Shakespeare en traversée
5. Troïlus et Cressida
Le théâtre de Shakespeare, autant que La Divine Comédie de Dante, a suscité la plus fantastique prolifération de commentaires, parfois aussi érudits que plats, voire à côté de la plaque. Rabelais, qui était à la fois savant et poète, savait mieux que personne que le seul savoir sec ne sait à peu près rien de la poésie qui est connaissance vivante, et c'est ainsi qu'il persifla si justement les sorbonnicoles et autres sorbonnagres.
Or il faut comparer les vingt lignes indigentes consacrées à Troilus et Cressida par le professeur émérite François Laroque, dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare, et les 40 pages d'analyse que René Girard réserve à la même pièce dans Les feux du désir, pour mesurer l'abîme séparant une note professorale conventionnelle, à la limite du dédain, d'une nouvelle approche révélant la nature profonde d'un ouvrage apparemment secondaire.
La lecture traditionnelle de la pièce réduit celle-ci à l'opposition d'un amoureux fidèle et d'une amante inconstante, flattant la vision machiste du couple. Pour René Girard, "Shakespeare rejette l'opposition traditionnelle entre un Troïlus absolument fidèle et une Cressida parfaitement déloyale ", en éclairant une réalité du désir mimétique beaucoup plus complexe et valable autant pour le jeu érotique que pour la mêlée sociale et politique marquant l'affrontement des Troyens et des Grecs, traitée par Shakespeare avec une verve satirique endiablée.
Éclairant la notion fondamentale de Degree, définie précisément dans cette pièce, dont il montre en outre le rôle central joué par Pandarus, entremetteur et meneur de jeu pervers, René Girard va jusqu'à qualifier cette tragi-comédie énhaurme de "gigantesque chef -d'ouvre méconnu ", et c'est à prendre au sérieux.
En lisant ce commentaire de René Girard sur Troïlus et Cressida, l'on pourrait presque se demander si Shakespeare n'a pas pris connaissance de la théorie mimétique en bûchant sur les livres de Girard avant d'écrire sa pièce, mais non, c’est le contraire qui est vrai et c’est une règle assez générale: que le génie poétique ressent les vérités humaines et les illustre avant que l'intelligence et la sensibilité critiques ne les reconnaisse à leur tour...
Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Editions Montparnasse.
Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990)