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Carnets de JLK - Page 23

  • La Leçon interrompue

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    images-2.jpegNouvelles de Hermann Hesse
     
    Après la publication, en traduction française, d’ Enfance d’un magicien, du Dernier été de Klingsor et de Berthold, notamment, voici paraître un nouveau recueil de nouvelles de Herman Hesse qui, toutes, ont pour arrière-fond l’enfance ou les années d’apprentissage de l’auteur, dans un climat mêlé d’effusions radieuses et de mélancolie.
    De l’un à l’autre des cinq récits très judicieusement rassemblés ici et traduits par Edmond Beaujon sous le titre de celui qui clôt le volume, l’on se balade, de fait, dans le même univers de sensations et de rêveries, dont on dirait qu’elles émanent des paysages d’Allemagne méridionale chantés par les romantiques, de Tübingen à Calw, et jusqu’au lac de Constance.
    Loin de constituer pourtant des souvenirs d’enfance ou de jeunesse, au sens conventionnel, ces récits nous proposent, sous des angles fort différents – deux d’entre eux datant des débuts de l’écrivain, tandis que les trois autres sont du septuagénaire –, une méditation marquée au sceau du temps sur les événement apparemment insignifiants qui ont contribué à façonner la personnalité de l’auteur.
    On sent à l’évidence, dans les trois nouvelles extraites des Proses tardives (composées en 1948 et 1949), des préoccupations faisant écho à la crise de conscience de l’époque dont Hesse fut un témoin solitaire et non-conformiste, mais le fond de la perception du monde et des êtres n’en apparaît pas moins d’un seul tenant dans l’ensemble de l’ouvrage, et notons alors la remarquable maturité intérieure du jeune écrivain qui composa, entre 19 et 26 ans, les deux parties de Mon enfance.
    Déjà alors, Hermann Hesse a de son enfance une image ou le symbole prime sur l’anecdote. Interrogeant ses souvenirs les plus reculés, à la façon d’un Andrei Biély, dans Kotik Letaev, et ce jusqu’en deça de de la troisième année, il cherche à cristalliser la figure de contemplation de cet âge d’or.
    L’enfant essentiel
    Cela étant, l’écrivain se garde bien d’idéaliser une enfance ou le mal à sa part, sa nostalgie l’y portant non parce qu’il y situe le lieu de la parfaite innocence, mais parce que chaque chose y a encore sa fraîcheur et sa densité, sa part de gravité et de mystère. L’enfant que sa mère berce de conte merveilleux, et dont le père dirige la curiosité avec la plus grande bienveillance, pose en toute ingénuité les premières grandes questions de la vie : d’où viennent la pluie et la neige, pourquoi sommes-nous riches alors que notre voisin ferblantier est pauvre, et quand on meurt est-ce pour toujours ?
    Autant d’interrogations qui associent, sous le même signe de l’Absolu, l’enfant et le sage. Et l’écrivain de relever alors que « l’existence de bien des personnes gagnerait en sérieux, en probité, en déférence, si elles conservaient en elles, au-delà de leur jeunesse, quelque chose de cet esprit de recherche et de ce besoin de questionner et de définir ».
    Rien de mièvre dans cette remémoration des expériences enfantines de l’auteur : qu’il s’agisse du premier affrontement sérieux opposant le garçon aux siens, du souvenir de la mort précoce d’un de ses camarades de jeux, de certaine mission le délivrant momentanément de sa prison scolaire (dans La Leçon interrompue) pour le confronter aussitôt après à la fatalité qui s’acharne sur certains destins, ou d’une scène lui révélant (dans Le mendiant) la probité digne et charitable à la fois de son père, Hermann Hesse se garde, dans ces rêveries méditatives, et du prône moralisateur et du seul charme incantatoire de la narration.
    Une réelle magie se dégage pourtant de la plus accomplie de ces nouvelles, intitulée Histoire de mon Novalis. Dans une tonalité qui l’apparie aux romantiques allemands, ses frères en inspiration, le jeune Hesse (qui avait alors 23 ans) se plaît, par la voix d’un aimable bibliophile, à retracer, de mains en mains, l’itinéraire d’une « quatrième augmentée » datant de 1837, des œuvres de Novalis, imprimée à Stuttgart sur papier Java. L’on fait alors connaissance, à Tübingen, de de braves étudiants jurant « par le Styx » et rêvant à de blondes et pures fiancées, de studieux précepteurs et de compères chantant leur joyeux refrain sous les tonnelles –tout cela fleurant bon les nuits claires et mélancoliques.
    La perte de l’innocence
    Trois des récits insérés dans La leçon interrompue datent d’après la Deuxième Guerre mondiale. Il réductible non-converti, le vieux sage, auquel fut décerné le prix Nobel 1946, parle non sans amertume de l’impossibilité de raconter des histoires en toute innocence, comme cela se pouvait encore au siècle passé. L’ambiguïté et le doute frappant désormais toute chose, la narration ne peut plus, décemment, ne pas tenir compte des bouleversements de l’époque.
    « Ce n’est que très lentement, note l’écrivain, et malgré moi que j’en arrivais, avec les années, à constater que mon mode d’existence et ma conception du récit ne correspondait plus l’un à l’autre ; que, par amour de la narration bien faite, j’avais plus ou moins déformé la plupart des événements et des expériences de ma vie, et que je devais ou bien renoncer à écrire des histoires ou bien me résoudre à devenir un mauvais narrateur. Mes tentatives en ce sens, à partir de Damien, jusqu’au Voyage en Orient, me conduisirent toujours plus loin hors des voies de la bonne et belle tradition narrative »
    Dans La leçon interrompue, le lecteur sentira tout particulièrement ce passage d’un monde à l’autre, d’une conception de l’homme à l’autre, en dépit de la fidélité à soi-même d’une des grandes consciences de ce temps.
    Hermann Hesse, La Leçon interrompue. Nouvelles traduites de l’allemand par Edmond Beaujon. Éditions Calmann-Lévy, 1978

  • Les porteurs de feu

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    Lecture intégrale de La Route de Cormac McCarthy

    - Il y a un homme et un enfant.
    - Dans la forêt.
    - Noir sur fond gris.
    - Comme sous un glaucome glacé.
    - L’homme émerge d’un rêve.
    - Il y a vu une créature aux yeux morts, une créature transparente au cerveau visible sous une cloche de verre mat.
    - A la première lueur grise il se lève.
    - « Nu, silencieux, impie ».
    - Avec l’enfant ils vont vers le sud.
    - Impossible de survivre en ces lieux un autre hiver.
    - Avec ses jumelles il scrute les alentours lourds de menace.
    - L’enfant est son garant.
    - « S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé ».
    - Ils ont un caddie.
    - Comme des personnages de Beckett, mais dégageant une autre sorte d’aura.
    - Tout est menace, à commencer par la moindre présence humaine.
    - L’homme protège l’enfant. Il a un revolver.
    - Chacun est tout l’univers de l’autre.
    - Arrivent à une station-service désaffectée.
    - Récolte de l’huile, pour leur lampe.
    - Continuent dans le paysage carbonisé.
    - L’homme croit voir une ville au lointain.
    - Le petit ne voit rien.
    - Il pleut. Fait très froid.
    - Autre trésor : le livre de l’enfant.
    - Le petit demande s’ils vont mourir.
    - L’homme répond : plus tard.
    - Le petit veut savoir ce que l’homme ferait s’il mourait.
    - L'homme se dit : « Si seulement mon cœur était de pierre ».
    - Quand il se réveille il s’éloigne et demande à Dieu s’il a un cou pour qu’il puisse l’étrangler.
    - As-tu une âme, lui demande-t-il en le maudissant.
    - Le lendemain ils traversent la ville.
    - En grande partie incendiée.
    - Ils voient un cadavre.
    - L’homme évoque la mémoire : ce qu’il faudra se rappeler et ce qu’il faudra oublier.
    - « On oublie ce qu’on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu’il faut oublier ».
    - Puis l’homme se rappelle une journée au bord d0un lac, près de la ferme de son oncle.
    - « C’était la journée parfaite de son enfance ».
    - Les jours et les semaines qui suivent, ils marchent vers le sud.
    - Tout le pays a été brûlé.
    - Une nuit l’homme est réveillé par un lointain tonnerre.
    - Un seul flocon tombe à un moment donné, « comme la dernière hostie de la chrétienté ».
    - Ils s’abritent dans un garage abandonné.
    - L’homme y répare le caddie.
    - Non loin de là se trouve une grange.
    - Dans laquelle ils découvrent trois pendus.
    - Le problème des chaussures l’inquiète.
    - Et de la nourriture.
    - Dans un fumoir, ils trouvent un vieux jambon.
    - Croit entendre des bruits de tam-tam.
    - En rêve il voit sa pâle fiancée.
    - Il se défie des rêves euphoriques.
    - Mais il se souvient d’elle, sauf de son odeur.
    - « Maintenant insulte ton froid et les ténèbres et sois maudit ».
    - Il se sert du caddie à la descente comme d’un bob.
    - Cela fait rire l’enfant.
    - Du haut d’une côte ils découvrent un lac. Il explique au petit ce qu’est un barrage.
    - Il n’y a rien dans le lac : nulle vie.
    - Il se rappelle, tout près de là, le piqué d’un faucon fondant sur une volée de grues sauvages.
    - Souvenir de la nature vivante.
    - A présent l’air est granuleux et grumeleux.
    - « Le goût qu’il avait ne vous sortait jamais de la bouche ».
    - Puis le temps se lève et le froid faiblit.
    - Ils arrivent dans une zone agricole aux bâtiments encore debout.
    - Une pancarte invite : visitez Rock City.
    - Dans une maison déserte, il récupère des couvertures.
    - Il renonce à emporter des conserves, peut-être contaminées.
    - Ils arrivent dans les faubourgs d’une ville. Visitent un supermarché.
    - Miracle : il trouve un Coca-Cola dans un distributeur défoncé.
    - L’homme fait tout boire au petit.
    - Qui comprend que ce sera la dernière fois qu’il boit une chose si bonne.
    - Arrivent ensuite en ville.
    - Où ils croisent des tas de morts momifiés.
    - Dont toutes les chaussures ont été volées depuis longtemps.
    - On comprend que des années se sont passées depuis le cataclysme.
    - Le lendemain, au sud de la ville, ils arrivent à la maison d’enfance de l’homme.
    - Qui retrouve quelques souvenirs.
    - Le petit est effrayé et voudrait fuir de là.
    - Passe de la troisième à la première personne devant sa chambre : « C’est ici que je dormais autrefois ».
    - Là qu’il a eu des rêves d’enfant.
    - Parfois des cauchemars terribles.
    - Mais jamais aussi terribles que celui qui est advenu.
    - Trois nuits plus tard la terre semble trembler pendant la nuit.
    - Il leur reste une chaîne de montagne a passer pour atteindre la côte.
    - Ils doivent passer un col qu’il a passé jadis avec son propre père.
    - La montée est extrêmement pénible.
    - Le petit surveille tout ce que fait et dit son père.
    - Lui rappelant la moindre inconséquence.
    - Comme s’il était sa conscience.
    - Sur l’autre versant il y a des chutes d’arbres.
    - La nuit le petit fait un cauchemar. Où il est question de la rupture du ressort de son pingouin.
    - Puis ils arrivent à un torrent et une cascade.
    - Ouah, fait le petit.
    - Ils se baignent. Puis ils trouvent des morilles. Byzance.
    - « C’est un bon endroit, papa ».
    - Le père raconte alors d’anciennes histoires « de courage et de justice ».
    - Mais on ne peut rester là. Danger partout.
    - Ils reprennent la carte en lambeaux.
    - Doivent suivre les routes d’Etat, ou ce qu’il en reste.
    - Découvrent l’épave d’un semi-remorque.
    - Dans la remorque duquel s’empilent des corps humains.
    - Poursuivent vers le sud.
    - Avisent un type traînant le long de la route. Un grand brûlé. Visiblement foudroyé.
    - Le petit aimerait l’aider, mais le père affirme qu’on ne le peut.
    - Ce qui bouleverse le petit.
    - Avant de l’admettre.
    - L’homme revoit des « dieux en loques ».
    - La pendule, cette nuit-là, s’est arrêtée à 1h.17.
    - « Elle » était encore vivante.
    - Il y avait eu une lueur rose mat dans la vitre de la fenêtre.
    - Se rappelle le dernier échange de paroles avec elle.
    - Qui lui ordonnait d’en finir. Avec le revolver. Lui et l’enfant après elle.
    - Elle parle d’eux comme de « morts vivants » et non de survivants.
    - Elle finit par le chasser avec le petit et disparaît.
    - Nulle psychologie là-dedans. Rien qu’une situation extrême. Le désespoir absolu et l’instinct de survie.
    - Mais rien d’abstrait non plus : c’est ainsi, ce fut ainsi. Biblique.
    - Il avait des amis.
    - Tous morts.
    - Une nuit ils sont réveillés par un convoi.
    - Des survivants : forcément ennemis.
    - Des types avec des flingues.
    - Un homme s’en éloigne dans leur direction.
    - Devant les signes de menace de l’autre, l’homme le descend.
    - Et fuit avec le petit.
    - Ne reste plus qu’une cartouche dans le revolver.
    - Reviennent ensuite sur les lieux pour récupérer le caddie.
    - Entretemps le mort a été dépecé par les autres.
    - L’homme lave le petit des éclats de cervelle du mort qui ont souillé son visage.
    - On réinvente le sacré : « Ainsi soit-il. Evoque les formes. Quand tu n’as rien d’autre, construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle ».
    - Le petit est son « calice d’or, bon pour abriter un dieu ».
    - Comme des paillettes de lumière dans les ténèbres méphitiques.
    - Il pense qu’il a tué.
    - Il a tué le seul homme auquel il ait parlé depuis un an.
    - Il explique au petit qu’il doit tuer les méchants.
    - Taille une petite flûte en jonc pour le petit.
    - Qui en joue.
    - « Une musique informe pour les temps à venir » (p. 71).
    - « Ou peut-être l’ultime musique terrestre tirée des cendres des ruines ».
    - Reprennent la route, à bout de ressources.
    - Un chien aboie soudain.
    - Le petit fait promettre à l’homme de ne pas le tuer. L’homme promet.
    - Puis le petit croit voir un autre petit.
    - Puis tout disparaît.
    - Plus loin ils parcourent un verger. Traversé d’un mur tapissé de têtes humaines. Relents de cultes barbares.
    - Et passent les méchants. Avec des femmes esclaves. Et des mignons. Visions de l’hiver nucléaire. Beauté vitrifiée de tout ça.
    - Et les arbres tombent avec fracas (p.87)
    - Le lendemain le petit n’en peut plus au milieu des cèdres abattus.
    - Le père lui promet qu’ils ne vont pas mourir.
    - D’accord, dit le petit.
    - OK. Le dialogue se module comme dans la tête du lecteur.
    - Un dialogue « intérieur » ou « mental » comme tous les livres de Mc Carthy.
    - L’homme se fait des listes.
    - Voient courir deux espèces de joggers, de loin.
    - Arrivent à une petite ville.
    - Devant une très belle maison dévastée.
    - Y entrent malgré la peur du petit.
    - L’homme avise une trappe cadenassée.
    - Va chercher un outil.
    - Dans la cave, découvrent des prisonniers nus, hommes et femmes, qui les supplient de les délivrer.
    - Des méchants se pointent là-bas.
    - L’homme et le petit fuient comme des dératés.
    - Le père demande au petit s’il saura se servir du revolver contre lui-même.
    - Puis se demande s’il aura la force d’écraser la tête du petit.
    - Se dit qu’il ne l’abandonnera jamais.
    - La nuit ils entendent des hurlements en direction de la maison.
    - Le petit comprend que les prisonniers seront mangés par les méchants.
    - Pendant le sommeil du petit, l’homme se dirige vers une ferme flanquée d’un verger.
    - Où il trouve des pommes, des tas de pommes. Et de l’eau.
    - Boit alors l’eau : « Rien dans son souvenir nulle part de n’importe quoi d’aussi bon ».
    - Ils se gavent ensuite de pommes et d’eau.
    - Le petit fait promettre à son père qu’ils ne mangeront personne.
    - Et le père promet.
    - Parce qu’ils sont du club des gentils.
    - Des porteurs de feu.
    - Plus loin ils approchent d’une autre maison.
    - Dans la cour de laquelle le père trouve quelque chose.
    - Une trappe là encore.
    - Le petit supplie de passer outre.
    - Mais l’intuition du père le retient.
    - Et c’est Byzance : un abri plein de tout.
    - Des poires des conserves du whisky, etc. Mais pas de revolver ni de muniotions.
    - « Il s’était préparé à mourir et à présent il n’allait pas mourir et il fallait qu’il y pense ».
    - Puis ils vont visiter la ville fantôme.
    - L’homme n’arrive pas à y croire.
    - Puis ils repartent avec des vêtements secs et leur caddie bien rempli.
    - Ils doivent être à 300 km de la côte.
    - Le petit avoue qu’il a jeté la flûte.
    - A un moment où il croyait qu’ils mourraient.
    - Demande pardon.
    - Le petit questionne l’homme sur « les objectifs à long terme ».
    - Une expression qu’il a dû entendre autrefois…
    - Et voici qu’ils croisent un vagabond.
    - Très petit et très vieux.
    - Le petit aimerait qu’on l’aide.
    - Le père accepte avec regret.
    - Lui donnent à manger.
    - Mais le père exclut de le prendre avec eux.
    - Lui demandent ce que le monde est devenu (p. 144).
    - Un aveugle genre prophète nommé Elie. Désespéré fataliste.
    - « Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes ».
    - Il pensait ne plus jamais voir d’enfant.
    - Ils le quittent.
    - Plus loin, pendant que l’homme dort, le petit découvre un train à 8 wagons.
    - Ils voient ce train chacun à leur façons mais savent tous deux que jamais plus il ne roulera.
    - L’enfant lui demande si la mer est bleue.
    - Il lui répond qu’elle l’était.
    - Le petit fait un cauchemar.
    - Souvenir du drugstore avec la tête réduite.
    - Plus loin sur la route trois types les menacent.
    - Il les tient en joue.
    - Constate qu’il est malade.
    - Se rappelle les gens de sa famille.
    - Puis lui revient le souvenir d’une bibliothèque calcinée.
    - Fragments de cauchemars : le nœud de cent serpents.
    - Le père dit au petit qu’il ne doit pas renoncer. Qu’il ne le permettra pas.
    - Ils continuent. Des tempêtes de feu ont passé par là.
    - Visions dantesques (p. 165).
    - Plus loin des gens apparaissent.
    - Dont une femme enceinte.
    - Plus tard ils repèrent un feu.
    - S’en approchent.
    - Le petit découvre un nourrisson carbonisé sur une broche.
    - Approchent d’une nouvelle maison.
    - Le petit craint les cannibales.
    - Mais il n’y a personne dans la maison.
    - Trouvent des bocaux peut-être comestibles.
    - Le père évoquant ceux qui sont à l’affût. (p.181)
    - Passent quatre jours dans la maison.
    - Pleut sans discontinuer.
    - Ils approchent de la côte.
    - Mais le père sait qu’il place son espoir « là où il n’avait aucune raison de rien espérer ».
    - Et voici qu’ils y arrivent, à la mer. Terrible vision (p.186).
    - Le père demande pardon au petit.
    - Tant pis, répond celui-ci.
    - Une image rappelant l’hiver de Caspar David Friedrich.
    - Leur raison d’être, au père et au fils, est de « porter le feu ».
    - Rien pour autant de barjo à la Paulo Coelho dans cette vocation.
    - Le petit demande ce qu’il y a de l’autre côté de la mer.
    - Rien non plus de Saint-Ex là-dedans.
    - Le petit aimerait se baigner.
    - Le père l’y autorise.
    - Il y va. Puis il pleure. (p.188).
    - L’homme se rappelle le bonheur avec « elle », quand il se disait que s’il avait été Dieu c’était comme ça qu’il aurait fait le monde et pas autrement.
    - Au bord de la mer comme des « batteurs de grèves ».
    - Un langage précis, parfois étrangement décalé, voire anachronique, poétique à tout coup, d’une musique sourde dans l’original qui ne passe pas entièrement au français.
    - Pas mal quand même dans l’évocation : « Ils firent quelques pas le long du croissant de lune de la plage, restant sur le sable mouillé au-dessous de al ligne de varech des marées. Des flotteurs de verre recouverts d’une croûte grise. Les os d’oiseaux de mer. Sur la ligne de laisse un matelas d’herbes marines enchevêtrées et le long du rivage aussi loin que portait le regard les squelettes de poissons par millions comme une isocline de mort. Un seul vaste sépulcre de sel. Insensé. Insensé. »
    - Ils observent un bateau échoué.
    - Le père y monte et y trouve de tout.
    - Le petit l’interroge sur les gens du bateau.
    - Ensuite c’est le petit qui tombe de fièvre.
    - Pendant qu’ils étaient éloignés du caddie, on leur a tout fauché.
    - Soudain l’homme est atteint par une flèche.
    - Il tire une fusée éclairante contre le tireur.
    - Pense que la vie a été cruelle, mais qu’ils s’en sont toujours tirés et que telle est leur vocation.
    - L’homme est blessé et de plus en plus malade.
    - Le petit le regarde cracher du sang.
    - « Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait ».
    - Il y a de plus en plus de débris partout.
    - Il voit déjà le petit « debout avec sa valise comme un orphelin en train d’attendre un car ».
    - Mais point de car à l’horizon…
    - Font un feu sur une pointe de sable.
    - Pleut froid.
    - Reviennent à l’intérieur des terres où survivent des hortensias et des orchidées sauvages.
    - Le père tousse à mort.
    - Arrivent à un endroit où il sait qu’il va mourir.
    - Le petit l’observe et dit : oh, papa.
    - Le père a l’impression que son fils irradie.
    - « Regarde autour de toi, dit-il. Il n’y a pas dans la longue chronique de la terre de prophète qui ne soit honoré ici aujourd’hui. De quelque forme que tu aies parlé tu avais raison ».
    - L’homme enjoint le petit de continuer sans lui.
    - Lui promet de la chance.
    - L’enjoint à porter le feu.
    - Qu’il voit maintenant en lui.
    - Lui dit de ne pas renoncer.
    - Lui dit qu’il ne peut tenir dans ses bras son fils mort.
    - Lui dit qu’ils se parleront encore sans se voir.
    - Le petit dit : d’accord.
    - Puis s’en va sur la route. Puis revient : son père dort.
    - Le petit lui demande plus tard s’il se souvient du petit garçon.
    - Se demande ce qu’il est devenu.
    - Le père lui dit que la bonté le trouvera.
    - Il dort près de son père qui, au matin, est froid et mort.
    - Il prend sa main et dit encore et encore son nom.
    - Reste là encore trois jours, couvre son père de toutes les couvertures, et s’en va avec le revolver.
    - Arrive un type en blouson de ski jaune.
    - Avec un fusil à pompe.
    - Lui demande où est l’homme.
    - Le petit dit qu’il est mort.
    - Le type dit qu’il est désolé.
    - L’homme sent la fumée de bois.
    - Lui dit de venir avec lui.
    - Dit qu’il fait partie des gentils.
    - « Tu seras bien », lui promet-il.
    - Lui demande s’il porte aussi le feu.
    - L’autre lui demande s’il est dérangé.
    - Puis il convient, ouais, qu’il porte le feu.
    - Il a aussi des enfants.
    - Qu’il n’a pas mangés.
    - L’homme dit qu’il va s’occuper de l’homme.
    - Puis le petit revient vers son père enveloppé d’une couverture et pleure longtemps.
    - « Je te parlerai tous les jours »…
    - La femme le recueille en lui disant : oh, je suis si contente de te voir.
    - Et c’est la dernière phrase à pleurer de ce livre : « Autrefois il y avait des truites de torrent dans les montagnes. On pouvait les voir immobiles dressées dans le courant couleur d’ambre où les bordures blanches de leurs nageoires ondulaient doucement au fil de l’eau. Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques. Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. D’une chose qu’on ne pourrait pas refaire. Ni réparer. Dans les vals profonds qu’elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l’homme et leur murmure était de mystère ».
    Cormac McCarthy. La Route. Editions de L’Olivier, 244p.

  • Que revienne le chant

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    De la rêverie vagabonde
    jamais il ne guérit:
    même s’aguerrissant là-bas,
    sous le ciel blessé
    par les chutes et les rechutes,
    le revoici ramené
    à la vive contemplation -
    à jamais appelé ...
    Toi l’enfant trop lucide,
    menacé trop tôt de savoir
    ce qui manque à la haine
    et qui la comble de sa faim
    que rien n’assouvira,
    ton instinct t’aura détourné
    de ceci et cela
    par le démon ou par les fées -
    qui jamais le saura...
    Tourne la boule au bal:
    l’illuminé chavire
    au rebond du cheval Délire,
    et ruissellent les mots
    qui délivrent de la gésine
    aux gestes consentants
    et sempiternelles routines -
    or tel sera l’envoi:
    que nous revienne enfin le chant...
     
     
    Peinture: Bona Mangangu, Fleur de volcan.

  • Par nos racines et nos sources, le paysan survit en nous…

     
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    Unknown-3.jpegUne série alémanique diffusée à l’international, Neumatt, et deux livres de grande qualité, Faire paysan de Blaise Hofmann et Les sources de Marie-Hélène Lafon, constituent trois approches d’une réalité souvent problématique voire douloureuse à de multiples égards, mais qui restera, à l’avenir, notre affaire à tous…
    « La Suisse trait sa vache et vit paisiblement », écrivait Victor Hugo dans La légende des siècles, et la formule – cliché obsolète pour d’aucuns mais qu’on aurait tort de rejeter avec mépris, comme l’a compris Isabelle-Loyse Gremaud qui en a fait le titre (assorti d’un point d’interrogation…) d’un spectacle-témoignage auquel ont participé une trentaine d’agriculteurs de nos régions et qui tourna en Suisse romande il y a deux ou trois ans de ça.
    Or cette même citation réapparaît dans le dernier livre de Blaise Hofmann, intitulé Faire paysan, relançant lui aussi le dialogue avec quelques paysans de sa connaissance, et j’y ajouterai ici trois vers en bonus: « La Suisse trait sa vache et vit paisiblement. / Sa blanche liberté s’adosse au firmament », et en début de strophe : « La Suisse dans l’histoire aura le dernier mot. / Puisqu’elle est deux fois grande, étant pauvre, et là-haut ; / Puisqu’elle a sa montagne et qu’elle a sa cabane »…
    Dans la foulée des anti-clichés farouches, je me rappelle en outre le vif agacement de certaine ministre de la culture lausannoise à la seule évocation de la formule fameuse de notre cher Gilles pour qui Lausanne était « une belle paysanne qui a fait ses humanités ».
    Comme s’il y avait honte à cela ! Et comme s’il n’y avait pas du vrai dans ce raccourci malicieux de poète : comme si, même citadins de naissance, nous n’avions pas tous des liens filiaux, même lointains, avec des aïeux paysans, comme si Les petites fugues d’Yves Yersin, et Pipe son valet de ferme, ou L’âme sœur, chef-d’œuvre de Fredi M. Murer, ne participaient pas de la même culture de souche terrienne – comme si la énième interprétation du Ranz des vaches, à la Fêtes des vignerons, ne nous tirait pas, à toutes et tous, des larmes qui n’ont rien pour autant de chauvin. Et pas besoin, au demeurant, de «faire paysan» pour le ressentir. Mais lire Faire paysan de Blaise Hofmann devrait relever du « devoir citoyen », comme on le dit aujourd’hui pompeusement, à programmer dans les écoles et les universités pour sa formidable synthèse, à la fois subjective et très documentée – chiffres éloquents à l’appui-, appelant au débat pacificateur.
    Entre la chaise d’écrivain et le botte-cul…
    « Faire paysan » n’est pas une pose ou une posture : c’est un métier. Blaise Hofmann, fils et petit-fils de paysan, a connu la campagne par le nez avant de la reconnaître par son intelligence sensible et son esprit d’investigation. Comme celle de beaucoup d’entre nous, la mémoire de son enfance est pleine d’odeurs, avec celle, en premier lieu, du fumier-roi.
    C’est en évoquant son grand-père le Bernois, débarqué de son Belpberg natal chez les « Welches » et fier de son fumier « à la bernoise », aujourd’hui remplacé par une place de parking, que Blaise Hofmann amorce son travail de mémoire englobant ses souvenirs personnels et l’aperçu détaillé d’une évolution dont quelques chiffres précisent l’accélération : « En 1905, il y avait 243.000 exploitations en Suisse. L’agriculture concernait 30% de la population. En 1950, elle représentait encore 20% de la population. En 1970, plus que 6,7%. En 2003, 3%. En 2021, il subsiste 48.864 exploitations, soit 2% de la population. Depuis dix ans, 1500 fermes disparaissent chaque année. Quatre par jour ».
    De quoi désespérer ou se réfugier dans les images d’un passé maquillé en idylle ? Telle n’est pas du tout la conclusion de Blaise Hofmann au terme de ses nombreuses et souvent belles et enrichissantes rencontres, témoignages parfois contradictoires voire vifs (les sujets qui fâchent ou divisent les générations), au gré desquels s’incarnent les thèmes relevant de l’économie et de la politique, également éclairés par de nombreuses lectures technique ou littéraires, l’écrivain se faisant tantôt historien et tantôt polémiste (mais toujours nuancé), chroniqueur et poète au verbe limpide.
    Une réconciliation difficile
    Comme on ne cesse de le constater, et que confirment les votations populaires : le clivage ville-campagne ne cesse de s’accentuer dans notre pays, et les préjugés négatifs réciproques, et autres malentendus ne cessent d’altérer les discussions.
    Réaliste de bonne volonté, Hofmann ne dore pas la pilule, ni ne fait dans l’abstrait idéologique, moins encore dogmatique. Non sans obstacles (pudeur, méfiance de celui qui s’est senti trahi par un reportage télévisé auquel il a participé, etc.), il fait parler les gens, les écoute, compare les expériences, en transmet la substance. « Faire paysan », lui dit un jeune qui débute dans le métier, « c’est travailler plus que tout le monde et gagner moins que tout le monde pour nourrir des gens qui croient qu’on les empoisonne ».
    Mais c’est, aussi, auprès de (plus ou moins) jeunes agriculteurs entreprenants – femmes et hommes cela va sans dire – que notre enquêteur trouve des raisons de ne pas désespérer.
    Et d’introduire ces braves : « Il existe plusieurs types de paysans. Il y a le « résigné », un besogneux qui s’acharne dans ses choix, dans le déni de la situation actuelle. Il y a le « nostalgique », un désillusionné qui espère en secret la chute du système et le retour de l’ordre ancien lors de la prochaine grande crise mondiale. Enfin il y a « l’entrepreneur », celui qui a compris les règles su système en vigueur et travaille à y trouver sa place, à répondre aux attentes de la population, en inventant une nouvelle manière de faire. Et voici, après d’autres beaux exemples, Nicolas Pavillard et son entreprise collective, ou voilà le trentenaire Alix Pécoud aux vues largement ouvertes sur le monde en devenir où la qualité primera sur la quantité à tout prix, ou encore c’est Anne Chenevard la courageuse qui envoie promener Migros Suisse et autres distributeurs à marges éhontées ; ce sont les animateurs de la Ferme des Savanes, ou c’est Urs Marti l’écolo « dont le lait végétal n’émet aucun méthane et ne fait souffrir aucun animal », etc. Dans le sillage des figures de haute volée à la Fernand Cuche, également rencontré par Blaise Hofmann, ces divers personnages illustrent la variété des «réponses» à une situation dont l’avenir est aussi «notre affaire», selon l’expression de Denis de Rougemont…
    Ô rage, ô désespoir…
    Le chapitre le plus sombre, et le plus émouvant de Faire paysan, est consacré à ceux qui, n’en pouvant plus, ont choisi de se donner la mort, et c’est là qu’en est arrivé, aussi, le paysan Kurt Wyss, très endetté et trompé par sa femme, dont la série alémanique Neumatt (à voir sur Netflix) retrace, en huit épisodes, les tribulations de la famille confrontée à la succession, avec la grand-mère qui s’accroche au domaine et l’épouse prête à céder celui-ci à la commune qui lui en offre plusieurs millions.
    Marquant immédiatement le contraste brutal entre l’univers urbain mondialisé et néolibéral, qu’incarne le fils aîné Michi - cadre dans une boîte de gestion d’entreprises, gay et rêvant de se déployer en Asie ou aux Etats-Unis -, et le monde de la ferme où son frère cadet Lorenz vient de voir naître son premier veau sous le regard de son père encore vivant, le premier épisode de cette série, signée Sabine Boss et Pierre Monnard, bénéficiant par ailleurs d’une interprétation de tout premier ordre, constitue un véritable concentré des thèmes abordés par Blaise Hofmann.
    De fait, le discours qu’improvise la veuve à l’église, contre toute attente - son fils aîné ayant renoncé à s’exprimer -, dit autant le désespoir impuissant de la femme de paysan que sa rage envers son conjoint et, avec des accents soudain polémiques, sa révoltante condition…
    Or celle-ci se trouve précisément documentée dans le chapitre de Faire paysan consacré aux suicides de paysans (un taux de 40% supérieur à la moyenne nationale), où l’aumônier Pierre-André Schütz énonce, comme une litanie déchirante, les raisons qui poussent les agriculteurs même débutants à se donner la mort, tels ces quatre jeunes paysans de la même volée de l’école de Grange Verney, en 2015…
    Ce qu’il faut pourtant ajouter, à ce sombre tableau, c’est qu’il a son envers lumineux. Le titre du chapitre en question est d’ailleurs Moins de cordes autour des poutres des granges, correspondant à une diminution des suicides de paysans depuis 2018, et l’on se réjouit aussi de la fin heureuse de Neumatt où le fils aîné choisit, contre la volonté de sa mère, de reprendre la ferme avec son frère cadet…
    La source, les racines et les mots pour le dire…
    Douleurs paysannes était le titre du premier livre de Corinna Bille, dont les nouvelles se passent en Valais, alors que le très âpre et poignant récit de Campagnes de Louis Calaferte se déroule dans le Dauphiné de l’auteur et que Marie-Hélène Lafon situe la ferme isolée de son dernier roman, Les Sources, sur les hautes terres du Cantal, pour faire parler un drame taiseux, comme le Polonais Ladislas Reymont fait parler ses bouseux sans langage dans la fresque des Paysans, aussi mémorable que La terre d’Emile Zola ou que le premier roman de Ramuz, l’inoubliable Aline, et maints autres ouvrages qu’on pourrait dire de la mémoire paysanne, conçus par des « gratte-papier » qui n’ont jamais mis « la main à la pâte », dont une vingtaine, avec ou sans beau style, sont cités dans la bibliographie de Faire paysan.
    « Quand on entre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle nous remet les idées à l’endroit, on est à sa place », écrivait Marie-Hèléne Lafon dans son Joseph (2014), cité par Hofmann qui dit, par ailleurs, avoir été touché par les mots de Gustave Roud dans Campagne perdue, etc.
    Dans Les sources, où l’écriture si prodigieusement suggestive de Marie-Hélène Lafon parvient à exprimer ce que n'ose dire la femme de Pierre, qui l’a engrossée dès leur mariage et a commencé de la cogner en même temps, et ce qu'elle ressent dans le silence et la peur, entre ses trois enfants terrifiés, ses sœurs qui ont « leur vie », la tante instruite de son mari qui comprend et s’éloigne, son père à elle qui voit tout et se tait, et sa mère lui reprochant de se laisser aller, de grossir, de ne pas «tenir son rang », de n’être en somme que « ce tas » sur lequel son infernal époux se déchaîne.
    Typique de la vie paysanne que cette violence muette ? Évidemment pas ! Et sachons gré, tous tant que nous sommes, «glébeux » ou pas, à ces fichus écrivains à la langue bien pendue, à ces écrivaines bavardes comme des pies, de savoir dire la merveille que c’est aussi de « sentir le sec après la pluie » ou de voir venir, demain, les grandes journées de printemps…
     
    Blaise Hofmann. Faire paysan. Zoé, 2023.
    Neumatt. Série de Sabine Boss et Pierre Monnard, à voir sur Netflix.
    Marie-Hélène Lafon, Les sources. Buchet-Chastel, 2023.

  • En réalité

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    Ne plus rien dire enfin:
    nous avons trop parlé,
    tout se mêle, les mots,
    le miel et le fiel noir,
    au ciel de sang caillé,
    ce ne sont plus que cris
    et que sanglots hagards...
    Je vais errant sans poids ;
    il n’est plus de langue
    que de bois en cendre,
    âcre au palais sans lèvres...
    L’âme se tait, aux murs
    les slogans effacés
    ne rêvent plus à rien;
    dans le grand jour obscur :
    pas un chant de regret ;
    juste une femme au puits,
    et son enfant muet...
     
    Image: l'ange de Dresde.

  • Mater furiosa


    À propos de Campagnes de Louis Calaferte

    Une sombre beauté se dégage de cet affreux tableau de la vie paysanne, qui me fait penser aux souliers et aux gueules du premier Van Gogh de la glèbe hollandaise. La Marie de Calaferte, dans Campagnes, est un personnage de mater furiosa qui réunit à peu près tous les vices, exacerbés par l’alcool, et pourtant il y a une sorte de grandeur dans sa mesquinerie teigneuse, et comme une dimension dostoïevskienne dans la violence de sa passion destructrice, qui nous la rend presque aussi proche, malgré sa rouerie et sa méchanceté, que son Joanny tout droit et consciencieux, qui s’acharne à planquer l’argent qu’elle lui vole en douce et à réparer tout ce qu’elle dégrade ou démolit à mesure, battant ses enfants dès l’aube, vidant le poivrier dans la soupe et menaçant à tout moment les siens de s’égorger ou de se jeter à l’eau.

    On n’aime pas cette sale carne, mais le personnage reste terriblement humain, comme Alceste ou Tartuffe, avec ce mélange d’épique et de comique, mais aussi de faiblesse et de détresse, qui fascine autant sinon plus que les figures de victimes ou de justes.

    Plus que la Marie, c’est la condition même de ces paysans pauvres de l’époque de la Grande Guerre qui nous semble cruelle et dégradante, et le constat me rappelle ce qu’on m’a raconté des paysans de notre famille fuyant la terre à la même époque : « Des sept enfants, pas un ne restera sur cette terre à laquelle leur père a consacré sa vie. »

    Lorsque, après avoir failli tuer Marie, Joanny se retrouve mourant à ses côtés, elle en arrive à boire encore l’eau de Cologne nécessaire à sa toilette, mais sa propre fin à elle ne manquera pas pour autant de gueule, stupéfiant ceux qui la soignent par le courage qu’elle montre face à la Douleur.

    Louis Calaferte. Campagnes. Nouvelles. Denoël.

  • Ceux qui monétisent leur influence

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    Celui dont les images du nombril sont devenues aussi cultes que l’Anus Mundi / Celle qui prône à la fois Chanel et Toyota dans son bain moussant / Ceux qui se font des couilles en or avec les images de leurs triplés devenues porteuses à l’international / Celui qu’enchante cette ubérisation du travail des enfants / Celle qui négocie les vidéos de son fils adoptif devenu la coqueluche du groupe de K-pop Astro / Ceux qui attendent qu’on reconnaisse aussi leurs peluches sympas via le crowdfunding / Celui qui accompagne sa transistion d’une réappropriation du concept de perversion narcissique / Celle qui lisant la BD Gargamelle apprend qu’à l’époque on pouvait accoucher par l’oreille / Ceux qui ont causé pas mal de traumas en cessant de poster sur Insta / Celui qui a installé une webcam open minded dans son confessionnal multigenres / Celle qui se demande s’il y a une vie après Twitter / Ceux qui militent à fond pour leurs sponsors écoresponsables / Celui qui demande à son hamster de sourire à sa rhubarbe / Celle qui presse sa Zoé de trois mois de choisir son camp / Ceux qui ont décidé de ne plus être influencés par leurs parents bios / Celui qui gère la mise en ligne des scanners de sa tumeur / Celle qui demande avant son noviciat s’il y a le wifi au couvent / Ceux qui restent connectés après leur décès qui devrait faire le buzz, etc.

  • Ceux qui l'emporteront en enfer

     
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    Celui qui la traite de tas pour mieux lui taper dedans / Celle qui grossit au lieu de répondre / Ceux qui détournent le regard tellement ça fait mal / Celui qui la redresse vu qu’elle courbe l’échine au travail / Celle qui a déjà trois cicatrices quand le Docteur lui conseille les ligatures / Ceux qui savent tout jusque dans la vallée d’à côté / Celui qui sait cogner sans laisser de traces / Celle qui l’entend venir à sa façon silencieuse de monter l’escalier / Celles qui sont tentées de l’aider mais se demandent si ça se saura / Celui qui lui reproche de n’être même pas à la hauteur du tas de vaisselle qu’elle laisse traîner pendant qu’il fait tout à sa place / Celle qui sait qu’elle est pour quelque chose dans le désastre de sa vie que son silence n’a fait qu’augmenter de jour en jour et les nuits à l'avenant / Ceux qui lui conseillent de parler sans les mentionner / Celui qui lui reproche de ne pas arriver à la cheville de sa mère à lui et de ressembler a son père à elle cette chiffe qui vote Mitterrand à ce qu’on sait / Celle qui pense au cyanure puis se dit qu’elle ferait mieux de ne plus penser / Ceux qui en concluent qu’elle aurait dû réfléchir avant pour éviter ce qui s'est passé par après, etc.
     
    (Liste établie après la lecture du dernier roman de Marie-Hélène Lafon dont la lancinante douleur évoquée se trouve modulée par une écriture admirable de concision suggestive et de précision dans la façon de restituer la langue des terriens taiseux...)

  • Barque de la nuit

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    (quand Lady L. lisait J.B. Pontalis)
     
    La petite barque s’en va:
    tu la vois s’en aller;
    cela prendra le temps donné,
    délivré des tracas...
     
    C’était, vous vous en souviendrez,
    dans ce musée de Sienne
    où tous deux vous vous trouviez
    avant que la nuit vienne...
     
    Dans la nuit sonore des rues,
    cependant qu’elle dormait.
    tu l’as vue, les yeux fermés, nue,
    dans la barque lâchée...
     
    Tu t’en iras la retrouver
    dans la nuit égyptienne
    dont vous aurez aussi percé
    le noir de l’obsidienne...
     
    Peinture: Ambrogio Lorenzetti.

  • Ceux qui se disent occupés

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    Celui qui l’est autant que le lieu d’aisance où il réfléchit à ce qu’il est en ce moment précis / Celle qui n’a pas que ça à faire dit-elle à son bidet / Ceux qui lancent à celui qui leur avoue qu’il écrit de la poésie : ça occupe ! / Celui qui demande à sa secrétaire d'expliquer une bonne fois à ses clients que sa sieste dure parfois toute la journée / Celle qui occupe les lieux comme à la grande époque des auditoires de Nanterre / Ceux qui déprogramment leurs séquences de méditation / Celui qui lit un poème de Dominique de Villepin dans son espace de confort puis se rendort / Celle qui gère ses endorphines avec méthode / Ceux qui écoutent ce qui se dit dans l’open space avant d'en tirer les conclusions sur la hotline / Celui qui est né avec une cuillère dans la bouche et un couteau dans le beurre / Celle qui ne s’occupe que des oignons de son Gaston / Ceux qui ont fait leur pelote pendant l’Occupation sans en tirer d’autres profits n'est-ce pas / Celui qui n’a pas une minute à te consacrer te dit-il au téléphone avant de retourner sur Tinder / Celle qui délègue de plus en plus sans rien lâcher pour autant / Ceux qui ne produisent plus guère que des déchets que d’autres s’occupent à recycler, etc.

  • Choses promises

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    À la fin tout va s'éclairer
    la lumière se fera
    au fond des villes et par les mers
    bientôt auréolées...
     
    Ce qu'on voyait était voilé
    par les mots du format,
    les mots du seul utilitaire
    et des us militaires,
    les mots de la seule fonction,
    les mots du seul profit,
    les mots du succès délétère,
    les mots des journaux -
    raisons ou déraisons
    des réseaux en surnuméraire,
    les mots gelés des cimetières...
     
    Mais les choses ont gardé le goût
    de ce qu'elles sont ici
    dans le silence de la vie:
    les choses délicieuses
    de saveurs et parfums,
    à jamais choses capricieuses,
    mêmes choses à jamais
    et chaque fois tout à fait autres,
    choses et gens allant de pair
    aux minutes heureuses...
     
    Ce que tu vois en revenant
    à toi chaque matin
    te regarde et te rend
    un peu mieux capable du ciel...
     
    Sans te payer de mots,
    très humble sera ton bonheur
    dans la beauté des heures
    et des mots écrits sur les eaux...
     
    Peinture: Pierre Bonnard.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXXV)
     
    De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…
     
    De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…
     
    Des petits gestes.– Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…
     
    De la rêverie. – C’est peut-être de cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…
     
    Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos deux ans et demie, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels, d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel, ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…
    Aquarelle JLK: Tôt l'aube ce jour-là...

  • Celles qui ont des antennes

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    Celui qui estime que l’intuition féminine est une donnée de la Nature au même titre que les affects de la tique observées par Spinoza / Celle qui lisant L’éthique de Spinoza lance à son compagnon de vie parfois condescendant : et toc ! / Ceux qui savent que le prénom de Spinoza est Bento alors que l’usage de Baruch a été préféré par les antisémites insidieux / Celui qui envoie des messages subliminaux que seules les antennes de Marie-Flore sont en mesure de recevoir 5 sur 5 / Celle qui est également dotée de mandibules qui lui permettent de broyer les proies innocentes que lui ont permis de localiser ses antennes de mante religieuse dernière génération / Ceux qui pensent que la guerre des sexes est la continuation de la politique de l’autruche par d’autres moyens / Celui qui a une femme en lui dont les antennes pointent parfois sous son casque intégral de biker / Celle qui est à l’écoute des voix silencieuses de l’éther en ses volutes parfois traversées de soupirs qui en disent long n’est-ce pas mon Gaston / Ceux qui en ont des paraboliques orientées sur Radio-Vatican / Celui qui trouve les devineresses un tantinet emmerderesses / Celle que sa misandrie empêche de voir ce qu’il y a (parfois) d’ingénu chez les garçons qui en ont comme on dit dans les vestiaires de filles/ Ceux qui entendent même ce qu’elles ne disent pas comme quoi l’intuition typiquement féminine est parfois partagée par la brute mâle / Celui qui a toujours écouté celle qui ne parlait qu’avec son cœur / Celle qui comprenait tout sans raisonner / Ceux qui ne sauraient voler sans elles, etc.
     
    Peinture. Pierre Lamalattie.

  • Mémoire de la rose

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    Lièvre fuyant, douce mémoire
    qui s’esquive là-bas
    entre les heures écoulées,
    passe le mot encore
    qui rappelle le nom des roses
    je dirai : baccara -
    la rose à l’éclat de diva...
     
    Ne pas oublier les bouquets
    quand finit l’opéra,
    aussi rappelle-toi le nom
    du parfum des allées,
    aux jardins de nos rendez-vous
    d’étudiants en amour -
    le rose aux pétales glamour
    est une mélodie,
    et dans le falbala final
    des salutations,
    lance les noms des couturiers:
    tous les noms déhanchés
    des mémorable défilés...
     
    A la fin de sa vie ma douce
    cherchait, dans le silence,
    les mots éparpillés,
    et les noms attachés aux danses;
    elle se rappelle: Isadora !
    et le théâtre, à l'infini,
    au seul grand nom de Nijinsky,
    ressuscite la transe...
     
    Les sentiers bleus des soirs d’été
    vont s’estompant un peu,
    après tant d’années écoulées
    comme aux épaules des collines
    les ruisseaux argentés -
    brassée de roses blanches
    aux soirées douces et divines
    où les dieux se déhanchent
    les yeux perdus aux origines...

  • Ceux qui vous rasent

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    Celui qui a déjà eu toutes tes maladies et t’explique comment il s’en est sorti / Celle qui voudrait que tu partages ton ressenti de cancéreux en rémission par rapport au plan spirituel / Ceux qui vous demandent où vous en êtes avec le Seigneur / Celui qui a fait la Tunisie et la Thaïlande avant tous les autres seniors du club des Horizons Lointains / Celle qui est accro aux karaokés de Benidorm / Ceux qui ont des adresses de fournisseurs fiables en matière de gazon artificiel / Celui qui ne manque pas de citer Emmanuel Levinas ou Hannah Arendt pour rappeler à elles et ceux qui le lisent d’où il parle / Celle qui est influenceuse à Dubaï et donc reçue de toutes les nullités se retrouvant entre Bulgari et Versace / Ceux qui sont partis de rien avant de se retrouver au top de la Success Tower de Dubaï où gravitent les préférés et préférées du Miséricordieux pour qui la question du genre n’est qu’une affaire de voile / Celui qui est impressionné par l’intelligence de ce Spinoza notoirement juif et juste polisseur de verres de lunettes et autres télescopes / Celle qui est d’accord avec les idées de Baruch sans le crier sur les toits vu ce qu’il a subi lui-même à son époque / Ceux qui s’en remettent aux Docteurs de la Loi et autres expert de la FIFA / Celui qui est sincèrement déçu par ce qu’il apprend de Pierre Palmade dans le journal gratuit qu’il consulte volontiers à la salle d’attente de sa dentiste d'origine andalouse / Celle qui a vu ce Palmade en compagnie d’un jardinier sodomiste connu pour sa tendance à Sanary-sur-mer où sa cousine lui prêtait son studio en basse saison / Celles qui enquêtent discrètement avant de lancer leurs invitations aux goûters fort appréciés des têtes blanches du quartier des Mulots / Celui qui menace de tout te dire du lupus érythémateux de sa compagne hélas décédée - ou peut-être cela valait-il mieux pour elle si tu y réfléchis - il y a sept ans à Courchevel / Celle qui en avait encore une bien bonne a vous raconter après que vous avez raccroché en soupirant / Ceux qui vous promettent de revenir sur le ton jovial de Séraphin Lampion cet imbécile trop sympa n’est-ce pas, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXXI)
    De ce vendredi. – Tous les saints du calendrier sont à la peine et ça ne va pas s’arranger au fil des heures, vous me dites que vous n’en avez rien à scier mais ça ne s’est pas fait pas sans vous, rien ne se fera sans nous, le premier crachat, la première épine, le premier clou, rien ne vous sera épargné les mal barrés, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer…
     
    Du bonus pascal.– Vos agenouillements de vieilles peaux et de jeunes niais les font ricaner, mais après le père Noël le lapin fait pisser le dinar et ça c’est du solide, on y croit dur comme fer, et puis la pierre qui roule, ma poule, ça fait toujours se déplacer les foules et cartonner les nuitées romaines - enfin ce Dieu qui prend l’ascenseur nous vaut un break et ça ne mange pas de pain, thank you rabbin…
     
    De ce dimanche. – Pour nous, les enfants, Pâques, c’était le dimanche des dimanches - un dimanche vraiment plus dimanche que les autres où le ciel était plein de cloches et le jardin plein d’œufs que le Lapin avait peinturlurés et planqués Dieu sait où, donc deux jours après la Croix, le Lapin : t’avoueras que c’est qu’un dimanche que ça peut se passer, et ça nous réjouissait plutôt, les enfants, qu’il y ait un dimanche comme ça qui ressuscite chaque année…
     
    De la foi. – Notre ami le théologien me dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien…
     
    De la charité. – Vous connaissez le mendigot du Sacré-Cœur : il sort de chez ce pouilleux d’abbé Zundel qui le régale déjà plus qu’il n’en faut, et le voilà qui nous lance à la sortie de l’office, son : Christ est vraiment ressuscité ! que moi ça me fait honte, mais j’ai beau savoir qu’il ira le boire ce soir, je lui donne quand même ses cinq euros - ce n’est quand même pas tous les jours Pâques…

  • Ce fut ainsi notre chance

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    Nous parlions la langue des dieux,
    enfin comme, tout comme,
    mais comment le dire un peu mieux:
    comme un léger murmure
    entre les ondes et les lieux
    importants de l'errance;
    nous étions toute danse ensemble
    par delà les ramures
    et les observances du temps -
    nous passion tous les murs...
     
    Nous n’étions pas tout à fait là,
    ni vraiment décidés
    à nous attarder sous le vent
    qui nous portait ailleurs
    qu’aux refuges des certitudes;
    nous poursuivions
    l’étude
    en tendre comité
    de ce grand langage oublié
    aux formules transmises
    par les sentiments messagers...
     
    Tu me parles et je te comprends:
    c’était miraculeux
    de t’entendre ainsi murmurer
    sans aucune intention,
    juste pour la simple raison
    qu’ensemble nous étions
    plus légers à ce qu’il semblait -
    nous nous étions trouvés
    comme ça, et pas autrement...

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXX)
     
    De ce qui n’est qu’allusion. - A l’éveil des ces jours inclinant au redoux on ne trouve pas de mots assez légers, assez transparents mais qui évoqueraient aussi le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin - des mots qui dévoilent en voilant et qui parlent sans prétendre rien dire que ce qui est…
     
    Du trait de l’oiseau. – Cependant m’impatientent les chichis du minimalisme et les pâmoisons de toute une anorexie esthétique, car le coup de cisaille de la fauvette dans l’azur du matin, au pic de son coup d’aile sur les champs purinés de frais - ce pur salut à personne et tout le monde dans l’odeur merdoyante du printemps, ne sera jamais couché sur grand papier à la cuve – il fuse de la sauvage et nul ne sait ce que ça veut dire…
     
    De l’hérésie.– Vous avez raison de nous reprocher d’acclimater la Croix et le Tao, jardins et précipices, Ibn Arabi et Miss Dickinson aux oiseaux illuminés, vous êtes les réguliers de la Règle bien convaincus d’avoir trouvé et qu’en conséquence le Salut vous est dû, tandis que nous autres cherchons un peu partout sans attendre rien, juste émerveillés sans savoir diable pourquoi…
     
    De la veillée.– Cette fin de nuit de pleine lune te fixait de son monocle opalescent qui s’est bientôt orangé dans les bleus s’éclaircissant, le jour ne semblait pas se rappeler les cruautés de la créature pensante, tu n’avais en toi nulle autre pensée que de remerciement d’être en vie sur cette terre tremblante et souffrante qui souffrirait encore et tremblerait, mais qui t’apparaît si jolie en ce matin du monde…

  • Ceux qui vous rasent

     
     
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    Celui qui a déjà eu toutes tes maladies et t’explique comment il s’en est sorti / Celle qui voudrait que tu partages ton ressenti de cancéreux en rémission par rapport au plan spirituel / Ceux qui vous demandent où vous en êtes avec le Seigneur / Celui qui a fait la Tunisie et la Thaïlande avant tous les autres seniors du club des Horizons Lointains / Celle qui est accro aux karaokés de Benidorm / Ceux qui ont des adresses de fournisseurs fiables en matière de gazon artificiel / Celui qui ne manque pas de citer Emmanuel Levinas ou Hannah Arendt pour rappeler à celles et ceux qui le lisent d’où il parle / Celle qui est influenceuse à Dubaï et donc reçue de toutes les nullités se retrouvant entre Bulgari et Versace / Ceux qui sont partis de rien avant de se retrouver au top de la Success Tower de Dubaï où gravitent les préférés et préférées du Miséricordieux pour qui la question du genre n’est qu’une affaire de voile / Celui qui est impressionné par l’intelligence de ce Spinoza notoirement juif et juste polisseur de verres de lunettes et autres télescopes / Celle qui est d’accord avec les idées de Baruch sans le crier sur les toits vu ce qu’il a subi lui-même à son époque / Ceux qui s’en remettent aux Docteurs de la Loi et autres expert de la FIFA / Celui qui est sincèrement déçu par ce qu’il apprend de Pierre Palmade dans le journal gratuit qu’il consulte volontiers à la salle d’attente de sa dentiste d'origine andalouse / Celle qui a vu ce Palmade en compagnie d’un jardinier sodomiste connu pour sa tendance à Sanary-sur-mer où sa cousine lui prêtait son studio en basse saison / Celles qui enquêtent discrètement avant de lancer leurs invitations aux goûters fort appréciés des têtes blanches du quartier des Mulots / Celui qui menace de tout te dire du lupus érythémateux de sa compagne hélas décédée - ou peut-être cela valait-il mieux pour elle si tu y réfléchis - il y a sept ans à Courchevel / Celle qui en avait encore une bien bonne a vous raconter après que vous avez raccroché en soupirant / Ceux qui vous promettent de revenir sur le ton jovial de Séraphin Lampion cet imbécile trop sympa n’est-ce pas, etc.
     
    Peinture: Michael Sowa.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXIX)
     
    Des humbles. – Mais vous, et je vous en sais gré, vous ne direz rien de vos doutes : vous ne ferez que faire votre job du matin au soir, et vous en serez même reconnaissants vu que le job vous l’avez, vous plaindre vous paraîtrait indécent tant il est d’infortunés qui n’ont même pas ça ni point de toit ni rien de rien, ainsi passez-vous toute votre vie comme si tout allait bien – ça doit bien faire des siècles que ça va comme ça…
     
    De l’herbe.– Parfois le paysage t’en met trop plein la vue, au point que tu éprouves un manque ou une gêne, le besoin de voir des gens ou de n’entendre les yeux fermés que le merle de ce matin, et tu te rappelles alors l’herbe première, au bord du désert, l’herbe seule et têtue d’avant les cavaliers, l’herbe foulée et oubliée de partout avant la touffe en gloire de Monsieur Dürer…
     
    Del cammin di nostra vita.– Il y a tant encore en nous de chemin dans notre forêt obscure, tant de chemin à poursuivre ou à tracer sans savoir où l’on va, mais tu as dû voir une fois une clairière quelque part, peut-être la musique que votre père se passait le dimanche, peut-être vos mères ou vos enfants, peut-être la réminiscence d’un cours d’italien sur la Divine Comédie, enfin Dieu sait quoi nous fait, bœufs et cons, continuer à cheminer dans l’obscurité du jour…
     
    De l’attention. – Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…
     
    Peinture: Albrecht Dürer, La grande touffe d'herbe.

  • Ceux qui disparaissent

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    Celui qui s’est retiré après le rapport / Celle qui ne l’a pas vu partir / Ceux qui n’ont pas laissé d’adresse ni la moindre note impayée / Celui qui n’a rien fait non plus pour ne pas être oublié / Celle qui a oublié les vidéos où elle leur dit ce qu’elle pense de la nouvelle ligne du Parti / Ceux qui eussent aimé marqué la décennie de leur empreinte mais ma foi tant pis / Celui qui a fait semblant de disparaître en le faisant savoir aux médias infoutus de lui consacrer même un entrefilet dans la rubrique Les Gens / Celle qui se retrouve dans la page des morts sans l’avoir cherché / Ceux qui reviennent sur Facebook sous le nom de l’amant de leur dernière ex / Celui qui demande au Destin de lui accorder une Seconde chance si possible croyante et vegan / Celle que ses intermittences sexuelles ont fait appeler l’éclipse du 29 février / Ceux qui reviennent avec l’haleine chargée des revenants , etc.
     
    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui ne sont pas (vraiment) reconnus

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    Celui qui se retourne dans la rue pour voir si il y en a un (ou une, va savoir), qui se retourne pour voir s'il (ou elle) l'a reconnu / Celle qui se reconnaît dans la photo de la foule anonyme sortant de la gare avec entrain / Ceux qui se reconnaissent à l'odeur / Celui qui goûte son quart d’heure de célébrité pendant la pause café / Celle qui gagne à être connue au sens biblique et plus si affinités / Ceux qui attendent un retour à la publication de leurs poèmes codés sur Facebook / Celui qui prétend n’en avoir rien à scier vu qu’il ne se chauffe pas à ce bois-là / Celle qui t’ayant vu à la télé te salue sur le palier / Ceux qui affirment que la reconnaissance du ventre n’est pas à négliger non plus / Celui qui demande juste le respect des autres conseillers de paroisse après son coming out courageux / Celle qui craint la mauvaise influence de son beau-frère macho dans le jury du concours de tango / Ceux qui feraient tout pour avoir leur statue de chat signée Gelück / Celui qui n’ose dire tout haut que Gelück à côté de Rodin c'est juste un bronze qu'on a coulé / Celle qui n'a pas été reconnue par son père biologique devenu représentante trans des femmes voilées du quartier des Mimosas / Ceux qui ont laissé pousser une barbe fournie sous leur moustache à la Nietzsche pour n'être pas reconnus de l'inspecteur Derrick, etc.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube XXVIII)
     
    De ton moi. – Et là, ce matin, devant le miroir de ta salle de bain, tu regarderais ce prétendu proche prétendu familier et tu lui demanderais : et qui t’es toi ? tu te crois le proprio du miroir ou quoi ? et ce corps que tu dis à toi t’en sait quoi ? et ce que tu dis ton âme, pompier que tu es, tu la vois avec les yeux de qui, dis-moi ?...
     
    De la nature.– Le tout malin (je pense par devers moi le tout mariole) affirme que nous avons soumis à jamais l’élément naturel et le voici trépigner dans sa Japonaise écolo sur la route étroite de Notre-Dame des Hauts barrée par deux avalanches, juste sous le couloir où menace la troisième, et voilà qu’il commence à prier comme une de ces vieillottes dont il ricane : Mon Dieu fasse un miracle, Mon Dieu je t’en supplie, Mon Dieu pas moi ! sur quoi le prétendu Dieu lui répond pour la première et dernière fois : du balai…
     
    Des allumées.– Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes, j’veux dire : ces illuminées, Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’illuminée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter : sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute des déserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries, comme l’écrit Françoise Ascal dans son Carré de ciel : «Masquée sous ma vieille peau qui tant bien que mal colmate les brèches, je tente de ne rien laisser apparaître de cette honteuse anomalie : n’avoir pas su grandir »…
     
    De l’amour. – C’est aujourd’hui que tout commence, c’est aujourd’hui qu’on reprend tout à zéro, c’est aujourd’hui qu’on efface cet affreux tableau à l’éponge d’eau claire, je veux que ce tableau noir soit blanc comme une âme d’enfant - c’est aujourd’hui que nous allons, petits, apprendre la lettre A et ce qui s’ensuit…
    Aquarelle JLK: vers Donneloye.

  • Ceux qui divaguent

     
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    Celui qui à l’instigation de l’excellent Julien Green (1900-1998) écrit n’importe quoi au motif que c’est en écrivant n’importe quoi que l’on va dire quelque chose / Celle qui vaticine en apnée / Ceux qui parlent en langue comme les prophète biblique mais sans la barbe / Celui qui pète les codes de la rationalité morose et fait un malheur chez Léa Salamé / Celle qui a connu Ménie Grégoire à la thalasso et n’hésite pas à la qualifier rétrospectivement d’assez belle personne / Ceux qui peignent la girafe dans le tunnel jaune à taches noires / Celui qui pratique la libre association verbale à la manière des émules bavarois de Sigmund Freud / Celle qui a posé pour Lucien Freud dans le plus simple appareil au ravissement de quelques veufs mal voyants /
    Ceux qui incarnent la libre expression de l’ère prélogique et ne se gênent pas de passer à l’acte / Celui qui s’exprime en octosyllabes parfois entrecoupés de pentamètres ïambiques appréciés des esthète mais pas que / Celle qui improvise volontiers ses sermons du culte dominical à la chapelle des Mal Lavés / Ceux qui émaillent leur discours de fin d’année de citationsdont chacune et chacun se plaît à identifier les auteurs à la séance de debriefing qui s'ensuit / Celui qui rêve tout haut même quand il parle tout bas / Celle qui a la parole si facile qu’on croirait que c'est emballé / Ceux qui délirent sur demande moyennant un grand cru en bouche et quelques fruits confits, etc.
     

  • Ceux qui vous parlent la nuit

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    Celui qui te dit que sa transition supposait votre rencontre / Celle qu’on appelait déjà Dominique / Ceux qui vous avouent leur amour immédiat quoique limité dans le temps de ce putain de rêve /Celui qui te rappelle les noms et qualités inscrits sur les tombes du petit cimetière chinois de la côte normande / Celle qui fait parler les pierres / Ceux que tu as appelé Ariel en les numérotant jusqu’au septième de la nuit dernière / Celui qui a les yeux bleu clair tirant au vert tendre selon l’heure de la nuit / Celle qui vous conseille l’étreinte à l’orientale dont parle aussi le conseiller thérapeute de la paroisse saint Philippe Neri / Ceux qui évoquent l’Ailleurs sans autre prévention contre l’Ici / Celui dont le chien témoigne de l’equanimite spirituelle de son maître à créole / Celle qui en tant que chienne ramène toujours un bout de nature à la maison et ce soir c’est une mâchoire de lynx nettoyée par Les éperviers et les fourmis / Ceux qui sont un peu jaloux des magnifiques jeunes gens flirtant devant le monument aux morts avant de se réjouir de les voir si réjouis / Celui qui t’a été arraché au réveil et qui se retrouve donc encore plus seul que toi / Celle qui rôde autour du petit cimetière chinois en fumant des Craven A comme la dernière fois / Ceux qui savent que la colombe est insatisfaite et en restent attristés quelque part, etc
     
    (Liste établie après le rêve d’Ariel VII et en marge de la lecture de Meadowlands de Louise Glück)

  • Contre la Poësie

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    Voici venir la Poësie
    toute à poétiser;
    de blanc vêtue, de daim gantée,
    digne, grave, elle se guinde,
    avisant de son haut la foule,
    elle a le cambré de la dinde;
    vêtue de blanc, sans ironie,
    elle entend nous laver,
    dans l'impétueux de la houle,
    de toute impureté
    relevant de la simple vie...
     
    Ou plutôt elle la sublime:
    elle se dit ouvrière,
    elle aime se la jouer minime -
    à frêles mots comptés
    dessus la page immaculée...
     
    Ou bien elle fulmine:
    tordons le cou à l’éloquence
    est alors son slogan,
    ou plus crânement elle enchaîne:
    Rimbaud est notre différence...
     
    Elle ose dire: osons !
    Comme toute publicité:
    osons le métro, la cité,
    osons les peuples opprimés !
    Osons donc dépouiller nos chaînes !
    dit-elle en sanglotant
    et les bas-bleus et les pédants
    à l'avenant la ramènent -
    mais où sont les bardes d'antan ?

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXVII)
     
    De la douce folie.– Et ce matin tu t’abandonnerais une fois de plus enfin à l’étreinte de ton vrai désir qu’annonçait le conditionnel de vos enfances, tu serais tout ce que tu aimerais, tu serais une chambre merveilleuse au milieu de la neige revenue ce matin avec une quantité de téléphones, tu aurais des bottes bleues et un banjo comme à sept ans et tu retomberais amoureux pour la énième fois, elle aurait les yeux bleu pervenche de la fille du shérif de tes dix ans et des poussières et de la femme de ta vie actuelle dont tu reprendrais tout à l’heure le portrait songeur, ce serait la journée incomparable de ce 5 mars 2009, tu jouerais de ta plume verte comme d’une harpe pincée sur les cordes des heures et tout à coups les téléphones frémiraient comme autant de jeunes filles impatientes, autant de douce ondines un peu dingues se dandinant sur leur fil comme autant de choristes de gospel dans la cathédrale de neige irradiant au lever du ciel…
     
    Des recoins. – Ce n’est que cela, comprenez-vous, ce n’est que cela qui m’attire chez vous, au milieu des rideaux grenats ou au fond de vos fauteuils crevés, ce sont les angles brisés à coups de marteau par le vieux Renoir endiablé, et votre lumière est bonne, votre bonne lumière de bar étudiant ou de virée le long de la rivière à quelques-uns qui aimaient Neil Young et Léo Ferré, ce ne serait que cette rêverie retrouvée de nos dix-huit ans adorablement accablés à nous aimer – leurs galas ne sont que ramas de vampires banquiers sur les banquises des médias, nous c’est dans les recoins de vos quartiers bohèmes que nous vivrons comme des chats baudelairiens…
     
    De l’autre lumière. – Et toujours je reviendrai l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère, laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…
     
    Peinture JLK: Lago delle streghe, al Devero.

  • Ceux qui ont opinion sur rue

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    Celui qui se prononce sur tout avec une autorité qui se veut très humble en son insondable prétention genre Michel Onfray sur les limites de la théorie des cordes ou l’application des ventouses à l’ancienne en cas de fluxion / Celle qui se veut influenceuse en matière de choix de lessives écoresponsables / Ceux qui citent Héraclite au saut du lit / Celui qui se dit en recherche d’une éthique du profit assumé / Celle qui formate les futurs cadres issus des cités / Ceux qui ont leur idée du pourquoi des séismes en terres islamistes / Celui qui pense que la race supérieure viendra d’en bas et l’affirme tout haut au risque d’énerver la classe moyenne usagère des réseaux / Celle qui milite pour le noir à lèvres de la marque Goudron / Ceux qui listent les noms des diffuseurs d’opinions inappropriées qui sont souvent des femmes seules il faut le relever / Celui qui se demande si un Adolf Hitler aurait sa chance sur Twitter même en raccourcissant ses discours / Celle qui ose dire sa différence aux milliers de followers qui partagent son ressenti / Ceux qui se disent exclus en langage inclusif / Celui qui en tant que garçon laitier sent la fille en lui quand il hume la première traite / Celle qui cite Heidegger avec les notes en bas de page / Ceux qui estiment qu’on peut tout dire moyennant l’accord tacite de Mark Zuckerberg et toute son équipe / Celui qui brait avec les loups / Celle qu’inquiètent les longs silences de son amie Rebecca si diserte naguère sur Facebook / Ceux qui tapent l’incruste sur TikTok pour reprendre l’expression d’une meuf grave branchée de la rédaction culturelle du journal de nos campagnes / Celui qui pense faire un tiré à part de ses bons mots sur Twitter / Celle qui trouve à Bezos un côté Musk et vice versa / Ceux qui s’abstiennent de tout commentaire en espérant que ça se remarque, etc.
     
    Peinture : Neil Rands, Falling man.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées de l'aube, XXVI)
     
     
    De l’innocence. - Le mot DANSE m’apparaît ce matin, et tous les mots se mettent à danser avec l’enfant, petite, toute nue et belle dans un long foulard de soie flottant autour d’elle, là-bas sur le haut gazon de la maison de vacances comme suspendue au-dessus des mélèzes, dans l’air frais et bleuté des glaciers, toute seule à danser pour la première fois comme elle a vu, l’autre soir à la télé, l’immatérielle Isadora dans un film d’un autre temps, qui dansait et dansait en ne cessant de danser et danser...
     
    Du respect.– Peut-être cela vous manque-t-il seulement, dans le déni de ce que vous faites ou la simple inattention, de ne pas pouvoir partager, non pas l’estime de votre petite personne, mais l’amour de la personne innombrable dont ce que vous faites n’est qu’un des innombrables reflets, mais unique…
     
    De notre complicité. – À peine vous êtes-vous retrouvés, les oiseaux et toi qui leur parles ta langue de fée, que retentissent leurs cris froids de calculateurs de points et de résultats réduisant tout à concours et performances du plus fort et du plus vite enrichi, mais de te regarder avec les oiseaux m’éloigne chaque jour un peu de leur bruit et nous voici dans la vraie société des êtres à nous parler de cette journée qui nous attend tous les deux…

  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    À propos de Vivre (Ikiru), d’Akira Kurosawa 

    Akira Kurosawa considérait Ikiru (1952) comme son chef-d’œuvre. C’est en effet un film extraordinaire, dont le thème recoupe celui de La mort d’Ivan Illitch, nouvelle non moins inoubliable de Léon Tolstoï. De quoi s’agit-il plus précisément ? D’un homme soudain confronté à sa mort annoncée, qui fait un bilan tout négatif de la vie qu’il a menée jusque-là et qui essaie de se sauver in extremis.


    Le film de Kurosawa retrace d’abord le portrait du personnage surnommé « la momie » par ses collègues de l’Administration dont il dirige la Section des citoyens; c'est type même du bureaucrate sclérosé qui s’oppose à toute réforme et notamment aux requêtes des citoyennes en matière de jardins d’enfants. Apprenant qu’il est atteint d’un cancer inguérissable, il commence par se lancer dans une débauche compulsive qui ne le satisfait guère, puis ce début de récit finit abruptement, et tout recommence alors tout autrement. La suite se passe ainsi dans un local où se trouve réunie une assemblée de femmes et d’hommes, sous le portrait voilé de crêpe de « la momie ». On comprend que c’est une cérémonie du souvenir, après la mort du personnage, l’on y boit beaucoup et les langues se délient.
    Ikiru1.jpgComme dans Rashomon, du même Kurosawa, c’est « en creux », par les témoignages alternés de ceux qui ont vu le défunt se transformer, durant ses derniers mois, que se reconstruit son portrait tandis qu’on voit le vieil homme, seul sur une balançoire de jardin public, sous la neige, murmurer un chant lancinant et mélancolique d’une lugubre splendeur. À relever l’interprétation, à commencer par celle, formidable, de Takashi Shimura.

    Le film est disponible en DVD.