UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Carnets de JLK - Page 23

  • Devant la guerre

    Unknown.jpeg
    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 9 mars. – Peu bien, ce matin, ou plus exactement : pas bien du tout, au point que, titubant sur mes jambes soudain sans force dans le jardin public souillé par la merde des autres, et ramassant celle de Morning Dog comme chaque soir et chaque matin, j’ai cru que j’allais y passer comme on dit, avec une très forte oppression au thorax me rappelant que mon souffle au cœur est une épée de Damoclès (le « souffle de l’épée », ça ne s’invente pas que dans le romans pour ados), une douleur intercostale lancinante, l’impression que mon corps foutait le camp je ne sais où (la chose me rappelant ce jour de décembre passé où Lady L. me disait que son corps glissait hors d’elle…), les jambes se dérobant et l’esprit protestant : mais non, Ma Noire Dame, c’est un peu tôt, faites pas ça à mes enfants et aux petits lascars, et putain je n’ai pas tout à fait fini mes choses, etc.
    Sur quoi je suis redescendu à la Maison bleue, j’ai nourri les pigeons de l’arrière–cour (la nuée bruissante chaque fois de leurs ailes jusqu’à la fenêtre ouverte de la cuisine qu’ils ont repérée désormais), je me suis tiré un verre d’eau pure additionné de Paracetamol avant de passer à mes douze médocs matinaux, et déjà je me sentais un peu moins au bord de la tombe que tout à l’heure, sur quoi j’ai pensé aux Ukrainiens, l’expression DEVANT LA GUERRE m’est revenue, je me suis rappelé tel jour à Dubrovnik sous le soleil zénithal de midi, quand les reporters allemands m’ont amené sur les champs dominant la ville encore fumants d’obus matinaux, j’ai ouvert le Matin Dimanche volé hier soir à L’Oasis et je suis tombé sur la Lettre ouverte de Mikhaïl Chichkchine (notre rencontre de je ne sais plus quelle année me restant toujours très présente, autant que les récits persos de son dernier livre), et voilà que la vie remonte, la vie me revient, l’urgence de vivre me revient, talonné que je suis par Lady L. qui m’a enjoint de m’occuper de nos petits lascars après qu’elle a enjoint nos filles et leurs mecs de s’occuper du vieux gamin foldingue…
    images.jpeg
    Quant à ce que dit Mikhaïl Chichkine de la guerre et de la littérature, j'y souscris si pleinement que, les larmes aux yeux, je le recopie et le balance sur Facebook et sur mes divers autres blogs, retenant ceci que j'aurai pu écrire:
    "Que peut un écrivain ? La seule chose en son pouvoir est de parler clairement. Se taire, c'est soutenir l'agresseur. Au 19e siècle, les Polonais révoltés se sont battus contre le tsarisme, "pour votre et notre liberté". À présent, les Ukrainiens se battent contre l'armée de Poutine, pour votre et notre liberté. Ils défendent non seulement leur dignité humaine mais la dignité de toute l'humanité. L'Ukraine, en ce moment, est en train de défendre notre liberté et notre dignité. Nous devons l'aider autant que nous le pouvons.
    Le crime de ce régime, c'est aussi que la marque de l'infamie retombe sur tout le pays. La Russie aujourd'hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes.
    Le crime de Poutine, c'est d'avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les coeurs. Et seuls l'art, la littérature, la culture pour aider à surmonter ce traumatisme. Le dictateur, tôt ou tard, termine sa vie misérable et inutile, et la culture continue : ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il après Poutine.
    La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d'expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l'ordre à un peuple d'en tuer un autre ? La littérature, c'est ce qui s'oppose à la guerre. La vraie littérature traite toujours du besoin d'amour de chacun de nous, et non de la haine".

  • Pour votre, et notre liberté

     
    (Lettre ouverte de Mikhaïl Chichkine)
     
    Des livres contre les bombes (1)
     
    Cette guerre n'a pas commencé aujourd'hui, mais en 2014. Le monde occidental n'a pas voulu le comprendre et a fait comme s'il ne se passait rien de grave. Pendant toutes ces années, j'ai tenté,dans mes interventions et mes publications, d'expliquer aux gens d'ici qui était Poutine. Je n'y suis pas parvenu. Maintenant, Poutine a tout expliqué lui-même.
    Je suis Russe. Au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom, Poutine est en train d'accomplir des crimes monstrueux.
    Poutine, ce n'est pas la Russie. La Russie ressent de la douleur, de la honte. Au nom de ma Russie et de mon peuple, je demande pardon aux Ukrainiens. Et je comprends que tout ce qui se fait là-bas est impardonnable.
    Chaque fois qu'un de mes articles était publié dans un journal suisse, la rédaction recevait des lettres indignées de l'ambassade de Russie à Berne. À présent, ils se taisent. Peut être qu'ils sont en train de faire leurs valises et d'écrire pour demander qu'on leur accorde l'asile politique ?
    Je veux rentrer en Russie. Mais dans quelle Russie ? Dans la Russie de Poutine, on ne peut pas respirer - la puanteur des bottes policières est trop forte. Je rentrerai dans mon pays, sur lequel j'ai écrit une lettre ouverte en 2013 déjà, quand j'ai refusé de représenter la Russie de Poutine dans les salons du livre internationaux - avant l'annexion de la Crimée et le début de cette guerre contre l'Ukraine : "Je veux et je vais représenter une autre Russie, ma Russie, un pays libéré de ses imposteurs ,un pays avec une structure étatique qui protège non le droit à la corruption, mais le droit de la personne, un pays avec des médias libres, des élections libres et des gens libres.»
    L'espace d'expression libre, en Russie, était déjà précédemment réduit à Internet, mais maintenant, la censure militaire s'applique même sur la Toile. Les autorités ont annoncé que toutes les remarques critiques sur la Russie et sa guerre seraient considérées comme une trahison et punies selon les lois martiales.
    Que peut un écrivain ? La seule chose en son pouvoir est de parler clairement. Se taire, c'est soutenir l'agresseur. Au 19e siècle, les Polonais révoltés se sont battus contre le tsarisme, "pour votre et notre liberté". À présent, les Ukrainiens se battent contre l'armée de Poutine, pour votre et notre liberté. Ils défendent non seulement leur dignité humaine mais la dignité de toute l'humanité. L'Ukraine, en ce moment, est en train de défendre notre liberté et notre dignité. Nous devons l'aider autant que nous le pouvons.
    Le crime de ce régime, c'est aussi que la marque de l'infamie retombe sur tout le pays. La Russie aujourd'hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes.
    Le crime de Poutine, c'est d'avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les coeurs. Et seuls l'art, la littérature, la culture pour aider à surmonter ce traumatisme. Le dictateur, tôt ou tard, termine sa vie misérable et inutile, et la culture continue : ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il après Poutine.
    La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d'expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l'ordre à un peuple d'en tuer un autre ? La littérature, c'est ce qui s'oppose à la guerre. La vraie littérature traite toujours du besoin d'amour de chacun de nous, et non de la haine.
    Qu'est ce qui nous attend ? Dans le meilleur des cas, il n'y aura pas de guerre atomique. J'ai très envie de croire que le fou n'aura pas accès au bouton rouge, ou que l'un de ses subordonnés n'exécutera pas ce dernier ordre. Mais c'est, semble-t-il, la seule bonne chose à espérer.
    La Fédération de Russie, après Poutine, cessera d'exister sur la carte en tant que pays. Le processus de désagrégation de l'Empire continuera. Quand la Tchétchénie sera devenue indépendante, d'autres peuples et régions suivront. Une lutte pour le pouvoir s'engagera. La population ne voudra pas vivre dans le chaos, et le besoin d'une main ferme apparaîtra. Même en cas d'élections aussi libre que possible- si elles ont lieu- un nouveau dictateur prendra le pouvoir. Et l'Occident le soutiendra, parce qu'il promettra de contrôler le bouton rouge.
    Et qui sait, tout se répétera peut être encore une fois...
    (Traduit du russe par les éditions Noir sur Blanc)
    Dernier livre paru en traduction de Mikhaïl Chichkine: Le manteau à martingale et autres textes. Noir sur Blanc, 2020.

  • Flannery du feu de Dieu

    littérature

    En 2007 paraissait, après l'édition antérieure de Biblos, le volume des Oeuvres complètes de Flannery O'Connor, en collection Quarto, chez Gallimard, préfacé par Guy Goffette et rassemblant les romans, les nouvelles et la correspondance, notamment. 


    Autre hors-d'oeuvre à 2 euros: Un heureux événement et La personne déplacée...


    On serait d’abord tenté de fulminer, devant la présentation du petit livre tiré, dans la collection 2€, du plus fameux recueil de Flannery O’Connor, Les braves gens ne courent pas les rues (Folio No 1258), tant pour l’image ridicule de sa jaquette (une feuille de chou) que pour les propos très simplistes qu’on lit en quatrième de couverture (où il est dit que les personnages de Flannery « ont peur, peur d’eux-mêmes et des autres » et que la souffrance les « rend méchants »…), mais l’idée que la nouvelle éponyme et que ce vrai chef-d’œuvre que constitue La personne déplacée soient ainsi largement diffusées, et notamment à l’adresse d’un public jeune, fait oublier ce manque de tact et de pertinence.
    La feuille de chou de la couverture renvoie au déchet que Ruby, la protagoniste d’Un heureux événement, se découvre collé au visage, un jour qu’elle rentre exténuée du supermarché, encore alourdie depuis quelque temps par un ventre rebondi qu’elle craint quelque temps le signe d’un cancer et dont une amie lui suggère (autre horreur à ses yeux) qu’il signifie peut-être un enfant à venir. Quelle peur là-dedans ? Plutôt le pendable égoïsme d’une femme engluée dans une existence terre à terre et mesquine…
    Quant à La personne déplacée, c’est, non pas dans la banale peur d’autrui ou de soi-même que cette nouvelle nous plonge, mais c’est au bout du déni de charité, à l’extrémité du rejet de l’autre que nous conduit l’implacable confrontation de quelques fermiers blancs et leurs domestiques noirs du Sud profond (Flannery décrit la campagne de Géorgie, ses populations frustes et ses prédicateurs allumés, entre autres…) et d’un Polonais arrivant en ces lieux avec les siens après avoir échappé aux camps de la mort.
    On a parlé de Flannery O’Connor comme d’une sorte de Bernanos au féminin, et c’est vrai qu’il y a de ça, à cela près que l’écriture de Flannery est d’une densité poétique et d’une violence, d’un humour et d’une acuité sans pareils. On peut lire ses histoires (réunies dans la collection Quarto, chez Gallimard) au « premier degré », comme de fantastiques morceaux d’observation des comportements humains, dans cette Amérique de la paysannerie pauvre en butte aux conflits de races et de classes, où les prêcheurs de tout acabit foisonnent. Par ailleurs, et bien plus en profondeur, sous les dehors les moins lénifiants qui soient (d’aucuns lui ont même reproché d’être cynique, ce qu’elle n’est pas du tout – mais il est vrai qu’elle ne s’en laisse pas conter…), c’est une véritable arène d’affrontement du Bien et du Mal que les histoires de cette féroce folle en Christ claudiquant (une horrible maladie l’a détruite encore jeune) au milieu de ses poules et de ses paons, plus souvent du côté des supposés coupables que des prétendus vertueux…

    Flannery O'Connor. Un heureux événement, suivi de La personne déplacée. Folio2€, 132p.

  • Fuck you Mister Freud

    littérature,psychologie,élevage

    Celle que j’aime me dit que le préféré de ses moutons est celui que nous appelons Nestor, et c’est celui-ci que j’égorge la nuit suivante.

    J’ai beau nier: elle retrouve le coutelas sous mon oreiller, mais je suis incapable de lui dire ce que j’ai fait du cadavre.

    Cela me rappelle le cadavre du type que j’ai tué je ne sais comment et qui réapparaît à la surface de l’étang dans un cauchemar récurrent que je fais depuis 1972, 73.

    Dans un autre rêve encore je me crois enfin tranquille. Bronzage intégral sur la terrasse. Suze à l’eau. Le dernier James Ellroy. Pas un bruit dans le quartier. Vraiment le superpied.

    Puis un gémissement attire mon attention. Cela vient de la cabane de jardin. Celle que j’aime y a retrouvé le mouton poignardé. Ou cela vient de l’étang en contrebas de l’allée cavalière. L’inspecteur, masqué, me traîne sur les lieux. Le cadavre est celui d’un type qui me ressemble étrangement.

    - Vous n’avez aucune preuve, lui dis-je.

    L’inspecteur se démasque: il ressemble étrangement à mon père.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Réminiscence

    8c7469d3d22bc81a8dae70a5ca4955fa.jpg

     

    Les maisons se sont séparées :
    elles ne jouent plus, ensemble,
    autour du grand pré cousu d’or ;
    elles se sont refermées.

    Les arbres non plus ne sont plus
    les mêmes qu’alors.
    Mais que leur est-il donc arrivé,
    aux maisons oubliées ?

    Ta main sur la mienne est légère
    et se souvient de tout.
    Il n’y a plus, entre les arbres
    de jadis ou naguère,
    que ces maisons restées en nous…

    Peinture: Hermann Hesse.

  • L'amour fou du vieil Hodler

    1523701071_landolt.jpg
     
     
     
     
    Merveille de reconnaissance lucide que la «Lettre à Ferdinand Hodler» de Daniel de Roulet, qui éclaire les relations fécondes de l’artiste avec sa maîtresse Valentine, le disculpant d’avoir fait de celle-ci un objet. Un livre ancré dans une histoire généreuse de la Suisse créatrice, dans la filiation d’un Alfred Berchtold qui avait bien perçu les multiples aspects, conventionnels ou novateurs, de celui qu’Apollinaire considérait comme «l'un de plus grands peintres de cette époque»...
     
    J’ai beau me lever tous les matins devant un Hodler au naturel – nos fenêtres donnant sur le Léman grande largeur sur fond de montagnes savoyardes –, jamais je n’aurai confondu, comme la photographie y dispose, le sujet de ce paysage et ce qu’en a fait l’un des plus grands peintres paysagistes du XXe siècle, jusqu’aux limite de l’abstraction lyrique.
    thumb-large_zoe_roulet_lettrehodler_107.jpg
     
    La piquante Parisienne Valentine Godé-Darel, modèle et maîtresse de l’artiste déjà sexagénaire, eut beau asticoter celui-ci en lui lançant qu’il n’était «bon qu’à ça», peindre des lacs: sans doute se doutait-elle, plus futée que l’épouse légitime de l’artiste, que les 74 tableaux toiles et plus de 240 dessins qu’il lui consacra dans le feu de sa passion vaudraient autant sinon plus, aux yeux de la postérité, qu’un lac ou qu’un parfait triangle montagneux comme le Niesen maintes fois représenté.
    De fait, les portraits de Valentine, jusque sur son lit de mort, constituent bel et bien l’un des sommets de l’art de Ferdinand Hodler, tant pour l’émotion qui s’en dégage que pour l’incomparable grâce de ses traits et la liberté de son expressionisme polychrome.
    D’aucuns ont parlé de morbidité ou de voyeurisme à propos de la «série», dont la croissante intensité tragique me semble au contraire sublimée par la pureté de la représentation, comme il en va du Christ au tombeau de Hans Holbein le jeune, au musée de Bâle, dont le prince Mychkine, dans L’Idiot de Dostoïevski dit qu’il serait «capable de vous faire perdre la foi».
    ChristMort.jpg
    A l’opposé de toute enjolivure factice, Ferdinand Hodler a dit la vérité dans son langage d’artiste, exprimant la vie tout en scrutant l’approche de la mort. Dans In memoriam, le plus incisif de ses récits, poignant par ce même souci de vérité, Paul Léautaud écrivait, au chevet de son père mourant, qu’il regardait celui-ci «décéder un peu plus», et l’on pourrait conclure au sarcasme, mais non: son attention vibrait au contraire d’émotion retenue, comme n’a sans doute cessé de vibrer le cœur de Ferdinand au chevet de Valentine qu’il assista fidèlement jusqu’au bout de sa nuit.
     
    Une histoire d’amour à rebondissements
    Daniel de Roulet avait cinquante ans quand il a publié son premier livre, A nous deux Ferdinand, dont la couverture était ornée, déjà, d’un portrait de Valentine Godé-Darel à l’agonie.
    «Valentine tourne vers vous des yeux implorants», écrit-il aujourd’hui. «Son visage est déjà cadavérique, vous y avez mis un vert cruel. J’ai appris par la suite que vous l’aviez peinte et dessinée plusieurs centaines de fois. Vous l’avez veillée, surveillée, aimée. Vous scrutiez l’avancement de la maladie sur sa bouche, sur ses mains dans le désordre des draps. Vers la fin, vous vous rendiez chaque jour de Genève à Vevey avec votre paquetage de peintre. Je ne connais pas d’attitude plus honnête pour un artiste que cette opiniâtreté: se confronter à une vie qui s’éteint.»
    Anecdote familiale touchante: lorsque la mère de Daniel de Roulet, qui peignait elle aussi, a vu la couverture du premier livre de son fils, en mars 1992, elle lui a fait cadeau d’un grand dessin de femme nue signé des initiales F.H., qui ne pouvait être que Valentine; et plus tard la mère de l’écrivain, rejoignant le goût nuancé de son fils, lui dira, évoquant les trop fameuses peintures «historiques» de l’artiste national: «Hodler s’est ridiculisé avec ces grands sujets, mais s’est sauvé en osant nous dire en face à quoi ressemble un amour qui transcende la mort».
    Or, après l’enterrement de Valentine à Vevey, en 1915, c’est la grand-mère de Daniel de Roulet qui remarquera: «Plus tard, quand on a su que Hodler avait passé tant de mois au chevet de son amie pour l’accompagner et la peindre, on a compris qu’il avait anticipé son deuil, pris congé d’elle, image par image. Il pouvait signifier que la mort de Valentine, il l’avait vécue avec elle et que maintenant il essayait de reprendre gout à sa vie finissante»…
    En rude contraste avec ces appréciations si sensibles, Daniel de Roulet rappelle quelle «analyse mesquine», mal étayée et fondée sur des préjugés féministes primaires la professeure zurichoise Elisabeth Bronfen a instruit le procès de l’artiste en 1992 (dans Over her dead body) au prétexte qu’il se servait de la souffrance de Valentine sans en rien faire éprouver – contre toute évidence !

    Où le romancier ajoute ses nuances et détails

    Vingt-cinq ans après son premier livre, Daniel de Roulet adresse donc une Lettre à Ferdinand Hodler beaucoup plus circonstanciée, nourrie de nombreux éléments biographiques précis (notamment tirés des 180 cahiers de notes prises auprès du peintre par le jeune Hans Mühlestein, son premier biographe), éclairant les tenants d’une vie tôt marquée par la mort (Ferdinand perd son père à cinq ans, sa mère à quatorze ans et aucun de ses nombreux frères n’atteindra sa majorité…), laquelle baignera de son ombre son premier chef-d’œuvre, La Nuit, interdit d’exposition par les calvinistes autorités genevoises mais scellant une première renommée internationale.
    Dans la foulée, l’image d’un peintre officiel traitant les grands sujets historico-militaires en «helvétiste» pompier, qui a longtemps prévalu aux yeux de notre génération d’après-guerre, en prend un sérieux coup. D’abord parce que l’artiste, comme on le voit dès ses premiers autoportraits, n’avait rien d’un faiseur conformiste, même s’il sacrifiait à un reste d’académisme d’époque, évoluant ensuite à l’unisson des tendances du tournant du siècle, du Jugendstil à la Sécession.
    Ensuite du fait de son indépendance de créateur en butte aux philistins en place, de tel directeur de musée zurichois montant une cabale contre lui à la gendarmerie critique d’une illustre gazette zurichoise distillant sa haine bourgeoise traditionnelle de toute tête qui dépasse…
    En romancier, Daniel de Roulet imagine une première rencontre du peintre sexagénaire, à Paris où sa femme légitime l’a pressé d’aller recevoir la Légion d’honneur qui lui a été décernée, avec la belle Parisienne qui s’offre d’emblée en modèle avant de s’établir à Genève pour de plus intimes relations, non sans heurts.
    Finement, l’écrivain traite à sa façon, joliment romantique parfois, des épisodes avérés qui mêlent la romance d’amour aux péripéties du siècle. Valentine y apparaît en femme sensible et intelligente, qui se rebiffe au moment où elle apprend que son Ferdi, Président des peintres et sculpteurs helvètes, regimbe à recevoir des femmes artistes. Alors d’exploser: quoi donc, je pose, tu me peins, tout juste si je ne suis pas ta potiche ou ta sainte Victoire de chair, et tu interdirais l’entrée de ta société aux talents de mon sexe, non mais!
     
    Berchtold.jpgOù Daniel de Roulet, après Alfred Berchtold, fait office de passeur…
    Si Daniel de Roulet possède, sur son mur, un nu de Valentine signé F.H. que lui a offert sa mère, j’ose dire que je n’ai rien à lui envier avec, sur nos murs, une toile magnifique de Karl Landolt, émule fameux de l’immense Hodler, que m’a offerte le plus grand historien suisse de notre temps (au moins 1m99), à savoir Alfred Berchtold qui me remerciait, avec cet inestimable cadeau, des entretiens qu’il m’a accordés, publiés sous le titre de La passion de transmettre et parus en 1997 à La Bibliothèque des arts.
    Dans un ouvrage monumental et passionnant, intitulé La Suisse romande au cap du XXesiècle, paru en 1963 chez Payot, Alfred Berchtold a parlé de la peinture d’Hodler, du personnage et du portraitiste de Valentine, avec la même intelligence critique, le même tact, la même justesse qui caractérisent la Lettre à Ferdinand Hodler de Daniel de Roulet.
    Or, dans la «prison cinq étoiles» qu’il occupe toujours à l’EMS genevois Eynard-Fatio, Alfred Berchtold, jeune homme de 92 ans, reçoit ses visiteurs sous l’autoportrait d’un certain Ferdinand Hodler...
    Pour notre part, nous n’en finissons pas de contempler les couleurs lumineuses de la toile de Karl Landolt, qui font écho aux lumineuses couleurs de son génial aîné, et tout est bien à l’enseigne de la beauté du monde et de la passion transmise…
     

  • De la vie des gens

    195443427.jpg
     
    L'humanité profonde de William Trevor, modulée par ses nouvelles.
     
     
    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.
    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”. Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...
    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation. Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.
    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...
     
    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p.

  • Soljenitsyne contre l'Empire

    images-2.jpeg
    Une mise en garde prémonitoire du vieux sage
    (La question de l’Ukraine vue par Soljénitsyne en 1990)
    Immédiatement après la chute du mur de Berlin en 1989 Soljénitsyne publia un livre intitulé : Comment réaménager notre Russie, réflexions dans la mesure de mes forces. Nous reproduisons ici deux passages de ce livre paru en français chez Fayard en 1990.
    Dans le premier passage intitulé Adresse aux Grands-Russiens, Soljenitsyne prend énergiquement position contre ce retour à l’empire qui semble bien être la politique de Vladimir Poutine en ce moment.
    Dans le second passage, intitulé Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses, il soutient que les liens de la Russie avec ces deux régions sont si profondément enracinés dans l’histoire, qu’il serait regrettable qu’ils se brisent. Tout en reconnaissant que la Russie a beaucoup de choses à se faire pardonner par l’Ukraine, en particulier la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et tout en admettant que la Russie devrait respecter la volonté populaire des Ukrainiens, Soljénitsyne fait une mise en garde qui jette une lumière singulière sur les événements actuels : «Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.»
    "Adresse aux Grands-Russiens
    Au début de ce siècle, notre grand esprit politique S. Kryjanovski voyait déjà que « la Russie de souche ne dispose pas d'une réserve de forces culturelles et morales suffisante pour assimiler toutes ses marches. Cela épuise le noyau national russe ».
    Or cette affirmation était lancée dans un pays riche, florissant, avant que des millions de Russes soient fauchés par des massacres qui, loin de frapper aveuglément, visaient à anéantir le meilleur de notre peuple.
    Elle résonne aujourd'hui encore mille fois plus juste: nous n'avons pas de forces à consacrer aux marches, ni forces économiques ni forces spirituelles. Nous n'avons pas de forces à consacrer à l'Empire ! Et nous n'avons pas besoin de lui : que ce fardeau glisse donc de nos épaules ! Il use notre moelle, il nous suce et précipite notre perte.
    Je vois avec angoisse que la conscience nationale russe en train de s'éveiller est, pour une large part, tout à fait incapable de se libérer du mode de pensée d'une puissance de grande étendue, d'échapper aux fumées enivrantes qui montent d'un empire : empruntant aux communistes la baudruche d'un « patriotisme soviétique » qui n'a jamais existé, ils sont fiers de la« grande puissance soviétique » — cette puissance qui, sous le porcin Ilitch* Deux (Brejnev), n'a su qu'engloutir les restes de notre productivité dans des armements sans fin et totalement inutiles (que nous sommes en train de détruire purement et simplement), et nous déconsidérer en nous présentant à la planète entière comme de féroces prédateurs à l'appétit sans limites, alors que nos genoux tremblent et que nous sommes prêts à tomber de faiblesse. C'est là un gauchissement extrêmement pernicieux de notre conscience nationale. « Malgré tout, nous sommes un grand pays, partout on tient compte de nous » : alors que nous sommes à l'agonie, c'est avec cet argument-là qu'on soutient encore, envers et contre tout, le communisme. Le Japon a su, lui, se faire une raison, renoncer à toute mission internationale et aux aventures politiques alléchantes : aussitôt, il a repris son essor.
    Il faut choisir clair et net: entre l'Empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. Tout le monde sait que notre mortalité augmente et excède les naissances : à ce train-là, nous allons disparaître de la surface de la Terre ! Conserver un grand empire signifie conduire notre propre peuple à la mort. A quoi sert cet alliage hétéroclite ? A faire perdre aux Russes leur identité irremplaçable ? Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera.
    Unknown-3.jpeg
     
    Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses
    Je suis moi-même presque à moitié ukrainien et c'est entouré des sons de la langue ukrainienne que j'ai commencé à grandir. Quant à la douloureuse Russie Blanche, j'y ai passé une grande partie de mes années de front et j'ai conçu un amour poignant pour la pauvreté mélancolique de sa terre et la douceur de son peuple.
    Ce n'est donc pas de l'extérieur que je m'adresse aux uns et aux autres, mais comme l'un des leurs.
    Notre peuple n'a été, du reste, séparé en trois branches que par le terrible malheur de l'invasion mongole et de la colonisation polonaise. C'est une imposture de fabrication récente qui fait remonter presque jusqu'au IXe siècle l'existence d'un peuple ukrainien distinct, parlant une langue différente du russe. Nous sommes tous issus de la précieuse ville de Kiev « d'où la terre russe tire son origine », comme le dit la Chronique* de Nestor, et d'où nous est venue la lumière du christianisme. Ce sont les mêmes princes qui nous ont gouvernés : Iaroslav le Sage répartit entre ses fils Kiev, Novgorod et toute l'étendue qui va de Tchernigov à Riazan, Mourom et Béloozéro ; Vladimir Monomaque fut en même temps prince de Kiev et de Rostov-Souzdal ; et la même unité se reflète dans les fonctions des métropolites. C'est le peuple de la « Rous » de Kiev qui a créé l'État de Moscovie. Englobés dans la Lituanie et la Pologne, Blancs-Russiens et Petits-Rusiens restèrent conscients de leur identité russe et luttèrent pour n'être ni polonisés ni catholicisés. Le retour de ces terres dans le sein de la Russie fut senti par tout le monde, à l'époque, comme une Réunification.
    Oui, cela fait mal et honte de se rappeler les oukases du temps d'Alexandre II (1863, 1876) interdisant la langue ukrainienne d'abord dans le journalisme, puis également dans la littérature de ces aberrantes ossifications qui, frappant la politique du gouvernement comme celle de l'Église, préparèrent la chute de l'ancien régime russe.
    De son côté, la Rada* au socialisme brouillon qui apparut en 1917 fut constituée par un accord entre hommes politiques, et non élue par le peuple. Et lorsque, renonçant à l'idée d'une fédération, elle proclama que l'Ukraine sortait du sein de la Russie, elle le fit sans consulter l'ensemble de son peuple.
    J'ai déjà eu l'occasion de répondre aux nationalistes ukrainiens émigrés qui s'emploient à faire accroire à l'Amérique que « le communisme est un mythe et que ce ne sont pas les communistes, mais les Russes qui veulent s'emparer du monde entier » (oui, oui, les « Russes » ont déjà mis la main sur la Chine et le Tibet, c'est écrit depuis trente ans dans une loi votée par le Sénat américain). Un mythe, le communisme ? Un mythe dont Russes et Ukrainiens ont, les uns comme les autres, éprouvé physi¬quement la réalité, à partir de 1918, dans les geôles de la Tchéka. Un mythe qui, dans la vallée de la Volga, a réquisitionné jusqu'au dernier grain gardé pour la semence et a livré vingt-neuf gouvernements* russes à la famine mortelle de 1921-1922. Un mythe qui a perfidement précipité l'Ukraine dans la famine tout aussi impitoyable de 1932-1933. Et, alors quenous avons subi ensemble, sous le joug des communistes, la même collectivisation au knout et au fusil, se peut-il que ces sanglantes souffrances ne nous aient pas unis ?
    En Autriche, en 1848, les Galiciens appelaient encore « russe » leur conseil national : « Holovna Rousska Rada ». Mais par la suite, dans la Galicie coupée du reste de l'Ukraine, on vit naître et se développer — non sans que l'Autriche y mît secrètement la main — un ukrainien déformé, farci de mots allemands et polonais, qui n'était plus la langue du peuple, ainsi que deux tentations : celle de faire oublier leur langue aux Russes des Carpates, et celle d'un séparatisme ukrainien radical, le même qui inspire actuellement aux chefs de l'émigra¬tion ukrainienne tantôt des boniments de camelot ignorant : saint Vladimir « était ukrainien ! », tantôt des cris de fou furieux : « Vive le communisme, pourvu que périssent les moskals* ! »
    Comment pourrions-nous ne pas partager la douleur des Ukrainiens devant les tourments endurés par leur pays sous le régime soviétique ! Mais pourquoi aller si loin et vouloir tailler dans la chair vive (en emportant dans le même morceau ce qui n'a jamais été la vieille Ukraine, comme la « Plaine* sauvage » des nomades — devenue la Nouvelle-Russie —, ou la Crimée, le Donbass et un territoire qui va presque jusqu'à la mer Caspienne) ? Et si l'on invoque « l'autodétermination de la nation », alors c'est la nation elle-même qui doit fixer son destin. La question ne saurait être réglée sans une consultation du peuple tout entier.
    Détacher aujourd'hui l'Ukraine, ce serait couper en deux des millions de familles et de personnes, tant la population est mélangée ; des provinces entières sont à dominante russe ; combien de gens auraient du mal à choisir entre les deux nationalités ! combien sont d'origine mêlée ! combien compte-t-on de mariages mixtes que personne ne considérait jusqu'ici comme tels ! Dans l'épaisseur de la population de base, il n'y a pas la plus petite ombre d'intolérance entre Ukrainiens et Russes.
    Frères ! Ce cruel partage ne doit pas avoir lieu ! C'est une aberration née des années de communisme. Nous avons traversé ensemble les souffrances de la période soviétique : précipités ensemble dans cette fosse, c'est ensemble que nous en sortirons.
    En deux siècles, quelle multitude de noms éminents à l'intersection de nos deux cultures ! Selon la formule de M.P. Dragomanov : « Inséparables, mais aussi immélangeables. » La voie doit être ouverte toute grande à la culture ukrainienne et biélorusse non seulement sur le territoire de l'Ukraine et de la Russie Blanche, mais aussi, cordialement et joyeusement, sur celui de la Grande-Russie. Pas de russification forcée (mais pas non plus d'ukrainisation forcée, comme on en a connu à la fin des années vingt), un développement sans entraves de nos cultures parallèles, et la classe faite dans l'une ou l'autre langue au choix des parents.
    Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.
    Ce qui vient d'être dit s'applique également dans sa totalité à la Biélorussie, à cela près qu'on n'y a pas excité un séparatisme inconditionnel.Ceci enfin : nous devons nous incliner bien bas devant la Biélorussie et l'Ukraine pour l'immense malheur de Tchernobyl, provoqué par les arrivistes et les imbéciles du système soviétique, et le réparer comme nous pourrons..."
    (Ces citations ont été extraites et présentées par les collaborateurs du site Agora:

  • Un amour de tendre chair parmi Les flammes de pierre

    Unknown-1.jpeg
    images-12.jpegSi l’alpinisme n’a guère inspiré de chefs-d’œuvre, en matière littéraire, il compte nombre d’écrits très estimables, au nombre desquels le dernier roman de Jean-Christophe Rufin ajoute la dimension d’une belle initiation amoureuse.
    Les amateurs de littérature alpine en conviendront: alors que la mer a ses grands écrivains, du Melville de Moby Dick au Conrad de Typhon, et malgré le fait qu’un Ramuz ou un Giono touchent par la bande à l’univers montagnard : l’on ne saurait dire qu’un Roger Frison-Roche, malgré la qualité de son Premier de cordée, un Samivel en historien au grand talent d’aquarelliste, ou un Georges Sonnier non moins attachant, pas plus que les meilleurs alpinistes-écrivains - de Louis Lachenal et Lionel Terray à Gaston Rébuffat ou Walter Bonatti -, aient jamais atteint les sommets (!) de la littérature.
    Pardon aux passionnés d’alpinisme pour le tour un peu pédant de cette introduction, mais le thème n’est pas académique : il est abordé, dès les premières pages de Flammes de pierre de Jean-Christophe Rufin, par une cordée de grimpeurs en train d’escalader la filiforme Aiguille de la République, à l’aplomb de Chamonix, surplombant la mer de glace et face au plus flamboyant décor de pics (les Drus, les Grandes Jorasses et la Dent du Géant, notamment), et ça discute donc entre relais et rappels alors que la nuit tombe….
    Il y a là l’auteur lui-même, un certain Sylvain dont le nom est célèbre au titre d’étonnant voyageur, la descendante d’un Chamoniard fameux et leur guide qui se mêle avec fougue à la conversation, jusqu’au moment où ce début de récit, « juste sympa », se transforme, soudain en roman après l’apparition d’un personnage dont le regard fascine l’auteur, au prénom de Rémy. En fin de volume, Jean-Christophe Rufin dévoile un peu de ce qu’il doit, lui le grimpeur amateur, à deux de ses amis alpinistes de haut niveau (Philippe et Patrick Gabarrou, modèles des frères protagonistes du roman) et à Sylvain Tesson - cela pour ancrer la fiction dans la réalité, etc.
    Or ce Rémy, plus ou moins inspiré par le Patrick «réel», devient le protagoniste d’une double initiation, ou plus exactement d’une initiation à double «entrée», aux plaisirs de la montagne et aux délices et aux dangers de l’amour, ou inversement…
     
    Une Love story semée d’embûches…
    Avant de rencontrer Laure, Rémy était une sorte de guide play-boy frimeur et tombeur de clientes, style gigolo des cimes. Avec son frère Julien, ouvreur de voies de classe internationale, il alliait haute compétence technique et charme personnel, très beau mec et prônant la « montagne-plaisir ».
    Sur quoi paraît Laure, toute de beauté elle aussi et de grâce dans ses mouvements, mais à la fois distante, un peu mystérieuse et, contre toute attente, imposant son ascendant sur le joli macho, lequel reste certes initiateur en matière de virées alpines et de grimpe mais se trouve non moins «bluffé» par cette nouvelle amante à certains égards inatteignable (elle « fait » à Paris dans la haute finance ) qui éclipse toutes les autres et lui fait découvrir soudain ce que c’est que d’être amoureux et ce que c’est que d’être jaloux…
    Va-t-on basculer dans le genre du roman-photo à clichés « téléphonés » ? Ce serait mal connaître Jean-Christophe Rufin, dont ses lecteurs savent la profonde intelligence du cœur humain – acquise sur le terrain « humanitaire », précisément – et la générosité rayonnante, mais aussi la foncière santé et la lucidité, qui se manifeste ici par l’alternance des « minutes heureuses » passées en haute montagne – avec des évocations d’une plasticité remarquable, touchant à la poésie – et les malentendus cuisants et autres épreuves de la relation amoureuse. Un aspect très intéressant du roman tient alors au fait que la relation de Laure et Rémy s’affermit pour ainsi dire « par défaut », alors qu’il restent longtemps séparés, jusqu’à ce que la vérité de leurs sentiments triomphe de divers accidents, mais n’en disons pas plus…
     
    Au miroir de la montagne
    Comme il en va de la mer et du désert, la montagne, et plus spécifiquement l’alpinisme classique - même si la grimpe extrême en participe -, est un révélateur à de multiples égards, de la montagne-beauté à la montagne-péril, la montagne-défi ou la montagne-conso, la montagne des gens qui y vivent et celle qu’ont «inventée» les Anglais (entre autres) ou que visitent les Japonais – tout cela que le roman de Jean-Christophe Rufin évoque sans disserter, par le truchement de personnages très bien campés. Un moment très significatif : quand Rémy, autocentré jusque-là comme souvent les cracks monomaniaques, se reproche de rester cloîtré dans sa haute vallée et décide de surprendre Laure à Paris, jusqu’à être tenté de s’y installer.
    Pour Laure, que Rémy assimilait d’abord aux belles bourgeoises parisiennes en mal d’extases ou de frissons alpins, et qui sort en réalité d’un milieu modeste, la montagne est la prolongation des défis sociaux qu’elle a dû relever en tant que femme ; et d’autres personnages modulent d’autres façons de « vivre » la montagne, dont la présence parfois écrasante (entre tempêtes subites et chutes de pierre) est rendue avec beaucoup de force par l’écrivain.
     
    Bref, avec le clin d’œil des connaisseurs qui feront remarquer à Jean-Christophe Rufin qu’on ne peut voir les Aiguilles dorées du seuil du refuge d’Orny (mais la confusion des noms, s’agissant de la cabane du Trient, est peut-être un autre clin d’œil de l’auteur lui-même...), la lecture de Flammes de pierre est un vrai bonheur immédiat, fort d’une très riche psychologie et d’une connaissance éprouvée du double sujet traité, ouverte ensuite à la réflexion autant qu’à la rêverie – miroir et fenêtre sur le monde.
    Jean-Christophe Rufin, Les Flammes de pierre. Gallimard, 355p. 2021.

  • Céline au pied de la lettre

    856320033.jpg
    Le Rêveur solidaire (21)
     
    À propos du délire raciste du grand élcrivain, dont les lettres en disent plus long, qui nourrissent également le nouveau Céline d'Henri Godard, traversée de la vie et de l'oeuvre aussi généreuse que lucide.
    En mars 1942, Louis-Ferdinand Céline écrivait une longue lettre d’un antisémitisme forcené au leader fasciste français Jacques Doriot, alors engagé sur le front de l’Est dans la LVF (Légion des volontaires français), sous l'uniforme allemand.
    Déplorant la division des racistes et des antisémites en France, Céline enrageait : « Si nous étions solidaires, l’antisémitisme déferlerait tout seul à travers la France. On n’en parlerait même plus. Tout se passerait instinctivement dans le calme. Le Juif se trouverait évincé, éliminé, un beau matin, naturellement, comme un caca. »
    Quinze ans plus tard, au micro du journaliste suisse Louis-Albert Zbinden, le même Céline justifie ses positions en invoquant son pacifisme foncier, seule raison selon lui qui lui fit s’en prendre à « une certaine secte », les Juifs français étant supposés les fauteurs de guerre principaux. Et de se poser en victime de « la plus grande chasse à courre de l’Histoire », dont il n’a échappé que par miracle. Et d’affirmer, après la vérité faite sur l’extermination des Juifs d’Europe, qu’il ne « regrette rien » et ne retire aucun de ses mots.
    À défaut de citer Bagatelles pour un massacre, le plus fameux de ses pamphlets, paru en 1937, cette lettre à Doriot, ex-moscoutaire du PCF passé à l’hitlérisme, donne déjà,cependant, un bel aperçu de la dérive assassine du grand auteur de Voyage au bout de la nuit, guère perceptible avant les années 33-35 :
    «D’où détiennent-ils, ces fameux Juifs, tout leur pouvoir exorbitant ? Leur emprise totale ? Leur tyrannie indiscutée ? De quelque merveilleuse magie ?… de prodigieuse intelligence ? d’effarant bouleversant génie ? »
    « Que non, vous le savez bien ! Rien de plus balourd que le Juif, plus emprunté, gaffeur, plus sot, myope, chassieux, panard, imbécile à tous les arts, tous les degrés, tous les états, s’il n’est soutenu par sa clique, choyé, camouflé, conforté, à chaque seconde de sa vie ! Plus disgracieux, cafouilleux, rustre, risible, chaplinien, seul en piste ! Cela crève les yeux ! Oui mais voilà ! et c’est le hic ! Le Juif n’est jamais seul en piste ! Un Juif, c’est toute la juiverie. Un Juif seul n’existe pas. Un termite : toute la termitière. Une punaise, toute la maison ! »
    C’est ici le pire Céline, mais il faut se le rappeler. Son éditeur dans La Pléiade, Henri Godard, n’est pas de ceux qui concluent au seul délire d’époque et qui prônent l’ « oubli » des pamphlets à ce titre.
    Dans un recueil d’essais récents, George Steiner se demande une fois de plus comment un écrivain aussi extraordinaire a pu, « en même temps », défendre l’idéologie génocidaire, comme s’y est employé Lucien Rebatet dans Les Décombres (paru en 1942 et déclaré « livre de l’année »…) alors qu’il signera plus tard Les Deux Etendards, roman des plus remarquables et pur de tout fascisme ? Or, comment en juger sans avoir les pièces en mains ?
    En préface, Henri Godard souligne ainsi l’intérêt de cette nouvelle somme épistolaire qui nous permet, dans le flux de la chronologie, de suivre l’évolution de Louis Destouches à tous égards et, pour la seule « question juive », de voir comment ses échecs personnels (le flop cuisant de Mort à crédit, notamment) et les péripéties politiques (l’arrivée de Blum au pouvoir) cristallisent ses préjugés raciaux et portent son écriture à une violence inouïe, d’autant plus meurtrière qu’elle devient plus « célinienne » en crescendo…
    Cet affreux Céline, génial novateur de la langue française du XXe siècle, et non moins maudit pour ses pamphlets antisémites, estimait (non sans raison il faut le reconnaître) que le roman contemporain se réduisait à la « lettre à la petite cousine ». Or, se doutait-il que ses lettres, à lui, constitueraient le plus échevelé des « romans » ? Peut-être pas, mais ce n’est même pas sûr, tant il a mis de soin crescendo à ciseler cet ébouriffant ensemble épistolaire qui vit et vibre à l’unisson de sa « palpite » de grand musicien de la langue, en phase aussi avec le bruit du siècle.
    Pas tout de suite évidemment, et c’est la première surprise du recueil. Le tout jeune Céline, écrivant à ses parents de ses séjours scolaires en Allemagne ou en Angleterre, est un sage garçon sans rien du héros déluré de Mort à crédit. Le cuirassier Destouches, engagé à dix-huit ans et gravement blessé au front, n’a rien encore du fameux Bardamu de Voyage au bout de la nuit, même si sa gouaille pointe dans ce mot que le blessé écrit à ses parents en novembre 1914 : « De temps à autre un râle de douleur nous rappelle que depuis 4 mois on ne chante plus à l’Opéra »...
    Et le visionnaire halluciné à venir de décrire « un corps de 5000 nains de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau ». À noter dans la foulée que, pour cette période, les lettres qu’il reçoit sont aussi révélatrices que les siennes dans la mise en place du tableau.
    Dans ses lettres d’Afrique, ensuite, puis au fil de ses pérégrinations en Amérique, ses débuts dans la médecine et dans le roman, vers 1930 (« j’ai en moi 1000 pages de cauchemars de réserve »), le futur Céline va se mettre à écrire ses lettres comme les variations d’un roman à multiples personnages, dont chacun aura droit à un ton particulier : toujours respectueux avec les siens, tendrement protecteur ou plus salace avec les femmes, méfiant puis intraitable avec les éditeurs, respectueux avec les auteurs qu’il estime (Lucien Daudet ou Roger Nimier en tête) reconnaissant pour ses critiques de bonne foi, drôle avec ses amis (Albert Paraz,Gen Paul, Le Vigan), acerbe avec les intellectuels, déchaîné avec ceux qui attaqueront Mort à crédit et Bagatelles pour un massacre. Ainsi du communiste Paul Nizan : « Lui le plus décourageant insipide limaçon » et « l’échappé de bidets des Loges ».
    Céline antisémite ? Plus encore : nourrissant un ressentiment qui le fait tôt s’affirmer anarchiste ennemi de l’homme. Après le Voyage, Mort à crédit creusera plus profond dans ce terreau nihiliste. Or Elie Faure (et d’autres du même gabarit) aura beau célébrer ce « magnifique bouquin » en déplorant juste « un peu trop de caca », Céline enragera de n'être pas entendu alors qu'il a sorti ses tripes. Blessé dans son orgueil après le triomphe du Voyage, l’hygiéniste de profession commence alors à distinguer deux races : la saine et la malsaine. L’une est la France française, l’autre la France juive. Bagatelles pour un massacre et L’Ecole des cadavres seront retirés de la vente. Mais cet opprobre décuplera la véhémence de l’épistolier sous l’Occupation. Ensuite, le « roman » de son exil forcé au Danemark n’en sera pas moins impressionnant, voire parfois poignant...
    Reste que Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, médecin et auteur reconnu d’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle, Voyage au bout de la nuit, et bien plus encore en fin de parcours, fut définitivement, pour le meilleur et le pire, le chroniqueur inégalé d’un désastre apocalyptique. À l’envers de la tapisserie dantesque de son œuvre, ses lettres font apparaître l’homme, et l’écrivain, dans ses contrastes exacerbés, où ses ombres sont mieux dégagées d’un long équivoque.
    Louis-Ferdinand Céline. Lettres (1907-1961). Editions établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis. Préface d’Henri Godard. Bibliothèque de La Pléiade. Editions Gallimard, 2034p.
    Henri Godard. Céline.Gallimard, 2011.

  • Le mécréant christique

    Unknown-2.jpeg

     


    Unknown-1.jpegLe Rêveur solidaire (20)

    À propos  de   Théodore Monod, militant increvable du combat anti-nucléaire et de la défense de l’environnement, rencontré après  ses entretiens avec Jean-Philippe de Tonnac.


    « Les occasions de nous émouvoir ne manquent pas et pourtant rien ne nous a vraiment touchés. Ni les mises en garde répétées des hommes de science, des intellectuels, des miliants de toute conviction à propos de la situation jugée préoccupante où nous ont jetés nos sociétés de consommation et de profit - ces monstres froids que nous envions avec tant de zèle ! - ; ni les mauvaises nouvelles dont se délectent nos quotidiens et qui sont le temps fort du journal de 20 heures, lorsque nous partageons ensemble le grand festin de souffrance et de morts ; ni les menaces qui se rapprochent de nos cités, de nos maisons et bientôt de nos vies et qui nous laissent poursuivre, imperturbables, le même sillon, la même ornière, comme les aveugles de Brueghel, ni même le témoignage de ceux qui ont marché sur la terre, aventuriers d’un monde bientôt perdu, et qui répètent à l’envi notre devoir de protéger cette incroyable oasis échappée des ténèbres ; ni cette accumulation de faits, de preuves, d’images, de livres qui ajoutent encore et encore au poids de notre indifférence. Comme un manteau de plomb sur nos épaules ».

     

    images-4.jpeg
    Une invisible main, à chaque fois que je désespère de notre pauvre espèce, me ramène aux sages qui en font l’honneur et qui ont toujours été des porteurs de lumière, et ce soir c’est vers un petit livre vital de Théodore Monod que je suis revenu, simplement constitué d’entretiens avec Jean-Philippe de Tonnac, paru en 1999 et intitulé Révérence à la vie.
    Savant naturaliste et grand esprit ouvert à toutes les spiritualités quoique éduqué dans la rigueur protestante la plus ferme, Théodore Monod était le marcheur du désert le plus soucieux du sort des habitants de la planète, citoyen du monde et affilié à une trentaine d’associations réunissant les femmes et les hommes de bonne volontés du tournant de siècle, non sans critiquer les idéologies politiques et religieuses – c’était une sorte de chrétien qui se disait mécréant tout en restant fidèle au Christ, dont il ne croyait pas à la nature divine mais récitait les Béatitudes par coeur tous les matins, et je n’en finis pas de revenir à cette page de ses entretiens où il cite le mystique soufi andalou Ibn Arabi en nous rappelant sa propre conviction que la foi est « une montagne unique que nous gravissons les uns et les autres par des sentiers différents », telle étant la parole d’Ibn Arabi : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes. Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines, un temple pour les idoles, une Ka’ba pour le pèlerin, les tables de la Torah, le Livre du Coran. Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction que prenne sa monture, l’Amour est ma religion et ma foi ».


    Belles paroles citées par un idéaliste coupé des réalités de ce monde ? Tout au contraire, Théodore Monod avait tellement les pieds sur terre et se trouvait si fort attaché à celle-ci que chaque année il participait au jeûne de protestation devant le poste de commandement de l’armement nucléaire français pour manifester, avec une poignée d’irréductibles de sa trempe, son refus total et définitif de la bombe atomique en mémoire des 220.000 victimes d’Hiroshima et Nagasaki.
    « La bombe atomique est la seule arme qui attaque une population dans son avenir biologique et physiologique, » rappelait Théodore Monod, et je ne trouve rien de mieux à l’instant que de recopier mot à mot l’avant-propos à Révérence à la vie pour faire pièce à la dernière décision, combien symbolique de quel aveuglement général, de l’ubuesque président américain.
    « Pourquoi laissons-nous faire ? Et pourquoi l’espèce humaine disparaîtra-t-elle demain sans avoir quitté son lit, son ordinateur alors que les Cassandres maculaient partout l’horizon d’un noir épais, poisseux, sans étoile ? N’y a-t-il rien à faire et faut-il se résoudre à penser que les Français, que les Terriens dans l’ensemble, pour reprendre le mot de De Gaulle, sont des veaux ? Des veaux qui répéteraient après Hiroshima, après Tchernobyl : « Après nous le déluge ! »
    Et je finirai de citer Théodore Monod en me rappelant une dernière conversation – il est décédé en novembre 2000 à l’âge de 98 ans – où je lui demandai comment il voyait l’avenir de la planète, à quoi il m’avait répondu qu’il estimait que probablement, faute de réagir, notre espèce disparaîtrait, au contraire d’insectes mieux adaptés à la survie…
    Du moins le vieux sage pariait-il encore, dans Révérence à la vie, pour un sursaut salutaire auquel peut-être nous assisterons avant le « déluge » :
    « Avec une lenteur exaspérante, l’homo sapiens s’hominise et gagne en conscience ce qu’il est censé perdre en barbarie. Au sortir de la nuit ancestrale, ce primate doué de raison découvre effaré l’étendue des dégâts qu’il a causés, la liste des crimes dont il s’est rendu responsable, la gravité des décisions qu’il a prises et qui hypothèquent son avenir. Et ce spectacle d’un jardin dévasté le bouleverse. Qu’un traitement semblable ait été infligé à cette planète errante autour de son étoile lui semble relever de la plus absolue méprise, Comment avons-nous pu salir ainsi l’avenir ? Comment me suis-je rendu à mon tour complice de cela ? Et cette prise de conscience qui intervient si tard, au moment où nos sociétés sont déjà otages du nucléaire pour les dizaines de milliers d’années prochaines, appelle pourtant notre reconnaissance et nos espoirs »…

    Théodore Monod. Révérence à la vie. Conversations avec Jean-Philippe de Tonnac. Grasset, 1999.

  • Les auteurs de Sa Majesté ne dédaignent pas la SF

    images-6.jpeg
    À propos de Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro.
     
    Après George Orwell, Doris Lessing et Ian Mc Ewan, entre autres, Kazuo Ishiguro emprunte à son tour les voies de la conjecture rationnelle avec Klara et le soleil, très étonnant roman d’apprentissage d’une androïde dont les qualités de cœur et d’esprit n’ont rien à envier aux humains qui en ont fait l’acquisition.
    On se croirait d’abord dans un livre pour enfants, tant le récit de Klara, dans la vitrine du magasin où elle a été disposée par la gérante du lieu, précisément nommée Gérante, à côté de son amie Rosa, s’amorce en douceur et dans la plus immanente simplicité, à ras la description…
    On comprend aussitôt que Klara fait partie d’un lot d’androïdes à vocation d’AA (Amis Artificiels), qu’elle s’est déjà distinguée, aux yeux de Gérante, par de remarquables qualités d’observation et de mémorisation, et que son souci est d’acquérir le plus d’informations utiles à sa future fonction. D’où son attention à tout ce qui se dit autour d’elle, à tout ce qu’elle voit hors du magasin par la vitrine, à tout ce qu’elle lit dans les magazines qu’il y a à portée d’yeux – tout cela en s’efforçant de recevoir le plus possible de « nutriments » solaires, pour elle vitaux, même si le soleil ne fait que passer assez haut au-dessus des immeubles avant d’aller se reposer elle ne sait trop où, à l’autre bout de la rue ou, plus tard, dans une grange où elle l’a vu disparaître en fin de journée…
    Si Klara découvre le monde avec son regard parti de rien – elle a passé de l’usine au magasin sans transit par aucune école - il en va de même du lecteur qui découvre le monde par les yeux de Klara, avec des moments où, le réel se compliquant aux yeux de l’androïde, son cerveau décompose la chose vue par le truchement de boîtes séparées dans l'espace-/temps – vous suivez au fond de la classe ?
    Bref, et la psychologie de Klara s’affinant avec l’apparition d’une jeune fille un peu boiteuse mais visiblement attirée par l’AA dans sa vitrine, l’on passe à ce qui pourrait être un roman pour ados avec une relation « à la vie à la mort » entre deux jeunes filles...
    Mais non, c’est bien ailleurs que l’auteur des fameux Vestiges du jour nous entraîne, nous plongeant dans un monde très étrange, qui n’est autre que le nôtre…
     
    images-5.jpeg
    Plus on avance dans la lecture de Klara et le soleil, et moins on est en mesure de classer ce récit déroutant dans aucune case, même s’il touche parfois au fantastique ou au réalisme magique et, bien entendu, aux thèmes de la science fiction, à commencer par la robotique chère à un Isaac Asimov. Rien pourtant n’est précisé, à cet égard, sur les composants technologiques, l’apparence physique ou le fonctionnement de la charmante androïde, dont on sait juste qu'elle n'a pas d'odorat. Ce qui est sûr, c’est que son «programme» lui permet d’assimiler toutes les nuances, subtilités et autres aberrations logiques du comportement humain, sans rien perdre de sa bienveillance fondamentale d’Amie.
    Ce n’est pas déflorer le secret de cette lecture que de préciser, en bref, que Klara a été achetée par Chrissie, la mère de la jeune Josie, laquelle a tout de suite « flashé » à la vue de l’AA dans sa vitrine ; que Klara s’est tout de suite investie dans sa fonction à valeur thérapeutique – Josie étant affectée d’une maladie assez mystérieuse ; que les relations de Josie et Klara se sont un peu compliquées, au quotidien, quand le jeune Ricky
    est apparu, et que tout ce qui semblait simple se révèle de plus en plus complexe, jusqu’au vertige, quand la mère de Josie, craignant de perdre sa fille, révèle à Klara qu’elle l’a achetée pour remplacer la disparue «à l’identique»…
     
    Les révélations du regard « autre »…
    Si le monde que découvre Klara ressemble « presque » en tous points au nôtre, certains indices sont là pour entamer notre certitude de nous trouver en pays de connaissance, et par exemple le fait que le jeune Ricky n’a pas été «relevé».
    Que cela signifie-t-il ? Klara ne semble pas s’en étonner, mais la lectrice et le lecteur butent ici sur un mystère, comme ils en viennent à se demander dans quel pays et à quelle époque se passe ce récit. Dans quelle sorte de société tel ou tel personnage peut-il être dit «relevé». Et pourquoi, dans cet univers-là, certains individus, « relevés » ou non, genre petits merdeux jeunes et cons (pour faire court) traitent-ils immédiatement Klara comme une esclave ou une poupée juste bonne à être jetée par terre pour épater les potes, et pourquoi Ricky, déclaré « relevé », s’oppose-t-il à ces imbéciles alors que Klara elle-même, sans répondre à leur agressivité se borne à constater celle-ci comme une donnée à stocker ?
    La réponse découlera de votre lecture. Ce qui est avéré, c’est que, comme le Huron de Montesquieu, Klara fait office, avec son regard « décalé », de révélateur…
     
    Des androïdes plus humains que nature…
    Après le mémorable Adam d’Ian McEwan, protagoniste d’Une machine comme moi (Gallimard, 2019), la Klara de Kazuo Ishiguro propose un nouvel avatar des dernières avancées de la recherche en matière d’intelligence artificielle et de fantaisie littéraire, dans une configuration affective et sociale différente, mais avec une parenté frappante dans le regard, tendre et finalement voilé de mélancolie, des deux écrivains sur leurs «machines» animées par ce qu’on pourrait dire le « logiciel Bienveillance ».
    Rien pour autant de niaisement «positif» dans la foncière bonne volonté des deux androïdes, même s’ils prolongent une tradition de la SF qui prête plus de sagesse aux artefacts humains qu’à leurs concepteurs. Contrairement à la créature bricolée en sept jours par le Dieu de la Bible, ces personnages ne sont pas faits à l’image de leurs créateurs mais plutôt conçus dans la visée idéale d’une vie fondée sur la sympathie. On peut rêver…
    Hélas, l’ange passe, qui finira tantôt à la casse, tandis que le «trop humain» reste ce qu’il est…
    Kazuo Ishiguro. Klara et le soleil. Traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch. Editions Gallimard, 2021.

  • Ce que la mer fait dire à David...

    2028569166.jpg

     

    À propos du splendide roman épique et poétique de David Fauquemberg: Bluff, du nom d’un port néo-zélandais du bout du monde, qui nous saisit dès ses premières pages, nous transporte - avec ses trois protagonistes pétris d’humanité -, dans un monde sauvage, par sa nature, et pénétré de sagesse ancestrale par sa culture qu’incarnent quelques anciens, sur fond de déclin mondialisé. Aperçu d’un ouvrage supposant un immense travail, suivi d’un entretien avec l’auteur.

     

    Le Rêveur solidaire (14)

    250_81vdv5mug8l.jpgPas besoin d’être accro à la mode des récits de voyages, ni de raffoler des romans de mer en général, ou de s’intéresser à la pêche à la langouste en particulier, pour se trouver immédiatement captivé par ce roman qui est moins d’évasion que d’invasion, nous prenant illico par la gueule, dès notre entrée dans l’Anchorage Café, sur le port de Bluff, où tout aussitôt nous sympathisons avec le Frenchie quadra qui vient de s’y pointer après 1000 kilomètres de marche solitaire, le vieux Maori à toison et moustache blanches qui a l’air d’être respecté par tous, et le titanesque Tahitien semblant de mèche avec celui-ci…

    Comme dehors il «pleut froid» et que là-bas, au large, dans les «embruns glacés à vous tatouer la peau», c’est l’enfer de la tempête australe, autant s’envoyer une pinte de bière et faire plus ample connaissance avec le Frenchie, Sonny Rongo Walker, homme de mer et skipper d’un caseyeur au nom de Torua, et Tamatoa le colosse ramené en ces lieux de Tahiti par ledit Rongo qui, après trois pages, a déjà jaugé le Français , visiblement solide, avant de l’embaucher.

    Et c’est parti avec ces trois équipiers qui nous deviendront aussi familiers que des personnages de forte trempe à la Cendrars – et je me suis rappelé aussi le Grec Zorba en voyant Rongo Walker se démener à la barre du Toroa au pic d’une hallucinante tempête sans cesser de chantonner ou de raconter de folles histoires, conjuguant action et poésie, vigueur combative et sensibilité fine.

    Roman de mer, oui, comme Typhon de Joseph Conrad, roman de pêche aussi, comme Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway : tel est Bluff. Mais à l’égal de ceux-là, roman symbolique, roman-fable impliquant les travaux et les jours des pêcheurs de Polynésie, navigateurs aux étoiles depuis des millénaires, roman initiatique aussi, pour le Frenchie évoquant immanquablement le double romanesque de l’auteur.

     

    Un lien constant entre visible et invisible

    La part du visible, dans ce roman, est aussi importante que celle de l’invisible. Le visible, c’est d’abord l’homme au travail dans un environnement élémentaire, et c’est un contrat de confiance. Or celle-ci suppose des compétences et une distribution hiérarchisée des rôles fondée sur l’expérience reconnue et non sur un pouvoir abstrait.

    Le skipper a vingt ans de pratique derrière lui et des siècles de savoir accumulé sur la mer par ses ancêtres, jusqu’à son père et son grand-père qui ont dessiné les plans du Toroa. Le Tahitien Tamatoa, force de la nature peu causante mais d’une totale compétence dans sa partie, obéira au skipper par confiance, jamais trahie jusque-là. Et de même le jeune Français, dont les mains portent déjà les cicatrices de rudes pêches, vingt ans plus tôt, conquiert-il la confiance du skipper «sur le tas».

    Le visible, c’est le travail sur le bateau perçu par le lecteur dans ses moindres détails, ledit travail s’inscrivant dans le contexte global de la mondialisation, qui exige certains quotas. On est pourtant ici loin du bluff des spéculateurs: dans le travail à mains nues des gens qui en vivent. Et le visible, c’est aussi, et avant tout, la mer et ses courants, le ciel et ses vents, la terre et ses falaises plantées de forêts et surmontées de pics et de glaciers, les fjords du sud aux airs paradisiaques en été que l’hiver austral transforme en pièges terrifiants - les lieudits Passe de l’Achéron ou Mâchoires de l’enfer ne sont pas là pour faire joli. Enfin il y a dans la mer toutes espèces de poissons et de crustacés, et dans le ciel toutes espèces d’oiseaux, créatures visibles qu’un lien invisible tient ensemble, lesté de sens par moult légendes et rituels.


    L’épopée de la navigation aux étoiles

    Du visible à l’invisible, il y a les chemins d’étoiles que les hommes ont appris à suivre depuis des millénaires. On sait que les navigateurs polynésiens ont découvert l’Amérique bien avant les conquérants européens à pistolets et pistoles, se guidant aux étoiles plutôt qu’au GPS. Leur saga, oubliée voire effacée volontairement par les colons, ressurgit ici et non seulement dans les récits de Rongo Walker mais au fil de quatre chapitres où monologuent de belles figures de la culture polynésienne.

    Il y a d’abord Papa Marii, le sage qui, après un combat homérique, a pêché avec ses deux fils un marlin bleu géant devenu mythique, mais loin de s’en vanter il rend hommage au poisson : «Toi et moi on est liés – on est l’océan tous les deux».

    Puis il y a le poète Hone, qui a écrit son premier poème à la mort de son père et rappelle que « l’art est d’une grande humilité », qui « ne prétend jamais être au-dessus du reste ». C’est lui qui dit que « le ventre d’une femme, c’est l’univers entier, les ténèbres où tout commence et tout s’achève», et lui aussi qui fustige le Blanc acharné à « ruiner les liens plutôt que de les préserver », pointe la férocité des colons français et la calamité nucléaire imputable au même Blanc prétendu civilisé : «Hiroshima, c’est l’endroit où il a commis son acte le plus fou : il a déchiré la fabrique de l’univers sans la recoudre après».

    Il y a ensuite Mau le navigateur qui a été chargé de monter les «vieux chemins de la mer» aux contemporains d’Hawaii, qui émaille son discours de formules non moins saillantes telles : «Le chant est un bon outil, il taille la mémoire», ou «Si tu vois du plastique, des objets qui servent à rien, tu sais qu’il y a des hommes, ou encore «Si tu sais lire l’océan, tu vas jamais te perdre. Tout ce que tu dois savoir, l’océan te le dit. Le Parler de la Mer, faut une vie pour le comprendre ».


    Contre le bluff vulgaire du monde actuel

    Malgré tout le respect que David Fauquemberg voue à ses protagonistes polynésiens et à leur culture, il n’en idéalise pas la réalité, pas plus que les sages ne le font d’ailleurs. Prêtant à ceux-ci un langage parlé sans apprêts, il se fait l’écho du jugement lucide de Rongo sur la nouvelle génération («Nos jeunes Maoris et les cousins du Pacifique, c’est picole, fumette et baston » autant que sur le Pakea (le Blanc), estimant que « s’approprier le bien d’autrui » résume sa mentalité.

    De surcroît, la grande leçon de ce roman au dénouement mélancolique, et qui en fait la grandeur universelle, repose non pas sur l’exaltation d’un super-héros écologiquement cordect mais sur une capitale erreur de choix du skipper maori, au moment crucial de sa dernière pêche, à la fois miraculeuse (il a deviné la grande migration des langoustes) et catastrophique, par excès d’orgueil (l’hybris fameux des Anciens), pour avoir négligé de regarder le ciel et « tenté le diable pour la première fois ». Grandeur et misère de la condition humaine, et telle est la vie aussi bien, qui veut que Rongo reconnaisse ses limites avant de revenir à son île originelle, en phase avec les oiseaux migrateurs et «au bout du rouleau» à l ‘instar du Toroa

    Mélancolique elle aussi mais ouverte, la conclusion du roman est apportée par Tevake, autre navigateur fameux en Océanie, qu’on imagine filant une dernière fois entre la mer et le ciel (« là où je vais il n’y a pas d’île »), à la fois désenchanté devant l’évolution du monde actuel et rappelant quelques vérités ancestrales diamétralement opposées au bluff hideux des kleptocrates dominant le monde : «Naviguer, c’est être attentif, garder les yeux ouverts en grand, sentir plus fort. Si seulement on mettait le même soin à tout dans la vie». Ou cela de vital pour nous tous aujourd’hui : «Remplis-toi d’amour pour la terre, pour le ciel et la mer. Alors seulement tu pourras t’y aventurer. Si tu as du respect pour elle, la nature t’aimera »…

      

    salon-du-livre-insulaire-ouessant-sous-le-signe-de-lutopie_2.jpgEntretien avec David Fauquemberg

     

    Né dans le bocage normand en 1973, installé à Granville depuis 2008, David Fauquemberg est un bourlingueur des quatre vents qui n’aime pas trop qu’on le classe «écrivain-voyageur». Entré en littérature en 2007 après un long séjour en Australie, avec le récit Nullarbor immédiatement consacré par le prix Nicolas-Bouvier, il alterne les reportages (pour les revues XXI et Long cours, notamment) et les travaux de traduction ou les collaborations à divers guides de voyage. Fondés à chaque fois sur une immersion préalable dans les milieux évoqués,   ses romans ultérieurs, de Mal tiempo en 2009, dont la figure centrale est un boxeur cubain, à Manuel El Negro, en 2013, plongeant dans l’univers du flamenco andalou, relèvent d’une expérience existentielle intense jamais bornée au premier degré du reportage ou du témoignage. La transposition romanesque brasse plus large et plus profond encore dans la maëlstrom verbal de Bluff, ouvrage de tisserand-poète du langage qui appelait quelques éclaircissements…

     

     

    - Qu’est-ce qui vous a attiré en Océanie ?

    Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu des rêves d’Océanie. Il faut dire que j’ai grandi dans le bocage normand. Des haies d’arbres partout, l’horizon à cent mètres, la lumière étouffée : j’avais envie de large. Adolescent, je lisais les grands récits de mer, Stevenson, Slocum, Melville ou Moitessier, et l’immensité du Pacifique, sa beauté, sa fureur parfois, me fascinaient. Ce n’est pas un hasard, donc, si mon premier roman, Nullarbor (2007) se déroulait en Australie, entre campagne de pêche féroce sur l’océan Indien et errance dans une communauté aborigène du Kimberley.

    Vue d’ici, l’Océanie est un vaste mystère. Passées quelques images faciles, forcément superficielles, on ne sait presque rien de ces îles éparpillées, et encore moins des hommes qui les peuplent, de leurs cultures, de leur expérience du monde. C’est véritablement le « continent invisible » dont parle Le Clézio. D’ailleurs, hormis les ethnologues et les anthropologues – dont les gens du Pacifique dénoncent volontiers l’approche trop rigide, trop occidentale pour tout dire, et donc déformante –, qui écrit aujourd’hui sur cette région du monde ? On continue partout de citer Melville, Segalen ou Loti, qui ont pourtant une vision pour le moins éculée des peuples océaniens, de leurs cultures, de la colonisation particulièrement brutale dont ils ont été victimes. On célèbre Gauguin, qui en Polynésie a plutôt laissé le souvenir d’un satyre repoussant, dont l’œuvre donne en outre une image faussée de la femme polynésienne…

    Comme toujours, en se rendant sur place, en prenant le temps d’écouter les hommes, de sentir les lieux, les manières, on découvre tout autre chose. Dès mon premier voyage en Polynésie, à Tahiti d’abord puis aux Tuamotu, en 2011, j’ai compris que la fréquentation de ce monde méconnu m’enrichirait comme homme et comme écrivain. La manière harmonieuse qu’ont les Polynésiens d’habiter leur environnement et de vivre la mer, les valeurs profondes qu’ils défendent, la présence marquée des ancêtres et des morts dans la vie quotidienne : tout cela résonnait en moi. Et aussi l’importance des histoires, le soin avec lequel chacun les tissait. « L’histoire que tu racontes, elle dit qui tu es » – j’ai souvent entendu cela dans le Pacifique. Dès ce premier voyage, j’étais pris : il fallait écrire un roman sur l’Océanie, celui que j’aurais aimé lire. Albert Wendt, le grand écrivain et penseur d’origine samoane, remarque dans son essai Vers une nouvelle Océanie que les archipels du Pacifique, leurs cultures et leurs visions du monde sont si fabuleusement riches que seule l’« imagination en vol libre d’un poète » peut espérer, non pas les embrasser dans leur totalité, mais recueillir « un peu de leurs contours, de leur plumage et de leur douleur ». C’est le but que je m’étais fixé au départ.

    - Quelle a été la genèse de votre roman ?

    Pendant plusieurs années, j’ai voyagé intensément dans tout le Pacifique. J’ai séjourné aux Fidji, aux îles Samoa, j’ai parcouru Rapa Nui/l’île de Pâques à pied – une expérience très forte. Une résidence de six mois en Nouvelle-Zélande m’a permis d’en parcourir tous les recoins, de passer beaucoup de temps dans les communautés maories isolées, à l’écart des grandes villes. Je suis retourné en Polynésie Française, en immersion dans des familles polynésiennes, à Raiatea, à Huanine. J’ai embarqué sur un cargo qui faisait la tournée des îles Australes, avec une escale à Rapa, une île fascinante, l’une des plus isolées qui soient – un bateau tous les deux mois, aucune piste d’atterrissage. Partout, j’ai été accueilli avec chaleur et courtoisie. J’ai recueilli mille histoires, lu beaucoup au retour – les grands auteurs du Pacifique (Albert Wendt, Epeli Hauʻofa, Patricia Grace, Keri Hulme, Chantal Spitz…), des essais, des ouvrages d’histoire, des précis de navigation –, épuisé la filmographie disponible sur la région, visionné des milliers d’heures de vidéos…

    Très vite, la navigation aux étoiles, cet art ancien, d’une grande complexité, qui a permis aux gens du Pacifique de peupler l’immensité du Pacifique à bord de leurs pirogues doubles, s’est imposée comme un thème central du roman à venir. La figure de Mau Piailug, ce navigateur des îles Carolines, en Micronésie, m’a tout de suite captivé. Dans les années 1970, il était l’un des derniers à maîtriser encore cet art ancestral de la navigation, il a eu la générosité de le transmettre à des dizaines de disciples, d’Hawaii à la Nouvelle-Zélande. Mau racontait que son grand-père l’avait initié, petit, en le traînant au large derrière sa pirogue, attaché au bout d’une corde. « Ainsi, expliquait Mau, tu deviens la vague. Et quand tu es la vague, tu es navigateur. » La vision du monde qu’exprime cette pratique de la navigation, les valeurs sur lesquelles elle repose, tout cela constituait pour le romancier que je suis un matériau extraordinaire. J’aime ces activités humaines qui, tout en étant solidement ancrées dans la réalité, ont quelque chose d’immédiatement métaphorique, d’universel aussi. C’était le cas de la boxe dans Mal tiempo, du flamenco dans Manuel El Negro – la navigation aux étoiles, et la pêche à la langouste dans les fjords hostiles du sud de la Nouvelle-Zélande, ont cette fonction-là dans Bluff.

    - Comment avez-vous travaillé ? Quels ont été les problèmes que ce roman vous ont posés ?

    Après ces années de voyage, c’est muni d’un océan de notes, d’esquisses et de projets d’histoires, de monologues, de scènes, que je me suis mis à l’écriture proprement dite, à l’été 2016. Un processus de création qui a duré toute une année, à plein temps, avec une grande densité, une intensité de travail très particulière. J’ai eu la chance d’obtenir une résidence de six mois dans un lieu idéal pour ce projet-là : l’ancien sémaphore du Creac’h, perdu sur la pointe ouest de l’île d’Ouessant, face à l’océan. La solitude absolue, au milieu des éléments, et une qualité de concentration et de rêverie mêlées que je n’avais jamais connue. « Bluff » est né là, et j’y ai écrit les deux tiers du roman avant de l’achever entre Normandie et Louisiane.

    Je me suis lancé dans ce projet, comme pour mes romans précédents, sans a priori sur l’histoire, ni sur les thèmes, les personnages : j’ignorais même, au départ, où l’histoire allait se dérouler, quels en seraient les acteurs et l’intrigue. Après un ou deux mois de tâtonnements, le motif central s’est imposé : un Français anonyme arrive à pied, en plein hiver, au port de Bluff, à l’extrême sud de la Nouvelle-Zélande, et embarque pour une campagne de pêche à la langouste dans les parages tempétueux du Fiordland, avec le capitaine maori Rongo Walker, et son second, le colosse tahitien Tamatoa. J’avais d’autres histoires en tête, des voix plutôt, celles de personnages réels, grandes figures du Pacifique, tous disparus – le légendaire pêcheur de Tahiti, Papa Marii ; le grand poète maori Hone Tuwhare ; les maîtres navigateurs micronésiens Mau Piailug et Tevake.

    L’idée s’est très vite imposée que ce roman océanien devait être un archipel, et que les vivants et les morts devaient s’y côtoyer d’une manière ou d’une autre – j’ai toujours tenu à ce que la forme de mes romans, leur construction, leur style, découlent naturellement, ou remontent plutôt, de leur sujet, du microcosme où l’histoire se déroule. Pour le dire autrement, j’ai la conviction que la forme et le fond sont les deux faces d’une même pièce. C’est en tout cas ce que je vise. L’histoire de pêche qui forme l’ossature de Bluff est ainsi ponctuée de quatre monologues composant comme un chœur d’anciens, qui offre à ce récit central une forme de résonance, une profondeur d’ordre spirituel. Le défi était là : faire tenir ensemble ces voix, toutes ces sensations, ces émotions, ces brins d’histoires récoltés au fil de mes voyages. Mais cela s’est fait assez naturellement, sans heurts. J’avais beaucoup travaillé en amont, dans la profondeur, pour préparer ce roman. Je me suis simplement appliqué à rester le plus fidèle possible à ce que je savais de la Polynésie, c’est-à-dire à ce que j’y avais vécu, ressenti, appris. Le romancier portugais Antonio Lobo Antunes a écrit quelque part : « Un bon roman est comme un organisme vivant qui a ses lois propres ». Dès lors, tout le travail consiste à laisser le livre s’écrire seul. Ne jamais chercher à en imposer, s’effacer plutôt derrière ses personnages. Bouvier le savait bien : la littérature est un « exercice de disparition ».

    - Vos protagonistes, le Maori et le Tahitien,  ont-ils des «modèles» dans la réalité, ou relèvent-ils de la pure fiction ?

    - Rongo Walker et Tamatoa sont des êtres de fiction. Mais ils s’inspirent évidemment de la réalité, d’hommes que j’ai eu la chance de côtoyer en Polynésie : pour moi, l’imagination n’invente rien, elle ne sait que recombiner des émotions, des faits, des sensations. Mais dans mon expérience, les grands personnages romanesques sont plus réels, souvent, que les gens qui m’entourent. On connaît l’anecdote du soir où Balzac, discutant politique avec quelques amis, leur déclare soudain : « Parlons de choses réelles, parlons d'Eugénie Grandet… »

    À l’inverse, les personnages « réels » de Bluff – à peu près tous les autres, et notamment les quatre grands anciens dont les monologues rythment l’histoire – sont tout aussi imaginaires, tout aussi romanesques qu’eux…

    David Fauquemberg. Bluff. Stock, 334p.

  • Chichkine met la petite histoire dans la grande...

     
    Le Rêveur solidaire (13)
    À propos des écrits autobiographiques du romancier...
     
    Après de grands romans couverts de prix et de mémorables essais, dont «La Suisse Russe», le plus helvète des auteurs moscovites nous revient avec un ensemble de textes personnels infiniment attachants évoquant sa mère, une impossible passion amoureuse, Robert Walser dans son «modeste coin» ou une visite à Montreux au fantôme de Nabokov, notamment.
    Les circonstances particulières que nous vivons, depuis quelque temps, nous rappellent tous les jours, et à titre pour ainsi dire mondial, que notre vie ne tient qu’à un fil; et c’est cela même, dès son titre, que le dernier livre de l’auteur russe Mikhaïl Chichkine, bientôt sexagénaire et donc avec le début de recul d’un sage, nous suggère à son tour en filant la métaphore de manière bien concrète et vécue. De fait, c’est par le «fil» de la martingale de son manteau d’enfant que sa mère, un jour, l’a sauvé en le retenant au moment où il allait tomber d’un quai de gare sous le train; et longtemps l’idée que ladite martingale eût pu céder à ce moment-là hantera la chère mère de son souvenir à la fois angoissant et béni.
    Ce bref épisode de la martingale s’inscrit dans la première des nombreuses «histoires» que raconte Mikhaïl Chichkine en s’adressant à son lecteur comme s’il se parlait à lui-même ou à ses enfants, et plus précisément encore à sa mère défunte avec laquelle il a vécu les séquelles d’un divorce, les rigueurs d’une autorité «sévère mais juste», comme on dit, jamais favorisé par cette institutrice et directrice d’école dont il dépendait directement; et plus tard les croissantes dissensions «politiques» opposant le fils, proche des dissidents, et sa mère fidèle au Parti jusqu’à en découvrir les failles et même la vilenie de certains camarades.
    Cette première «histoire», à valeur d’exorcisme personnel et de quête d’un pardon mutuel, d’innombrables jeunes Russes de la génération de l’écrivain (né en 1961) qui assista à la chute du communisme, l’auront sans doute vécue, mais c’est en homme de cœur que Chikchine y revient, sans complaisance pour autant, avant de se lancer dans le récit d’une deuxième «histoire» aussi extraordinaire qu’emblématique.
    Le dilemme entre Amour et Révolution
    Rien de ce qui fut humainement vécu, au XXe siècle et même avant, entre la toute petite Suisse et la très grande Russie, n’est étranger à Mikhaïl Chichkine, un peu grâce à sa mère qui le poussa (contre son gré) à étudier l’allemand plutôt que l’anglais, avant qu’une jeune Helvète conjugue avec lui le verbe «aimer» et qu’il la suive à Zurich pour y vivre maritalement en exerçant un job de traducteur à l’accueil de ses compatriotes et autres migrants, ainsi qu’il l’évoque d’ailleurs dans un de ses romans et le préambule de deux essais de grand apport documentaire: Dans les pas de Byron et Tolstoï; du lac Léman à l’Oberland bernois (2005) et La Suisse russe (2007).
    Or c’est en préparant ce dernier ouvrage que Mikhail Chichkine «tomba» sur un lot de six mille lettres et cartes postales dont l’échange constitue un poignant roman d’amour «empêché» entre deux futurs médecins tombés amoureux l’un de l’autre pendant leurs études: la Russe passionnée Lydia Kotchetkova et le brave Fred Brupbacher, tous deux férus d’idées nouvelles, celui-ci participant plus tard à la fondation du parti communiste suisse et celle-là, figure du parti socialiste –révolutionnaire, flirtant à un moment donné avec les terroristes.
    Mélange de passion folle et de douceur mélancolique, le récit des amours de Lydia Kotchetkova et de Fritz Brupbacher évoque à la fois les «démons» de Dostoïevski et les récits de Tchekhov. Du premier, Lydia incarne en effet les héroïnes idéalistes indomptables, et du second elle réitère l’expérience terrifiante de la réalité russe à laquelle, devenue médecin dans un trou de province, elle se frotte tous les jours jusqu’à désespérer des moujiks ivrognes et pillards; et le bon Fritz, qui aimerait bien vivre plus tranquillement avec elle après leur voyage de noces catastrophique à Venise (elle est maladivement horrifiée par la chair) est lui-même un médecin des pauvres à la manière du bon Anton Pavlovitch. Enfin, déçue par ses camarades révolutionnaires autant que par le peuple idéalisé, elle finira dans la solitude, s’accusant de stupidité et demandant pardon à son cher Fritz qu’elle n’a su aimer qu’à distance…
    Robert Walser, entre oubli et adulation posthume
    Avant de faire figure aujourd’hui d’auteur «culte», au point qu’un certain mythe assez convenu en magnifie parfois l’image à outrance, Robert Walser fut successivement un jeune écrivain des plus originaux, au talent reconnu par des auteurs prestigieux (tels Hermann Hesse, Kafka ou Robert Musil), mais au premier succès confidentiel qui l’incita à «monter» à Berlin pour essayer de faire carrière auprès de son frère artiste Karl, alors que sa vocation de pur poète excluait les ronds-de-jambe sociaux. Son mythe tient surtout au fait qu’il passa les dernières décennies de sa vie dans un asile où il finit par griffonner ses textes au crayon en lettres minuscules, plus ou moins considéré comme un charmant toqué et finalement oublié d’à peu près tout le monde, avant sa renaissance posthume.
    De cette destinée de présumé raté, Mikhaïl Chichkine a tiré la plus longue des «histoires» qu’il raconte dans Le manteau à martingale, que Paul Nizon (dans sa préface) a raison de dire un «texte tout à fait éblouissant», même s’il est dénué de tout clinquant littéraire.
    A préciser qu’un autre homme de qualité, avant Chichkine, en la personne du journaliste zurichois Carl Seelig, aura rendu justice au vrai Walser qu’il visita maintes fois en son asile d’Herisau et en fit avec lui d’immenses balades dans la nature dont il a tiré ses Promenades avec Robert Walser, parues peu après la mort de celui-ci et qui nous révèlent un vieil homme d’une parfaite lucidité, qui parle de la vie, de la politique, des idéologie, de l’histoire et de la condition humaine avec un bon sens et une liberté sans faille.
    Le même sens commun et la même indépendance d’esprit marquent toutes les «histoires» racontées dans Le Manteau à martingale par Mikhaïl Chichkine, dont l’empathie ne vire jamais au sentimentalisme prêté à «l’âme russe», autre cliché, même quand il évoque le sort des milliers d’internés russes en Suisse qui payeront parfois le retour au pays de leur vie, entre autres faits tragiques.
    En romancier-conteur, l’écrivain passe allègrement du détail révélateur au tableau d’ensemble, dont le meilleur exemple est son pèlerinage dans l’ancienne suite du Montreux-Palace où il va vérifier la présence d’une certaine tache d’encre dans un tiroir du bureau de Vladimir Nabokov, accompagnant un ancien camarade d’étude devenu businessman plein d’arrogance et qui finira assassiné...
    Ainsi la «petite» et la «grande» histoire ne cessent-elles de se repasser les plats, si l’on ose dire, des 10 000 Suisses engagés par Napoléon dans sa campagne de Russie au fils d’une institutrice soviétique devenu l’un des meilleurs auteurs de son pays, qui ne cache pas sa vive opposition au régime de Vladimir Poutine et que Paul Nizon, qui fut lui-même auxiliaire dans le placement des internés russes en ses jeunes années, définit «soit comme un Russe suisse, soit comme un citoyen helvétique russe»…
    Mikhaïl Chichkine. Le Mannteau à martingale, Editions Noir sur Blanc.

  • Shmuel T. Meyer sublime les blessures de mémoire

    1136_shmuel_t_meyer_1.jpg
    Trois recueils constituant un livre unique, sous le titre d’Et la guerre est finie, nous font revenir au terrible XXe siècle dans un mélange saississant de douleur et de nostalgie, de cruauté et d’humour, par le truchement du grand art de l’écrivain franco-israélien, conteur et poète. Le triptyque a été gratifié, en 2021, du prix Goncourt de la nouvelle.
    Quel lien peut-il bien y avoir entre une jeune femme «en espérance» marchant dans la neige à la rencontre d’un train de nuit, un vieil ahuri peignant à genoux d’étrange figures noires dans la chambre d’un asile jurassien, une poétesse romaine que la peur a décidée de ne plus écrire, un flic juif new yorkais hanté par ses souvenirs de la guerre de Corée, un adolescent israélien parlant à sa terre comme à une amoureuse, le fils d’un ancien bourreau nazi passant à la lutte armée dans les années 70 et une ouvrière londonienne blanche aux trois garçons à sangs mêlés, entre autres sœurs et frères humains mal barrés dans la course folle du temps lancé à travers le vide stellaire aux reflets de cendre et de diamant ?
    Quel autre lien que le fil ténu, mais à la fois tenu, têtu, torsadé comme un barbelé et délicat comme un fil de soie, de l’écriture d’un certain Shmuel T. Meyer dont j’avoue, à ma honte sotte, que j’ignorais tout avant-hier, et qui m’a bonnement bouleversé, avec ses très mauvaises nouvelles envoyées de notre bas monde et comme transfigurées par leur poésie brassant tout-venant et paillettes d’or dans autant de récits magnifiés par un verbe étincelant et vibrant d’émotion sans pathos, pour nous soulever cependant le cœur et ce qu’on appelle l’âme sans trop savoir ce que c’est…
     
    Le choc du Réel
    Le premier choc de cette lecture est immédiat, dès l’incipit (« Elle épousa le premier venu, le premier qui s’avisa de lui promettre de la protéger »), immédiatement flanqué d’une suite qui boite déjà bas : « C’était un drôle de type avec des dents de cheval plantées dans la chair rubiconde de ses gencives et des yeux plongés si profondément dans leurs orbites, qu’on eût dit des agates dans une flaque d’eau ».
    Ensuite on devrait se sentir protégé, puisqu’il y a une petite maison dès la noce de ces deux-là, un humble cabanon attenant pour les besoins, le giron à chaleur aigre de l’époux qui pionce, puis on passe d’une saison à l’autre comme passent, par delà les mauvaises herbes du jardin et le remblai de ballast, à huit heures trente du matin d’hiver, les voitures bleu sombre «comme les trois saphirs d’un collier» de la Compagnie internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens, et la nouvelle année éclipse la précédente sur les rails où l’ange honteux (la honte que c’est de n’être que ce rien du tout en chemise de nuit de pilou et pas la princesse des sleepings) se tient immobile, etc.
    Si l’innocente des Grands Express Européens, titre du recueil éponyme, n’a pas de nom, sa figure sacrificielle se multiplie, dans les trois séries de nouvelles, notamment sous les prénoms de Clara la déportée, de Wendy la fille-mère, de Tal Hammerstein la camée noyée ou d’Annette qui est tombée sous les balles de la Légion Arabe et au souvenir de laquelle fait écho cette sentence élargissant la focale : «Les surprises entrent et ressortent par la porte. Il y a celles à qui l’on offre un rafraîchissement, puis un cœur, puis l’immense malheur engendré par l’absence », ces mots renvoyant à la dernière inscription «à la pointe d’épine» de la poétesse romaine Clara Bassano, morte d’une balle dans la tête en 1944 : «Si le bonheur écrit mal, alors le malheur gribouille »…
    Evoquer les «pointes» tragiques de ces nouvelles est immédiatement nécessaire, pour dire blessures et vengeances éventuelles, mais insuffisant à rendre leur totalité vivante, extraordinairement poreuse, pleine d’odeurs, de saveurs, de notes sensibles et sensuelles.
    Shmuel T. Meyer va (presque) partout et en voyageur du temps, disons ici : entre Venise et Paris via Lausanne, avant et après la guerre, mais aussi en remontant le val d’Anniviers jusqu’à Saint-Luc, à l’hôtel Bella Tola et au nid d’aigle du Weisshorn, de 1937 à 1947, dans le smog de Londres, à la lumière de Tel Aviv et là bas entre les quartiers juifs et les caves à jazz du «Village» de New York cher aux Beatniks, dans le Montparnasse bohème des années 20 et en Israël au temps d’Exodus, à Ballaigues avec Louis Soutter - et si je dis « presque », c’est pour ajouter qu’on serait aussi «presque» chez nous à Busan en Corée ou à Guantanamo avec ce démon d’écrivain à la capacité d’évocation illimitée, faisant appel à tous les sens pour mieux « faire sens » et symbole.
    Comme on est immédiatement «chez soi» dans la pension Vauquer du Père Goriot, on «reconnaît» illico ce qu’on voit à la fenêtre du taxi entre la gare de Lyon et l’hôtel La Louisiane de la rue de Seine où Henry Miller et Albert Cossery ont créché, on est avec Cendrars et son ami peintre Hillel le Montparno d’adoption, on est dans l’appart new yorkais puant la décomposition des pauvres Goldie et Max, etc.
     
    Une vision à multiples facettes
    Si Clausewitz a dit que la guerre était la continuation de la politique avec d’autres moyens, avant que Michel Foucault ne soutienne le contraire, le triptyque d’Et la guerre est finie, tous lieux et personnages confondus, nous rappelle plutôt que les multiples aspects de la guerre (des blocs et des nations, des races et des classes, des religions et des sexes) n’ont pas de fin tant qu’il y a de «l’hommerie» chez les humains, selon l’expression de ce catholique sceptique plus ou moins juif d’origine qu’était Montaigne, et cela vaut sous tous les points de vue, de la chaude intimité des personnages au froid glacial des faits «divers» quotidiens et de la guerre bientôt recommencée…
    De façon très remarquable, qui rappelle la circulation des personnages balzaciens dans La Comédie humaine, Shmuel T. Meyer multiplie, d’une nouvelle à l’autre, les points de vue sur tel ou tel événement, qui ajoute à l’impression de ronde-bosse de ses récits, comme dans le film Rashomon de Kurosawa où un événement est raconté alternativement par divers témoins. Il en résulte, bien plus qu’un relativisme dissolvant, une impression de réalité «augmentée» que la poésie intense de la langue de l’écrivain accentue encore, au point que, lecture faite d’une nouvelle, on y revient comme à un poème.
    Dans les grandes largeurs guerrières de la mémoire juive du XXe siècle, sur notre terre «salie par les hommes», selon l’expression d’un des personnages, la trilogie de Shmuel T. Meyer ressaisit, respectivement, les séquelles individuelle de la Deuxième guerre mondiale et de la Shoah, dans Les Grands Express Européens, celles de la guerre de Corée dans l’Eldorado fracassé du Great American Disaster, et celles enfin du conflit israélo-arabe dans Kibboutz, préludant à maintes désillusions internes dont la déchirante dernière nouvelle, Vers l’effroi, constitue le point d’orgue tragique mais non désespéré – car à «l’hommerie» fameuse s’oppose, dans les trois recueils, la lumière qu’il y aussi au cœur de notre drôle d’espèce, la présence de ce qu’on appelle la conscience et la compassion qui en découle, le goût de vivre malgré tout et la soif inaltérable de ce qu’on appelle l’amour…
    Shmuel T. Meyer. Et la guerre est finie. 1. Les Grands Express Européens,130p. 2. Kibboutz, 147p. 3. The Great American Disaster, 140p. Éditions Metropolis, 2021.
    images-7.jpeg

  • Bestiaire de Buzzati

     

    buzzati_dino.jpg

    En 1994 paraissait ce recueil de nouvelles et chroniques inédites du grand conteur italien, consacrées au monde animal. L'occasion de se replonger dans un univers fascinant et souvent méconnu.

    La célébrité de Dino Buzzati (1906-1972) est essentiellement fondée sur Le désert des Tartares et, à un titre moindre, sur quelques recueils de nouvelles dont le plus connu s'intitule Le K. Cependant, le clan occulte des buzzatiens ne cesse de faire de nouveaux adeptes, et notamment dans notre langue où se multiplient les publications posthumes et figure la meilleure étude, à notre connaissance, de l'œuvre du grand écrivain, sous la plume de Michel Suffran. 

    Bestiaire-magique-de-Dino-Buzzati-Pavillons-poche_reference2.jpgSouvent snobé par la critique, et plus encore par l'Université qu'effarouchent le tour «populaire» de ses récits et sa langue sans apprêts — souvent traduite à la diable par surcroît — Dino Buzzati a laissé une œuvre apparemment protéiforme (de la chronique journalistique au roman, de la bande dessinée au théâtre, ou de la nouvelle à l'expression picturale) que fonde pourtant une unité organique. 

     

    L'on a parfois comparé son univers à celui de Kafka, ce qui nous paraît limité à l'«inquiétante étrangeté» de ses atmosphères. Mais bien plus pertinent nous semble le qualificatif d'auteur «pascalien» avancé par Michel Suffran, qui voit en cette œuvre une vaste méditation sur la condition humaine, la solitude, l'angoisse, la maladie, la fuite du temps, l'amour et la mort, filtrée par des histoires accessibles à tous et pétries de magie et de merveilleux, de mythes et de fables, d'êtres légendaires et de créatures engendrées par sa fantaisie imaginative. 

    Dans l'univers de Buzzati souvent marqué par l'aspect dénaturé de l'homme (sa nouvelle La création montre le peu d'empressement de Dieu à donner son bon à créer à la maquette de l'homme, qui Lui paraît «l'unique aberration de la nature, l'irréparable impureté du cosmos»), les animaux jouent un rôle important et multiple. Nullement idéalisés, ils sont les messagers du monde élémentaire et desmystères physiques ou psychiques. 

    2665147500_small_1.jpgAu plan moral, la souffrance de l'animal, plus encore que celle de l'enfant chez Dostoïevski, est pour Buzzati le symbole par excellence d'un scandale incompréhensible. Maintes fois il l'a représentée, de cette nouvelle effrayante intitulée Les gladiateurs, où l'on voit un prélat jeter, «pour voir», une petite araignée dans la toile d'un monstre de la même espèce, à la dernière chronique journalistique du présent recueil, évoquant le geste d'un conducteur de métro qui stoppe sa machine pour sauver un chien, au dam des gens «raisonnables». 

     D'inépuisables ressources 

    Par-delà l'affection naturelle que lui inspiraient les animaux (il en avait une toute particulière pour ses bouledogues, immanquablement nommés «Napoleone» et gratifiés d'un numéro d'ordre), Dino Buzzati tirait, de leur observation ou de leur projection imaginaire, d'inépuisables ressources thématiques, tantôt satirico-politiques (Le chien progressiste, ou le terrible Cas de conscience d'une sentinelles stigmatisant les privautés meurtrières de l'homme sur les espèces «inférieures»),écologique avant la lettre (Les aigles), polémique (L'arriviste chien qui devient homme et le motard dément qui devient Fauve motorisé), prophétique (L'expérience d'Askania Nova, quipréfigure le débat sur les manipulations génétiques), humoristique (La terrible Lucietta) ou magique (Le chien universel faisant écho au Chien qui a vu Dieu)... 

    buzzatioeuvre.jpgAutant dire que ce livre, préfacé par Claudio Marabini et composé exclusivement d'inédits (si l'on excepte les préoriginales dans les colonnes du Corriere della Sera,notamment), enrichit notre «rayon Buzzati» d'un élément essentiel.

    Dino Buzzati. Bestiaire magique. Textes inédits traduits de l'italien par Michel Breitman. Laffont, 337 pages. 

    Michel Suffran, Qui êtes-vous Dino Buzzati ? La Manufacture, 1988, 367 pages.

     

  • Ceux qui ne font que passer

    Sa09 School of Fish MichaelSowa sqs.jpg
    Celui qui va et vient entre les deux infinis / Celle qui vaque le nez qui voque au vent / Ceux qui font aller, allez, allez / Celui qui a un pied dans la trombe / Celle qui prend son temps du bon pied / Ceux dont le corps repose sur le billard / Celui qui scrute l’avenir radié / Celle qui vous remercie d’exister et vous lui répondez qu’y a pas de quoi alors elle: mais si / Ceux qui se disent qu’une vie ne vaut pas qu'on tue l’aura / Celui qui se vante encore du va-et-vient en roulant les mécaniques de son Rollator / Celle qui affirme que le sexe est clairement une composante surévaluée de la donnée existentielle qui précède décidément les essences et par ailleurs on peut citer Sartre en note de bas de page / Ceux qui sont dans le vent et de plus en plus conscients de la dangerosité nouvelle des cellules orageuses sur le Jura Nord / Celui qui règle son GPS sur l’option coup d’un soir / Celle qui n’exclut pas un séjour momentané au Purgatoire / Ceux dont les médias proclament qu’ils vont se retrouver dans les étoiles avec Henri Bergson et Nana Mouskouri, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • De la vie des gens

    freud.large-interior.jpglittérature
    L'humanité profonde de William Trevor, modulée par ses nouvelles . 

    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.

    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”.
    Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...

    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation.
    Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.

    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...

    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p.

  • La recherche de Knausgaard n’est pas du temps perdu

    Unknown-15.jpeg
    Le Rêveur solidaire (5)
     
    Taxé plus ou moins abusivement de « Proust norvégien », Karl Ove Knausgaard a séduit des centaines de milliers de lecteurs avec son autobiographie en six volumes où il a choisi de dire tout ce qu’on évite d’avouer à l’ordinaire, avec une honnêteté hypersensible rare et un charme rugueux sans pareil. Dans Aux confins du monde, on le retrouve entre seize et dix-huit ans, bien et mal dans sa peau comme nous tous…
    Vous n’en avez peut-être rien à souder, mais moi ça me parle, et je ne suis pas seul. Si ça ne vous intéresse pas de savoir ce que ressent un jeune Norvégien qui se réveille avec un slip poisseux de sperme et n’en trouve pas de rechange vu que sa mère récemment divorcée les a tous balancés à la lessive la veille - si vous n’êtes pas un peu gêné avec lui, je pourrais vous dire de passer votre chemin…
    Unknown-9.jpeg
    Vous pensez qu’il y a des choses qu’un écrivain ne doit pas dire ? Vous pensez que le respect humain impose la protection de ses proches ? Vous trouvez nul le fait de parler de soi comme ça, de dégommer son père après sa mort au prétexte qu’il a été trop dur, de raconter comment on a trompé son ex pendant le temps d’un premier mariage raté, de parler de sa deuxième femme et de ses enfants sans flouter leurs prénoms, bref de déballer tout le magma de sa vie qui ne regarde personne – vous trouvez ça au-dessous de tout, juste digne d’une époque en mal d’indiscrétion et de scandale ?
    Or je vous donnerais raison sur toute la ligne, sauf dans le cas de Karl Ove Knausgaard qui ne fait pas, vous l’aurez deviné, que parler de ses slips moites, de son entourage proche et de ses tribulations d’enfant, d’adolescent et de jeune homme évoquées de manière non chronologique dans les trois premiers tomes du cycle autobiographique intitulé Mon combat (Mein Kampf en version allemande, non mais !), son autobiographie représentant déjà plus de 1700 pages, auxquelles s’ajoutent aujourd’hui les 650 pages d’Aux confins du monde.
    Mais alors de quoi parle, beaucoup plus largement, et nous concernant tous, cet écrivain qui n’est remarquable ni par un style littéraire exceptionnel ni par l’originalité de ses idées ou de ses vues sur l’humanité ?
    Je dirai qu’il parle de la vie : de sa vie qui nous ramène illico à notre vie à la fois ordinaire et tout à fait unique pour peu qu’on la regarde vraiment - et Knausgaard a le don de restituer, avec des riens, cet aspect à la fois inouï et jamais vu de notre présence au monde, sans recourir à aucun effet.
    À propos de la forme apparente de l’autobiographie de Knausgaard, dans un reportage plutôt sympathique au demeurant, le journaliste français David Caviglioli (en 2014, dans L’Obs) écrivait que « le texte ressemble à un blog de 3000 pages, sans aucune forme de reconstruction littéraire, mal écrit, plein de clichés à deux sous et de digressions qui ne mènent nulle part ». Or cette appréciation, à la fois superficielle et injuste, relancée par un Pierre Assouline dans un article plus méprisant encore, où il était question d’un « Brad Pitt norvégien » dont les observations se réduiraient à une « morne plaine », me semble passer complètement à côté de la forme et du contenu réels d’une œuvre qui, sous l’apparent naturel non contrôlé de sa remémoration, frappe de plus en plus par une élaboration organique et une « musique » dont il émane, comme dans ses évocations si plastiques de la nature, une beauté aussi émouvante que celle de la vie.
     
    Unknown-10.jpeg
    Ni Proust ni Anna Todd
    Ceci noté, est-il légitime de parler de « Proust norvégien » à propos de Knausgaard, compte non tenu de l’égale longueur des deux œuvres et de leur ancrage dans la remémoration ?
    Ne serait-ce que sous quatre aspects, la comparaison ne tient pas debout. D’abord parce que la société bourgeoise et aristocratique décrite par Proust n’a rien à voir avec la classe moyenne scandinave dans laquelle baignent les personnages de Knausgaard. Ensuite parce que lesdits personnages sont, chez celui-ci, calqués sur des personnes vivantes, alors que chacun des personnages de Proust procède du collage de plusieurs « modèles ». En outre, le « moi » du Narrateur de la Recherche du temps perdu se distingue de la personne de Proust, alors que Karl Ove se pose en sujet sans masque. Enfin et surtout, la prodigieuse organisation psychologique et littéraire proustienne, l’immense brassage qu’elle opère de tous les savoirs et la féerie poétique de sa langue ne sauraient se comparer avec la chronique autobiogaphique de Knausgaard, d’ailleurs le premier à contester ce rapprochement.
    Cependant l’on pourrait dire qu’il y a, bel et bien quelque chose de proustien dans le processus de remémoration de l’hypermnésique auteur norvégien et dans sa façon de restituer une sorte de présent hors du temps, ponctué de dialogues d’une fraîcheur lustrale. La quarantaine passée, il revient ainsi à des épisodes de sa vingtaine approchante et des années précédentes où l’impatience de perdre son pucelage se fait pressante sur fond de sentiments beaucoup plus romantiques, et la lectrice ou le lecteur s’y retrouveront à tout coup en dépit des différences entre générations. Si le délire proustien de la jalousie n’y est pas du tout, la dimension affective est en revanche omniprésente chez Knausgaard autant que chez le terrible Marcel…
    A contrario, et quoique prétendent ses détracteurs quand ils invoquent la platitude de son récit, Knausgaard se situe à cent coudées au-dessus du feuilleton autobiographique d’une Anna Todd, pur produit de l’insignifiance « à confesse » typique des réseaux sociaux et de leurs followers, où n’importe quel papotage devient publiable et même « super-vendeur »…
    La vie, rien que la vie ressaisie
    Son bac en poche, Karl Ove avait dix-huit ans lorsqu’il s’est pointé dans le bled portuaire de Håfjord, au nord de la Norvège où il était censé enseigner, avec l’aspiration secrète d’écrire des nouvelles et le projet de devenir un aussi grand écrivain qu’Hemingway, on peut rêver. Ainsi commence Aux confins du monde, avec l’arrivée du jeune homme immédiatement confronté à des élèves à peine moins âgés que lui, et des filles - aïe les filles !
    Et dès le début de son récit, plus encore peut-être que dans La Mort d’un père, Un Homme amoureux ou Jeune homme, vous vous y retrouvez. Ce ciel bleu pur au-dessus du fjord, ces maisons vues comme sous une loupe, ces gens qui se connaissent tous et qui zyeutent le nouveau prof en blouson de cuir genre rocker, vous connaissez tout ça à votre façon. Vous n’avez peut-être jamais vu un fjord, mais est écrivain celui qui vous le fait apparaître, comme vous avez « vu » Bergen ou ces bords de mer nordiques…
     
    Un miroir où chacun se retrouve
    La vie, ce serait ce mélange de curiosité et de réserve timide. Ce serait cette première liberté mais encore tant de gaucherie, et la crainte de bander quand deux élèves filles se pointent chez vous pour voir de quoi vous avez l’air. La vie entre dix-huit et seize ans, revue à rebours, ce serait l’impatient besoin de coucher, mais aussi tout le reste qui fait rager ou rougir, pleurer ou rugir. Et à chacune et chacun, les épisodes souvent incongrus ou cocasses de cette chronique si personnelle rappelleront des scènes de la même espèce.
    Le père de Karl Ove, si coincé et menteur, souvent si blessant, qui se la joue comme on dit, te rappelle par contraste ton propre paternel si doux et si parfaitement honnête. Quand l’oncle maternel, à la table du grand-père paysan, se met à pontifier sur Heidegger, vous revivrez peut-être la même scène avec quelque cousine pédante, et la vie ce serait peut-être de se demander, pour un garçon rougissant devant sa mère qui prononce le mot homo, si lui-même ne le serait pas ; ou, si l’on est une fille réputée chrétienne, comment ne pas céder à un garçon trop pressant ? Et voici que la mère de Karl Ove, si sévère à l’égard de son père, se met à plaider contre toute attente, pour les qualités insoupçonnées de celui qui vient de la quitter. Allez comprendre la vie…
    Vous qui estimez que Le Temps retrouvé est l’un des plus beaux livres qui soient, vous savez aussi que, par delà les distinctions académiques entre grands et moins grands écrivains, certains livres participent, même plus humblement, de la même recherche d’une vie plus vraie, aussi ne perdrez-vous pas votre temps en compagnie de mon ami Karl Ove…
    « Et puis il y avait cette lumière, sombre en bas, parmi les hommes et les choses des hommes, pleine d’une sorte de pénombre ciselée qui, éparpillée dans la clarté mais sans la posséder ni la soumettre, se contentait de l’atténuer ou la ternir pendant que, tout là-haut au firmament, elle éclatait de pureté.
    « Ravissement.
    « Et puis il y avait le silence. Le bruissement de la mer là-bas, nos pas sur le gravier, un bruit par-ci par-là quand quelqu’un ouvrait une porte ou appelait, tout était enveloppé de silence, comme s’il montait de la terre, émanait des choses et nous enveloppait d’une façon que je ne formulai pas comme originelle mais ressentais comme telle, car je pensais au silence des matins de Sørbøvåg quand j’étais enfant, le silence sur le fjord, à l’abri du versant de Lihesten, à demi caché par la brume. Le silence du monde. Il était là aussi pendant que je montais le côte, ivre, avec mes nouveaux amis et, bien que ni lui ni la lumière ne fussent l’essentiel, ils comptaient pour leur part.
    Ravissement.
    Dix-huit ans et en route pour faire la fête »…
     
    Karl Ove Knausgaard. Aux confins du monde. Mon combat, Livre IV. Traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet. Denoël, 647p.

  • La chronique, charme de paix, arme de guerre...

    images-8.jpeg
    Le rêveur solidaire (3)
    Contre la fuite du temps et la perte du sens, trois chroniqueurs à pattes d'écrivains modulent, sur des tons très personnels et des styles non moins vifs, cet art combinant travail de mémoire et commentaire des temps qui courent, almanach fantaisiste ou fronde résistante. Dans Résumons-nous, voici l'irréfutable Alexandre Vialatte retrouvé en ses débuts juvéniles dans l'Allemagne de la montée du nazisme, entre autres émerveillements saisonniers; avec Mes indépendances, Kamel Daoud affronte les démons du terrorisme en Algérie et célèbre la belle et bonne vie; et Jean-Francois Duval se rit lui aussi des idéologies mortifères, tout en distillant un Bref aperçu des âges de la vie en épicurien doux-acide...
     
    Unknown-14.jpeg
    Alexandre Vialatte pourrait dire, à sa façon devenue parodique, que la chronique remonte à la plus haute Antiquité, à l'image de la femme des cavernes en veine de confidences et de son macho soucieux de marquer son nom aux Annales de la grotte.
    La chronique, dont le nom suggère que Chronos la travaille au corps, et qui signale justement le désir de ne pas se laisser croquer par ce monstre vorace, est bel et bien tissée de temps humain, voire trop humain comme disait un philosophe à moustache de fil de fer: elle dit les faits, bienfaits et méfaits imputables à notre espèce dans une série linéaire précisément dite chronologique ; elle déconstruit les fake news depuis la nuit des temps et rapièce tout autant de ces vérités momentanées qu'on dit éternelles ; elle a varié de forme selon les empires et les tribus ; elle ne s’est fixée dans notre langue qu'au XIXe siècle dans la forme que nous lui connaissons aujourd'hui encore, avec ses belles plumes de toute espèce et ses oiseaux bariolés plus rares, tel Alexandre Vialatte.
    Or, l’image du sémillant Auvergnat de Paris, mordant contempteur du politiquement correct avant tout le monde, mais jouant le plus souvent sur l’érudition joyeuse et la gaîté cocasse en concluant invariablement que « c’est ainsi qu’Allah est grand » – cette image de fantaisiste à nœud pap’ élégant en prend un coup à la lecture de la première partie « allemande » des plus de 1300 pages de Résumons-nous, troisième volume, après les Chroniques de la Montagne, consacré à son œuvre par la collection Bouquins.
    De fait, regroupés sous le titre vialattien au possible de Bananes de Königsberg, les textes de sa « période rhénane », courant de 1922 à 1929, témoignent à la fois de l’immédiate originalité du jeune écrivain (il est né en 1901) et de sa progressive désillusion devant l’évolution de cette Allemagne dont il avait une image idéalisée par ce que lui en chantait sa mère en son enfance, et qui se révèle sous un jour de plus en plus inquiétant, jusqu’en 1945 où il chroniquera le procès des nazis du « camp de repos et de convalescence » de Belsen dont il saura détailler l’ignoble banalité des dépositions plombée par la bonne conscience de ceux qui n’ont fait qu’obéir, n’est-ce pas…
    Le « Kolossal » au sombre avenir
    En 1922, à Mayence, le jeune Vialatte, dans son bureau de rédacteur de la Revue rhénane censée rapprocher les peuples allemand et français, écrit à son ami Henri Pourrat, futur arpenteur de la forêt magique des contes populaires, qu'il s'embête à voir « des brasseries pareilles à des cathédrales, des villas pareilles à des châteaux forts, des briquets pareils à des revolvers, des policiers semblable à des amiraux, dans ce pays de surhommes pour lequel il faut des surbrasseries, des survillas, des surbriquets et des surpoliciers ».
    Et cela ne va pas s'arranger avec les années malgré la bonne volonté de l’observateur du redressement économique de l'Allemagne, où tout n'est pas que bruit de bottes. Mais « n'importe quel grain peut germer », écrit-il, dans ce « chaos des genèses sur quoi souffle le vent de tous les enthousiasmes », et le fond d'inquiétude de ses chroniques s'accentuera jusqu'au moment où il deviendra témoin direct de l'atroce.
    Vialatte n’était pas un idéologue mais un artiste, un poète, un honnête homme, une nature aussi joyeuse que sérieuse, et son témoignage n’en est que plus marquant. C’est par respect humain qu’il vomit l’antisémitisme nazi, comme il défendra plus tard les harkis algériens lâchés par la France. Son naturel n’est « politique » que par réaction nécessaire, et la meilleure preuve en est la foison de chroniques égrenées dans son Almanach des quatre saisons, inénarrable brocante où son gai savoir fait merveille autant que dans ses éloges d’écrivains (de Buzzati à Kafka ou Audiberti, notamment) ou ses engouements de cinéphile occasionnel. Quelle sage loufoquerie et quelle lucide générosité !
     
    Le « vœu de parole » de Kamel
    Lucide et généreux : on pourrait en dire autant de Kamel Daoud, sorti de son « village de silence » pour faire « vœu de parole », selon les mots de Sid Ahmed Semiane, chroniqueur algérois saluant son compère d'Oran dans sa préface à Mes indépendances, dont le titre même marque l’écart d’une position personnelle .
    Unknown-15.jpeg
    Semiane rappelle le désastre de la guerre civile, dans les années 90, et la désespérance régnant dans ce chaos : « Il n'y avait plus rien pour faire un tout, et tout était réuni pour que rien ne soit. Chacun rendait responsable l'autre de ce qui n'était pas censé relever de sa responsabilité. Et comment dire ? Comment penser l'impensable ? Comment créer sa propre « musique » dans ce vacarme ? Kamel Daoud se jeta dans cette arène folle à ce moment précis où le seul « bien vacant » était le marché de la mort ».
    Mais en quoi cela nous concerne-t-il, et pourquoi les chroniques de Kamel Daoud nous touchent-elles ? Simplement, comme chez Vialatte, parce qu’une voix humaine s’y exprime. Parce que la parole fragmentée et avilie, émiettée en nébuleuses d'opinions vaseuses, marque aussi le monde atomisé dans lequel nous vivons, où tel président américain à la raison vacillante prétend que la vérité ne sera que ce qu'il décidera qu'elle soit !
    Ce que rappelle aussi Semiane à propos de son compère Kamel, de plus en plus vilipendé et même menacé de mort par un imam, c'est que le chroniqueur n'aura cessé vingt ans durant de « créer de la pensée quotidiennement » et de « créer du sens » dans un monde apparemment vidé de toute autre substance que celle de la pensée unique. Dans la foulée, Daoud lui-même relèvera le rôle vital de la chronique en ces années terribles, où un public nombreux et fervent trouvait un formidable exutoire.
    Diagnosticien du présent, au sens où l'entendait un Michel Foucault, le « libéral » Kamel Daoud est devenu suspect numéro un dans son pays (et ailleurs) du fait de ses positions et de la renommée internationale que lui a valu son roman Meursault contre-enquête, mais le chroniqueur n’épargne pas pour autant les alliés occidentaux des fourriers du terrorisme. Ainsi vient-il de tonner contre l’aveuglement opportuniste de l’Occident après les attentats en Catalogne !
    Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamistes, pas plus qu'ils ne flattent les tiers-mondistes hors sol, les athées dogmatiques, les néoconservateurs ou les affairistes cyniques. On y découvre une clairvoyance rare et un aplomb d'un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l'écrivain à part entière, brassant notre langue avec un allant jouissif. Et puis il voyage, et puis il aime la vie !
    Mais sa colère n’est pas moins vivace. Dans sa chronique intitulée L'Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi, parue en novembre 2016 dans le New York Times, Daoud décrit ainsi l'industrie de persuasion émanant de ce qu'il appelle la Fatwa Valley : « Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l'immense pouvoir de transformation des chaînes de TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles: les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd'hui généralisée dans beaucoup de pays - Algérie, Maroc, Tunisie, Lybie, Egypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes (comme Echourouk et Iqra), ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde ».
    Or, qu'avons-nous à opposer à la propagande théologico-politique de la Fatwa Valley ? Je me le demandais récemment, en Californie, en assistant au matraquage publicitaire des chaînes de télé américaines. Je me suis demandé aussi comment résister à la persuasion clandestine véhiculée par les big data de la Silicon Valley, ou aux vérités falsifiées des médias et de leur minable accusateur présidentiel, plus menteur qu'eux ? Kamel Daoud, pas plus qu’Alexandre Vialatte, ne nous donne de réponses « politiques » à ces questions, mais leurs chroniques sont autant d’actes libérateurs, bons pour les sens et la tête !
    Unknown-16.jpeg
    Le rêveur Duval a la sagesse folâtre
    Pareil en ce qui concerne Jean-Francois Duval, dans son Bref aperçu des âges de la vie, qui prouve qu'on peut être philosophe en méditant assis devant un couteau à pamplemousse ou en observant tendrement sa vieille mère peinant à nouer ses lacets...
    Journaliste avant d’être écrivain, Jean-Francois Duval, auteur d'une dizaine de livres, a longtemps disposé de ce sésame qu'est une carte de presse, qui lui a permis de rencontrer quelques grands auteurs et autres clochards célestes dont il a documenté la vie quotidienne et recueilli les pensées ailées. C'est à ce titre sans doute qu'il a rencontré Alexandre Jollien, qui le gratifie ici d'une préface affectueuse.
    Jolie anecdote à ce propos quand, en promenade au parc Mon-Repos lausannois dont les volières jouxtent un bassin à poissons rouges, Alexandre demande à Jean-François : « Plutôt oiseau ou poisson ? » Et Jean-François: « Plutôt oiseau, avec des ailes pour gagner le ciel ». Mais Alexandre : « Plutôt poisson, pour échapper aux barreaux»…
    Ainsi ce Bref aperçu des âges de la vie fait-il valoir de multiples points de vue qui, souvent, se relativisent les uns les autres sans forcément s'annuler, et c'est là que l'âge aussi joue sa partie.
    Puisant ses éléments de sagesse un peu partout, Duval emprunte à Jean-Luc Godard, rencontré à Rolle au milieu de ses géraniums, l'idée selon laquelle les âges les plus réels de la vie sont la jeunesse et la vieillesse. Georges Simenon pensait lui aussi que l'essentiel d'une vie se grave dans les premières années. Pour autant, Duval se garde d'idéaliser l'enfance ou l'âge de la retraite (ce seul mot d'ailleurs le fait rugir), pas plus que le commensal de Charles Bukowski n'exalte les années 60 en général ou Mai 68 en particulier.
    Philosophiquement, Jean-Francois Duval s'inscrit à la fois dans la tradition des stoïciens à la Sénèque ou des voyageurs casaniers à la Montaigne, et plus encore dans la filiation des penseurs-poètes américains à la Thoreau, le « philosophe dans les bois ». Le nez au ciel mais les pieds sur terre, il constate plaisamment l'augmentation de la presbytie liée à l'âge, qui nous fait trouver plus courts les siècles séparant les fresques de Lascaux des inscriptions numériques de la Silicon Valley, et plus dense chaque instant vécu.
    Rêvant de son père, le fils décline franchement l'offre de poursuivre avec celui-ci une conversation sempiternelle dans un hypothétique au-delà, en somme content de ce qui a été échangé durant une vie où le non-dit, voire le secret, gardent leur légitimité; et ses visites à sa mère nonagénaire ne sont pas moins émouvantes, mais sans pathos.
    Un bon livre est, entre autres, une cabane où se réfugier des pluies acides et des emmerdeurs furieusement décidés à sauver le monde. Dans ses observations de vieil ado hors d’âge, Jean- François Duval constate que la marche distingue l'adulte pensif de l'enfant (et du jogger ou du battant courant au bureau), de même que la station assise caractérise le penseur et son chien, tandis que le noble cheval dort debout dans la nuit rêveuse - tout ça très Vialatte aussi…
    De fait, la fantaisie émane du plus ordinaire chez notre Genevois peu calviniste que sa tondeuse à gazon mécanique emporte au-dessus des pelouses tel un ange de Chagall. Alexandre Vialatte dirait que c'est ainsi qu'Allah est grand, alors que Jollien souligne le bon usage de tous nos défauts (inconséquence et paresse comprises) dans notre effort quotidien de bien faire, rappelant l'exclamation du poète Whitman: « Un matin de gloire à ma fenêtre me satisfait davantage que tous les livres de métaphysique ! »
    Alexandre Vialatte : Résumons-nous. Préface de Pierre Jourde. Robert Laffont, collection Bouquins. 1326p, 2017.
    Kamel Daoud. Mes indépendances. Chroniques 2010-2016. Préface de Sid Ahmed Semiane. Actes Sud, 463p, 2017.
    Jean François Duval, Bref aperçu des âges de la vie. Préface d’Alexandre Jollien. Michalon, 238p, 2017. Sans oublier son autre délectable recueil intitulé Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, paru aux Presses universitaires de France en 2010 avec une préface de Denis Grozdanovitch.

  • Carnets volants

    DEVERO48.JPG

     

    L’enfant Number Two à sa sœur aînée qui accepte enfin de lui prêter son petit vélo : « Et c’est pour la vie ? »

     

    °°°

     

    Il y a de l’incendiaire chez Thomas Bernhard, autant que du gardien du feu. Cependant, à brandir le feu sacré partout où il va, je crains parfois que la lumière de celui-là ne se perde. Or, il n’en est pas moins à écouter, qui nous parle de la Suisse en nous parlant de l’Autriche, d’un philistin l’autre, de la torpeur et de la vulgarité, du refus croissant de penser, de la stupidité vorace du parvenu, de l’indifférence rampante, de l’insensibilité satisfaite ou de la bonne conscience verrouillée.

     

    °°°

     

    Au lieu de conspuer la médiocrité ambiante, s’attacher silencieusement, à l’écart des estrades, à en limiter les effets et les méfaits par son seul travail. Se dire à tout moment que rien ne sera perdu tant qu’on restera fidèle à cette obscure et non moins rigoureuse discipline. Là est le vrai travail et la vraie satisfaction : dans l’effacement et le fruit. Là est la vraie défense de la Qualité.

     

    °°°

    Hofmannstahl :« La peinture change l’espace en temps ; la musique le temps en espace ».

    À quoi j’ajoute avec un grain de sel : « Et la littérature arpente le temps de la musique dans l’espace de la peinture ».

     

    °°°

     

    Proudhon :« Les journaux sont les cimetières des idées. »

    À quoi j’ajoute avec un grain de sel : « Et parfois, tel Lazare, une idée s’en relève. »

     

    °°°

     

    Ce mot de l’enfant Number Two : « Et le nom de famille de Dieu, c’est quoi ? »

     

    °°°

     

    Ils tirent leur petite journée en l’entrecoupant de petits cafés. Le soir ils se font une petite vidéo en éclusant un petit verre. À la fin de la semaine ils s’accordent un petit câlin et, de temps à autre, se font une petite fête entre amis. Ce qu’ils appellent vivre dangereusement.

     

    °°°

     

    Trait d’époque : un prof demande à l’un de ses étudiants s’il a lu Les liaisons dangereuses. Et de s’entendre répondre : « Pas personnellement. »

     

    °°°

     

    « Qui écrit ne voit plus et qui voit n’écrit plus », note Jean-Claude Renard. Avec raison : il faut écrire les yeux fermés.

     

    °°°

     

    Il y a un mécanisme de la destruction, tandis que la création ne peut être qu’organique.

     

    °°°

     

    Ceci de Jacques Chardonne que je contresigne ce matin clair: «L’accent de la prose, c’est l’intime philosophie de l’homme, son secret. Pour lui-même,secret. » 

    Et cela surtout : « Dans le style le plus simple que la phrase soit vierge. On veut une neige fraîche où personne encore n’a marché ». 

     

    °°°

     

    Rendre grâces : cela seul devrait suffire à nous justifier. Glorifier le monde donné. Au lieu de se borner à prendre et jouir : magnifier et transmettre.

     

    °°°

     

    Tout nous fait signe. Tout nous appelle à être reconnu. Tout a besoin de nous.

     

    °°°

     

    Attention au langage. Notre bien commun. Ne pas saccager.

     

    °°°

     

    Cap d’Agde, en mars 1992. – Ce mot de Number Two sur la plage naturiste : « Toutes ces saucisses ! »

     

    °°°

     

    Le sexe devenu l’axe du vide : ce puits sans fond.

     

    °°°

     

    Drôles de gens d’un drôle de monde : toute la journée sur la plage ou devant leur télé, sans un livre. Matière, matière, matière, et encore : tellement inconsistante.

    Mais voici que l’espoir renaît avec un début de conversation. Vannes de banlieusards. Drague douce. Grâce des gosses à leurs jeux. Anchois frais à l’apéro !

     

    °°°

     

    Rien à dire d’Alexandre Jardin, sinon : ce bon jeune homme.

     

    °°°

     

    Claudel en 1925 : « C’est une hygiène déplorable que de se regarder. On se fausse en se regardant : on fabrique une espèce d’individu artificiel qui remplace la personne naïve et agissante. Le véritable soi-même est révélé par les circonstances et c’est pourquoi le drame a une vérité bien supérieure à celle du roman, parce qu’il met l’action à la première place, les personnages n’étant que les fonctions de cette action qu’il suscite. »

    Ce que je traduis en ordre de marche personnel : fuir les miroirs et courir aux fenêtres.

     

    °°°

    Et si ce qu’on appelle Dieu était à la fois le Bien et le Mal, qu’il incomberait à l’homme de démêler ?

     

  • Au silence du ciel

     
    constable_cloud_study.jpg
     
    Les larmes de ceux qui t’implorent
    te font -Ils exister ?
    se demande l’enfant qui dort
    sans rien te reprocher...
     
    Tout le mal serait d’être né
    disent certains,
    déçus d’avoir peut-être cru
    que tu avais parlé
    en ton nom jamais prononcé -
    mais l’enfant n’en sait rien...
     
    Je ne suis que reconnaissance,
    répond-il au silence
    de celui qu’ils vont suppliant
    de se faire consolant
    et dont pèse en lui la souffrance ...
     
    Vous accueillez l’enfant vivant
    sachant qu’en lui la mort sommeille,
    avec la même joie parfaite
    du sage inconnu en sa veille ...
     
    Le ciel se tait pour nous parler,
    et notre mélodie
    seule permet de l’écouter...
     
    Peinture: Constable.

  • Allègement de l'absence

    272387498_10228304371221276_6711178327408062840_n.jpg
     
     
    (Pour Florent et Gary)
     
    Plus le jour s’avance, et son ombre,
    plus je sens ma pénombre
    se fondre dans l’air allégé
    de la pure présence
    où s’avive ton absence...
     
    Le Dieu muet s’est éloigné,
    et le goût de la mort
    plus que jamais m’est étranger -
    il n’y avait que nous,
    et rien que la terre dessous...
     
    Au jardin d’enfance du monde,
    à la belle entreprise,
    à la ronde des illusions
    fécondes et aux mises
    de toutes les explorations
    nous aurons parié,
    brûlant gaiement tous nos vaisseaux...
     
    À présent il s’agit de vivre
    encore un peu sans toi,
    et notre foi qui nous délivre
    te rapproche de moi;
    enfin, juste que je te rassure:
    qu’en ce monde là-bas
    où toujours tout est branlebas,
    avec notre smala
    nous sourions dans nos masures...
     
    (Peinture: Lady L. alias Lucia K.)

  • Musiques du silence

    c9a21764a3a1d36d0c26061423f5535e.jpg 

    Morandi vu par Philippe Jaccottet

    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

    littérature,poésie,art

    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

    littérature,poésie,art
    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».
    littérature,poésie,art
    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    littérature,poésie,art
    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

    Philippe Jaccottet. Le bol du pèlerin (Morandi). Editions La Dogana, 83p. A relever la qualité de la présente édition, enrichie de dessins et d’illustrations polychromes.

  • Un soupçon d’humour noir peut aider à supporter le poids du monde

    images.jpeg

     

    c_Arcphoto_-_Jean-Bernard_Sieber.jpegUnknown-1.jpegUne série anglaise de l’humoriste Ricky Gervais, After Life, évoquant le deuil de manière plutôt hilarante, et le premier roman d’Emmanuelle Robert, Malatraix, détaillant les méfaits d’un terroriste préalpin qui venge la Nature afin de préserver les hauteurs sublimes de l’invasion parasitaire des «traileurs», modulent les envies de tuer qui nous viennent parfois pour de plus ou moins nobles raisons, avec ou sans passage à l’acte…

    C’est d’abord l’histoire d’un quinqua déprimé, prénommé Tony, qui vient de perdre la Lisa de sa vie et se demande s’il va plutôt tuer son prochain qui ne lui a rien fait, pour se venger de la vie salope, ou plutôt se taillader les veines – ce à quoi il renonce devant le regard réprobateur de sa chienne Randy. 

    Tel est l’argument de départ de la série à succès After Life, délectable suite d’horribles petits épisodes écrits et interprétés par l’humoriste Ricky Gervais  et que, me sachant en grand deuil depuis décembre dernier, un ami né le jour de la mort de Che Guevara, en octobre 1947, a cru bon de me conseiller, à moi qui suis né le jour de la naissance du Che  et de Donald Trump, le 14 juin de cette même année.

    Or, allez comprendre la nature humaine : je sais gré à mon compère de  la découverte (tardive, puisqu’on en est à la troisième et dernier saison qui a drainé plus de 100 millions de spectateurs) de ce feuilleton ironisant à sa façon sur le « travail de deuil», quand bien même je n’ai pas été tenté, une seconde, de trucider mon entourage ni de me jeter dans la baye de Montreux avec une pierre au cou.  

    Par ailleurs, After Life m’a rappelé, aussi, ma carrière dans les diverses rédactions où j’ai sévi pendant cinquante ans - Tony collaborant à un «gratuit» qu’il trouve décidément minable depuis la mort de Lisa, alors que celle-ci, tous les jours, continue de  l’encourager à vivre par la truchement de l’ordi sur lequel elle a enregistré des messages à lire après sa mort, entre autres vidéos de leur joyeuse vie commune.

    C'est aussi parce qu’il y a bel et bien une vie après Lisa, qui le pousse à lui trouver une remplaçante, que tous ses proches s’efforcent de raisonner Tony dont la douleur lui fait croire qu’il peut tout se permettre: son beau-frère qui dirige le «gratuit» et la brave dame venant se recueillir devant la tombe de son défunt Stan, voisine de celle de Lisa; son psychiatre gentiment débile mais de bonne volonté qu’il traite de nul sans se gêner; une plantureuse courtisane qu’il remballe d’abord et qui lui propose de lui faire son ménage en tout bien tout honneur; d’autres encore; et peu à peu, malgré sa rage, lui apparaissent la gentillesse et pire: la bonté des braves gens, tandis que Lisa, sur son écran de laptop, lui répète qu’il est le roi des types – tout cela pimenté d’irrésistibles épisodes, au fil des «sujets» qu’il traite pour sa feuille locale, dont la rencontre avec une centenaire - fierté locale à citer  absolument en exemple pour sa probable sagesse , qui lui lance  que la vieillesse est une calamité et qu’elle se réjouit de clamser…

    Bref, et comme dans la série Mum, version féminine du même sujet, le succès phénoménal d’After life tient sans doute à l’immense tendresse que dissimule son apparent cynisme, faisant de tous ses personnages des sœurs et frères humains en somme dignes de sympathie…  

    Sympathie même avec les démon ? Chiche !

    Le terme qui convient le mieux à la nature des relations d’Emmanuelle Robert avec les nombreux personnages, de tous les âges, de son premier roman, est sans doute celui-ci : sympathie, et qui se communique illico à la lectrice et au lecteur.

    Ceux-ci, bien élevés ou sagement conformés aux traditions bienséantes de la paroisse littéraire romande, se formaliseront peut être à la lecture des quatre premières pages de Malatraix, intitulées Carnet et rédigées par un malappris agressif au langage grossier, visiblement talonné par «cette merde de virus», non moins cancéreux en rémission temporaire et tout décidé, avant le grand saut, de purger la Montagne, sacrée à ses yeux, de tous les « guignols en baskets» qui en polluent les flancs et les crêtes. On apprendra plus loin que cet ange exterminateur est un ancien guide à l’ego proportionné à ce qui lui reste de belle gueule, mais pas question de «spoiler  la story», n’est-ce pas, comme le recommandent les amateurs de séries.

    Or précisément, dans le même style des séries, l’on parodiera tout de même la mise en garde d’usage : langage grossier, violence, sexe, drogue, suicides, déconseillé au moins de 13 ans…

    Et la sympathie là-dedans ? Pas moins immédiate dans la mesure où le Carnet du type se posant en nouveau Farinet, «résistant» et chargé de mission par l’Alpe sublime, fait écho à quelque chose que tout Helvète ami de la nature de tous les sexes peut éprouver.

    Il me souvient, ainsi, qu’entre seize et vingt ans, fous de grimpe d’avant et après mai 68, nous aurons, à l’enseigne du FDA (Front de désintoxication alpine), imaginé de dynamiter moult pylônes et autres obscénités mécaniques souillant la pureté des hauteurs, quitte à user nous-mêmes de moyens artificiels pour passer un surplomb ou remonter une dalle ou une fissure de sixième degré supérieur, etc. 

    Donc «grave sympa» la Manu, comme le relèverait le joli Dani, le plus jeune de ses personnages, qui parle comme vos ados même  moins «chelous» que lui, et dont la «galère perso»   s’inscrit bien dans les zones d’ombre de la crise sanitaire, entre «teufs de oufs» et « plans culs » à voile et vapeur, sans parler de faits carrément « relous » (trafics de filles de l’Est et autres malversations liées au Covid), etc

    Cela surtout à souligner d'emblée: que la narration de Malatraix se fait dans le langage particulier de chaque personnage, sans que sa fluidité ou son naturel n’en pâtissent. Il est vrai que le parler actuel, jusque «par chez nous» où l’on dit «contour» pour virage et «là-bas en haut » pour là-haut, est aussi métissé que la société des temps qui courent…

     Purs et durs en dolce Riviera

    Après quelque pages d’anthologie sur l’argot des bagnards, dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac fait cette remarque concernant les exagérations de la fiction par rapport aux données de la réalité : «Une des obligations auxquelles ne doit jamais manquer l’historien des mœurs, c’est de ne point gâter le vrai par des arrangements en apparence dramatiques, surtout quand le vrai a pris la peine de devenir romanesque ». Puis le romancier dit, en substance, que la «nature sociale», notamment dans une grande ville, est devenue tellement «romanesque»  qu’elle dépasse tout ce qu’un écrivain peut imaginer. Et d’ajouter : «La hardiesse du vrai s’élève à des combinaisons interdites à l’art, tant elles sont invraisemblables et peu décentes, à moins que l’écrivain ne les adoucisse, ne les émonde , ne les châtre »…

    Or Balzac n’était pas du genre à « châtrer» la réalité, ni non plus à brider sa folle imagination. Cependant, rapportés à la Suisse actuelle, et à l’image qu’en donnent nos écrivains, que dire de leur souci du «vrai» ou de éventuelles exagérations de leurs fictions ? Je me suis posé la question en lisant naguère les premiers romans de Marc Voltenauer, qui ne se situaient ni à Paris ni à Los Angeles mais dans nos Préalpes où tel tueur en série rôdait entre marmottes et ruminants placides. Du moins Voltenauer achoppait-il bel et bien à une thématique sociale, économique ou psycho-pathologique  impliquant telle ou elle «affaire» à connotations criminelles, comme un Dürrenmatt ou un Glauser dans leurs récits «noirs» antérieurs.

    Cela noté pour en revenir à Malatraix,  qui emprunte les sentiers locaux à la manière de Voltenauer – au ravissement probable des randonneurs de notre classe moyenne gentiment encanaillée et redécouvrant la belle nature.

    Quant à la vraisemblance du «killeur» s’en prenant aux «traileurs» du Haut-lac, genre ex-beau mec grand baiseur et pervers narcissique quoique guide patenté, pourquoi ne pas y croire quand on sait ce qu’on sait et qu’on voit ce qu’on voit, comme le dirait l’adorable vieille Marie-Rose bientôt centenaire qui risque de s’exploser en fumant ses clopes trop près de ses bonbonnes à oxygènes ?

    Ce qui est sûr, au sens balzacien du «vrai», c’est qu’Emmanuelle Robert et ses personnages sont «en phase» avec notre présent récent (la pandémie, l’obsession sanitaire, la non moins obsédante courses aux «perfos», la crise climatique et ses dérives para-terroristes, l’errance affective et sensuelle d'un peu toutes et tous, la liberté des mœurs n’excluant pas les éthiques personnelles rigoureuses) et qu’il en ressort, conforme aux codes du genre très bien maîtrisés, un roman franc de collier et tendrement accordé au sens commun, narquois et débonnaire, dont le sentiment qui s’en dégage, excluant toute complaisance morbide ou malsaine, relève, une fois encore, d’une sympathie partagée qui ne s’aveugle pas, disposée cependant à «faire avec» l’impureté de notre putain d’espèce… 

    Emmanuelle Robert, dès son premier roman, sait faire parler notre terre et ses gens, démêler en nous la part des anges et des démons, célébrer aussi la bonne vie au bord du ciel splendide cerné d’orages, etc.

    Emmanuelle Robert, Malatraix, Editions Slatkine, 493 p. 2021.

    After Life, de Ricky Gervais, 3 saisons sur Netflix.

     

     

  • Mohamed Mbougar Sarr exorcise l’horreur du réel par le roman

    safe_image.php.jpeg
    Avant la consécration du Prix Goncourt 2021, l’auteur de La plus secrète mémoire des hommes avait publié deux romans témoignant d’un courage impressionnant: Terre ceinte et De Purs hommes.
    Le premier détaillait l’emprise d’une «Fraternité» islamiste imposant sa terreur aux habitants d’une petite ville imaginaire ; et le second s’en prenait à la persécution des homosexuels, au Sénégal d’aujourd’hui. D’abord célébré dans son pays, le jeune écrivain n’a pas tardé à être vilipendé par les intégristes et leurs ouailles…
    C’était à prévoir, me suis-je dit en lisant récemment De purs hommes, après avoir découvert le formidable roman de Mohamed Mbougar Sarr justement récompensé par le Prix Goncourt, et d’ailleurs les premières réactions avaient précédé le succès international du jeune auteur après la première édition du roman. De fait, au lendemain du salamalec présidentiel saluant l’honneur national que représentait, pour un auteur sénégalais, la consécration du prix littéraire le plus prestigieux de francophonie, l’on pouvait s’attendre, en fièvre virale sur les réseaux sociaux, à un retour de flamme de ceux qui se firent un devoir vertueux de rappeler que l’écrivain fêté n’était autre qu’un suppôt de la décadence occidentale appliqué à défendre cette maladie précisément importée d’Occident qu’est l’homosexualité.
    Mais qu’est-ce à dire ? Le roman De purs hommes fait-il l’apologie de l’homosexualité ? Nullement, mais encore faut-il le lire pour voir, de bonne foi, qu’il n’en est rien. Par ailleurs, faut-il s’affliger de cette réaction vive, quoique sans commune mesure avec la fureur assassine soulevée en 1988 par Les Versets sataniques de Salman Rushdie, correspondant au choc de deux cultures ? Je ne le crois pas du tout, car cette réaction prouve que la littérature peut encore, aujourd’hui, non pas choquer gratuitement mais exposer une situation complexe et faire réfléchir sur la base de situations vécues, incarnées par des personnages de chair et de sang parfois déchirés entre plusieurs « fidélités »…
     
    Le prof, l’infâme vidéo et Verlaine censuré…
    Lorsque Ndéné Gueye, le narrateur de De purs hommes, encore estourbi de volupté amoureuse partagée avec la superbe Rama, est prié par celle-ci de regarder une vidéo «virale» infectant tous les téléphones portables de la capitale sénégalaise et environs, où l’on voit deux forcenés, encouragés par une meute hurlante, déterrer le cadavre d’un jeune homme, sa seule réaction, devant son amante, est, quoique choqué, de ne pas trop «savoir qu’en penser», supposant du moins que le malheureux était un «góor-jigéen» (littéralement un homme-femme, un homosexuel en langue wolof), sans se douter que cette réaction mollement dilatoire provoquerait la colère la plus vive de sa compagne.
    Aussi bien est-ce avec une violente intransigeance que Rama, d’ «intelligence vive et sauvage», prend son apparente indifférence, lui lançant à la figure qu’il est «finalement semblable aux autres. Aussi con ». Puis d’ajouter que « les autres au moins ont parfois l’excuse des ne pas être des professeurs d’université, de supposés hommes de savoir, éclairés ». Et de conclure : « Ce n’était qu’un góor-jigéen, après tout, hein ? », avant de l’envoyer promener…
    Aussi secoué par cette admonestation que par la vidéo, le jeune prof va faire, peu après, un autre expérience qui achèvera de le déstabiliser, quand une note du ministère de l’enseignement ordonnera d’ «éviter l’étude d’écrivains dont l’homosexualité est avérée ou même soupçonnée», tel Verlaine dont il se fait un devoir et un plaisir de parler à ses étudiants.
    Au demeurant - et c’est tout l’art de Mohamed Mbougar Sarr de plonger dans la complexité humaine - , le jeune homme a été troublé par la vision du corps déterré et exposé d’obscène façon, et le mélange de la scène éminemment érotique qu’il vient de vivre avec Rama, d’un souvenir personnel mêlant désir et violence, et de l’effroyable souillure imposée à un défunt, sur fond d’interdit social (l’homosexualité reste punissable au Sénégal) et de préjugés omniprésents, vont l’amener à s’interroger sur l’identité et le vécu réel du déterré, avec des conséquences inimaginables pour lui et combien révélatrices pour nous autres lecteurs.
    Et vous qu’auriez-vous donc fait, Monsieur le pape, et vous Monsieur l’imam ?
    En 1555, au lendemain de la paix religieuse d’Augsbourg signée la même année, un certain Gian Pietro Carafa, devenu pape sous le nom de Paul IV, se signala par l’introduction du ghetto obligatoire pour les Juifs et par le rétablissement de bûchers destinés aux hérétiques (il fit exécuter vingt-quatre marranes deux mois après son intronisation), tout en instaurant l’Index des livres prohibés qui ne serait aboli que par un autre Paul, sixième de la série, en 1963…
    À relever que le charmant Paul IV s’illustra également par cette déclaration fameuse: «Même si mon propre père était hérétique, j’irais moi-même chercher le bois pour le brûler». Or ce sont les mêmes mots, inspirés par une violence de «droit divin» parallèle, que nous retrouvons dans la bouche des religieux musulmans de divers grades, qu’ils soient confrontés aux homosexuels, dans De purs homme, ou au couple de jeunes amants non mariés exécutés dès les premières pages, atroces, de Terre ceinte, par les « frères » islamistes jugeant leur conduite immorale…
    Quant à Ndéné Gueye, narrateur de De purs hommes, qui demande à son père, faisant office d’imam dans sa communauté , comment il réagirait s’il avait un fils homosexuel, et qui entend le même discours d’intolérance, à ses yeux intolérable - d’autant plus qu’il est tenu par un père respecté et aimé -, c’est bel et bien à partir de là qu’il va développer une véritable enquête à laquelle Rama, dont il a retrouvé la confiance, participera activement avec une autre amie non moins libre d’esprit.
    Comme on l’a vu dans La plus secrète mémoire des hommes, les femmes jouent un rôle majeur dans l’univers romanesque de Mohamed Mbougar Sarr, et cela vaut tout autant pour Terre ceinte que pour De purs hommes où l’on trouve, plus précisément, quelques pages d’une saisissante intensité émotionnelle, d’une profondeur de réflexion bien rare chez un auteur trentenaire, et d’une rare beauté d’écriture, relatives au deuil de la mère dont on a injustement bafoué le fils défunt…
     
    272278829_10228319854848357_8739019955007873826_n.jpg
    Le roman pour mieux comprendre, au lieu de juger
    Avec les moyens intellectuels dont il dispose, son éducation (fils de médecins), sa formation (en hautes études sociales) et sa culture personnelle (notamment littéraire) , Mohamed Mbougar Sarr aurait fort bien pu combattre l’homophobie et l’islamisme radical en intellectuel engagé, si tant est que ces deux «sujets» l’eussent mobilisé à ce point, mais nous toucherait-il autant qu’avec les deux romans qui abordent ces deux questions, dont chacun inscrit celles-ci dans un contexte social, familial et psychologique général, avec une foison de personnages illustrant les diverses perceptions de la liberté sexuelle et de la religion en dialogue ou en conflit dans la société sénégalaise actuelle – et a fortiori dans toute société ?
    Un peu comme les personnages «questionneurs» de Voltaire, Candide ou Zadig, le protagoniste de De purs hommes, type de l’intellectuel qui se croit ouvert plus que les autres, découvre peu à peu une réalité multiple qui ne se réduit pas à l’opposition du noir et du blanc, de l’hétéro garant de stabilité sociale et de l’homo «malade» ou «pervers», alors qu’un de ses collègues plus âgés (homo prudemment resté dans son placard) s’oppose à la provocation publique des gays fiers de l’être, ou qu’un travesti célèbre – et toléré dans la rue pour ses extravagances - lui révèle qu’il n’ «en est pas».
    Surtout, il va découvrir, et c’est valable partout, qu’un seul soupçon de manquement à la virilité suffit parfois à provoquer une rumeur, à nourrir l’opprobre et à déclencher la chasse au «différent» et à l’ «impur», la question fondamentale de la pureté ressurgissant alors en force dans les injonctions du patriarcat en mal de cohésion sociale, soucieux de surveillance et de punition – l’impureté sexuelle reliant évidemment la question de l’inversion et du transgressif amour libre, tout en renvoyant le protagoniste à ses propres pulsions et contradictions.
    S’il a une intelligente clarté qu’on pourrait dire voltairienne, Mohamed Mbougar Sarr, comme il l’a surabondamment illustré dans La plus secrète mémoire des hommes, écrit en français mais pense, perçoit, exprime aussi son ressenti en Africain fils de sa langue et rejeton de plusieurs cultures, mais aussi en mec puissant, sensuel et conscient des pulsions multiples qui cohabitent dans un corps d’homme ou de femme, enfin en romancier d’une porosité aussi exceptionnelle que sa grâce verbale.
    Henri James dit quelque part qu’un grand romancier donne raison à tous ses personnages, ce qui ne signifie pas pour autant que tous aient raison aux yeux du lecteur, mais le romancier, plus que le prédicateur ou que le défenseur d’une thèse, applique en somme la devise de Simenon qui était de «comprendre et ne pas juger», au dam de ceux qui tranchent, édictent, proclament, surveillent et punissent sans un début de compréhension, au nom des Bonnes Mœurs ou d’un Dieu vengeur justifiant bûchers et lapidations, etc.
    Mohamed Mbougar Sarr, Terre ceinte, Présence africaine, 354p. 2017.
    De purs hommes. Editions Philippe Rey /Jimsaan, 190 p. Réédité en 2021.

  • Longue vie aux doux rêveurs

    images.jpeg
    Pour tout dire (100)
     
    À propos de la démence collective et chaotique des temps qui courent, du sens commun et de l’humanisme sensible lui opposant le contrepoison du comique grinçant ou de l’exagération poétique révélatrice. Le film apparemment délirant de Yorgos Lanthimos, The Lobster, en troublante illustration. De même que Le rat de Venise de Patricia Highsmith...
    Nos églises progressistes seront-elles bientôt équipées de jacuzzis ? Quand nos médias pluralistes dénonceront-ils enfin la torture des masturbateurs par le supplice du grille-pain ? Et quel nouveau tribunal international va-t-il légiférer à propos du crime contre l’humanité que représente l’humour noir ?
    Telles sont les questions qui me sont venues pêle-mêle à l’esprit (mauvais esprit es-tu là ?) en réaction à deux faits récents, entre tant d’autres, me semblant dignes d’attention
    Le premier est l’installation, en l’église protestante de Vennes, dans le quartier de notre enfance des hauts de Lausanne, d’un parterre de fauteuils, divans, bergères et autres poufs confortables remplaçant les rangs quasi militaires de bancs de bois dur de jadis (souvenir de nos derrières meurtris dès l’école du dimanche) de façon conviviale et décontractée, non plus face au choeur obsolète sommé de l’inscription DIEU EST AMOUR, mais aux claires verrières latérales donnant sur les toits des villas Mon Rêve du quartier voisin.
    Le second est la découverte d’un film tout à fait stupéfiant à mes yeux, intitulé The Lobster et dont la sortie m’avait échappé en 2015, qui parle d’amour, de sexe, de sentiments personnels profonds et de coercition sociale d’une façon à la fois crue et quasi délirante (en apparence), relevant à la fois du fantastique social et de la poésie tendre.
    Si Johnny est un dieu, va pour le karaoké…
    La folie ordinaire de notre monde est un thème sérieux, dont je m’étonne qu‘il soit si peu traité par nos jeunes auteur(e)s et cinéastes, à quelque exceptions près, mais l’impatience n’est pas de mise dans un contexte de mutation : il faut juste être attentif.
    S’agissant des canapés installés en l’église de Vennes aux fins de relancer l’attractivité du culte dominical en ce lieu jadis si grave, voire froid, je balance entre deux réactions – de rejet viscéral et de compréhension plus débonnaire - liés à mon expérience personnelle.
    Parce que j’ai vu, de près, ce qu’est une paroisse protestante. Que j’y ai suivi des sermons plus ou moins assommants et perçu des relents de sourcilleux conformisme social, avant l’apparition d’un formidable pasteur, revêche et bon, dont le verbe cinglant et la présence irradiait ce qu’on peut dire l’intelligence du coeur.
    Un premier mouvement naturel m’a fait rejeter cette innovation assez significative, à mes yeux, de la décomposition d’une communauté dont les rites s’étiolent, sur quoi j’ai pensé que ces gens, bien cools au pied de la croix (!) vivaient peut-être la chose de bonne foi, au double sens du terme.
    Je ne sais pas, mais je me souviens : je me revois, autour de mes quinze ans plutôt rebelles, en face du pasteur Pierre Volet aux bacchantes à la Brassens. Ce type, qui avait côtoyé les prêtres-ouvriers de Marseille, ne dorait pas la pilule. Quant il parlait à Vennes, l’église était pleine. Mais rien chez lui des artifices propres aux télévangélistes américains ou à leurs émules de partout, et les gens se foutaient pas mal d’être mal assis sur ces bancs punitifs !
    Du coup je me dis, aujourd’hui, à propos des divans et des coussins de l’église de nos chers vieux: et pourquoi pas ? Le rabbi Iéshouah a-t-il jamais exigé qu’on l’écoute au garde-à-vous ? Et ne vaudrait-il pas mieux stigmatiser les imposteurs qui se servent des textes sacrés pour dominer leurs semblables, violer les cœurs et les corps ?
    Sur quoi je me dis, chrétien mécréant que je suis, que ces nuances me gonflent. Après tout qu’ils vivent l’église comme ils le sentent, ces braves paroissiens, avec des flippers et des scènes de karaoké si ça leur chante, pourvu que passe ce quelque chose que je n’ai pas envie de nommer, crainte d’en dire trop ou pas assez…
    Redites-moi des choses tendres…
    Ce qui est sûr, aussi bien, c’est que le manque de ce quelque chose, lui, n’est pas cool, et que c’est loin de tout confort matériel ou même spirituel que nous transporte ce rêve éveillé que déploie le film du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, intitulé The Lobster et dont l’humour panique bouscule tous nos repères.
    En l’occurrence, le DIEU EST AMOUR du temple de nos enfances n’a plus d’écho que déformé, monstrueusement, falsifié comme celui qui sert de caution aux centaines de prêtres violeurs australiens (le journal de ce matin) rejoignant les milliers et les millions de prédateurs consacrés ou non invoquant dieu sait quel Dieu ou n’obéissant qu’à leur démons - ce qui revient au même.
    Il n’est pas question une seule fois, dans The Lobster, de religion au sens habituel, ni de pouvoir ecclésiastique ou politique. Cependant dès les premiers plans du film, quelque chose se passe qui relève du sacré, marqué par la mort absurde d’un animal. Une femme, sortant de sa voiture sous la pluie, en pleine campagne où paissent trois ânes, brandit soudain un revolver et flingue l’un des animaux. Ensuite un homme barbu au regard sombre, prénom David, se pointe avec son chien Bob dans une espèce d’hôtel dont la négresse réceptionniste (on dira plutôt : employée de couleur) lui explique qu’il a 45 jours pour trouver une conjointe (il a perdu la femme qu’il aimait et il est interdit de rester seul en ces lieux) faute de quoi il sera changé en l’animal de son choix – un homard en ce qui le concerne.
    La spectatrice et le spectateur (pour parler en langage inclusif rôdé) ont appris entretemps que le chien Bob de David (Colin Farrell qui a dû se laisser pousser la barbe) est son frère réincarné, dont la mort lui tirera des larmes quand la femme sans cœur qu’il a cru bon d’épouser dans l’intervalle le tuera pour l’éprouver…
    Parmi les animaux dénaturés
    Le sous-titre de The Lobster est Une histoire d’amour, et c’est exactement ça. Ou plus précisément: l’histoire de David fuyant le monde des animaux dénaturés que sont devenus les hommes, en ce lieu de triage collectif où il est strictement interdit de se livrer à l’égoïste masturbation (la main du contrevenant est châtiée par le supplice du grille-pain) et requis de s’exercer au frottage sexuel à l’essai avant l’accouplement marital.
    Or, rejeté par la femme sans cœur au visage glacial, David se réfugie dans la forêt des solitaires, proies de chasses quotidiennes pour les aspirants au mariage salvateur, mais eux-mêmes soumis à des règles strictes en matière de relations affectives ou sexuelles.
    Terribles humains ! Que n’est-on plutôt marmotte farouche, chat angora ou chien regardant franchement Dieu en face, comme dans la nouvelle de Buzzati !
    Les réseaux sociaux ont frémi, à propos de The Lobster, de toute l’indignation des lectrices et lecteurs d’histoires d’amour ordinaires, où le beau garagiste romantique et l’aristocrate mélomane vivent mille tribulations (tendances homo du fier mécanicien, anorexie de la belle, etc.) avant de se trouver «à tous les niveaux».
    De fait, rien de cela dans The Lobster. Et pourtant, cette saisissante méditation sur la solitude, la quête d’une relation non violente et vraie, le poids écrasant du conformisme et la sourde virulence de la guerre des sexes, ne multiplie les cruautés apparentes que pour mieux dire notre éternelle aspiration à ce quelque chose que je disais, qui relève (peut-être) du divin ; et le dernier film de Yorgos Lanthimos , Mise à mort du renne sacré, reprend ce thème du pouvoir écrasant et du manque d’amour - avec moins de puissance onirique me semble-t-il, mais une même façon «panique» d’exprimer notre besoin fondamental de douceur.
    Et les animaux là-dedans ?
    L’humour étrange de Lanthimos est extravagant, à la fois violent et délicat. J’y retrouve l’inquiétante étrangeté commune à Kafka et à Dino Buzzati, dont les œuvres sont elles aussi parcourues par maintes figures animales révélatrices.
    À l’occasion de nombreuses interviews d’écrivains contemporains, j’ai souvent demandé à mes interlocuteurs en quel animal ils souhaitaient se réincarner. L’auteure (auteuse, autrice, autoresse ?) de récits «paniques» Patricia Highsmith, dont l’humour noir fait merveille dans Le rat de Venise, me répondit qu’elle hésitait entre l’éléphant (à cause de son intelligence et de sa longue vie) et le petit poisson dans un banc de corail, avec une préférence finale pour celui-là, qui l’apparente au homard lui aussi promis à une longue vie.
    Longue vie donc aux rêveurs doux, et puisse s’humaniser encore l’animal le plus fou de notre arche « divine »…
     
    Yorgos Lanthimos. The Lobster.
    Patricia Highsmith. Le Rat de Venise. Histoires de criminalité animale. Livre de poche.

  • Hemingway sous nos fenêtres

    272802077_10228322800601999_5521651978231156170_n.jpg
    Pour tout dire (98)
     
    Ernest Hemingway aurait eu 100 ans le 21 juillet 1999. Venaient alors de paraître toutes ses nouvelles en un volume. Merveilleux florilège de son art du bref ! Il avait achevé L’Adieu aux armes au vallon de Villard, sous nos fenêtres actuelles, entre narcisses et martres folâtres.
    Le cliché s'impose: sa vie fut un roman. Une suite de chapitres plus aventureux les uns que les autres, marqués par la guerre, dans laquelle il se lança à 19 ans, l'amour des femmes (il en épousa quatre), de rudes passions (la chasse et la pêche, la tauromachie et la boxe), une fringale de vivre et une énergie qui a pu le faire classer parmi les «durs» de la littérature.
    Or Hemingway n'est pas réductible aux images simplistes qu'on a forgées de lui, du «macho» primaire ou du «viscéral», dépourvu de vie intérieure. L'art de cet écrivain atteint au contraire des sommets de concentration et de mesure classique, de finesse et de valeur symbolique, où s'expriment clairement l'obscurité même du monde, le sentiment de l'absurde et du nada, et cette angoisse secrète qui ne l'a jamais lâché et finit par le terrasser, le premier dimanche de juillet 1961, lorsqu'il se tira une décharge de carabine à bout portant.
     
    Le génie du bref
    Du grand art d'Hemingway qui a marqué tant d'écrivains contemporains, témoignent certes ses romans célébrissimes (L'adieu aux armes, Le vieil homme et la mer) mais plus encore ses récits brefs, où son style touche à sa pointe de limpidité et de dépouillement, d'efficacité (génie du dialogue et du récit à multiples points de vue) et de charme plus diffus où perce une vieille mélancolie. À cet égard, le meilleur hommage qu'on pourrait lui rendre cet été serait de se replonger dans la lecture de ses Nouvelles complètes, rassemblées en un seul volume de plus de 1000 pages à l'enseigne de la collection Quarto.
    Incluant toutes les nouvelles publiées de son vivant (78 titres, ordonnés selon la volonté de l'écrivain), mais également les esquisses et fragments parus dans des revues ou retrouvés dans ses papiers, cet indispensable «portable» s'ouvre sur une émouvante photo de l'adolescent écrivant à plat ventre dans une prairie, annonçant la première gerbe de ses «juvenilia».
     
    Une vie quintessenciée
    «La seule écriture valable, notait Hemingway, c'est celle qu'on invente, celle qu'on imagine.» Or ce qui frappe à la lecture chronologique de ses nouvelles, c'est, bien plus que leur aspect anecdotique lié aux innombrables expériences vécues de l'écrivain, leur valeur de transposition, dans le cercle magique de la Hemingway fiction.
    Il y a bien sûr du reporter chez Hemingway, mais plus il va, surtout après sa période parisienne et plus il décante, plus il concentre, plus il tend à la quintessence de l'histoire, avec une simplicité et un naturel apparents qui dissimulent une maîtrise consommée.
     
    Écrire vrai
    «Ce qu'il faut, écrivait-il encore, c'est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses.» Et c'est dans cette «vérité» cristallisée, sans doute, où se fondent l'émotion vécue et l'expression la plus aiguë, que réside le génie elliptique d'Hemingway, dont l'écriture qui tend à dire le plus de choses avec le moins de mots reste un modèle.
    Merveilleusement vivantes et brassant une substance émotionnelle inépuisable, mais également passionnantes par leur ancrage dramatique dans les tribulations de l'auteur et de ses semblables, très attachantes enfin par leur charge affective et personnelle gagnant en densité avec les années, les nouvelles d'Hemingway constituent un grand voyage mouvementé à travers le siècle ressaisi par l'imagination d'un conteur.
     
    Hemingway. Nouvelles complètes. Traductions originales reprises des publications antérieures. Avec un choix de lettres, 36 photos, un cahier biographique et bibliographique, un choix de lettres et une filmographie. Gallimard, collection Quarto, 1232 pp.
    272294986_10228322801922032_7762294036212230578_n.jpg
    Bons baisers de Chamby...
    Les Vaudois se le rappellent: Hemingway fit plusieurs séjours chez eux au début des années 1920. C'est par ses lettres que nous en apprenons le plus. Après une première escale en 1921, le deuxième séjour du jeune Hemingway au «chic endroit» de Chamby-sur-Montreux, en mai 1922, en compagnie de sa première épouse Hadley «aussi rouge et brune qu'une Indienne», lui inspire une lettre épique à son toubib de père. Il raconte notamment son ascension de la Cape-au-Moine qu'il dit «très raide et très dangereuse», signale qu'il vu deux grosses martres en escaladant la Dent-de-Jaman (juste à côté des Rochers-de-Naye) et qu'il est allé boire onze bouteilles de bière aux Bains-de-L'Alliaz.
    Les jours suivants, le couple passera le col du Grand-Saint-Bernard (encore enneigé) à pied et descendra sur Milan malgré les pieds enflés de Mrs. Hemingway...
    De retour à Chamby en novembre 1922, au milieu de tout un joli monde anglo-saxon qui se passe le mot qu'on mange mieux au Grand Hôtel des Avants qu'à l'Hôtel des Narcisses, Hemingway écrit à une amie qu'il croit «que c'est le plus bel endroit du monde». Il participe aux «grandes courses de bob pour le canton de Vaud», qui se déroulent à Sonloup et le délassent de la conférence de la paix qu'il est censé «couvrir» à Lausanne et «qui est très ennuyeuse et bourrée de cachotteries», les Turcs étant «exactement comme des marmottes», qui se cachent dans leur trou quand on veut les voir...
    Ce qu'il faut rappeler, alors, c'est que le reporter Hemingway se trouvait Lausanne, en décembre 1922, pour suivre les pourparlers de paix entre Grecs et Turcs, après qu'il eut assisté aux terribles événements de septembre, marqué par d'énormes déplacements de population en Thrace...
     
    BIOS. Selon les spécialistes, la meilleures biographie d'Hemingway est celle de James R. Mellow, sous-intitulée Une vie sans conséquences et qui insiste sur la parenté de l'auteur avec la «génération perdue», plus précisément Scott Fitzgerald, et les années parisiennes d'Hemingway.
    La quête du «livre impossible» est également un des thèmes de cet ouvrage qui vient d'être réédité au Rocher. Parallèlement, les Editions Calmann-Lévy publient Papa Hemingway de A. E. Hotchner, qui fit connaissance de l'écrivain Cuba, en 1948, et devint un ami proche.
    L'éclairage sur la fin de la vie d'Hemingway, paradoxalement assombrie par la gloire mondiale du Nobel, et livrée aux démons intérieurs et aux déboires conjugaux de l'écrivain, est particulièrement révélateur, notamment par rapport à l'image édulcorée que préservait la dernière épouse.
     
    HOMMAGE. Il est toujours intéressant, voire émouvant, de lire l'éloge d'un écrivain par un pair qu'il a marqué. Ainsi de l'essai de Jérôme Charyn, dont le titre signale bien l'orientation non conventionnelle: Hemingway, portrait de l'artiste en guerrier blessé. Publié en Découvertes Gallimard, cet épatant petit livre vaut autant par son intérêt documentaire (notamment pour l'influence d'Hemingway sur plusieurs générations d'auteurs américains) que par la chaleur toute personnelle qui en émane.

  • Transes de Monsieur Transitif

     

    Pour tout dire (96)484b5c8a5de10e8f21af13994248a6ff.jpg

    De la cuistrerie obscure en matière poétique, et du rire qu’elle nous valut, tel jour au Yorkshire avec le sémillant Bona Mangangu, à la lecture d’un inénarrable recueil de Philippe Beck, chastement intitulé Dans de la nature…

     

    Nous aurons bien ri, cette année-là à Sheffield, avec mon ami Bona Mangagngu, compère de blog depuis des années et enfin rencontré en 3D, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié.

    Or un soir, pour stimuler pneumatiquement notre rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé Dans de la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de « l'impersonnage » par la critique de poësie poëtique en France française.

    Dès les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous aurons immédiatement été mis en joie avant d’y trouver le leitmotiv de notre hilare complicité.

     

    Et ces premiers vers les voici:

    « À la question du coquillage,

    je dois répliquer Non ».

     Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu du Projet du poète poëtique, les vers suivants doivent être cités dans la foulée « pour la route »: 

    « Les bergers musiqueurs

    qui peuplent la future Bucolie

    (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce

    Colorée Pure, pas plus.

    Le « Jardin Suspendu Spirituel ».

    Car Pièce fleurit

    le bouquet des essais

    piquants et décriveurs

    pour évoquer Muse (Effort

    =Muse)

    au milieu des animateurs ».

     

    Or donc, ces « animateurs » nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés:

    « Dignes paquets d'expression

    et universalité plaintive

    ont de la peine à faire Lac.

    Des groupistes se creusent,

    comme les « Viens » inarrêtables,

    Bruit entre feuilles, oiseaux,

    pailles générales, poutres

    exigent force d'être là

    encyclopédiquement »., etc.

     

    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, la réprobation des amateurs avérés de la poësie poëtique de Philipe Beck, « impersonnage » fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous-section poëtique du CNL, faut-il préciser), autant dire : un ponte, voire un pontife, et comment en rire ?

    Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature:

    « Sa bouche est dans le paysage.

    Il est rupture idyllique. Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève,

    redresseur. C'est Monsieur Transitif ».

     

     J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre « impersonnage ».

    La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel

    Or le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le verve naturelle de Bono le Congolais, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont l’eau claire nous désaltère depuis La Fontaine, etc.

     

    Philippe Beck, Dans de la nature. Flammarion, 2003.

  • McMammon

    Panopticon533.jpg

    … Ce temple, de construction récente, est celui des Mammonites, dont la particularité du culte tient à l’offre très diversifiée de menus eucharistiques en packages conditionnés à l’emporter - on dit d'ailleurs, plus précisément, que certains signes attesteraient la faveur spéciale de notre nouveau Président pour la formule Mammon Meal…


    Image : Philip Seelen