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Carnets de JLK - Page 18

  • Les Mouron vivent la filiation en fécond partage d’émotions

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    279580658_4924780137643864_8187298728085943452_n.jpgIllustrant un premier Dialogue entre l’Artiste (Didier) et l’écrivain Quentin), une magnifique exposition est à voir ces prochains jours à Giez (nord vaudois), qu’accompagne une publication exhaustive.

     

    L’arrière-pays vaudois du pied du Jura est ces jours de toute beauté, avec ses modulations de vert tendre et d’ocres roux, le jaune acide des champs de colza et , par delà les eaux pâles du lac, là-bas, et les méplats de l’autre rive remontant vers l’Est, la ligne  brisées des Préalpes qu’on aperçoit des fenêtres d’une grande ferme sise au cœur du village de Giez, sur les hauts du bourg lacustre de Grandson, en cet Espace DM conçu par Didier Mouron et son Isabelle, somptueux écrin pour une expo dont l’accrochage hyper-soigné raconte à lui seul une histoire. Il était une fois trois perfectionnistes…

    Sur les murs de pierre apparente, ainsi, et sur plusieurs niveaux reliés par un escalier de solide vieux bois, c’est une autre histoire encore, ou plusieurs histoires même, que fixent 32 tableaux-poèmes flanqués de poèmes-images.

    Même s’il a exposé à la Cité interdite (entre autres escales au Japon, en Californie, au Canada et même au Mont Pèlerin) et qu’il n’est pas inconnu en nos contrées, Didier Mouron (né en 1958 à Vevey) devrait être mieux reconnu, et particulièrement aujourd’hui où son art, strictement borné à l’usage du crayon mine, atteint une sorte de plénitude gracieuse, par delà sa parfaite technique et ses références naguère plus ou moins explicites, du côté  de Salvador Dali et des surréalistes, du réalisme magique ou du symbolisme « cosmique ».

    Ironiquement, c’est épuré de cette «littérature » que l’artiste, pourtant moins « littéraire » que son fils, rejoint Quentin dont la poésie, dès ses variations américaines de Lost accompagnant les formidables photographies de Claude Dussez (Favre, 2016)  tend elle aussi à l’épure sans s’assécher pour autant dans le minimalisme…

    Quand le cow-boy et l’Indien font ami-ami

    Le rêve d’avoir un père à admirer, coïncidant avec l’admiration d’un père laissant librement son fils s’épanouir, la confluence d’un même sang n’excluant pas le parcours en vaisseaux séparés, chacun son âge et sa tête, chacun sa conviction d’être le chef dans sa partie, ni le fils de la fable freudienne impatient de buter son paternel pour se faire Jocaste, ni le père jaloux de ce rival montant en grappe, l’amour des arbres chez le cow-boy Didier et la passion des livres chez l’Indien Quentin - tout cela pourrait faire une assez épique bio croisée sur fond de forêt québécoise et de rivages vaudois, alors que l’artiste et l’écrivain ne se livrent ici, dans ce Dialogue, que par des objets cristallisant leurs communes émotions.

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    Telle étant la poésie : une sublimation, ici par l’image évocatrice, là par le mot décanté au plus juste. Jocaste ? Isabelle, dédicataire du recueil, inspire Quentin avec Femme et mère, trois vers comme d’un haïku : Elle a l’élégance des séismes / infinis / Qui trembleront encore après la terre, et le tableau de Didier, à double figure féminine, comme en abyme, flanquée d’un arbrisseau fragile, ouvre une troisième dimension au poème, à moins que ce soit l’inverse… Père et fils, au naturel, se chamaillent volontiers. Quentin reproche à son vieux de ne rien comprendre à la politique. Didier trouve ce petit crevé bien cassant parfois, bien sûr de lui, même s’il reconnaît que son propre Ego d’artiste lui est vital (je suis le best dans ma partie, sinon rien) et concède donc au Poète le droit et peut-être le devoir de se prendre lui aussi pour Céline ou Proust, au moins. Bref le Dialogue est la meilleure façon de poursuivre la guerre des générations autrement, et ça donne 32 poèmes étincelants jouxtant 32 tableaux, ou l’inverse. Qui racontent, chacun à sa façon, la foule et la foudre sur un boulevard, les moments de l’amour, caresses et disparitions, l’aïeule qui s’en va et les voleuses de feu, la mort en famille et les travailleuses de l’amour, des rabelaisiens et des rabelaisiennes, de la musique au clair de lune et des amants qui dérivent, rien de banal ou de mièvre, les mots sculptés, le clair-obscur drapé ou du sfumato de brume rêveuse et, de loin en loin, arrêt sur image et merveilles : Le Parfum de l’absente, dont la douceur contraste avec le dessin comme « ressaisi », des évocations frisant l’aporie sensible comme dans L’infini de ta disparition, de plus humbles « minutes heureuses » ramenant Baudelaire au quotidien, de la mélancolie et du fruit, du barbare et de la bête, enfin quoi : 32 fois la vie et ce n’est pas fini - la Poésie survit…

     

    Didier et Quentin Mourom. Dialogue 1 (2021-2022). Préfacé par Bertrand R. Reich. Edition limitée.

    Exposition. Dès le 6 mai 2022 (vernissage à 18h), Giez, espace DM.

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    Rappel : Claude Dussez (photographies) et Quentin Mouron (poèmes), Lost, Favre 2016.

  • Les secrets de l’humanité

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    Sur Les Plaisirs de la littérature, de John Cowper Powys. 

    C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun débile de nos jours. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’un petit délassement d’amateur au sens esthète ou d'un agité hyperfestif mais relèvent de la plus haute extatique jouissance, à la fois charnelle, intellectuelle et  et spirituelle.
    On connaît déjà John Cowper Powys pour sa révélatrice Autobiographie, les romans tout empreints de sensualité tellurique et de magie visionnaire que représentent Les sables de la mer, Wolf Solent et la tétralogie des Enchantements de Glastonbury, ou encore ses essais diversement inspirés sur Le sens de la culture et L’Art du bonheur. Or le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.
    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité – quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.
    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la «substantifique moelle» de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de «germes» qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».
    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le Suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».
    Mais peu d’anarchistes sont aussi soucieux que Cowper Powys d’harmonie et d’équanimité. Si nous nous référons à la distinction faite par Léon Daudet entre écrivains incendiaires et sauveteurs, sans doute est-ce à la seconde catégorie qu’appartient nomedium_Powys4.jpgtre druide bienveillant. «Ce Celte tout de feu, de féerie et de magie est un bienfaiteur», écrit fort justement Gérard Joulié dont la traduction, soit dit en passant, respire la santé vigoureuse et l’élégance.
    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.
    A croire Powys, le pouvoir détonant de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.
    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».
    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.
    John Cowper Powys. Les plaisirs de la littérature. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Age d’Homme, 444p. Un dossier de la revue Granit a été consacré à Powys en 1973, constituant une bonne introduction à son œuvre.

  • L’hypertexte de Muños Molina tient de l’auberge espagnole…

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    Aspirant à composer «le grand poème du siècle», le romancier espagnol devient Un promeneur solitaire dans la foule, dont les errances fécondes recoupent celles de Frédéric Pajak et de Paul Nizon ou de Roland Jaccard, entre autres contemporains, avec des révérences aux grandes ombres d’Edgar Allan Poe et de Charles Baudelaire, du Juif errant Walter Benjamin ou d’Emily Dickinson l’ange puritain, et l’incitation générale à «écrire» ce livre particulier en le lisant…
     
    Chacune et chacun se rappelle, probablement, le moment plus ou moins vertigineux où, en tant qu’individu, elle ou il aura découvert tout à coup son unicité fondamentale par rapport à la multitude.
    Pour ma part cela m’est apparu la nuit, entre seize et vingt ans, dans le quartier de notre enfance où trois tours de seize étages venaient d’être construites au-dessus des bois dans lesquels nous avions joué, trois piliers monumentaux dont les centaines de petits écrans allumés constituaient autant de fenêtres donnant sur ces multiples vies empilées aux silhouettes et aux actes plus ou moins identifiables par le petit voyeur que j’étais là. Plus tard, l’idée d’un roman virtuel m’est venue à partir de cette mosaïque visuelle surgie des ténèbres, dont les personnages seraient évoqués à l’enseigne de ce simultanéisne mondialisé que nous connaissons aujourd’hui, où nous sommes informés de tout ce qui se passe en temps réel. Mais avant le composition de ce roman, un autre choc, de nature culturelle plus encore que personnelle, m’aura fait éprouver le sentiment-sensation d’être seul dans la masse humaine, un matin à Tokyo, dans le métro de la première heure, au milieu de centaines de Japonais à mallettes se rendant à leurs bureaux d’employés japonais à calculettes.
    Or c’est le même type d’expérience que me semble évoquer le dernier livre traduit en français du romancier espagnol Antonio Muños Molina (déjà primé par le Médicis étranger de 2020 et reparu ces jours en livre de poche), intitulé Un promeneur solitaire dans le foule et constituant une sorte d’inventaire socio-poétique de notre «profond aujourd’hui», selon l’expression de Blaise Cendrars.
     
    Profitez de l’Eté protégé par la Police
     
    Au même instant, ce mercredi soir d’été radieux à une terrasse de la Dolce Riviera (Suisse du sud-ouest) où j’avais amorcé la lecture de ce pavé de 500 pages acquis la veille, je repensais malgré moi au pauvre type en uniforme de la police locale qui, deux jours plus tôt, sur un quai de la gare de Morges, avait paniqué au point de massacrer, de trois balles, un autre pauvre mec dont le comportement bizarre (on dira qu’il, avait l’air de prier, et tout de suite on aura pensé « terroriste », puis on dira qu’il titubait entre les voies du train et le quai, on aura appelé la police, laquelle aura fait illico les « sommations d’usage » sans résultat probant), et je lisais, en gras et avec de solennelles majuscules, Tout ce qu’Il te Faut pour profiter de l’Été à l’amorce d’une séquence affirmant que « c’était l’été des robes courtes et légères comme des tuniques », j’avais siroté un premier Aperol en dépit de l’interdiction qui m’est faite ces temps de consommer de l’alcool pour cause de « souffle au cœur », je pensais au flic arrêté et aussitôt justifié à la radio par sa hiérarchie paniquant à son tour, je pensais à l’agonie du mec menotté dont le faciès de métis (comme on l’apprendra plus tard) avait sans doute inquiété les jeunes policiers affolés, je lisais dans mon livre «L’Espagne était le septième pays du monde à jeter le plus de nourriture à la poubelle», je pensais à ma bonne amie en guerre contre le cancer depuis avril et à laquelle sa troisième chimio avait fait perdre le goût des aliments, c’était une « soirée de rêve » devant le plus grand lac d’Europe et le plus beau du monde à nos yeux, et je lisais « Ne rate pas l’occasion que tu attendais. Laisse-toi séduire par nos promotions avant la fin de l’été », puis je lisais « Cet été, fais les meilleures photos avec ta perche à selfie», je revoyais les cheveux sales du premier suicidé que j’avais vu cinquante ans plus tôt au pied du pont Bessières en pleine ville de Lausanne, je revoyais le corps d’ivoire du désespéré repêché dans la Seine une nuit de printemps d’une autre année, à ma lecture du livre de Muños Molina s’ajoutait celle de ma propre vie et je me disais que chaque lectrice et chaque lecteur d’Un promeneur solitaire dans la foule, au fil des pages, pourrait composer son propre «roman» à sa guise, que ce soit en observant « cela simplement qui est » au présent, selon l’expression d’un autre nomade solitaire du nom de Charles-Albert Cingria, ou en scrutant le passé et ses innombrables «romans» dont l’un pourrait être signé Robert Walser et l’autre Marina Tsvetaeva, autres «personnes déplacées» à leur façon…
    Fou de littérature, et comptant lui-même au nombre des auteurs majeurs de la littérature espagnole actuelle, Antonio Muños Molina en même temps qu’il arpente « à l’horizontale » les rues de la ville-monde avec ses carnets et son smartphone, replonge en verticale diachronique à la rencontre des solitaires de naguère ou jadis, à commencer par Thomas de Quincey et Edgar Allan Poe les veilleurs ténébreux aux lisières du rêve et de la folie, dont la déesse secrète, comme celle de Baudelaire ou d’Emily Dickinson, avait pour nom Poésie. Dans leurs foulées, Walter Benjamin le juif allemand et Fernando Pessoa le Lisboète aux multiples hétéronymes feront converger les démarches de l’Andalou Antonio Muños Molina et du Franco-suisse Frédéric Pajak, qui se retrouvent également dans le labyrinthe de Joyce, auteur d’un «roman total» comme voudrait l’être Un promeneur solitaire dans la foule, etc.
     
    Une poésie en phase avec la ville-monde
     
    «J’appelle poésie l’ivresse et la plus grande concentration expressive de tout art», écrit Munos Molina, «toute présence ou image mémorable du monde réel. Ce dont elle se rapproche est l’emportement suprême de l’amour qui ne ferme pas les yeux. Il fait un bon vertigineux pour voyager dans l’inconnu. Il disparaît sans laisser de traces».
    Quand ensuite il parle de sa façon d’écrire sans cesse et partout sur ses carnets volants, il précise : «Quand j’écris au crayon je suis plus proche du silence que je recherche», et l’on comprend que ce silence contient le bruit du temps et toutes les voix, et cette pratique du «crayonné» lui fait dire que l’une des choses qu’il envie le plus est l’art du dessin, ce qui nous renvoie aux livres de Pajak combinant, de façon puissamment originale, le texte et le dessin en contrepoint.
    Frédéric Pajak incarne à sa façon le promeneur seul dans la foule, comme le poète Pavese qu’il a rencontré une nuit dans le dédale de Turin, ou le Bernois Paul Nizon exilé à Paris avec son imper et son chapeau d’écrivain à dégaine de détective «en marche vers l’écriture», en compagnie duquel, à l’instigation du Portugais d’origine (on n’en sort pas…) Amaury da Cunha, il dialogue à propos de tout ce qui l’intéresse autant que nous et vous, à savoir : son père mort jeune et le tien, les rêves de Nizon et les vôtre, la vie bonne ou vache, la littérature merveilleuse ou ses simulacres médiocres, Van Gogh et Dürrenmatt, la façon d’écrire de l’un ou pour l’autre de dessiner à la plume, et ce qui pourrait n’être qu’une conversation d’initiés s’ouvre à tous grâce au vin (rires) et au rire (encore un verre), et tout à coup l’homme seul devient une foule et ça bourdonne comme un essaim d’abeilles au fond du jardin ou de la rue Campagne-Première où finit À bout de souffle de Godard, etc.
    À un moment donné, Nizon se compare à Shakespeare. Il pense, le fringant nonagénaire, que son écriture est unique, et il a raison. C’est Virginia Woolf qui disait que la véritable aristocratie consiste à se savoir unique, motif de ne jalouser personne. Avec le même aplomb tranquille, Flannery O’Connor disait aimer ses livres comme ses enfants, ce qui n’empêche pas d’aimer les enfants des autres et d’admirer tel peintre ou tel écrivain sans l’envier, la réalité de se transformer en fiction et le plomb des jours en or du temps.
     
    Que la fiction est une réalité qui circule…
    Dans l’ensemble de textes brefs constituant son dernier opuscule paru, intitulé On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, Roland Jaccard raconte sa dernière conversation avec Sigmund Freud (1856-1939), qui lui annonce le déclin et la capilotade finale de la psychanalyse, vaincue (notamment en France) par les querelles de chapelles, et c’est sur le même ton enjoué et naturel qu’il évoque sa visite à Paul Nizon, lequel partage avec lui le goût des journaux personnels où chacun invente sa vie de la façon la moins «objective» qui soit, et l’on n’est pas étonné de relever au passage qu’un Elias Canetti est l’un des auteurs préférés de Nizon, qui figure lui aussi un promeneur solitaire dans la foule, dont les écrits ont traité de la « masse » avec pénétration, entre réalité et fictions de la pensée.
    Le dernier «roman» d’Antonio Munos Molina ne raconte pas une histoire: il en amorce mille, parfois très intimes (de belles évocations sensuelles et sensibles à la fois) sans qu’on sache si l’auteur est lui-même impliqué, souvent mêlées à l’actualité ou prenant la tangente comme cette mariée qui fuit et s’envole en hélico en pleine cérémonie, etc.
    À préciser enfin et pour la route : que ce «poème du siècle», virtuel et plus-que-réel en son hypertexte, est à la fois accessible à tout un chacun et nécessite cependant un certain effort de lecture créatif, en conformité parfaite avec ce que tout écrivain se prenant pour Shakespeare (!) est en droit d’attendre de sa lectrice et de son lecteur…
    Antonio Muños Molina, Un promeneur solitaire dans la foule. Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon. Seuil / roman, 520p. 2020. Réédité ces jours en Points Seuil.
     
    Amaury da Cunha, Pourquoi tu me regardes comme ça ? Conversation entre Paul Nizon et Frédéric Pajak. Editions Noir sur Blanc, 101p. 2021.
     
    Roland Jaccard. On ne se remet jamais d’une enfance heureuse. L’Aire, coll.Le Banquet, 175p, 2021

  • Le dernier Houellebecq, ou le nihilisme dépassé...

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    Comme il en a l’habitude, le romancier français vivant le plus intéressant essuie les pires critiques pour anéantir, son 22e ouvrage, le plus long mais aussi l’un des plus remarquables après Extension du domaine de la lutte, La Possibilité d’une île ou La Carte et le territoire. Pessimiste dans les grandes largeurs sociales et mondiales d’un avenir proche (2027), ce dernier roman développe, notamment, une réflexion parfois grave et parfois cinglante sur le vieillissement, le traitement institutionnel de la santé, la mise à l’écart des vieux «inutiles» et l’euthanasie, le mal-être privé et les tares de la «dissociété», mais aussi les issues de la tendresse et de l’amour…
    Au regard de surface, le look de Michel Houellebecq est sans doute le plus hideux de la galerie des portraits d’auteurs actuels de tous les sexes : figure de furet à vilaine peau, dégaine de beauf prenant successivement les poses d’un Camus recyclé avec son imper et sa clope, puis d’un Céline grimaçant de désabusement sinistre, plus récemment un poil plus policé mais guère, en tout cas rien d’avenant mais une «gueule», comme son nom sera une «marque». Cela pour l’apparence, le «shooting» médiatique et tout le tralala…
    Or il y aura bientôt trente ans qu’on aura découvert un autre Houellebecq en tournant la première page d’Extension du domaine de la lutte, son premier roman significatif, qui avait le mérite immédiat de décaper les apparences, précisément, en achoppant au langage du faux, à la nouvelle langue de bois sociale plutôt genre langue de coton où un balayeur est dit «technicien de surface», une prostituée «travailleuse du sexe», une morgue « espace funétique », et la «papatte» de l’écrivain immédiatement reconnaissable filait le regard suraigu d’un observateur de la société à l’objectivité clinique rappelant un peu l’œil «américain» ou «behaviouriste» d’un Jules Romains, le «style sans style» d’un Simenon attaché aux «mots-matière» plus qu’à tout ornement, ou encore l’absorption totalisante d’un Balzac à la fois sociologue et psychologue, reporter et poète, même si Houellebecq achoppait à une société toute différente et développait, loin des «littéraires», une technique d’observation d’ingénieur agronome étudiant des carottes de terrain et nourrissant des intérêts inédits et pointus pour l’économie ou les phénomènes sociaux les plus caractéristiques de l’époque (autour de la télé, du sexe, des névroses privées et des psychoses collectives, des mutations urbaines ou rurales), plus proche à cet égard d’un J.G. Ballard ou d’un Philip K. Dick que de ses pairs français – tout cela qu’on a découvert dans Le Particules élémentaires, Plateforme et la sidérante (et sidérale) Possibilité d’une île, plus tard avec les synthèses romanesques non moins impressionnantes de La Carte et le territoire, Soumission et Sérotonine.
    Dans la foulée des ces parutions, le succès aura fait du jeune auteur (né Michel Thomas en 1956) une star internationale et, avant les «influenceurs» de la galaxie numérique, un «intervenant» public permanent multipliant les textes et les apparitions médiatiques qui auront contribué à brouiller voire embrouiller son image, jusqu’à celle, récente, d’un anti-bobo bourgeoisement marié et flirtant plus ou moins avec la droite «identititaire» la plus dure.
    La confusion est telle qu’un commentateur parle d’anéantir comme d’un roman d’extrême-droite, par un raccourci rappelant les temps de la censure cléricale ou politique, ou le cher Henri Guillemin réduisant l’immense Balzac à un royaliste infréquentable.
    Michel Houellebecq «idéologiquement suspect» ? Et comment ! Ambigu ? Comme la plupart des grands écrivains, tels Aragon ou Céline, mais si l’on voyait plutôt ce qui échappe à l’idéologie dans anéantir ?
     
    Sous l’apparence de la politique et de sa jactance
    Selon notre confère David Caviglioli, consacrant trois pages pas entièrement malveillantes au roman dans L’Obs du 9 janvier, magazine préféré de la gauche caviar, anéantir serait le livre le plus «politique» de Michel Houellebecq, ce qui se tient en apparence vu que le roman traite, sur fond de campagne électorale fébrile, avant la présidentielle de 2027, des menées d’un «papable» de très haute volée en la personne du ministre de l’économie Bruno Juge (un clone approximatif de Bruno Lemaire), et de son conseiller et confident Paul Raison, tous deux parlant évidemment de leur job, travaillant à leurs dossiers et suivant attentivement l’évolution d’attaques terroristes internationales à caractère économique, entre autres.
    Comme toujours, Houellebecq s’est documenté sur la disposition des lieux où évoluent ces messieurs, ce qu’ils grignotent entre deux séances de travail ou comment, avec une consultante dynamique au langage de tueuse, puis avec une autre superpro de la gestion d’image, le ministre se fait coacher pour damer le pion à ses concurrents.
    Mais y a-t-il de la politique là-dedans ? Houellebecq défend-il une position en la matière, pour tel ou tel parti, telle ou telle mouvance ? Nullement: le vrai sujet du roman est ailleurs, dans le flux et le brouillard, les errements des protagonistes, leurs vie amoureuse et familiale, ou encore les rêves récurrents détaillées de Paul, autrement dit : le magma de la vie des gens, plus encore privée que publique - notre vie à tous.
     
    Un homme sans qualités au début du XXIe siècle
    Au tournant de la cinquantaine, l’énarque Paul Raison, fils du «babyboomer» Edouard - lui-même retraité des services secrets -, ne sait plus trop où il en est malgré sa haute position dans le ministère de Bruno Juge. Marié jeune à une femme prénommée Prudence, énarque comme lui et partageant ses vues (« leur accord sur la taxation des plus values avait d’emblée été total »), il a vu sa compagne s’éloigner de lui sous l’effet d’une «guerre alimentaire» survenue avec la mutation végane vécue par Prudence dès 2015, qui les a amenés à faire à la fois aliments séparés et chambres à part…
    Dix ans plus tard, tout en vivant ensemble dans un bel appartement et partageant toujours le même réfrigérateur, les conjoints cohabitent poliment mais Paul regrette de n’avoir pas connu la paternité tandis que Prudence s’est rapprochée de la mouvance religieuse wicca inspirée par le chamanisme et les cultes druidiques, notamment.
    C’est alors que survient un événement familial décisif, totalement banal en apparence (Edouard, victime d’un infarctus cérébral, tombe dans un coma momentané) mais qui va ramener Paul, présenté jusque-là comme un homme sans qualités assez typique de l’époque – n’était la lucidité autocritique – à la vraie vie et à ses confrontations.
    Dans un premier temps, Paul retrouve sa famille dans l’hôpital lyonnais où il trouve son père inconscient, entre sa sœur Cécile (bonne chrétienne épouse d’un notaire propre sur lui mais au chômage), Madeleine la compagne d’Edouard, veuf de Suzanne depuis des années, Aurélien le frère cadet restaurateur d’art comme sa mère disparue, la redoutable Indy (journaliste branchée qui a épousé celui-ci malgré le mépris que sa faiblesse lui inspire) et l’ado Godefroy qu’elle a fabriqué par GPA avec un Noir californien sans demander son avis à son mari que ses proches croient stérile, à tort…
    Bref, une famille de notre temps, dont les qualités et les défauts vont être révélés par la maladie d’Edouard, son coma du début (« un légume », conclut vite Indy en parlant déjà de tutelle et de répartition des biens), puis son «réveil» partiel, ses tribulations en milieu hospitalier - lesquelles nous valent un aperçu de la jolie ambiance des EHPAD français… -, et, passant d’une année à l’autre, le roman familial va interférer avec le feuilleton national d’une campagne présidentielle où les apparences reprendront le dessus, alors que la vie réserve à Paul, au-delà de son rapprochement avec Prudence, une dernière confrontation à laquelle nul, riche ou pauvre, croyant ou non, frustré par la vie ou comblé, n’échappe…
     
    Une lecture qui vous tend un miroir…
    Certains livres laissent en vous une empreinte particulière, et c’est le cas, en ce qui me concerne, de ce dernier roman de Michel Houellebecq, même sans partager la vision du monde de l’auteur.
    Or le fait d’avoir vécu, ces derniers mois, des épreuves personnelles, devant la maladie et la mort annoncée, dans les services hospitaliers et au contact de soignantes et soignants, qui recoupent les observations concentrées dans ce livre, s’ajoute évidemment, sous l’angle de la simple humanité – et là je pense au bon docteur Tchekhov dans sa cour des miracles -, à la reconnaissance littéraire que me semble mériter cet ouvrage limpide d’expression et dénué de tout pathos, indigné parfois et nous indignant à l'avenant à juste titre (la scène centrale remarquable du jeune activiste justifiant l’exfiltration illicite du malade d’une unité de soins en pleine déliquescence, et l’épisode affreux de la délation journalistique d’Indy aboutissant au suicide d’Aurélien qui rappelle (en mode mineur) celui de Lucien de Rubempré chez Balzac), truffé d’observations pertinentes, nous faisant un peu sourire quand l’auteur se la joue visionnaire des temps à venir - mais tel est l’écrivain, vieux gamin qui se permet tout en sa bonne foi de médium sensible parfois naïf mais toujours mieux inspiré que ceux qui en ricanent sans risque.
    Oui, cet anéantir, qui pointe le nihilisme contemporain plus qu’il n’en participe, nous tend un miroir, et celui-ci renvoie à celui qu’évoquait Stendhal dans Le Rouge et le Noir et devrait faire réfléchir les détracteurs de Michel Houellebecq : «Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former»…
    Michel Houellebecq, anéantir. Flammarion, 733p. 2022.

  • Miroirs du temps

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    Trois poèmes inédits de Georges Haldas


    MIROIR DU TEMPS

    Dur moment dans la voie
    quand les jours s'obscurcissent
    quand le chemin se creuse
    pareil à une tombe
    Où sont les jours heureux
    le murmure des voix
    dans le jardin discret
    Les visages de ceux
    qu'on aimait voir à table
    Où sont les jours heureux
    où on l'était soi-même
    sans même le savoir
    Dur moment dans la voie
    quand le miroir se brise
    laissant au fond de nous
    mille morceaux épars
    que garde la mémoire
    Mais sans aucune chance
    pour nous de se revoir


    LE PAS DE TOUS

    N'insistez pas je vais
    où mes pas me conduisent
    N'insistez pas je suis
    le fleuron du matin
    Je poursuis mon chemin
    Que le soleil se lève
    ou que tombe la nuit
    je ne m'arrête pas
    Je suis l'enfant fidèle
    qui n'a qu'un seul chemin
    Ne me demandez pas
    où je vais d'où je viens
    Je ne peux rien vous dire
    si ce n'est que le but
    comme une ombre me suit
    Il était au départ
    et il est à la fin
    Je poursuis mon chemin
    Et un beau jour chacun
    reconnaîtra le sien


    PRIERE

    A l' heure du déclin
    et quand les eaux se perdent
    ou alors se retrouvent
    dans le même océan
    donnez-moi le courage
    et la fidélité
    pour suivre jusqu'au bout la voie
    qui fut la mienne
    Que je n'ai pas choisie
    mais seulement suivie
    Que je sois accueilli
    si accueil il y a
    comme des millions d'êtres
    travaillés par le doute
    et leur propre souffrance
    Tel est mon vœu unique
    et ma seule prière
    Etre accueilli aussi
    autrement dit mon Dieu
    en homme à part entière

    G.H.

  • Au printemps retrouvé

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    « Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire... » (M.P., Le Temps retrouvé)
     
     
    (Pour Mario Martín Gijón)
    Tu te demandes si le Temps
    restera quelque part,
    et si des années écoulées
    dans l’océan, là-bas,
    où des ombres sombres remuent
    un chant relèvera
    dont tu ne sais ni d’où il vient
    ni où il portera...
     
    La pluie, en ce matin de guerre,
    lave les mains salies
    en ce monde tant avili
    par vous, par nous, par tous,
    des enfants qui n’en peuvent rien -
    la pluie, le vent, le Temps, la mer...
     
    À présent te ravit ,petit,
    à la fin de ce jour,
    confiné dans la tour
    des illusions toujours fécondes -
    à la fenêtre du passé,
    petit , cette fraîcheur
    de nouvelle saison,
    tu la reçois pour la donner...
     
    (Peinture: Rembrandt, Titus)

  • Ceux qui ne sont pas racistes, mais...

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    (À mes amis Bona et Michaël)
     
    Celui qui reconnaît que certains Juifs ont parfois du mérite / Celle qui tolère les homos pour autant qu’ils fassent ça entre eux / Ceux qui ont toujours dit qu’il fallait se méfier des Russes / Celui qui explique à Monique que les Noirs c’est les Noirs et qu’il n’a rien contre / Celle qui estime que les Tessinois gagnent à être connus / Ceux qui ont un chiffon spécial pour désinfecter les caddies du centre commercial accessible à tous / Celui qui exige de voir le certificat de vaccination de l’Ukrainienne accueillie par sa bru polonaise / Celle qui renverse la vieille exilée à la sortie de l’ascenseur et saute dans l’Alfa de son mec sans se retourner / Ceux qui se demandent ce que fout la vieille exilée par terre / Celui qui dit à la vieille exilée que mendier à plat ventre devant l’ascenseur d’un immeuble de standing ne se fait pas dans ce pays où les Russes n’auraient pas l’idée de se risquer / Celle qui se douche chaque fois qu’un basané s’assied à côté d’elle dans le bus / Ceux qui rappellent à leurs partenaires de golf que pour la tolérance il y a des maisons, etc.
     
    Peinture: Banksy, accusé de racisme pour cette image...

  • Elégie au bonheur des tristes

     
    «Ne me secouez pas, je suis plein de larmes» (Henri Calet, Peau d'ours)
     
    Les vagues de chagrin remontent,
    on ne sait d’où ça vient,
    on ne sait ce que ça raconte
    de malheur enfantin...
     
    Tu te tiens droit sur ta douceur,
    la vieille dans son train,
    l’air égaré, retient ses pleurs,
    et le dieu pharmacien
    faillit à peser la douleur...
     
    La tristesse est océanique,
    dormeuse aux yeux ouverts
    ou déchaînée en jeux pervers,
    insensible aux suppliques ...
     
    Le chagrin n’a fait que passer,
    et les ailes brisées
    tu restes, en ta mélancolie,
    à chanter sa beauté...
     
     
    (Peinture: Hugo Simberg, L'ange blessé, 1903)

  • Ceux qui sont au-dessus de ça

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    Celui qui prend l’avis du plasticien John Armleder pour la déco de son caisson de détente spirituelle / Celle qui estime que « la guerre c’est la beauté » / Ceux qui savent que la vraie beauté de la top model est tout intérieure / Celui qui sait que l’éthique sans réseau solide ne peut pas gagner / Celle qui porte un string griffé Lucio Fontana / Ceux qui se sentent très libre de dire ce qu’ils pensent de la finance internationale sur la Hotline de l’Entreprise en tout cas sous pseudo / Celui qui se fait un plan Q à Shanghai / Celle qui se sent au bord de céder au requin bleu sosie de Brad Pittt à la chinoise / Ceux qui n’en reviennent pas de se retrouver au top sans avoir rien fait / Celui qui banque sans provision / Celle qui se la joue Boni and Cash / Ceux qui briguent le leadership du produit structuré du New Market Show de Pudong / Celui qui s’identifie à l’Entreprise au niveau des gains et profits / Celle qu’on appelle la Tueuse du Panier / Ceux qui ont repéré ze place to be / Celui qui vit en phase avec le nasdaq et le yen renforcé / Celle qui pense « primes » depuis sa période Pampers / Ceux qui se définissent plutôt comme facilitateurs qu’en tant que chasseurs-cueilleurs du Bund / Celui qui vit le stress post-traumatique du trader trahi / Celle qui gère de grosses fortunes sans prendre un gramme / Ceux qui se réclament de la Bible pour justifier leur fortune bien vue du Copilote selon Billy Graham / Celui qui a connu Soros à Davos et Madoff à Rostov / Celle que Paulo Coelho appelle l’Alchimiste de ses placements / Ceux dont une menace d’enlèvement marque l’entrée en Bourse / Celui qui ouvre son coffre pour aérer son Titien / Celle qui a épouse un banquier sans visage TBM / Ceux qui citent parfois le Che pour flatter les actionnaires / Celui qui est prêt à investir dans le recyclage des organes sains mais hors de Suisse et par firme-écran à Singapour / Celle qui gagne un million de dollars à l’émission Cash or Clash pendant que sa mère boursicote sur son Atari hors d’âge et que son père grappille des peanuts à Wall Street / Ceux qui estiment que quelque part un Bonus justifie une vie / Celui qui est devenu banquier à vie vers trois ans sur cooptation des Pontet de Sous-Garde réunis à Courchevel / Celle qui ne voit pas d’un bon œil l’imam pissant le dinar / Ceux qui répètent au téléphone qu’ils sont armateurs et non arnaqueurs / Celui qui dépose toutes ses économies à la Banque qui lui signe un reçu hélas oublié dans le tram / Celle qui pense que c’est dans la nature humaine de vouloir gagner toujours plus alors qu’elle même n’a jamais été intéressée mais ça aussi tient à la nature humaine vous savez quand on y pense / Ceux qui décident parce qu’il paient et cesseront de payer sans le décider, etc.
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Sauteries du bel âge

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    Pauline au bal est si légère
    qu’elle a l’air d’une balle
    jetée là-bas de bras en bras,
    comme de salle en salle,
    grisée par les regards glissés
    sur ses épaules dénudées
    qui tournoient dans le ciel...
     
    Pauline et sa jambe de bois
    marquent bien les syncopes
    de la valse ou du cha-cha-cha;
    son cigare étincelle
    à sa main qui n’a que trois doigts,
    et pas une de celles
    qui lui dénient son charme exquis
    ne sait boiter comme elle...
     
    Pauline est ces jours à l’hosto:
    il faut bien réparer
    les beaux restes de ses vieux os
    qui déjà s’impatientent
    de tâcher de ses talons hauts
    à remonter la pente...
     
    Pauline danse au bord du ciel
    en pure silhouette,
    nous rappelant toutes les fêtes
    de nos plaisirs véniels,
    quand de nos pieds de pélicans,
    palmés et juvéniles,
    nous faisions la pige à Satan...
     
    Lors Pauline indocile,
    au milieu de tant de liesse
    marquait déjà le pas,
    le tempo et le mouvement,
    le déhanché de chaque fesse,
    au bal des débutants...
     
    (Peinture: Hans Bellmer)

  • Philippe Delerm parle de New York mieux que s’il y avait mis les pieds…

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    images-1.jpegDans New York sans New York, son dernier recueil de proses impressionnistes, souvent délectables et toujours intéressantes à de multiples égards, l’écrivain minimaliste défend l’idée qu’on peut voyager autour de sa chambre, ou sur le tapis magique de sa table de travail, aussi bien qu’aux ordres d’un Tour Operator pressé ou stressé. Foison d’évocations qui parleront à celles et ceux qui ont goûté à la Grande Pomme en 3D, autant qu’aux autres qui partageront les rêveries nomades de l’auteur.
    À untel qui lui demandait s’il avait vraiment pris le Transsibérien dont sa fameuse Prose restitue le prodigieux tagadam, Blaise Cendrars répondait : « Et qu’est-ce que cela peut te fiche que je l’aie pris, si mon poème te l’a fait prendre ? ».
    A contrario, l’on pourrait se demander, en ces temps de voyages organisés où des touristes attroupés «font» la Thaïlande après avoir «fait» le tour des Cyclades, traversé le Bhoutan et le Bantoustan, ou multiplié les selfies devant les ruines de Louxor ou d’Angkor, ce que ces braves toutous ont retenu de leurs pérégrinations organisées et ce qu’ils peuvent en dire ?
     
    Or qu’avez-vous à dire , vous qui y êtes allés, une fois ou plein de fois, de ce que Philippe Delerm taxe de «ville des villes» , qu’on appelle aussi la Grande Pomme ou Paul Morand, qui l’évoqua superbement en son temps, la « ville debout » ?
    La question n’a rien d’inquisitorial, ce n’est affaire ni de snobisme ni de «branchitude» à la page, mais il est vrai que l’aura de New York, autant que la réalité magnétique de cette ville, la majesté flamboyante de cette forêt de pierre et de verre reste sans pareille au monde malgré Paris et Londres, Berlin ou Tokyo, sans parler des foisons d’entités urbaines nouvelles, de Chine ou des émirats, etc.
    Mais est-il vraiment nécessaire d’être allé à New York pour en parler ? L’auteur de New York sans New York prouve que non. Et que vous y ayez déambulé ou pas, ce qu’il en dit vous parlera (ou pas) tout autant, chacune et chacun se trouvant en somme invité à visiter sa propre Amérique rêvée – étant admis que New York représente ici l’Amérique…
     
    La skyline comme un rêve à fleur de ciel
    Le meilleure de l’écriture de Philippe Delerm est d’un poète, en cela que le propre de ses mots, concentré de sens et de musique, est de suggérer autant que de signifier, par le truchement de l’évocation; et c’est par ce biais de l’évocation que, personnellement, je me suis retrouvé à New York comme la première fois – la première fois que m’est apparue, aux premières lueurs d’un jour d’hiver glacial, la skyline de New York, constituant précisément la première image du présent livre : cette ligne de crête des buildings de New York se découpant sur le fond du ciel - et pour moi c’était, arrivant une nuit de janvier 1981 de Washington dans un bus de la compagnie Greyound (à l’enseigne du Lévrier), émergeant du sommeil, la découverte soudaine de cette inimaginable image, à la fois délicate comme un papier découpé et massive comme une muraille crénelée - putain c’est ça New York ! De Dieu le rêve !
    Faisant écho au mot skyline, évoquant la chose et sa ligne «dessinée d’un graphisme parfait unissant tous les décalages », « si immobile avec en soi la folie de tous les mouvements», les skyboys apparaîtront plus tard dans la suite des variations de l’écrivain affirmant que « la course au ciel a tenu une grande place dans l’imaginaire new yorkais », se référant alors à une photographie célèbre de onze laveurs de carreaux des gratte-ciel (dont on dit que beaucoup sont d’origine indienne) assis sur une poutre métallique comme pour dire autrement la beauté de la chose n’excluant pas (en sous-entendu) l’exploitation des travailleurs, etc.
    À partir des mots et des images - mots et images de nos livres d’enfants -, et plus tard des disques et des films de son adolescence et de nos âges successifs, Philippe Delerm reconstruit pour ainsi dire sa ville qui est aussi la nôtre, où résonnent le « son du silence » de Simon and Garfunkel (avec la fourre d’un microsillon qui annonce déjà la couleur) autant que les balades de Dylan lui rappelant La fureur de vivre de James Dean et donc l’Actors studio et la bohème new yorkaise ; et défilent alors les écrivains et les illustrateurs, de Paul Auster ou Jerome Charyn à Jean-Jacques Sempé et Raymond Depardon, ou bien encore au Dickens conférencier remplissant des auditoires géants d’un public fanatisé par ses prestations de lecteur-acteur mimant Pickwick & Co – de magnifique pages sur cet immense auteur trop peu considéré ou ramené à un romancier pour kids – et au Melville de Bartleby, idéal anti-héros de Wall Street cher à toutes les âmes pures qui « préfèrent ne pas »…
     
    Et la vie là-dedans ? À chacun de l'ajouter !
    Pas trop exclusivement livresque ou «cultureux» tout cela ? Pas trop «second hand» avec ses renvois obligés non moins que fervents à la genèse et aux avatars de West Side Story (dont l’origine du projet remonte à 1947) ou aux films de Woody Allen, entre tant d’autres références à la fois littéraires et cinématographiques, musicales ou photographiques, sans compter le détail des lieux, rues et cafés, établissements mythiques et autres emblèmes de la new-yorkitude ?
    À ces éventuelles objections, Philippe Delerm répond lui-même en pointant ce qui lui «manque», à savoir la rumeur particulière et les odeurs de New York, et chaque visiteur de la Big Apple ajoutera que telle ou telle chose «manque» à ce livre dont le projet ne se veut, à vrai dire aucunement exhaustif .
    «Si je fantasme New York au point de me refuser à m’y rendre, précise encore Delerm, c’est beaucoup pour garder le New York que j’aime. Celui de Woody Allen ». Donc celui d’une certaine « géopoésie » affective de New York, avec « l’effervescence palpitante de Woody Allen ».
    Ce qui n’exclut aucunement, cela va sans dire, votre New York, qui est peut-être celui de Tom Wolfe (1930-2018), l’auteur du Bûcher des vanités préludant au New York de Bret Easton Ellis dans American psycho, ou « mon » New York qui serait plutôt celui de Thomas Wolfe (1900-1930), dont les nouvelles de De la mort au matin constituent, entre autres, la plus fascinante évocation, épique et lyrique à la fois, de cette ville-monde - enfin comment ne pas voir que ce New York sans New York a le mérite majeur de célébrer la porosité sensible par excellence et l’attention aux choses, si belles parfois d’être vues de loin, désirées ou caressées en rêve.
    « Les images de New York me sont venues tout au long des années », conclut Philippe Delerm. « Mais pour le mot, l’idée, j’ai souhaité garder la distance. Il y a tant d’occasions d’être infidèle à son esprit d’enfance. Je n’ai pas voulu celle-là ».
    Et pour la rumeur qui se faisait entendre ce matin-là aux fenêtres de la vieille bâtisse de Brooklyn Heights où, jeune fille délaissée ou vieille Russe exilée, vous regardiez la pluie tomber sur les eaux du fleuve, ou pour l’odeur de cette ruelle pourrie des abords de la Bowery dans laquelle, ce matin glacial, revenant de Staten Island où tu avais voulu voir la «ville debout» telle qu’elle était apparue aux migrants européens du début du XXe siècle, tu t’étais retrouvé au milieu des mendiants et des junkies, comment en dire la réalité sans trahir les choses par nos pauvres mots ?
    Philippe Delerm, New York sans New York. Editions du Seuil, 199p. 2022.

  • Lady L., les caciques et les classiques..

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    À propos d'un vers de Lamartine, de Racine et des sarcasmes du professeur B. Quand Lady L. enfreignit l'interdit magistral des vieux maîtres de l’ancien Collège Classique Cantonal. Des voies impénétrables de la reconnaissance...
    Je ne sais trop pourquoi tel alexandrin romantique du cher Lamartine me revenant ce matin à la mémoire en l'absence de Lady L. ("Un seul être vous manque et tout est dépeuplé") m'a rappelé Racine et le Collège Classique Cantonal de Béthusy, haut lieu de formation publique des fils de familles lausannois comme-il-faut jusqu'en 1956, date funeste de sa transformation en établissement secondaire accessible aux filles...
    Je me souviens comme d'hier de l'accueil navré fait à celles-ci par la vieille garde des enseignants du Collège Classique, et plus précisément le regard sarcastique d'un certain professeur B., au parler précieux et à la moue de César Auguste blasé, membre par ailleurs notoire du Club alpin à l'époque fermé au sexe justement réputé faible, qui faisait lire du Racine à notre classe en attribuant les rôles de héros aux jeunes filles et ceux de Bérénice ou de Phèdre aux garçons en train de muer, pour mieux se foutre en somme de nous...
    Nous avions alors entre dix et douze ans, ce qu'on dit l'âge de raison alors que c'est surtout celui de l'éveil du cœur, et je n'ai cessé de me rappeler la morgue du solennel pédant - il devait cependant avoir moins de cinquante ans et je découvris plus tard en lui un germaniste raffiné sous ses dehors coincés, et ce fut le même lettré qui nous révéla vingt ans plus tard La fin de la nuit de Friedo Lampe, pure merveille traduite et publiés par ses soins aux éditions L’Âge d’Homme...
    J'en veux au professeur B. d'avoir peut-être dégoûté pas mal d'entre nous de Racine en particulier et des humanités classiques en général, mais je me souviens aussi du grand respect qu'il vouait à la littérature et de la soudaine passion le saisissant tel jour pour nous raconter son ascension des Drus par la farouche face Nord - tout cela ne manquant pas en somme de panache...
    Si la mixité des classes nouvelles parut le premier signe de décadence aux yeux des vénérables pontes du Collège Classique, la multiplication soudaine des enseignantes de moins d'un demi-siècle et sans chignon strict et bas gris acheva de marquer la fin d'une époque, notamment symbolisée par sept grands fauteuils de cuir brun foncé disposés en cercle, au milieu de la Salle des Maîtres et réservés aux caciques...
     
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    Jeune enseignante débarquant en ce même lieu une douzaine d'années après mon propre passage, peu après l'an 68, Lady L. fit alors l'expérience des survivances de l'ancien régime de l’établissement en se risquant à prendre place sur l'un de ces sièges magistraux, pour se voir aussitôt remise à l'ordre...
    À présent que tous ces vieux de la vieille sont morts et enterrés, dont quelques-uns étaient de véritables personnages de théâtre, dûment affublés de surnoms (il y avait notamment Mordache et Soupape, Féfesse et Paillasse), je me prends à leur trouver, avec le relief bien marqué de leurs tics et travers, des qualités qui se sont souvent diluées par la suite dans le pédagogiquement correct. Pas un once de nostalgie au demeurant, mais de la reconnaissance à tout le moins...
     
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    Enfin j’imagine Lady L. quelques années encore après ces temps héroïques, s’efforçant d'expliquer mot à mot le vers de Lamartine à ses petites Somalienens ou aux jolis éphèbes afghans de ses classes d'accueil, commençant donc par "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" et ensuite passant à Racine: "Pourrai-je sans trembler lui dire que je l'aime", etc.
     
    Image: Lady L. à 20 ans et des poussières.

  • Et ce qui fut sera

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    Je voudrais tout recommencer,
    et que tout soit pareil :
    mon enfance aux tempes vermeilles,
    à beaucoup s’ennuyer
    durant les pluies d’été;
    puis au seul de l’adolescence,
    nouer des amitiés
    jurées pour toutes les vacances...
     
    Mon amour m’attendra là
    dans le bar que tu te rappelles,
    et par les allées des années
    Je ne reviendrai que pour toi;
    et pour elles et pour eux,
    et pour les tendres heures
    à parler jamais de retour -
    nous allons tout recommencer...

  • Au bord de la nuit

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    Le dieu paisible est en toi,
    sage ami tout songeur
    qui te connaît mieux que toi-même,
    et ceux que tu aimes...
     
    Vous vous entendez sans parler,
    tes amours sont les siennes;
    sous l’aile douce de ce soir
    vous marchez en silence -
    au bord de la nuit vous allez
    à la même cadence...
     
    (Image JLK: Haut Lac)

  • Quand Jo et Jerry nous la jouent âge tendre et tête de gondole…

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    images-9.jpegCoïncidence : deux auteurs genevois signent, au même moment, deux romans «américains», chacun dans sa catégorie. Joël Dicker se revisite lui-même avec L’Affaire Alaska Sanders, pour une enquête étroitement liée à celle qui lui valut son premier (phénoménal) succès; et Jean-François Duval, dans le plus original de ses romans, décape et revivifie le mythe des beatniks avec LuAnne, sur la route de Neal Cassady et Jack Kerouac, en donnant (notamment) la parole à la fille fleur Marylou du roman « culte » Sur la route dont il a rencontré le modèle. Deux livres peu comparables apparemment, mais qui ont plus d’un point commun - et peut-être des plus importants ?
    Les voies de la littérature sont décidément très variables, et la parution simultanée de deux livres de deux auteurs genevois de générations différentes mais également passionnés par le livre et l’écriture, la culture américaine et la vie des écrivains, peut être l’occasion, sans comparaisons abusives, d’apprécier des voies différentes dans la façon d’approcher le monde et de traduire ses perceptions et autres émotions, qui se rejoignent cependant dans leur soubassement affectif et sensible.
    Pour «la faire court», selon l’expression courante, je dirai que Joël Dicker et Jean-François Duval, sont également amoureux : amoureux de l’amour, amoureux de l’amitié et amoureux de la liberté. Cela paraît « nunuche » comme départ d’une chronique littéraire, mais c’est mon sentiment profond après lecture de ces deux livres également imprégnés d’amour, d’amitié et d’aspiration à la liberté manifestée de façons certes très variées, dans les deux romans, mais avec autant d’intensité candide.
    Voilà le mot lâché : candeur. Candeur de Marcus Goldman, l’écrivain «prodige» qu’on peut dire le double romanesque de Joël Dicker ; et candeur de LuAnne Henderson, inspiratrice de la Marylou de Kerouac, en tout cas dans le personnage qu’en reconstruit Jean-François Duval à partir de nombreux éléments oraux qu’il a glanés de vive voix.
    Candeur et pureté, ajouterai-je. Pureté du jeune mec qui croit que la vie d’écrivain est la plus formidable qui soit. Pureté de la nana qui vole d’aventure en aventure sur ses ailes de Lolita Peace & Love. Malgré des crimes carabinés et des intrigues retorses : pureté limpide du feuilleton selon Dicker. Malgré frasques de voyous, coucheries multisexuelles, drogues et déprimes : pureté joyeuse des personnages de Duval.
     
    Quand Joël via Marcus écrit le roman de Goldman signé Dicker…
    C’est entendu : Joël Dicker en fait trop. Vraiment too much, Jo. Non mais visez cette sortie : ces devantures envahies, ces présentoirs à foison, ces piles un peu partout, et partout son effigie de gendre idéal devenu, multimillionnaire, son propre éditeur contrôlant donc toute la chaîne, et plus encore que vous ne l’imaginez…
    Parce que le festival continue dès que vous passez le seuil de son dernier livre forcément voué au succès, si forcément que c’est annoncé à la fin du roman, lequel paraît (fictivement) en 2011 et se trouve aussitôt en voie d’adaptation à Hollywood - ce qu’on appelle une mise en abyme caractérisée à dédoublement diachronique pour ainsi dire «quantique», puisque le roman de Dicker que vous allez lire est le roman que Marcus Goldman a écrit quasiment en même temps qu’il menait, avec son rugueux ami le sergent de la criminelle Perry Gahalowood, l’enquête sur l’assassinat de la ravissante Alaska Sanders, Miss Nouvelle-Angleterre rêvant de faire du cinéma avant d’être étranglée puis dépecée par un ours noir – mais là j’en dis déjà trop…
    Or dès les premières pages, l’auteur de L’Affaire Alaska Sanders (Jo Dicker qui tient la main de Marcus Goldman), rappelle à la fois sa gloire et les déboires liés à celle-ci (le coup de la panne d’inspiration paralysant soudain l’écrivain écrasé par son succès), le premier million d’exemplaires de son premier roman (G comme Goldman, qui n’est paru que dans l’imagination du binôme), suivi du triomphe de La Vérité sur L’Affaire Harry Quebert (dont il n’est plus seulement l’un des protagonistes mais l’auteur), la lectrice et le lecteur – déjà au parfum ou nouveaux venus - étant invités à partager l’enthousiasme qu’a soulevé la lecture de La Vérité sur L’Affaire Harry Quebert, et la parole du flic bourru fait office de conclusion de rapport : Marcus Goldman est le Top Gun des lettres américaines, point barre, et vous comprenez in petto que Big Jo est son copilote…
    Ceci dit, et blague à part: le dernier Dicker est, c’est le cas de dire, une affaire qui roule à tous égards, littérature comprise dans le mulktipack.
    Vous prétendez que ce que fabrique Joël Dicker n’est pas de la littérature, après les adoubements successifs du grand proustien Bernard de Fallois, du magistral Marc Fumaroli du Collège de France et de l’Académie française lui collant son Prix ? Vous affirmez qu’un auteur qui raconte des histoires pleines de personnages relève d’une esthétique dépassée par la Nouveau Roman et les dernières conquêtes de la Déconstruction ? Vous relevez le manque de «style» de cet écrivain que Blaise Pascal, aussi grave que vous, dirait probablement adonné au seul « divertissement » ? Vous concluez, en policiers du littérairement correct, que le succès ne prouve rien ? Et comment ne pas vous donner raison ?
    Et tort à la fois, vu que la littérature est faite de tout ça : Pif le chien ou Petzi à vos cinq ans, le Club des cinq à vos dix ans, et ensuite L’île au trésor, Dickens, les romans-photos des années 60 et les mangas des années 90, Bob Morane et Jack London, Le Mouron rouge et Boris Vian, que des bonheurs de lecture !
    Et n’est-ce pas à cela que ramènent, aussi et sans prétention, les romans de Joël Dicker ? Sûrement pas un styliste, mais un storyteller imbattable et, dans L’Affaire Alaska Sanders, un ingénieur-architecte du roman policier dont la construction temporelle et les effets de réel participent en somme aux rebonds de l’intrigue, un auteur mûri dont les thèmes très personnels se réaffirment avec des nouvelles avancées: la passion amoureuse et ses délires sur fond de classe moyenne américaine propre-en-ordre, l’amour et l’amitié qui « baignent » et que plombent (heureusement !) défaillances et trahisons. Très résumée: l’histoire d’un crime parfait bonnement machiavélique, ses dommages collatéraux dramatiques, une erreur judiciaire et ce qu’elle implique de connaissance des rouages du Système explorés par l’auteur avec la redoutable minutie qui est la sienne, en toute candeur, mais combien rouée et rôdée en son professionnalisme, n’est-ce pas ?
     
    Le mentir vrai de Jerry Duval fait florès
    Certains livres ont ce qu’on pourrait appeler «la grâce», sans référence «mystique» pour autant mais par l’espèce d’aura qui en émane, ou par leur façon douce et persuasive à la fois de vous emmener vous ne savez trop où, peut-être au bout du monde ou peut-être au fond de vous-même, en tout cas vous y allez, vous vous laissez faire comme en enfance quand on vous racontait une histoire et que plus rien d’autre n’existait alors après le sésame d’ « il était une fois »…
    Or cette fois, en suivant Luanne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac, ce n’est pas tant mon enfance mais toute une part de notre jeunesse qui m’est revenue par la grâce du dernier roman de Jean-François Duval, instaurant aussitôt une sorte de magie qui tient, plus qu’à son thème (le premier underground culturel américain des années 60-70), à sa tonalité affective et «musicale».
    Cette tonalité m’a immédiatement évoqué, pêle-mêle, l’adorable «trio fatal» de La fureur de vivre (James Dean, Nathalie Wood et Sal Mineo), futur « film culte » datant de 1955 mais que je n’ai découvert qu’à mes seize ans au cinéma Colisée des hauts de Lausanne, nos propres premières amours et révoltes de boomers oscillant plus tard entre militantisme politique et libération sexuelle, passions musicales et littéraires, tels en somme qu’on les retrouve dans le roman non moins « culte » de Jack Kerouac intitulé Sur la route et paru en 1957 – découvert bien plus tard en nos contrées…
    Cependant je me garderai du ton de l’ancien combattant raseur pour évoquer le roman de Jean-François Duval, dont la « grâce » devrait toucher toutes les générations tant sa Luanne - d’abord quasi nymphette par son âge, mais très vite entraînée dans un tourbillon – incarne, plus que la fureur : l’appétit de vivre et l’impatience de partager les aventures de la joyeuse bohème littéraire du moment aux formidable incarnations, en les personnes de Neal Cassady le viveur indomptable, Jack l’écrivain et Allen le poète, notamment.
    De cette Amérique-là, qu’on a dit de la contre-culture au tournant de 68, Jean-François Duval est un connaisseur de longue date et non seulement par les écrits ou les films puisqu’il a rencontré Allen Ginsberg, Charles Bukowski ou LuAnne Henderson en sa soixantaine, et signé déjà plusieurs ouvrages de spécialiste. Or le romancier de Boston Blues (2000, Prix Schiller) sur la base de lectures référentielles indiquées en fin de volume, parvient ici à l’exploit d’effacer, pour ainsi, dire, la masse des documents consultés ou des témoignages enregistrés dans un récit à plusieurs voix d’une parfaite fluidité et, surtout, d’une vivacité à la fois généreuse, lucide et tendre.
    Quoi du roman dans ce dialogue entre Jerry (le pseudo transparent de l’auteur) et LuAnne, dont les propos sont partiellement repris d’un entretien de son vivant ? Précisément : cette « grâce » d’une fiction plus vraie que nature (Ginsberg saluait lui-même ces mensonges qui disent le vrai mieux que certains rapports même fidèles), qui doit beaucoup au magnifique personnage de LuAnne tenant à la fois de la petite fille folâtre et de la femme à qui on ne la fait pas, de la jeune amante sans préjugés et, d’une certaine manière, de la compagne de bon conseil auprès de ces grands fous artistes, parfois infantiles et parfois dangereux (surtout l’incontrôlable Neal) qu’elle accompagne sur la route dans leur folle équipée – tous à poil à tel moment mythique…
    À relever alors, dans la foulée, le travail de «musicien» opéré par Jean-François Duval - reporter au long cours bien connu pour ses entretiens et la qualité de son écoute – sur les multiples registres vocaux de sa narration, autant que sur la reconstruction quasi cinématographique de la suite des séquences du roman, qu’on a parfois l’impression de vivre en 3 D.
    Bref, la très sympathique (et parfois pathétique) saga serait à détailler dans ses multiples aspects «réels» ou «fictifs», avec les malicieuses retouches faites par LuAnne ou Jerry au « mentir vrai » antérieur du roman de Kerouac, mais à chacune et chacun de «prendre la route» et de se trouver à son tour possiblement touché par telle «grâce»…
    Joël Dicker. L’Affaire Alaska Sanders. Editions Rosie & Wolfe, 674p. 2022.
    Jean-François Duval. LuAnne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac. Gallimard, 343p. 2022.

  • Ceux qui se paient de mots

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    Celui qui écrit que la mort de l’écrivain culte voire cultissime est un événement historique qui ne se reproduira pas / Celle qui explose les attentes de son sponsor au niveau du maquillage / Ceux qui affirment que la skieuse aux yeux verts va sublimer la fameuse descente du Pic noir / Celui qui voit en Michel Houellebecq le nouveau Pascal conjuguant l’esprit de géométrie de Descartes et la radicalité d’un djihadiste platonique / Celle qui se dit la Kim Kardashian des cantons de l’Est / Ceux qui déconstruisent les apories du minimalisme dans leurs théories subventionnées par les États du Golfe / Celui qui n’a pas de mots pour dire ce qu’il ressent entre les jambes relevant du subcortex et de la lecture attentive des sourates relatives au Combat / Celle qui répète que le Prophète a un plan d’enfer pour les filles qui se donnent à lui pendant le ramadan / Ceux qui pensent en majuscules en visant l’Académie / Celui qui pense même en dormant et rêve que ses étudiants en philo l’écoutent en pianotant sur leurs smarties / Celle qui vocifère au micro de l’émission néo-féministe que tous les mecs sont des fachos embusqués derrière leurs braguettes à barreaux flexibles / Ceux qui caressent les truies dans le sens du poil / Celui qui s’exclame Oh m’y gode quand le jour se lève / Celle qui a enregistré toutes ses analyses de la grande époque du structuralisme aujourd’hui récusées par les révisionnistes de tous bords / Ceux qui se sont spécialisés dans l’approche objective du sous-signifié des tirets ponctuant la poésie de l’immense Dickinson / Celui qui estime qu’après le salubre nettoyage de la déconstruction plus rien de signifiant ne se manifeste même en termes postmodernes à l’exception éventuelle de la génétique textuelle purement matérialiste / Celle dont le fonds de commerce était le Nouveau Roman jusqu’à sa prise de conscience du caractère crypto-réactionnaire de cette école au sens archaïque dont elle a entrepris de casser les concepts dans ses aphorismes complètement rebelles / Ceux qui ont reconnu la relativité des choses surdéterminant la portée des mots déjà plus ou moins pipés à la base vus qu’il sont imposés de haut en bas - et ça jeunes gens fera l’objet de mon prochain séminaire sur la décolonisation du langage et ses dégâts collatéraux dans les zones à risques, etc.

  • Désarroi

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    On ne sait plus où on en est,
    on est tout matériel,
    on a l’âme dans les souliers,
    on ne voit plus le ciel...
     
    Ils ont de jolis bracelets,
    les patients du Service,
    dans le couloir bien alignés
    pour le prochain supplice ...
     
    Les uns ont l’air bien soucieux,
    les autres sont pensives,
    certains n’ont plus aucun cheveu
    et certaines dérivent...
     
    Le silence de l’attente est lent,
    et nous nous regardons:
    que ce fut court d’être vivants,
    mais le temps semble long...
     
    Le sourire de la soignante noire
    sera notre soleil
    dans la vallée du désespoir
    où l’espérance veille...
     
    Peinture: Peter Doig.

  • Philippe Muray montagnard

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    À propos de Causes toujours, chronique de La Montagne. 

      

    Il en va de la lecture de Philippe Muray comme de l'air de la montagne: elle tonifie à tout coup. Le journal éponyme auvergnat, La Montagne du très cher et très regretté Vialatte, dit aussi Alexandre le Bienheureux, nous renvoie d'ailleurs cet air revigorant en publiant, ces jours, quelque 35 chroniques du non moins estimable contempteur de l'hyperfestif et du politiquement correct, mort au début de l'an 2006 après avoir trop fumé. Bien fait pour lui, clameront les tenants de la "cause" anti-fumée. Or c'est aux tenants de toutes les "causes", justement, que Philippe Muray réserve, à titre posthume, son premier coup de pied de l'âne, sous le titre Les ânes de garde.

     

    âne.jpgC'est entendu: nous aimons bien les ânes. Nous qui partageons, sur l'alpage de La Désirade, l'air de trois baudets en 3D, nous savons de quoi nous parlons. Mais nos ânes voisins, placides à l'ordinaire, sont assez sages pour ne point se vexer du fait que nous traitions parfois tel ou tel bipède d'âne bâté, peu soucieux en somme de leur "cause" en tant que telle. Or tel est bien le sujet de la foucade de Philippe Muray: la "cause" des ânes et de leur dignité devenant un combat. Et de citer les exemples précis d'élus ou de communes de France s'inspirant de la Bible pour enjoindre la citoyenne ou le citoyen de ne point prendre le nom de l'âne en vain. Et de brocarder l'asinothérapie, visant au ressourcement de l'individu stressé par la compagnie des ânes, entre autres fadaises.    

    De l'Asinus Parade, grande fête du bourricot documentée sur Internet par l'Espace Aliboron, à cette autre ânerie caractérisée que fut l'émission de télé-réalité Loft Story, marquant selon lui l'avènement des "suicidés de la satiété", jusqu'à la destruction de leurs récoltes par des agriculteurs bretons sommés de laisser la place à un Teknival, ou rave party, entre trente autres thèmes non moins  festifs, Philippe Muray s'en donne à coeur joie.

     

    muray2.jpgCet air revigorant déboule ainsi dans ce petit recueil épatant faisant pendant pratique (à glisser dans le sac Vuitton de Madame ou le baise-en-ville de Monsieur) aux plus substantiels volumes des Exorcismes spirituels  et autres réflexions d'Après l'Histoire, gratifié d'une introduction anthume de Jean Baudrillard ( Le malin génie de Philippe Muray) et d'un hommage final de François Tailandier qui saluait, au lendemain de sa disparition, la "voix singulière" d'un esprit libre "qui n'aura jamais voulu collaborer au lieu commun, ce perchoir de l'intelligence endormie"...

     

    Philippe Muray. Causes toujours. Editions Descartes & Co et La Montagne, 127p.

  • La marche au désert

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    (Mélopée à l’Absente)
     
    Comme un enfant perdu
    dans le silence qu’il y a,
    tu n’oses faire un pas
    sous le ciel sans issue...
     
    Toutes les larmes de ton corps,
    es-tu tenté de dire,
    mais le silence de la mort
    retiendra ton soupir...
     
    Même le vent se tait, ému,
    comme si des grands bois,
    transis et nus,
    allait du tréfonds du silence
    revenir une voix,
    quand il n’y a que de l’absence...
     
    Quand la douleur n’a plus de mots,
    écoute le ciel gris
    dans le silence qu’il y a;
    va donc marcher, petit,
    dans le désert de la présence ...
     
    (Ce 23 décembre 2021)

  • L'âpre beauté de l'être

    À propos d’une toile de Czapski défiant toute copie…
    C’est une vieille peau toute moche sur un banc jaune, attendant le métro à la station Auteuil sous son vilain chapeau, à côté d’une publicité exaltant la FEMME FORTE en lettres rouges sur fond noir.
    C’est là : c’est ce qu’on voit. Cela pèse des tonnes, comme la vie. C’est moche et pourtant il se dégage, de cette vision de Joseph Czapski précisément intitulé Femme forte (variante d’une autre toile exécutée vers 1965), une beauté que je dirai un peu pompeusement ontologique, s’agissant d’une beauté qui pèse de tout son être.
    Variante reproduite dans l'ouvrage de Joana Pollikovna, datée vers 1965.
     
    Or m’efforçant de copier à la gouache, dans mes carnets, cette toile qu’un œil superficiel ou prétentieusement connaisseur jugera simplement moche ou mal peinte, je découvre la difficulté de m’en tenir à cette simplicité quasi brute, pour ne pas dire brutale en sa mocheté.
    Mocheté de cette vieillarde à moche galure et gros pif envahissant, à mains comme des pattes et moche pébroque que seul Czapski, du regard et d’une main aussi lourde que celui-ci, transfigure pour ainsi dire sans misérabilisme anecdotique pour autant.
    Or peut-on relier ce tableau à quelque esthétique de la laideur que ce soit ? Je ne le crois pas. Czapski n’exalte pas la laideur de sa faible femme seule au chapeau cabossé : il la représente telle qu’elle est, ou plus précisément telle qu’il la voit et sans trace du maniérisme morbide des esthètes de la laideur.
    Pour ma part, j’ai vainement essayé de rendre la mocheté de cette pauvre vioque, mais pas moyen. Ma vieillarde a l’air d’une institutrice à la retraite, de la veuve d’un employé quelconque ou d’une officière de l’Armée du salut, mais sa présence n’a rien de la formidable force qui se dégage du personnage de Czapski, retournant bonnement la dérisoire formule publicitaire d’à côté par la simple affirmation de son être…
     
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  • Danser avec La Fée Valse

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    À propos de La Fée Valse 
     
    par Jean-François Duval
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    On ouvre le livre, on lit quelques pages, et tout de suite naît cette impression qu’à chacune d’elles les mots sont essentiellement là pour prendre tout leur bonheur, sous une multiplicité d’éclats. Et tout aussi vite l’on se dit « Mais qu’est-ce que c’est ? De quoi s’agit-il ? A quoi a-t-on affaire ici ? ». D’entrée de jeu (littéralement, car les mot sont bien là pour jouer), on éprouve ce plaisir si particulier d’entrer en déroute.
    Si La Fée Valse est composé de plus d’une centaine de textes, la quasi totalité parvient à se tenir sur une seule page, comme si cette seule et unique page leur suffisait comme place de jeu. Comme si cet espace relativement réduit, à ne pas dépasser (par quelques imaginaires contraintes oulipiennes), justifiait et servait d’autant mieux leur profusion et leur éclatement.
    A quel genre ce livre appartient-il ? Est-ce de la prose poétique ? De petits textes en prose ? Plus intrigant encore : où donc Jean-Louis Kuffer trouve-t-il ses sujets, ses motifs ? – car tous relèvent du jamais vu, le lecteur s’en avise très vite. Oui, où les trouve-t-il, cet écrivain-là ? Impossible à dire justement (sinon adieu la féerie vers laquelle pointe déjà le titre de l’ouvrage) tant la trame elle-même du recueil repose sur l’exigence d’une surprise, toute fraîche et toute neuve en ses mouvements, dans laquelle croquer – chaque fragment possédant sa saveur propre. « Maudite fantaisie ! », s’écrient d’ailleurs certains (dans le morceau intitulé Petit Nobel). La fantaisie ? « L’ennemi à abattre », poursuivent-ils. Tant pis pour ces mauvais esprits, bataille perdue : ce n’est certes pas dans La Fée Valse que pareil assassinat se laissera commettre. Ici la fantaisie n’est pas à renverser, elle est reine.
    Bref, voilà un livre selon mon goût. Car aujourd’hui – et c’est l’un de mes désespoirs –, la situation de la littérature est telle que j’aime que l’on ne puisse rattacher une œuvre à aucun genre bien défini. Je suis contre les genres (même si je lis parfois des romans par un banal souci de distraction comme je regarderais une série télévisée, ce qui n’a rien à voir avec la littérature). S’écarter des genres établis, ne serait-ce pas encore la meilleure façon de ne pas reproduire les schèmes et formes convenues du passé, que perpétue le 90% des livres empilés sur les tables de libraires ? Mieux ! On fait d’une pierre deux coups : non seulement on s’écarte des chemins rebattus, mais le moyen est aussi idéal pour laisser libre cours à l’esprit d’invention. Voilà donc ce qu’on peut d’emblée poser à propos de La Fée valse : ce livre est de ceux qui appartiennent à une essence différente, comme disent les botanistes.
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    « Qu’est-ce que c’est ? » Essayons tout de même d’aller un peu plus loin dans cette question. Jean-Louis Kuffer (ou son narrateur) nous en fait l’aveu page 90 : « Quand j’étais môme, je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde. » Qu’importe évidemment si la péripétie est véridique ou non. Ce qu’il vaut en revanche de noter, c’est ceci : tout l’art de Kuffer, en tant qu’écrivain, relève exactement du même genre d’entreprise.
    Ce vitrail cassé d’un coup de fronde et dont on recolle les morceaux, c’est exactement le même vitrail qu’ambitionne d’être La Fée Valse (en quoi le livre est bien à sa place dans la nouvelle et très belle collection « métaphores » créée aux éditions de L’Aire). Le livre de Kuffer est ainsi fait de morceaux, et l’on peut dire à son propos ce que dit l’un des textes à propos des tableaux de Munch : « Les couleurs ne sont jamais attendues et classables, chaque cri retentit avec la sienne …»
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    Voilà. La Fée Valse tient du vitrail brisé et recomposé. C’est un ensemble de morceaux. Et qui dit ensemble dit aussi exigence d’harmonie. Une exigence qui, notons-le au passage, nous vient du fond des âges et des traditions. Dans le judaisme par exemple, la kabbale n’a pas d’autre fonction : à dessein, Dieu a brisé sa création comme il l’aurait fait d’un vase, et c’est à l’homme de recoller les morceaux, de recréer le monde. C’est aussi le travail de l’artiste véritable. Ecrivain, sculpteur, compositeur, peintre… Rien d’un hasard si La Fée Valse fait parfois référence à quelques-uns des peintres préférés de l’auteur (Kuffer ne pratique-t-il pas l’art de l’aquarelle, du moins si j’ai bien compris ?). Surviennent donc ici et là les noms de Munch, Soutter, Valloton, Rouault, Van Gogh, Soutine…
    Ce qui confirme notre sentiment : La Fée Valse est bien une histoire d’œil, un recueil composé de regards éclatés – mais pas seulement éclatés, répétons-le, puisque leur fonction est de recomposer le réel autrement, d’une façon d’autant plus lumineuse (la lumière du vitrail) qu’elle est poïétique.
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    On ne recompose pas non plus un vitrail sans que cela tienne de la quête. Et la quête, d’ordre fantasmagorique, est bien présente dans ce livre : ce peut être par exemple celle de la bague d’or de notre enfance, à propos de laquelle le narrateur (l’un des narrateurs car il faut y insister, La Fée Valse tient dans un bouquet de voix) déclare : « Je n’ai pas fini de lui courir après… », avec cette conséquence qui laisse toute sa place aux jeux de l’amour et du hasard : «… au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez. » Ce livre se donne comme une poursuite. Et une poursuite joueuse, le jeu avec la langue n’étant pas l’un des moindres plaisirs qui soit ici délivré au lecteur.
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    S’il fallait trouver un dénominateur commun à ces morceaux, on dira que le principal est précisément celui-ci : le jeu avec la langue, charnelle, vivante, orale, riche de tours et d’expressions, enracinée aussi dans son propre passé, langue française vieille d’un millénaire, et pourtant toujours à se chercher, à se réinventer au travers de quelque trouvaille (Kuffer est très à l’écoute de la langue qui se parle aujourd’hui). On peut gager que l’ouvrage se prête très bien à la lecture en public.
    Car c’est un bouquet de voix, il faut y insister : La Fée Valse ne se contente pas de mettre en scène un seul narrateur. Non ! Multiples sont les voix qui se font ici entendre : les narrateurs sont plusieurs, tantôt masculins, tantôt féminins, tantôt singuliers, tantôt pluriels. Ce peut être « Je » mais ce peut aussi être « On », « Il », « Vous », « Nous » ou « Moi ». Qui parle ? (L’oralité tient une grande place dans ce livre). Eh bien, c’est la langue elle-même, dans sa diversité.
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    Une langue qui jamais ne se laisse prendre au piège d’une fermeture sur soi qui la figerait, mais qui se veut toujours en mouvement, autant qu’il est possible, à force d’explorations et d’inventivité. Ce qu’on sent là, c’est un goût de la faire fuser en expressions diverses, en tours de phrases surprenants… Reprenons la métaphore : c’est comme si l’écrivain s’amusait, page après page, à composer un bouquet à partir de fleurs choisies (les mots) dont tirer des assemblages neufs, originaux, frais, déconcertants.
    On ne s’étonnera donc pas, comme il est normal devant un bouquet, que le plaisir soit non seulement verbal, musical, mais aussi visuel. Si bien que l’on va de page en page un peu comme on avancerait dans une riche galerie d’art, s’arrêtant et s’attardant devant chaque tableau pour le laisser infuser et pénétrer pleinement en soi. Que les amateurs de lectures rapides passent leur chemin !
    Pour en revenir un instant à la question du genre : a-t-on jamais vu de la satire sociale dans la prose poétique (moi jamais, mais je ne sais pas tout) ? J’y vois une preuve de plus que La Fée Valse s’écarte de ce genre-là, car de la satire sociale, il y a en bien, ici ! Ainsi lorsque, en ironiques Majuscules, il est question d’un tout jeune nouveau comptable du Service Contentieux de l’Entreprise. Ou de la personne préposée aux Ressources Humaines (curieuse expression qu’on n’entendait jamais dans les années 60).
    Le livre de Kuffer ne manque pas de moquer ainsi, par un effet de contraste, toute la distance qui sépare le monde de l’art de celui dont une certaine novlangue nous fait vainement miroiter les facettes, en dépit de son grand Vide. Passons.
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    Il y a un dernier point : La Fée Valse se garde d’être explicite (où serait le mystère ? quel espace serait encore réservé à la fantaisie ?). Non, ces morceaux de féerie précisément ne visent pas à épuiser ce que la langue peut dire : en tout, le livre préserve la part de l’imaginaire, et finalement de l’incompréhensible. L’auteur sait très bien cela : pas plus que le fameux « Traité uniquement réservés aux fous » du Loup des steppes de Hermann Hesse ne s’adresse à tous (Hesse a soin de nous en prévenir), La Fée valse ne se laisse saisir par ce qu’il est convenu d’appeler le « lectorat », sorte d’entité vague composées d’amateurs de lectures faciles, digestibles à souhait, fourguées comme des plats prépréparés pour le plus grand nombre possible. Non, La Fée Valse, on l’aura compris, est à placer au rayon des livres rares.
    J.-F.D.
     
    Jean-Louis Kuffer, La Fée Valse, éd. de L’Aire. Troisième titre paru dans la nouvelle collection « Métaphores ». (Le livre y est un bel objet, idéal en soi, s’offrant comme un cadeau à faire aux autres ou à soi-même).

  • Une visite à Timothy Findley

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    Avec l'auteur de Pilgrim à Cotignac...

    Il est beaucoup d’écrivains qu’on aime lire sans éprouver, pour autant, le désir de les rencontrer. Maintes rencontres sont d’ailleurs décevantes à cet égard, qui se bornent à un entretien formel d’une heure ou deux visant, essentiellement, à la publicité d’une récente publication.

    Et puis il y a , dans la vie d’un lecteur de métier, des élans plus ou moins explicables qui font qu’une rencontre paraît s’imposer. Peut-être la trajectoire humaine de l’écrivain, sa pâte vivante, sa présence sont-elles déterminantes ? Et de fait, tel est le sentiment qui m’ a poussé à faire la route de Cotignac, dans l’arrière-pays varois, pour rencontrer Timothy Findley en ses quartiers de scribe retiré, qu’il alterne avec ses séjours plus urbains au Canada.

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    Bien plus que tant de fausses valeurs actuelles, quatre livres de Timothy Findley m’avaient assuré de sa profonde compréhension de l’être humain et de sa vision pénétrante du monde et de la littérature. Par ailleurs, la trajectoire de «Tiff», abréviation de Timothy Irving Frederick Findley, dégageait une aura légendaire.
    Or, dès mon arrivée dans le petit bourg de pierre ocre accroché à la pente, avec une heure de retard qui me fit trouver, sur la porte du mas au volets bleus, une lettre manuscrite me renvoyant à la Table de La Fontaine où l’écrivain m’attendait, amicalement soucieux, aux côtés de son compagnon Bill Whitehead - dès ce moment il me sembla replonger dans cette atmosphère comme enchantée dans laquelle vivent les vrais artistes, qui se foutent des retards mais craignent terriblement les accidents de la route et autre aléas de l’existence.

    De ceux-ci, ainsi qu’il me l’a raconté, Timothy Findley a une expérience plus aiguë que maints hommes de lettres empantouflés. Cloué au lit de longues années par une mononucléose, tôt conscient de sa différence d’artiste et d’individu hypersensitif, marqué à vie par un entourage familial où l’alcool et la folie amenuisaient les frontières entre réalité et délire, comme on le ressent fort dans ses romans, Tiff a rêvé d’abord d’une carrière de danseur, à laquelle il a dû renoncer pour une anomalie discale. Le théâtre, puis le cinéma, furent alors la première échappée de ce grand imaginatif.
    «J’aurais pu faire une belle carrière. Jamais je n’aurais été une star, mais je faisais d’assez présentables mauvais garçons...» Comédien classique, il participa au fameux Stratford Shakespearian Festival avant de suivre, en Angleterre, Alec Guinness, et de travailler avec John Gielguld et Peter Brook. Souvenir piquant: un jour, aux Etats-Unis, il céda sa place, dans une adaptation de L’Immoraliste de Gide, à un jeune acteur qui n’était autre que James Dean...

    C’est en jouant, avec Ruth Gordon, dans le Matchmaker du grand Thornton Wilder, que Tiff se vit encouragé à écrire. «J’avais engagé une discussion vive avec Ruth, qui m’incita à lui écrire une longue lettre de réponse. Quand elle en eut pris connaissance, elle me lança: mais mon Tiffy, il faut arrêter le théâtre, c’est pour l’écriture que tu es fait !»

    Dans la foulée, après qu’il eut composé une première pièce et l’eut soumise à Thornton Wilder, celui-ci lui administra une leçon d’humilité cruelle et salutaire à la fois: «J’étais tremblant, comprenez-vous, et tout de suite, Thornton m’a dit: c’est affreux, Tiff, tu écris là-haut, perché sur les hauteurs, et tes mots ne nous atteignent pas. Il te faut redescendre jusqu’à nous pour nous raconter tout ça !»
    A table, savourant la cuisine du lieu, faire la connaissance de Timothy Findley consiste aussi à écouter son ami Bill. Ancien acteur et producteur de théâtre, William Whitehead est aujourd’hui ce qu’on pourrait dire le manager du gang bicéphale, assurant l’intendance, l’administration de la «firme» et, à la source, la dactylographie des manuscrits fluviaux de Timothy Findley. Chaque lendemain d’écriture de Tiff, Bill lit ainsi, avec son redoutable talent d’acteur, ce qui a été écrit par son ami. Ensuite de quoi s’accomplit tout un travail d’élaboration et de corrections relevant de l’artisanat.
    «La lecture de Bill, explique Timothy Findley, m’est extrêmement précieuse pour distinguer ce qui sonne juste et ce qui ne va pas. Cela étant, je sais parfois que j’ai raison malgré ses objections, et je n’en démords pas!»
    Sous leurs dehors bons enfants, les deux compères sont de redoutables professionnels. Leur vie commune s’est amorcée au début des années 60, dans une petite maison de la banlieue de Toronto. Bill y écrivait des documentaires de vulgarisation pour la radio et la télévision, tandis que Tiffy rédigeait des publicités.
    De toute évidence, l’art du comédien (il faut entendre le romancier moduler une voix ou mimer un personnage!), l’expérience des divers milieux qu’il a fréquentés, de Hollywood à Londres, et des multiples travaux alimentaires qu’il a accomplis, a aidé Tiff a tremper son art de médium.

    Or ce qui saisit, à la lecture de ses romans, c’est que cet artisan rompu aux ficelles des techniques narratives contemporaines est, avant tout, un romancier des profondeurs du cœur humain, non pas un faiseur habile mais un formidable écrivain.

    Cette visite remonte à mai 2001
    Timoth Findley est mort en avril 2002


    Lire Timothy Findley
    Le nom de Timothy Findley est encore trop peu connu du lecteur francophone en dépit de son succès croissant, notament avec le fascinant Pilgrim, paru en novembre 2000 à l’enseigne du Serpent à Plumes, où ont paru les autres livres cités ici. L’oeuvre multiforme du Canadien, largement reconnue dans l’aire anglo-saxonne et traduite en 15 langues, est pourtant l’une des plus intéressantes qui soient aujourd’hui. Pour qui ne connaît rien de Timothy Findley, la découverte de ses romans peut constituer un superbe programe de lecture. Le plus ample et le plus accessible est sans doute Pilgrim, qui nous ménage une mémorable traversée du temps, avec la rencontre de Léonard de Vinci, de Rodin ou de Carl Gustav Jung, que l’immortel protagoniste (le pauvre n’arrive pas à se suicider) rencontre tour à tour. Pour ma part, je lui préfère le très noir Chasseur de têtes, «remake» urbain et américain d’Au coeur des ténèbres de Conrad et saisissant aperçu du mal dans la société contemporaine. Autres merveilles: La Fille de l’homme au piano (Folio, 3522), qui vient d’être réédité en poche, et Le dernier des fous, premier roman de Findley contenant déjà toute sa substance dramatique. Egalement traduits, restent Nos adieux, plus autobiographique, et Guerres, peinture sombre de la Grande Guerre qui a valu sa première notoriété à l’écrivain. Enfin, la lecture d’ Inside memory - pages from a writer’s worbook (Harper Collins, 1990) est également à recommander.

  • Présence de René Girard

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    René Girard est mort le 4 novembre 2015 à Stanford, à l'âge de 91 ans. Mais ses livres rayonnent plus que jamais, malgré le déni d'une certaine intelligentsia française.

     

    Entretien avec René Girard, en 2007.

     

    Dans Achever Clausewitz, débat passionnant (avec Benoît Chantre) sur l’alternative de la violence et de la réconciliation, René Girard inscrit sa pensée au cœur du temps présent. Immense "lecteur du monde", René Girard fut d'abord l'auteur de Mensonge romantique et vérité romanesque, mémorable traversée du roman européen de Cervantès à Proust, où il applique sa fameuse théorie mimétique. Par la suite, avec La Violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde et Le bouc émissaire, notamment, le moins "à la mode" des penseurs français a fondé une véritable anthropologie en rupture avec les théories modernes du structuralisme ou de la déconstruction.   

     

    Le sentiment que le monde actuel n’a plus de sens ni d'autres lois que celles du marché, la conscience du danger mortel que l’homme représente désormais pour lui-même et pour la planète, enfin le spectacle quotidien d’une violence aveugle et tournant à vide poussent les uns vers la seule jouissance immédiate et les autres à l’indifférence désenchantée.

    Or à ceux-là et à tous les autres, René Girard, au regard duquel la réalité est peut-être pire qu’ils ne l’imaginent, oppose une espérance intacte. A quoi celle–ci tient-elle ? À la conviction que ce qui nous pousse à la violence peut être dépassé. Comment cela ? C’est ce que nous sommes allé demander à ce franc-tireur farouche de la pensée contemporaine, radieux octogénaire, académicien peu académique et fondateur d’une « théorie mimétique » souvent controversée mais que la science rejoint aujourd’hui.

     

    - Qu’est-ce que le mimétisme ?

    Girard04.jpg- C’est la relation triangulaire qui fait que je désire ce que désire l’autre. J’en ai eu la première intuition lorsque j’ai commencé d’enseigner la littérature française à mes étudiants américains, au lendemain de la guerre. Cela m’est apparu à travers le snobisme des héros de Balzac, Stendhal et Proust, autant que dans la rivalité exacerbée des personnages de Cervantès ou des romans de Dostoïevski. Le sujet archétypal, que la littérature universelle illustre, c’est la rivalité de deux hommes devant une femme. Les hommes désirent la même chose. S’ils sont des rivaux proches, ils vont se battre. La question anthropologique est alors de savoir comment les hommes ont réussi à s’entendre dans ces conditions et à constituer des sociétés. Ma solution passe par l’analyse des crises dans les sociétés archaïques et par la fondation des mythes. Ceux-ci mentent. Ils font un dieu de l’individu sacrifié par une communauté à la suite d’une crise, alors qu’il est, selon moi, un bouc émissaire. Confrontée à une crise majeure, la société archaïque trouve pâture à son ressentiment dans ce personnage qu’on élimine et qui devient un dieu. Le sacrifice rituel, institution majeure des sociétés humaines, évacue ainsi la violence sur l’extérieur.

     

    - Tout commence avec Caïn et Abel…

    - Dans la Bible, le serpent de la Genèse est la première manifestation du mimétisme, mais le meurtre de Caïn marque en effet la naissance de la culture. Et qu’est-ce que le christianisme ? C’est une foule qui se porte contre une victime et qui fait d’elle son bouc émissaire. L’anthropologie moderne dit alors : christianisme et religion archaïque, pas de différence. Ce n’est pas vrai du tout, mais la différence est tellement simple que personne ne la voit : une religion archaïque créé un dieu à la fois coupable et salvateur, parce que coupable. Le christianisme, le premier, affirme l’innocence de la victime. C’est une révolution profonde, la seule qui puisse nous faire sortir du mimétisme par une imitation qui libère l’individu.

    - Et Clausewitz là-dedans ?

    - On m’a toujours reproché de m’intéresser à la littérature, supposée « fantaisiste», non fiable du point de vue scientifique. Je réponds que les écrivains sont les meilleurs observateurs de ce qui tisse les rapports humains. Lorsque je suis tombé, il y a cinq ans, sur des extraits de De la guerre de Clausewitz, stratège prussien fasciné par son ennemi Napoléon, j’ai découvert la notion de « montée aux extrêmes » qui préfigure ce qu’on appelle l’escalade. Rappelez-vous la scène du dictateur de Chaplin où les rivaux sont sur des sièges de coiffeur qu’ils font monter alternativement. Il y a là une image formidable de cette « montée aux extrêmes ». Clausewitz pressent la guerre totale du XXe siècle, les conflits idéologiques et les moyens de destruction massifs, tout en cherchant à se rassurer. Dans sa foulée, alors qu’il pense à la bombe atomique, Raymond Aron interprète la phrase fameuse de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », avec la conviction que la politique sera toujours supérieure à la guerre. L’un et l’autre pèchent par manque de réalisme ! Les guerres du XXe siècle et le terrorisme illustreront la montée aux extrêmes comme, aujourd’hui, la réponse de Bush à Ben Laden, relevant du pur mimétisme,

     

    - Un poète apparaît alors, et une femme de lettres suisse...

    Girard.jpg- Hölderlin d’abord, oui. Lorsque j’ai relu les poèmes de Hölderlin, j’ai découvert que son attitude par rapport au christianisme n’était pas du tout ce qu’on en dit dans la foulée de Heidegger. Avec Hölderlin, il me semble avoir trouvé un merveilleux contrepoint à Hegel et Clausewitz. Nul doute que ce soit un maniaco-dépressif caractérisé, hyper-mimétique. Mais on s’aperçoit, en lisant ses grands poèmes, que le Christ surplombe les dieux grecs. Pour Hölderlin, le Christ est manifestement la source de toute stabilité, par rapport à cette influence, poétiquement très fertile mais chaotique de la Grèce. Quant à Madame de Staël, qu’on juge trop souvent très mal, alors qu’elle a inventé la littérature comparée et décrit, dans De la littérature, des phénomènes mimétiques avec une acuité prodigieuse, elle intervient également au cœur de la relation entre la France et l’Allemagne, qu’il faut repenser pour comprendre la montée aux extrêmes et l’effondrement de l’Europe au XXe siècle, dans une perspective contemporaine de reconstruction européenne, précisément…

    - Comment l’espérance peut-elle cohabiter avec le sentiment apocalyptique ?

    - Je pense que les hommes veulent retrouver le sens. Ils ont conscience qu’ils sont en grand danger. L’Occident s’épuise actuellement dans le conflit contre le terrorisme islamiste, que son arrogance a incontestablement attisé. Mais comprendre l’islam passe aussi par l’analyse du ressentiment qui nourrit l’islamisme radical. Les fondamentalistes chrétiens pensent que Dieu est à l’origine de la violence, et c’est ce qui m’en sépare. Il nous faut reconnaître notre nature mimétique si nous voulons nous en libérer. La repentance de Jean Paul II est un moment inouï à cet égard. Si les hommes ne se réconcilient pas, tout est foutu. L’offre du « royaume de Dieu » n’est pas une option : c’est la réconciliation. Or ce moment de la réconciliation, c’est tous les jours...

    (Cette partie de notre entretien a paru dans le quotidien romand 24 Heures, en 2007. La suite rétablit l'entier de notre conversation)

     

    - Quelles ont été vos lectures d’enfance ? 

    - J’ai beaucoup lu et relu Kipling, mais plus encore Cervantès, dont j’avais découvert le Quichotte dans une édition jeunesse illustrée par Benjamin Rabier. Or que fait Don Quichotte ? Il lit des livres. Le mimétisme joue déjà à plein avec Samson Carrasco, son rival  à la fois invisible et omniprésent. 

    - Comment en êtes-vous arrivé à votre première intuition de la théorie mimétique ? 

    - Je suis historien de formation. J’ai fait l’école des chartes pour retarder mon départ de la maison familiale, en 1941-42. Comme mon père avait remarqué mon aptitude au travail solitaire, il m’a recommandé l’inscription au concours de l’Ecole des chartes, que malheureusement j’ai réussi (rires). A vrai dire je n’avais aucune envie d’être archiviste provincial. Je n’ai pas vraiment le tempérament de l’érudit. L’occasion m’a été donnée de partir aux Etats-Unis où ayant à enseigner le français, j’ai commencé à lire les romans français avec mes étudiants américains. C’est là que m’est venue l’idée de l’imitation du désir, surtout dans le domaine social. Le rapport entre l’arrivisme balzacien, le snobisme stendhalien ou le snobisme proustien est évident. Ma formation d’historien m’a aidé à considérer le phénomène dans sa durée et son développement. Le snobisme évolue avec la société : les rapports entre les hommes changent  entre la société de Balzac et celle de Proust. Proust est orienté vers une société qu’il désire fortement, mais pas d’une façon aussi concrète que les héros balzaciens, qui aspirent à l’argent et à la réussite. Le Narrateur de Proust désire à travers le désir des autres. On le voit avec l’épisode de Sarah Bernhardt, la grande actrice dont il attendait tout, qui le déçoit quand il la voit au théâtre et qui se trouve revalorisée en suite par ce qu’en dit M. de Norpois. C’est du pur mimétisme. Penser le caractère historique des choses, ce n’est pas se rapprocher du matérialisme mais c’est constater que dans le désir de l’individu se manifeste un rêve commun qui appartient à son époque. Le début des années 50 était encore une époque où l’on insistait toujours sur la différence et le caractère incomparable des œuvres. A mon avis c’était une fermeture… 

    - Vous étiez comparatiste d’entrée de jeu…  

    - Il est clair que passer du Paris de l’Occupation à un campus américain a constitué un décentrage important. Je sortais de quatre ans d’Occupation, c’est-à dire d’une vie provinciale et refermée sur elle-même. Le Paris de l’Occupation, pour un étudiant, c’était surtout les bouches de métro. Moi qui ne suis pas marcheur, j’ai très mal connu Paris. En Avignon, j’avais des amis qui s’intéressaient à la littérature, très différemment de moi. Je connaissais René Char, qui représentait la queue de comète du surréalisme. Cela m’était plutôt étranger, car je m’intéressais surtout au roman, au concret, au social. 

    Avez-vous été un jeune romantique ? 

    - Certainement : nous le sommes tous. J’ai été un jeune romantique. René Char représentait une espèce de rêve littéraire. Un rêve à la Bovary. Dans mon enfance, c’était plutôt l’Olympic de Marseille qui cristallisait les rêves des adolescents, et tout à coup je me suis trouvé dans un milieu qui s’intéressait à la littérature, dont René Char était le modèle, qui arrivait avec son uniforme de commandant des FTP et qui connaissait tous les grands artistes de l’époque. Aux Etats-Unis je me suis retrouvé complètement seul, à la fois libéré de ces influences littéraires confronté à une société très différente, favorable à l’observation sociologique. Dès mon premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque, j’ai en effet pratiqué une sorte de sociologie poétique.  

    - A propos de sociologie, vous évoquez vos liens avec Lucien Goldmann, critique marxiste bien éloigné de vous… 

    - Lucien Goldmann a joué un rôle fondamental dans la mise en route de mon œuvre, d’abord en publiant un chapitre de mon premier livre dans sa revue Médiations, puis dans la revue Critique. Je n’ai jamais bien compris pourquoi il s’intéressait tant à mes livres, mais il m’a beaucoup aidé, c’est un fait… 

    - Quel a été votre rapport avec vos pairs ? Girard7.jpg

    - J’ai commencé en Amérique en plein cambrousse, à l’université d’Indiana, puis j’ai continué à John Hopkins. Entre les deux, j’ai passé dans un collège pour jeunes filles bien élevées. C’est ce collège qui a créé l’école d’Avignon. Dès le début, j’ai eu une vie franco-américaine. Au début de ma carrière, je suis resté en France. Entre 40 et 43, j’ai fait une thèse sur l’opinion américaine envers la France entre 40 et 43. Je suis resté très ferré sur l’attitude très hostile de Roosevelt envers De Gaulle, probablement sous l’influence d’émigrés anti-allemands, dont le poète Saint-John Perse, qui traitait de Gaulle de fasciste et a poussé le milieu rooseveltien à cette hostilité. J’ai étudie la presse du New Deal qui accusait Roosevelt de mettre les bâtons dans les roues de De Gaulle, qui m'a rendu très gaulliste...

    - Passons à votre « virage » anthropologique, avec La violence et le sacré… 

    - Quand j’ai découvert le désir mimétique, je me suis posé une question anthropologique : les hommes désirent la même chose. Plus ils sont proches plus ils ont cette tendance. S’ils sont des rivaux proches, ils vont se battre. Le sujet archétypal, que la littérature universelle illustre, c’est la rivalité  de deux hommes devant une femme. La question, anthropologique est alors de savoir comment les hommes ont réussi à faire des sociétés et à s’entendre dans ces conditions.Ma solution passe par l’analyse des crises, omniprésentes dans les sociétés archaïques et dans les mythes, qui commencent toujours par une crise et par le meurtre d’un individu, lequel finit par devenir un dieu, alors qu’il est, selon moi, un bouc émissaire. C’est lui qui cristallise l’hostilité, tout le monde trouve pâture à son ressentiment dans ce personnage qu’on élimine et qui devient un dieu. Le sacrifice rituel, institution majeure des sociétés humaines, évacue la violence sur l’extérieur. Dès qu’il y a de nouveaux conflits, on refait le coup du bouc émissaire de façon inconsciente. Le désir mimétique est responsable non seulement du religieux mais des guerres extérieures et du mauvais rapport entre chaque culture et ce qui est en dehors d’elle, des dissensions internes autant que des conflits externes. Ce qui rend possible la culture humaine est une violence qui décharge. On se rappelle le mot d’Aristote sur le caractère cathartique de la tragédie, qui fonde la culture  par la mort du héros.

    - Comment s’est amorcée votre propre conversion au catholicisme  ? 

    - De façon d’abord intellectuelle, également culturelle et familiale puisque j’ai reçu une éducation chrétienne. Ma mère était une bonne catholique tandis que mon père était plutôt athée. Si ma mère était de droite, je me suis beaucoup éloigné du catholicisme français à la Maurras. L’expérience de la guerre m’a fait réagir violemment contre la Collaboration. Quant à ma conversion, elle s’est ensuite approfondie par le cœur... 

    - Pourquoi vous être tant intéressé à Dostoïevski ? 

    Girard02.jpg- Précisément pour l’impossibilité de croire chez Dostoïevski, qui  est une chose extraordinaire. Je pense qu’il découvre sur les rapports humains les mêmes choses qui me passionnent, sur le désir mimétique et l’impuissance de l’individu. Il y a chez lui, face à la Russie de son époque et ses terribles difficultés, une conscience de l’importance du religieux, mais une impossibilité de croire qui a joué un grand rôle. Contrairement à ce qu’on pense, Dostoïevski n’est pas un écrivain sentimental. Il est rationnel, par rapport notamment à la révolution ou au conservatisme,  avant d’être sentimental. Il y a chez lui quelque chose de déchirant, marqué par le décalage entre raison et sentiment, notamment dans les premiers grands romans. Quand il dit hésiter entre la vérité et le Christ, comme si celui-ci pouvait être jouée contre celle-là, il se montre terriblement de son siècle. Cela a commencé avec Bielinski et les Occidentalistes. Bielinski a vu en lui cet orgueil gigantesque. Dostoïevski est lui-même prodigieusement mimétique, mais Le joueur nous révèle sa dimension rationnelle. 

    - Revenons à Clausewitz… 

    - On m’a toujours reproché de m’intéresser aux écrivains, supposés « fantaisistes » et non fiables du point de vue « scientifique ». Je réponds que les écrivains sont de bien meilleurs observateurs de l’essentiel de ce qui tisse les rapports humains. Lorsque je suis tombé, il y a cinq ans, sur des extraits de De la guerre de Clausewitz, j’ai découvert ces notions-clé de la « montée aux extrêmes », et cela m’a intéressé tout de suite. Clausewitz pense ne parler que des rapports militaire, conflictuels entre les nations. Mais il les décrit comme des rapports de réciprocité entre individus, qui préfigurent ce qu’on appelle l’escalade. Rappelez-vous la scène du dictateur de Chaplin où les rivaux Hitler et Mussolini s'agitent sur leurs sièges de coiffeur.  Pour Clausewitz, les guerres c’est ça. En outre, plus on avance dans l’histoire, plus les moyens de destruction deviennent puissants, et cela aussi il l’a détaillé. Son expérience de la guerre est la guerre napoléonienne, de 1792 à 1815. C’est ce que Raymond Aron a très bien sentilui aussi, qui parle surtout de la bombe atomique. Il interprète notamment la phrase fameuse de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », avec la conviction que la politique sera toujours supérieure à la guerre. Clausewitz dit que c’est une vue de l’esprit, il cherche à se rassurer parce que le concret de la guerre réduit la montée aux extrêmes. Il avait peur. Il a un côté prussien presque comique. Il déteste la guerre en dentelle. Par rapport à Napoléon, il y a chez lui un mélange de haine épouvantable et d’adoration. A certains moment, notamment pour la dernière campagne de France, il s’imagine à la place de Napoléon. Il parle toujours de Bonaparte, qu’il oppose à Frédéric II.  Il ne va pas jusqu’au but de son raisonnement. C’est un homme assez mélancolique. En 1806, Napoléon abat le royaume de Prusse. Clausewitz est l’un des rares à se ranger au côté de Koutouzov dans l’armée russe. Il est mort en 1831 du choléra. Je pense que l’armée prussienne ne lui a jamais pardonné d’avoir raison trop tôt. 

    - D’où vient votre réalisme ? 

    - Il y a chez moi une réaction très forte contre la culture de la déconstruction et la négation du réalisme, notamment sous l’influence de Jacques Derrida, qui était un homme de grand génie philosophique et littéraire, mais un esprit faux si on le prend pour guide. Quoique chartiste et fils de chartiste, j’ai vu par mon père, lors de l’affaire Dreyfus, à propos de l’affaire du bordereau, à quel point une expertise pouvait défendre la recherche de la réalité. L’idée que grâce à la linguistique structurale les mots n’ont aucun rapport au réel mais n’ont de rapport qu’avec d’autres signes me semble fausse . Je n’ai jamais donné là-dedans. Cela étant, c’est bien mon département, aux Etats-Unis, qui a fait venir Derrida, comme nous avons fait venir Lacan. C’était en 1965. Cela a été comme une espèce de traînée de flammes à travers toute l’université américaine. Freud s’est vanté d’avoir démoli l’Amérique en important la psychanalyse. Nous, ce sont les universités américaines que nous avons démolies en invitant Derrida (rires)… 

     

    - Revenons-en à Hölderlin, auquel vous donnez un rôle central dans votre livre…      

    - Lorsque j’ai relu les poèmes de Hölderlin, j’ai découvert que son attitude par rapport au christianisme n’était pas du tout ce que disait Heidegger. Avec Hölderlin, il me semble avoir trouvé un merveilleux contrepoint à Hegel et à Clausewitz. On a fait de Hölderlin un fou, alors qu’il recevait très bien ses hôtes. Il n’y a rien de commun entre sa retraite et la folie de Nietzsche. Je pense que Hölderlin est important sous beaucoup de rapports. Nul doute que ce soit un maniaco-dépressif caractérisé. On le voit notamment dans Hypérion, avec une alternance constante entre extases et dépressions. Il dit à Suzanne Gontard, sa maîtresse, qu’il y a en lui une ambition littéraire inassouvie. A la même époque, il écrit à Goethe et Schiller des lettres adoratrices. Il était entouré de grands poètes et désespérait de sa propre grandeur. Sa carrière poétique est une synthèse de son désarroi personnel qu’i explique lui-même. On s’aperçoit, en lisant ses grands poèmes, que le Christ surplombe les dieux grecs, ce qui n’apparaît absolument pas dans la lecture de Heidegger. Or il n’y a pas un critique contemporain qui l’ait relevé. Pour Hölderlin, le Christ est manifestement la source de toute stabilité, par rapport à cette influence chaotique, poétiquement très fertile mais destructrice de la Grèce. Hélas l’interprétation qui a dominé est celle de Nietzsche, suivi par Heidegger...  

     

    - Et voici qu’après le poète arrive une dame suisse… (rires) 

    - Oui, venons-en à Madame de Staël. Ce qui m’épate, à son propos, c’est que l’on se moque d’elle au lieu de reconnaître qu’elle a inventé la littérature comparée. Elle fut  un vrai reporter littéraire et a dit sur les rapports de la France et de l’Allemagne des choses que personne n’a dites. Curieusement, chez elle, c’est la théorie qui est bonne et non pas les romans. Mais dans De la littérature, elle dit des choses prodigieuses sur le mimétisme. Il y a chez elle un réalisme féminin et un réalisme culturel appliqués à la nécessité du religieux dans la culture. Sans qu’elle soit chrétienne, elle manifeste une compréhension du rôle sociologique de la religion dans De l’Allemagne. Elle est la théoricienne des rapports entre la France et l’Allemagne. Il serait bon de reconnaître ses mérites de théoricienne, très en avance sur son temps...  

     

    - Qu’en est-il de l’apocalypse ? 

    - L’apocalypse est pensée en général à partir de l’Apocalypse de saint Jean. Le sujet est en réalité celui des évangélistes. Les sociétés créaient des systèmes qui naissaient, vivaient et mouraient. Le christianisme marque un renouvellement total. Il prive la société de ses ressources sacrificielles. Donc les hommes vont aller vers toujours plus de violence. Les hommes n’ont plus de catharsis. et ne peuvent donc se réconcilier. L’offre du royaume de Dieu, c’est la réconciliation. L’offre du royaume de Dieu n’est pas une option. Or ce moment de la réconciliation, c’est tous les jours. L’expérience actuelle, c’est le réchauffement global, mais nous n'en sommes pas sûrs. La science moderne marque la séparation absolue entre le naturel et le culturel. Tout à coup nous nous trouvons dans un monde où tous les phénomènes se mélangent. Les textes de notre religion annoncent cette rencontre. On y décèle des coïncidences extraordinaires. Je pense que les hommes veulent retrouver le sens. Les hommes ont conscience qu’ils sont en grand danger...

     (Paris, le 23 novembre 2007). 

    René Girard. De le violence à la divinité, rassemblant les quatre premiers essais majeurs: Mensonge romantique et vérité romanesque, La violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde et Le bouc émissaire. Grasset, 2007, 1487p.

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  • À nous la peur !

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    … C’était un dimanche matin radieux dans « un décor de rêve », le rose idéal d’un cerisier en fleurs se reflétait dans l’eau stagnante couleur d’ambre de l’étang du jardin chinois, la rumeur lointaine de la ville ne troublait en rien l’atmosphère du lieu et du moment, bref tout était à la sérénité zen ce matin-là, et pourtant je ressentais comme une sourde anxiété, comme une vague inquiétude, toute personnelle d’abord, mais débordant ensuite de toute part comme une sorte de gaz imperceptible que j’ai associé à un sentiment intime et général de peur…
     
    …Mais peur de quoi ? Peur de me retrouver dans trois jours, une fois encore, sur une table d’opération ? Peur d’affronter je ne sais quel constat médical après examen de mes artères coronaires ? Peur de dépendre du geste d’un praticien précédé de la meilleure réputation, dans l’une des cliniques les mieux outillées et les plus performantes de nos régions ? Peur d’y rester alors que j’ai encore tant de projets et de raisons de vivre au milieu de ceux que j’aime et qui m’aiment ? Pétoche de gamin alors que Lady L. a toujours défié et dénié cette faiblesse, sauf une fois – et moi peur de quoi ? Peur de la douleur ou de la mort : même pas, juste peur…
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    …Or c’est ce que manifestait, tout pareillement, hier soir sur Youtube, cette tête de chien à grands yeux intense de présence et d’effroi que figure Vladimir Fedorovski, vraiment pas du genre à s’alarmer pour rien, lui qui «en a vu d’autres» – comme on dit, lui qui vient de la guerre par son père et sa terre d'Ukraine, lui qui est Russe de langue par les siens et plus que russe : citoyen d’Europe démocratique et du monde par son œuvre de diplomate-historien et d’écrivain, lui qui a travaillé à l’effondrement du Rideau de fer et à une meilleure entente entre Russes et Européens - ce Vladmir qui sait d’où vient et craint de savoir où pourrait aller l’autre Vladimir, ce Poutine enfant de la rue familier des violences dès sa jeunesse et judoka autant que joueur d’échecs et espion dans l’âme; ce même Fedorovski qui évoquait hier soir la vie à venir de ses enfants et ses petits-enfants et clamant sa peur en nous prenant à témoins - et me voici dans ce « décor de rêve » à trembler à mon tour pour mes enfants et mes petits enfants en me rappelant le dernier téléphone du vieux militant anti-nucléaire Théodore Monod qui me disait ses raisons à lui, cet autre soir de la dernière année de sa vie, d’avoir peur du cretinus terrestris»…
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    …Lorsque je lui demandai un jour, dans sa petite maison de sorcière des bords de la Maggia, quel était selon elle le mobile récurrent des crimes de sang, Patricia Highsmith me répondit sans hésiter : l’humiliation, et Vladimir Fedorovski, hier soir, est revenu à son tour sur ce thème de l’humiliation, s’agissant de la Russie que les Alliés occidentaux ont eu la stupidité, combien injuste, de ne pas associer à la commémoration du Débarquement en Normandie, et ensuite, invoquée par Poutine, la relégation de son pays à un rôle secondaire correspondant à la myopie naturelle ou cynique des Américains - et d’insister sur l’analogie de la détermination psychorigide de Poutine et du jusqu’auboutisme de Staline, incessamment réhabilité par celui-là dans la révision de l’Histoire russe fondant sa vision du monde, et bien sûr on se rappelle alors l’humiliation de l’Allemagne après le funeste traité de Versailles, motif de relance d’un terrible ressentiment dont le souvenir devrait nous faire trembler de peur au lieu d'attiser la haine…
     
    …Dans sa récente lettre ouverte intitulée Pour votre, et notre liberté, l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine stigmatisait le « dictateur » Vladimir Poutine en l’accusant de semer la douleur et la haine dans les cœurs, qui y resteraient plantés bien après sa disparition, lui reprochant aussi de frapper d’infamie tout un peuple. « La Russie d’aujourd’hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes» relevait-il à juste titre, parlant en écrivain, donc en homme sensible plus qu’en analyste froid ou en idéologue partisan, avant d’ajouter sur la même ligne : « La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d’expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l’ordre à un peuple d’en tuer un autre ? La littérature, c’est ce qui s’oppose à la guerre, la vraie littérature traite toujours du besoin d’amour de chacun de nous, et non de la haine »…
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    … Sur quoi je me rappelle qu’il faut être au moins deux pour « faire la haine », selon l’affreuse expression de Mauriac dans son Nœud de vipères, et malgré mon adhésion personnelle à la vision combien légitime et noble de Mikhaïl Chichkine, j’entends aussi, ce soir, la mise en garde de Vladimir Fedorovski sur le danger d’une polarisation unilatérale des fauteurs de haine - rejoignant le parler-vrai et les constats de l’ex-colonel suisse Jacques Baud, super-expert des choses militaires et du renseignement décryptant depuis des lustres les mensonges des États, des médias, des agents d’influence et des idiots utiles – qui devraient nous inciter à plus de mesure et de justice dans nos attaques contre la seule Russie ou le seul Vladimir Poutine, même si celui-ci apparaît aujourd’hui comme le principal agresseur…
     
    … Enfin je lis ce soir, dans notre tabloïd local, telle diatribe à convulsions sentimentales de ce cher Jean Ziegler, mon imprévisible vieil ami se retrouvant soudain sur la même ligne que Joe Biden, son vieil ennemi de jadis, pour déclarer Vladimir Poutine «criminel de masse», tandis que tel chroniqueur à tout faire y va sans vergogne de son trémolo à lui pour affirmer que le mieux serait que Poutine « finisse découpé en morceaux », mais qui parle de haine ? Alors que tout un chacun, après s’être proclamé expert en pandémie, devient spécialiste incontesté de l’Ukraine et de psychopathologie poutinoïde, je m’en remets, plus qu’aux démagogues et autres pacifistes à la petite semaine: aux pacificateurs soucieux d’empêcher le pire, etc.

  • De la Révolution du lapin à la foi qui tue, avant Pâques…

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    (Pour Olivier Morattel, dit le Kangourou)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 26 mars. – L’ami Quentin me «texte» ce matin que la lecture du catalogue de la firme vestimentaire PKZ «incline» à la Révolution plus que la lecture de Karl Marx (1818-1883), et je lui réponds illico, via Messenger, que j’abonde d’autant plus en son sens matinal que je suis en train de prendre connaissance, par un « tous ménages » reçu l’autre jour, de ce que nous offre telle autre firme d’achats par
    correspondance, à l’enseigne de Maison-et-confort, à l’approche de Pâques, en sorte d’enluminer notre quotidien et de nous préparer à la célébration ludique du Lapin.
    « Une déco sympa ! » est la première incitation de cette dernière livraison richement illustrée et dont tout poète un peu sérieux devrait assimiler la rhétorique joyeusement positive, par exemple en conseillant l’achat (seulement 29.95 CHF au lieu de 44.95 CHF donc vous économisez 33%) du «Tronc d’arbre illuminé» genre souche évidée dans laquelle se trouve Monsieur et Madame Lapin (Madame Lapin tient un ouvrage sur ses genoux tandis que Monsieur Lapin se tient en position de veille attentive), les deux figurines se trouvant éclairées de l’intérieur par un capteur solaire à recharge naturelle possible vu que cette «décoration inaltérable» peut-être installée dans la jardin et pourra briller encore le soir et créer ainsi « une ambiance chaleureuse ».
    Or l’« ambiance chaleureuse » se dispense de multiples façons par la firme Maison-et confort, et sans doute nos compatriotes solidaires y verront-ils un encouragement à penser à leurs soeurs et frères ukrainiens avec « Grand-maman mouton » d’une hauteur de 38 centimètres et disposant d’un détecteur de mouvement, ou, en cas de deuil (fréquent et pas seulement en état de guerre), le « petit ange de miséricorde blanc en résine inaltérable et illuminé, là encore, par l’énergie solaire, etc.
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    Le vrai Quentin Mouron. – Quentin pas plus que moi ne nous moquons du kitsch, dont le langage est aujourd’hui omniprésent, y compris chez les «rebelles» de l’intellect se croyant au-dessus de ça, et c’est pourquoi j’apprécie son dernier recueil de poèmes intitulé Pourquoi je suis communiste, dont nous parlions l’autre jour sur le ponton de L’Oasis, sous « éclairage naturel » et en dégustant d’authentiques filets de perches lémaniques débarqués en début de semaine de Pologne via le Japon.
    D’aucunes (et d’aucuns, ne les oublions pas), surtout les poétesses exfiltrées du calvinisme et les conseillères en psychologie de crise, se représentent Quentin Mouron, le plus en vue de nos jeunes auteurs - quoique moins mondialement adulé que notre ami Joël D. (nom connu de la rédaction) - comme une sorte de bluffeur cynique se la jouant dandy voire «influenceur» sur les réseaux, mais ni sa regrettée mère-grand Jeannine (1934-2021) ni ses mère et père, ni le Kangourou (son éditeur) ni moi n’avons jamais été dupes de cette image sciemment et lucidement construite par l’auteur d’Au point d’effusion des égouts et de Notre-Dame de la merci, ses premiers écrits immédiatement marqués au sceau d’une rébellion lyrique et affective discrète et signalant (c’est mon analyse) une hypersensibilité à la falsification du rapport liant les mots aux choses, tant qu’à la fragilité des rapports humains et général et amoureux en particulier, etc.
    Pourquoi je suis darbyste. – En 1985, mes amis Renaud et David (prénoms fictifs) ont revêtu leurs «habits du dimanche» avant de se perfuser ensemble en laissant une lettre d’adieu à leurs proches, incitant ceux-ci à penser qu’ils avaient librement et sereinement choisi d’«entrer dans la joie» ensemble. Renaud était alors en phase terminale de sida, auquel David avait échappé.
    Or, à leur enterrement, le père de David, très digne puritain portant haut la très stricte morale des darbystes (cf wikipédia pour la définition précise de cette secte calviniste), loin de surenchérir à propos du présumé Péché dans lequel vivaient, au jour le jour et au su de tout le monde, les deux boyfriends, nous dit tout haut ce que nous pensions avec moins de noble effort que lui, que « devant tant d’Amour on ne pouvait que s’incliner».
    Et c’est pourquoi, l’autre jour, sur le ponton de L’Oasis, moi qui me suis éloigné de la secte communiste dans ma vingtaine, à équidistance ensuite de notre protestantisme familial et d’un catholicisme plutôt littéraire (spirituellement proche d’une Flannery O’Connor ou d’un Bernanos, d’une Annie Dillard ou d’un Charles-Albert Cingria qui se disait catholique évhémériste…), me présentant parfois en chrétien mécréant en pensant à mon ami Tchekhov, et désormais au-delà de toute appartenance comme le fut probalement le rabbi Iéshoua, je me suis dit: va pour ton communisme angélique, mon petit Quentin, moi je me dirai désormais darbyste malicieux en me référant autant à l’Ancien Testament (ma mère-grand Louise, portée sur le « vanité des vanités » de L’Ecclésiaste ) qu’au Nouveau Testament (notre Grossmutter lucernoise Agathe au cœur grand comme celui de son Seigneur), et si Dieu n’accueille pas Snoopy dans son Arche c’est, merde à le fin, qu’il n’existe pas…
     
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    Fous de Dieu ? – Sans nous concerter plus que ça, malgré deux ou trois échanges à ce propos, Quentin et moi avons lu, ces dernières années, les écrits du penseur et vélocipédiste allemand Peter Sloterdijk, à mes yeux le philosophe-artiste-érudit européen le plus intéressant de ce temps, avec feu René Girard, dont les écrits touchant à la religion, dans La Folie de Dieu et, plus récemment, dans Faire parler le ciel, inaugurent ce qu’il appelle une «théopoésie», à l’écart des théologies dogmatiques.
    Aujourd’hui encore, notre jeune femme de ménage érythréenne déplace régulièrement deux gros livres en briquant notre salle de bain par ailleurs fort exiguë, respectivement l’Histoire générale de Dieu de Gérald Messadié et le deuxième volume des Oeuvres complète de Balzac.
    Mais ceci relevé ce n’est pas d’hier que je m’intéresse aux occurrences du besoin humain de divinité, puisque mes lectures d’adolescent et de jeune grappilleur (Camus à 14 ans, Bernanos et Mauriac, à 15 ans, Dostoïevski et Chestov à 16 ans, Berdiaev à 17 ans, Chestov et Simone Weil à 18 ans, Chesterton et Cingria à 20 ans, Annie Dillard et tous les autres, etc.) ont marqué mon sentiment du monde «à vie», qui me sensibilise particulièrement quand j’apprends que le patriarche de Moscou bénit les bombes du néo-communiste social-fasciste Vladimir Poutine ou qu’une famille se jette du septième étage d’un balcon au motif subodoré mais à confirmer de «complotisme» survivaliste, des monceaux de vivres étant entassés dans «l’appartement maudit» – et comment ne pas penser à une folie d’ordre «divin» devant cette immolation absolument absurde ?
    Enfin, passant tout à l’heure au pied de «l’immeuble maudit», après avoir longé avec Snoopy les quais irradiant l'insouciance et la fraîcheur printanière, j’ai constaté, non sans stupeur, que le balcon du septième d’où les malheureux se sont jetés jeudi matin est très précisément celui de l’appartement que nous avons visité en 2019, avec Lady L., auquel nous avons renoncé pour motif de cherté excessive et de premier plan (les toits du casino) plombant la vue sublime du plan élargi sur le lac, les montagnes et le ciel qu’on hésite à «faire parler» en de tels cas…

  • Angelus Novus

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    Lectures du monde (2022- 2011)
    À la Maison bleue, ce dimanche 20 mars 2022. – La UNE du quotidien 24 heures de ce samedi 19 mars était consacrée à la restauration des bancs de la cathédrale de Lausanne, avec un focus sur leur moindre rentabilité en cas de concerts, et ce «sujet», monté en épingle comme on l’a fait récemment du débat de certains pasteurs genevois relatif au sexe de Dieu et d’une masculinité du divin qui devrait être reconsidérée « en toute sérénité », tout ça, pendant que la guerre fait rage en Ukraine, sans m’enrager pour autant à mon tour, m’a laissé « sans voix », comme on dit…
     
    Ce lundi 21 mars 2022. – Tous les matins je retrouve LA poésie en me replongeant dans MA poésie, et tout à l’heure, par un de ces hasards qui n’en sont pas, reprenant l’exemplaire de L’Échappée libre que j’avais dédicacé à ma bonne amie, je découvre, à l’avant-dernière page du livre, une note au stylo de sa main renvoyant à trois dates précise, dont la première est le 1er janvier 2011, avec le titre Angelus novus (!) et cette page qui me semble de mes choses (parfois) bien venues :
     
    ANGELUS NOVUS. — L’aube de ce premier jour de l’an avait des doigts de rose au-dessus des monts enneigés, pour le dire comme le vieil Homère, et c’est en effet tout Homère que je me sens ce matin au milieu de mes beautés et autres silencieux, à songer à tout ce qui bat de l’aile au double sens du terme dans le monde et le temps.
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    C’est évidement de l’Homère de L’Iliade qu’il s’agit ce matin sur le champ de bataille pacifique de notre lit d’où émergent de loin en loin mouvements ou soupirs des lendemains d’hier faisant écho à ceux des maisons d’alentour et des villes et de partout où s’égaille la famille humaine.
    À Nouvel An toute la famille humaine devrait cohabiter sous le même toit. Les agapes de la veille ont scellé une fois de plus l’alliance transitoire des fratries et des pactes plus ou moins conjugaux, mais on n’en oublie pas pour autant les séparés et les chutes d’anges, et que les fêtes sont amères pour beaucoup…
    Reste à savoir ce qui nous attend. Reste à laisser parler les mots qui viennent, ces mots qui nous savent, ce matin, un peu plus qu’hier et c’est cela, le temps, je crois, ce n’est que cela : c’est ce qu’ils diront de ce que nous aurons fait des heures qui viennent et des choses apprises au fil des heures — des choses sues. Les mots nous attendent derrière la porte de ce premier matin du monde et ils attendent de nous, mon cher Homère, que nous leur faisions bon accueil en sorte de dire, simplement, ce qui est. Prenons bien soin d’eux. Prenons bien soin de nous. Prenons bien soin de ceux que nous aimons.
    L’ange en pardessus gris muraille : « J’aimerais ne plus éternellement survoler. J’aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire « maintenant, maintenant, maintenant », et non plus « depuis toujours ou « à jamais ». (À La Désirade, ce 1er janvier 2011)
     
    Peter Handke : « Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde. »
    PICTOR. — J’ai repris la peinturlure depuis quelques jours, et avec un plaisir renouvelé, également stimulé par les choses qu’a produites ma bonne amie ce dernier mois. À vrai dire, je suis assez bluffé par la sûreté avec laquelle elle a entrepris ses peinturages, qui me touchent par la justesse de la couleur et la consistance de la vision. Après deux couchers de soleil flamboyants, qui ont quelque chose un peu de Vallotton, elle a réussi deux petits formats, avec une vieille Chinoise dans un jardin public, et une petite fille regardant au-delà d’une rivière, d’une délicatesse intime et d’une justesse de ton remarquables dans les rapports de couleurs, sans rien de mièvre ni de convenu. (À La Désirade, ce 4 janvier)
     
    Celui qui retrouve ses papiers de jeunesse et les promesses qu’il s’est faites ou pas et qu’il a tenues ou pas / Celle qui dit selon mon analyse / Ceux qui sont peu aimés en retour de leur peu d’amour, etc.
     
    (Extrait de L'Échappée libre, Lectures du monde 2008-2013, paru à L'Âge d'Homme en avril 2014)

  • L’Amour, la Mer, l’Amitié, la Guerre…

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2022)
    Ce jeudi 24 mars. – (Essai de relation précise de divers faits advenus en cette journée splendide et tragique à la fois).
    Un peu après huit heures ce matin, après avoir salué le ciel splendide au-dessus des palmiers et des cerisiers en fleurs, je me trouvais «aux lieux» à lire et annoter le dernier roman de Pascal Quignard, L’Amour la mer, tout à l’émerveillement et aux résonances intérieures multiples que suscitait en moi ce retour à la prose française la plus musicale et la plus savamment musicienne des temps qui courent, quand le bruit d’une clef cherchant en vain à ouvrir la porte m’a rappelé que J. devait passer, puis on a sonné, le Morning Dog a surgi et aboyé, j’ai lancé que j’arrivais en reposant le livre de PQ sur le rebord de la baignoire, à la porte c’était bien notre fille puînée qui avait encore un peu de la roseur de l’aube à La Désirade (elle me ramenait la Jazz et venait faire un peu de télétravail alors que les petits lascars avaient été déposés à la garderie par G.), et nous ignorions encore tous deux, alors, que quatre corps avaient été découverts à deux cents mètres de là une heure plus tôt, tandis qu’un ado survivant devait se trouver déjà au CHUV où il avait été héliporté entre la vie et la mort - toutes choses qu’on apprendrait par bribes en fin de matinée, avant que je ne découvre de visu le dispositif genre «scène de crime» sécurisée interdisant l’approche du casino et de l’immeuble de neuf étages dans lequel, il y a deux ans de ça, nous avions, avec Lady L., visité un appart libre du neuvième qui nous avait paru trop cher et trop froid malgré sa vue imprenable sur le quai des Fleurs et le lac et les montagnes d’en face, les palmiers et les camélias, enfin tout ce bazar digne d’être qualifié de « décor de rêve », entaché soudain par une tragédie apparemment insensée, à tout le moins inexpliquée et qui m’a rappelé, tout de suite, la fin non moins absurde et tragique des immolés du Temple Solaire, etc.
     
    TOUT NOTER. – Vers 9 heures, tandis que J. trafiquait sur Zoom ou sur Skype avec des clients ou des collègues de sa Boîte (elle venait de me raconter leur apéro dînatoire d’hier soir, où tous, sauf elle, étaient si alcoolisés en début de soirée que toute discussion était réduite à jactance), j’ai commencé de trier un mois de journaux et de magazines dont je ne désirais garder que quelques coupures, relatives évidemment à la guerre et à ses retombées, puis j’ai cédé aux regards insistants du Moaning Dog, nous avons fait trois tours du petit jardin public d’en dessus où il a déposé ses trois séries réglementaires d’étrons, j’ai ensuite remarqué un étrange déploiement de voitures de flics et d’ambulances en contrebas de l’avenue Nestlé, dont la partie inférieure menant au lac était barrée, et quand je suis revenu à la Maison bleue j’y ai trouvé l’aînée de J. , ma toute petite S. devenue grande et aussi belle que sa sœur, tout occupée pour le moment à changer la literie de Dad et à classer les médocs de Mum & Dad, nos fringues et nos objets de toute sorte dont l’utilité avait changé depuis la «chute vers le haut» de notre Lady, tout le contraire évidemment de ce qui venait de se passer à proximité du casino – c’est J. qui venait de l’apprendre par les news de son ordi, et là je me souviens que j’ai pensé à mon rencard de midi avec mon ami l’Oiselier alors que, par mon phone, la secrétaire du cardiologue R. me donnait rendez-vous mardi prochain à la première heure pour une nouvelle coronographie ordonnée par le cardiologue H. au vu de mes contre-performances de cœur et de souffle de ces derniers temps - du coup mes amours de filles se sont inquiétées, de toute façon c’est nous qui t’amenons, faut pas déconner, et moi je pense déjà à diverses dispositions à préciser « au cas où », etc.
     
    CAMARADES. – J’avais parqué la Jazz et je marchais en direction de L’Oasis de Villeneuve où nous avions rendez-vous lorsque mon compère l’Oiselier m’a hélé, qui venait à pieds de la réserve ornithologique voisine, plus barbu et hirsute qu’avant son départ en Afrique (il m’a raconté l’autre soir sa visite aux chimpanzés du sud du Sénégal, avec son amie H.), et quand nous avons rejoint le bord du lac il m’a appris que les jolis canards à becs rouges qu’il y avait là étaient des nettes rousses, puis nous avons gagné le ponton de L’oasis où nous avons pu choisir la meilleure table, surplombant l’eau limpide parcourue de foulques et de nettes, nous avons passé commande à la jeune serveuse très appréciée du Walking Dog au motif qu’elle lui apporte chaque fois une écuelle d’eau, et la conversation a roulé deux heures durant, toujours vive et nourrie de nos passions partagées, son petit Luca qui le suit dans ses chasses ornithologiques, mes petits lascars endiablés et mes anges gardiennes, son dernier roman africain qu’il essaie de caser ici ou là, mon roman panoptique en finition dans lequel il apparaîtra sous le pseudo de Rainer Vogelsang, la pauvre Ukraine en train d’en baver sous les bombes du Défenseur de la Civilisation Chrétienne, nos crabes respectifs également sous contrôle et notre effort commun de tener fermo, son nouveau projet d’une biographie d’Ella Maillart et une digression sur la discrétion totale de celle-ci en matière de sexualité, mes souvenirs de Nicolas (Bouvier) et de Thierry (Vernet), entre autres thèmes sur lesquels nous brodons de nouvelles variations, toujours complices comme depuis au moins quarante ans et plus, etc.
    MEDIATION EXTERNE. – En quittant le bon René, comme en quittant Quentin l’autre jour, lui aussi retrouvé sur le ponton de L’Oasis, ou en quittant mon cher Gérard deux jours plus tôt, je me suis dit qu’avec ces trois-là j’entretenais une amitié aussi vive que rare, à la fois affectueuse et distante juste ce qu’il faut, très riche intellectuellement et très libre à tous égards, totalement pure de toute rivalité et de toute équivoque, exactement en somme ce que René Girard entend par une relation soumise à la médiation externe, comme celle de Don Quichotte et du Bachelier, au contraire du lien plus louche (par rivalité découlant de trop de proximité) entretenu par Quichotte et Sancho, bref une relation désintéressée et joyeuse de mecs qui ne se regardent pas trop mais se plaisent à regarder ensemble les mêmes canards à têtes rousses, etc.
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    LA TRAGEDIE EFFACÉE. – En revenant à la Maison bleue avec le Friendly Dog, j’ai passé par le quai aux Fleurs et remarqué en passant les derniers signes de la tragédie de ce matin, des agents en uniforme toujours en faction et des nettoyeuses mécaniques en pleine ronde, même une équipe de filmeurs en train d’interviewer la coiffeuse du coin témoignant probablement de ce que lui auront dit des voisins plus directs ou des voisines de voisins ; je n’ai pu qu’imaginer le cirque matinal autour des tentes blanches, le «ballet » des voitures de police et autres corbillards, après quoi j’ai pris sur mon i-Mac quelques nouvelles sur le drame où tous y allaient de leurs interrogations sans réponses ; et ce soir on en apprenait un peu plus quoique rien de sûr : que l’homme était replié sur lui-même et avait remplacé ses culottes courtes portées tout l’hiver par des jeans, qu’une inscription peut-être significative avait été remarquée sur la porte de l’ «appartement fatal» avec, dans un cœur, « Jesus is the reason for the season», bref tout ce que j’ai toujours vomi qui relève de la «rumeur», m’a fait décrocher et passer à tout autre chose, non sans penser très fort au gosse qui, s’il survit, devra vivre « avec ça »…
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    LE PRÉSIDENT ET SON CLONE. – Enfin j’ai retrouvé, ce soir, ce mélange de bonne vie et d’horreur en regardant, sur ARTE, le premier épisode de Serviteur du peuple, la fameuse série télé qui a valu à Volodimir Zelensky sa première notoriété nationale au titre d’acteur – formidable comédien que je découvrais – jouant en somme son propre rôle futur puisqu’il s’agit là, en version ukrainienne, d’une variation sur le thème traité par les Designated survivor américain et coréen, à cela près que le président sorti de nulle part est désigné ici selon les codes ordinaires de l’élection démocratique alors que c’est à la suite d’attentats terroristes décapitant leurs gouvernements respectifs que les protagonistes de Designated survivor se retrouvent au pouvoir. En outre le ton est ici tout différent, plus léger et rappelant plutôt la comédie sociale à l’italienne, avec une veine satirique réjouissante qui m’a fait rire aux éclats avant qu’une tristesse imprévue ne me saisisse à la pensée, là encore, de ce qui se joue «en réalité» en ce moment même, etc.
  • L'obstacle en transparence

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    Une invisible main dirige
    les être consentants,
    cela tient parfois du vertige,
    parfois c’est un chemin
    qui serpente a l’écart du Monde...
     
    On ne sait pas trop d’où ça vient
    ni comment finira
    le jour levé de ce matin
    pour s’élever encore
    ou pour se perdre en embarras...
     
    Il n’y a pas d’autre mystère
    que ce monde donné
    de trous noir et de tendres airs
    qui se murmurent au long des soirs,
    parfois en mélodies,
    d’autres fois à la peine,
    jusques au bord du désespoir;
    et le chemin remonte:
    d’autres matins et d’autres ailes
    lèvent le poids du monde
    dans la lumière belle ...
     
    Peinture: Thierry Vernet.

  • Mon Oblomovka

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    Des livres contre les bombes (10)

     
    L’injonction la plus cruelle, à l’instant où Michel Strogoff va perdre la vue, me revient du fin fond asiate des steppes russes, et les miens me la répéteront à l’envi : « Regarde ! Regarde de tous tes yeux ! », et c’est, par delà les épopées, des fols en Christ du temps d’Avvakoum aux chevauchées en cinémascope de Tolstoï, loin des souterrains enfumés de Dostoïevski, quelque part en province semblable à la mienne ou à celle d’Ossorguine en douce France, dans la maison de l’indolent Oblomov que je situe mon originelle Russie affective : cette pleine paroi de notre Datcha qu’il me faudrait d’autres vies pour explorer toute, et toujours ce sera cette plainte radieuse, ce cher désastre, cette poésie du tréfonds, ce canapé crevé, ces bras d’une servante dont on tombe amou- reux de la douceur, et Vassily Rozanov y insiste dans ses Feuilles tombées : «La vie russe est sale, médiocre, mais d’une certaine façon attachante. Et c’est justement ça qu’on a peur de perdre, car alors tout irait “à vau-l’eau”. Peur de perdre quelque chose d’unique qui ne se répétera jamais. On pourrait refaire mieux, mais ce ne serait plus la même chose. Or c’est justement ça qu’on veut.»
     
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    Certes il y a l’homme positif, cet ami d’Illia Illitch Oblomov au nom fringant de Stolz, industrieux Allemand qui s’efforce de l’arracher à son canapé crevé, comme Lénine le battant tentera de le discréditer au regard des foules en le taxant de parasite, mais ce n’est pas Oblomov qui trompera et fera massacrer celles-ci et c’est pourquoi je reviens à n’en plus finir à son samovar ou aux veillées d’arrière-été dans le jardin d’Anton Pavlovitch qu’on disait se complaisant en médiocre compagnie alors qu’il incarnait le saint profane, malade et guérisseur déplorant l’aveu- glement de tous sans les juger et leur répétant : « Regardez ! Regardez de tous vos yeux ! »
     
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    L’argus de Nabokov
    Il me reste de lui ce petit Argus bleu dans son enveloppe de papier de soie, dont il a fait cadeau à mon ami Reynald qui l’a soigné au CHUV de Lausanne et me l’a donné pour me remercier de lui avoir fait découvrir un jour l’adorable Lolita.
    C’était le dernier grand maître de la littérature occidentale, que les cuistres de Stockholm ont honoré en s’obstinant à ne pas lui décerner le Prix Nobel, comme s’il était naturellement au-dessus de ces honneurs calculés, trop insolemment libre pour aller donner la papatte à un monarque social-démocrate.
    Nabokov est mort à Lausanne, il a vécu trente ans à Montreux, Vladimir Dimitrijevic l’accueillit parfois lorsqu’il était libraire à la rue de Bourg, mais pour ma part je ne l’aurai vu qu’une fois en vie, au petit écran où il était apparu trônant derrière ses ouvrages et proférant d’extravagants et poétiques propos dont on sentait que chacun avait été minutieusement préparé tout en témoignant, avec quelle fraîcheur paradoxale, du plaisir à la fois savant et ingénu que l’écrivain éprouve à dégager les mots de leur gangue d’impréci- sion ou de trivialité, à les nettoyer de leurs scories pour les faire chatoyer et scintiller sous nos yeux comme des pierres précieuses.
    Et de fait c’est le poète qui me touchait avant tout, plus encore que le génial romancier, chez Nabokov : c’est cet amour des choses du monde qu’on découvre, qu’on nomme et qu’on inventorie, la passion du natura- liste faisant écho, dans les constellations du langage, à celle du trouvère de jadis.
    Descendant direct de Pouchkine, et considérant d’ailleurs sa propre traduction d’Eugène Onéguine, du russe en anglais, comme l’un de ses meilleurs ouvrages, Nabokov l’apollinien s’inscrit cependant, aussi, dans la lignée plus obscure et grinçante de Gogol, selon lui « le plus étrange poète en prose qu’ait jamais produit la Russie », auquel il consacra d’ailleurs un petit livre singulier. Du premier il avait la lumineuse intelligence, l’esprit de géométrie et l’équilibre classique, la vaste culture et l’orgueil aristo- cratique, et du second le fond plus trouble et la perversité malicieuse, l’ironie et certain goût du trivial – mais on chercherait en vain chez lui la trace d’aucune dévotion et d’aucun autre culte que celui de la littéra- ture scientifique ou poétique, avec la révérence particulière qu’il accordait à son propre don du ciel qui méritait, n’est-ce pas, le respect et le meilleur entretien quotidien.
    On se le figure supérieur, réactionnaire et même cynique, mais je vois surtout en lui l’émerveillement à tout instant revivifié de l’enfant d’Autres rivages, ce petit collectionneur fervent des pétales volants du Jardin d’Éden qui tout au long de sa vie, d’un exil à l’autre, refera ce geste innocent et prédateur d’attraper la beauté au vol ; et dans une zone plus secrète je m’incline devant l’humour trempé au bain d’infamie de la personne déplacée, qui raconte dans Jeu de hasard cette affreuse histoire de l’exilé russe errant d’une ville d’Europe à l’autre, à la recherche de sa femme disparue et qui décide un soir, dans le wagon-restaurant où il a été embauché comme serveur, d’en finir avec cette vie méchante et sale.
    Or, tandis qu’il prépare avec soin sa disparition, comme s’il composait un problème d’échecs, nous apprenons que celle qui suffirait à lui rendre sa raison de vivre se trouve à l’instant dans le même train que lui – mais on se doute que la rencontre ne se fera pas, que le pire adviendra en atten- dant que d’autres livres s’écrivent pour nous faire oublier cette faute de goût de la destinée, comme le beau temps revient.
    Je regarde à l’instant mon petit papillon bleu et j’ai les larmes aux yeux en pensant à tous ceux qui voletaient ainsi dans la lumière en se croyant peut-être éternels et qu’une patte incompréhensible a saisis soudain pour les clouer dans une boîte, sur une porte de grange ou à une croix. Je ne vois plus Vladimir Nabokov qu’en chemise d’hôpital, tel que me l’a décrit mon ami Reynald, mon cher ami de jeunesse mort en montagne sept ans après son illustre patient, et ces livres qui nous restent comme des rayons de miel, où je sais que je reviendrai me nourrir à n’en plus finir.
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    Mais ce n’est pas fini et l’on y revient !
    Ce sont d’abord des images à foison. Des ambiances, des prises de vue au flash stylographique, des métaphores, des formules frappées comme des médailles : l’étoile bleue d’une étincelle de tramway, dans une rue de Berlin évoquant un décor de théâtre ; une jungle à myrtilles, au fond du parc d’un grand domaine russe, où des enfants ensoleillés vont se barbouiller de pulpe violette ; le désert silencieux d’un hôtel particulier de Saint-Pétersbourg dont la lumière des lampes, terne et jaune en hiver, se reflète sur le linoléum enduit de colophane.
    Tout cela ressaisi avec son poids spécifique et sa rondeur très concrète, quand bien même la réalité serait transfigurée, chez Nabokov, par la double alchimie de la mémoire et du style.
    Et ces souvenirs soudain rassemblés, comme une limaille multicolore, d’un voyage de noces traversant pays et saisons. Ou ces tortues du zoo de Berlin, enfonçant leurs têtes plates et ridées dans un monceau de légumes mouillés pour mâcher « salement » leurs feuilles. Ou cette table mise, dans un appartement saturé de parfum de femme, pour un souper très intime. Ou cet autre domaine russe enseveli sous les monceaux de neige.
    Enfin tous ces moments dont la substance paraît tout à coup plus dense, où l’on voit mieux, comme sous une loupe, chaque détail de la tapisserie du monde ; et tous ces lieux, aussi, qu’un grand tremblement de passion ou qu’une tristesse de catastrophe incorporent à jamais à notre mémoire vive.
    Si telle rue de Berlin, à tel moment de flamboyant crépuscule, dans les Détails d’un coucher de soleil, nous apparaît avec tant de relief, c’est que l’artiste a entrepris de raconter, dans un branlebas d’images qui semble faire participer le monde entier à l’événement, la fin tragi-comique de Mark le blond, le « veinard en col dur », charmant vendeur de cravates dont la ferraille déambulatoire d’un tramway interrompt brutalement la course censée le jeter dans les bras de sa fiancée Klara, laquelle ne veut d’ailleurs plus entendre parler de lui – mais le pauvre couillon l’ignore.
    Faits divers banalissime ? À n’en pas douter. Mais qui n’en devient pas moins, ici, le prétexte à restituer avec des moyens techniques typiquement « années vingt », qui rappellent à la fois le cinéma, la peinture futuriste et les formes narratives de Boulgakov, de Zamiatine ou de Pilniak, l’atmosphère de Berlin que le jeune exilé a bel et bien connue, mais alors transfigurée.
    Vladimir Nabokov est de ces écrivains que rebutent le réalisme et l’aveu direct, mais dont les œuvres sont à la fois tissées de réminiscences autobiographiques. Ses romans, tels Pnine, Lolita ou Regarde les arlequins, l’illustrent aussi bien que ses quatre cycles de nouvelles, de L’extermination des tyrans à Mademoiselle O, en passant par Une beauté russe.
    Pour en revenir enfin au dernier recueil paru, le petit Pierre d’Une mauvaise journée, ou les jeunes exilés russes dont nous suivons les tribulations poignantes dans Le retour de Tchorb et La sonnette, sont-ils les doubles littéraires de Nabokov ? Peu importe à vrai dire !
    Car ce qui compte, en l’occurrence, tient précisément à la transformation du plomb en or, au passage du gris à l’enluminure, ou du particulier à l’universel.
    Ce qui nous touche, dans le triste après-midi que passe le garçon d’Une mauvaise journée au milieu d’autres gosses qui le rejettent, c’est que Nabokov y capte l’essence de la détresse adolescente.
    Dans Le retour de Tchorb, autant que le dénouement grinçant, voire scabreux, d’un drame épouvantable, c’est la prodigieuse remémoration des beaux jours partagés à laquelle se livre le protagoniste après la mort de la femme aimée.
    Avec La sonnette, comme dans Retrouvailles, c’est la façon de dire, sans lamento d’aucune sorte, l’errance et la solitude de l’exilé.
    Il y a, chez Vladimir Nabokov, un magicien de la langue, dont les jeux d’esprit nous éblouissent, comme dans La défense Loujine ou Feu pâle, deux de ses plus ses fascinants romans.
    Cependant la lecture de ses nouvelles nous rappelle que l’écrivain est également un poète du sentiment, même si la pudeur voile chez lui toute effusion. Est-ce parce qu’on fait voler en éclats les clichés du toc sentimental ou de la mauvaise littérature qu’on est, pour autant, un cynique ou un cœur sec ? Tout au contraire, et la lecture de Noël, restituant ici le désespoir d’un père qui vient de perdre son fils, achèvera sans doute de convaincre le lecteur que l’habit d’Arlequin dont aimait à se parer l’écrivain dissimulait, aussi, un homme de cœur.
  • De géniales «Incandescentes», fées et sourcières

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    Le Rêveur solidaire (33)

     

    Au sommet de la pensée poétique, Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo revivent ainsi par la grâce d’un admirable triptyque d’Elisabeth Bart.

    Comme il y a des danseurs et des danseuses, il sera question, dans cette chronique du 14 juin, de penseuses autant que de penseurs, et de mutuelle reconnaissance, d’expériences parfois proches et de visées communes, de passions terrestres et d’aspirations dépassant les fantasmes de puissance et de domination - et ces trois danseuses de la pensée ont un nom et de profondes affinités conjuguant les mouvements du corps et de l’esprit, du cœur et de l’âme. Voici donc Simone Weil (1909-1943), Maria Zambrano (1904-1991) et Cristina Campo (1923-1977).

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    J’ai commencé de lire Les incandescentes à la veille de mes septante-deux ans, venu au monde un 14 juin par le train de 8h 47 (titre d’un vaudeville de Georges Courteline, ainsi que l’accoucheur l’apprit à ma chère petite mère qui ne fit pas la grève ce jour-là), je connaissais déjà les noms de Simone Weil la Française et de Maria Zambrano l’Andalouse, et j’avais été touché plus récemment par l’incomparable beauté des livres traduits de Cristina Campo l’Italienne, mais voici qu’une dame d’à peu près mon âge, donc une jeune fille de certaine expérience, lumineuse d’intelligente pénétration et d’écriture, au nom d'Elisabeth Bart, m’a embarqué dans une nouvelle traversée vers quels mondes et merveilles dans ce triple sillage des «incandescentes». Je suis loin, pour le moment, d’avoir absorbé la substance extrêmement riche de ce livre, mais je ne laisserai pas passer le 14 juin sans le recommander vivement.

    Ce qui ne peut que s’écrire...

    Un autre «danseur» rompu aux exercices les plus exigeants de la pensée, en la personne de Ludwig Wittgenstein (1889-1951) , reste connu d’un peu tout le monde pour une sentence devenue «culte» dans les cafés philosophiques, voire même «bateau» dans la jactance la plus courante, jusque sur les réseaux sociaux, à savoir que «ce qui ne peut se dire il faut le taire».

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    Bonne idée, n’est-ce pas ? que d’en appeler à l’humilité du silence dans un monde brassant les opinions dans le chaos de l’universel caquetage. Sur quoi Maria Zambrano propose une variante à valeur éventuelle de rebond : «Ce qui ne peut se dire, c’est ce qu’il faut écrire», que la lectrice et le lecteur entendront au sens d’une écriture à la fois exigeante et limpide, tout à fait à l’écart de la graphomanie actuelle.
    Wittgenstein achoppait aux limites extrêmes du langage et de l’intelligibilité, en logicien proche, par ses intuitions et autres illuminations, des poètes et des mystiques. Or Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo auront, chacune selon sa complexion et son expérience «sur le terrain» et dans les épreuves de la maladie ou de l’exil, vécu la même quête de l’indicible Vérité.

    Et le féminisme là dedans ? J’y viendrai , et pas seulement au motif que je partage le privilège d’être né un 14 juin, le même jour que le camarade Che Guevara, ce probable macho devenu l’icône du tout et n’importe quoi.

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    Or la quête commune de Ludwig, Simone, Maria et Cristina impliquait bel et bien une autre «révolution», mais qui était avant tout affaire de pensée dansée, de langage et donc de relation entre les personnes, et donc d’apprentissage et de filiation, et donc d’admiration et de reconnaissance, et donc donc d’amitié et d’amour - et d’abord d’attention et de silence autour d’un noyau «secret» qu’on dira l’absolu pour faire court. Cela pour le «fond de la question».

    Cependant une révolte incarnée contre le faux, contre l’injuste, contre la volonté de puissance portant la pensée occidentale à l’opposé de la mesure grecque jusqu’aux pics de l’hybris actuelle, un commun refus de ce qui «nous» a menés à Auschwitz et à Hiroshima fondent la quête de nos «incandescentes» et de leurs alliés présents ou passés, qu’il s’agisse de Gustave Thibon pour Simone Weil ou d’Ortega Y Gasset - premier maître de Maria Zambrano -, d’Elemire Zolla et des grands écrivains (Tchekhov, Borges ou John Donne) qu’elle a commentés ou traduits, pour Cristina Campo - et la « famille » s’étend dans l’espace et le temps, de Platon aux conteurs des Mille et une nuits, ou de Baudelaire à Jean de La Croix, etc.

    Blessures de chair et de guerres

    images.jpegLa force égale du verbe et d’une même pensée hors norme se retrouve chez les «incandescentes » à proportion de leur exigence et de ce qu’elles ont enduré dans leur chair (maladie et déracinement) ou leur âme (cœur et esprit) devant la terrible condition humaine.

    De même que Ludwig Wittgenstein, génie de la logique mondialement reconnu qui eût pu se claquemurer dans les murs de l’Université, a multiplié les engagements militaires ou civils, la fragile Simone Weil travailla en usine et pesta de ne pouvoir rejoindre les résistants français, puis rencontra Maria Zambano, l’anti-franquiste, au front de la guerre civile espagnole; sur quoi la philosophe espagnole vécut de longues années en exil, au cours desquelles elle se lia à Cristina Campo, luttant elle-même contre la maladie qui l’emporta prématurément - comme Simone Weil...

    Cristina_Campo.jpgTribulations physiques ou morales à l’avenant, avec des accès d’extrême conscience politique ou compassionnelle, notamment chez Simone Weil que la seule représentation d’une injustice accablait, au point que certains (un Claudel, notamment) en ricanèrent en invoquant une sorte de sainte folie. Et Cristina Campo de s’identifier aux «sans langue» qui souffrent sans pouvoir l’exprimer…

    Une écriture purifiée

    « Écrire, c’est le contraire de parler » affirmait Maria Zambrano. « Parler, c’est lâcher les mots, écrire, c’est les retenir ». Et l’auteur des Incandescentes de préciser : « Cette mystérieuse activité, écrire, dans sa plus haute acception, ne se confond pas entièrement avec un travail, quoiqu’en dise le lieu commun qui assimile l’écrivain à un artisan. Se rejoignant dans le même désir de vérité, Maria Zambrano, Simone Weil et Cristina Campo la conçoivent comme une expérience spirituelle qui exige une purification».

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    cristina-campo.pngCelle-ci aura été vécue dans le retrait, voire l’anonymat par Simone Weil et Cristina Campo restées inconnues de leur vivant. L’œuvre immense de la première est aujourd’hui largement reconnue, et celle de Maria Zambrano a été couronnée par le prestigieux prix Cervantès, mais demeure peu traduite en français alors qu’Elisabeth Bart situe sa réflexion au sommet de la pensée européenne. Quant aux livres, d’une étincelante beauté, de Cristina Campo, le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont jamais connu de grands tirages. Nul hasard en un temps où la production massive du livre vise essentiellement au divertissement et à l’évasion.

    D’Antigone à Baudelaire

    Guère plus que Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo ne sont des penseuses «à systèmes», pas plus d’ailleurs qu’aucune philosophe femme de ma connaissance. Aucune des trois non plus n’est une idéologue malgré leur enracinement respectif dans la tradition judéo-chrétienne.
    Avec une connaissance parfaite des trois œuvres, Elisabeth Bart en détaille les particularités à partir de thèmes peu «conceptuels» comme l’attention chez Simone Weil, l’exil chez Maria Zambrano et l’autre monde chez Cristina Campo. Une réflexion très développée sur la figure d’Antigone associe les trois « incandescentes » autant que la référence centrale à Baudelaire ; enfin, un fil d’or court à travers le triptyque qui relie également les trois œuvres sous l’égide des liturgies et de la poésie mystique, là encore à l’écart des idéologies.
    «Le critique est un écho, sans contredit», note Cristina Campo dans Les impardonnables, «mais n’est-il pas aussi la voix de la montagne, de la nature, à laquelle s’adresse la voix du poète ? Le critique ne se tient-il pas devant le poète comme le poète se tient devant les appels de son propre cœur ?»

    Ainsi Elisabeth Bart fait-elle écho à la fois aux trois « incandescentes » et aux multiples voix que celles-ci écoutent, du jeune Homère aux doigts de rose (Simone Weil) aux fous de Shakespeare (Maria Zambrano) ou aux sans-voix de la Salle 6 de Tchekhov (Cristina Campo), et chaque lectrice et lecteur de ce ce livre admirable devraient à leur tour lui faire écho.

    Des femmes contre l’amnésie

    Quel rapport entre ces «incandescentes» et la grève des femmes de 14 juin ? Bien plus profond qu’on ne croirait. D’abord parce que les trois penseuses s’inscrivent dans le temps long de la réflexion et de l’expression créatrice, symbolisé par exemple, chez Cristina Campo, par l’analogie qu’elle fait entre le conte populaire et l’art du tapis.

    Alors que l’esprit de revanche et de «table rase» anime certains mouvements féministes radicaux (Elisabeth Bart cite en passant les intempestives Femen), le recours à la tradition et aux filiations créatrices multiples peut aider les femmes à résister à la plus vaste entreprise de nivellement et d’indifférenciation que porte l’idéologie mortifère du Management, dûment brocardé par l'auteure en verve.

    Antimodernes dans leur refus de souscrire à l’idéologie du Progrès marquant l’aboutissement d’une philosophie dominée par la volonté de puissance, les Incandescentes ne sont en rien « réactionnaires » en cela, conclut Elisabeth Bart, qu’elles «ne veulent pas la restauration d’un pseudo-passé», alors qu’elles «ouvrent le chemin d’une renaissance : renaissance de la poésie, d’une pensée poétique, renaissance de la vie spirituelle sans laquelle il n’est pas de vraie vie».

    Elisabeth Bart. Les Incandescentes. Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo. Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 236p. 2019.

    Dessin: Matthias Rihs.