s’il reconnaît que son propre Ego d’artiste lui est vital (je suis le best dans ma partie, sinon rien) et concède donc au Poète le droit et peut-être le devoir de se prendre lui aussi pour Céline ou Proust, au moins. Bref le Dialogue est la meilleure façon de poursuivre la guerre des générations autrement, et ça donne 32 poèmes étincelants jouxtant 32 tableaux, ou l’inverse. Qui racontent, chacun à sa façon, la foule et la foudre sur un boulevard, les moments de l’amour, caresses et disparitions, l’aïeule qui s’en va et les voleuses de feu, la mort en famille et les travailleuses de l’amour, des rabelaisiens et des rabelaisiennes, de la musique au clair de lune et des amants qui dérivent, rien de banal ou de mièvre, les mots sculptés, le clair-obscur drapé ou du sfumato de brume rêveuse et, de loin en loin, arrêt sur image et merveilles : Le Parfum de l’absente, dont la douceur contraste avec le dessin comme « ressaisi », des évocations frisant l’aporie sensible comme dans L’infini de ta disparition, de plus humbles « minutes heureuses » ramenant Baudelaire au quotidien, de la mélancolie et du fruit, du barbare et de la bête, enfin quoi : 32 fois la vie et ce n’est pas fini - la Poésie survit…

     

    Didier et Quentin Mourom. Dialogue 1 (2021-2022). Préfacé par Bertrand R. Reich. Edition limitée.

    Exposition. Dès le 6 mai 2022 (vernissage à 18h), Giez, espace DM.

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    Rappel : Claude Dussez (photographies) et Quentin Mouron (poèmes), Lost, Favre 2016.

  • Les secrets de l’humanité

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    Sur Les Plaisirs de la littérature, de John Cowper Powys. 

    C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun débile de nos jours. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’un petit délassement d’amateur au sens esthète ou d'un agité hyperfestif mais relèvent de la plus haute extatique jouissance, à la fois charnelle, intellectuelle et  et spirituelle.
    On connaît déjà John Cowper Powys pour sa révélatrice Autobiographie, les romans tout empreints de sensualité tellurique et de magie visionnaire que représentent Les sables de la mer, Wolf Solent et la tétralogie des Enchantements de Glastonbury, ou encore ses essais diversement inspirés sur Le sens de la culture et L’Art du bonheur. Or le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.
    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité – quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.
    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la «substantifique moelle» de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de «germes» qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».
    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le Suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».
    Mais peu d’anarchistes sont aussi soucieux que Cowper Powys d’harmonie et d’équanimité. Si nous nous référons à la distinction faite par Léon Daudet entre écrivains incendiaires et sauveteurs, sans doute est-ce à la seconde catégorie qu’appartient nomedium_Powys4.jpgtre druide bienveillant. «Ce Celte tout de feu, de féerie et de magie est un bienfaiteur», écrit fort justement Gérard Joulié dont la traduction, soit dit en passant, respire la santé vigoureuse et l’élégance.
    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.
    A croire Powys, le pouvoir détonant de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.
    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».
    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.
    John Cowper Powys. Les plaisirs de la littérature. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Age d’Homme, 444p. Un dossier de la revue Granit a été consacré à Powys en 1973, constituant une bonne introduction à son œuvre.

  • L’hypertexte de Muños Molina tient de l’auberge espagnole…

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    Aspirant à composer «le grand poème du siècle», le romancier espagnol devient Un promeneur solitaire dans la foule, dont les errances fécondes recoupent celles de Frédéric Pajak et de Paul Nizon ou de Roland Jaccard, entre autres contemporains, avec des révérences aux grandes ombres d’Edgar Allan Poe et de Charles Baudelaire, du Juif errant Walter Benjamin ou d’Emily Dickinson l’ange puritain, et l’incitation générale à «écrire» ce livre particulier en le lisant…
     
    Chacune et chacun se rappelle, probablement, le moment plus ou moins vertigineux où, en tant qu’individu, elle ou il aura découvert tout à coup son unicité fondamentale par rapport à la multitude.
    Pour ma part cela m’est apparu la nuit, entre seize et vingt ans, dans le quartier de notre enfance où trois tours de seize étages venaient d’être construites au-dessus des bois dans lesquels nous avions joué, trois piliers monumentaux dont les centaines de petits écrans allumés constituaient autant de fenêtres donnant sur ces multiples vies empilées aux silhouettes et aux actes plus ou moins identifiables par le petit voyeur que j’étais là. Plus tard, l’idée d’un roman virtuel m’est venue à partir de cette mosaïque visuelle surgie des ténèbres, dont les personnages seraient évoqués à l’enseigne de ce simultanéisne mondialisé que nous connaissons aujourd’hui, où nous sommes informés de tout ce qui se passe en temps réel. Mais avant le composition de ce roman, un autre choc, de nature culturelle plus encore que personnelle, m’aura fait éprouver le sentiment-sensation d’être seul dans la masse humaine, un matin à Tokyo, dans le métro de la première heure, au milieu de centaines de Japonais à mallettes se rendant à leurs bureaux d’employés japonais à calculettes.
    Or c’est le même type d’expérience que me semble évoquer le dernier livre traduit en français du romancier espagnol Antonio Muños Molina (déjà primé par le Médicis étranger de 2020 et reparu ces jours en livre de poche), intitulé Un promeneur solitaire dans le foule et constituant une sorte d’inventaire socio-poétique de notre «profond aujourd’hui», selon l’expression de Blaise Cendrars.
     
    Profitez de l’Eté protégé par la Police
     
    Au même instant, ce mercredi soir d’été radieux à une terrasse de la Dolce Riviera (Suisse du sud-ouest) où j’avais amorcé la lecture de ce pavé de 500 pages acquis la veille, je repensais malgré moi au pauvre type en uniforme de la police locale qui, deux jours plus tôt, sur un quai de la gare de Morges, avait paniqué au point de massacrer, de trois balles, un autre pauvre mec dont le comportement bizarre (on dira qu’il, avait l’air de prier, et tout de suite on aura pensé « terroriste », puis on dira qu’il titubait entre les voies du train et le quai, on aura appelé la police, laquelle aura fait illico les « sommations d’usage » sans résultat probant), et je lisais, en gras et avec de solennelles majuscules, Tout ce qu’Il te Faut pour profiter de l’Été à l’amorce d’une séquence affirmant que « c’était l’été des robes courtes et légères comme des tuniques », j’avais siroté un premier Aperol en dépit de l’interdiction qui m’est faite ces temps de consommer de l’alcool pour cause de « souffle au cœur », je pensais au flic arrêté et aussitôt justifié à la radio par sa hiérarchie paniquant à son tour, je pensais à l’agonie du mec menotté dont le faciès de métis (comme on l’apprendra plus tard) avait sans doute inquiété les jeunes policiers affolés, je lisais dans mon livre «L’Espagne était le septième pays du monde à jeter le plus de nourriture à la poubelle», je pensais à ma bonne amie en guerre contre le cancer depuis avril et à laquelle sa troisième chimio avait fait perdre le goût des aliments, c’était une « soirée de rêve » devant le plus grand lac d’Europe et le plus beau du monde à nos yeux, et je lisais « Ne rate pas l’occasion que tu attendais. Laisse-toi séduire par nos promotions avant la fin de l’été », puis je lisais « Cet été, fais les meilleures photos avec ta perche à selfie», je revoyais les cheveux sales du premier suicidé que j’avais vu cinquante ans plus tôt au pied du pont Bessières en pleine ville de Lausanne, je revoyais le corps d’ivoire du désespéré repêché dans la Seine une nuit de printemps d’une autre année, à ma lecture du livre de Muños Molina s’ajoutait celle de ma propre vie et je me disais que chaque lectrice et chaque lecteur d’Un promeneur solitaire dans la foule, au fil des pages, pourrait composer son propre «roman» à sa guise, que ce soit en observant « cela simplement qui est » au présent, selon l’expression d’un autre nomade solitaire du nom de Charles-Albert Cingria, ou en scrutant le passé et ses innombrables «romans» dont l’un pourrait être signé Robert Walser et l’autre Marina Tsvetaeva, autres «personnes déplacées» à leur façon…
    Fou de littérature, et comptant lui-même au nombre des auteurs majeurs de la littérature espagnole actuelle, Antonio Muños Molina en même temps qu’il arpente « à l’horizontale » les rues de la ville-monde avec ses carnets et son smartphone, replonge en verticale diachronique à la rencontre des solitaires de naguère ou jadis, à commencer par Thomas de Quincey et Edgar Allan Poe les veilleurs ténébreux aux lisières du rêve et de la folie, dont la déesse secrète, comme celle de Baudelaire ou d’Emily Dickinson, avait pour nom Poésie. Dans leurs foulées, Walter Benjamin le juif allemand et Fernando Pessoa le Lisboète aux multiples hétéronymes feront converger les démarches de l’Andalou Antonio Muños Molina et du Franco-suisse Frédéric Pajak, qui se retrouvent également dans le labyrinthe de Joyce, auteur d’un «roman total» comme voudrait l’être Un promeneur solitaire dans la foule, etc.
     
    Une poésie en phase avec la ville-monde
     
    «J’appelle poésie l’ivresse et la plus grande concentration expressive de tout art», écrit Munos Molina, «toute présence ou image mémorable du monde réel. Ce dont elle se rapproche est l’emportement suprême de l’amour qui ne ferme pas les yeux. Il fait un bon vertigineux pour voyager dans l’inconnu. Il disparaît sans laisser de traces».
    Quand ensuite il parle de sa façon d’écrire sans cesse et partout sur ses carnets volants, il précise : «Quand j’écris au crayon je suis plus proche du silence que je recherche», et l’on comprend que ce silence contient le bruit du temps et toutes les voix, et cette pratique du «crayonné» lui fait dire que l’une des choses qu’il envie le plus est l’art du dessin, ce qui nous renvoie aux livres de Pajak combinant, de façon puissamment originale, le texte et le dessin en contrepoint.
    Frédéric Pajak incarne à sa façon le promeneur seul dans la foule, comme le poète Pavese qu’il a rencontré une nuit dans le dédale de Turin, ou le Bernois Paul Nizon exilé à Paris avec son imper et son chapeau d’écrivain à dégaine de détective «en marche vers l’écriture», en compagnie duquel, à l’instigation du Portugais d’origine (on n’en sort pas…) Amaury da Cunha, il dialogue à propos de tout ce qui l’intéresse autant que nous et vous, à savoir : son père mort jeune et le tien, les rêves de Nizon et les vôtre, la vie bonne ou vache, la littérature merveilleuse ou ses simulacres médiocres, Van Gogh et Dürrenmatt, la façon d’écrire de l’un ou pour l’autre de dessiner à la plume, et ce qui pourrait n’être qu’une conversation d’initiés s’ouvre à tous grâce au vin (rires) et au rire (encore un verre), et tout à coup l’homme seul devient une foule et ça bourdonne comme un essaim d’abeilles au fond du jardin ou de la rue Campagne-Première où finit À bout de souffle de Godard, etc.
    À un moment donné, Nizon se compare à Shakespeare. Il pense, le fringant nonagénaire, que son écriture est unique, et il a raison. C’est Virginia Woolf qui disait que la véritable aristocratie consiste à se savoir unique, motif de ne jalouser personne. Avec le même aplomb tranquille, Flannery O’Connor disait aimer ses livres comme ses enfants, ce qui n’empêche pas d’aimer les enfants des autres et d’admirer tel peintre ou tel écrivain sans l’envier, la réalité de se transformer en fiction et le plomb des jours en or du temps.
     
    Que la fiction est une réalité qui circule…
    Dans l’ensemble de textes brefs constituant son dernier opuscule paru, intitulé On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, Roland Jaccard raconte sa dernière conversation avec Sigmund Freud (1856-1939), qui lui annonce le déclin et la capilotade finale de la psychanalyse, vaincue (notamment en France) par les querelles de chapelles, et c’est sur le même ton enjoué et naturel qu’il évoque sa visite à Paul Nizon, lequel partage avec lui le goût des journaux personnels où chacun invente sa vie de la façon la moins «objective» qui soit, et l’on n’est pas étonné de relever au passage qu’un Elias Canetti est l’un des auteurs préférés de Nizon, qui figure lui aussi un promeneur solitaire dans la foule, dont les écrits ont traité de la « masse » avec pénétration, entre réalité et fictions de la pensée.
    Le dernier «roman» d’Antonio Munos Molina ne raconte pas une histoire: il en amorce mille, parfois très intimes (de belles évocations sensuelles et sensibles à la fois) sans qu’on sache si l’auteur est lui-même impliqué, souvent mêlées à l’actualité ou prenant la tangente comme cette mariée qui fuit et s’envole en hélico en pleine cérémonie, etc.
    À préciser enfin et pour la route : que ce «poème du siècle», virtuel et plus-que-réel en son hypertexte, est à la fois accessible à tout un chacun et nécessite cependant un certain effort de lecture créatif, en conformité parfaite avec ce que tout écrivain se prenant pour Shakespeare (!) est en droit d’attendre de sa lectrice et de son lecteur…
    Antonio Muños Molina, Un promeneur solitaire dans la foule. Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon. Seuil / roman, 520p. 2020. Réédité ces jours en Points Seuil.
     
    Amaury da Cunha, Pourquoi tu me regardes comme ça ? Conversation entre Paul Nizon et Frédéric Pajak. Editions Noir sur Blanc, 101p. 2021.
     
    Roland Jaccard. On ne se remet jamais d’une enfance heureuse. L’Aire, coll.Le Banquet, 175p, 2021

  • Le dernier Houellebecq, ou le nihilisme dépassé...

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    Comme il en a l’habitude, le romancier français vivant le plus intéressant essuie les pires critiques pour anéantir, son 22e ouvrage, le plus long mais aussi l’un des plus remarquables après Extension du domaine de la lutte, La Possibilité d’une île ou La Carte et le territoire. Pessimiste dans les grandes largeurs sociales et mondiales d’un avenir proche (2027), ce dernier roman développe, notamment, une réflexion parfois grave et parfois cinglante sur le vieillissement, le traitement institutionnel de la santé, la mise à l’écart des vieux «inutiles» et l’euthanasie, le mal-être privé et les tares de la «dissociété», mais aussi les issues de la tendresse et de l’amour…
    Au regard de surface, le look de Michel Houellebecq est sans doute le plus hideux de la galerie des portraits d’auteurs actuels de tous les sexes : figure de furet à vilaine peau, dégaine de beauf prenant successivement les poses d’un Camus recyclé avec son imper et sa clope, puis d’un Céline grimaçant de désabusement sinistre, plus récemment un poil plus policé mais guère, en tout cas rien d’avenant mais une «gueule», comme son nom sera une «marque». Cela pour l’apparence, le «shooting» médiatique et tout le tralala…
    Or il y aura bientôt trente ans qu’on aura découvert un autre Houellebecq en tournant la première page d’Extension du domaine de la lutte, son premier roman significatif, qui avait le mérite immédiat de décaper les apparences, précisément, en achoppant au langage du faux, à la nouvelle langue de bois sociale plutôt genre langue de coton où un balayeur est dit «technicien de surface», une prostituée «travailleuse du sexe», une morgue « espace funétique », et la «papatte» de l’écrivain immédiatement reconnaissable filait le regard suraigu d’un observateur de la société à l’objectivité clinique rappelant un peu l’œil «américain» ou «behaviouriste» d’un Jules Romains, le «style sans style» d’un Simenon attaché aux «mots-matière» plus qu’à tout ornement, ou encore l’absorption totalisante d’un Balzac à la fois sociologue et psychologue, reporter et poète, même si Houellebecq achoppait à une société toute différente et développait, loin des «littéraires», une technique d’observation d’ingénieur agronome étudiant des carottes de terrain et nourrissant des intérêts inédits et pointus pour l’économie ou les phénomènes sociaux les plus caractéristiques de l’époque (autour de la télé, du sexe, des névroses privées et des psychoses collectives, des mutations urbaines ou rurales), plus proche à cet égard d’un J.G. Ballard ou d’un Philip K. Dick que de ses pairs français – tout cela qu’on a découvert dans Le Particules élémentaires, Plateforme et la sidérante (et sidérale) Possibilité d’une île, plus tard avec les synthèses romanesques non moins impressionnantes de La Carte et le territoire, Soumission et Sérotonine.
    Dans la foulée des ces parutions, le succès aura fait du jeune auteur (né Michel Thomas en 1956) une star internationale et, avant les «influenceurs» de la galaxie numérique, un «intervenant» public permanent multipliant les textes et les apparitions médiatiques qui auront contribué à brouiller voire embrouiller son image, jusqu’à celle, récente, d’un anti-bobo bourgeoisement marié et flirtant plus ou moins avec la droite «identititaire» la plus dure.
    La confusion est telle qu’un commentateur parle d’anéantir comme d’un roman d’extrême-droite, par un raccourci rappelant les temps de la censure cléricale ou politique, ou le cher Henri Guillemin réduisant l’immense Balzac à un royaliste infréquentable.
    Michel Houellebecq «idéologiquement suspect» ? Et comment ! Ambigu ? Comme la plupart des grands écrivains, tels Aragon ou Céline, mais si l’on voyait plutôt ce qui échappe à l’idéologie dans anéantir ?
     
    Sous l’apparence de la politique et de sa jactance
    Selon notre confère David Caviglioli, consacrant trois pages pas entièrement malveillantes au roman dans L’Obs du 9 janvier, magazine préféré de la gauche caviar, anéantir serait le livre le plus «politique» de Michel Houellebecq, ce qui se tient en apparence vu que le roman traite, sur fond de campagne électorale fébrile, avant la présidentielle de 2027, des menées d’un «papable» de très haute volée en la personne du ministre de l’économie Bruno Juge (un clone approximatif de Bruno Lemaire), et de son conseiller et confident Paul Raison, tous deux parlant évidemment de leur job, travaillant à leurs dossiers et suivant attentivement l’évolution d’attaques terroristes internationales à caractère économique, entre autres.
    Comme toujours, Houellebecq s’est documenté sur la disposition des lieux où évoluent ces messieurs, ce qu’ils grignotent entre deux séances de travail ou comment, avec une consultante dynamique au langage de tueuse, puis avec une autre superpro de la gestion d’image, le ministre se fait coacher pour damer le pion à ses concurrents.
    Mais y a-t-il de la politique là-dedans ? Houellebecq défend-il une position en la matière, pour tel ou tel parti, telle ou telle mouvance ? Nullement: le vrai sujet du roman est ailleurs, dans le flux et le brouillard, les errements des protagonistes, leurs vie amoureuse et familiale, ou encore les rêves récurrents détaillées de Paul, autrement dit : le magma de la vie des gens, plus encore privée que publique - notre vie à tous.
     
    Un homme sans qualités au début du XXIe siècle
    Au tournant de la cinquantaine, l’énarque Paul Raison, fils du «babyboomer» Edouard - lui-même retraité des services secrets -, ne sait plus trop où il en est malgré sa haute position dans le ministère de Bruno Juge. Marié jeune à une femme prénommée Prudence, énarque comme lui et partageant ses vues (« leur accord sur la taxation des plus values avait d’emblée été total »), il a vu sa compagne s’éloigner de lui sous l’effet d’une «guerre alimentaire» survenue avec la mutation végane vécue par Prudence dès 2015, qui les a amenés à faire à la fois aliments séparés et chambres à part…
    Dix ans plus tard, tout en vivant ensemble dans un bel appartement et partageant toujours le même réfrigérateur, les conjoints cohabitent poliment mais Paul regrette de n’avoir pas connu la paternité tandis que Prudence s’est rapprochée de la mouvance religieuse wicca inspirée par le chamanisme et les cultes druidiques, notamment.
    C’est alors que survient un événement familial décisif, totalement banal en apparence (Edouard, victime d’un infarctus cérébral, tombe dans un coma momentané) mais qui va ramener Paul, présenté jusque-là comme un homme sans qualités assez typique de l’époque – n’était la lucidité autocritique – à la vraie vie et à ses confrontations.
    Dans un premier temps, Paul retrouve sa famille dans l’hôpital lyonnais où il trouve son père inconscient, entre sa sœur Cécile (bonne chrétienne épouse d’un notaire propre sur lui mais au chômage), Madeleine la compagne d’Edouard, veuf de Suzanne depuis des années, Aurélien le frère cadet restaurateur d’art comme sa mère disparue, la redoutable Indy (journaliste branchée qui a épousé celui-ci malgré le mépris que sa faiblesse lui inspire) et l’ado Godefroy qu’elle a fabriqué par GPA avec un Noir californien sans demander son avis à son mari que ses proches croient stérile, à tort…
    Bref, une famille de notre temps, dont les qualités et les défauts vont être révélés par la maladie d’Edouard, son coma du début (« un légume », conclut vite Indy en parlant déjà de tutelle et de répartition des biens), puis son «réveil» partiel, ses tribulations en milieu hospitalier - lesquelles nous valent un aperçu de la jolie ambiance des EHPAD français… -, et, passant d’une année à l’autre, le roman familial va interférer avec le feuilleton national d’une campagne présidentielle où les apparences reprendront le dessus, alors que la vie réserve à Paul, au-delà de son rapprochement avec Prudence, une dernière confrontation à laquelle nul, riche ou pauvre, croyant ou non, frustré par la vie ou comblé, n’échappe…
     
    Une lecture qui vous tend un miroir…
    Certains livres laissent en vous une empreinte particulière, et c’est le cas, en ce qui me concerne, de ce dernier roman de Michel Houellebecq, même sans partager la vision du monde de l’auteur.
    Or le fait d’avoir vécu, ces derniers mois, des épreuves personnelles, devant la maladie et la mort annoncée, dans les services hospitaliers et au contact de soignantes et soignants, qui recoupent les observations concentrées dans ce livre, s’ajoute évidemment, sous l’angle de la simple humanité – et là je pense au bon docteur Tchekhov dans sa cour des miracles -, à la reconnaissance littéraire que me semble mériter cet ouvrage limpide d’expression et dénué de tout pathos, indigné parfois et nous indignant à l'avenant à juste titre (la scène centrale remarquable du jeune activiste justifiant l’exfiltration illicite du malade d’une unité de soins en pleine déliquescence, et l’épisode affreux de la délation journalistique d’Indy aboutissant au suicide d’Aurélien qui rappelle (en mode mineur) celui de Lucien de Rubempré chez Balzac), truffé d’observations pertinentes, nous faisant un peu sourire quand l’auteur se la joue visionnaire des temps à venir - mais tel est l’écrivain, vieux gamin qui se permet tout en sa bonne foi de médium sensible parfois naïf mais toujours mieux inspiré que ceux qui en ricanent sans risque.
    Oui, cet anéantir, qui pointe le nihilisme contemporain plus qu’il n’en participe, nous tend un miroir, et celui-ci renvoie à celui qu’évoquait Stendhal dans Le Rouge et le Noir et devrait faire réfléchir les détracteurs de Michel Houellebecq : «Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former»…
    Michel Houellebecq, anéantir. Flammarion, 733p. 2022.

  • Miroirs du temps

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    Trois poèmes inédits de Georges Haldas


    MIROIR DU TEMPS

    Dur moment dans la voie
    quand les jours s'obscurcissent
    quand le chemin se creuse
    pareil à une tombe
    Où sont les jours heureux
    le murmure des voix
    dans le jardin discret
    Les visages de ceux
    qu'on aimait voir à table
    Où sont les jours heureux
    où on l'était soi-même
    sans même le savoir
    Dur moment dans la voie
    quand le miroir se brise
    laissant au fond de nous
    mille morceaux épars
    que garde la mémoire
    Mais sans aucune chance
    pour nous de se revoir


    LE PAS DE TOUS

    N'insistez pas je vais
    où mes pas me conduisent
    N'insistez pas je suis
    le fleuron du matin
    Je poursuis mon chemin
    Que le soleil se lève
    ou que tombe la nuit
    je ne m'arrête pas
    Je suis l'enfant fidèle
    qui n'a qu'un seul chemin
    Ne me demandez pas
    où je vais d'où je viens
    Je ne peux rien vous dire
    si ce n'est que le but
    comme une ombre me suit
    Il était au départ
    et il est à la fin
    Je poursuis mon chemin
    Et un beau jour chacun
    reconnaîtra le sien


    PRIERE

    A l' heure du déclin
    et quand les eaux se perdent
    ou alors se retrouvent
    dans le même océan
    donnez-moi le courage
    et la fidélité
    pour suivre jusqu'au bout la voie
    qui fut la mienne
    Que je n'ai pas choisie
    mais seulement suivie
    Que je sois accueilli
    si accueil il y a
    comme des millions d'êtres
    travaillés par le doute
    et leur propre souffrance
    Tel est mon vœu unique
    et ma seule prière
    Etre accueilli aussi
    autrement dit mon Dieu
    en homme à part entière

    G.H.

  • Au printemps retrouvé

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    « Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire... » (M.P., Le Temps retrouvé)
     
     
    (Pour Mario Martín Gijón)
    Tu te demandes si le Temps
    restera quelque part,
    et si des années écoulées
    dans l’océan, là-bas,
    où des ombres sombres remuent
    un chant relèvera
    dont tu ne sais ni d’où il vient
    ni où il portera...
     
    La pluie, en ce matin de guerre,
    lave les mains salies
    en ce monde tant avili
    par vous, par nous, par tous,
    des enfants qui n’en peuvent rien -
    la pluie, le vent, le Temps, la mer...
     
    À présent te ravit ,petit,
    à la fin de ce jour,
    confiné dans la tour
    des illusions toujours fécondes -
    à la fenêtre du passé,
    petit , cette fraîcheur
    de nouvelle saison,
    tu la reçois pour la donner...
     
    (Peinture: Rembrandt, Titus)

  • Ceux qui ne sont pas racistes, mais...

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    (À mes amis Bona et Michaël)
     
    Celui qui reconnaît que certains Juifs ont parfois du mérite / Celle qui tolère les homos pour autant qu’ils fassent ça entre eux / Ceux qui ont toujours dit qu’il fallait se méfier des Russes / Celui qui explique à Monique que les Noirs c’est les Noirs et qu’il n’a rien contre / Celle qui estime que les Tessinois gagnent à être connus / Ceux qui ont un chiffon spécial pour désinfecter les caddies du centre commercial accessible à tous / Celui qui exige de voir le certificat de vaccination de l’Ukrainienne accueillie par sa bru polonaise / Celle qui renverse la vieille exilée à la sortie de l’ascenseur et saute dans l’Alfa de son mec sans se retourner / Ceux qui se demandent ce que fout la vieille exilée par terre / Celui qui dit à la vieille exilée que mendier à plat ventre devant l’ascenseur d’un immeuble de standing ne se fait pas dans ce pays où les Russes n’auraient pas l’idée de se risquer / Celle qui se douche chaque fois qu’un basané s’assied à côté d’elle dans le bus / Ceux qui rappellent à leurs partenaires de golf que pour la tolérance il y a des maisons, etc.
     
    Peinture: Banksy, accusé de racisme pour cette image...

  • Elégie au bonheur des tristes

     
    «Ne me secouez pas, je suis plein de larmes» (Henri Calet, Peau d'ours)
     
    Les vagues de chagrin remontent,
    on ne sait d’où ça vient,
    on ne sait ce que ça raconte
    de malheur enfantin...
     
    Tu te tiens droit sur ta douceur,
    la vieille dans son train,
    l’air égaré, retient ses pleurs,
    et le dieu pharmacien
    faillit à peser la douleur...
     
    La tristesse est océanique,
    dormeuse aux yeux ouverts
    ou déchaînée en jeux pervers,
    insensible aux suppliques ...
     
    Le chagrin n’a fait que passer,
    et les ailes brisées
    tu restes, en ta mélancolie,
    à chanter sa beauté...
     
     
    (Peinture: Hugo Simberg, L'ange blessé, 1903)