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Carnets de JLK - Page 20

  • Chichkine met la petite histoire dans la grande...

     
    Le Rêveur solidaire (13)
    À propos des écrits autobiographiques du romancier...
     
    Après de grands romans couverts de prix et de mémorables essais, dont «La Suisse Russe», le plus helvète des auteurs moscovites nous revient avec un ensemble de textes personnels infiniment attachants évoquant sa mère, une impossible passion amoureuse, Robert Walser dans son «modeste coin» ou une visite à Montreux au fantôme de Nabokov, notamment.
    Les circonstances particulières que nous vivons, depuis quelque temps, nous rappellent tous les jours, et à titre pour ainsi dire mondial, que notre vie ne tient qu’à un fil; et c’est cela même, dès son titre, que le dernier livre de l’auteur russe Mikhaïl Chichkine, bientôt sexagénaire et donc avec le début de recul d’un sage, nous suggère à son tour en filant la métaphore de manière bien concrète et vécue. De fait, c’est par le «fil» de la martingale de son manteau d’enfant que sa mère, un jour, l’a sauvé en le retenant au moment où il allait tomber d’un quai de gare sous le train; et longtemps l’idée que ladite martingale eût pu céder à ce moment-là hantera la chère mère de son souvenir à la fois angoissant et béni.
    Ce bref épisode de la martingale s’inscrit dans la première des nombreuses «histoires» que raconte Mikhaïl Chichkine en s’adressant à son lecteur comme s’il se parlait à lui-même ou à ses enfants, et plus précisément encore à sa mère défunte avec laquelle il a vécu les séquelles d’un divorce, les rigueurs d’une autorité «sévère mais juste», comme on dit, jamais favorisé par cette institutrice et directrice d’école dont il dépendait directement; et plus tard les croissantes dissensions «politiques» opposant le fils, proche des dissidents, et sa mère fidèle au Parti jusqu’à en découvrir les failles et même la vilenie de certains camarades.
    Cette première «histoire», à valeur d’exorcisme personnel et de quête d’un pardon mutuel, d’innombrables jeunes Russes de la génération de l’écrivain (né en 1961) qui assista à la chute du communisme, l’auront sans doute vécue, mais c’est en homme de cœur que Chikchine y revient, sans complaisance pour autant, avant de se lancer dans le récit d’une deuxième «histoire» aussi extraordinaire qu’emblématique.
    Le dilemme entre Amour et Révolution
    Rien de ce qui fut humainement vécu, au XXe siècle et même avant, entre la toute petite Suisse et la très grande Russie, n’est étranger à Mikhaïl Chichkine, un peu grâce à sa mère qui le poussa (contre son gré) à étudier l’allemand plutôt que l’anglais, avant qu’une jeune Helvète conjugue avec lui le verbe «aimer» et qu’il la suive à Zurich pour y vivre maritalement en exerçant un job de traducteur à l’accueil de ses compatriotes et autres migrants, ainsi qu’il l’évoque d’ailleurs dans un de ses romans et le préambule de deux essais de grand apport documentaire: Dans les pas de Byron et Tolstoï; du lac Léman à l’Oberland bernois (2005) et La Suisse russe (2007).
    Or c’est en préparant ce dernier ouvrage que Mikhail Chichkine «tomba» sur un lot de six mille lettres et cartes postales dont l’échange constitue un poignant roman d’amour «empêché» entre deux futurs médecins tombés amoureux l’un de l’autre pendant leurs études: la Russe passionnée Lydia Kotchetkova et le brave Fred Brupbacher, tous deux férus d’idées nouvelles, celui-ci participant plus tard à la fondation du parti communiste suisse et celle-là, figure du parti socialiste –révolutionnaire, flirtant à un moment donné avec les terroristes.
    Mélange de passion folle et de douceur mélancolique, le récit des amours de Lydia Kotchetkova et de Fritz Brupbacher évoque à la fois les «démons» de Dostoïevski et les récits de Tchekhov. Du premier, Lydia incarne en effet les héroïnes idéalistes indomptables, et du second elle réitère l’expérience terrifiante de la réalité russe à laquelle, devenue médecin dans un trou de province, elle se frotte tous les jours jusqu’à désespérer des moujiks ivrognes et pillards; et le bon Fritz, qui aimerait bien vivre plus tranquillement avec elle après leur voyage de noces catastrophique à Venise (elle est maladivement horrifiée par la chair) est lui-même un médecin des pauvres à la manière du bon Anton Pavlovitch. Enfin, déçue par ses camarades révolutionnaires autant que par le peuple idéalisé, elle finira dans la solitude, s’accusant de stupidité et demandant pardon à son cher Fritz qu’elle n’a su aimer qu’à distance…
    Robert Walser, entre oubli et adulation posthume
    Avant de faire figure aujourd’hui d’auteur «culte», au point qu’un certain mythe assez convenu en magnifie parfois l’image à outrance, Robert Walser fut successivement un jeune écrivain des plus originaux, au talent reconnu par des auteurs prestigieux (tels Hermann Hesse, Kafka ou Robert Musil), mais au premier succès confidentiel qui l’incita à «monter» à Berlin pour essayer de faire carrière auprès de son frère artiste Karl, alors que sa vocation de pur poète excluait les ronds-de-jambe sociaux. Son mythe tient surtout au fait qu’il passa les dernières décennies de sa vie dans un asile où il finit par griffonner ses textes au crayon en lettres minuscules, plus ou moins considéré comme un charmant toqué et finalement oublié d’à peu près tout le monde, avant sa renaissance posthume.
    De cette destinée de présumé raté, Mikhaïl Chichkine a tiré la plus longue des «histoires» qu’il raconte dans Le manteau à martingale, que Paul Nizon (dans sa préface) a raison de dire un «texte tout à fait éblouissant», même s’il est dénué de tout clinquant littéraire.
    A préciser qu’un autre homme de qualité, avant Chichkine, en la personne du journaliste zurichois Carl Seelig, aura rendu justice au vrai Walser qu’il visita maintes fois en son asile d’Herisau et en fit avec lui d’immenses balades dans la nature dont il a tiré ses Promenades avec Robert Walser, parues peu après la mort de celui-ci et qui nous révèlent un vieil homme d’une parfaite lucidité, qui parle de la vie, de la politique, des idéologie, de l’histoire et de la condition humaine avec un bon sens et une liberté sans faille.
    Le même sens commun et la même indépendance d’esprit marquent toutes les «histoires» racontées dans Le Manteau à martingale par Mikhaïl Chichkine, dont l’empathie ne vire jamais au sentimentalisme prêté à «l’âme russe», autre cliché, même quand il évoque le sort des milliers d’internés russes en Suisse qui payeront parfois le retour au pays de leur vie, entre autres faits tragiques.
    En romancier-conteur, l’écrivain passe allègrement du détail révélateur au tableau d’ensemble, dont le meilleur exemple est son pèlerinage dans l’ancienne suite du Montreux-Palace où il va vérifier la présence d’une certaine tache d’encre dans un tiroir du bureau de Vladimir Nabokov, accompagnant un ancien camarade d’étude devenu businessman plein d’arrogance et qui finira assassiné...
    Ainsi la «petite» et la «grande» histoire ne cessent-elles de se repasser les plats, si l’on ose dire, des 10 000 Suisses engagés par Napoléon dans sa campagne de Russie au fils d’une institutrice soviétique devenu l’un des meilleurs auteurs de son pays, qui ne cache pas sa vive opposition au régime de Vladimir Poutine et que Paul Nizon, qui fut lui-même auxiliaire dans le placement des internés russes en ses jeunes années, définit «soit comme un Russe suisse, soit comme un citoyen helvétique russe»…
    Mikhaïl Chichkine. Le Mannteau à martingale, Editions Noir sur Blanc.

  • Shmuel T. Meyer sublime les blessures de mémoire

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    Trois recueils constituant un livre unique, sous le titre d’Et la guerre est finie, nous font revenir au terrible XXe siècle dans un mélange saississant de douleur et de nostalgie, de cruauté et d’humour, par le truchement du grand art de l’écrivain franco-israélien, conteur et poète. Le triptyque a été gratifié, en 2021, du prix Goncourt de la nouvelle.
    Quel lien peut-il bien y avoir entre une jeune femme «en espérance» marchant dans la neige à la rencontre d’un train de nuit, un vieil ahuri peignant à genoux d’étrange figures noires dans la chambre d’un asile jurassien, une poétesse romaine que la peur a décidée de ne plus écrire, un flic juif new yorkais hanté par ses souvenirs de la guerre de Corée, un adolescent israélien parlant à sa terre comme à une amoureuse, le fils d’un ancien bourreau nazi passant à la lutte armée dans les années 70 et une ouvrière londonienne blanche aux trois garçons à sangs mêlés, entre autres sœurs et frères humains mal barrés dans la course folle du temps lancé à travers le vide stellaire aux reflets de cendre et de diamant ?
    Quel autre lien que le fil ténu, mais à la fois tenu, têtu, torsadé comme un barbelé et délicat comme un fil de soie, de l’écriture d’un certain Shmuel T. Meyer dont j’avoue, à ma honte sotte, que j’ignorais tout avant-hier, et qui m’a bonnement bouleversé, avec ses très mauvaises nouvelles envoyées de notre bas monde et comme transfigurées par leur poésie brassant tout-venant et paillettes d’or dans autant de récits magnifiés par un verbe étincelant et vibrant d’émotion sans pathos, pour nous soulever cependant le cœur et ce qu’on appelle l’âme sans trop savoir ce que c’est…
     
    Le choc du Réel
    Le premier choc de cette lecture est immédiat, dès l’incipit (« Elle épousa le premier venu, le premier qui s’avisa de lui promettre de la protéger »), immédiatement flanqué d’une suite qui boite déjà bas : « C’était un drôle de type avec des dents de cheval plantées dans la chair rubiconde de ses gencives et des yeux plongés si profondément dans leurs orbites, qu’on eût dit des agates dans une flaque d’eau ».
    Ensuite on devrait se sentir protégé, puisqu’il y a une petite maison dès la noce de ces deux-là, un humble cabanon attenant pour les besoins, le giron à chaleur aigre de l’époux qui pionce, puis on passe d’une saison à l’autre comme passent, par delà les mauvaises herbes du jardin et le remblai de ballast, à huit heures trente du matin d’hiver, les voitures bleu sombre «comme les trois saphirs d’un collier» de la Compagnie internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens, et la nouvelle année éclipse la précédente sur les rails où l’ange honteux (la honte que c’est de n’être que ce rien du tout en chemise de nuit de pilou et pas la princesse des sleepings) se tient immobile, etc.
    Si l’innocente des Grands Express Européens, titre du recueil éponyme, n’a pas de nom, sa figure sacrificielle se multiplie, dans les trois séries de nouvelles, notamment sous les prénoms de Clara la déportée, de Wendy la fille-mère, de Tal Hammerstein la camée noyée ou d’Annette qui est tombée sous les balles de la Légion Arabe et au souvenir de laquelle fait écho cette sentence élargissant la focale : «Les surprises entrent et ressortent par la porte. Il y a celles à qui l’on offre un rafraîchissement, puis un cœur, puis l’immense malheur engendré par l’absence », ces mots renvoyant à la dernière inscription «à la pointe d’épine» de la poétesse romaine Clara Bassano, morte d’une balle dans la tête en 1944 : «Si le bonheur écrit mal, alors le malheur gribouille »…
    Evoquer les «pointes» tragiques de ces nouvelles est immédiatement nécessaire, pour dire blessures et vengeances éventuelles, mais insuffisant à rendre leur totalité vivante, extraordinairement poreuse, pleine d’odeurs, de saveurs, de notes sensibles et sensuelles.
    Shmuel T. Meyer va (presque) partout et en voyageur du temps, disons ici : entre Venise et Paris via Lausanne, avant et après la guerre, mais aussi en remontant le val d’Anniviers jusqu’à Saint-Luc, à l’hôtel Bella Tola et au nid d’aigle du Weisshorn, de 1937 à 1947, dans le smog de Londres, à la lumière de Tel Aviv et là bas entre les quartiers juifs et les caves à jazz du «Village» de New York cher aux Beatniks, dans le Montparnasse bohème des années 20 et en Israël au temps d’Exodus, à Ballaigues avec Louis Soutter - et si je dis « presque », c’est pour ajouter qu’on serait aussi «presque» chez nous à Busan en Corée ou à Guantanamo avec ce démon d’écrivain à la capacité d’évocation illimitée, faisant appel à tous les sens pour mieux « faire sens » et symbole.
    Comme on est immédiatement «chez soi» dans la pension Vauquer du Père Goriot, on «reconnaît» illico ce qu’on voit à la fenêtre du taxi entre la gare de Lyon et l’hôtel La Louisiane de la rue de Seine où Henry Miller et Albert Cossery ont créché, on est avec Cendrars et son ami peintre Hillel le Montparno d’adoption, on est dans l’appart new yorkais puant la décomposition des pauvres Goldie et Max, etc.
     
    Une vision à multiples facettes
    Si Clausewitz a dit que la guerre était la continuation de la politique avec d’autres moyens, avant que Michel Foucault ne soutienne le contraire, le triptyque d’Et la guerre est finie, tous lieux et personnages confondus, nous rappelle plutôt que les multiples aspects de la guerre (des blocs et des nations, des races et des classes, des religions et des sexes) n’ont pas de fin tant qu’il y a de «l’hommerie» chez les humains, selon l’expression de ce catholique sceptique plus ou moins juif d’origine qu’était Montaigne, et cela vaut sous tous les points de vue, de la chaude intimité des personnages au froid glacial des faits «divers» quotidiens et de la guerre bientôt recommencée…
    De façon très remarquable, qui rappelle la circulation des personnages balzaciens dans La Comédie humaine, Shmuel T. Meyer multiplie, d’une nouvelle à l’autre, les points de vue sur tel ou tel événement, qui ajoute à l’impression de ronde-bosse de ses récits, comme dans le film Rashomon de Kurosawa où un événement est raconté alternativement par divers témoins. Il en résulte, bien plus qu’un relativisme dissolvant, une impression de réalité «augmentée» que la poésie intense de la langue de l’écrivain accentue encore, au point que, lecture faite d’une nouvelle, on y revient comme à un poème.
    Dans les grandes largeurs guerrières de la mémoire juive du XXe siècle, sur notre terre «salie par les hommes», selon l’expression d’un des personnages, la trilogie de Shmuel T. Meyer ressaisit, respectivement, les séquelles individuelle de la Deuxième guerre mondiale et de la Shoah, dans Les Grands Express Européens, celles de la guerre de Corée dans l’Eldorado fracassé du Great American Disaster, et celles enfin du conflit israélo-arabe dans Kibboutz, préludant à maintes désillusions internes dont la déchirante dernière nouvelle, Vers l’effroi, constitue le point d’orgue tragique mais non désespéré – car à «l’hommerie» fameuse s’oppose, dans les trois recueils, la lumière qu’il y aussi au cœur de notre drôle d’espèce, la présence de ce qu’on appelle la conscience et la compassion qui en découle, le goût de vivre malgré tout et la soif inaltérable de ce qu’on appelle l’amour…
    Shmuel T. Meyer. Et la guerre est finie. 1. Les Grands Express Européens,130p. 2. Kibboutz, 147p. 3. The Great American Disaster, 140p. Éditions Metropolis, 2021.
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  • Bestiaire de Buzzati

     

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    En 1994 paraissait ce recueil de nouvelles et chroniques inédites du grand conteur italien, consacrées au monde animal. L'occasion de se replonger dans un univers fascinant et souvent méconnu.

    La célébrité de Dino Buzzati (1906-1972) est essentiellement fondée sur Le désert des Tartares et, à un titre moindre, sur quelques recueils de nouvelles dont le plus connu s'intitule Le K. Cependant, le clan occulte des buzzatiens ne cesse de faire de nouveaux adeptes, et notamment dans notre langue où se multiplient les publications posthumes et figure la meilleure étude, à notre connaissance, de l'œuvre du grand écrivain, sous la plume de Michel Suffran. 

    Bestiaire-magique-de-Dino-Buzzati-Pavillons-poche_reference2.jpgSouvent snobé par la critique, et plus encore par l'Université qu'effarouchent le tour «populaire» de ses récits et sa langue sans apprêts — souvent traduite à la diable par surcroît — Dino Buzzati a laissé une œuvre apparemment protéiforme (de la chronique journalistique au roman, de la bande dessinée au théâtre, ou de la nouvelle à l'expression picturale) que fonde pourtant une unité organique. 

     

    L'on a parfois comparé son univers à celui de Kafka, ce qui nous paraît limité à l'«inquiétante étrangeté» de ses atmosphères. Mais bien plus pertinent nous semble le qualificatif d'auteur «pascalien» avancé par Michel Suffran, qui voit en cette œuvre une vaste méditation sur la condition humaine, la solitude, l'angoisse, la maladie, la fuite du temps, l'amour et la mort, filtrée par des histoires accessibles à tous et pétries de magie et de merveilleux, de mythes et de fables, d'êtres légendaires et de créatures engendrées par sa fantaisie imaginative. 

    Dans l'univers de Buzzati souvent marqué par l'aspect dénaturé de l'homme (sa nouvelle La création montre le peu d'empressement de Dieu à donner son bon à créer à la maquette de l'homme, qui Lui paraît «l'unique aberration de la nature, l'irréparable impureté du cosmos»), les animaux jouent un rôle important et multiple. Nullement idéalisés, ils sont les messagers du monde élémentaire et desmystères physiques ou psychiques. 

    2665147500_small_1.jpgAu plan moral, la souffrance de l'animal, plus encore que celle de l'enfant chez Dostoïevski, est pour Buzzati le symbole par excellence d'un scandale incompréhensible. Maintes fois il l'a représentée, de cette nouvelle effrayante intitulée Les gladiateurs, où l'on voit un prélat jeter, «pour voir», une petite araignée dans la toile d'un monstre de la même espèce, à la dernière chronique journalistique du présent recueil, évoquant le geste d'un conducteur de métro qui stoppe sa machine pour sauver un chien, au dam des gens «raisonnables». 

     D'inépuisables ressources 

    Par-delà l'affection naturelle que lui inspiraient les animaux (il en avait une toute particulière pour ses bouledogues, immanquablement nommés «Napoleone» et gratifiés d'un numéro d'ordre), Dino Buzzati tirait, de leur observation ou de leur projection imaginaire, d'inépuisables ressources thématiques, tantôt satirico-politiques (Le chien progressiste, ou le terrible Cas de conscience d'une sentinelles stigmatisant les privautés meurtrières de l'homme sur les espèces «inférieures»),écologique avant la lettre (Les aigles), polémique (L'arriviste chien qui devient homme et le motard dément qui devient Fauve motorisé), prophétique (L'expérience d'Askania Nova, quipréfigure le débat sur les manipulations génétiques), humoristique (La terrible Lucietta) ou magique (Le chien universel faisant écho au Chien qui a vu Dieu)... 

    buzzatioeuvre.jpgAutant dire que ce livre, préfacé par Claudio Marabini et composé exclusivement d'inédits (si l'on excepte les préoriginales dans les colonnes du Corriere della Sera,notamment), enrichit notre «rayon Buzzati» d'un élément essentiel.

    Dino Buzzati. Bestiaire magique. Textes inédits traduits de l'italien par Michel Breitman. Laffont, 337 pages. 

    Michel Suffran, Qui êtes-vous Dino Buzzati ? La Manufacture, 1988, 367 pages.

     

  • L’idéologie vertueuse pousse les meutes à la déraison

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    De la décapitation « islamiste » de Samuel Paty aux multiples formes de bigoterie politisée enflammant les clans « radicalisés », une vraie folie entretient toutes les confusions sur les thèmes, notamment, de la différence sexuelle, de la race, du genre et de l’identité, avec la même intolérance croissante. La Grande déraison de Douglas Murray, en donne un aperçu tantôt atterrant et tantôt hilarant, appelant Molière et Rabelais au secours…
    Le hasard des circonstances a fait que nous aurons appris à peu près en même temps, ces derniers jours, la nouvelle de la mort atroce de Samuel Paty, brave prof français dans la quarantaine décapité par un jeune Tchétchène fraîchement acquis à la cause de l’islamisme conquérant, et la proposition benoîte du pontife catholique Francesco de considérer les homosexuels de genres divers comme des sœurs et frères humains dignes d’une évangélique bienveillance.
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    Or l’idée, apparemment discutable, de rapprocher ces deux actes de présumée barbarie et de supposée compassion, m’est venue tandis que je lisais La grande déraison du journaliste anglais Douglas Murray, quadra lui aussi et gay déclaré, dont le vaste aperçu des «sujets qui fâchent» actuellement une partie de la société occidentale - et plus précisément dans la caste intellectuelle anglo-saxonne et la nébuleuse des réseaux sociaux galvanisés par le «politiquement correct» - est précisément marqué par des rapprochements inattendus et non moins révélateurs, impliquant la complexité humaine et pointant le simplisme ravageur des idéologies les plus radicales.
    Le bon sens de bonne foi laïque voudrait, naturellement, que l’assassinat de «droit divin» d’un enseignant par un fanatique publiquement encouragé, entre autres, par un imam autoproclamé, soit considéré comme un exemple emblématique de la monstruosité de l’islamisme, confondu par certains avec l’islam tandis que le mantra «pas d’amalgame» monte aux cieux.
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    Or ceux qui s’empressent, à gauche comme à droite, de «récupérer» politiquement et surtout idéologiquement, cet acte affreux, seront peut-être les mêmes qui taxeront, pour des motifs idéologico-politiques, l’attitude du «saint père» de joyeusement progressiste ou de coupablement laxiste.
    Dans les deux cas sans rapport apparent, les idéologies binaires trancheront, les réseaux sociaux s’enflammeront et les chefs d’Etat (le match Macron-Erdogan) se balanceront des caricatures en pleines gueules selon la logique des chaises de coiffeur rivales merveilleusement évoquée dans Le Dictateur de Chaplin et rappelée par René Girard dans sa description de la «montée aux extrêmes».
    Et que je te rappelle que certains pères de la Sainte Eglise en appelaient au meurtre des infidèles. Et que je te mêle les images de décapitations ou de lapidations des adultères saoudiens ou des homos au Brunei, du mystique vaudois Jean-Abraham Davel ou de Michel Servet cramé par Calvin, présent contre passé, Sud contre Nord ou inversement, Noirs contre Blancs, femmes à barbes contre juifs intégristes, tout devenant si confus que rien n’a plus de sens : à devenir fou.
     
    Du syndrome de Saint-Georges à l’hystérie établie
     
    Le titre anglais de l’essai de Douglas Murray, The Madness of Crowds, « la folie des foules », rappelle évidemment les gesticulations grimaçantes des meutes musulmanes réagissant à la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie ou des caricatures de Charlie-Hebdo, autant que les mouvements de protestation plus dignes (à nos yeux) suscités par les tueries parisiennes de janvier et de novembre 2015, notamment, mais les « foules » visées, qu’on pourrait dire aussi «la meute» ont cela de nouveau dans la société actuelle qu’elles ne se bornent plus à la rue ou aux grandes places à manifs mais s’étendent à la nébuleuse des médias et des réseaux sociaux où la diffusion des opinions et des slogans, des mots d’ordre et des tweets « influenceurs » atteint une vitesse et une intensité nouvelles, agressives sous couvert d’anonymat et jusqu’à l’appel au meurtre aveugle.
    Or le premier constat de Murray, portant sur la transformation récente de la société, tient à la disparition des « grands récits » idéologiques collectifs qu’ont représenté la religion ou politiquement, en Occident, le communisme, le fascisme et le libéralisme, tous porteurs de sens et tous partis en vrille.
    Et quel « récit » nouveau pour le XXIe siècle ? Au top de l’esprit d'époque occidental, en termes de grand nombre: le récit d’une nouvelle vertu fondée sur l’exigence universelle de justice (qui n’en voudrait pas ?), avec un nouvel Axe du Bien censé diriger chacune et chacun en matière de droits et de lois, s’agissant de la condition des femmes, des Noirs et des minorités sexuelles, avec une «préférence» inversée par rapport à la domination blanche et patriarcale, etc.
    Tout cela qui serait en somme légitime et magnifique, si ce n’est qu’on observe, depuis une vingtaine d’années, le remplacement des dogmes et préjugés anciens, bel et bien lestés d’injustice et de cruauté, par de nouveaux préjugés et dogmes revanchards, socialement invivables.
    « Evoquer le sort des femmes », écrit Douglas Murray, des gays, des individus d’origines ethniques diverses ou des transgenres est devenu non seulement une façon d’afficher sa compassion, mais aussi de démontrer une forme de moralité. Ainsi se pratique cette nouvelle religion. « Lutter » pour ces questions et plaider leur cause est devenu une façon de montrer qu’on est quelqu‘un de bien ».
    Et d’ajouter cette autre évidence: que ces aspirations reflètent «certaines des plus précieuses conquêtes de nos sociétés - étonnamment rares dans d’autres régions du monde. On compte soixante-treize pays où il est illégal d’être gay, et huit dans lesquels l’homosexualité est passible de la peine de mort. Dans certains pays du Moyen Orient et d’Afrique, les femmes se voient dénier les droits les plus fondamentaux. Des explosions de violence interraciale ne cessent d’éclater en divers points de la planète ».
    Or le paradoxe est qu’on présente les pays les plus avancés dans ces domaines comme étant parmi les pires. « Seule une société très libre peut autoriser - et même encourager les récriminations sans fin sur ses propres iniquités », commente Douglas Murray. Et de citer le philosophe australien Kenneth Minogue parlant de «syndrome de Saint-Georges à la retraite» à propos de cette surenchère vertueuse.
    «Après avoir occis le dragon, le valeureux guerrier parcourt la contrée en quête d’autres exploits glorieux : il lui faut de nouveaux dragons ». Et c’est alors qu’on entre dans le vif et le concret du sujet, à l’écart de toute idéologie : dans la chair vive des faits et des actes, pièces en mains.
    Dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018), Jean-François Braunstein avait donné un premier aperçu de la déraison croissante des « élites » intellectuelles, plus précisément localisées dans les universités américaines, alors que Murray brasse plus large et propose un panorama très richement documenté, vivant et parfois accablant, souvent drolatique aussi, d’une profondeur très nuancées dans ses parties les plus sensibles.
    Subdivisé en quatre grands chapitres (Gay, Femmes, Race, Trans) et trois « entractes » évoquant les fondations marxistes de la nouvelle religion, l’impact de la technologie et donc des Big Data et des réseaux sociaux, et la notion de pardon, l’ouvrage, d’une parfaite clarté en dépit du caractère parfois très embrouillé de la matière traitée, est à la fois polémique, courageux et constructif.
    En lisant son premier chapitre consacré à la dérive du mouvement de défense de l’homosexualité, passé d’un juste combat à une mouvance politisée souvent vengeresse et intolérante dans sa nouvelle exigence de conformité, je pensais aux souffrances réelles, et persistantes, éprouvées par d’innombrables personnes toutes « tendances » confondues, tel le jeune Bobby Griffith suicidé à vingt ans, en 1982, à cause de l’intolérance religieuse de sa mère obnubilée par les préceptes bibliques, laquelle mère devint une militante ardente du mouvement LGBTQ.
    Ladite Mary Griffith, décédée en février dernier à l’âge de 85 ans, a en somme «pris sur elle» en (re)vivant dans sa chair le désespoir de son fils, sa trajectoire a fait l’objet d’un téléfilm grand public (Tous contre Bobby, avec Sigourney Weaver, en 2009) à la fois poignant et aussi « édifiant » que l’appel à la compréhension du pape Francesco, mais qui dira que le Bobby en question était meilleur que son frère, et qui jettera la pierre aux innombrables parents actuels s’inquiétant des « préférences sexuelles » de leurs enfants ou hésitant à soumettre leur garçon-fille ou leur fille-garçon à tel ou tel traitement hormonal de choc ?
     
    Les nouveaux inquisiteurs
    sont autant d’« imams » autoproclamés…
     
    Tel est pourtant le constat, et combien étayé, de Douglas Murray (lui-même homo et pas plus fier de l’être que vous d’être né roux ou lesbienne) sur l’évolution et la radicalisation « politique » d’un mouvement désormais porté à sa pointe radicale à la survalorisation des gays, des femmes, des noirs ou des transsexuels, voire à la chasse aux nouveaux « dissidents » osant penser ou ressentir différemment : qu’à la violence intolérante on a fini par substituer son contraire caricatural usant des mêmes ressorts et raccourcis.
    À cet égard, Douglas Murray multiplie les exemples de nouvelle intolérance, tirés de polémiques parfois délirantes qui incluent des célébrités médiatiques ou universitaires et s’emballent sur les réseaux sociaux - hideux spectacle à vrai dire, où les nouveaux inquisiteurs n'ont rien à envier aux imams autoproclamés de l'islam radical.
    Mais comment résister à cette vague vertueuse ? Les conclusions du journaliste-essayiste, évidemment classé « à droite » et même menacé physiquement pour ses courageuses prises de position contre l’islamisme et l’hypocrisie européenne en matière d’immigration (dans un autre best-seller intitulé L'étrange suicide de l’Europe), ne sont pas d’un idéologue mais d’un observateur « sur le terrain » aussi sensible et plein de respect humain qu’intraitable à l’égard de la fausse vertu, qui propose d’aborder les vraies questions de la diversité humaine, s’agissant de la différence profonde entre hommes et femmes dans leur perception de l’amour physique ou de la question trop souvent évacuée de la maternité, de la vraie fraternité telle que la prônait un Martin Luther King ou de la prudence requise dans la qualification juste des victimes ou dans l’approche de l’intersexuation.
    Et si nous nous parlions autrement que par mails et tweets ? Et si nous cessions de tout ramener à de la politique tout en restant citoyens ? « Minimiser la différence ne revient nullement à prétendre que celle-ci n’existe pas », conclut Douglas Murray, « Il serait ridicule de supposer que la sexualité et la couleur de peau ne signifient rien. En revanche, partir du principe qu’elle signifient tout nous sera fatal ».
    Sur quoi, sœurs et frères, parlons d’autre chose, allons faire un tour dans les bois faute de pouvoir garder la distance sociale dans les bars, baisons tranquillement à la maison ou cultivons nos géraniums comme le vieux Godard, rions avec Rabelais et Molière et soyons réellement déraisonnables sans trop nous décapiter…
    Douglas Murray, La grande déraison. Race, Genre, Identité. Traduit de l’anglais par Daniel Roche. L’Artilleur, 457p.

  • Ceux qui ne font que passer

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    Celui qui va et vient entre les deux infinis / Celle qui vaque le nez qui voque au vent / Ceux qui font aller, allez, allez / Celui qui a un pied dans la trombe / Celle qui prend son temps du bon pied / Ceux dont le corps repose sur le billard / Celui qui scrute l’avenir radié / Celle qui vous remercie d’exister et vous lui répondez qu’y a pas de quoi alors elle: mais si / Ceux qui se disent qu’une vie ne vaut pas qu'on tue l’aura / Celui qui se vante encore du va-et-vient en roulant les mécaniques de son Rollator / Celle qui affirme que le sexe est clairement une composante surévaluée de la donnée existentielle qui précède décidément les essences et par ailleurs on peut citer Sartre en note de bas de page / Ceux qui sont dans le vent et de plus en plus conscients de la dangerosité nouvelle des cellules orageuses sur le Jura Nord / Celui qui règle son GPS sur l’option coup d’un soir / Celle qui n’exclut pas un séjour momentané au Purgatoire / Ceux dont les médias proclament qu’ils vont se retrouver dans les étoiles avec Henri Bergson et Nana Mouskouri, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • De la vie des gens

    freud.large-interior.jpglittérature
    L'humanité profonde de William Trevor, modulée par ses nouvelles . 

    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.

    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”.
    Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...

    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation.
    Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.

    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...

    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p.

  • La recherche de Knausgaard n’est pas du temps perdu

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    Le Rêveur solidaire (5)
     
    Taxé plus ou moins abusivement de « Proust norvégien », Karl Ove Knausgaard a séduit des centaines de milliers de lecteurs avec son autobiographie en six volumes où il a choisi de dire tout ce qu’on évite d’avouer à l’ordinaire, avec une honnêteté hypersensible rare et un charme rugueux sans pareil. Dans Aux confins du monde, on le retrouve entre seize et dix-huit ans, bien et mal dans sa peau comme nous tous…
    Vous n’en avez peut-être rien à souder, mais moi ça me parle, et je ne suis pas seul. Si ça ne vous intéresse pas de savoir ce que ressent un jeune Norvégien qui se réveille avec un slip poisseux de sperme et n’en trouve pas de rechange vu que sa mère récemment divorcée les a tous balancés à la lessive la veille - si vous n’êtes pas un peu gêné avec lui, je pourrais vous dire de passer votre chemin…
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    Vous pensez qu’il y a des choses qu’un écrivain ne doit pas dire ? Vous pensez que le respect humain impose la protection de ses proches ? Vous trouvez nul le fait de parler de soi comme ça, de dégommer son père après sa mort au prétexte qu’il a été trop dur, de raconter comment on a trompé son ex pendant le temps d’un premier mariage raté, de parler de sa deuxième femme et de ses enfants sans flouter leurs prénoms, bref de déballer tout le magma de sa vie qui ne regarde personne – vous trouvez ça au-dessous de tout, juste digne d’une époque en mal d’indiscrétion et de scandale ?
    Or je vous donnerais raison sur toute la ligne, sauf dans le cas de Karl Ove Knausgaard qui ne fait pas, vous l’aurez deviné, que parler de ses slips moites, de son entourage proche et de ses tribulations d’enfant, d’adolescent et de jeune homme évoquées de manière non chronologique dans les trois premiers tomes du cycle autobiographique intitulé Mon combat (Mein Kampf en version allemande, non mais !), son autobiographie représentant déjà plus de 1700 pages, auxquelles s’ajoutent aujourd’hui les 650 pages d’Aux confins du monde.
    Mais alors de quoi parle, beaucoup plus largement, et nous concernant tous, cet écrivain qui n’est remarquable ni par un style littéraire exceptionnel ni par l’originalité de ses idées ou de ses vues sur l’humanité ?
    Je dirai qu’il parle de la vie : de sa vie qui nous ramène illico à notre vie à la fois ordinaire et tout à fait unique pour peu qu’on la regarde vraiment - et Knausgaard a le don de restituer, avec des riens, cet aspect à la fois inouï et jamais vu de notre présence au monde, sans recourir à aucun effet.
    À propos de la forme apparente de l’autobiographie de Knausgaard, dans un reportage plutôt sympathique au demeurant, le journaliste français David Caviglioli (en 2014, dans L’Obs) écrivait que « le texte ressemble à un blog de 3000 pages, sans aucune forme de reconstruction littéraire, mal écrit, plein de clichés à deux sous et de digressions qui ne mènent nulle part ». Or cette appréciation, à la fois superficielle et injuste, relancée par un Pierre Assouline dans un article plus méprisant encore, où il était question d’un « Brad Pitt norvégien » dont les observations se réduiraient à une « morne plaine », me semble passer complètement à côté de la forme et du contenu réels d’une œuvre qui, sous l’apparent naturel non contrôlé de sa remémoration, frappe de plus en plus par une élaboration organique et une « musique » dont il émane, comme dans ses évocations si plastiques de la nature, une beauté aussi émouvante que celle de la vie.
     
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    Ni Proust ni Anna Todd
    Ceci noté, est-il légitime de parler de « Proust norvégien » à propos de Knausgaard, compte non tenu de l’égale longueur des deux œuvres et de leur ancrage dans la remémoration ?
    Ne serait-ce que sous quatre aspects, la comparaison ne tient pas debout. D’abord parce que la société bourgeoise et aristocratique décrite par Proust n’a rien à voir avec la classe moyenne scandinave dans laquelle baignent les personnages de Knausgaard. Ensuite parce que lesdits personnages sont, chez celui-ci, calqués sur des personnes vivantes, alors que chacun des personnages de Proust procède du collage de plusieurs « modèles ». En outre, le « moi » du Narrateur de la Recherche du temps perdu se distingue de la personne de Proust, alors que Karl Ove se pose en sujet sans masque. Enfin et surtout, la prodigieuse organisation psychologique et littéraire proustienne, l’immense brassage qu’elle opère de tous les savoirs et la féerie poétique de sa langue ne sauraient se comparer avec la chronique autobiogaphique de Knausgaard, d’ailleurs le premier à contester ce rapprochement.
    Cependant l’on pourrait dire qu’il y a, bel et bien quelque chose de proustien dans le processus de remémoration de l’hypermnésique auteur norvégien et dans sa façon de restituer une sorte de présent hors du temps, ponctué de dialogues d’une fraîcheur lustrale. La quarantaine passée, il revient ainsi à des épisodes de sa vingtaine approchante et des années précédentes où l’impatience de perdre son pucelage se fait pressante sur fond de sentiments beaucoup plus romantiques, et la lectrice ou le lecteur s’y retrouveront à tout coup en dépit des différences entre générations. Si le délire proustien de la jalousie n’y est pas du tout, la dimension affective est en revanche omniprésente chez Knausgaard autant que chez le terrible Marcel…
    A contrario, et quoique prétendent ses détracteurs quand ils invoquent la platitude de son récit, Knausgaard se situe à cent coudées au-dessus du feuilleton autobiographique d’une Anna Todd, pur produit de l’insignifiance « à confesse » typique des réseaux sociaux et de leurs followers, où n’importe quel papotage devient publiable et même « super-vendeur »…
    La vie, rien que la vie ressaisie
    Son bac en poche, Karl Ove avait dix-huit ans lorsqu’il s’est pointé dans le bled portuaire de Håfjord, au nord de la Norvège où il était censé enseigner, avec l’aspiration secrète d’écrire des nouvelles et le projet de devenir un aussi grand écrivain qu’Hemingway, on peut rêver. Ainsi commence Aux confins du monde, avec l’arrivée du jeune homme immédiatement confronté à des élèves à peine moins âgés que lui, et des filles - aïe les filles !
    Et dès le début de son récit, plus encore peut-être que dans La Mort d’un père, Un Homme amoureux ou Jeune homme, vous vous y retrouvez. Ce ciel bleu pur au-dessus du fjord, ces maisons vues comme sous une loupe, ces gens qui se connaissent tous et qui zyeutent le nouveau prof en blouson de cuir genre rocker, vous connaissez tout ça à votre façon. Vous n’avez peut-être jamais vu un fjord, mais est écrivain celui qui vous le fait apparaître, comme vous avez « vu » Bergen ou ces bords de mer nordiques…
     
    Un miroir où chacun se retrouve
    La vie, ce serait ce mélange de curiosité et de réserve timide. Ce serait cette première liberté mais encore tant de gaucherie, et la crainte de bander quand deux élèves filles se pointent chez vous pour voir de quoi vous avez l’air. La vie entre dix-huit et seize ans, revue à rebours, ce serait l’impatient besoin de coucher, mais aussi tout le reste qui fait rager ou rougir, pleurer ou rugir. Et à chacune et chacun, les épisodes souvent incongrus ou cocasses de cette chronique si personnelle rappelleront des scènes de la même espèce.
    Le père de Karl Ove, si coincé et menteur, souvent si blessant, qui se la joue comme on dit, te rappelle par contraste ton propre paternel si doux et si parfaitement honnête. Quand l’oncle maternel, à la table du grand-père paysan, se met à pontifier sur Heidegger, vous revivrez peut-être la même scène avec quelque cousine pédante, et la vie ce serait peut-être de se demander, pour un garçon rougissant devant sa mère qui prononce le mot homo, si lui-même ne le serait pas ; ou, si l’on est une fille réputée chrétienne, comment ne pas céder à un garçon trop pressant ? Et voici que la mère de Karl Ove, si sévère à l’égard de son père, se met à plaider contre toute attente, pour les qualités insoupçonnées de celui qui vient de la quitter. Allez comprendre la vie…
    Vous qui estimez que Le Temps retrouvé est l’un des plus beaux livres qui soient, vous savez aussi que, par delà les distinctions académiques entre grands et moins grands écrivains, certains livres participent, même plus humblement, de la même recherche d’une vie plus vraie, aussi ne perdrez-vous pas votre temps en compagnie de mon ami Karl Ove…
    « Et puis il y avait cette lumière, sombre en bas, parmi les hommes et les choses des hommes, pleine d’une sorte de pénombre ciselée qui, éparpillée dans la clarté mais sans la posséder ni la soumettre, se contentait de l’atténuer ou la ternir pendant que, tout là-haut au firmament, elle éclatait de pureté.
    « Ravissement.
    « Et puis il y avait le silence. Le bruissement de la mer là-bas, nos pas sur le gravier, un bruit par-ci par-là quand quelqu’un ouvrait une porte ou appelait, tout était enveloppé de silence, comme s’il montait de la terre, émanait des choses et nous enveloppait d’une façon que je ne formulai pas comme originelle mais ressentais comme telle, car je pensais au silence des matins de Sørbøvåg quand j’étais enfant, le silence sur le fjord, à l’abri du versant de Lihesten, à demi caché par la brume. Le silence du monde. Il était là aussi pendant que je montais le côte, ivre, avec mes nouveaux amis et, bien que ni lui ni la lumière ne fussent l’essentiel, ils comptaient pour leur part.
    Ravissement.
    Dix-huit ans et en route pour faire la fête »…
     
    Karl Ove Knausgaard. Aux confins du monde. Mon combat, Livre IV. Traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet. Denoël, 647p.

  • 2666

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    Pour tout dire (116)

     

    Une lecture traversante du fascinant dernier roman-gigogne de Roberto Bolano, paru un an après sa mort et constitué de cinq livres en un.

    1. Sur La partie des critiques, première section.

    Ce n’est pas sans réserve qu’on entre dans ce roman de 1352 pages,  mais une fois qu’on y est on y est bien. Une première hésitation tient à la dimension de l’ouvrage, constitué de cinq romans collés ensemble pour n’en former qu’un,  cela donnant un énorme volume tout à fait  mal pratique dans son édition de poche. Et puis, et surtout, certaine adulation plus ou moins convenue, typique aujourd’hui des engouements suscités par les livres qu’on dit « cultes », voire « cultissimes », ne peut qu’engendrer certaine méfiance – du moins est-ce mon cas. Or, sans entrer vraiment « à reculons » dans la lecture de 2666, j’attendais tout de même d’être séduit ou séduit sans aucune contrainte extérieure, et ce fut le cas dès les dix ou vingt premières pages, me régalant aussitôt et sans discontinuer jusqu’au terme de la première section intitulée La partie des critiques et lisible comme un tout cohérent, non sans appeler aussitôt la suite.

    Ce qu’il faut dire en premier lieu, c’est que 2666 sent bon la littérature. J’y ai retrouvé, pour ma part, ce mélange de bien-être profond et de griserie, de confort mystérieux  et de vive curiosité qui a marqué mes lectures d’enfant et d’adolescent, de Vincenzo à Michel Strogoff ou de Moravagine à Alexis Zorba, entre cent autres livres découverts de dix à dix-huit ans, avant d’accéder à une littérature, disons : plus littéraire, dont les premiers grands moments furent la lecture d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou, beaucoup moins connus, de Je ne joue plus ou du Retour de Philippe Latinovicz de Miroslav Karleja,.

    La première partie de 2666 nous replonge, ainsi, dans le climat de ferveur inconditionnelle lié aux découvertes plus ou moins exclusives d’une espèce de club occulte se transmettant, par dessus les frontières, des noms et des titres - et voici redéfiler L’institut Benjamenta de Robert Walser ou Le métier de vivre de Cesar Pavese, Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou Hordubal de Karel Capek, Le pavillon d’or de Yukio Mishima ou Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, entre tant et tant d’autres.

     

    images-4.jpegLe mystère du romancier invisible, voire inaccessible, moins photographié qu’un Blanchot ou qu’un Michaux, et pourtant considéré comme le plus grand auteur allemand de la seconde moitié du XXe siècle, forme ce qu’on pourrait dire le trou noir de la première partie de 2666, dans lequel s’engagent crânement quatre jeunes critiques européens réunis par leur commune passion. Celle-ci s’incarne en la personne de Benno von Archimboldi, dont les nombreux livres suscitent un peu partout un croissant intérêt, à commencer par celui de nos quatre critiques, à savoir Pelletier le Français, Espinoza l’Espagnol, Morini l’Italien et Liz Norton l’Anglaise de Londres qui partagera son cœur et son corps avec les trois autres.

    On le sait évidemment : les critiques littéraires, et notamment ceux de de la caste universitaire, ne représentent pas, du point de vue romanesque, les plus captivantes incarnations du cheptel humain. Les quatre protagonistes de 2666 ne font pas vraiment exception à la base, mais l’auteur va les « travailler » au corps en sorte de donner, au fil de leurs expériences, consistance humaine et « poétique » à leur inconsistance. À travers les années, devenant bonnement les spécialistes mondiaux de l’œuvre d’Archimboldi, en concurrence directe avec leurs rivaux allemands, l’on suit l’évolution, de colloques internationaux en réunions de toute espèce aux quatre coins de la planète, de tout un petit monde de touristes universitaires de plus ou moins haute volée accroché aux « basques » de l’écrivain « culte », candidat au Nobel et fuyant comme le furet du bois joli. Pendant ce temps, l’on assassine des centaines de jeunes femmes au nord du Mexique, où nos critiques finissent par débarquer en s’imaginant que l’écrivain y rôde…

    Malgré les apparences, le vrai sujet de La Partie des critiques ne se borne pas à un tableau balzacien des facultards se la jouant « spécialistes de » et se royaumant de par le monde en multipliant les intrigues. À part ses innombrables digressions enchâssant moult histoires étonnantes dans le corps du récit, le roman progresse, quasi souterrainement, vers on ne sait quel « cœur des ténèbres » ponctué, de loin en loin, par des épisodes d’une soudaine violence sur fond de menées « purement littéraires ». Ainsi voit-on Espinoza et Pelletier, qu’on pourrait taxer de « puceaux de la vie », se révéler soudain de possibles tueurs en s’acharnant sur un malheureux chauffeur de taxi pakistanais…

    De même voit-on se développer, sous la narration fluide et plaisante en apparence, un sous-récit plus inquiétant, ponctué de séquences parfois délirantes, lyrique ou oniriques, auquel s’ajoute la voix d’un nouveau protagoniste, critique chilien celui-ci, au nom également italianisant d’Amalfitano et qui commandera la partie suivante…

    images-3.jpeg2. Sur La Partie d'Amalfitano

    Une douce folie littéraire imprègne La partie des critiques, première section de 2666,qui va s’accentuer crescendo dans La partie d’Amalfitano, dont le protagoniste, professeur et critique chilien, apparaît à Santa Teresa, au nord du Mexique, où ont débarqué les spécialistes d’Archimboldi sûrs de trouver celui-ci en ces lieux perdus.    

    Or, avant de poursuivre, on remarquera que, sur les 248 premières pages de La Partie des critiques, pas une seule n’aura jamais évoqué le contenu des œuvres d’Archimboldi, comme si cela constituait le dernier des soucis des commentateurs du grand écrivain, en revanche impatients de le rencontrer et de se faire photographier avec lui.

    Ceci rappelé, l’observation de Roberto Bolano va porter, dans La partie d’Amalfitano, sur des réalités » littéraires » encore plus extérieures, voire décalées, dans le sillage de personnages échappant en outre aux normes académiques, à commencer par Lola, l’extravagante épouse d’Amalfitano, mère de la jeune Rosa et fuyant à n’en plus finir à la recherche d’on ne sait quoi, folle d’un poète qui l’a baisée avant de se retrouver dans un asile psychiatrique où il l’ignore quand elle vient l’y relancer.

    Lola est en somme le type de la « groupie » littéraire, qui n’en finit pas de se féliciter d’avoir été baisée par un poète et rêve ensuite de le sauver de lui-même. Plus précisément,le poète en question, au demeurant sans intérêt particulier, est supposé coucher avec un ami philosophe, du moins à en croire les ragots. Ainsi Lola se sent-elle la mission sacrée de le « délivrer ». On connaît ce genre de délire…

    L’épisode s’inscrit dans une longue suite de péripéties racontées par Lola à Amalfitano au fil de lettres constituant autant de digressions romanesques. Ensuite,le récit va basculer du côté d’Amalfitano et de sa fille Rosa qui, d’Espagne où ils vivaient jusque-là, vont migrer au Mexique où le prof est appelé à enseigner à Santa Teresa. Du coup, le thème des filles assassinées resurgit, dont on sent qu’il préoccupe sourdement le père de Rosa.

    Rien cependant du roman noir dans  La partie d’Amalfitano, qui voit le protagoniste évoluer vers des états alternés de déséquilibre psychique et de lucidité aux manifestations des plus singulières.  C’est ainsi que, dans l’esprit de Marcel Duchamp, il va suspendre un traité de géométrie à l’étendage, en plein air, afin de le mettre à l’épreuve de la pluie et du vent, non sans amener sa fille à se poser, comme lui d’ailleurs, des questions sur son état mental.

    Le rapport entre « la littérature » et « la vie » est d’ailleurs un thème récurrent dans 2666, dont la progression narrative, dans ce deuxième volume, accentue d’ailleurs le glissement du récit vers « la vie », notamment avec l’apparition d’un jeune homme assez inquiétant, fils du recteur de l’université professant le nihilisme le plus cynique et se flattant de participer à des jeux violents.

    À la littérature, la vie se mêle aussi par le truchement de la politique, dans La partie d’Amalfitano, mais là encore « par la tangente », s’agissant des rapports des écrivains mexicains avec le pouvoir ou d’un livre creusant la question des origines de l’homme américain, plus précisément chilien, en rapport avec la vieille culture des Araucans, ou Mapuches, dont Amalfitano finit par se demander si l’auteur n’est pas un certain Pinochet…

    Formellement moins accomplie, et surtout plus déroutante, que la première section de 2666, La Partie d’Amalfitano nous captive cependant, avec ses errements entre folie et phénomènes paranormaux (où le rêve continue de jouer un rôle majeur), dans la mesure où nous lui savons une suite, qu’elle appelle de toute évidence. Ce deuxième roman tiendrait-il « la route » en tant que tel ? On peut se le demander. Chose certaine en revanche : son magma narratif bouillonne comme dans un chaudron, duquel on s’attend à voir surgir... ce qu’on va voir.

     

    images-4 2.jpeg3. Sur La partie de Fate.

    Il est toujours intéressant de voir, ou de sentir plutôt, de l’intérieur, à la lecture d’une roman d’envergure, à quel moment ce qu’on pourrait dire le « grand dessein » de l’auteur cristallise  embarquant véritablement le lecteur.

    Dans la suite du roman-gigogne que représente 2666, la chose se précise et s’amplifie puissamment dans la troisième section intitulée La partie de Fate, dont le protagoniste va retrouver, au Mexique, ceux de La Partie d’Amalfitano sur fond de sombre drame marqué par les disparitions et les assassinats de femmes déjà cités à plusieurs reprises jusque-là.

     

    Ce troisième roman-dans-le-roman commence à New York, dans le quartier noir de Harlem, lorsque Quincy William, connu sous le nom d’Oscar Fate dans la revue où il travaille, perd sa mère et s’apprête à partir en reportage à Detroit pour y rencontrer un certain Barry Seaman, auteur d’un livre de cuisine intitulé Mangez des côtelettes avec Barry Seaman.

    Comme on l’aura déjà deviné, puisque la revue Aube noire traite surtout de politique et des  « frères » Blacks, ce n’est pas la gastronomie qui intéresse Fate mais le passé de Seaman, lié à la fondation des

    Black Panthers. Or le personnage va se déployer de la manière la plus inattendue, puisque, emmenant Fate dans une église, c’est du haut de la chaire de celle-ci qu’il prononce une suite de discours portant sur les thèmes du danger, de l’argent, des repas, des étoiles et de l’utilité… digressions constituant autant d’éclairages sur Barry Seaman tout en rappelant à Fate son premier papier consacré au dernier vieux communiste authentique de Brooklyn, qui l’a fait classer dans les chroniqueurs du « pittoresque

    sociologique ».

    Par la suite, Fate va se trouver envoyé, par la rédaction d’Aube noire, au nord du Mexique où, en remplacement d’un chroniqueur sportif récemment décédé, il est supposé rendre compte d’un match de boxe entre deux illustres inconnus.

    Aussi « improbable » que l’installation d’Amalfitano, prof de philo espagnol et critique, dans la ville mexicaine de Santa Teresa, proche du désert de Sonora où ont été retrouvés de nombreux cadavres de femmes, le voyage de Fate en ces mêmes lieux  s’inscrit pourtant dans la logique un peu somnambulique, et tout à fait cohérente au demeurant, de ce roman-labyrinthe se peuplant peu à peu de nombreux personnages de premier ou de second plan dont chacun trimballe une autre histoire. À Santa Teresa, Fate va d’abord découvrir l’univers de la boxe, en compagnie de divers autres chroniqueurs sportifs avérés, et tout un petit monde plus ou moins interlope dont se détache le nommé Chucho Flores, en lequel il va découvrir l’amant d’une jeune femme d’une grande beauté, prénommée Rosa et fille du professeur Amalfitano, dont lui-même s’éprendra.

    Si le match de boxe auquel Fate est supposé assister pour en rendre compte dans sa revue est expédié en un rien de temps et n’aura intéressé le journaliste que par ses à-côtés, c’est dans l’ univers des bars et de boîtes de Santa Teresa, qu’il fréquente la nuit, que l’idée lui vient d’enquêter sur la disparition des femmes. Dans le même temps, s’étant rapproché de Rosa Amalfitano, il accepte d’accompagner une consoeur au pénitencier de Santa Teresa où elle compte interviewer un suspect des assassinats.  

    Passons cependant sur les multiples péripéties du récit, pour insister sur la trame narrative à la fois limpide et complexe, fluide et buissonnante, et sur l’atmosphère de plus en plus étrange, inquiétante, folle parfois,  de cette troisième section où le Mal court et s’incarne, soudain, comme dans telle ou telle pages des Démons de Dostoïevski, à l’apparition du tueur présumé…

    On se trouve alors au seuil de La partie des crimes, dont traiteront les 400 pages suivantes…

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    4. Sur La partie des crimes, quatrième section de 2666, roman-gigogne de Roberto Bolaño.

    À la fin du troisième roman-dans-le-roman que constitue La partie de Fate, il est écrit que les multiples assassinats de femmes commis dans la région de Santa Teresa, auxquels on ne semble guère accorder d’attention en haut lieu, cachent le « secret du monde ».

     

    Or La partie des crimes, quatrième section de 2666, va consacrer quelque 430 pages à ces morts atroces. Dans le roman, le premier crime répertorié date de janvier 1993, et le dernier de 1997, et le nombre des mortes est estimé à 200 ou 300. Mais en réalité, les faits se sont étalés sur une plus longue période, et le nombre des victimes est parfois estimé à plus de 2000. Car les faits sont là : le roman de Roberto Bolaño ne procède pas d’une imagination morbide, tout nourri d’une tragédie contemporaine innommable, dont Ciudad Juarez (le Santa Teresa du roman) fut (et reste) l’infernal décor.

    Selon les chiffres d’Amnesty International, plus de 2000 femmes ont disparu à Ciudad Juarez depuis une vingtaine d’années. Selon d’autres sources, plus de 2500 femmes auraient disparu. Les chiffres concernant l’intervalle de 1993 à 2003 font état de 300 femmes assasinées. La plupart avaient entre 12 et 25 ans, étaient d’extraction sociale modeste et furent enlevées, torturées, violées, parfois mutilées, toujours étranglées, selon un rituel répétitif en de très nombreux cas. Ainsi a-t-on pu parler de deux serial killers, dont aucun ne fut pourtant identifié formellement.

     

    images-17.jpegDe cette terrifiante histoire criminelle, le journaliste et écrivain Sergio Gonzalez Rodriguez, spécialisé jusque-là dans le domaine culturel ( !) a tiré une longue enquête sur le terrain, maints articles et un livre, Des os dans le désert, publié au Mexique en 2002 et traduit en français en 2007 aux éditions Passage du nord/ouest.

     

    Quant à Roberto Bolaño, dont le livre parut en 2004, donc un an après sa mort, c’est en romancier-moraliste, et parfois en romancier-poète, qu’il ressaisit cette inhumaine matière humaine d’une rare cruauté et d’une non moins insondable tristesse.

    S’il cite précisément un journaliste-écrivain du nom de Sergio Gonzalez, comme il relate la venue, à Santa Teresa, d’un certain Albert Kessler, expert américain dans le domaine des tueurs en série (Robert K. Ressler en réalité, auteur de Chasseurs de tueurs et consultant pour Le silence des agneaux ), Roberto Bolaño transpose les faits en fiction plus-que-réelle avec une saissante puissance d’évocation, combinant une topologie hyper-précise (quoique fictive) et toutes les composantes sociales et psychologiques d’un grand roman à multiples personnages.

     

    images-16.jpegIl y a, d’abord, la cohorte des victimes, dont nous saurons chaque nom et chaque détail des sévices subis, et dont la litanie évoque une sorte de Livre des Mortes. Mais la plupart n’étant « que » des ouvrières des maquiladoras de la zone industrielle, ou « que » des prostituées, seront vite jetées à la fosse commune, et leur affaire classée. Comme le relèvera le« vrai » Sergio Gonzalez, les autorités minimiseront la portée de ces morts, quand ils ne les nieront pas, sur fond de corruption ou de terreur exercée par les narcotrafiquants. De même les journalistes trop curieux seront-ils surveillés de près, et parfois liquidés.

    Du côté des criminels, présumés ou avérés, seul le personnage de Klaus Haas, dans le roman, se trouve développé. Ingénieur en informatique, commerçant un peu louche, ce « gringo » est emprisonné comme le fut, en 1995, un chimiste égyptien soupçonné de multiples meutres et qui ne fut probablement qu’un bouc émissaire pour la police et le gouvernement. Dans le roman, Haas pose en victime innocente tout en manipulant la presse et la police en témoin des ténèbres carcérales.

    Si le vrai Sergio Rodriguez a pointé l’incurie des autorités mexicaines avec virulence – et au péril de sa vie -, Roberto Bolaño, en romancier de grand souffle, vise plutôt l’immersion et la perception progressive du mal profond de toute une société, impliquant à la fois la corruption étatique et sociale, la culture et les mentalités découlant d’une tradition machiste du viol et de la domination masculine en général.

    Il n’est point vraiment de « héros positif » tout pur dans La partie des crimes, dont le plus attachant, jeune policier de vocation du nom de 

    Lalo Cura, représente le dernier né d’une famille dont les mères ont toutes été violées, une génération après l’autre. Non moins capable d’attention compatissante, l’inspecteur Juan de Dios Martinez, amant de la directrice d’un asile psychiatrique d’une remarquable solidité, connaîtra des vertiges de tristesse proportionnels aux abominations qu’il découvre. Autres figures activement opposées à tout consentement : la voyante Florita qui « sait les choses » et défend courageusement les femmes assassinées à la télévision, ou cette ancienne journaliste devenue députée qui, à la suite de la disparition d’une amie proche- elle-même mêlée à l’organisation de parties fines dans le milieu hyper-contrôlé des narcos -, entreprend de mener l’enquête puis enjoint son confrère Sergio Gonzalez d’écrire la vérité réclamée depuis des années par des associations de femmes solidaires refusant d’admette le pire.

    Or à quoi tient «le pire » ? Où est donc ce fameux « secret du monde » ? Dans l’archaïque cruauté de l’homme ? Dans la domination masculine qui se résume, à un moment donné, par la sidérante anthologie de blagues misogynes débitée lors d’une beuverie de flics épuisés ? Dans l’acculturation désastreuse d’une ville-monde faisant office de dépotoir social au seuil des States  et de plaque tournante du trafic de drogue ? Dans le pouvoir sans partage d’une classe dirigeante pourrie ? Dans le mal ancré au cœur de l’homme ?

    Roberto Bolaño ne prêche pas plus qu’il ne démontre quoi que ce soit : il montre, et La Part des crimes, comme les derniers romans-fables de Cormac McCarthy (Non ce pays n’est pas pour le viel homme ou La Route), nous fait traverser les plus sombres ténèbres, non pour ajouter au désespoir ambiant (ou à quel complaisant nihilisme) mais pour aiguiser au contraire, au plus profond de l’âme du lecteur, son rejet de l’abjection et sa nostalgie de la lumière.

     

    5. Sur La Partie d’Archimboldi, cinquième section du roman-gigogne de Roberto Bolaño.

    On se rappelle la noire tirade du cinquième acte de Macbeth en arrivant au terme de la lecture des 1353 pages de 2666 de Roberto Bolaño, dernier roman en cinq livres de l’écrivain chilien mort en 2003, en Espagne, à l’âge de 50 ans :« La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur /Qui se pavane une heure sur la scène / Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire / Racontée par un idiot, pleine de bruit et de furerur. / Et qui ne signifie rien ».

    Ce qui donne, dans la langue de Shakespeare : « Life’s but a walking shadow ;a poor player , / That struts and frets his hour upon the stage,/ And then is heard no more : it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing ».

    « Rien » vraiment ? Ce n’est pas, cela va sans dire, à quoi se réduit la signification de la tragédie, dont la conclusion nihiliste de Macbeth n’est qu’un aspect, recoupant la désespérance, à la fin de 2666, de la vieille sœur chérie du protagoniste, Lotte de son prénom, confrontée à un nouvel avatar du Mal, quelque part au Mexique et cinquante ans après la chute du Reich…

    Bolano-R..jpgÀ vrai dire, le dernier roman de Roberto Bolaño, paru à titre posthume en 2004, est l’un des livres contemporains les plus riches de sens et de (sombre) poésie qui se puissent trouver, dont la quatrième et la cinquième partie ne cessent de se densifier et de s’intensifier. Après la terrible Partie des crimes, déployée comme un hypnotisant Livres des mortes, en lugubre rappel romanesque des centaines de meurtres de femmes perpétrés aux abords de Ciudad Juarez (Santa Teresa dans le roman), La partie d’Archimboldi nous ramène au début du XXe siècle  en Allemagne où, en 1920, une borgne et un boiteux revenu de la Grande Guerre mettent au monde un enfant pas comme les autres, géant ressemblant à une algue à sa naissance et qui développera, bientôt, une étrange propension à l’apnée, un intérêt marqué pour les fonds marins et une vie onirique intense.

    Tel est en effet le jeune Hans Reiter, dont l’évocation des premières années  rappelle les bons vieux romans d’apprentissage de l’Allemagne romantique, du côté de Jean Paul Richter. Après lecture, c’est d’ailleurs comme une grande courbe qu’on distingue dans l’évolution du livre, du romantisme allemand très imprégné de nature aux convulsions extrêmes de l’expressionnisme. Pour le dire autrement, on pourrait préciser que le roman allemand du Chilien transite de Novalis au Tambour de Günter Grass ou même aux Bienveillantes de Jonathan Littell, ou encore de Döblin (explicitement cité par le protagnoiste) à W.G. Sebald. Plus précisément encore, s’agissant de celui-ci,l’évocation hallucinante des bombardements en tapis, dans 2666, rappelle les pages insoutenables que Sebald consacre, dans Une destruction, à l’anéantissement vengeur des villes allemandes par les Alliés, à la toute fin de la guerre.

    images-19.jpegRoberto Bolaño est un fou de littérature (fou de lecture et fou d’écriture), et pourtant rarement un écrivain contemporain, dans le sillage (style non compris) du Voyage au bout de la nuit, n’aura brassé tant de matière vivante avec autant de puissance évocatrice, à  croire qu’il est allé partout en personne, sur le front de l’Est et dans les souterrains de tel château des Carpates, dans le fouillis d’un éditeur berlinois de l’immédiat après-guerre ou dans le dédale des jardins intérieurs vénitiens, entre autres innombrables lieux hantés par de non moins innombrables personnages merveilleusement présents, à tous les étages de la société.

    À la fin de La partie des critiques, premier des romans-dans-le-roman de 2666, le fameux romancier allemand Benno von Archimboldi, pressenti pour le Nobel, se trouvait plus ou moins localisé à Santa Teresa, sans apparaître vraiment, aussi insaisissable qu’un Salinger ou qu’un Pynchon des décennies durant. Sur les 250 premières pages de la quintuple fresque, le protagoniste, tout « écrivain culte » qu’il fût, n’était qu’un objet faire-valoir pour Madame et Messieurs les critiques spécialistes mondiaux de son œuvre, dont le contenu n’apparaissait guère plus – suprême ironie de l’auteur.

    Or c’est du côté de la vie que nous ramène La Partie d’Archimboldi, au fil d’un roman qu’on pourrait dire picaresque mais qui n’est pas plus un « roman de guerre » que La Partie des crimes n’était un thriller à  serial killers. En fait, Roberto Bolaño se joue des genres autant qu’il joue avec ceux-ci, sans donner jamais dans ce qu’on pourrait dire l’exercice de style ou l’ acrobatie littéraire. Il y a chez lui la candeur des vrais passionnés, communiquée au merveilleux Hans Reiter – le futur Benno von Archimboldo, dont le pseudo renvoie (vendons la mèche !) au réformateur mexicain Benito Juarez et à l’archiconnu peintre de fruits et légumes italien, et qui écrira livre sur livre après avoir vécu plusieurs vies en une.   

    bolac3b1o-portrait.jpgSi c’est devenu un lieu commun que de parler du « cauchemar » du XXe siècle, avec ses guerres et ses génocides, le plus étonnant est qu’on parcourt ce « tunnel du temps », au côté du jeune Hans Reiter, avec la sensation de rêver éveillé sans cesser de se rappeler la « vérité »historique. Ainsi de l’épisode tout à fait saisissant du fonctionnaire d’Etat, dans un bled de Poméranie, qui voit soudain débarquer un train de Juifs grecs supposés finir à Auschwitz, et qu’il lui faut « gérer » par ses propres moyens, en « opérant » comme il le peut avec peu de personnel, la nuit en douce. Dans la même veine, oscillant entre réalisme et fantastique, la destinée tragi-grotesque du général roumain Entrescu, au membre viril mythique, et finissant crucifié par ses hommes, rend puissamment le mélange détonant d’érotisme et de fureur démente de l’insensé carnage.

    Or le plus étonnant peut-être, et le plus manifeste dans cette dernière partie aux dehors parfois apocalyptiques et fuligineux, tient à la remarquable limpidité de la narration  et à sa profonde poésie.

    Hemingway dit quelque part  que le plus difficile, pour un écrivain, consiste à fondre la poésie et la prose (comme on le voit chez un Faulkner ou un Céline), et sans doute est-ce à ce mélange de réalisme fantastique et de lyrisme, de lucidité tranchante et de tendresse, de force expressive quasi brute et de délicatesse (notamment filtrée par les trois personnage féminins magnifiquement dessinés de l’éditrice érotophile, de l’amante tuberculeuse et de la sorella dolorosa), de tragique et d’humour, que tient la grandeur et l'originalité incomparable de 2666.

    S’il n’est pas styliste à ciselures comme un Céline, Roberto Bolaño n’en atteint pas moins, dans la masse mouvante de 2666,et jusque dans ses imperfections formelles et autres longueurs occasionnelles, une forme ressortissant à la transfiguration poétique. Sous les dehors d’un raconteur inépuisable en matière de digressions et d’histoires enchâssées, Roberto Bolaño ne cesse d’affronter, enfin, la question du Mal.  Question sans autre réponse, en l’occurrence, que celle du roman lui-même. Dont le titre est lui-même question…  

    Roberto Bolano. 2666. Gallimard, Folio, 1358p.

     

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  • La chronique, charme de paix, arme de guerre...

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    Le rêveur solidaire (3)
    Contre la fuite du temps et la perte du sens, trois chroniqueurs à pattes d'écrivains modulent, sur des tons très personnels et des styles non moins vifs, cet art combinant travail de mémoire et commentaire des temps qui courent, almanach fantaisiste ou fronde résistante. Dans Résumons-nous, voici l'irréfutable Alexandre Vialatte retrouvé en ses débuts juvéniles dans l'Allemagne de la montée du nazisme, entre autres émerveillements saisonniers; avec Mes indépendances, Kamel Daoud affronte les démons du terrorisme en Algérie et célèbre la belle et bonne vie; et Jean-Francois Duval se rit lui aussi des idéologies mortifères, tout en distillant un Bref aperçu des âges de la vie en épicurien doux-acide...
     
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    Alexandre Vialatte pourrait dire, à sa façon devenue parodique, que la chronique remonte à la plus haute Antiquité, à l'image de la femme des cavernes en veine de confidences et de son macho soucieux de marquer son nom aux Annales de la grotte.
    La chronique, dont le nom suggère que Chronos la travaille au corps, et qui signale justement le désir de ne pas se laisser croquer par ce monstre vorace, est bel et bien tissée de temps humain, voire trop humain comme disait un philosophe à moustache de fil de fer: elle dit les faits, bienfaits et méfaits imputables à notre espèce dans une série linéaire précisément dite chronologique ; elle déconstruit les fake news depuis la nuit des temps et rapièce tout autant de ces vérités momentanées qu'on dit éternelles ; elle a varié de forme selon les empires et les tribus ; elle ne s’est fixée dans notre langue qu'au XIXe siècle dans la forme que nous lui connaissons aujourd'hui encore, avec ses belles plumes de toute espèce et ses oiseaux bariolés plus rares, tel Alexandre Vialatte.
    Or, l’image du sémillant Auvergnat de Paris, mordant contempteur du politiquement correct avant tout le monde, mais jouant le plus souvent sur l’érudition joyeuse et la gaîté cocasse en concluant invariablement que « c’est ainsi qu’Allah est grand » – cette image de fantaisiste à nœud pap’ élégant en prend un coup à la lecture de la première partie « allemande » des plus de 1300 pages de Résumons-nous, troisième volume, après les Chroniques de la Montagne, consacré à son œuvre par la collection Bouquins.
    De fait, regroupés sous le titre vialattien au possible de Bananes de Königsberg, les textes de sa « période rhénane », courant de 1922 à 1929, témoignent à la fois de l’immédiate originalité du jeune écrivain (il est né en 1901) et de sa progressive désillusion devant l’évolution de cette Allemagne dont il avait une image idéalisée par ce que lui en chantait sa mère en son enfance, et qui se révèle sous un jour de plus en plus inquiétant, jusqu’en 1945 où il chroniquera le procès des nazis du « camp de repos et de convalescence » de Belsen dont il saura détailler l’ignoble banalité des dépositions plombée par la bonne conscience de ceux qui n’ont fait qu’obéir, n’est-ce pas…
    Le « Kolossal » au sombre avenir
    En 1922, à Mayence, le jeune Vialatte, dans son bureau de rédacteur de la Revue rhénane censée rapprocher les peuples allemand et français, écrit à son ami Henri Pourrat, futur arpenteur de la forêt magique des contes populaires, qu'il s'embête à voir « des brasseries pareilles à des cathédrales, des villas pareilles à des châteaux forts, des briquets pareils à des revolvers, des policiers semblable à des amiraux, dans ce pays de surhommes pour lequel il faut des surbrasseries, des survillas, des surbriquets et des surpoliciers ».
    Et cela ne va pas s'arranger avec les années malgré la bonne volonté de l’observateur du redressement économique de l'Allemagne, où tout n'est pas que bruit de bottes. Mais « n'importe quel grain peut germer », écrit-il, dans ce « chaos des genèses sur quoi souffle le vent de tous les enthousiasmes », et le fond d'inquiétude de ses chroniques s'accentuera jusqu'au moment où il deviendra témoin direct de l'atroce.
    Vialatte n’était pas un idéologue mais un artiste, un poète, un honnête homme, une nature aussi joyeuse que sérieuse, et son témoignage n’en est que plus marquant. C’est par respect humain qu’il vomit l’antisémitisme nazi, comme il défendra plus tard les harkis algériens lâchés par la France. Son naturel n’est « politique » que par réaction nécessaire, et la meilleure preuve en est la foison de chroniques égrenées dans son Almanach des quatre saisons, inénarrable brocante où son gai savoir fait merveille autant que dans ses éloges d’écrivains (de Buzzati à Kafka ou Audiberti, notamment) ou ses engouements de cinéphile occasionnel. Quelle sage loufoquerie et quelle lucide générosité !
     
    Le « vœu de parole » de Kamel
    Lucide et généreux : on pourrait en dire autant de Kamel Daoud, sorti de son « village de silence » pour faire « vœu de parole », selon les mots de Sid Ahmed Semiane, chroniqueur algérois saluant son compère d'Oran dans sa préface à Mes indépendances, dont le titre même marque l’écart d’une position personnelle .
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    Semiane rappelle le désastre de la guerre civile, dans les années 90, et la désespérance régnant dans ce chaos : « Il n'y avait plus rien pour faire un tout, et tout était réuni pour que rien ne soit. Chacun rendait responsable l'autre de ce qui n'était pas censé relever de sa responsabilité. Et comment dire ? Comment penser l'impensable ? Comment créer sa propre « musique » dans ce vacarme ? Kamel Daoud se jeta dans cette arène folle à ce moment précis où le seul « bien vacant » était le marché de la mort ».
    Mais en quoi cela nous concerne-t-il, et pourquoi les chroniques de Kamel Daoud nous touchent-elles ? Simplement, comme chez Vialatte, parce qu’une voix humaine s’y exprime. Parce que la parole fragmentée et avilie, émiettée en nébuleuses d'opinions vaseuses, marque aussi le monde atomisé dans lequel nous vivons, où tel président américain à la raison vacillante prétend que la vérité ne sera que ce qu'il décidera qu'elle soit !
    Ce que rappelle aussi Semiane à propos de son compère Kamel, de plus en plus vilipendé et même menacé de mort par un imam, c'est que le chroniqueur n'aura cessé vingt ans durant de « créer de la pensée quotidiennement » et de « créer du sens » dans un monde apparemment vidé de toute autre substance que celle de la pensée unique. Dans la foulée, Daoud lui-même relèvera le rôle vital de la chronique en ces années terribles, où un public nombreux et fervent trouvait un formidable exutoire.
    Diagnosticien du présent, au sens où l'entendait un Michel Foucault, le « libéral » Kamel Daoud est devenu suspect numéro un dans son pays (et ailleurs) du fait de ses positions et de la renommée internationale que lui a valu son roman Meursault contre-enquête, mais le chroniqueur n’épargne pas pour autant les alliés occidentaux des fourriers du terrorisme. Ainsi vient-il de tonner contre l’aveuglement opportuniste de l’Occident après les attentats en Catalogne !
    Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamistes, pas plus qu'ils ne flattent les tiers-mondistes hors sol, les athées dogmatiques, les néoconservateurs ou les affairistes cyniques. On y découvre une clairvoyance rare et un aplomb d'un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l'écrivain à part entière, brassant notre langue avec un allant jouissif. Et puis il voyage, et puis il aime la vie !
    Mais sa colère n’est pas moins vivace. Dans sa chronique intitulée L'Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi, parue en novembre 2016 dans le New York Times, Daoud décrit ainsi l'industrie de persuasion émanant de ce qu'il appelle la Fatwa Valley : « Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l'immense pouvoir de transformation des chaînes de TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles: les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd'hui généralisée dans beaucoup de pays - Algérie, Maroc, Tunisie, Lybie, Egypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes (comme Echourouk et Iqra), ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde ».
    Or, qu'avons-nous à opposer à la propagande théologico-politique de la Fatwa Valley ? Je me le demandais récemment, en Californie, en assistant au matraquage publicitaire des chaînes de télé américaines. Je me suis demandé aussi comment résister à la persuasion clandestine véhiculée par les big data de la Silicon Valley, ou aux vérités falsifiées des médias et de leur minable accusateur présidentiel, plus menteur qu'eux ? Kamel Daoud, pas plus qu’Alexandre Vialatte, ne nous donne de réponses « politiques » à ces questions, mais leurs chroniques sont autant d’actes libérateurs, bons pour les sens et la tête !
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    Le rêveur Duval a la sagesse folâtre
    Pareil en ce qui concerne Jean-Francois Duval, dans son Bref aperçu des âges de la vie, qui prouve qu'on peut être philosophe en méditant assis devant un couteau à pamplemousse ou en observant tendrement sa vieille mère peinant à nouer ses lacets...
    Journaliste avant d’être écrivain, Jean-Francois Duval, auteur d'une dizaine de livres, a longtemps disposé de ce sésame qu'est une carte de presse, qui lui a permis de rencontrer quelques grands auteurs et autres clochards célestes dont il a documenté la vie quotidienne et recueilli les pensées ailées. C'est à ce titre sans doute qu'il a rencontré Alexandre Jollien, qui le gratifie ici d'une préface affectueuse.
    Jolie anecdote à ce propos quand, en promenade au parc Mon-Repos lausannois dont les volières jouxtent un bassin à poissons rouges, Alexandre demande à Jean-François : « Plutôt oiseau ou poisson ? » Et Jean-François: « Plutôt oiseau, avec des ailes pour gagner le ciel ». Mais Alexandre : « Plutôt poisson, pour échapper aux barreaux»…
    Ainsi ce Bref aperçu des âges de la vie fait-il valoir de multiples points de vue qui, souvent, se relativisent les uns les autres sans forcément s'annuler, et c'est là que l'âge aussi joue sa partie.
    Puisant ses éléments de sagesse un peu partout, Duval emprunte à Jean-Luc Godard, rencontré à Rolle au milieu de ses géraniums, l'idée selon laquelle les âges les plus réels de la vie sont la jeunesse et la vieillesse. Georges Simenon pensait lui aussi que l'essentiel d'une vie se grave dans les premières années. Pour autant, Duval se garde d'idéaliser l'enfance ou l'âge de la retraite (ce seul mot d'ailleurs le fait rugir), pas plus que le commensal de Charles Bukowski n'exalte les années 60 en général ou Mai 68 en particulier.
    Philosophiquement, Jean-Francois Duval s'inscrit à la fois dans la tradition des stoïciens à la Sénèque ou des voyageurs casaniers à la Montaigne, et plus encore dans la filiation des penseurs-poètes américains à la Thoreau, le « philosophe dans les bois ». Le nez au ciel mais les pieds sur terre, il constate plaisamment l'augmentation de la presbytie liée à l'âge, qui nous fait trouver plus courts les siècles séparant les fresques de Lascaux des inscriptions numériques de la Silicon Valley, et plus dense chaque instant vécu.
    Rêvant de son père, le fils décline franchement l'offre de poursuivre avec celui-ci une conversation sempiternelle dans un hypothétique au-delà, en somme content de ce qui a été échangé durant une vie où le non-dit, voire le secret, gardent leur légitimité; et ses visites à sa mère nonagénaire ne sont pas moins émouvantes, mais sans pathos.
    Un bon livre est, entre autres, une cabane où se réfugier des pluies acides et des emmerdeurs furieusement décidés à sauver le monde. Dans ses observations de vieil ado hors d’âge, Jean- François Duval constate que la marche distingue l'adulte pensif de l'enfant (et du jogger ou du battant courant au bureau), de même que la station assise caractérise le penseur et son chien, tandis que le noble cheval dort debout dans la nuit rêveuse - tout ça très Vialatte aussi…
    De fait, la fantaisie émane du plus ordinaire chez notre Genevois peu calviniste que sa tondeuse à gazon mécanique emporte au-dessus des pelouses tel un ange de Chagall. Alexandre Vialatte dirait que c'est ainsi qu'Allah est grand, alors que Jollien souligne le bon usage de tous nos défauts (inconséquence et paresse comprises) dans notre effort quotidien de bien faire, rappelant l'exclamation du poète Whitman: « Un matin de gloire à ma fenêtre me satisfait davantage que tous les livres de métaphysique ! »
    Alexandre Vialatte : Résumons-nous. Préface de Pierre Jourde. Robert Laffont, collection Bouquins. 1326p, 2017.
    Kamel Daoud. Mes indépendances. Chroniques 2010-2016. Préface de Sid Ahmed Semiane. Actes Sud, 463p, 2017.
    Jean François Duval, Bref aperçu des âges de la vie. Préface d’Alexandre Jollien. Michalon, 238p, 2017. Sans oublier son autre délectable recueil intitulé Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, paru aux Presses universitaires de France en 2010 avec une préface de Denis Grozdanovitch.

  • Carnets volants

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    L’enfant Number Two à sa sœur aînée qui accepte enfin de lui prêter son petit vélo : « Et c’est pour la vie ? »

     

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    Il y a de l’incendiaire chez Thomas Bernhard, autant que du gardien du feu. Cependant, à brandir le feu sacré partout où il va, je crains parfois que la lumière de celui-là ne se perde. Or, il n’en est pas moins à écouter, qui nous parle de la Suisse en nous parlant de l’Autriche, d’un philistin l’autre, de la torpeur et de la vulgarité, du refus croissant de penser, de la stupidité vorace du parvenu, de l’indifférence rampante, de l’insensibilité satisfaite ou de la bonne conscience verrouillée.

     

    °°°

     

    Au lieu de conspuer la médiocrité ambiante, s’attacher silencieusement, à l’écart des estrades, à en limiter les effets et les méfaits par son seul travail. Se dire à tout moment que rien ne sera perdu tant qu’on restera fidèle à cette obscure et non moins rigoureuse discipline. Là est le vrai travail et la vraie satisfaction : dans l’effacement et le fruit. Là est la vraie défense de la Qualité.

     

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    Hofmannstahl :« La peinture change l’espace en temps ; la musique le temps en espace ».

    À quoi j’ajoute avec un grain de sel : « Et la littérature arpente le temps de la musique dans l’espace de la peinture ».

     

    °°°

     

    Proudhon :« Les journaux sont les cimetières des idées. »

    À quoi j’ajoute avec un grain de sel : « Et parfois, tel Lazare, une idée s’en relève. »

     

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    Ce mot de l’enfant Number Two : « Et le nom de famille de Dieu, c’est quoi ? »

     

    °°°

     

    Ils tirent leur petite journée en l’entrecoupant de petits cafés. Le soir ils se font une petite vidéo en éclusant un petit verre. À la fin de la semaine ils s’accordent un petit câlin et, de temps à autre, se font une petite fête entre amis. Ce qu’ils appellent vivre dangereusement.

     

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    Trait d’époque : un prof demande à l’un de ses étudiants s’il a lu Les liaisons dangereuses. Et de s’entendre répondre : « Pas personnellement. »

     

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    « Qui écrit ne voit plus et qui voit n’écrit plus », note Jean-Claude Renard. Avec raison : il faut écrire les yeux fermés.

     

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    Il y a un mécanisme de la destruction, tandis que la création ne peut être qu’organique.

     

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    Ceci de Jacques Chardonne que je contresigne ce matin clair: «L’accent de la prose, c’est l’intime philosophie de l’homme, son secret. Pour lui-même,secret. » 

    Et cela surtout : « Dans le style le plus simple que la phrase soit vierge. On veut une neige fraîche où personne encore n’a marché ». 

     

    °°°

     

    Rendre grâces : cela seul devrait suffire à nous justifier. Glorifier le monde donné. Au lieu de se borner à prendre et jouir : magnifier et transmettre.

     

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    Tout nous fait signe. Tout nous appelle à être reconnu. Tout a besoin de nous.

     

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    Attention au langage. Notre bien commun. Ne pas saccager.

     

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    Cap d’Agde, en mars 1992. – Ce mot de Number Two sur la plage naturiste : « Toutes ces saucisses ! »

     

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    Le sexe devenu l’axe du vide : ce puits sans fond.

     

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    Drôles de gens d’un drôle de monde : toute la journée sur la plage ou devant leur télé, sans un livre. Matière, matière, matière, et encore : tellement inconsistante.

    Mais voici que l’espoir renaît avec un début de conversation. Vannes de banlieusards. Drague douce. Grâce des gosses à leurs jeux. Anchois frais à l’apéro !

     

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    Rien à dire d’Alexandre Jardin, sinon : ce bon jeune homme.

     

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    Claudel en 1925 : « C’est une hygiène déplorable que de se regarder. On se fausse en se regardant : on fabrique une espèce d’individu artificiel qui remplace la personne naïve et agissante. Le véritable soi-même est révélé par les circonstances et c’est pourquoi le drame a une vérité bien supérieure à celle du roman, parce qu’il met l’action à la première place, les personnages n’étant que les fonctions de cette action qu’il suscite. »

    Ce que je traduis en ordre de marche personnel : fuir les miroirs et courir aux fenêtres.

     

    °°°

    Et si ce qu’on appelle Dieu était à la fois le Bien et le Mal, qu’il incomberait à l’homme de démêler ?

     

  • Au silence du ciel

     
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    Les larmes de ceux qui t’implorent
    te font -Ils exister ?
    se demande l’enfant qui dort
    sans rien te reprocher...
     
    Tout le mal serait d’être né
    disent certains,
    déçus d’avoir peut-être cru
    que tu avais parlé
    en ton nom jamais prononcé -
    mais l’enfant n’en sait rien...
     
    Je ne suis que reconnaissance,
    répond-il au silence
    de celui qu’ils vont suppliant
    de se faire consolant
    et dont pèse en lui la souffrance ...
     
    Vous accueillez l’enfant vivant
    sachant qu’en lui la mort sommeille,
    avec la même joie parfaite
    du sage inconnu en sa veille ...
     
    Le ciel se tait pour nous parler,
    et notre mélodie
    seule permet de l’écouter...
     
    Peinture: Constable.

  • Mon âme fille de joie

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    Pour Shmuel T. Meyer
     
     
    Mon âme, cette juive errante
    tombée en ce bas monde
    et projetée dans les tournantes,
    en tous sens égarée
    t’appelle, toi Méchant immonde
    qui a permis tout ça,
    en moi lové comme un serpent
    sans peur et sans remords
    juste assoiffé du sang des morts...
     
    Mon âme en son corps de dentelle
    est à jamais frivole
    et danse au jardin bagatelle
    ou rêve sur l’oreiller mol,
    comme une joue d’enfant
    jaloux du baiser de Maman...
     
    Mon âme monte tous les soirs,
    sans peur et sans remords,
    avec le soldat le plus noir
    des armées d’innocents
    que le vampire encule -
    chacun nimbé de pureté :
    les corps ont la légèreté
    de l’Être sans férule...
     
    Mon âme toute dépouillée
    ne se lasse jamais
    de vous adresser l’oraison
    de sa naïveté;
    son cantique de toute chair
    ne fait que vous louer,
    Seigneur saignant vos univers...
     
    Mon âme fière, jamais servile,
    toute joie et lumière...
     
    Dessin: Richard Aeschlimann.

  • Allègement de l'absence

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    (Pour Florent et Gary)
     
    Plus le jour s’avance, et son ombre,
    plus je sens ma pénombre
    se fondre dans l’air allégé
    de la pure présence
    où s’avive ton absence...
     
    Le Dieu muet s’est éloigné,
    et le goût de la mort
    plus que jamais m’est étranger -
    il n’y avait que nous,
    et rien que la terre dessous...
     
    Au jardin d’enfance du monde,
    à la belle entreprise,
    à la ronde des illusions
    fécondes et aux mises
    de toutes les explorations
    nous aurons parié,
    brûlant gaiement tous nos vaisseaux...
     
    À présent il s’agit de vivre
    encore un peu sans toi,
    et notre foi qui nous délivre
    te rapproche de moi;
    enfin, juste que je te rassure:
    qu’en ce monde là-bas
    où toujours tout est branlebas,
    avec notre smala
    nous sourions dans nos masures...
     
    (Peinture: Lady L. alias Lucia K.)

  • Musiques du silence

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    Morandi vu par Philippe Jaccottet

    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

    littérature,poésie,art

    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

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    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».
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    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    littérature,poésie,art
    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

    Philippe Jaccottet. Le bol du pèlerin (Morandi). Editions La Dogana, 83p. A relever la qualité de la présente édition, enrichie de dessins et d’illustrations polychromes.

  • Un soupçon d’humour noir peut aider à supporter le poids du monde

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    c_Arcphoto_-_Jean-Bernard_Sieber.jpegUnknown-1.jpegUne série anglaise de l’humoriste Ricky Gervais, After Life, évoquant le deuil de manière plutôt hilarante, et le premier roman d’Emmanuelle Robert, Malatraix, détaillant les méfaits d’un terroriste préalpin qui venge la Nature afin de préserver les hauteurs sublimes de l’invasion parasitaire des «traileurs», modulent les envies de tuer qui nous viennent parfois pour de plus ou moins nobles raisons, avec ou sans passage à l’acte…

    C’est d’abord l’histoire d’un quinqua déprimé, prénommé Tony, qui vient de perdre la Lisa de sa vie et se demande s’il va plutôt tuer son prochain qui ne lui a rien fait, pour se venger de la vie salope, ou plutôt se taillader les veines – ce à quoi il renonce devant le regard réprobateur de sa chienne Randy. 

    Tel est l’argument de départ de la série à succès After Life, délectable suite d’horribles petits épisodes écrits et interprétés par l’humoriste Ricky Gervais  et que, me sachant en grand deuil depuis décembre dernier, un ami né le jour de la mort de Che Guevara, en octobre 1947, a cru bon de me conseiller, à moi qui suis né le jour de la naissance du Che  et de Donald Trump, le 14 juin de cette même année.

    Or, allez comprendre la nature humaine : je sais gré à mon compère de  la découverte (tardive, puisqu’on en est à la troisième et dernier saison qui a drainé plus de 100 millions de spectateurs) de ce feuilleton ironisant à sa façon sur le « travail de deuil», quand bien même je n’ai pas été tenté, une seconde, de trucider mon entourage ni de me jeter dans la baye de Montreux avec une pierre au cou.  

    Par ailleurs, After Life m’a rappelé, aussi, ma carrière dans les diverses rédactions où j’ai sévi pendant cinquante ans - Tony collaborant à un «gratuit» qu’il trouve décidément minable depuis la mort de Lisa, alors que celle-ci, tous les jours, continue de  l’encourager à vivre par la truchement de l’ordi sur lequel elle a enregistré des messages à lire après sa mort, entre autres vidéos de leur joyeuse vie commune.

    C'est aussi parce qu’il y a bel et bien une vie après Lisa, qui le pousse à lui trouver une remplaçante, que tous ses proches s’efforcent de raisonner Tony dont la douleur lui fait croire qu’il peut tout se permettre: son beau-frère qui dirige le «gratuit» et la brave dame venant se recueillir devant la tombe de son défunt Stan, voisine de celle de Lisa; son psychiatre gentiment débile mais de bonne volonté qu’il traite de nul sans se gêner; une plantureuse courtisane qu’il remballe d’abord et qui lui propose de lui faire son ménage en tout bien tout honneur; d’autres encore; et peu à peu, malgré sa rage, lui apparaissent la gentillesse et pire: la bonté des braves gens, tandis que Lisa, sur son écran de laptop, lui répète qu’il est le roi des types – tout cela pimenté d’irrésistibles épisodes, au fil des «sujets» qu’il traite pour sa feuille locale, dont la rencontre avec une centenaire - fierté locale à citer  absolument en exemple pour sa probable sagesse , qui lui lance  que la vieillesse est une calamité et qu’elle se réjouit de clamser…

    Bref, et comme dans la série Mum, version féminine du même sujet, le succès phénoménal d’After life tient sans doute à l’immense tendresse que dissimule son apparent cynisme, faisant de tous ses personnages des sœurs et frères humains en somme dignes de sympathie…  

    Sympathie même avec les démon ? Chiche !

    Le terme qui convient le mieux à la nature des relations d’Emmanuelle Robert avec les nombreux personnages, de tous les âges, de son premier roman, est sans doute celui-ci : sympathie, et qui se communique illico à la lectrice et au lecteur.

    Ceux-ci, bien élevés ou sagement conformés aux traditions bienséantes de la paroisse littéraire romande, se formaliseront peut être à la lecture des quatre premières pages de Malatraix, intitulées Carnet et rédigées par un malappris agressif au langage grossier, visiblement talonné par «cette merde de virus», non moins cancéreux en rémission temporaire et tout décidé, avant le grand saut, de purger la Montagne, sacrée à ses yeux, de tous les « guignols en baskets» qui en polluent les flancs et les crêtes. On apprendra plus loin que cet ange exterminateur est un ancien guide à l’ego proportionné à ce qui lui reste de belle gueule, mais pas question de «spoiler  la story», n’est-ce pas, comme le recommandent les amateurs de séries.

    Or précisément, dans le même style des séries, l’on parodiera tout de même la mise en garde d’usage : langage grossier, violence, sexe, drogue, suicides, déconseillé au moins de 13 ans…

    Et la sympathie là-dedans ? Pas moins immédiate dans la mesure où le Carnet du type se posant en nouveau Farinet, «résistant» et chargé de mission par l’Alpe sublime, fait écho à quelque chose que tout Helvète ami de la nature de tous les sexes peut éprouver.

    Il me souvient, ainsi, qu’entre seize et vingt ans, fous de grimpe d’avant et après mai 68, nous aurons, à l’enseigne du FDA (Front de désintoxication alpine), imaginé de dynamiter moult pylônes et autres obscénités mécaniques souillant la pureté des hauteurs, quitte à user nous-mêmes de moyens artificiels pour passer un surplomb ou remonter une dalle ou une fissure de sixième degré supérieur, etc. 

    Donc «grave sympa» la Manu, comme le relèverait le joli Dani, le plus jeune de ses personnages, qui parle comme vos ados même  moins «chelous» que lui, et dont la «galère perso»   s’inscrit bien dans les zones d’ombre de la crise sanitaire, entre «teufs de oufs» et « plans culs » à voile et vapeur, sans parler de faits carrément « relous » (trafics de filles de l’Est et autres malversations liées au Covid), etc

    Cela surtout à souligner d'emblée: que la narration de Malatraix se fait dans le langage particulier de chaque personnage, sans que sa fluidité ou son naturel n’en pâtissent. Il est vrai que le parler actuel, jusque «par chez nous» où l’on dit «contour» pour virage et «là-bas en haut » pour là-haut, est aussi métissé que la société des temps qui courent…

     Purs et durs en dolce Riviera

    Après quelque pages d’anthologie sur l’argot des bagnards, dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac fait cette remarque concernant les exagérations de la fiction par rapport aux données de la réalité : «Une des obligations auxquelles ne doit jamais manquer l’historien des mœurs, c’est de ne point gâter le vrai par des arrangements en apparence dramatiques, surtout quand le vrai a pris la peine de devenir romanesque ». Puis le romancier dit, en substance, que la «nature sociale», notamment dans une grande ville, est devenue tellement «romanesque»  qu’elle dépasse tout ce qu’un écrivain peut imaginer. Et d’ajouter : «La hardiesse du vrai s’élève à des combinaisons interdites à l’art, tant elles sont invraisemblables et peu décentes, à moins que l’écrivain ne les adoucisse, ne les émonde , ne les châtre »…

    Or Balzac n’était pas du genre à « châtrer» la réalité, ni non plus à brider sa folle imagination. Cependant, rapportés à la Suisse actuelle, et à l’image qu’en donnent nos écrivains, que dire de leur souci du «vrai» ou de éventuelles exagérations de leurs fictions ? Je me suis posé la question en lisant naguère les premiers romans de Marc Voltenauer, qui ne se situaient ni à Paris ni à Los Angeles mais dans nos Préalpes où tel tueur en série rôdait entre marmottes et ruminants placides. Du moins Voltenauer achoppait-il bel et bien à une thématique sociale, économique ou psycho-pathologique  impliquant telle ou elle «affaire» à connotations criminelles, comme un Dürrenmatt ou un Glauser dans leurs récits «noirs» antérieurs.

    Cela noté pour en revenir à Malatraix,  qui emprunte les sentiers locaux à la manière de Voltenauer – au ravissement probable des randonneurs de notre classe moyenne gentiment encanaillée et redécouvrant la belle nature.

    Quant à la vraisemblance du «killeur» s’en prenant aux «traileurs» du Haut-lac, genre ex-beau mec grand baiseur et pervers narcissique quoique guide patenté, pourquoi ne pas y croire quand on sait ce qu’on sait et qu’on voit ce qu’on voit, comme le dirait l’adorable vieille Marie-Rose bientôt centenaire qui risque de s’exploser en fumant ses clopes trop près de ses bonbonnes à oxygènes ?

    Ce qui est sûr, au sens balzacien du «vrai», c’est qu’Emmanuelle Robert et ses personnages sont «en phase» avec notre présent récent (la pandémie, l’obsession sanitaire, la non moins obsédante courses aux «perfos», la crise climatique et ses dérives para-terroristes, l’errance affective et sensuelle d'un peu toutes et tous, la liberté des mœurs n’excluant pas les éthiques personnelles rigoureuses) et qu’il en ressort, conforme aux codes du genre très bien maîtrisés, un roman franc de collier et tendrement accordé au sens commun, narquois et débonnaire, dont le sentiment qui s’en dégage, excluant toute complaisance morbide ou malsaine, relève, une fois encore, d’une sympathie partagée qui ne s’aveugle pas, disposée cependant à «faire avec» l’impureté de notre putain d’espèce… 

    Emmanuelle Robert, dès son premier roman, sait faire parler notre terre et ses gens, démêler en nous la part des anges et des démons, célébrer aussi la bonne vie au bord du ciel splendide cerné d’orages, etc.

    Emmanuelle Robert, Malatraix, Editions Slatkine, 493 p. 2021.

    After Life, de Ricky Gervais, 3 saisons sur Netflix.

     

     

  • Mohamed Mbougar Sarr exorcise l’horreur du réel par le roman

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    Avant la consécration du Prix Goncourt 2021, l’auteur de La plus secrète mémoire des hommes avait publié deux romans témoignant d’un courage impressionnant: Terre ceinte et De Purs hommes.
    Le premier détaillait l’emprise d’une «Fraternité» islamiste imposant sa terreur aux habitants d’une petite ville imaginaire ; et le second s’en prenait à la persécution des homosexuels, au Sénégal d’aujourd’hui. D’abord célébré dans son pays, le jeune écrivain n’a pas tardé à être vilipendé par les intégristes et leurs ouailles…
    C’était à prévoir, me suis-je dit en lisant récemment De purs hommes, après avoir découvert le formidable roman de Mohamed Mbougar Sarr justement récompensé par le Prix Goncourt, et d’ailleurs les premières réactions avaient précédé le succès international du jeune auteur après la première édition du roman. De fait, au lendemain du salamalec présidentiel saluant l’honneur national que représentait, pour un auteur sénégalais, la consécration du prix littéraire le plus prestigieux de francophonie, l’on pouvait s’attendre, en fièvre virale sur les réseaux sociaux, à un retour de flamme de ceux qui se firent un devoir vertueux de rappeler que l’écrivain fêté n’était autre qu’un suppôt de la décadence occidentale appliqué à défendre cette maladie précisément importée d’Occident qu’est l’homosexualité.
    Mais qu’est-ce à dire ? Le roman De purs hommes fait-il l’apologie de l’homosexualité ? Nullement, mais encore faut-il le lire pour voir, de bonne foi, qu’il n’en est rien. Par ailleurs, faut-il s’affliger de cette réaction vive, quoique sans commune mesure avec la fureur assassine soulevée en 1988 par Les Versets sataniques de Salman Rushdie, correspondant au choc de deux cultures ? Je ne le crois pas du tout, car cette réaction prouve que la littérature peut encore, aujourd’hui, non pas choquer gratuitement mais exposer une situation complexe et faire réfléchir sur la base de situations vécues, incarnées par des personnages de chair et de sang parfois déchirés entre plusieurs « fidélités »…
     
    Le prof, l’infâme vidéo et Verlaine censuré…
    Lorsque Ndéné Gueye, le narrateur de De purs hommes, encore estourbi de volupté amoureuse partagée avec la superbe Rama, est prié par celle-ci de regarder une vidéo «virale» infectant tous les téléphones portables de la capitale sénégalaise et environs, où l’on voit deux forcenés, encouragés par une meute hurlante, déterrer le cadavre d’un jeune homme, sa seule réaction, devant son amante, est, quoique choqué, de ne pas trop «savoir qu’en penser», supposant du moins que le malheureux était un «góor-jigéen» (littéralement un homme-femme, un homosexuel en langue wolof), sans se douter que cette réaction mollement dilatoire provoquerait la colère la plus vive de sa compagne.
    Aussi bien est-ce avec une violente intransigeance que Rama, d’ «intelligence vive et sauvage», prend son apparente indifférence, lui lançant à la figure qu’il est «finalement semblable aux autres. Aussi con ». Puis d’ajouter que « les autres au moins ont parfois l’excuse des ne pas être des professeurs d’université, de supposés hommes de savoir, éclairés ». Et de conclure : « Ce n’était qu’un góor-jigéen, après tout, hein ? », avant de l’envoyer promener…
    Aussi secoué par cette admonestation que par la vidéo, le jeune prof va faire, peu après, un autre expérience qui achèvera de le déstabiliser, quand une note du ministère de l’enseignement ordonnera d’ «éviter l’étude d’écrivains dont l’homosexualité est avérée ou même soupçonnée», tel Verlaine dont il se fait un devoir et un plaisir de parler à ses étudiants.
    Au demeurant - et c’est tout l’art de Mohamed Mbougar Sarr de plonger dans la complexité humaine - , le jeune homme a été troublé par la vision du corps déterré et exposé d’obscène façon, et le mélange de la scène éminemment érotique qu’il vient de vivre avec Rama, d’un souvenir personnel mêlant désir et violence, et de l’effroyable souillure imposée à un défunt, sur fond d’interdit social (l’homosexualité reste punissable au Sénégal) et de préjugés omniprésents, vont l’amener à s’interroger sur l’identité et le vécu réel du déterré, avec des conséquences inimaginables pour lui et combien révélatrices pour nous autres lecteurs.
    Et vous qu’auriez-vous donc fait, Monsieur le pape, et vous Monsieur l’imam ?
    En 1555, au lendemain de la paix religieuse d’Augsbourg signée la même année, un certain Gian Pietro Carafa, devenu pape sous le nom de Paul IV, se signala par l’introduction du ghetto obligatoire pour les Juifs et par le rétablissement de bûchers destinés aux hérétiques (il fit exécuter vingt-quatre marranes deux mois après son intronisation), tout en instaurant l’Index des livres prohibés qui ne serait aboli que par un autre Paul, sixième de la série, en 1963…
    À relever que le charmant Paul IV s’illustra également par cette déclaration fameuse: «Même si mon propre père était hérétique, j’irais moi-même chercher le bois pour le brûler». Or ce sont les mêmes mots, inspirés par une violence de «droit divin» parallèle, que nous retrouvons dans la bouche des religieux musulmans de divers grades, qu’ils soient confrontés aux homosexuels, dans De purs homme, ou au couple de jeunes amants non mariés exécutés dès les premières pages, atroces, de Terre ceinte, par les « frères » islamistes jugeant leur conduite immorale…
    Quant à Ndéné Gueye, narrateur de De purs hommes, qui demande à son père, faisant office d’imam dans sa communauté , comment il réagirait s’il avait un fils homosexuel, et qui entend le même discours d’intolérance, à ses yeux intolérable - d’autant plus qu’il est tenu par un père respecté et aimé -, c’est bel et bien à partir de là qu’il va développer une véritable enquête à laquelle Rama, dont il a retrouvé la confiance, participera activement avec une autre amie non moins libre d’esprit.
    Comme on l’a vu dans La plus secrète mémoire des hommes, les femmes jouent un rôle majeur dans l’univers romanesque de Mohamed Mbougar Sarr, et cela vaut tout autant pour Terre ceinte que pour De purs hommes où l’on trouve, plus précisément, quelques pages d’une saisissante intensité émotionnelle, d’une profondeur de réflexion bien rare chez un auteur trentenaire, et d’une rare beauté d’écriture, relatives au deuil de la mère dont on a injustement bafoué le fils défunt…
     
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    Le roman pour mieux comprendre, au lieu de juger
    Avec les moyens intellectuels dont il dispose, son éducation (fils de médecins), sa formation (en hautes études sociales) et sa culture personnelle (notamment littéraire) , Mohamed Mbougar Sarr aurait fort bien pu combattre l’homophobie et l’islamisme radical en intellectuel engagé, si tant est que ces deux «sujets» l’eussent mobilisé à ce point, mais nous toucherait-il autant qu’avec les deux romans qui abordent ces deux questions, dont chacun inscrit celles-ci dans un contexte social, familial et psychologique général, avec une foison de personnages illustrant les diverses perceptions de la liberté sexuelle et de la religion en dialogue ou en conflit dans la société sénégalaise actuelle – et a fortiori dans toute société ?
    Un peu comme les personnages «questionneurs» de Voltaire, Candide ou Zadig, le protagoniste de De purs hommes, type de l’intellectuel qui se croit ouvert plus que les autres, découvre peu à peu une réalité multiple qui ne se réduit pas à l’opposition du noir et du blanc, de l’hétéro garant de stabilité sociale et de l’homo «malade» ou «pervers», alors qu’un de ses collègues plus âgés (homo prudemment resté dans son placard) s’oppose à la provocation publique des gays fiers de l’être, ou qu’un travesti célèbre – et toléré dans la rue pour ses extravagances - lui révèle qu’il n’ «en est pas».
    Surtout, il va découvrir, et c’est valable partout, qu’un seul soupçon de manquement à la virilité suffit parfois à provoquer une rumeur, à nourrir l’opprobre et à déclencher la chasse au «différent» et à l’ «impur», la question fondamentale de la pureté ressurgissant alors en force dans les injonctions du patriarcat en mal de cohésion sociale, soucieux de surveillance et de punition – l’impureté sexuelle reliant évidemment la question de l’inversion et du transgressif amour libre, tout en renvoyant le protagoniste à ses propres pulsions et contradictions.
    S’il a une intelligente clarté qu’on pourrait dire voltairienne, Mohamed Mbougar Sarr, comme il l’a surabondamment illustré dans La plus secrète mémoire des hommes, écrit en français mais pense, perçoit, exprime aussi son ressenti en Africain fils de sa langue et rejeton de plusieurs cultures, mais aussi en mec puissant, sensuel et conscient des pulsions multiples qui cohabitent dans un corps d’homme ou de femme, enfin en romancier d’une porosité aussi exceptionnelle que sa grâce verbale.
    Henri James dit quelque part qu’un grand romancier donne raison à tous ses personnages, ce qui ne signifie pas pour autant que tous aient raison aux yeux du lecteur, mais le romancier, plus que le prédicateur ou que le défenseur d’une thèse, applique en somme la devise de Simenon qui était de «comprendre et ne pas juger», au dam de ceux qui tranchent, édictent, proclament, surveillent et punissent sans un début de compréhension, au nom des Bonnes Mœurs ou d’un Dieu vengeur justifiant bûchers et lapidations, etc.
    Mohamed Mbougar Sarr, Terre ceinte, Présence africaine, 354p. 2017.
    De purs hommes. Editions Philippe Rey /Jimsaan, 190 p. Réédité en 2021.

  • Longue vie aux doux rêveurs

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    Pour tout dire (100)
     
    À propos de la démence collective et chaotique des temps qui courent, du sens commun et de l’humanisme sensible lui opposant le contrepoison du comique grinçant ou de l’exagération poétique révélatrice. Le film apparemment délirant de Yorgos Lanthimos, The Lobster, en troublante illustration. De même que Le rat de Venise de Patricia Highsmith...
    Nos églises progressistes seront-elles bientôt équipées de jacuzzis ? Quand nos médias pluralistes dénonceront-ils enfin la torture des masturbateurs par le supplice du grille-pain ? Et quel nouveau tribunal international va-t-il légiférer à propos du crime contre l’humanité que représente l’humour noir ?
    Telles sont les questions qui me sont venues pêle-mêle à l’esprit (mauvais esprit es-tu là ?) en réaction à deux faits récents, entre tant d’autres, me semblant dignes d’attention
    Le premier est l’installation, en l’église protestante de Vennes, dans le quartier de notre enfance des hauts de Lausanne, d’un parterre de fauteuils, divans, bergères et autres poufs confortables remplaçant les rangs quasi militaires de bancs de bois dur de jadis (souvenir de nos derrières meurtris dès l’école du dimanche) de façon conviviale et décontractée, non plus face au choeur obsolète sommé de l’inscription DIEU EST AMOUR, mais aux claires verrières latérales donnant sur les toits des villas Mon Rêve du quartier voisin.
    Le second est la découverte d’un film tout à fait stupéfiant à mes yeux, intitulé The Lobster et dont la sortie m’avait échappé en 2015, qui parle d’amour, de sexe, de sentiments personnels profonds et de coercition sociale d’une façon à la fois crue et quasi délirante (en apparence), relevant à la fois du fantastique social et de la poésie tendre.
    Si Johnny est un dieu, va pour le karaoké…
    La folie ordinaire de notre monde est un thème sérieux, dont je m’étonne qu‘il soit si peu traité par nos jeunes auteur(e)s et cinéastes, à quelque exceptions près, mais l’impatience n’est pas de mise dans un contexte de mutation : il faut juste être attentif.
    S’agissant des canapés installés en l’église de Vennes aux fins de relancer l’attractivité du culte dominical en ce lieu jadis si grave, voire froid, je balance entre deux réactions – de rejet viscéral et de compréhension plus débonnaire - liés à mon expérience personnelle.
    Parce que j’ai vu, de près, ce qu’est une paroisse protestante. Que j’y ai suivi des sermons plus ou moins assommants et perçu des relents de sourcilleux conformisme social, avant l’apparition d’un formidable pasteur, revêche et bon, dont le verbe cinglant et la présence irradiait ce qu’on peut dire l’intelligence du coeur.
    Un premier mouvement naturel m’a fait rejeter cette innovation assez significative, à mes yeux, de la décomposition d’une communauté dont les rites s’étiolent, sur quoi j’ai pensé que ces gens, bien cools au pied de la croix (!) vivaient peut-être la chose de bonne foi, au double sens du terme.
    Je ne sais pas, mais je me souviens : je me revois, autour de mes quinze ans plutôt rebelles, en face du pasteur Pierre Volet aux bacchantes à la Brassens. Ce type, qui avait côtoyé les prêtres-ouvriers de Marseille, ne dorait pas la pilule. Quant il parlait à Vennes, l’église était pleine. Mais rien chez lui des artifices propres aux télévangélistes américains ou à leurs émules de partout, et les gens se foutaient pas mal d’être mal assis sur ces bancs punitifs !
    Du coup je me dis, aujourd’hui, à propos des divans et des coussins de l’église de nos chers vieux: et pourquoi pas ? Le rabbi Iéshouah a-t-il jamais exigé qu’on l’écoute au garde-à-vous ? Et ne vaudrait-il pas mieux stigmatiser les imposteurs qui se servent des textes sacrés pour dominer leurs semblables, violer les cœurs et les corps ?
    Sur quoi je me dis, chrétien mécréant que je suis, que ces nuances me gonflent. Après tout qu’ils vivent l’église comme ils le sentent, ces braves paroissiens, avec des flippers et des scènes de karaoké si ça leur chante, pourvu que passe ce quelque chose que je n’ai pas envie de nommer, crainte d’en dire trop ou pas assez…
    Redites-moi des choses tendres…
    Ce qui est sûr, aussi bien, c’est que le manque de ce quelque chose, lui, n’est pas cool, et que c’est loin de tout confort matériel ou même spirituel que nous transporte ce rêve éveillé que déploie le film du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, intitulé The Lobster et dont l’humour panique bouscule tous nos repères.
    En l’occurrence, le DIEU EST AMOUR du temple de nos enfances n’a plus d’écho que déformé, monstrueusement, falsifié comme celui qui sert de caution aux centaines de prêtres violeurs australiens (le journal de ce matin) rejoignant les milliers et les millions de prédateurs consacrés ou non invoquant dieu sait quel Dieu ou n’obéissant qu’à leur démons - ce qui revient au même.
    Il n’est pas question une seule fois, dans The Lobster, de religion au sens habituel, ni de pouvoir ecclésiastique ou politique. Cependant dès les premiers plans du film, quelque chose se passe qui relève du sacré, marqué par la mort absurde d’un animal. Une femme, sortant de sa voiture sous la pluie, en pleine campagne où paissent trois ânes, brandit soudain un revolver et flingue l’un des animaux. Ensuite un homme barbu au regard sombre, prénom David, se pointe avec son chien Bob dans une espèce d’hôtel dont la négresse réceptionniste (on dira plutôt : employée de couleur) lui explique qu’il a 45 jours pour trouver une conjointe (il a perdu la femme qu’il aimait et il est interdit de rester seul en ces lieux) faute de quoi il sera changé en l’animal de son choix – un homard en ce qui le concerne.
    La spectatrice et le spectateur (pour parler en langage inclusif rôdé) ont appris entretemps que le chien Bob de David (Colin Farrell qui a dû se laisser pousser la barbe) est son frère réincarné, dont la mort lui tirera des larmes quand la femme sans cœur qu’il a cru bon d’épouser dans l’intervalle le tuera pour l’éprouver…
    Parmi les animaux dénaturés
    Le sous-titre de The Lobster est Une histoire d’amour, et c’est exactement ça. Ou plus précisément: l’histoire de David fuyant le monde des animaux dénaturés que sont devenus les hommes, en ce lieu de triage collectif où il est strictement interdit de se livrer à l’égoïste masturbation (la main du contrevenant est châtiée par le supplice du grille-pain) et requis de s’exercer au frottage sexuel à l’essai avant l’accouplement marital.
    Or, rejeté par la femme sans cœur au visage glacial, David se réfugie dans la forêt des solitaires, proies de chasses quotidiennes pour les aspirants au mariage salvateur, mais eux-mêmes soumis à des règles strictes en matière de relations affectives ou sexuelles.
    Terribles humains ! Que n’est-on plutôt marmotte farouche, chat angora ou chien regardant franchement Dieu en face, comme dans la nouvelle de Buzzati !
    Les réseaux sociaux ont frémi, à propos de The Lobster, de toute l’indignation des lectrices et lecteurs d’histoires d’amour ordinaires, où le beau garagiste romantique et l’aristocrate mélomane vivent mille tribulations (tendances homo du fier mécanicien, anorexie de la belle, etc.) avant de se trouver «à tous les niveaux».
    De fait, rien de cela dans The Lobster. Et pourtant, cette saisissante méditation sur la solitude, la quête d’une relation non violente et vraie, le poids écrasant du conformisme et la sourde virulence de la guerre des sexes, ne multiplie les cruautés apparentes que pour mieux dire notre éternelle aspiration à ce quelque chose que je disais, qui relève (peut-être) du divin ; et le dernier film de Yorgos Lanthimos , Mise à mort du renne sacré, reprend ce thème du pouvoir écrasant et du manque d’amour - avec moins de puissance onirique me semble-t-il, mais une même façon «panique» d’exprimer notre besoin fondamental de douceur.
    Et les animaux là-dedans ?
    L’humour étrange de Lanthimos est extravagant, à la fois violent et délicat. J’y retrouve l’inquiétante étrangeté commune à Kafka et à Dino Buzzati, dont les œuvres sont elles aussi parcourues par maintes figures animales révélatrices.
    À l’occasion de nombreuses interviews d’écrivains contemporains, j’ai souvent demandé à mes interlocuteurs en quel animal ils souhaitaient se réincarner. L’auteure (auteuse, autrice, autoresse ?) de récits «paniques» Patricia Highsmith, dont l’humour noir fait merveille dans Le rat de Venise, me répondit qu’elle hésitait entre l’éléphant (à cause de son intelligence et de sa longue vie) et le petit poisson dans un banc de corail, avec une préférence finale pour celui-là, qui l’apparente au homard lui aussi promis à une longue vie.
    Longue vie donc aux rêveurs doux, et puisse s’humaniser encore l’animal le plus fou de notre arche « divine »…
     
    Yorgos Lanthimos. The Lobster.
    Patricia Highsmith. Le Rat de Venise. Histoires de criminalité animale. Livre de poche.

  • Hemingway sous nos fenêtres

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    Pour tout dire (98)
     
    Ernest Hemingway aurait eu 100 ans le 21 juillet 1999. Venaient alors de paraître toutes ses nouvelles en un volume. Merveilleux florilège de son art du bref ! Il avait achevé L’Adieu aux armes au vallon de Villard, sous nos fenêtres actuelles, entre narcisses et martres folâtres.
    Le cliché s'impose: sa vie fut un roman. Une suite de chapitres plus aventureux les uns que les autres, marqués par la guerre, dans laquelle il se lança à 19 ans, l'amour des femmes (il en épousa quatre), de rudes passions (la chasse et la pêche, la tauromachie et la boxe), une fringale de vivre et une énergie qui a pu le faire classer parmi les «durs» de la littérature.
    Or Hemingway n'est pas réductible aux images simplistes qu'on a forgées de lui, du «macho» primaire ou du «viscéral», dépourvu de vie intérieure. L'art de cet écrivain atteint au contraire des sommets de concentration et de mesure classique, de finesse et de valeur symbolique, où s'expriment clairement l'obscurité même du monde, le sentiment de l'absurde et du nada, et cette angoisse secrète qui ne l'a jamais lâché et finit par le terrasser, le premier dimanche de juillet 1961, lorsqu'il se tira une décharge de carabine à bout portant.
     
    Le génie du bref
    Du grand art d'Hemingway qui a marqué tant d'écrivains contemporains, témoignent certes ses romans célébrissimes (L'adieu aux armes, Le vieil homme et la mer) mais plus encore ses récits brefs, où son style touche à sa pointe de limpidité et de dépouillement, d'efficacité (génie du dialogue et du récit à multiples points de vue) et de charme plus diffus où perce une vieille mélancolie. À cet égard, le meilleur hommage qu'on pourrait lui rendre cet été serait de se replonger dans la lecture de ses Nouvelles complètes, rassemblées en un seul volume de plus de 1000 pages à l'enseigne de la collection Quarto.
    Incluant toutes les nouvelles publiées de son vivant (78 titres, ordonnés selon la volonté de l'écrivain), mais également les esquisses et fragments parus dans des revues ou retrouvés dans ses papiers, cet indispensable «portable» s'ouvre sur une émouvante photo de l'adolescent écrivant à plat ventre dans une prairie, annonçant la première gerbe de ses «juvenilia».
     
    Une vie quintessenciée
    «La seule écriture valable, notait Hemingway, c'est celle qu'on invente, celle qu'on imagine.» Or ce qui frappe à la lecture chronologique de ses nouvelles, c'est, bien plus que leur aspect anecdotique lié aux innombrables expériences vécues de l'écrivain, leur valeur de transposition, dans le cercle magique de la Hemingway fiction.
    Il y a bien sûr du reporter chez Hemingway, mais plus il va, surtout après sa période parisienne et plus il décante, plus il concentre, plus il tend à la quintessence de l'histoire, avec une simplicité et un naturel apparents qui dissimulent une maîtrise consommée.
     
    Écrire vrai
    «Ce qu'il faut, écrivait-il encore, c'est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses.» Et c'est dans cette «vérité» cristallisée, sans doute, où se fondent l'émotion vécue et l'expression la plus aiguë, que réside le génie elliptique d'Hemingway, dont l'écriture qui tend à dire le plus de choses avec le moins de mots reste un modèle.
    Merveilleusement vivantes et brassant une substance émotionnelle inépuisable, mais également passionnantes par leur ancrage dramatique dans les tribulations de l'auteur et de ses semblables, très attachantes enfin par leur charge affective et personnelle gagnant en densité avec les années, les nouvelles d'Hemingway constituent un grand voyage mouvementé à travers le siècle ressaisi par l'imagination d'un conteur.
     
    Hemingway. Nouvelles complètes. Traductions originales reprises des publications antérieures. Avec un choix de lettres, 36 photos, un cahier biographique et bibliographique, un choix de lettres et une filmographie. Gallimard, collection Quarto, 1232 pp.
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    Bons baisers de Chamby...
    Les Vaudois se le rappellent: Hemingway fit plusieurs séjours chez eux au début des années 1920. C'est par ses lettres que nous en apprenons le plus. Après une première escale en 1921, le deuxième séjour du jeune Hemingway au «chic endroit» de Chamby-sur-Montreux, en mai 1922, en compagnie de sa première épouse Hadley «aussi rouge et brune qu'une Indienne», lui inspire une lettre épique à son toubib de père. Il raconte notamment son ascension de la Cape-au-Moine qu'il dit «très raide et très dangereuse», signale qu'il vu deux grosses martres en escaladant la Dent-de-Jaman (juste à côté des Rochers-de-Naye) et qu'il est allé boire onze bouteilles de bière aux Bains-de-L'Alliaz.
    Les jours suivants, le couple passera le col du Grand-Saint-Bernard (encore enneigé) à pied et descendra sur Milan malgré les pieds enflés de Mrs. Hemingway...
    De retour à Chamby en novembre 1922, au milieu de tout un joli monde anglo-saxon qui se passe le mot qu'on mange mieux au Grand Hôtel des Avants qu'à l'Hôtel des Narcisses, Hemingway écrit à une amie qu'il croit «que c'est le plus bel endroit du monde». Il participe aux «grandes courses de bob pour le canton de Vaud», qui se déroulent à Sonloup et le délassent de la conférence de la paix qu'il est censé «couvrir» à Lausanne et «qui est très ennuyeuse et bourrée de cachotteries», les Turcs étant «exactement comme des marmottes», qui se cachent dans leur trou quand on veut les voir...
    Ce qu'il faut rappeler, alors, c'est que le reporter Hemingway se trouvait Lausanne, en décembre 1922, pour suivre les pourparlers de paix entre Grecs et Turcs, après qu'il eut assisté aux terribles événements de septembre, marqué par d'énormes déplacements de population en Thrace...
     
    BIOS. Selon les spécialistes, la meilleures biographie d'Hemingway est celle de James R. Mellow, sous-intitulée Une vie sans conséquences et qui insiste sur la parenté de l'auteur avec la «génération perdue», plus précisément Scott Fitzgerald, et les années parisiennes d'Hemingway.
    La quête du «livre impossible» est également un des thèmes de cet ouvrage qui vient d'être réédité au Rocher. Parallèlement, les Editions Calmann-Lévy publient Papa Hemingway de A. E. Hotchner, qui fit connaissance de l'écrivain Cuba, en 1948, et devint un ami proche.
    L'éclairage sur la fin de la vie d'Hemingway, paradoxalement assombrie par la gloire mondiale du Nobel, et livrée aux démons intérieurs et aux déboires conjugaux de l'écrivain, est particulièrement révélateur, notamment par rapport à l'image édulcorée que préservait la dernière épouse.
     
    HOMMAGE. Il est toujours intéressant, voire émouvant, de lire l'éloge d'un écrivain par un pair qu'il a marqué. Ainsi de l'essai de Jérôme Charyn, dont le titre signale bien l'orientation non conventionnelle: Hemingway, portrait de l'artiste en guerrier blessé. Publié en Découvertes Gallimard, cet épatant petit livre vaut autant par son intérêt documentaire (notamment pour l'influence d'Hemingway sur plusieurs générations d'auteurs américains) que par la chaleur toute personnelle qui en émane.

  • Transes de Monsieur Transitif

     

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    De la cuistrerie obscure en matière poétique, et du rire qu’elle nous valut, tel jour au Yorkshire avec le sémillant Bona Mangangu, à la lecture d’un inénarrable recueil de Philippe Beck, chastement intitulé Dans de la nature…

     

    Nous aurons bien ri, cette année-là à Sheffield, avec mon ami Bona Mangagngu, compère de blog depuis des années et enfin rencontré en 3D, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié.

    Or un soir, pour stimuler pneumatiquement notre rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé Dans de la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de « l'impersonnage » par la critique de poësie poëtique en France française.

    Dès les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous aurons immédiatement été mis en joie avant d’y trouver le leitmotiv de notre hilare complicité.

     

    Et ces premiers vers les voici:

    « À la question du coquillage,

    je dois répliquer Non ».

     Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu du Projet du poète poëtique, les vers suivants doivent être cités dans la foulée « pour la route »: 

    « Les bergers musiqueurs

    qui peuplent la future Bucolie

    (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce

    Colorée Pure, pas plus.

    Le « Jardin Suspendu Spirituel ».

    Car Pièce fleurit

    le bouquet des essais

    piquants et décriveurs

    pour évoquer Muse (Effort

    =Muse)

    au milieu des animateurs ».

     

    Or donc, ces « animateurs » nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés:

    « Dignes paquets d'expression

    et universalité plaintive

    ont de la peine à faire Lac.

    Des groupistes se creusent,

    comme les « Viens » inarrêtables,

    Bruit entre feuilles, oiseaux,

    pailles générales, poutres

    exigent force d'être là

    encyclopédiquement »., etc.

     

    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, la réprobation des amateurs avérés de la poësie poëtique de Philipe Beck, « impersonnage » fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous-section poëtique du CNL, faut-il préciser), autant dire : un ponte, voire un pontife, et comment en rire ?

    Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature:

    « Sa bouche est dans le paysage.

    Il est rupture idyllique. Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève,

    redresseur. C'est Monsieur Transitif ».

     

     J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre « impersonnage ».

    La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel

    Or le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le verve naturelle de Bono le Congolais, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont l’eau claire nous désaltère depuis La Fontaine, etc.

     

    Philippe Beck, Dans de la nature. Flammarion, 2003.

  • McMammon

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    … Ce temple, de construction récente, est celui des Mammonites, dont la particularité du culte tient à l’offre très diversifiée de menus eucharistiques en packages conditionnés à l’emporter - on dit d'ailleurs, plus précisément, que certains signes attesteraient la faveur spéciale de notre nouveau Président pour la formule Mammon Meal…


    Image : Philip Seelen

  • Mélancolie du rivage

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    Tu disais qu’on est peu de chose
    dans ta robe de lin:
    qu’il suffit de bénir les roses,
    et par les bons chemins
    faire le tour de ce grand jardin
    que le matin la lumière inonde:
    le monde, disais-tu -
    ne parlons pas de l’immonde...
     
    Nous passerons sans trace au ciel,
    disais tu sans fiel,
    tes colères étant terre à terre;
    nous passerons comme rivières
    légères et nécessaires,
    filant leur eau de pure laine,
    passant par les fontaines
    ou paressant dans les étangs,
    puis se coulant là-bas
    dans les bras du grand océan
    où bientôt tout s’en va...
     
    Cette année-là, c’était la nuit,
    nous y étions si bien,
    à penser comme ça
    sur le sable doux du rivage
    que le bel âge est infini...
     
    (Peinture: Edvard Munch)

  • De salubres emmerdeurs

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    Pour tout dire (93)
     
    (À propos de Michel Houellebecq et de Thomas Bernhard, imprécateurs et plus si affinités…)
    La dépersonnalisation et la violence absolue du monde contemporain sont à la base des imprécations de Thomas Bernhard et de Michel Houellebecq, polémistes virulents et résistant à ce qu’ils tiennent, chacun à sa façon, pour un effondrement.
    On peut leur reprocher de tout pousser au noir ou aux extrêmes, mais c’est ne pas voir la nostalgie de la lumière et de la vie bonne qu’il y a chez l’un et l’autre, et la tendresse sous la vocifération ou les jets d’acide.
    Le mot apocalypse signifie à la fois catastrophe et révélation. L’époque moderne, depuis les Lumières, la catastrophe révélatrice des révolutions, l’illusion romantique, la montée aux extrêmes des idéologies et leur déroute, est caractérisée à la fois par l’effondrement et les refondations simultanées, désastres et merveilles créatrices du terrible XXe siècle.
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    TB et MH, produits remarquables de celui-ci, sont à la fois des entrepreneurs de démolition, dans la lignée d’un Léon Bloy, et des hommes de bonne volonté porteurs de nouvelles énergies.
    Leur violence apparente se fonde sur une blessure à la fois intime et collective : blessure de l’Histoire avec une grande hache, et blessure personnelle aux occurrences distinctes. Et pour les deux : blessure éprouvée dans et par le langage lui-même, TB achoppant aux séquelles autrichiennes du langage nazi, et Michel Houellebecq à la novlangue de la société win-win.
    Ce qui distingue cependant, du moins en partie, les œuvres de TB et de MH et leur impact, tient à cela que le premier ressortit surtout au «monde d’avant», tandis que le second est à la bascule d’un monde passé et en devenir – d’ou peut-être sa mauvaise réception dans un certain milieu littéraire campant sur ses nostalgies.
    Dans une note bien insuffisante, mais significative des crispations et des énervements parisiens plus que de l’aveuglement pur, Pierre Assouline, dans son Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature souvent passionnant au demeurant, condescend finalement, après trois pages où rien n’est dit du contenu détaillé de l’oeuvre de MH, à reconnaitre qu’ »au moins a-t-il le mérite de présenter un saisissant reflet des peurs, des fantasmes, des haines,des lâchetés, des dénis et du désarroi de la société française ». Or l’écho international, combien plus attentif et sérieux, suscité par les romans de Michel Houellebecq, prouve assez qu’il ne parle pas seulement de la «société française »...
    Michel Houellebecq est-il le Balzac de la France actuelle ? L’affirmer me semble très exagéré, même s’il y a des traits balzaciens dans le type d’observation et d’analyse de MH, dont le réalisme panique me semble en revanche tout à fait spécifique et propre à a société post-68.
    En lisant par exemple l’extraordinaire description des prisons où se retrouvent la faux prêtre Carlos Herrera (alias Colin-Vautrin) et Lucien de Rubempré, dans Spkendeurs et misères des courtisanes, puis celle du dédale architectural de Bercy dans lequel évoluent les protagonistes d’anéantir, on mesure à la fois la parenté et le décalage entre les deux auteurs, comme en comparant les retombées (atroces) du suicide de Lucien et celles (presque insignifiantes) de la pendaison d’Aurélien Raison. Autant dire qu’il, faut en revenir aux appréciations modulées par ce que Shakespeare appelait le degree, à savoir la mesure proportionnelle établie selon des échelles hiérarchiques...
    De la même façon, s’agissant du style de Michel Houellebecq, l’accusation portant sur son prétendu délabrement signale, au mieux, une juste réserve invoquant ce qu’on appelle la bonne littérature, mais le plus souvent un manque d’attention réelle, voire d’oreille musicale (alors qu’on a passé de Monteverdi à Schubert, et de Bartok au hard rock…) même si l’écriture de MH est de densité ou de beauté très variable selon qu’il compose des romans, bricole des poèmes volontairement boiteux, s’exprime sur des plateaux de télé, pose au mage ou se répand en interventions hasardeuses...
    Cela pour rappeler que la phrase «artiste» de Proust est inséparable de la société encore hiérarchisée dans laquelle a vécu l’écrivain le plus incroyablement «poreux» du XXe siècle, que la musique inouïe jusque, dans son chaos, de Céline, exprime son époque, et qu’en somme nous méritons Houellebecq jusque dans ses grimaces…

  • La bonne nouvelle, c’est que la terre explose avant la fin du monde...

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    Un film satirique déjanté au casting d’enfer (Meryl Streep en présidente des USA et Leonardo Di Caprio en astronome à chemise de coton à carreaux, Jennifer Lawrence en découvreuse de comète et Timothée Chalamet en skater angélique, notamment), intitulé Don’t look up et traitant de l’extinction de l’humanité avec une légèreté parfois un peu lourdingue mais un regard critique non moins acéré sur le monde actuel (politique, économique, médiatique, matérialiste ou transhumaniste), pétille ces jours au-dessus de la brume pandémique ou endémique, signé Netflix (pour la prod) et Adam McKay. À voir avant le Big Boum…
    Que diriez-vous si l’Autorité politique (un Alain Berset mondial) et sa Task Force d’experts scientifiques, vous annonçaient, en ces splendides journées de début d’année au ciel apparemment pur de toute pollution et de tout virus flottant, que les jours de notre terre « qui est parfois si jolie », comme disait le poète, sont comptés, ou plus précisément qu’avant trente jours toute vie animale ou végétale aura disparu de sa croûte après la percussion d’un astre fou d’un diamètre de 5 à 10 kilomètres lancé de là-haut vers notre ici-bas ?
    La question, qu’on pourrait rapporter à l’annonce, à chaque individu de tous les sexes, de sa mort prochaine, est celle qui plombe les 100 dernières pages assez déchirantes d’anéantir, le dernier roman de Michel Houellebecq, mais les deux points d’interrogation se conjuguent dans la formidable BD cinématographique que représente en somme Don’t look up d’Adam McKay, dont les cinémanes avertis se rappellent sûrement qu’il a déjà raconté « le casse du siècle » avec The Big short, en 2015.
     
    Le «problème» et sa gestion…
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    Lorsque l’éminent professeur d’astronomie Randall Mindy (alias Di Caprio) se pointe à la Maison-Blanche avec la jeune doctorante Kate Dibiaski (Jennifer Lawrence), la première lanceuse d’alerte, pour annoncer à la présidente Janie Orlean qu’ «on a un problème», selon l’expression en vogue dans les séries, et plus précisément qu’une comète se dirige droit sur la planète terre pour en bousiller les habitants, Meryl Streep, du haut de ses talons aiguilles, ne s’exclame pas « Oh my God ? », mais répond par une question : « Et qu’est-ce que ça va me coûter ? ». Il faut dire que le mi-mandat approche et que se prendre une comète dans les sondages n’est pas franchement une bonne nouvelle.
    Du moins le ton de l’affrontement entre Science et Politique est-il immédiatement donné, l’incrédulité de la présidente tenant aussi à la tenue vestimentaire flottante du Dr Mindy et à l’impétuosité alarmiste de la jeune Kate, et ce malgré la présence d’un général en uniforme et d’un représentant de la NASA.
    Pratiquement éconduit, le tandem scientifique décide d’alerter les médias (le boyfriend de Kate est journaliste) et se trouve «calé» dans le programme du soir de Feu sur l’info, émission d’impact national dont il partage la vedette avec une chanteuse hyper sexy qui vient de rompre avec son rappeur mais assure un max dans la promo de son nouveau tube virtuel.
    Quant à la terrible nouvelle annoncée par le beau Randall (qui tape tout de suite dans l’œil de la présentatrice blonde sur le retour d’âge) et une Kate réellement angoissée pour le genre humain : on la trouve originale quoique peu cool, vu qu'« ici on aime édulcorer les mauvaises nouvelles», et ladite Kate d’exploser, perdant toute crédibilité et se faisant ensuite flinguer par les réseaux sociaux déchaînés, au point d’être larguée par son boyfriend...
    Rebondissement cependant à la Maison-Blanche, où l’on a réfléchi, pensé que l’Amérique pouvait sauver la planète, et décidé qu’un Héros lancé dans une navette spatiale escorté d’une flotte de fusées tueuses de comètes pourrait redorer le blason de la nation, alors que, parallèlement, un certain Peter Isherwell (l’irrésistible Mark Rylance), prépare sa propre intervention à l’enseigne de son programme BASH de ponte mondial du numérique à visées transhumanistes, qui envisage de faire exploser l’astéroïde et d’en récolter, avec ses drones capteurs, les inestimables richesses de ses roches truffées de silicium et autres composants dont bénéficieront vos i-Phones de générations à venir – tout cela trop grossièrement résumé, s’agissant d’un film qui vaut surtout par la profusion de ses trouvailles comique, gorillages et parodies, clins d’yeux à n’en plus finir que le public américain saisira plius entièrement que nous autres - mais chaque abonné à Netflix n’est-il pas "in" à sa façon, qui a déjà vu la percutante série anglaise Black Mirror ?
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    Au pied du mur, du tragi-comique à la tendresse
     
    Lorsque le poète algérien Kateb Yacine, impatient de s’exprimer à propos de la tragédie vécue par son pays, s’en alla prendre conseil auprès de Bertolt Brecht, celui-ci lui répondit : écrivez une comédie ! Or bien plus qu’un paradoxe plus ou moins cynique, l’injonction du dramaturge allemand contenait un fond de sagesse dont l’humour des peuples, et particulièrement des peuples opprimés, témoigne depuis la nuit des temps et partout.
    C’est ainsi que, devant la pire situation imaginable, à savoir sa destruction collective imminente, ou la mort prochaine d’un individu particulier, notre espèce a pris, parfois, le parti d’en rire.
    Dans le cas de Dont’look up, le rire est évidemment «jaune», car tout de la situation, décrite à gros traits caricaturaux autant qu’à fines pointes faisant mouche, renvoie à une réalité que nous connaissons, catastrophique à bien des égards. Notre rire ne va donc pas sans malaise, et celui-ci est porteur de sens et vecteur de lucidité.
    Le sous-titre du film, «déni cosmique», se rapporte à de multiples situations actuelles, de la crise climatique à la pandémie, entre autres moments de l’histoire où nous n’aurons pas «voulu savoir». Entre les métaphores de la « danse sur le volcan » et de « la croisière s’amuse », la saga du déni devrait inciter au désabusement, mais en rire est peut-être plus sain…
    Ce qui est sûr en tout cas, si l’on s’efforce de prendre au sérieux le propos du film d’Adam McKay, et par exemple en focalisant son attention sur le personnage de la jeune Kate – qui incarne au plus haut point l’esprit de conséquence et l’honnêteté devant les faits établis – c’est que le rire déclenché par ce film n’a rien de gratuit.
    Et sil y a à rire, ne vous rassurez-pas : ce n’est pas qu’aux States: une heure avec l’immonde Cyril Hanouna et c’est notre monde aussi, le « déni cosmique » implique toutes les récupérations, la lutte contre le terrorisme devenant terreur d’Etat, tout le monde il est Charlie et si tu me dis que le ciel menace j’en fais un hashtag ou son contraire : mateleciel ou don't lookup.
    Le film a l’air de cogner genre karaté, mais regardez mieux : c’est du judo qui utilise le poids de l’autre pour lui faire toucher terre en douceur. Et suivez le regard de Kate: il est d’abord colère, folle rage face au déni de la Présidente, à l’imbécilité dilatoire des médias et à l’hystérie de masse des réseaux, puis elle « fait avec » comme au judo, et merde pour vous tant qu’à faire et les yeux au ciel avec le joli Yule: on s’envoie en l’air, après quoi ce sera, frères et sœur , une des scènes finales (il y en a une autre plus tard, délectable, où les transhumains goîtent aux délices ( !) d’une exoplanète édenique) que baigne une lumière adorablement douce où l’on se fait un dernier repas entre amis avec la bénédiction du Très haut invoqué par Timothée Chalamet – et ne croyez pas que c’est un blasphème !
    Pas plus que n’est obscène, à la fin d’anéantir de Michel Houellebecq, le dernier recours du couple principal à la baise d’amour, quand Paul, atteint d’une tumeur affreuse, exténué par les rayons et les chimios, bénit Prudence de le sucer et de le branler en prenant elle-même un pied géant dans un grand fondu enchaîné de tendresse - oui la comète et le cancer nous pendent au nez mais il nous reste, bordel, cette tendresse aux résonances (quasi) infinies...
     
    Adam McKay, Don’t look up, à voir sur Netflix.
    Michel Houellebecq, anéantir, Flammarion, 2002.

  • Pour tout dire (91)

     
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    Le sens du comique
     
    À propos de Tam-tam d'Eden d'Antonin Moeri, exemple assez rare de nos jours d'un regard et d'une patte sensibles à l'irrésistible drôlerie du monde perclus de drames qui nous entoure...
    Antonin Moeri poursuit, depuis une vingtaine d’année, une œuvre narrative alternant récits, romans et nouvelles, dont la singularité et la constante évolution la placent au premier rang des auteurs romands actuels.
    Entré en lice en 1989 avec Le fils à maman, roman relevant partiellement de l’autofiction et marqué par la double influence de Robert Walser et de Thomas Bernhard, auteurs très prisés par le jeune comédien germaniste, Moeri a donné ensuite plusieurs récits de la même veine qu’on pourrait dire d’exorcisme autobographique, tels L’île intérieure (1990), Les yeux safran (1991) et Cahier marine (1995), modulant une observation psychologique et sociale de plus en plus variée et toujours acérée, comme dans les nouvelles d’ Allegro amoroso (1993), de Paradise now (2000) et du Sourire de Mickey (2003).
    Or, après son dernier roman intitulé Juste un jour (2007) et marquant une nouvelle avancée dans l’objectivation du regard de l’auteur sur ce qu’on pourrait dire la nouvelle classe moyenne euro-occidentale (pendant helvétique de celle qu’observe un Houellebecq), avec une maîtrise croissante de la narration et un ton passé de l’ironie acerbe à l’humour, c’est avec une vingtaine de nouvelles à la fois mieux scénarisées et plus travaillées dans le détail, tissées de formidable dialogues, qu’Antonin Moeri nous revient cet automne dans Tam-Tam d’Eden.
    Ce qu’il faut relever d’abord est que ce livre est d’une drôlerie constante, parfois même irrésistible. Le personnage récurrent de l’ahuri mal adapté, très présent dans les anciens écrits de Moeri, n’apparaît plus ici que de loin en loin, comme ce Maurice (dans Clémentine) que sa cheffe envoie quelques jours au vert, avant un possible burn out, et qui se retrouve dans le bourg lacustre au vénérable platane (on identifie Cully, même si ce n’est pas indispensable) où se passent la plupart de ces nouvelles, dont la population a bien changé depuis l’époque de Ramuz. C’est ainsi que Maurice assiste benoîtement à une petite fête publique donnée à l’occasion du baptême solennel d’une barque baptisée du même nom que la femme camerounaise du pêcheur Henri dit Riquet, dont l’union réalise la rencontre par excellence de l’Autre et l’aspiration collective à l'intégrale Intégration. Or, rien de trop facilement satirique dans cette séquence significative des temps actuels, qui fourmille par ailleurs d’observations cocasses, traduites par autant d’expressions et de tournures de langage que Moeri, comme un Houellebecq là encore, capte et réinjecte dans sa narration ou ses dialogues. Le meilleur exemple en est d’ailleurs à noter dans le dénouement de la première nouvelle, La Bande des quatre, qui évoque les relations juvéniles d’un petit groupe dominé par « la star » Pétula, égérie des jeunes gens avant de se livrer, plus tard, à l’élevage des chèvres et d’ouvrir un gîte pour touristes dans le sud de la France, alors que le narrateur se coule dans un train-train parfait entre collègues ouverts aux espaces de délibération, très solidaires et très concernés par le tout-culturel, et vie privée réduite à une formule également recuite: que du bonheur !
    Autant qu’il est sensible au comique des situations, qui rappellent parfois celles qu’a fixées jacques Tati dans ses films, autant l’écrivain, multipliant les astuces narratives (parfois un peu trop visiblement), échappe au ton d’une satire convenue qui épingle et moque. De mieux en mieux, Antonin Moeri parvient en effet à étoffer ses personnages, qui nous émeuvent autant qu’ils nous font rire. Ainsi ddes tribulations du narrateur de La lampe japonaise (qui commence par la phrase « c’est juste faux ce que vous me dites, monsieur »…), solitaire et mal dans sa peau, que ses voisins bruyants emmerdent tant par leur boucan qu’il en informe les forces de l’ordre et la justice locale, pour finir par « péter les plombs » comme tant de paumés humiliés, après que tout s’est retourné contre lui.
    Si les développements narratifs ou les chutes peuvent sembler, ici et là, un plus attendus voire « téléphonés », comme dans le dénouement trop parfait de C’est lui ! évoquant un larcin, dans un magasin, aussitôt associé à la présence d’un client noir en ces lieux, la plupart des nouvelles de Tam-Tam d’Eden, à commencer par l’histoire éponyme précisément, nous surprennent par la multiplication de leurs points de vue et la richesse foisonnante de leurs observations, au point qu’on se dit que l’auteur pourrait tirer une nouvelle de l’observation d’un cendrier ou d’une paire de bretelles…
    En attendant de ne plus parler que de cendriers et de bretelles, Antonin Moeri nous entretient des drôles de choses qui saturent nos vies en ce drôle de monde, et particulièrement des drôles de relations entre conjoints (dans Brad Pitt, par exemple) ou entre membres d’une même famille rejouant à n’en plus finir, entre autres, les liens de ronces unissant Caïn et Abel, dans Le petit, peut-être la meilleure nouvelle de l’ensemble, comme sculptée par le dialogue, lequel dépasse de loin le ping-pong verbal pour construire les scènes dans l’espace et le temps.
    Bref, Tam-tam, d’Eden est un livre qui vous fait tout le temps sourire et rire aussi, à tout bout de champ, par le comique de ses situations et par l’humour amical qui s’en dégage. Il marque une étape importante dans la progression d’Antonin Moeri qui dispose désormais d’un « instrument » à large spectre d’observation et d’expression, gage sans doute d’autres étonnements à venir...
    Antonin Moeri. Tam-tam d’Eden. Campiche, 235p.
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  • Pour tout dire (90)

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    Simenon le Russe
     
    À propos de la vraie nature du « père de Maigret », grand romancier appliquant à la lettre sa devise: « Comprendre et ne pas juger », et qui disait lui-même n'être pas de la même famille qu'un Balzac...
     
    Un double lieu commun, fondé sur une lecture superficielle, réduit tantôt Simenon à un auteur de romans policiers, et tantôt à un épigone actuel de Balzac. Il est vrai que Simenon créa le commissaire Maigret, d'ailleurs l'un des plus beaux personnages de la littérature policière, auquel il a donné quelques traits particulièrement attachants de son propre père, qu'il respectait profondément et dont il disait qu'il « aimait tout ».
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    Or, Maigret n'est qu'un des innombrables personnages de Simenon, et « les Maigret » ne constituent qu'une part de l'œuvre, où le génie du romancier se trouve un peu contraint par le canevas et les conventions du genre. La première série des Maigret, composée entre 1928 et 1931, marquait certes une progression de l'écrivain vers la littérature « pure », après une abondante production alimentaire de romans populaires de toutes les sortes, relevant de la fabrication, mais qui permirent au romancier d'acquérir son métier.
    Simenon lui-même considérait « les Maigret » comme des romans semi-littéraires. Au tournant de la trentaine, il se sentit assez maître de son instrument pour laisser de côté son « meneur de jeu » et ses intrigues, abordant alors ce qu'il appelle le « roman dur » ou le « roman de l'homme », avec Les fiançailles de Monsieur Hire. Par la suite, Simenon revint certes à Maigret de loin en loin, mais plutôt par jeu, tandis que se déployait une fresque romanesque prodigieusement vivante et variée, que sa dimension et la richesse de ses observations ont fait comparer à Balzac, auquel Simenon consacra d'ailleurs un très intéressant Portrait-souvenir.
    Dans les grandes largeurs, il est vrai que les deux écrivains sont comparables pour leur inépuisable empathie humaine et leur incroyable fécondité. Deux forçats de l'écriture. Deux grands vivants aussi. Deux nostalgiques de l'infini. Mais l'artisan Simenon est un tout autre « animal » littéraire que Balzac l'homme de lettres. Si Balzac est une sorte de Maître après Dieu convoquant comme le Roi-Soleil toute la société à son chevet, Simenon se contente d'endosser la peau de l'homme nu. Balzac peignait l'ancienne société française en train de se déglinguer. Simenon se met à l'écoute de pauvres destinées de partout. Balzac retrace des trajectoires sociales exemplaires, à Paris et en province. Simenon retrouve le même homme soudain visité par le Destin.
    Balzac est merveilleusement informé et intelligent, philosophe et poète, sociologue et pamphlétaire, moraliste et métaphysicien, idéologue réactionnaire aux étonnantes analyses prémarxistes. Simenon est tout instinct, toute sensibilité sensuelle, mais il se fiche des systèmes et des idées non incarnées. Ses intuitions n'en sont pas moins fulgurantes et pénétrante sa compréhension des hommes. Certains de ses romans sont certes balzaciens de tournure, comme Le bourgmestre de Furnes, tableau magistral d'une petite ville conquise par un parvenu de haut vol. Mais le noyau dur du roman, lié au drame personnel du maître de la ville (qui cache une fille débile qu'il chérit) est tout autre, nous rappelant plutôt les grands Russes, Dostoïevski et Tchekhov.
    Il y a chez Simenon, comme chez Dostoïevski, une connaissance du mal qui passe par la fascination. Dans Feux rouges par exemple, roman « américain », c'est le jeune Stève, qui s'ennuie un peu dans son couple, et que fascine le personnage de Sid Halligan, échappé de la prison de Sing-Sing et qui violera sa femme durant la même nuit. Comme Tchekhov, il y a du médecin humaniste chez Simenon, capable de comprendre la maladie autant que le malade. Dans la formidable Lettre à mon juge, il donne ainsi la parole à un médecin de famille, précisément, qui a étranglé la fille charmeuse qu'il aimait pour échapper à la routine que lui impose sa femme parfaite et sa mère doucement tyrannique. Parce qu'il a passé « de l'autre côté », ce médecin criminel est devenu d'une lucidité totale sur lui-même, mais aussi sur la justice des hommes et les mécanismes de la société. Or, le même personnage nous introduit à une dimension beaucoup plus profonde de l'univers de Simenon.
    Les romans de Simenon sont pleins de personnages qui, d'un jour à l'autre, rompent avec le train-train de la vie normale. Pas par révolte déclarée, existentielle, politique ou spirituelle: presque inconsciemment. Et c'est La fuite de Monsieur Monde, c'est l'échappée de L'homme qui regardait passer les trains, c'est le rêve africain du Coup de lune ou du Blanc à lunettes.
    Dans Lettre à mon juge — roman clé pour comprendre le romancier, comme Lettre à ma mère et Le livre de Marie-Jo sont des confessions décisives pour comprendre l'homme —, nous touchons au cœur de cette nostalgie d'une pureté qui pousse les individus au bout d'eux-mêmes.
    Evoquant le suicide de son père, viveur et buveur invétéré, trompant à n'en plus finir une femme admirable et qu'il aime réellement, le fils criminel essaie de comprendre le désespéré et déclare sur un ton digne de Bernanos: « Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs qui boivent, mais que ce sont ceux, à tout le moins, qui ont entrevu quelque chose, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas atteindre, quelque chose dont le désir leur faisait mal jusqu'au ventre, quelque chose, peut-être, que nous fixions, mon père et moi, ce soir où nous étions assis tous les deux au pied de la meule, les prunelles reflétant le ciel sans couleur. »
    A un moment donné, n'importe quel quidam peut ressentir le vide de sa vie et en souffrir. Les plus « purs » quittent alors le monde pour le « désert » du contemplatif, du mystique ou du saint. Dans l'univers foncièrement « neutre » de Simenon, qu'Henri-Charles Tauxe a justement caractérisé dans un essai éclairant, ce sentiment du vide social stérile renvoie soudain à une autre sorte de « vide » dont parlent les mystiques de toutes les traditions, qu'il soit « néant capable de Dieu » de Pascal ou vide-plein du bouddhisme zen. Cette nostalgie de l'infini « luit comme un brin de paille » dans les ténèbres tendrement pluvieuses, suavement abjectes, absurdement tragiques et infiniment humaines du monde de Simenon.

  • Pour tout dire (89)

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    À propos de la sidérante beauté des Vivants d'Annie Dillard, l'anti-Trump absolu de la maison dans l'arbre. De la nécessité de passer d'une année à l'autre en marchant dans les bois ou le long des lacs. Que la fuite en avant peut être déjouée avant octobre 2017...


    Il y a des années que j'avais ce livre à portée de main, mais l'idée de me plonger dans la lecture de ses 738 pages ne s'est imposée à moi que ces derniers jours, lorsque la date de notre prochain voyage en Californie a été fixée par Lady L et Madame sa fille aînée, au 18 avril 2017.

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    Message clair de ma subconscience: c'est là un passage possible vers ta Garabagne américaine, et je poussai donc la porte, et je fus au jardin sauvage des premiers temps de la découverte du nouveau monde par les enfants humains à cheveux en broussailles et autres têtes d'Indiens.
    J'ai commencé de lire Les vivants au pieu, avant le lever du jour, et tout de suite j'en ai lu des phrases entières à Lady L. en train de pianoter sur l'écran de son smartphone, et cela me semblait aussi smart que les dernières nouvelles du monde: "Ada s'émerveillait de voir des rouge-gorges aussi gros que des canards, des feuilles de lierre grandes comme des assiettes, des feuilles d'érables aussi vastes que des plateaux "...

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    Ada, épouse de Rooney l’hirsute et mère de Clare le clair, porte encore au cœur la pierre froide de la mort du petit Charley, écrasé par la roue d'un des chariots qui ont porté les migrants sur trois mille kilomètres, jusqu'à cette côte forestière du lointain Ouest quasi nordique de ces abords de la frontière canadienne, où les pacifiques et industrieux Indiens Lummis se font régulièrement piller ou occire par les tribus descendues (armées par les Russes) de l'Alaska, et voilà ce que voit Ada: "C'était l'abrupt du monde, ou les arbres poussaient jusqu'aux pierres ".


    Le bras de mer qu'il y a là est celui du détroit de Puget, on voit là-bas des montagnes enneigées au-dessus du néant océanique, et Ada récite en silence :"Car nous sommes des étrangers devant toi, et des hôtes de passage, comme furent tous nos pères: nos jours terrestres ressemblent à une ombre et rien ne demeure". Et juste à ce moment passe un Indien à chapeau haut-de-forme dans une pirogue, dont le visage exprime "une subtile modestie".


    Le grand art est simplissime. Des mains nues de Lascaux ou Altamira aux doigts de rose de L'Iliade ou aux contemplations attentives du philosophe dans les bois, la ligne ne se brise pas ni ne se précipite.

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    Dans le premier livre qui l'a fait connaître , Pèlerinage à Tinker Creek, Annie Dillard continuait en somme l'attentive contemplation de Thoreau qui continuait lui-même la prière muette de la Première Personne voyant soudain, ce qui s'appelle voir, le bouvreuil pivoine ou le Colorado comme du haut du ciel quand le crépuscule flamboie à Derborence, et voici que le jeune Clare, mirifique adolescent, plus grand à quinze ans que tous les hommes et si mince qu'une poignée de pois secs lancée contre lui ne pourrait l'atteindre("lui-même disait qu'il prenait son bain dans le canon d'un fusil"), découvre un Indien mort dans un canoë coincé entre les branches d'un aulne, un rictus aux lèvres et les cheveux abritant un nid de souris.

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    La première intention de travail venue à Thoreau fut, on le sait, de créer et de commercialiser la meilleure sorte de crayon qui fût, puis il laissa tomber. Ensuite, son don prodigieux de calculer les distances et les intervalles en fit un arpenteur recherché. Mais sa vraie musique se ferait dans son Journal et ce qu'on dit son chef-d'œuvre, Walden, devenu le livre de chevet ou de chemin de kyrielles de jeunes filles et de jeunes gens purs, telle l'intense Annie dont la mère effrayée lui dit un jour qu'elle se demandait ce qu'on allait faire d'elle...

    Or que ferons nous de l'année 2017, sans attendre rien des célébrations grimacées d'un octobre de faux espoirs assassins ?
    Les vivants n'ont rien à attendre des sectateurs hideux du culte du dieu Dollar. Donald Trump plastronnera au barbecue de marshmallow, et les Indiens éternels se sentiront plus vifs que jamais sur leurs broncos célestes en voyant s'agiter là-bas ce pantin cousu d'or volé - et nous avons choisi notre camp.
    Notre Amérique nous attend au bord du fleuve et c'est tous les jours.

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    Tout à l'heure j'irai me royaumer par les bois ou le long du lac, mais à l'instant je lis ceci dans Les vivants: “Jeune homme, Clare déclarait volontiers qu’il adorait s’amuser. (...) Son visage était si allongé et anguleux, ses yeux si enfoncés dans leurs orbites et sa bouche si large qu’on disait qu’il ressemblait à Abraham Lincoln, les verrues en moins. (...) La génération de Clare fut la première à grandir parmi cette sauvagerie. Ainsi se croyait-il destiné à une gloire inéluctable, voué à un héroïsme encore mystérieux. On parlerait de lui, il allait accomplir de grandes choses, il allait secourir, conquérir, réussir. (...) Un hiver, il entreprit de lire des livres, un passe-temps qui devait ensuite l’occuper régulièrement, car la lecture le stimulait: il lut les essais de Carlyle, les pièces de Shakespeare et des récits de voyage”, etc.

  • Pour tout dire (88)

     

    dyn007_original_300_225_pjpeg_2535747_59bd5558f6885900abf24409cfe1adc5.jpgÀ propos du Journal berlinois (1973-1974) de Max Frisch et des Polonaises de Jacques Pilet. Comment j’ai failli foutre le feu à la forêt de la Désirade, avant de “circonscrire le sinistre” avec l’aide de Lady L., de prendre un bain nordique “au niveau du couple” et de découvrir L’Appartement de ma grand-mère d’Arnon Goldfinger...


    Le panopticon est ce lieu fictif d'où je poursuis sans discontinuer mes lectures du monde, dont j'emprunte le terme à ce poste d'observation qui permet au surveillant-chef, dans une prison, de voir tout son monde sans bouger. Le lecteur-chef que je ne suis guère (un tribunal militaire m’ayant d’ailleurs condamné pour refus de grader...), se sent plutôt veilleur que surveillant, et jamais, de ma vie, je n'ai eu la sensation physique d'être dans une prison , sauf en rêve dans le cauchemar classique de la cage de fer ou du boyau souterrain.

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    Dans son célèbre discours prononcé à Berne en présence de son collègue dramaturge Vaclav Havel devenu chef d'Etat, Friedrich Durrenmatt compare la Suisse à une prison sans barreaux dont les détenus feraient eux-mêmes office de gardiens. La métaphore est énorme et naturellement exagérée, mais elle dit quelque chose de vrai sur un pays dont les habitants des siècles passés furent souvent contraints à l’émigration, ce que leurs descendants ont tendance à oublier en se repliant sur eux-mêmes dans la crainte d'avoir à partager leur coin de paradis présumé ou leur cellule capitonnée de protégés privilégiés du Seigneur.

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    Dürrenmatt est cité dans le Journal que Max Frisch tint à Berlin au début des années 70 (1973-1974) comme exemple de l'écrivain totalement investi dans son travail alors que lui-même se sent “sans projet” et doute beaucoup de ses écrits du moment. À 62 ans, Frisch est pourtant connu dans le monde entier, ses livres "anciens" se vendent à des centaines de milliers d'exemplaires, et s'il a fui Zurich c'est qu'il en a assez d'être reconnu à tous les coins de rue; mais ça ne s'arrange pas à Berlin où le pharmacien et le banquier, le marchand de lampes ou l'apprenti tapissier ont tous lu l'un ou l'autre de ses livres, ce qui lui fait naturellement plaisir ("Je suis heureux de voir où vont mes livres") même s'il remarque que, peut-être, la non-reconnaissance le stimulerait plus que cette gloire qu'il n'est pas sûr de mériter; et le voici constater que le vol de sa machine à écrire lui serait plus dommageable que celui de sa Jaguar à 38.000 francs...
    À Berlin, Frisch pense assez peu à son pays, mais ses observations sont d'une espèce d'honnêteté méticuleuse qu'on pourrait dire typiquement suisse, et la préparation de son fameux Livret de service l'y ramène, entre un aller-retour nécessité par la remise d'un prix littéraire et la réponse hautaine d'un conseiller fédéral a une lettre ouverte d'écrivains critiquant la politique d'asile de la Confédération, sur fond de polémique où lui-même est qualifié d'écrivain-devenu-riche et même propriétaire d’une “villa au Tessin”...

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    Les pages les plus étonnantes du Journal de Frisch ne sont pas celles où il parle des grandes questions politiques du moment mais plutôt celles qui touchent à sa perception de la réalité quotidienne, du sort des jeunes Allemands de Berlin-Est (qui croient à l’époque qu'ils n'en sortiront jamais) à la façon de vivre avec ses nouveaux meubles ou avec ses amis. À ce propos , l'épisode lié à la fin de son amitié avec Alfred Andersch, autre écrivain célèbre qui habite dans le même village tessinois que lui, est à la fois savoureux et indicatif d'une situation à éviter. Deux grands littérateurs risquant de se croiser tous les matins à la boulangerie ou à la poste de Berzona ? Aber nein !


    On le sait aussi: le Journal de Frisch, même dans ses pages intimes, n'a rien du "cher Journal" des diaristes plus ou moins innocents ou candides: c'est un objet littéraire très construit, jusque dans ses ellipses parfois plus éloquentes qu'un long déballage . Exemple:"Parfois je m'étonne à l'idée d'avoir bientôt 62 ans. Aucune sensation corporelle. Je ne sens pas que d'ici quelques années ce sera la fin. Comme lorsqu'on jette un coup d'œil à sa montre: il est déjà si tard ?"


    Il n'est pas encore "si tard”, en revanche pour le narrateur de Polonaises, premier roman de Jacques Pilet, journaliste de renom et (ex) patron de presse qui a choisi la fiction pour évoquer un pays qu’il connaît bien et dont il a commenté l'inquiétante évolution dans ses récents éditos de L'Hebdo.
    Or le type en question, conseiller juridique dans une banque zurichoise, entre deux âges et divorcé d'une Juive américaine, possible lecteur de Frisch comme Pilet doit l'être à coup sûr, offre immédiatement à l'auteur une liberté de regard, de sensation et de sentiment, d'intime présence et de curiosité flottante dont le journaliste, si brillant fût-il, ne dispose jamais.


    Sans faire de littérature au sens affecté de l'expression, Jacques Pilet parvient cependant rapidement à concevoir un espace romanesque crédible et intéressant, avec des personnages finement dessinés et des points de vue différenciés sur le monde actuel, ou plus précisément sur la Pologne d'après la chute du rideau de fer, sans que l'aperçu tourne au reportage ou à l'exposé politique.
    Cela étant, passant d'Ischia (un salamalec à la mémoire de Visconti dont vous voyez la villa sur la hauteur) au Monte Cassino, ou l'emmène la Polonaise Karola dont il partagera la couche le temps d'une première nuit point trop romantique, le narrateur découvre la réalité historique de la participation des Polonais de l'armée Anders à la libération de l’Italie aux cotés des Alliés, qui impose un brin d'explication à l’auteur. Dans la foulée, celui-ci distille les notations comme les touches d'un tableau à la fois clair et vivant, phrases courtes et séquences bien distribuées dans le temps des personnages.
    Je suis allé en Pologne une première fois en 1966, et mes souvenirs de tel cabaret souterrain de Cracovie, de la fantomatique usine à tuer d'Auschwitz ou d'un stade rassemblant la jeunesse socialiste pour manifester contre la guerre au Vietnam, me restent en noir et blanc, mais illico j'avais remarqué le ton résolu des jeunes filles dans leur réclamation de plus de liberté.

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    Quand j'y suis retourné en 1984, pour une grande exposition consacrée au peintre Joseph Czapski (ancien officier de l'armée Anders, soit dit en passant) des couleurs plus clinquantes avaient fait leur apparition avec les boutiques de Cardin et les espérances liées à l'après-communisme. Or je retrouve, dans le roman (dont je n'ai lu jusque-là que les deux premiers chapitres) de Jacques Pilet, les traces de ce noir et blanc autant que les couleurs plus ou moins criardes de la nouvelle société polonaise dont j’ai effleuré la réalité plus récente au printemps dernier pour l’inauguration du musée Czapski de Cracovie.

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    J'en étais là de mes notes sur les deux livres de Max Frisch et Jacques Pilet quand j'ai vu de la fumée s'élever d'un tas de feuilles mortes jouxtant la terrasse de la Désirade, sous les premiers arbres de la forêt.
    "Le con !" me suis-je alors exclamé en me rappelant que je venais de balancer là-bas un plein seau de cendres encore tièdes de la cheminée, et me voici sauter sur un des trois extincteurs de la maison après avoir constaté que le tuyau d'arrosage récemment acquis pour le remplissage de notre nouveau bain nordique était trop court, et Lady L. de rappliquer en boitant sur sa jambe à peine remise de sa fracture, et les putains de flammes de s'élever du tas, et moi de courir au deuxième extincteur après avoir vidé le premier sans "circonscrire le sinistre", selon l'expression consacrée par les journaux, et l'eau sous pression du second extincteur de nous donner un peu de répit sans empêcher le fond du brasier de progresser, et ma bonne amie de trouver l'embout du tuyau d'arrosage permettant un jet à distance - ouf le louf ça finira par finir, et ça finit en effet, et nous aurons, au niveau du couple, fait œuvre pompière en moins de quinze minutes, évitant un feu de forêt qui se serait communiqué bientôt au chalet isolé sur sa hauteur, cramant 20.000 livres et une centaine de tableaux, mes 266 précieux carnets aquarelles en voie de transfert aux Archives littéraires de Berne, sans compter les innocentes bêtes de la forêt, etc.

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    Combien de lignes Max Frisch aurait il consacré à cet incident domestique virtuellement fauteur de désastre environnemental ? Je me le suis demandé après avoir retrouvé mon souffle - nous avons provoqué un feu de forêt en notre adolescence de sauvageons, dans notre quartier des hauts de Lausanne, et une vieille angoisse a ressurgi de ce souvenir avec son stress d'enfer - et l'eau chaude de notre bain nordique, trois heures plus tard, nous a fait oublier cette terreur momentanée.
    Enfin le soir, autre partage au niveau du couple: Lady L. a attiré mon attention sur un docu israélien qu'elle était en train de visionner sur son laptop, et que j'ai regardé à mon tour en me connectant au site de la télé romande affichant "plus qu'un jour en ligne"...

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    Et c'était reparti pour un nouvel épisode d’un Travail de Mémoire me ramenant au Berlin de Max Frisch et à la guerre mondiale évoquée par Jacques Pilet dans Polonaises, à suivre l'enquête têtue d'Arnon Goldfinger, dans L'appartement de ma grand-mère, sur l'incompréhensible amitié liant le couple de ses grands-parents juifs allemands à un autre couple dont le conjoint, le baron Leopoold von Mildenstein, fut l'un des pontes du ministère de l'intérieur nazi , aux ordres de Goebbels et supérieur d'un certain Eichmann, recyclé après la guerre à la direction de la firme Coca-Cola et resté en relations cordiales avec les aïeux du jeune Israélien...


    À préciser alors qu’en leurs belles années d’avant-guerre, les deux couples avaient voyagé ensemble en Palestine où le baron journaliste et pro-sioniste avait vu la terre d’accueil idéale de ces Juifs si encombrants en Allemagne...

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    Le Journal berlinois de Max Frisch relate les divers aléas de l’amitié de l'écrivain avec Günter Grass, suréminente figure de l'intelligentsia allemande, voire européenne, dont on se rappelle la soudaine disgrâce médiatique liée à son passé de jeune soldat de la Wehrmacht, exhumé de façon aussi peu glorieuse que lui-même l'avait caché.
    Mais à la fin qui sommes-nous pour en juger ? C'est la question qui se pose à la fin du très troublant documentaire d'Arnon Goldfinger, quand celui-ci produit, à la fille du baron von Mildenstein, les documents prouvant que son père fut bel et bien une éminence grise du pouvoir nazi, à la fois impliqué dans la solution finale et pro-sioniste, blanchi et recyclé dans la nouvelle société qui nous a vu naître, etc.

  • Pour tout dire (87)

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    À propos de la filiation et de l'avenir des bâtards, dans la vision de Shakespeare relancée par le dernier essai de Peter Sloterdijk. Sur le bourreau Sanson coupant la tête de son ancien employeur royal et sur Napoleon à son propre sacre. Sur les tenants guerriers et les aboutissants du mouvement Dada, et sur la récupération mercantile de l’avant-garde contemporaine.

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    Le dernier essai du penseur allemand Peter Sloterdijk, Après nous le déluge, s'ouvre sur une citation du Roi Lear de Shakespeare qui introduit une réflexion saisissante sur les ruptures de filiation historiques telles que la Révolution française, l'auto-sacre de Napoleon, la Première Guerre mondiale, la fondation du mouvement artistique Dada et l'avènement du communisme: "I grow, I prosper, now, gods, stand up for bastards !"
    Le bâtard, autant que le traître ou l'usurpateur, est une figure négative centrale de l'univers shakespearien et du monde dans lequel nous nous agitons depuis la fin d'un présumé Âge d'or: il marque la rupture d'une filiation et d'une légitimité - réelles ou prétendues telles en invoquant la divinité pour faire bon poids, etc.
    Les années Shakespeare de la bascule entre deux siècles, deux règnes et deux religions, font figure d'âge d'or théâtral avec d'immenses salles pleines de tous les publics et des pièces dont beaucoup font office de commentaires de l'actualité politique proche ou lointaine. Les rois s'étripent et les lignées s'emmêlent, mais l'on parle légitimité ou trahison avec l'assurance implicite qu'un ordre supérieur surplombe le désordre.

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    Shakespeare est ferré en matière de droit et ses pièces historiques, autant que ses tragédies, révèlent une pensée politique cohérente. La question de la légitimité et le dépassement de la violence par l'instauration d'un droit justifié et d'un ordre garant de paix ne sont pas traités par lui comme des thèmes abstraits mais s'ancrent dans la tragédie contemporaine et la mémoire des bons ou mauvais gouvernements antiques ou plus récents.
    La légitimité de Shakespeare lui-même , en tant qu'auteur de pièces extraordinairement informées de tout et brassant une langue d'une prodigieuse vitalité, du plus savant au plus trivial, a nourri toutes les suspicions, surtout académiques, et plus précisément oxfordiennes, au motif qu'un type issu de la classe moyenne, sans titre de noblesse ni diplôme académique, ne pouvait avoir conçu une oeuvre si magistrale et qu'il y avait donc de l'imposteur sous roche s'appropriant les pièces de quelque grand seigneur.


    Or une voix constitue le noyau de cette œuvre, reconnaissable et non comparable, et une vision du monde, certes multiple et même kaléidoscopique, mais tenue ensemble par une intelligence poétique fondée en unité, qui excluent l'hypothèse d'un grand littérateur à la Francis Bacon (hypothèse de certains) qui n'aurait pas pratiqué lui-même les planches et joué son rôle à tous les étages de la société, éventuel amant d'un prince et souvent absent de la maison...
    Les puritains ont mis fin à l'immense brassage du théâtre élisabéthain et jacobéen dont quelques auteurs seulement ont survécu, un vrai miracle fondant la transmission des 37 pièces du Barde dont le quatre centième anniversaire tombait en mars dernier.

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    Ce thème de la transmission est d’ailleurs l'une des lignes de force de l'essai de Sloterdijk, dont la première partie est consacrée à une série de Leçons d'histoire à la fois originales et très éclairantes sur les grands moments de rupture ou de césure, à commencer ici par l'exclamation symbolique d'une roturière du nom peu royal de Jeanne-Antoinette Poisson, devenue dame de Pompadour et réalisant le rêve de toute midinette avant qu'un certain bourreau du nom de Sanson, d'abord fonctionnaire royal, ne coupe la tête de son propre roi au nom d'une nouvelle légitimité: Après nous le déluge...
    L’épos napoléonien sort de nulle part et va dans le mur du temps, si l'on peut dire en raccourci, mais cet usurpateur de droit divin recyclé, figure shakespearienne à sa façon, va plus loin que quiconque en s'auto-sacrant avec l'aval d'un pape acquis de justesse, alors que pour la filiation légitime ce sera trop demander; et des empires survivants, peut-être plus légitimes mais non moins délétères, naîtra cette Grande Guerre consommant le chaos d'une Histoire sortie de ses gonds - pour citer Shakespeare une fois de plus.
    Le récit de la naissance, dans un Café zurichois, du mouvement Dada, complaisamment célèbré cette années par ceux qui n'en ont évalué ni le sens ni les limites, est un grand moment, par Sloterdijk, de "relecture" de l'histoire des idées et des expressions artistiques du XXe siècle, avec un zoom significatif sur la fin pathétique de ce mouvement tiraillé entre auto-dérision, nihilisme et pacifisme, avant la grande récupération mercantile des avant-gardes devenues répétition de l'insignifiant.
    "Les vrais problèmes de vrais philosophes sont ceux qui tourmentent et gênent la vie " écrivait Paul Valéry dans ses Mauvaises pensées, où l'exercice enfantin de la pensée interrogative est revalorisé au dam des pédants titrés et des faiseurs de systèmes clos.

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    Il y a dans les pièces de Shakespeare un sage, issu du peuple comme le merveilleux Dogberry de Beaucoup de bruit pour rien, type du gardien de la paix loyal et débonnaire à la fois, ou plus élevé dans la hiérarchie sociale, comme l'Ulysse de Troilus et Cressida, qu'on pourrait dire le médiateur de la pacification également représenté par la mère de Coriolan.
    Une réflexion saine sur la démocratie actuelle, trahie par ceux qui s'en réclament pour en profiter à l'enseigne des nouvelles ploutocraties, devrait passer par la lecture de ceux qui "tourmentent et gênent la vie" en empêcheurs de tourner en rond, à savoir les poètes à la Shakespeare ou les artistes de la pensée à la Sloterdijk...

  • Pour tout dire (86)

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    À propos de tout ce qu'on ignore de Shakespeare et de ce que ça nous apprend. De la comédie des spécialistes et des détectives sauvages à la Bill Bryson. Du regard panoptique de Roberto Bolańo et de l’approche la plus pénétrante, signée René Girard.


    Il n'est probablement pas d'auteur au monde qui soit aussi connu que Shakespeare et dont on sache si peu de la personne réelle, à part Homère évidemment dont la figure mythique se confond avec celle des dieux ou demi-dieux antiques même si ses personnages inspirent encore une kyrielle de metteurs en scène plus ou moins stars et de jeux vidéo plus ou moins top.

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    Aucun spécialiste actuel n'aurait pourtant l'idée d'enquêter sur les préférences sexuelles du poète aux doigts de roses, comme s'il y avait prescription, alors que des bataillons de shakespeariens continuent de se chamailler à propos de l'identité réelle du destinataire des 126 premiers Sonnets qui feraient du chantre de l'amour hétéro un non moins éminent fondateur de la poésie gay, sans parler des innombrables questions relatives à son père John et à sa mère, aux sentiments qu'il éprouva pour son épouse ou pour son fils Hamnet (sic), aux royalties qu'il touchait sur ses pièces ( en principe du 6 %) et à la vraie raison qui le poussa à fuir Stratford en son jeune âge,etc.


    En notre époque de muflerie généralisée faisant fi de toute privacy, où tout un chacun s'improvise paparazzo, la seule idée qu'un auteur de génie n'ait pas de profil, comme on le dit sur Facebook, qui nous permette de l'identifier à un réac antisémite ou à un humaniste transgenre, a un visionnaire post-colonial avant la lettre ou à un imposteur se la jouant troll d'avant La Toile, semble à beaucoup intolérable.
    Or si nous ignorons tout de nombreuses périodes de la vie du Barde, nous apprenons énormément de choses sur nous-même en lisant les 37 pièces qui lui sont attribuées et qu'il a parfois écrites avec d'autres mains ou en pratiquant beaucoup le sampling d'époque consistant à relooker un canevas vieilli en fonction de la demande du moment et de sa fantaisie personnelle. On voit en outre la gradation des oeuvres, des comédies aux tragédies: le Shakespeare de Comme il vous plaira diffère du dramaturge sponsorisé par le roi Jacques, et ça nous en apprend autant sur l'âge du capitaine que sur l'époque. Or l’époque compte autant, chez Shakespeare et ses nombreux confrères élisabéthains plus ou moins tombés dans l’oubli, que l’individu William en son vécu personnel - comme on dit.

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    Le spécialisme ès Shakespeare est à la fois une discipline universitaire en soi, un sacerdoce ou une sorte de folie plus ou moins furieuse, selon les cas. La seule bibliothèque du Congrès de Washington possède quelque 7000 volumes consacrés à Shakespeare par autant de sourcilleux chercheurs, qui ont recensé 138 198 virgules dans ses écrits, 2259 occurrences du concept d'amour (contre 183 du concept de haine), pour un total de 884 647 mots répartis en 31 959 répliques et 118 406 lignes. Or on sait que le Barde n'a laissé que 14 mots de sa main...

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    Pour ma part, je n'ai rien appris de décisif en lisant la thèse d'un chercheur estonien d'origine malgache consacrée à L'entropie linguistique et informationnelle dans Othello, alors que le gai savoir dispensé par Bill Bryson dans son Antibiographie m'a non seulement été utile mais aussi agréable. Il me semble utile en effet de rappeler quels furent les codes vestimentaire ou alimentaires au temps d'Elisabeth the Firth où l'importation de la soie et la distribution du satin relevaient d'un contrôle économique royal, alors qu'avant Henri VIII , donc avant la rupture d'avec Rome, manger de la viande un vendredi était passible de pendaison. Est-il important de savoir qu'au temps où John Shakespeare, père du Big Will, qui fut amendé d'un shilling pour avoir laissé un tas de fumier devant sa porte, le fait de ne pas tenir ses canards à l'écart de la rue était également amendable ? Certes, autant que l'est l'inventaire effrayant des maladies du tournant de siècle dont la "sueur anglaise ", dite aussi “mal sans effroi”, vous tombait dessus le matin et vous faisait défunte le même soir.

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    Faire profession de foi catholique trop bruyamment, sous le règne d'Elisabeth, pouvait vous valoir d'être évisceré en public sans anesthésie, comme le subit le jeune Anthony Babington, par ailleurs soupçonné de complot régicide, mais cette effroyable époque avait d'autres bons côtés, comme toujours n'est-ce pas, et les comédies du Barde n’en finissent pas de l’illustrer avec une verve peu répandue chez les névrosés du XXIe siècle que nous sommes peu ou prou.

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    Les spécialistes manquent souvent d'imagination ou de vista panoptique, mais surtout les aveugle leur état même de spécialistes accrochés à leur sujet comme le goître à son goitreux. Dans le premier des cinq livres constituant le monumental roman-gigogne intitulé 2666 et paru après sa mort, Roberto Bolano, sous le titre de La partie des critiques, évoque quatre d’entre eux, de quatre nationalités différentes et réputés dans le monde entier pour leurs travaux sur l’oeuvre du plus grand auteur vivant de la planète - l’Allemand Archimboldo -, qui courent de séminaire en colloque et de communications en congrès, traquant par ailleurs l’invisible auteur, sans qu’on sache rien de précis de celui-ci ni moins encore du contenu de ses oeuvres, dont il n’est jamais question.


    Inutile de dire qu’un même roman pourrait s’écrire sur les spécialistes de Shakespeare et leurs innombrables intrigues universitaires ou médiatiques, leurs love stories personnelles amorcées à Cambridge et relancées à Osaka ou en Floride, au gré des tournées de tel théâtre académique, sans qu’on apprenne rien non plus de décisif sur les pièces de Shakespeare abordée sous l’angle des Maux d’oreille et pulsions de meurtre dans Hamlet ou traitant de la question de savoir s’il est exclu de penser que Shakespeare ait été une femme ou le fils morganatique d’une reine.


    Si le mérite de Bill Bryson, dans son antibiographie, est de s’en tenir très précisément au peu qu’on sait de la biographie du Barde, qui contraste évidemment avec tout ce qu’on sait de son entourage, qui renvoie aux pièces, lesquelles complètent le tableau, l’approche d’un René Girard, qui me semble l’un des meilleurs analystes du contenu de l’oeuvre sous l’angle d’une critique de nature à la fois anthropologique et littéraire, est évidemment tout autre et peut faire fi de toutes les questions anecdotiques se rapportant à la vie du Barde, pour se concentrer sur sa pensée et ses découvertes en matière de psychologie humaine ou de mécanismes sociaux et politiques.

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    À cet égard, et même si sa lecture des manifestations du mimétisme (selon lui fondamental dans la vision de Shakespeare lui-même) tend parfois au système voire à la réduction conceptuelle, la pénétration de son regard de lecteur, la qualité de son écoute et ses ressources de bon sens et d’humour restent inappréciables tout en laissant, au lecteur-spectateur, pleine liberté de juger, c’est le cas de dire, sur pièce...


    Bill Bryson, Shakespeare, antibiographie. Poche.
    René Girard. Les feux de l’envie. Grasset.
    Roberto Bolaño. 2666. Folio Gallimard.

     

  • Pour tout dire (83)

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    À propos de l'espérance en temps de cata annoncée. Ce que documente le film Demain sur des gens qui se bougent de par le monde. Que les bons sentiments nous sauverons des pavés de l'enfer du laisser-faire, du pillage des ressources terrestres et du cynisme.

    Il fait ce matin un brouillard à couper au couteau, visibilité nulle mais je navigue à l'étoile espérance en attendant l’embellie avec la vieille conviction juvénile que tout peut changer - et je ne suis pas seul.
    Ils sont en effet des milliers, des millions même, de par le monde, qui continuent de vivre et d'agir avec la même conviction que la rupture entre hier et maintenant n'est pas plus fatale qu'entre ce à quoi j'aspire ce matin en semant ce que j'ai à semer et ce qui poussera et fleurira demain.

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    Demain est un film de jeunes gens inquiets de constater que le monde dans lequel nous vivons est promis à la cata dans un bref avenir si nous laissons faire ceux qui le dirigent pour leur seul profit à court terme. Demain résulte du sentiment général, confus mais lancinant, que cela ne peut pas continuer.

     
    C'est de ce constat d'époque que partait le précédent essai du penseur allemand Peter Sloterdijk, intitulé Tu dois changer ta vie, et c'est à la question quasi mythique aujourd'hui du Que faire ? - titre d'un roman de Tchernychevsky, paru à la fin du XIXe siècle et qui enflamma la jeunesse russe, préludant aux réponses d'un certain Lénine -, que le même Sloterdijk achoppe aujourd'hui avec son nouveau livre, prodigieux d'intelligence éclairante dans la masse touffue des savoirs, sous le titre non moins significatif d'Après nous le déluge.

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    Les jeunes enquêteurs du documentaire Demain récusent absolument cette formule hideuse de profiteurs égoïstes qui ne pensent qu'à piller les ressources de la planète sans considération de la survie de celle-ci.

     

    Or ce souci n'est pas d'hier. Je me rappelle plus précisément qu'au début des années 7o nous lancions, à l'enseigne du magazine dominical de La Tribune de Lausanne, une serie thématique intitulée S.O.S survie, dont l'un des premiers "lanceurs d'alerte, selon l'expression actuelle, était le biologiste et naturaliste visionnaire Jean Dorst, auteur d'un ouvrage prophétique paru en 1965 sous ce titre lui aussi bien explicite: Avant que nature meure, pour une écologie politique, faisant suite au Printemps silencieux.

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    À l'enseigne de cette série amorcée, notamment, par le procès des pesticides , j'ai eu l'occasion d'amorcer, piètre étudiant de la fac de lettres de Lausanne dont l'enseignement m'avait paru aussi terne que réducteur en ses débuts de pseudo-scientificité structuraliste ou siciologisante, ma fréquentation d'une université buissonnière de mon seul cru, avec moult lectures non académiques et autant de rencontres marquantes pour un jean-foutre dans la vingtaine - ainsi du moins devaient en juger mes anciens prof de lettres -, du polémologue Gaston Bouthoul évoquant les risques mortels pour l'espèce d'une démographie folle, ou du sociologue Edgar Morin devenu l'un des plus fins analystes de la complexité du monde, du physicien polémiste Leprince-Ringuet scrutant Le grand merdier, de l'africaniste Georges Balandier ou du commandant Cousteau, notamment.

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    L'expérience journalistique reste le plus souvent superficielle, mais je lui reconnais aujourd'hui l'inappréciable mérite d'avoir entretenu ma porosité à tous les aspects du vivant, de m’avoir ouvert à peu près toutes les portes et de m'exercer à un langage à peu près compréhensible sans atrophier ma poétique personnelle.
    Et voici que la session 2016 de mon université buissonnière s'achève avec la traversée intégrale des pièces de Shakespeare, un séminaire américain consacré à Dave Eggers et sa fresque d'une sorte de dictature numérique, dans Le cercle, le visionnement dans notre ciné club virtuel du film documentaire Demain et la reprise, en atelier séparé, d'une autre série consacrée à la peinture (acrylique et huile alternes) du cliché par excellence que figure en Suisse le Cervin, ces jours tout bleu.

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    Là traversée du monde actuel par les jeunes enquêteurs du film Demain est réellement intéressante et non moins encourageante à de multiples égards. Je craignais un peu les hymnes positifs façon New Age ou babas trop cools, mais passer des nouveau jardins communautaires cultivés sur les friches industrielles de Detroit aux exposés lucides d'alter-spécialistes à la Jeremy Rifkin, ou de multiples initiatives en rupture douce avec la brutalité des prétendus monopoles agro-alimentaires, à la prise en charge des citoyens par eux-mêmes dont les Islandais se sont fait champions contre la collusion des banques et des politiques, est bien plus qu'une leçon lénifiante d'idéalisme hors sol: c'est notre avenir.

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    L'avenir est notre affaire, affirmait Denis de Rougemont dans un livre datant de la fin des années 70, et je me rappelle que l'auteur inspiré de L'Amour et l'Occident, que Malraux considérait comme l'un des hommes les plus intelligents qu'il eût rencontrés, me dit, à propos d'un entretien qu'il m'avait accordé à propos du terrorisme de l'époque, que l'Europe serait celle des cultures ou ne serait pas, et quarante ans après la question que je lui avais alors posé me revient: mais quelle culture ? C'était l'époque des derniers feux de la culture des maisons lancées par Malraux , précisément, dans la tournure prise sous Jack Lang, je revenais du festival de théâtre de Nancy et le méli-mélo de la culture en voie de nivellement par la masse et l'argent s'annonçait pour le pire. Inutile de préciser ce n’était pas de ce sous-produit de consommation que parlait Denis de Rougemont.

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    Or il n'est guère question de cette question, à mon sens fondamentale, dans le film Demain, sinon dans sa partie consacrée à l'éducation , mais on pourrait dire aussi que ce qu'on relègue aujourd'hui dans les rubriques dites culturelles, évoquant de plus en plus un zapping de surface, relève moins de la culture que tous les aspects de la mutation des pratiques de survie documentées par le film Demain et que tout se tiendra en réapprenant à lire.

     

    De mon côté je me passe les 37 pièces de Shakespeare tandis que le brouillard se dissipe. J'essaie de rester attentif à la jeune littérature et au jeune cinéma en train de se faire et je me dis: peut vraiment mieux faire. Mais il y faudra du temps et l'obscure obstination de chacun, à l'écart de la meute hurlante.

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    Tu dois changer ta vie, dit Peter Sloterdijk. Tout peut changer, renchérit Naomi Klein dont ne parle pas le film Demain et qui fait cependant partie, elle aussi de la nébuleuse des lucides et des sensibles enragés à ne pas laisser faire les prédateurs. Jean Ziegler entrevoit pour sa part d’autres Chemins d'espérance et Jean-Claude Guillebaud nous fait dire qu'Une autre vie est possible.


    Tu dois, il faut, il ne faut pas, ils ne doivent plus: ce pourrait n’être que words, words, words, et voici qu'un nouveau jour se lève et que c'est dimanche. Alors on se bouge à La Désirade: Je me lève à l’instant où Lady L. se couche en Californie, où elle se royaume ces jours avec nos enfants dont on espère qu’ils changeront le monde...

     

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