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Sollers le pied léger


Sur Une vie divine


«Encore une journée divine !», s’exclame Winnie au lever de rideau d’Oh les beaux jours de Beckett, et c’est en somme ce qu’on se répète, trente guerres et quelques génocides plus tard, en lisant Une vie divine de Philippe Sollers: que la vie est un cadeau, sans doute empoisonné pour à peu près tout le monde, mais à quoi nous nous accrochons, même aussi empêtrés que Winnie dans notre tas de misère.
La contemplation navrée de celui-ci, par les temps qui courent, imprègne l’esprit du siècle d’une mélancolie désenchantée, genre spleen destroy dont le plus symptomatique interprète, dans la littérature française récente, est un Michel Houellebecq. Or c’est à l’exact antipode que, malgré son soutien loyal de pair aîné à l’auteur de La possibilité d’une île, se situe Philippe Sollers dans Une vie divine, dont les constats sur le monde contemporain, aussi virulents que ceux de l’amer Michel, aboutissent à une attitude absolument opposée, laquelle consiste à célébrer cela simplement que voit Winnie enfoncée dans son tas et que tous nous découvrons chaque matin : « L’horizon est radieux, le soleil brille, jamais un jour n’a été plus beau. Les mots sont des cailloux frais, l’eau les caresse ».
Lieux communs d’un littérature qui « positive » ? Pas du tout.  Plutôt : effort de présence et travail de chaque instant visant à ressusciter contre tout ce qui pèse et nous tue : notre paresse et notre déprime, notre lassitude et notre désabusement, notre nihilisme en un mot que l’époque flatte en nous soufflant que rien n’a d’importance que bouffer et baiser et nous remplir les poches de pognon, alors qu’un philosophe un peu dingue n’en finit pas de nous envoyer de drôles de SMS ou de fax ou de mails que nos déchiffrons en continuant de stresser un max et qui nous souhaitent « un bonheur bref, soudain, sans merci », ou «les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, la pétulance intellectuelle, le frisson lumineux du Sud – La mer lisse – la perfection »…
Une vie divine est le grand roman solaire – il faudrait plutôt dire conversation, carnet de croisière, essai-gigogne, livre-mulet, exercice de mimétisme, work in progress phénoménologique et poétique à la fois – du retour de Nietzsche, surgi de son suaire à la page 52 sous les initiales de M.N., « instruit par l’épouvantable saloperie du 20e siècle (dont 70 ans passés au goulag) » et revivant, ses livres battant des ailes autour du lecteur, sous la plume d’un écrivain-philosophe du début du XXIe siècle flanqué d’une Nelly (très ferrée elle aussi en questions suressentielles, non moins que bien dans son corps) et d’une Ludi (la femme-fille à croquer dont la jeunesse stimule son fringant compagnon), radieuse trinité faisant la pige à l’humanité humanitaire, au bénéfice d’un nouvel homme à venir, mais lequel ?
On sait ce que fut la grande affaire de Nietzsche : de libérer l’humanité d’un Dieu mort selon lui et d’une morale mortifère – d’un culte de la nécessité et de la société bel et bien massifiées et mondialisées de nos jours, à l’enseigne d’une nouvelle religiosité consacrant tous les simulacres.
Lecteur admirable, et prosateur étincelant aux fulgurantes fusées, Sollers vit ici Nietzsche comme une nouvelle possibilité de liberté, qui nous vaut de très belles pages (sur l’esprit d’envie et de ressentiment du nihiliste, la musique, le French kiss à pleines lèvres qu’il oppose au froid culte du cul, la vulgarité, les bonheurs menus et foisonnants de la vie qui va, les billets de Sade en taule, les oiseaux ou l’Evangile de Jean transposé au présent…) frappées au sceau d’un égotisme impérial qu’on pourrait croire celui d’un cynique absolument dédaigneux des vicissitudes de la vie, voire d’un Paon littéraire soucieux de sa seule brillance.
Or à lire attentivement Une vie divine, cette superbe et cette morgue tendent à s’adoucir et à s’humaniser, hors de tout sentimentalisme, au fil d’une « histoire » dont le « héros », prof maladif à outrance se rêvant Dionysos, surmontant toutes les poisses et les crasses de ses semblables, nous murmure lui aussi en éternel retour: « encore une journée divine »…
Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 524p.

 

Commentaires

  • Oui ces journées divines dont on paie de notre sang le sourire arraché

  • Certains, concernant Sollers, affichent un scepticisme très lourd... En grattant à peine on réalise qu'ils ne l'ont pas lu, ou alors très mal. Les préjugés éloignent de la Vérité, toute personne douée vraiment de Raison le sait... et pourtant, les noeuds de nos névroses et hystéries empêchent souvent les plus raisonnables d'entendre raison...

    "Une Vie Divine" est un bonheur, peut être pas absolu, mais infini. Les Citations y abondent, comme depuis quelques Romans de Sollers déjà, mais ils ne fait, en somme, que démontrer, souligner et mettre sous un éclairage nouveau ce que l'on n'a pas su voir auparavant...

    Lecteur perspicace, exerce ton entendement...

  • En effet, les livres sont là, et peut-être font-ils leur chemin, pas à pas...

  • Je découvre votre blog et votre commentaire très pertinent de « Une vie divine. » Dans ce même esprit de dépassement du nihilisme et du ressentiment j'avais déjà découvert grâce à un ami bien informé, et que ces questions intéressent également, le site de l'Avant-garde sensualiste (avantgardesensualiste.com) dont Sollers a d'ailleurs publié l'étonnant Manifeste en 2002 ainsi qu'un autre texte, très percutant et assez drôle, en 2004. Leur revue, mythique et introuvable, est depuis peu disponible sur Internet.
    Mise en ligne au format PDF elle est protégée par un mot de passe qui est : fulgurances
    Je ne crois pas trahir un secret en vous le confiant ni à ceux qui vous lisent, puisque, si j'ai bien compris celui dont je l’ai reçu, il ne sert qu'à éloigner les imbéciles.
    À lire les uns et les autres on se sent bien que la dévastation a poussé trop loin son avantage, de sorte que l'on voit bien maintenant la misérable machine et les pauvres ficelles qui l'animent dont quelques esprits profonds et volontairement dégagés se font un plaisir de se moquer. Au départ le trash et la désolation ont impressionné. Aujourd'hui, mis à part quelques vieilles filles et quelques attardés dans les provinces, qui amusent-t-ils encore ?

  • Merci pour votre précieux message. Il me ravit d'autant plus que vous signez Deschapelles. L'un des regrets de ma vie est de n'avoir pu détourner du droit chemin une fille de l'hoirie Dessous L'Eglise, la grande famille puritaine dont je me serais fait un plaisir et même un devoir de ravager les moeurs blafardes. Vous voyez quel bas sentiments m'animent. Bonne vie à fulgurances !

  • « Une vie divine» c’est comme un film sur écran panoramique à 360 degrés. Faute d’une vision circulaire, la plupart des critiques ont du mal à en faire le tour complet. Projections réductrices sur la page papier ou l’écran cartésien de notre oeil-esprit borné. Le narrateur, Sollers et Nietzsche, eux, chevauchent le temps et l’espace - 2000 ans d’histoire moralisatrice en Europe - avec allégresse et bonheur jubilatoire. Au delà des contraintes humaines, du présent, du passé et du futur. Au delà de la mort. Purs esprits au delà du bien et du mal, « anarchistes aristocratiques absolus ». L’éternel retour mis en perspective dans un espace métaphysique à n dimensions, bien au delà du Nième dessous du nihilisme ambiant.

    …Et ce n’est pas un des minces mérites de votre article que de nous promener dans l’espace protéiforme de Sollers avec la passion du bon guide qui connait son sujet et nous donne envie d’y regarder de plus près. Un Sollers peut en cacher un autre. D’ailleurs lui-même dit souvent dans les interviews : « On a l’habitude de commenter Sollers, pas mes œuvres » ou variante « On a l’habitude de chercher l’homme derrière l’écrivain. Avec moi, c’est l’inverse, il faut s’habituer à trouver l’écrivain derrière l’homme. ». Sollers écrivain protéiforme, biographe-conteur, penseur-ludique, poète-musicien, romancier-paradoxal. Rien n’est ni blanc, ni noir, la réalité est plus nuancée, plus ambiguë « Ce ne serait pas intéressant, si ce n’était pas ambigu ». C’est l’art du roman… (dixit Sollers dans une interview récente)

    Merci donc de nous entraîner derrière vous, dans ce parcours-découverte où la fiction ambiguë vient chatouiller nos réflexes conditionnés. Et divine surprise, on y trouve du plaisir !

  • (En réponse à M. JLK) : "Ravager les moeurs blafardes" voilà le point !
    Mais si nous disions plutôt : en passant "héroïquement" (dans une telle ère de violence revancharde et ravageuse) et plutôt tendrement par "l'élévation des sentiments"...
    "Le bon goût de la vie", pour parler comme ces sensualistes du XXIe siècle que je découvre, voilà ce qui pulvérise le discours de l'amer dont la mère etc...
    Portez-vous bien. Vous, vos enfants et ceux qui vous sont chers.

  • Voilà pourquoi il faut relire Sollers... Malgré tout, malgré son dandysme très parisien, sa brillance parfois très superficielle, ses poses de cabotin. C'est un grand écrivain, un très grand et de Nietzsche il a su capter une grande partie des forces de térébration et de lumière. J'ai beaucoup aimé "Une vie divine". On peut poursuivre avec ce joyau, d'une étonnante sobriété, "Carnet de nuit".
    "Ce n’est pas le temps qui fuit, mais la présence éveillée dans le temps." (Sollers)

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