(Pensées du soir, V)
De la fuite en avant.- L’invocation à la vie qui continue fut le lieu commun de plus en plus largement partagé par les faibles autant que par les forts qui en tiraient prétexte à plus de dureté et plus de violence, de sorte que la loi de la jungle retrouvait elle aussi sa justification...
Du simulacre élargi.- La vie par procuration, de même que la guerre à distance et que l’amour virtuel s’imposèrent en ces années comme de nouveaux modes compulsifs de celles et ceux qui se conformaient à l’exemple de ceux et celles qui les avaient précédés sur cette voie de la déconnexion connectée, de sorte que l’individu sans contact se multipliait et l’effet de meute avec sa prolifération panique...
Des premières interprétations .- Dès les premiers jours de la maladie mondiale certifiée, les uns évoqueraient le souvenir de la peste noire et les autres les dangers de mesures par trop étatiques, les autres la grippe hispanique et les risques d’un libéralisme laxiste, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis aux balcons...
De l’odeur de l’hosto.- Il y a pire que mon angiosarcome du cœur, disait-elle pendant sa perfusion : il y a cette odeur de vertu, cette odeur de propre et de confort sanitaire, cette odeur de pansements neufs et de chemises repassées, cette odeur de linceuls et de tisanes, cette odeur sans odeur du poison qui me permettra ce soir de sentir encore un peu du parfum du jasmin...
Des nouveaux experts.- L’important en apparence était d’affirmer l’apparente évidence comme un fait confirmant l’importance de l’expérience, non sans remettre en question les experts de plateaux insuffisamment titrés en matière de pathologie virale, et du coup s’exacerba l’opposition des mieux sachants et des beaux parlants, et ce qui s’avéra dès le début de la pandémie fut confirmé par les experts de la guerre au moment où celle-ci commença de passionner les présentatrices et présentateurs de plateaux soudain en phase avec la géostratégie ambiante...
Des complications.- Ne m’étant jamais droguée ni ne couchant avec des séropos, disait sa voisine de box également perfusée, j’ai coupé à La Maladie, comme on l’appelait dans les années 80, avant de choper la malaria en Malaisie ou j’ai commencé de fumer et voilà le résultat avec une jambe en moins et de mauvaises nouvelles sur l’autre, mais ce serait pire en Tchétchénie alors merci la vie...
Du pire mais pas que. - Quant à la vie elle se demandait, après tant de millénaires sans le moindre progrès en dépit des micro thérapies et des accélérateurs linéaires, ce qu’elle foutait ou était censée fiche au milieu de tant de vivants inconséquents, elle qui croyait avoir tout vu et ne finissait pas d’en découvrir de pires mais aussi de meilleurs ça faut quand même le rappeler pour le moral des enfants...
Du noir complet.- Plus qu’un autre lieu, plus même qu’un plateau de télé l’hôpital est dépendant du flux que menace une panne de datacenter par défaut d’alimentation électrique, fuite d’eau dans le système de climatisation ou bug informatique, et vous savez ce que ça coûterait d’interrompre l’activité du cloud ne serait-ce que le temps de votre opération, donc faisons tous profil bas...
Des petits bleus.- Le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien stimula vos imaginations, et l’éventualité d’un monde soudain éteint, soudain tout silence - cette éventualité réjouit étrangement vos imaginations de poètes en vers réguliers ou de rêveuses adeptes de la pensée ZEN, reconnaissants de cela qu’on pût encore se faire des signes entre balcons et s’écrire des mots doux rédigés au crayon simple...
Des profondes cavités. – Dans le murmure plus ou moins inquiet des salles d’attente, dans les champs que traversaient soudain les voitures affolées fuyant les encombrements autouroutiers visés par les chasseurs ennemis, sous les hautes voûtes des cathédrales également menacés par le Barbare, au double creux de votre oreiller, dans la noire et si légère épaisseur des siècles de notre mémoire partagée, dans toute cette concavité retentissaient à n’en plus finir les voix et les échos de cette parole faite chair qu’à votre tour vous incarniez…
Peinture: Félix Vallotton.