(Le Temps accordé, Lectures du monde 2024)
Ce lundi 26 février. – J’ai dit l’autre jour, à mon compère Bona, ma tristesse et ma colère après le dénouement scandaleux, hors de toute proportion, de la prise d’otages survenue dans un de nos trains cantonaux, se soldant par la mise à mort du jeune Iranien en détresse psychique brandissant une pauvre hache et un misérable couteau, requérant paumé et qui avait, durant plusieurs heures, exposé ses motifs à ses « otages » en partageant avec eux des clopes, avant la survenue de soixante poiliciers supposés protéger la sécurité de nos concitoyens – et tel conseiller fédéral de tweeter d’importance : avant tout défendons la sécurité de nos gens, etc.
Soixante flics infoutus de maîtriser calmement un « forcené », selon le langage immédiatement accusateur des médias, qui fumait peu avant des sèches avec certains des voyageurs supposés vivre une scène de film d’horreur – le reportage à sensation du lendemain dans 24 Heures -, un premier tir au taser sans effet et que je t’achève le basané, comme il en est allé sur le quai de Morges de cet autre paumé brandissant un couteau de cuisine et flingué de trois balles par un jeune flic saisi de panique dont je me demande, aujourd’hui, comment il vit ce qu’il a commis malgré la bénédiction publique immédiate de ses supérieurs – et c’est ça surtout qui me fâche : cette façon, comme celle du ministre fédéral, de tout réduire à du fait divers, fâcheux accroc dans la gestion de notre sécurité mais rassurez vous les gars puisque tout est « sous contrôle ».
Sur quoi, toujours avec Bona à bord de la Honda jazz sur le chemin du musée de L’Art Brut, ce dimanche-là, je lui fais voir la hideur du nouvel « éco-quartier » des hauts de Lausanne, au lieudit La Blécherette, qui le fait lui aussi s’éberluer devant une telle concentratioin de casernes à habiter (« Mais c’est la Courneuve ! », me lance-t-il), à quoi je lui réponds que non : que c’est une spécialité locale de l’incurie urbanistique récurrente d’une ville qui a « mal tourné » depuis le temps où Ramuz, déjà, brocardait ses prétentions de parvenue mal barrée…
Cependant je ne généralise pas. Surtout un dimanche, et devant Bona qui a du monde une large vue, des bords du Congo aux rivages de la Méditerranée où il a longtemps séjourné, et jusqu’en son bungalow de Sheffield, je ne saurais m’adonner, hyperprivilégié et surprotégé que je suis, à l’accusation globale qui me ferait prétendre que mes compatriotes helvètes, ou que les jeunes flics de mon canton, ou que le dernier élu du Conseil fédéral ne pensent qu’à la sacro-sainte Sécurité, variante de la paix des cimetières justifiant, sous l’effet d’un racisme latent que révèleraient soudain les problèmes « sociétaux» liés aux migrations, le tir à vue, etc.
SOUS CONTRÔLE. - Bona Mangangu est, à sa façon, un artiste et un écrivain « sauvage », mais on n’en fera pas un début d’idéologie, car c’est également un humaniste raffiné et un frère terrien débonnaire au nuancier moral et esthétique, voire philosophique, des plus confirmés par l’expérience vécue et la pratique de son art et de son écriture.
C’est fort de ce que je sais de lui, par sa personne et ses livres, que je comprends, et partage en partie, sa perplexité au terme de notre visite de la collection de L’Art Brut qui, une fois de plus, m’a fasciné et révulsé par sa trop luxueuse mise en scène.
Tant de délires exultants et de détresses sublimées soudain acclimatés et présentés en sages vitrines, tant de destinées terribles extraites de leurs sinistres anamnèses et livrées aux thèses des doctorant et des passants insouciants, Mais comment ne pas prendre l’ascenseur ludique d’Aloyse et comment ne pas repartir à de nouvelles découvertes, à l’exclusion de toute théorie, juste dans la foulée d'Adolf Wölfli ou de Hans Krüsi, entre autres dingos ?
(Soir) – Et ce soir me revoici, tout innocent sous les nuages, les merveilleux nuages de la Création le long du Grand Canal de Noville – à Venise ce sera pour une autre fois ma foi - , à marcher tant bien que mal comme un vieux cheval en ne cessant de me réjouir que tout ça soit, la netteté de la lumière du soir et la fraîcheur de la neige neigeuse aux arêtes des crêtes de là-haut et de là-bas, et deux cygnes sont là penchés sur l’eau brenneuse à fureter dans l’opacité - enfin les cygnes, mes soeurs à dégaines de frères classieux, un peu de dignité les danseuses !