(Pensées du soir, VIII)
Des résonances.- C’est au charme des noms, plus qu’au prestige des lieux, que vous aurez réagi le plus souvent et voyagé ou rêvé quelque temps, juste le temps de réclamer au guichet un aller-retour pour Balbec ou la Grande Garabagne, ou de répéter en murmure les noms de Samarcande ou d’Ecbatane avant de se dire : on oublie à cause de l’excessive chaleur ou du froid de loup, des moustiques-tigres ou des scorpions entre les draps - et tel autre matin vous vous retrouviez au Negresco de Sils-Maria, donc en pleine confusion onirique...
Des suggestions momentanées.- Un brouillard à couper au couteau pourrait se lever tout à l’heure sur l’horizontale enneigée plantée d’une forêt de bouleaux ou sur des falaises de marbre donnant sur une mer couleur d’émeraude, pour éviter la pensée désolante d’une autre forme de néant visible (les images de villes dévastées des journaux du même matin), et voici que de minces rameaux et les herbes hautes du premier plan, des fantômes d’arbres verts en contrebas dans le gris toujours enveloppant font émerger le paysage familier censé vous situer de votre vivant - comme on dit...
Des surprises de la beauté.- Je vous dirai par élection toute personnelle datant des étapes vélocipédiques de ma vingtaine: l’heure orange sur le Campo de Sienne , au déclin du jour, le soleil disparu derrière les frises de marbre des palais et les tuiles comme sorties du four des hautes bâtisses serrées en leurs briques entourant la vaste conque de pavés roses, ou tout à l’opposé, populaire et populeuse, pulpeuse et puant la piétaille: la Piazza Navona vers dix heures du matin quand la Ville éternelle oublie son appellation au bénéfice de ses odeurs corporelles et autres splendeurs fruitières - et Salamanque en son brouillard ou Séville en ses jardins, Samos et Samarcande...
Des lieux oubliés des dieux.-Certains se figurent que ce sont les plus démunis ou les plus dévastés par l’humaine férocité, mais non : ce sont plutôt les plus tristement nantis, les plus sinistrement célébrés par la télé, les plus satisfaits en leur veulerie étalée qui font fuir les fées et les elfes, les bénédictions et les connivences angéliques...
De la nostalgie des mauvais lieux.- Parfois le père et le fils se croisaient dans la même maison bien tenue, ou l’abbé et son cousin bolchéviste, l’apache et le prétendu comte fatigué de sa baronne avérée - enfin tous ceux-là qui ne se retrouvent même plus désormais en prison, sauf exception, et moins encore sur Tiktok...
Des indéniables Hauts Lieux.- Ce serait à chacune et chacun d’élire les siens, comme ils traceraient leur autoportrait sur fond de ciel haut levé les yeux pleins de cette adhésion montée du tréfonds des incantations sacrées ou profanes, étant entendu que la divinité souffle ou inspire quand et qui elle veut en toute beauté et bonté conjuguées au présent signifiant : cadeau...
Des ironies du sort.- Nous en avons d’autres dans notre sac à malices, expliquaient les occurrences en phase avec les circonstances, et ce que vous avez appelé le Destin ou la destinée, avec ou sans majuscules et inversement, n’enlève ni n’ajoute rien à l’aléatoire des épices ou des dissonances, des élans réjouissants ou des accablements émus...
Des oublis vivaces.- Vous ne vous rappelez plus où cela s’est passé ni si ce fut avant ou après votre décision d’arrêter de fumer, mais la couleur précise, la musique et la touche particulière de chaque mot contenu par le message de l’Ange se détachent sur le fond nébuleux de tout ce que vous avez entendu, comme exacerbé par l’oubli...