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Carnets de JLK - Page 184

  • René Char entre source et scories

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    CENTENAIRE Vénéré jusqu’à l’adulation, le grand poète, mort en 1988, avait vu le jour à l’Isle-sur-Sorgue le 14 juin 1907. Hommages et publications foisonnent.
    S’adressant en 1959 « aux riverains de la Sorgue », par allusion aux premiers envois de satellites, avant de participer aux manifestations de 1960 contre l’installation de missiles à têtes nucléaires sur le plateau d’Albion, René Char écrivait : « L’homme de l’espace dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux et révélera un milliard de fois moins de choses cachées que l’homme granité, reclus et recouché de Lascaux, au dur membre débourbé de la mort ». Or, en janvier 1960, le poète avait perdu son plus illustre ami, frère de combats à tous égards, en la personne d’Albert Camus, qui lui rendit hommage à l’occasion de la remise du prix Nobel 1957 en le présentant comme « notre plus grand poète français », soulignant que « depuis Apollinaire en tout cas, il n’y a pas eu dans la littérature française de révolution comparable à celle qu’a accomplie René Char. »
    556603e43d5cd807ab633f6fd40d5baa.jpgEst-ce à dire que l’œuvre de Char fasse figure d’explosion avant-gardiste, et comment comprendre alors qu’un « révolutionnaire » décrie les dernières avancées de la science ? Disons que le résistant fondamental, voire furieux, que représentait l’ancien Capitaine Alexandre des Forces Françaises de l’intérieur, incarnait une forme d’action que l’éthique et l’esthétique sollicitaient certes humainement, mais qui, poétiquement, vivait pour ainsi dire hors du temps, contemporain d’Héraclite autant que de Heidegger, de Hölderlin ou de Pasternak.
    Même associée au surréalisme en ses débuts, et toujours proche des artistes les plus novateurs de l’époque, de Braque à Kandinsky ou de Victor Brauner à Giacometti, la poésie de René Char recèle une originalité qui n’est, essentiellement, ni d’école ni d’époque. Ses parties les plus datées sont précisément celles qui ressortissent au surréalisme, tels les « poèmes militants » du fameux Marteau sans maître dans lesquels on lit par exemple: «L’imminentisme prospecte/L’Esprit croît au pied de la lettre originelle/Aurore dirigeable/Je désire/Que les convictions de sécheresse s’installent au-dessus/des carrés réputés imprenables ». Un pamphlétaire malappris, François Crouzet, se déchaîna d’ailleurs il y a quelques années dans un virulent Contre René Char, stigmatisant cette part obscure, voire absconse de l’œuvre qu’une autre citation illustre: « Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité»…
    L’ensemble de l’œuvre, réunie dans La Pléiade en 1985, résiste pourtant à ses détracteurs, d’Etiemble au grand Ungaretti (« Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège »), mais on y reviendra l’esprit plus libre, pour en apprécier les réelles beautés, en reconnaissant ce qu’elle a parfois de guindé, de pompeux, d’hermétique ou de creux. Pour l’essentiel, en effet, la poésie de René Char nous touche par son lyrisme élémentaire et sensuel, proche de la terre et des êtres simples et vrais. « Nulle poésie n’est plus imprégnée des souffles et des couleurs de la vie », écrivait Gaëtan Picon, « imprégnée jusqu’à la saturation. Aussi bien pèse-t-elle sur nous non comme un souffle de la voix – mais comme pèse sur notre corps un autre corps, jeune et plein, fougueux et rebelle ».
    Pour remonter à la source étincelante de cette poésie, quelques publications récentes sont alors à recommander, des Feuillets d’Hypnos, notes de guerre souvent fulgurantes du résistant-poète, au recueil majeur de Commune présence, magnifiquement préfacé par Georges Blin. Si l’approche critique a été enrichie par un Cahier de l’Herne référentiel, deux nouveaux ouvrages déploient des chemins à travers l’aventure littéraire du poète étroitement mêlée à celles de ses amis artistes. Sous la direction de Marie-Claude Char, on entre ainsi Dans l’atelier du poète, très bel aperçu illustré de son Work in progress ; et, prolongeant la même démarche sous la forme d’un somptueux album, la veuve du poète arpente le Pays de René Char, englobant ses territoires successifs, jusqu’aux derniers mots épurés de l’Eloge d’une soupçonnée, paru en mai 1988, trois mois après la mort de René Char: « Vite, il faut semer, vite, il faut greffer, tel le réclame cette grande Bringue, la Nature ; écœuré, même harassé, il me faut semer ; le front souffrant, strié, comme un tableau noir d’école communale »…

    471d914f58d2e2e7cb9fbf1cbe3757d7.jpgRené Char. Feuillets d’Hypnos. FolioPlus Classiques, 153p. Commune présence, Poésie/Gallimard, 361p. Char dans l’atelier du poète. QuartoGallimard, 1021p.
    Marie-Claude Char, Pays de René Char, Flammarion, 260p.
    Albert Camus et René Char. Correspondance 1946-1959. Gallimard, 263p.
    Exposition René Char à la BNF, à Paris, jusqu’au 29 juillet.

    Photos: René Char, en septembre 1930, envoie cette photo de lui à André Breton, dans laquelle on reconnaît son ami Paul Eluard…

    René Char en compagnie d’Albert Camus, en 1947

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 12 juin 2007.

  • Faut-il lire René Char à genoux ?

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    Et si l'on mettait un bémol à l’adulation du poète ?
    C’est entendu : la poésie de René Char est souvent magnifique. Je ne dirais pas émouvante, mais splendide jusqu’en ses obscurités, d’un lyrisme et d’une plasticité remarquables, d’une sensualité procurant de vrais bonheurs de lecture presque physiques. Une pensée y travaille le corps de la langue, une éthique et une estéthique s’y modulent en images fulgurantes contre les instances du mal et de la dissoulution, de la vulgarité et de la laideur, mais parfois aussi en formules solennelles, voire sentencieuses. Entre seize et vingt ans, pour ma part, j’ai gravement aimé cette poésie : Les Feuillets d’Hypnos me fascinaient comme les notes éparses d’un héros de l’Illiade, je savais par cœur Lettera amorosa, j’ai lu et relu, entre autres, le grand recueil de Commune présence, et fait miennes ses maximes qui me semblaient belles et profondes sans que je ne les comprenne toujours. En tout cas je comprenais et j’aimais : « Au tour du pain de rompre l’homme, d’être la beauté du point du jour », ou j’aimais et je comprenais : « Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit », j’appréciais gravement « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » ou « si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel », ou bien « Les pluies sauvages favorisent les passants profonds », et aujourd’hui encore je retrouve, avec le meilleur de René Char, un Midi de soleil et d’eau vivifiante que j’aime arpenter, comme la terre un peu plus au nord de Philippe Jaccottet ou celle, du Jorat vaudois annonçant le romantisme allemand, de Gustave Roud.
    Cela noté, le déferlement actuel des hommages à René Char me laisse songeur, et la vénération convenue qui entoure le poète ne me semble pas du meilleur aloi. Certains propos de Marie-Claude Char elle-même, qui ordonne la commémoration du centenaire avec autant d’autorité que de compétence et de goût, incitent à la même réserve et désignent, par ailleurs, un « usage » du poète qui laisse perplexe: «Il faut avoir à l’esprit que Char a été abondamment utilisé, par le monde politique, par le monde littéraire, notamment avec les aphorismes, souvent cités, et que trop souvent on le pense comme un monument, la statue du Commandeur. Mais je suis frappée par la présence régulière de ces citations dans les carnets du Monde ou du Figaro, pour accompagner l’annonce d’un décès, rendre hommage à la personne disparue. Cela tient, je crois, au fait que c’est une poésie qui touche tout le monde, qui peut aider tout le monde à vivre.
    Or, comme je m’apprêtais à y aller, à mon tour, de mon papier de circonstance, je me suis rappelé la parution, à la fin de 1992, d’un pamphlet de François Crouzet intitulé Contre René Char et paru aux Belles Lettres, qui avait le mérite de rompre l’unanimité et la conformité en soulignant cruellement la part fumeuse ou pontifiante de cette poésie. Ainsi de citer cette belle horreur : «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité ». Ou cette autre qui n’est pas mal non plus : «L’homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n’arrêtaient pas de s’ennoblir comme la délicate construction du solstice de la charrette saute au cœur sans portée»...
    Avant l’impertinent, d’autres contempteurs, et pas des moindres, avaient également égratigné la statue du Commandeur, tels Etiemble et le grand Ungaretti, qui n’y allait pas de main molle en écrivant : « Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège ».
    Et l’horrible Jacques Henric de nouer la gerbe d’épis noirs : «Char : passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l’auteur d’une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d’horreur sacrée, sur la moindre éjaculation poétique du Maître…

    Tout cela manque de nuances et de finesse, cela va sans dire, mais il me plaît assez de revenir à la poésie de René Char, aujourd'hui, avec la liberté d'esprit et l'humour sans lesquels un goût risque de n'être qu'une adhésion mimétique ou une affectation de surface...

  • Les Bienveillantes de A à Z

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    LITTELL Jonathan Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.


    Toccata
    - Première invocation au début de cette Toccata : « Frères humains ! Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé. »
    - Un personnage qui cherche aussitôt à s’inscrire sous le signe de la banalité. Du nom de Max Aue. Double nationalité. Bilingue.
    - Il dit écrire pour lui-même.
    - Pas pour se justifier, mais pour clarifier le chaos de ses pensées et de ses souvenirs.
    - Pour s’occuper aussi. Pour passer le temps.
    - Alors même que c’est un homme occupé. Patron d’usine.
    - Il se dit une « usine à souvenirs ».
    - Se dit constipé chronique.
    - Sa raison d’être : manger, boire, déféquer et chercher la vérité.
    - Il se défie cependant de trop de pensée.
    - N’éprouve aucune culpabilité, dit-il à ce point.
    - Il va vomir de temps en temps.
    - Ecrit dans le bureau de son usine de dentelles.
    - Description précise des machines et du travail, de ses rapports avec les ouvriers. Qui ne l’aiment pas. Et que lui n’aime pas non plus.
    - Il est docteur en droit.
    - Mais aurait préféré étudier la littérature ou la philo.
    - D’éducation française.
    - Mais il a fait son droit en Allemagne, avant de s’engager dans la SS.
    - Est revenu d’Allemagne, en 1945, sous un uniforme volé à un ouvrier français du STO.
    - Se dit « tombé en bourgeoisie » en se refaisant une vie honorable, marié avec une femme qu’il n’aime pas.
    - Dit avoir vu « plus de souffrance que la plupart », mais le dit froidement, avant d’ajouter que les gens s’y font.
    - Commence à parler chiffres, très importants à ses yeux.
    - Commente les chiffres comparatifs des pertes humaines pendant la 2e Guerre mondiale.
    - Met en parallèle les pertes allemandes, les pertes russes, les pertes juives et les pertes françaises en Algérie…
    - La pensée de la mort le hante tous les jours.
    - Lance à son interlocuteur (le lecteur) : « Si jamais vous arriviez à me plaire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
    - Cite Sophocle : « Ce que tu dois préférer à tout,c’est de n’être pas né ».
    - Un nihiliste, mais refusant le suicide.
    - Persuadé de vivre dans le pire des mondes possibles.
    - Dans lequel tout peut se répéter.
    - Ne prétend pas avoir agi par soumission aveugle aux ordres, mais par sens du devoir.
    - « Le génocide moderne est un processus infligé aux masses, par les masses, pour les masses ».
    - Un processus « segmenté par les exigences des méthodes industrielles ».
    - Prétend que ce qu’il a fait, tout homme l’aurait fait.
    - Pensent que les brutes et les psychopathes, les sadiques et les fous ne sont pas les plus dangereux dans un système totalitaire.
    - « Le vrai danger, our l’homme, c’est moi, c’est vous ».
    - Il n’a pas demandé à devenir un assassin.
    - Il rêvait d’être pianiste.
    - Mais le talent lui a manqué.
    - Et sa mère ne l’aimait pas.
    - Aurait peut-être préféré être une femme.
    - N’en a vraiment aimé qu’une sa vie durant : sa sœur jumelle Una.
    - Il dit avoir été « au cœur de choses affreuses ».
    - La guerre n’a pas été pour lui une solution mais une question. Cependant elle a contribué à la révéler à lui-même.
    - Se prétend une fois encore un homme comme les autres.

    Allemandes I et II

    - On le retrouve sur le front de l’Est, en pleine confusion.
    - Les SS sont envoyés en appui de la Wehrmacht pour le « nettoyage ».
    - Se trouve au milieu d’une mêlée de gradés qui attendent un nouveau chef, après qu’un certain Blobel a pété les plombs.
    - Un ancien flic de Düsseldorf à tête de vautour, brutal et grossier, que Max n’aime pas.
    - Dans le château de Lutsk, on retrouve 1000 cadavres de Polonais et d’Ukrainiens exécutés par le NKVD. Les nazis disent : et les Juifs.
    - Le Sonderkommando commence à agir.
    - Problèmes pratiques. Les chefs n’aiment pas la méthide russe, consistant à viser la tête à bout portant. Trop éprouvant pour les hommes.
    - Blobel affirme qu’il faut « labourer les Juifs ».
    - Ordre est donné de liquider 1000 Juifs.
    - Mais l’ordre provoque des remous chez les officiers.
    - Pour trouver les Juifs, on les convoque en prétextant le travail obligatoire.
    - Max Aue trouve ça une « belle saloperie ».
    - Se refuse, à ce point, d’agir en automate.
    - Le récit est rapide et tendu, très vivant, saturé de dialogues enchâssés dans les paragraphes.
    - Max évoque ensuite les humiliations infligées aux Juifs.
    - Traversée de Lamberg.
    - Visite le musée des religions d’une église uniate, où la tradition juive reste très présente.
    - Raconte ensuite comment son ami Thomas l’a aidé à s’engager sur le front de l’Est, après une mission en France dont il est revenu avec un rapport jugé « trop honnête »…
    - Il est allé étudier le degré de combattivité des pro-nazis français et a rencontré les idéologues fascistes Brasillach et Rebatet.
    - A conclu que le doute français n’était pas favorable à la guerre sur le front Est. On n’apprécie pas ses conclusions.
    - C’était un mois avant l’invasion de la Pologne, en août 1939.
    - Evoque l’opportunisme cynique de Thomas.
    - Qui le persuade de le suivre en Pologne où on « va s’amuser »…
    - Il rit en constatant que c’est « ainsi que le diable élargit son domaine ».
    - « Quel homme sain d’esprit aurait jamais pu s’imaginer qu’on sélectionnerait des juristes pour assassiner des gens sans procès ? »
    - Thomas est l’homme fort, le mentor, le jouisseur sans scrupule, l’arriviste de toutes les entreprises.
    - Max est plus statique, observateur, curieux.
    - Il a postulé à la SS pendant ses études pour économiser les frais d’inscription à l’Université…
    - A Berlin, Max a partagé sa passion entre Kant et les jeunes prolétaires.
    - Un soir, il est appréhendé dans un parc de Berlin, lieu de rencontre pour homosexuels.
    - Scène de l’arrestation (p.71)
    - Thomas lui sauve la mise, une première fois.
    - Il entre au SD « le cul encore plein de sperme ».
    - Puis il se retrouve avec l’armée du front de l’Est.
    - On arrive dans les plaines ukrainiennes.
    - Les peuples sont tiraillés entre Russes, Magyars et Allemands.
    - Les prisonniers juifs croient encore que les Allemands vont les libérer.
    - On lui propose d’assister à une Action.
    - « Fermer les yeux, ce n’est jamais une réponse ».
    - Mais il a encore des doutes, comme beaucoup.
    - Il observe les Ukrainiens, contraint de tirer sur les Juifs.
    - Se demande comment ils en sont arrivés là.
    - Scène de boucherie- pagaille épouvantable.
    - Cela le dégoûte, mais il souffre surtout de s’être planté une écharde.
    - Déplore l’amateurisme de ces exécutions.
    - Mais celui-ci sera corrigé.
    - Il assiste à une exécution. On appelle ça Exekution-Turismus.
    - Il note : « Depuis mon enfance, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant, cette passion m’avait amené au bord des fosses communes de l’Ukraine ».
    - Toujours se rappeler que le récit de Max Aue se passe des années après les faits et que c’est une reconstruction, adressée à un auditeur sans visage.
    - Pour Max, le nazisme doit être une Loi vivante.
    - Il refuse de considérer les Russes comme des sous-hommes.
    - Il ressent « comme une haine triste ».
    - On l’informe à propos du Führervernichtungsbefehl. L’ordre du Führer portant sur l’élimination.
    - On lui propose d’être muté ailleurs.
    - Mais il refuse.
    - Il rencontre Yakov, petit pianiste juif virtuose. Avec lequel il parle de Bach, Couperin et Rameau.
    - L’ambiance du Kommando se dégrade. Les hommes craquent.
    - On développe la méthode du Sardinenpackung pour l’entassement des cadavres dans les fosses.
    - Il classe ses collègues en « voluptueux », « dégoûtés » et « obéissants ».
    - Il ne cesse de les observer et de s’observer lui-même, « avec effroi ».
    - Observe ce jeune père soldat qu’un Juif supplie de fusiller ses enfants « proprement ».
    - Lui-même ressent de la colère contre une petite fille qu’on va tuer. Cette réaction est typique : l’horreur ressentie pousse à la précipiter et l’amplifier.
    - Il fait de plus en plus de cachemars.
    - Le récit clinique, évoquant un rapport objectif, alterne avec des plongées dans les rêves de Max ou dans les épisodes de son passé proche ou lointain.
    - On approche de Kiev.
    - Son travail est de pure bureaucratie. Des chiffres.
    - Kiev abrite environ 150.000 Juifs.
    - Un officier supérieur propose d’en fusiller 50.000.
    - On aménage les Grands Ravins.
    - La Grande Action va se dérouler, dont Max ne sait pas qui l’a ordonnée.
    - Lorsqu’il va y assister, il se reproche d’avoir oublié son pull-over. Il le regrettera ( !)
    - Il se rappelle « une grande transgression qu’il a commise » et un horrible pensionnat dans lequel on l’a casé pour le punir, où il a été humilié.
    - Il participe à la Grande Action. D’effrayantes pages (p.124-125).
    - Il en est dégoûté. Se rappelle les latrines et les cafards.
    - Retourne sa pitié en férocité sauvage en achevant une belle jeune fille (126).
    - Porte alors un jugement sur ce que le nazisme a inventé.
    - Page importante à cet égard (p.127)
    - Max constate qu’on peut tuer ou ne pas tuer, au nom de l’Etat nazi, sans encourir forcément de blâme. Chacun sa place.
    - L’Etat utilise chacun selon ses compétences, sachant que le réservoir des tueurs est sans fond.
    - L’utopie d’Himmler, première version.
    - Le soldat-cultivateur allemand et ses esclaves. Une vision futuriste proche des visions d’E.R. Burroughs.
    - Le kitsch de tout ça.
    - Max pourrait donc quitter le Sonderkommando.
    - Mais il reste.
    - Cite Chesterton à propos de mauvaises fées.
    - « C’était donc cela, la guerre, un pays de fées perverti, le terrain de jeus d’un enfant dément qui casse ses jouets en hurlant de rire »
    - Après la Grande Action, Max prépare un Album rassemblant les photos de massacre.
    - Blobel s’extasie. Le voit comme un trophée.
    - Tandis que Max le considère comme un « rappel solennel »…
    - Il rencontre l’ingénieur-officier Osnabrugge, bâtisseur de ponts et imbu de la mission « culturelle » de ceux-ci.
    - On rebaptise les rues de Kiev.
    - Max va être promu à un grade supérieur pour son album, qui a plu à Himmler.
    - Il fête son anniversaire avec Thomas.
    - Thomas sur la Grande Action, qui a coûté la vie à 100.000 Juifs : « C’était vraiment très dur, très désagréable, mais c’était nécessaire. »
    - Mac évoque sa sœur jumelle, qu’il n’a plus revue depuis sept ans.
    - Thomas est optimiste sur la conquête : se voit bientôt à Moscou.
    - Max est plus sceptique.
    - Pense que les soldats n’ont pas assez de vêtements d’hiver…
    - Il est entrain de lire une chronique da la campagne napoléonienne en Russie.
    - Affirme par ailleurs (p.137) que « le meurtre des Juifs ne sert à rien », que c’est « du gaspillage ».
    - Pense que ce « sacrifice définitif » oblige le Reich à gagner…
    - Sur quoi le besoin de vomir le reprend.
    - Thomas lui recommande de ne pas afficher ses opinions, puis le sonde sur ses rapports avec les femmes.
    - Max évoque son amour d’Una à mots couverts.
    - Fait toujours petit garçon à côté de Thomas le mec cynique.
    - La Grande Action a provoqué des remous dans la Wehrmacht. Nombre de soldats sont perturbés.
    - Himmler répond par un sévère rappel à l’ordre, invoquant le danger bolchévique et juif.
    - Max rencontre Eichmann qu’il a connu à Berlin (p.139)
    - Pour la première fois, Max entend parler de l’évacuation totale des Juifs d’Allemagne.
    - Eichmann parle déjà « d’autres méthodes ».
    - Eichmann, mélomane, lui a transmis un paquet de partitions de Couperin et Rameau, que Max veut donner au jeune Juif Yakov, pianiste prodige, et qui sera bientôt tué.
    - Revient aux sentiments qu’il a observés chez les bourreaux de la Grande Action, dont la conscience des souffrances qu’ils infligent retourne soudain la pitié en fureur meurtrière (p.142)
    - On commence à utiliser les camions Saurer.
    - Le gaz est jugé moyen « plus élégant ».
    - Grand rêve de Max, qui se voit en Dieu-calmar.
    - Inspecte ensuite les commandos SS pour évaluer leurs besoins.
    - Les partisans pullulent.
    - Scène atroce de la jeune fille enceinte qu’un SS massacre avant qu’un autre sauve l’enfant, fracassé par un troisième… (149-150)
    - Max est gratifié du jeune Hanika, comme ordonnance.
    - Les pendus de Kharkov lui remémorent le suicide d’un de ses condisciples, abusé dans l’horrible internat où on l’a casé en son adolescence.
    - Blobel débarque à Kharkov, fou de rage qu’on ne fasse pas plus de « chiffre » dans les exécutions.
    - Cette obsession de la rentabilité sera déterminante.
    - Une nouvelle Grande Action est mise sur pied pour Noël.
    - Max y assiste pour étudier les hommes qui tirent.
    - Constate qu’il s’habitue à ces horreurs.
    - Episode de la jeune fille pendue à Kharkov (170-171), où l’on glisse du réalisme le plus noir à une sorte de fantasmagorie baroque, où Max se sent prendre feu
    - Cette scène renvoie à la photo de la jeune martyre soviétique qui a servi de déclencheur aux Bienveillantes.
    - Rage folle de Blobel, soudard de 14-18, à qui l’on demande de ménager les officiers en les tenant loin des massacres. Son ressentiments envers les Junkers. Met toute la faute sur Himmler et le Führer.
    - Hanika, l’ordonnance de Max, est tué dans la rue.
    - On envoie Max se reposer en Crimée.
    - Les Boches ont perdu 12 divisions à cause du froid et des maladies.
    - Max rencontre le médecin-officier Hohenegg, qu’on retrouvera souvent.
    - Type de toubib philosophe très intéressant.
    - Max se retrouve à Yalta où il lit Tchekhov en allemand.
    - Rencontre le jeune lieutenant Willi Partenau, avec lequel il se lie.
    - Lui raconte un peu de son enfance de mal aimé.
    - En pince visiblement pour Willi.
    - Pense qu’on est homo par occasion plus que par nature (c’est son cas) et que Partenau lui cédera.
    - A La SS, le Führer a ordonné l’exécution des coupables de  tout fait d’homosexualité.
    - Mais le décret et peu connu.
    - Max fait la morale aux jeunes officiers qui se compromettent avec des filles des races inférieures de la région.
    - Son discours vise à impressionner Willi.
    - Célèbre l’amour fraternel et le caractère pré-fasciste de Platon (p.187) dont il évoque Le Banquet.
    - Ils vont nager.
    - Willi remarque que Max est circoncis. Affaire d’hygiène, lui répond Max.
    - Qui décrit précisément son érotisme particulier après que Willi a « fait le pas ».
    - Ensuite se rappelle son amour d’Una.
    - Dont sa mère l’a séparé après les avoir surpris, le traitant de cochon et de dégénéré.
    - Il a connu, avec Una, « l’amour, doux-amer, jusqu’à la mort ».
    - A l’internat, il a été battu et soumis par un plus grand.
    - Depuis lors l’habitude est prise.
    - Il aspire au sexe pur, à la baise dure, sans amour ni affect.
    - Willi sera tué l’année suivante.
    - A Yalta, il visite la maison de Tchekhov.
    - Retrouve Ohlendorf, nazi intelligent qui partage sa Weltanschaung.
    - Ohlendorf le veut à ses côtés.
    - Max rejoint donc Simferopol.
    - Sa mission est de recueillir des informations sur les minorités ethniques du Caucase.
    - Rencontre le jeune linguiste Voss, spécialiste des langues caucasiques (p.199)
    - Beau personnage d’érudit passionné.
    - Lui explique que le Caucase est la « montagne des langues ».
    - Exposé intéressant, où il est question de Dumézil.
    - Aborde les divers systèmes de conquêtes, par rapport à la langue.
    - La soviétique lui semble la meilleure : une nationalité, égale un territoire plus une langue.
    - Voss vante aussi les campagnes d’alphabétisation soviétiques.
    - Max est fasciné par le savoir vivant de Voss (p.205)
    - Ils multiplient balades et discussions.
    - Max interroge Ohlendorf à propos de la destruction des Juifs. On lui répond que c’est une erreur « nécessaire »
    - L’ordre d’extermination du Führer est comparé, par Ohlendorf, à une prescription biblique.
    - « Maintenant va, frappe Amalek, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons ! » (Livre de Samuel)
    - En tant que commandant, Ohlendorf proscrit la cruauté gratuite, tout en exécutant les ordres.
    - Arrive un nouveau chef. Bierkamp.
    - Le Vorkommando gaze un asile d’aliénés (p.217)
    - Max rencontre le lieutenant belge Lippert, de la Légion Wallonie.
    - Raconte la piètre conduite de Léon Degrelle.
    - Max observe les nouveaux opportunistes, prêts à exterminer sans états d’âme.
    - Lui fait figure d’ « intellectuel un peu compliqué ».
    - Débarque à Piatigorsk.
    - On continue à liquider partisans, tsiganes et reprise de justice.
    - Lors d’une Action, un professeur juif, tenant un petit enfant à la main, lance à Max : « J’espère que vous serez incapable de regarder vos enfants sans voir les autres que vous avez assassinés » (228).
    - Max intervient contre Turek, en train d’achever un Juif à coups de pelle.
    - Retrouve ensuite Voss.
    - On approche des régions caucasiennes des Bergjuden (Juifs des montagnes)
    - Voss prétend que ce ne sont pas de vrais Juifs.
    - Certains officiers sont pour les épargner afin d’éviter des rebellions dans les montagnes.
    - L’Ostpolitik devrait accueillir les victimes de Staline.
    - Mais la tradition coloniale allemande est inexistante.
    - Discussion sur l’origine des langues.
    - Pendant qu’on envahit et massacre, Max fait ses rapports sur les langues du Caucase. Plus tard, au milieu de l’enfer d’Auschwitz, il fera ses rapports sur les rations insuffisantes des Juifs envoyés dans les usines d’armement, alors que l’Allemagne s’écroule. C’est cela Max Aue : un faiseur de rapports.
    - On amène un vieux Juif tchétchène à Max. Qui lui dit qu’il sait où on doit l’enterrer. Un soldat les escorte sur une colline.
    - Episode insoutenable, le plus fort du roman (261-265)
    - Ensuite Max va se laver aux bains et retrouve Hohenegg au casino : « J’ai eu une journée curieuse ».
    - Philosophent à propos des attitudes de chacun devant la mort.
    - Turek a insulté Max, évoquant ses mœurs (à cause de Voss).
    - Max le provoque en duel.
    - Qui n’aura pas lieu.
    - Une réunion de spécialistes se prépare, où sera débattu le sort des Bergjuden (6000 à 7000 individus).
    - Max a une grande discussion avec Voss, qui met en pièces les arguments « scientifiques » du racisme. (p.281)
    - Voss attaque les bases mêmes de l’extermination (p.283).
    - Max le met en garde contre ces déclarations, mais il pense lui aussi que le racisme et le nazisme sont affaire de foi plus que de science.
    - Les Soviétiques lancent une contre-offensive à Stalingrad,
    - Rommel a été battu par les Alliés.
    - Une spécialiste, type de l’idéologue pseudo-scientifique, débarque de Berlin. Portrait carabiné (p.293).
    - Des Bergjuden présentent leur folklore, leurs musiques et leurs chants.
    - La Frau Doktor conclut à la « ruse de Juifs ».
    - Coup de théâtre : Voss, qui a séduit une jeune indigène, se fait tirer dessus par le père de celle-ci.
    - Max assiste à l’agonie de son ami. (p.295)
    - Puis c’est la grande assemblée, durant laquelle les thèses de Voss défendues par Max, concluant à la protection des Bergjuden, prévalent. En réalité, c’est la rivalité entre la SS et la Wehrmacht qui fait la décision.
    - Le supérieur de Max, Bierkamp, qui se réjouissait de « faire du chiffre » avec un nouveau massacre, se venge en envoyant Max Aue à Stalingrad, dans le chaudron du Diable. (302)
    - « Finita la commedia »

  • Sollers à Soglio


    Sur la ligne de partage nord-sud
    Tout est en somme égal à tout, et inversement, rien n’a d’importance, sauf ce que note Sollers à l’instant sur la ligne de partage du nord et du sud traversant le village de pierre de Violanta et de Pierre Jean Jouve où Rilke soupirait lui aussi dans le jardin suspendu, tout est air au-dessus des châtaigners transis et tout est roche bleutée vers les Monts de la Disgrâce et ça s'émiette aussi bien, tout est divin et de tout on se tape comme Pauliet, l’adolescent de la nouvelle Dans les années profondes, qui jette sa semence dans une fiole ensuite offerte à la sublime Hélène: voilà ce qui se dégage d’ Une vie divine, et plus encore de ce que dit Sollers dans ce livre : du corps du livre lui-même qui se prend et se déprend dans le même mouvement d’attention attentive ou inattentive, c’est égal, ça n’a d’ailleurs pas de corps, ça dit « ça bande » à tout moment mais le mot est affiché à proportion de la carence de la chose, ça brille mais ça n'éclaire pas plus que les reflets argentés du ciel bleu noir surplombant les vignes enneigées, ça brillerait de la même façon superficielle à Sils-Maria dont le lac est japonais ou à Salamanque dont la Plaza Mayor est une patinoire dans la brume, sur les lagunes de Venise ou de Stockholm, c'est partout pareil et de tout temps, il y a là-dedans plein de notations fines et de fines notations autant que de fines notations fines, c’est d’une parfaite fluidité mais c’est sans saveur, c’est apparemment improvisé et c’est concerté jusqu'au pédantisme, cela se veut intéressant à jet continu parce que Sollers se considère tel mais ce ne l’est à vrai dire que lorsque Sollers parle de quelqu’un ou de quelque chose qui le dépasse, et là Sollers se voulant Dieu tout se réduit à la brillance de vieil argent sonnant le creux du ciel suspendu au dessus de Stampa, le village de Giacometti renfoncé là-bas dans l'âpre gorge, Sollers est le Nietzsche retrouvé des temps de la facilité, Sollers est l’ectoplasme de la plasticité nietzschéenne retrouvée et surtout dépassée car Nietzsche n’avait pas encore compris que la maladie et la mort ça n’existe pas, or voici ce que nous annonce Sollers dans Une vie divine : que la maladie et la mort ne sont rien que faiblesses d’infirmes ou de bonnes femmes et que la vie est une vasque glacée sur laquelle esquisser mille figures habiles, tout est bon pour qui surfe et skate, je fais des phrases, je suis le Champagne de l’encrier, Ludi et Nelly m’escortent sur le papier et je gagne le Trône absolu sur lequel j’installe ce matin mon Altesse du Rien…

    Soglio, dans le Val Bregaglia, et le palazzo de Salis où séjournèrent Rainer Maria Rilke et Pierre Jean Jouve et dans lequel Daniel Schmid a tourné Violanta.

  • Sollers à Stampa


    Conversation de Moi l’un et moi l’autre (1)

    Stampa, ce dimanche 22 janvier, 10h. du matin. - La liberté du roman permet d’être partout à la fois et dans le même instant, et cela fait un des grands attraits d’Une vie divine qui m’apparaît ce matin, entre les hauts feuillets écartés de roche gris sabre surmontant le village de Stampa, lieu de naissance des Giacometti, comme un grand livre de conversation et de déambulation. Tout à l’heure j’étais, mille mètres plus haut, au-dessus du col de la Maloja dont les 22 virages en épingles à cheveux ménagent l’échappée au nord du val Bregaglia (dit aussi Bergell par les germanophones), au Val Fex où ont marché et conversé Nietzsche et Thomas Mann, Kurt Tucholsky (il a signé dans le registre de l’Hôtel Fex en dessus de Jouve et de Starobinski) et Alban Berg, ce val Fex qu’on n’atteint en hiver qu’en traîneau et qui est le lieu par excellence où lire Nietzsche et cette Vie divine.
    Nous nous demandions en nous chamaillant un peu, la veille sur un banc des rives du lac Silvaplana, le Professeur Alcovère (oui, le philologue bien connu de Montpellier) et moi, s’il fallait vraiment considérer Une vie divine comme un roman, lui étant plutôt pour et moi plutôt contre avant qu’une superbe créature emmitouflée de zibeline, genre Alina R. au défilé de mode des neiges, ne passe et ne nous fasse la boucler de béate béance adorative, comme au passage de la Gradisca dans les rues embrumées de Rimini, à l'époque de l'Amarcord de Fellini. 
    Or ce matin, dans le Grotto Alberto de Stampa où je me remets de la cuite d’hier soir à la grappa, la conversation reprend entre moi l’un, le moraliste vieille école du genre terrien tripal sujet à la mélancolie, et moi l’autre, l’Ariel des cimes et des îles bienheureuses qui sait que l’antidote de la moraline n’est pas la défonce mais la liberté, à propos d’ Une vie divine dont moi l’un prétend que c’est un livre sans corps diluant le tout un peu dans le n’importe quoi, et moi l’autre qui y voit de plus en plus un essai de mimétique nietzschéenne se la jouant roman en beauté…

  • Sollers à Salamanque


    Du French kiss - à propos de l’intimité


    Salamanque, ce dimanche 22 janvier, 11h. du matin. – J’ai retrouvé ce matin, dans les rues du vieux Salamanque, cette inimaginable brume, plus dense que le smog et plus fraîche à la fois, qui s'élève à mi-hauteur des murs et ne fait donc qu’envelopper la moitié inférieure des passants, semblant voguer comme les bustes d’un Magritte géant; et de loin en loin des chapeaux se lèvent, car le bourgeois de Salamanque est toujours poli, des sourires de femmes s’esquissent ou s’esquivent, et c’est comme un rêve éveillé dans lequel toute sensualité se dissout, sauf des mouvements de lèvres…
    Or peu après, ayant rejoint le Café Real de la Plaza Mayor, où je me suis assis juste à côté de l’effigie de bronze de ce taureau à clope de Torrente Ballester, siégeant là à perpète (enfin ce que dure la perpète des cafés littéraires), j’ai relu les pages superbes que Sollers consacre au French kiss, en lequel il voit l’essentiel de l’érotisme parce qu’il est affaire de langues et donc d’intimités mêlées, outre qu’il s’exprime « en langue » comme dans la Bible, préludant à la connaissance des corps et donc des âmes (l’âme étant elle-même le corps du corps, comme chacun sait) au sens biblique. « Et ils se connurent », etc. » Donc le cul sans la langue n'est rien que froide pornographie à la puritaine: telle sera mon homélie espagnole de ce dimanche matin...
    Il me plaît de lire cette page en Espagne post-franquiste, dont Javier Marias écrits cette semaine dans le Nouvel Obs’ qu’elle n’a pas fait encore son mea culpa, restant essentiellement hypocrite et frivole, selon lui, autant dire conforme à la dramaturgie romaine du catholicisme, savonarolesque en apparence et se foutant en réalité qu’on se foute par les glory holes des confessionaux. Moi qui reste plutôt un païen des hautes terres alpines dont le surmoi porte la robe noire des pasteurs luthéro-anglicans, j’apprécie ce décentrage qui est celui constant, aussi, du plus intéressant Sollers - l’essayiste polyphonique et transculturel, pour user du langage ridicule des temps qui courent. 
    Un peu plus tard je relirai, à ce propos, ce qu’en écrivait Dominique de Roux un peu plus tôt, précisément en 1969, dans L’Ouverture de la chasse. J’ai longtemps pensé, et jusque récemment, que notre cher mousquetaire avait tout dit de son compère, et que celui-ci restait épinglé pour jamais comme un trop beau papillon, Mais non : Sollers a bougé sur la photo. Plus exactement : il tourne à présent sa vidéo quelque part ailleurs, peut-être à Séville tout à l’heure ?

    Images ci-dessus: Torrente Ballester à Salamanque, et la Plaza Mayor.

  • Sollers à Séville


    Conversation de Moi l’un et moi l’autre (2)

    Séville, ce dimanche 22 janvier, Midi. « Dis-moi qui est ton Nietzsche et je te dirai qui tu es !» lance Moi l’autre à moi l’un, ce matin limpide sur les toits de Séville, où je me suis retrouvé dans la cellule vert céladon à terrasse en attique de l’Hostal del Pueblo, trente après ma découverte de cette ville de tous les reflets, entre Guadalquivir et Giralda.
    A l’époque mon Nietzsche était celui de La naissance de la tragédie, Zarathoustra me semblait du kitsch et je n’avais pas encore la liberté de vivre le probable partiel vrai Nietzsche que je vis à l’heure qu’il est en le redécouvrant par le truchement d’Une vie divine, tellement plus ouvert au propre mimétisme du lecteur que tant de gloses dont la dernière que je me rappelle est la Biographie d’une pensée de Rüdiger Safranski.
    A cette même époque de mon premier séjour à Séville, j’avais relu les pages de L’ouverture de la chasse de notre ami Dominique de Roux, dont le jugement porté sur l’œuvre de Sollers recoupait mon propre rejet des théories fumeuses et des postures foireuse de celui qui m'apparaissait essentiellement comme un fils de bourgeois et un révolutionnaire de salon - et c’est donc avec le plus vif intérêt que, ce matin, je confronte Moi l’un et moi l’autre à ces lignes retrouvées:
    « Mise à sa place aussi, l’œuvre de Philippe Sollers est magnifique. Mais projetée dans l’admirable miroir de la parfaite inutilité de tout quand quelqu’un – nous dirait-il – en vient à traverser le blank point de la néantisation de tout, cette oeuvre prend les allures aériennes d’une Sublime Porte, d’un néant vers l’autre dans l’éther universel. Soliman le Magnifique d’un anti-empire dont la grandeur est faite d’effacement, d’oubli et de poussière d’ombre, l’écriture de Sollers trace dans le vide foudroyé par l’éclair de son orgueilleuse indigence les significations sans signe et les signes béants de tant d’insignification qui le portent, au-delà de son entreprise de châtiment par le vide, vers je ne sais quel salut second, vers une immortalité à partir de la suppression de tout ce qui n’est pas l’instant présent, vers l’irrévocable passage du tout à la futilité totale. Mais n’est-ce pas la définition du Chasseur Noir, qui, pour échapper à la mort dans son domaine clos, accepte de devenir lui-même la mort ? Toute mort est dialectique. Toute dialectique sert la mort. »
    Géniale prémonition, mais que l’œuvre de Sollers déjoue aujourd’hui, avec ce qui a bel et bien été la quête d’un « salut second », autant qu’elle la justifie. Le Chasseur Noir, parfois, fait la peau à la mort et se tire du côté de la vie... 
    Autant dire que Moi l’un et Moi l’autre, mes frères ennemis, s’en trouvent un instant réconciliés, mais surtout ils ont la dent, alors vite, on va s'en casser une à la Punta Diamante...

    Dominique de Roux. L'ouverture dela chasse. L'Age d'Homme, 1968. Réédité aux éditions du Rocher en 2005.

  • Sollers à Stresa


    Palinodies de l’ex-maoïste

    Stresa, Albergo Hemingway, mercoledi 25 gennaio, sera. – C’est un bord de lac un peu mélancolique que j’ai retrouvé ce soir, comme en tout lieu de villégiature hors-saison, et le no man’s land du bar, sous la grande photo d’Hemingway en visite en ces lieux, ne pouvait qu’achever de me plonger dans quelque rêverie, lorsque j’ai capté, au telegiornale local, la nouvelle selon laquelle Google se couchait devant le Parti communiste chinois en acceptant de censurer toute information sur le Tibet. Faisant suite à l’affaire scandaleuse du journaliste Shitao, condamné à 10 ans de prison en avril 2005 après que la filiale de Yahoo à Hong Kong eut livré des informations le concernant aux autorités chinoises (cette condamnation portant sur un mail qui en appelait à plus de démocratie en Chine…), la nouvelle de l’autocensure de Google apparaît comme une nouvelle preuve de la lâcheté des affairistes occidentaux (industriels suisses en tête) face à un régime totalitaire que des millions de Chinois endurent et vomissent.

    A propos de la Chine communiste, Philippe Sollers a rejoint aujourd’hui les rangs des contempteurs, mais je me rappelle ce soir, à propos de son « maoïsme », un épisode que rapporte Julia Kristeva dans Les Samouraïs, si ma mémoire est bonne, qui en dit long sur la candeur de nos grands intellectuels en matière politique.
    Invités par la Chine populaire en je ne sais plus quelle année, les plus brillants esprits parisiens se trouvaient donc à contempler quelques millénaires du haut de la Grande Muraille, lorsque l’un d’eux se demanda soudain tout haut ce qu’ils faisaient là et ce qu’attendait le Gouvernement de cette invitation.
    Alors Philipe Sollers d’affirmer, bien grave, que la Chine populaire, ayant un message à délivrer au monde, avait sans doute pensé à corroborer celui-ci par l’Instance de Légitimation que représentait assurément l’intelligentsia française de pointe…
    J’ai l’air de me moquer, mais je n’en ai pas ce soir le cœur, me repassant mentalement le film de ce qu’on a dit pompeusement les grandes espérances des intellectuels du XXe siècle, de postures sincères ou calculées en déceptions, renoncements et autres palinodies. Or qu’en dire aujourd’hui ? Seules des nouvelles à la Carver ou à la Tchekhov, des films à la façon des Amants réguliers de Philippe Garrel, des romans assez poreux pour rendre toutes les nuances de la réalité en mouvement, pourraient en rendre compte me semble-t-il. Ce qu’a fait un Philip Roth avec sa Trilogie américaine, un romancier français de la nouvelle génération le fera-t-il un jour sans tomber dans les simplifications ou les partis pris polémiques d’un Houellebecq ou d’un Dantec ? Ou ceux-ci évolueront-ils dans le sens d’une plus large et profonde vision des réalités humaines ? Ce qui est sûr, en attendant, est qu’Une vie divine esquive absolument ces réalités-là, par trop vulgaires, n'est-ce pas, et que demain, à Sienne, je me trouverai plus à l’aise, à l’Accademia Chigiana, pour évoquer le Sollers fou de musique…

  • L'aristocratie du coeur

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    De L’Elégance du hérisson et de la mort de Didon
    «…parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié» dit une concierge à une femme de ménage, et le moment est émouvant puisque la concierge est en train de défunter après avoir été bousculée, rue du Bac, dans le VIIe arrondissement de Paris, par le véhicule utilitaire du Pressing Malavoin, alors qu’elle venait de rencontrer l’homme dont elle eût pu être l’ami et même plus…
    Or tels sont bien les thèmes dominants de L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery : l’aristocratie du cœur qui peut faire que, sous les apparences rugueuses d’une femme « de peu », vit une grande dame à côté de laquelle les pécores se figurant de l’élite ne sont que de pauvres choses ; l’amitié liant ici deux serves, et qui fait se reconnaître aussi, émanés de la même « société des êtres », une adolescente révoltée et un Japonais stylé. L’amour enfin, mais bien au-delà d’une modulation sentimentale ordinaire, qui traverse les êtres et les choses et par la prose paraît irradier tout le réel au point de le rendre, en dépit du poids du monde, bonnement habitable.
    C’est en effet un livre d’amour que L’élégance du hérisson, qu’il faut habiter, où il fait bon vivre quelque temps, quitte à y revenir comme à un poème ou à une musique. A l’instant j’y resonge en écoutant, pour la énième fois, la ritournelle de Belinda du Didon et Enée de Purcell, Thanks to thes lonesome vales, que je me repasse depuis tant d’années en attendant le moment d’infinie mélancolie de la déploration, parfaite en somme pour accompagner, je viens de le découvrir, l’agonie d’une concierge à l’âme assez simple pour se farcir tout Ozu sur son magnéto et qui se fait buter au moment où elle va faire l’acquisition de détergents pour cuivres – ainsi va la vie.
    « L’art, c’est la vie, mais sur un autre rythme », est-il suggéré dans la foulée de ce roman alerte et pensif à la fois, débonnaire apparemment voire carrément rilax, et si tenu, si précis, si raffiné dans ses observations, si délicatement lié dans ses enchaînements, si naturellement primesautier dans ses transitions, si riche d’idées et d’observations non convenues, tellement épatant dans ses rebonds . Par exemple cette façon de vous demander, tout à coup, si vous savez ce que c’est qu’une pluie d’été…
    Le poète du cinéma qu’est Alain Cavalier, à qui je demandais un jour ce qui fait pour lui la spécificité, le génie particulier et la difficulté suprême du cinéma, me répondit que c’était le passage d’un plan à un autre, et c’est à cela que je pensais en lisant L’élégance du hérisson, qui est d’un poète à la fois concierge et philosophe, bonne fille un peu blessée (l’auteur nous la fera même aux sentiments, mais comme dans la vie, sur un autre rythme), d’une sale gamine à l’âme non moins délicate, d’un chat réincarnant Tolstoï et d’un Japonais japonisant, de bourgeois aussi puants que le clodo du coin de la rue doit être bon pote - bref d’un vrai ramassis de clichés qui tiennent en équilibre sur le fil de la mélodie et des sentiments, par on ne sait quelle miracle ou quelle grâce.
    C’est cela sûrement, comme Purcell ou la musique des plans d’Ozu : ce livre c’est la vie et la grâce en bonus, mais sur un autre rythme, et voici que Renée nous échappe à tous et que nous allons la pleurer, darkness shades me… no trouble in thy breast… et cette supplique mes enfants, remember be… ô que nous nous la rappellerons, remember me, douce comme pétales de camélias sur sa tombe…
    Muriel Barbery. L’Elégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • Grandeur et ruine de Mokhor


    Une épopée poétique flamboyante de René Zahnd
    C’est l’histoire éternelle de la grandeur et de la ruine d’une cité humaine, qui devrait sa fortune à l’exploitation d’un gisement de sel. La Mokhor de René Zahnd fait évidemment penser aux royaumes disparus de l’Afrique d’avant la colonisation, et les échos de celle-ci, les tribulations des indépendances et des dictatures qui en sont issues se perçoivent également au fil de ce poème épique, mais le palais décati dont le narrateur est le gardien pourrait être celui de L’automne du patriarche, et ses décombres évoquent à la fois ceux de la récente Guerre de Lars Noren. L’ample chronique qui se déploie, tissée d’épisodes à la fois réalistes et légendaires, de contes et de petits dialogues frottés d’humour où apparaissent notamment une petite fille aux questions candides, un guérisseur charlatan, un chef de guerre et un militant désespéré, saisit par son pouvoir d’évocation et son mélange de vitalité et de tristesse, rappelant les écrits de maints auteurs du tiers-monde, tel Le pleurer-rire d’un Henri Lopes. En crescendo prenant, l’histoire aboutit à l’affrontement symbolique du poète-rebelle Bakour et du guerrier Yarko, qui se disputent les faveurs d’une Meryem rappelant, non sans emphase, une certaine Hélène antique…
    Fou d’Afrique, dont il aime et connaît les couleurs, les oiseaux, les femmes (superbement célébrées en l’occurrence), les gens et leur culture, René Zahnd a composé Mokhor, sans doute son plus beau texte de théâtre à ce jour, pour Hassane Kouyaté, lequel se réapproprie physiquement la partition, entre murmure hypersensible et clameur, avec autant de naturel malicieux que d’intensité dramatique. Dans un beau dispositif scénographique de Gilles Lambert, évoquant un campement sommaire que domine une échelle-tour dont le relief s’accuse sous les éclairages clair-obscurs de Liliane Tondellier, Philippe Morand règle une mise en scène à la fois rigoureuse et limpide, rendant la poésie de l’ouvrage, et ses multiples flèches de sens, avec générosité.
    Lausanne. Théâtre de Vidy, en reprise.

  • Retour à Ozu

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    Ce qu'en disait Wim Wenders... 

    "Je vous parle des plus beaux films du monde. Je vous parle de ce que je considère comme le paradis perdu du cinéma. A ceux qui le connaissent déjà, aux autres, fortunés, qui vont encore le découvrir, je vous parle du cinéaste Yasujiro Ozu. Si notre siècle donnait encore sa place au sacré, s’il devait s’élever un sanctuaire du cinéma, j’y mettrais pour ma part l’œuvre du metteur en scène japonais Yasujiro Ozu…Les films d’Ozu parlent du long déclin de la famille japonaise, et par-là même, du déclin d’une identité nationale. Ils le font, sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. Pour moi le cinéma ne fut jamais auparavant et plus jamais depuis si proche de sa propre essence, de sa beauté ultime et de sa détermination même : de donner une image utile et vraie du 20ème siècle". Cette émouvante déclaration d’amour d’un cinéaste à un autre est signée Wim Wenders, extraite de son magnifique documentaire, Tokyo Ga.
    On y revient par le truchement de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, qui rend elle aussi un bel hommage à Ozu en citant plusieurs scènes de ses films et en donnant son nom à l’un de ses protagonistes, le seul homme fréquentable du roman...

    (noté sur un coin de table en regardant Crépuscule sur Tokyo, un Ozu bien sombre et bien tendre marquant un tournant de son œuvre)

  • Circulez, y a tout à voir

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    L’Art pris au mot

    Les passionnés de peinture et de littérature vont se régaler : c’est en effet un labyrinthe au parcours immédiatement captivant que nous propose L’Art pris au mot, réalisé par un quatuor de spécialistes (Alain Jaubert, Valérie Lagier, Dominique Moncond’huy et Henri Scepi), avec la participation d’innombrables auteurs cités dans la foulée, écrivains, poètes, philosophes ou fleurons de la réflexion esthétique de tous les siècles.
    Sous la forme de trente déambulations « transversales », qui ne cessent en effet de multiplier les échos entre peinture et littérature, dans leurs approches respectives des mythes ou des divers aspects de la réalité, l’ouvrage décline sept thèmes à partir d’œuvres proches ou non, dont l’énoncé ne dit pas bien l’originalité et la fécondité des mises en rapport : 1) Toucher le spectateur, 2) Raconter l’histoire, 3) Le monde des objets, 4) La figure, 5) Le spectacle de la nature, 6) Intimités, 7) L’artiste au travail.
    Répondant à une première question : Qu’y a-t-il à voir ?, dont les réponses enchaînent sur le projet de Voir et interpréter, les auteurs proposent la lecture à multiples entrées de trois illustrations du mythe d’Icare, par Carlo Saraceni , Pierre Paul Rubens et Pieter Bruegel, qui aiguise aussitôt le regard du spectateur sans pédanterie ni jargon.
    En regard du premier tableau de Saraceni (1600-1607), une page de Jean le Bleu de Giono module le thème en contrepoint magnifique que suivent, en alternance, des éléments d’analyse et d’interprétation, l’énoncé du mythe selon Ovide, un extrait des Emblèmes divers de Baudouin sur « la voie du milieu » que Dédale oppose à la témérité fougueuse de son fils, et diverses autres « amorces de réflexion ». Suivent, selon le même principe diachronique et arborescent, des approches du Saint Augustin dans son cabinet de travail de Carpaccio et de La conquête du philosophe de Giorgio De Chirico, avec des renvois à Daniel Arasse et Michel Serres, des extraits de Topologie d’une cité fantôme de Robbe-Grillet et de Poisson soluble de Breton, avant un autre rebond sur le thème de la mélancolie.
    Tout cela pourrait risquer de saouler vite au dam des œuvres: c’est au lecteur de prendre et de laisser, en pratiquant l’attention flottante et en ne cessant de circuler. La mise en rapport est un art, qui suppose autant de savoir que de liberté dans l’échappée et de pertinence dans les associations. Or l’incitation à la lecture que déploie L’Art pris au mot me semble réaliser ces équilibres subtils dès ses premiers chapitres. Reste à espérer que cette belle entreprise tienne le même souffle sur son marathon de quelque 600 pages... A préciser enfin que, pour la commodité de la lecture, deux ensembles de quinze fiches détachées permettent d’avoir sous la main les reproductions des tableaux décrits sans revenir chaque fois à la page…

    L’Art pris au mot ou comment lire les tableaux. Gallimard, 570p.

    Carlo Saraceni (vers 1579-1620). La Chute d'Icare, 1606-1607, huile sur toile, 34x54cm. Musée national de Capodimonte, Naples. Elément d'un triptyque.

    Pierre  Paul Rubens (1577-1640). La Chute d'Icare, vers 1636, huile sur bois, 27,3x27cm. Musées royaux des beaux-arts, Bruxelles.d2cbfdbe7a2d3cb82b1ce4a51901e705.jpg

  • Moi je et moi l’autre

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     AUTOFICTIONS Trois auteurs romands, Alain Bagnoud, Guy Poitry et Germano Zullo, revisitent leurs souvenirs d’enfance.

    Les auteurs  français contemporains souffriraient de nombrilisme, à en croire le récent pamphlet de Tzvetan Todorov intitulé La littérature en péril, et ce même reproche a souvent été adressé aux écrivains romands, tous fourrés dans le même sac qu’un Amiel dont le monumental Journal intime fait figure d’emblème du repli sur soi. Or s’il y a du vrai dans ces observations, celles-ci risquent de devenir un cliché mortifère et un oreiller de paresse pour ceux qui jugent d’avance sans y aller voir, alors que la réalité détaillée et nuancée est évidemment bien plus intéressante, riche et variée que cela.

    A preuve : les trois récits récents du Valaisan Alain Bagnoud (né en 1959), du Genevois Guy Poitry (né en 1956) et de l’Italo-Suisse Germano Zullo (né en1966), qui évoquent leurs jeunes années pour mieux se définir par rapport à leur « tribu » familiale et à tout un monde en mutation.  Loin de se borner à de stériles ruminations, ces livres répondent au contraire au besoin légitime, dans un monde qui se dépersonnalise, de se situer dans son rapport avec le monde environnant.

    Avec son sixième ouvrage, après un portrait retouché de Saint Farinet qui rompait avec certaines idées reçues, Alain Bagnoud donne ce qui, de toute évidence, est son meilleur livre à ce jour, sous un titre qui annonce à la fois sa forme symbolique et son contenu: La Lecon de choses en un jour. A travers la journée symbolique d’un 19 mars de son enfance, sous le patronage de saint Joseph, Alain Bagnoud revit, en alternant les temps du présent des verts paradis et l’imparfait du ressouvenir, son entrée solennelle dans ce que son grand-père appelle « l’âge de rijôn », où va enfin commencer « la vraie vie ». Si le garçon rêve d’une « ordination officielle » à la façon des tribus archaïques, et s’il lui semble que son père et le père de son père, ce matin-là, le considèrent plus sérieusement que la veille, son initiation n’en sera pas moins tâtonnante et tiraillée. Ainsi, son désir d’hériter des secrets du vieux Milon, qui est un peu le sorcier du village, est-il contrarié par l’idéologie dominante du catholicisme de Monsieur le curé, des mères et de l’institutrice Augustine impatiente de former des ingénieurs, traquant le vice baveux des garçons que menace un avenir de « blousons noirs » ou de « socialistes », et considérant que les étrangers doivent être matés et que les Juifs ont été justement punis pour avoir crucifié Notre Seigneur…

    Au mitan des années 60, le Valais que Bagnoud décrit par le menu, au fil d’une véritable fresque ethno-littéraire qui rappelle Le village dans la montagne de Ramuz, est le lieu d’une mutation brutale dont ont déjà témoigné Maurice Chappaz ou Germain Clavien, entre croyances ancestrales et réfrigérateurs « trois étoiles », conservatisme verrouillé et fuite en avant dans la nouvelle économie que symbolisent les investissement d’une station de ski. Or le grand intérêt de ce récit tient à son mélange de candeur naïve, sous le regard du gosse qui rapporte ce qu’il voit avec une précision malicieuse pure de tout préjugé, et de lucidité critique quoique nuancée d’empathie par l’auteur approchant la cinquantaine.

    A la somme d’observations cristallisées par le truchement de personnages superbement dessinés s’ajoute, avec l’insertion de termes patoisants, une approche de la réalité à travers le parler des gens qui donne au livre sa pâte et sa vivacité proprement théâtrale. Autant dire qu’on est loin, très loin du nombrilisme décrié dans ce livre à l’écriture non peaufinée et  bruissant de bonne vie.

    medium_Zullo.jpgAmarcord Italo-helvète

    Le nom de Germano Zullo est déjà connu par les albums pour enfants que l’auteur co-signe avec la dessinatrice Albertine,  lumière de ses jours dont on apprend, dans la constellation de ses souvenirs, comment elle a relayé la « lampe »  maternelle. Imprégné de tendresse et d’humour, voici donc l’autoportrait kaléidoscopique de celui qui n’en finit pas,  depuis ses tendres années, de rêver d’écrire  un roman intitulé Des monstres sur Mars, qu’il lui faudra au moins deux cents pour achever… Quant au présent récit, plus à fleur de terre, il nous enchante par l’observation d’une allègre tribu italienne issue du village au nom prédestiné de Gioia (la joie…) où l’on parle le « gioiese » et dont la frise des personnages a son pendant italo-suisse à Genève, à commencer par une dame D. qui enseigne la musique avec la Méthode rose au risque d’enquiquiner le piano enfermé dans sa boîte comme un cheval triste…

    On pense au savoureux Amarcord de Fellini en assistant au « film » des souvenirs de Germano Zullo, égrenés dans une langue claire et nette, jusqu’à l’âge de pianoter sur de douces chairs en écoutant Let’s spend the night together des Stones. C’est frais et revigorant, à la fois très personnel et grand ouvert au monde.

    medium_Poitry.jpgDe différence en ressemblance

    Grandir sous le signe de Corydon quand on a une mère née à Croydon qui n’en finit pas de « lutter contre les hommes » fait figure, sinon de destinée : au moins de problématique programme existentiel, dont Guy Poitry détaille les tribulations avec autant de lucidité douloureuse que de souci d’émancipation et, dans un récit à subtil contrepoint, de juste distance. Quand on est né dans une « petite famille », à tous les sens du terme, qui ressemble terriblement à un million de petites familles d’un petit pays attaché à ses conventions sociales et morales, se découvrir « différent », parce que sensible, poreux, rêveur, et bientôt porté à raconter des histoires (donc forcément songe-creux et menteur pour les gens qui ont les pieds sur terre et le cataplasme pour panacée médicale), et de plus en plus décalé, et finalement confronté à un désir réputé « la honte », nourrit autant de souffrance secrète que de possibilités de liberté. Si le temps n’est plus celui de Gustave Roud ou de Jacques Mercanton, où l’homosexualité relevait du secret, excluant le « coming out », la préférence  que Guy Poitry se découvre et finit par affirmer n’en est pas moins vécue dans la difficulté, exacerbée par la vindicte maternelle. Or ce récit vaut aussi, surtout même, par tout ce qui porte à la ressemblance humaine : la poésie et le musique, l’amitié et l’amour quel qu’il soit ; enfin la justesse d’une voix frémissante de sincérité.

    Alain Bagnoud, La leçon de choses en un jour. L’Aire, 292p.   

    Germano Zullo. Quelques années de moins que la lune. La Joie de Lire, 97p.

    Guy POITRY. Comme un autre. La Joie de lire, 224p.    

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 13 mars 2007.

     

     

  • Le suicide déjoué

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    Du désespoir juvénile et de L’élégance du hérissson.
    Le spectacle m’a semblé tout à fait obscène, la semaine dernière, des médias se jetant sur la nouvelle de la double défénestration d’adolescentes corses amies. L’air profondément concerné des professionnels de l’information faisant illico recours à des professionnels de l’explication à l’air sincèrement préoccupé, semblait essentiellement destiné à ramener, au plus vite, ce double drame extravagant aux dimensions d’un phénomène accidentel d’ores et déjà pallié par la mise en place d’une cellule psychologique destinée à rassurer l’entourage des jeunes filles et, par voie de conséquence, tout le monde raisonnable et civilisé. Or toute l’agitation médiatique de ce soir-là et du lendemain ne m’a semblé destinée qu’à cela: rassurer les non concernés à l’air concerné. C’était d’autant plus incongru, pour ne pas dire hypocrite, que nul ne savait ce qui s’était réellement passé, qu’il me semble d’ailleurs impossible d’exposer ainsi sans trahir le récit personnel qui pourrait en être fait.
    Il y a deux chose qu’une mère ou qu’un père ne peuvent pas comprendre: le fait que leur enfant se drogue ou le fait que leur enfant soit tenté par le suicide. Je suis convaincu, pour ma part, que si j’avais basculé dans les drogues dures, vers ma vingtième année, ou que si j’avais mis à exécution mes pulsions suicidaires, vers la trentième, mes parents, probes et bons, auraient été les derniers à me comprendre, après avoir été les derniers à pouvoir m’en protéger. Je suis persuadé que ce sont mes parents, probes et bons, qui m’ont aidé à déjouer ces dangers, mais tout cela s’est fait malgré eux, ou plus exactement: parce que nous étions nous, parce qu’ils étaient eux, parce que j’étais moi…
    Le très beau livre de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, parle de ces questions avec la délicatesse requise. L’un de ses personnages est une adolescente supérieurement intelligente qui a résolu, constatant l’absurdité de la vie et la mocheté des gens, de flanquer le feu à l’appart de luxe de ses parents (en leur absence) et de se donner la mort de la façon la plus douce.
    Paloma, douze ans, est une fille conséquente. Elle prend les choses tellement au sérieux qu’elle ne peut pas prendre au sérieux ce que les adultes tiennent pour leur raison de vivre. Je ne sais pas si les deux adolescentes corses se sont défénestrées pour des raisons aussi sérieuses, peu importe à vrai dire. Ce qui m’importe, c’est ce qu’elles (se) raconteront après, et comment on les écoutera et, rêvons, comment on les comprendra.
    L’élégance du hérisson raconte l’histoire d’une adolescente qui renonce au suicide. Ce n’est pas une romance faite pour rassurer à bon marché, mais un chemin, qui passe par l’attention à cela simplement qui est, à la beauté des choses, à la présence des « toujours dans le jamais ». Surtout : c’est beaucoup plus que l’histoire d'une adolescente qui renonce au suicide : c’est notre histoire de gens un peu perdus qui essayons d’apprendre à vivre, les uns avec les autres. C’est un livre à vivre autant qu’à lire que L’élégance du hérisson, et son succès me semble fait pour nous rassurer bien mieux que je ne sais quelle cellule de crise…

  • Jack le crack

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    Hommage à un frondeur poète


    « La mort, ce serait le rêve si, de temps en temps, on pouvait ouvrir un œil », écrivait Jules Renard dans son Journal. C’est la phrase que Jack Rollan a fait reproduire sur le faire-part de son décès, survenu le 3 mai 2007 et annoncé aux médias après la dispersion de ses cendres à la surface des eaux du Léman.
    Jack Rollan, en Suisse romande, était connu comme le loup blanc. Ce fut le chroniqueur satirique le plus talentueux de nos régions, d’abord à la radio, puis dans les journaux où, durant près d’un demi-siècle, il distilla un Bonjour irrévérencieux envers tous les pouvoirs établis. Aventureux de nature, mais peu doué pour l’organisation durable, il fonda un cirque, une maison d’édition et, avec son compère Roger Nordmann, cette entreprise extraordinaire que fut La Chaîne du bonheur, par le truchement de laquelle des millions furent collectés, à travers les décennies, pour aider les victimes de toutes les catastrophes, guerres et misères. Il écrivit aussi des livres, composa des chansons, se mit beaucoup de gens « bien» à dos et ne s’en trouva pas plus mal, mais pas plus riche non plus. Souvenir très personnel : Jack Rollan habitait, au temps de sa popularité sulfureuse, dans une somptueuse maison se dressant non loin de la nôtre, toute modeste. Sur sa porte était apposée une inscription solennelle : ON NE REçOIT QUE SUR RENDEZ-VOUS. Jack devait avoir trouvé cette plaque dans une brocante, mais c’est au sérieux que mon père la prenait. Ah le saltimbanque, ah le Don Juan, ah le directeur de cirque à la manque, mais pour qui se prenait-il donc !? Les deux voisins étaient nés la même année 1916. Je présume que, le ciel se faisant étroit, ils ont dû se retrouver là-haut et rient ensemble de tout ça en fumant leurs clopes. Ce qui est sûr, c’est que, des années, nous n’aurons manqué aucun de ses Bonjour...

    On le revoit avec son chapeau sur l’œil, un peu canaille. On se rappelle la gouaille de son Bonjour légendaire à la radio, puis dans son canard du même nom, un peu boiteux. Ceux qui l’ont connu se rappelleront entre eux ses frasques et ses folies, si peu dans le grave goût romand, mais au fond qui était Jack Rollan ?
    Il y a quelques semaines, il m’avait envoyé une brassée de poèmes inédits, qu’il avait tirés « d’un grand désordre » dû à son « génie personnel et à celui des femmes de ménage ». Hélas j’ai trop tardé à lui en parler, ne connaissant pas sa mauvaise santé, mais d’emblée m’avait frappé l’élan amoureux qui les traversait (leur titre d’ailleurs est Je t’aime – et variations), et la grâce ciselée de leur forme, leur mélange de naturel primesautier et d’élégance à l’ancienne, de vitalité joyeuse et de mélancolie aussi.
    Jack Rollan écrivait ainsi dans un poème intitulé Coup de foudre, daté de 1998 : « C’est affreux de penser à vous/sachant qu’il faut y renoncer/puisque ma vie arrive au bout/alors que vous la commencez », et qui finissait sur ces vers exprimant bien le versant généreux de sa nature : « C’est affreux de penser à vous / mais plus affreux est de penser / que j’aurais pu mourir sans vous / avoir vue un instant passer »…
    Parce qu’il était gouailleur et batailleur, on a souvent considéré Jack Rollan comme un bateleur plaisant mais en somme sans consistance. Or la beauté intérieure se révélant dans ses poèmes, qui lui fait par exemple écrire « Je t’aurais fait l’amour /en écoutant Ravel /A genoux, sans bouger, comme on fait sa prière », dévoile un aspect plus secret de sa personnalité, entre fantaisie et nostalgie. Jack Rollan qui saluait toute une époque passée en chantonnant Addio Vespa, écrivait aussi : « Je n’aime pas mon cœur/tabernacle d’un culte/où mon enfance en pleurs/déteste cet adulte/qui rate son bonheur », ou sous le titre d’Insomnie : « Je ne supporte pas/le bruit de cette rue, où je m’endors tout seul/où je m’endors sans toi/Je ne supporte pas/mon drap de toile écrue/ qui me fait un linceul/ puisque j’y dors sans toi »…


    Coup de foudre

    C’est affreux de penser à vous
    Sachant qu’il faut y renoncer
    Puisque ma vie arrive au bout
    Alors que vous la commencez…

    C’est affreux qu’un regard si doux
    Puisse à ce point vous transpercer
    Que le cœur en a comme un trou
    Que plus rien ne pourra panser…

    C’est affreux de savoir que tout
    Nous sépare et peut vous blesser
    Qu’un mot trop fort, qu’un mot trop fou
    Pourrait à jamais vous chasser…

    C’est affreux de rêver de vous
    Vous caresser, vous enlacer
    Et de se réveiller debout
    Tandis que vous disparaissez…

    C’est affreux de penser à vous
    Mais plus affreux est de penser
    Que j’aurais pu mourir sans vous
    Avoir vue un instant passer…

  • Neige à la Désirade


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    Du meilleur moment de parler de l’été selon Audiberti. De L’élégance du hérisson et d’une apparition onirique de René Char et d’Eric Rohmer barbu.
    « Le meilleur moment pour parler de l’été c’est quand la neige tombe », écrit Audiberti au début de L’Opéra du monde, et c’est en regardant la neige tomber ce lundi de Pentecôte sur La Désirade que, me rappelant deux rêves de la nuit passée, je me suis enfin lancé dans la lecture de L’ Elégance du hérisson de Muriel Barbery, sous l’impulsion de la foule du premier rêve.
    Ils étaient 200.000 à scander sous mes fenêtres : « Hérisson Pré-si-dent, Hérisson, Pré-si-dent », et du coup je me suis rappelé ce roman que j’avais commencé de lire une première fois à la rentrée d’automne et qui m’avait immédiatement fait sourire, mais qui se trouva bousculé par l’arrivage suivant et, comme trop souvent, resta sur le rayon kilométrique des « à lire bientôt» alors que le livre, oublié des prix de fin d’année, faisait son chemin et caracole aujourd’hui encore, plébiscité par le public, en tête de gondole.
    Il y a dans L’élégance du hérisson tout ce que j’aime dans la France de Marcel Aymé : une écriture claire et fluide, un allant narratif apparemment débonnaire et qui bouge aussi aristocratiquement qu’une danseuse de Degas, un appareillage d’observation qui scanne illico les milieux contigus les plus divers (ici la loge d’une concierge et huit apparts de grande bourgeoisie où l’on croit comprendre le peuple), joue de malice avec les paradoxes (la concierge lit Marx pour mieux en relever les impasses et compte une petite fille géniale au nombre des enfants des ses patrons), satisfaisant en outre aux deux conditions que Pierre Gripari me disait le B.A BA du roman, à savoir : avoir des choses à dire et avoir quelque chose à raconter. Muriel Barbery, sous les apparences d’une femme française de notre temps, est une fabuliste alerte à la La Fontaine ainsi qu’une poétesse japonaise, une conteuse berbère des ruelles chics de Barbès et l’avatar dégraissé d’un Jules Romains lancé dans le premier tome des Femmes de bonne volonté…
    Son roman est un pur délice, que rehausse le confort de se trouver à l’abri quand la neige tombe à poings fermés. Je ne l’eusse pas lu avec autant de ravissement sur les dunes ventées de Cap d’Agde. Je vais l’achever et y reviendrai en ces carnets virtuels par le détail, car c’est le détail qui compte dans un tel livre. Fine mouche au possible, Muriel Barbery a quelque chose aussi d’Amélie Nothomb, mais c’est Amélie avec plus de détails et plus de pâte humaine, plus de grâce ailée dans la manière et plus de tonus dans le développé, plus d’élégance dans le hérisson.
    Le second rêve de la nuit dernière m’a fait me trouver à la table de René Char et d’Eric Rohmer, tous deux en manteaux d’hiver, donc ce devait être l’été. Tous deux faisaient plus de deux mètres et dépassaient donc toutes les têtes, dans ce café populaire de France latérale. C’est ainsi qu’ils se sont reconnus et embrassés par-dessus tout le monde. Eric Rohmer était barbu et souhaitait bon anniversaire à René Char. Donc ce devait être le 14 juin, jour de mon propre anniversaire et veille de l’anniversaire de Johnny Hallyday, sept jours avant celui de Jean-Sol Partre, mais je me la suis coincée…
    Muriel Barbery, L’élégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • La Quadrature du Cercle

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    Un fichu questionnaire circule ces nuits sur la blogosphère. Juan Asensio, dit Le Stalker ( http://stalker.hautetfort.com/ ) m’ayant défié d’y jouer, j’y joue, en dépit du caractère incompossible de l'exercice.

    ccbe3dad75411eabbb6bf091672caebf.jpgLes quatre (entre 40 autres) livres de mon enfance :

    Londubec et Poutillon
    Les Aventures de Papelucho
    Mayne Red, Winnetou
    Jules Verne, Michel Strogoff


    Les quatre écrivains (entre 400 autres) que je lirai et relirai encore :

    73a6e5886c7e95bdc511ae84c8b2e9fa.jpgCharles-Albert Cingria
    Stanislaw Ignacy Witkiewicz
    Vassily Rozanov
    Ramon Gomez de La Serna

    818be49ee1880bfb554622ac526cfec3.jpgLes quatre auteurs (entre 4000 autres) que je ne lirai [de toute évidence] plus jamais :
    Vladimir Illitch Oulianov, dit Lénine, Les insectes nuisibles ou comment s’en débarrasser.
    Joseph Dougatchvili, dit Staline. Les purges de Babouchka et autres recettes.
    Adolph Hitler. Für eine Totale Lösung aller Kleinen Problemen.
    Mao Tsé-toung, Le Club des Quatre.

    Les quatre premiers livres (entre 40.000 autres) de ma liste à (re)lire :
    Léon Tolstoï, Don Quichotte.
    Maurice G. Dantec, La Divine Comédie.
    Blaise Pascal, Les Essais.
    Louis-Ferdinand Céline, A la Recherche du Temps perdu.

    1b18317d99f56084217080f8bec647e3.jpgLes quatre « livres » (entre 400.000 autres) que j'ai emportés sur l’île déserte où je réponds à ce fichu questionnaire :
    Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey
    La Bibliothèque de Babel, édition virtuelle de 2033.
    La Bibliothèque d’Alexandrie, avant l’incendie, réédition clandestine sur papier Bible, avec La Bible en bonus, 666 e-books.
    Ma Bibliothèque de La Désirade numérisée, avec copie en braille pour le cas où…

    76292db3b4adc9f1f5fd3251a089f22b.jpgLes derniers mots d'un de mes livres préférés :
    « Demain, demain, tout sera fini ! ». Dans Le Joueur de Dostoïevski (le seul que j’aie sous la main sur l’ile déserte où je réponds à ce fichu questionnaire…)

    Les plus de quatre  lecteurs (entre 4.000.000 d’autres) que je prie de mettre en ligne leurs réponses sur leurs blogs respectifs:

    Joseph Vebret : http://vebret.typepad.fr Joël Perino: http://perinet.blogspirit.com Raymond Alcovère : http://raymondalcovere.hautetfort.com Bona Mangangu:http://etsilabeaute.hautetfort.com Pierre Cormary: http://pierrecormary.blogspirit.com/ Christian Cottet-Emard: http://cottetemard.hautetfort.com/ Jean-Jacques Nuel: http://nuel.hautetfort.com/ Nicolas Verdan: http://byblos.hautetfort.com/ Mike: http://deathpoe.hautetfort.com/ Alain Bagnoud: http://www.blogg.org/blog-50350.html L'Ornithorynque: http://ornithorynque.hautetfort.com/ 

     

  • A fleur de ciel

    Aquarelles de mai




    La même émotion quasiment enfantine chaque fois que nous retrouvons la mer. Le même sentiment que le paysage court sus à l'été en déboulant plein sud. La même sensation physique et psychique que le ciel s’ouvre.

    Sable doux que sarcle la Tramontane à grands coups de cornes. Dunes aux croupes d’ânes, douces et pelées. Herbes folles. Rouleaux d’argent. Pères et fils aux cerfs-volants martelant le ciel au-dessus des vagues. Grâce des petites filles creusant leurs nids de souris. Belle est la Terre au bord du ciel...


  • Lecture de Slavoj Zizek

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    ZIZEK Slavoj. Plaidoyer en faveur de l’intolérance. Climats, 2007, 157p.
    - Ce livre est l’actualisation de celui qui parut en 2004.
    - Evoque d’abord la matière à penser des trois types basiques de cabinets : la chasse d’eau latérale des Allemands, le trou vertical des Français et la cuvette « mixte » des Américains.
    - Enchaîne sur le triangle hégélien de la minutie réfléchie allemande, de l’ irréflexion révolutionnaire française et du pragmatisme utilitariste anglo-saxon.
    - Puis s’arrête au nouvel avatar de cette trinité : Le Français soucieux de son héritage culturel, l’Allemand de son économie flageolante et l’Anglais de ses relations avec l’Europe.
    - S’interroge sur la prétendue dépolitisation de l’humanitaire, qui devient l’idéologie de l’interventionnisme militaire au service d’objectifs économico-politiques très clairs. Comme dans les Balkans et en Irak.
    - « La politique antipolitique humanitaire, consistant à simplement prévenir la souffrance, se résume effectivement, en conséquence, à l’interdiction implicite d’élaborer un projet collectif positif de transformation sociopolitique ». 

      La gauche et la droite aujourd’hui
    - Nous vivons des « temps étranges ».
    - Où les plus grands adversaires de l’Etat ne sont plus les extrémistes de gauche mais les fondamentalistes américains.
    - Alors que les gauchistes soutiennent un Etat fort.
    - Et que la gauche modérée (type Blair) accepte silencieusement la dépolitisation de l’économie.
    - On a vu comment la tolérance multiculturelle est devenue l’idéologie hégémonique du capitalisme global.
    - Estime qu’un renouveau de la gauche est inimaginable sans une « critique virulente, fortement intolérante, de la civilisation capitaliste globale ».
      L’hégémonie et ses symptômes
    - Rappelle la catégorie des types représentatifs, tels que les prônait le réalisme socialiste.
    - Le type, dans la cristallisation idéologique, est à deux temps.
    - Exemple de la femme donnée en type par les adversaires de l’avortement, ou par leurs partisans. Comment tel ou tel type va devenir l’emblème idéologique, le type hégémonique.
    - La lutte pour l’hégémonie idéologico-politique vise à l’appropriation des termes transcendant les clivages politiques.
    - Exemple de Solidarité en Pologne.
    - Une unité populaire apparente a été érigée en type hégémonique le temps d’un combat spécifique.
    - Note la composante de l’honnêteté dans la typologie idéologique des « gens ordinaires ».
    - Et la plasticité de cette notion d’honnêteté.
      Pour quelles raisons les idées dominantes ne sont-elles pas les idées de dominants ?
    - Selon Z. les universaux hégémoniques doivent incorporer au moins deux composantes : la composante populaire « authentique » et sa « distorsion » liée aux relations de domination et d’exploitation (cf. Balibar, dans La crainte des masses).
    - Dans une cristallisation hégémonique, les désirs de la majorité dominée cohabitent avec l’expression des intérêts des dominants.
    - Analyse le glissement sémantique de la notion de fascisme par rapport à sa réalité socio-historique et à son usage polémique.
    - Montre comment l’affirmation de la non-idéologie peut servir l’idéologie la plus radicale (ex. du nazisme).
    - Le nazisme correspondait à l’aspiration à une authentique vie de communauté, dont la distorsion a été opérée en intégrant (notamment) la chasse aux juifs.
    - Affirme que « les idées dominantes ne sont jamais directement les idées de la classe des dominants ». Vrai pour le communisme autant que pour le fascisme ou le néo-libéralisme.
    - Donne en outre l’exemple du christianisme.
    - Devenu idéologie dominante « en incorporant une série de motifs et d’aspirations propres aux opprimés (la vérité est du côté de ceux qui souffrent et sont humiliés, le pouvoir corrompt, etc.) et les réarticulant de telle façon qu’ils deviennent compatibles avec les relations de domination existantes ».
    - Evoque ensuite la position et le rôle de la classe moyenne par rapport aux deux extrêmes opposés.
    - La classe moyenne incarne, selon Z., le déni de l’antagonisme et « le mensonge incarné ».
      La politique et ses désaveux
    - Comment échapper à la clôture de l’hégémonie ?
    - Jacques Rancière (dans La Mésentente) affitme que cette résistance constitue le cœur même de l’instant politique.
    - Evoque la naissance de la démocratie grecque avec l’exigence d’une part accordée aux sans-part.
    - Une exigence à la fois particulière et universelle, non fondée sur une majorité mais sur un principe collectif acquis pour l’ensemble du demos.
    - Cite le glissement du premier acte démocratique est-allemand (« Nous sommes LE peuple ») à la réappropriation du slogan (« Nous sommes UN peuple ») par les multinationales.
    - Détaille les divers avatars de l’exercice politique, dont le dernier est la postpolitique.
    - « Dans la postpolitique, le conflit entre des visions idéologiques globales incarnées par différentes parties en lutte pour le pouvoir est remplacé par la collaboration entre technocrates éclairés (économistes, experts ès opinion publique, etc.) et tenants du multiculturalisme libéral.
    - Décrit l’évolution du New Labour de Tony Blair.
    - Désormais, les bonnes idées seront « les idées qui marchent ».
    - Le Nouvel Ordre mondial est global mais pas universel.
    - Chaque part reste confinée dans l’espace qui lui est assigné.
    - Il n’existe pas d’universel démocratique sans « part des sans-part».
    - Or l’instant politique consiste justement en l’expression des sans-part.
    - Montre ensuite comment la violence est « gérée » par inclusion dans la postpolitique.
    - On l’a vu dans le changement de tactique par rapport aux Afro-Américains.
    - A l’exclusion de fait, dans les années 60-70, a répondu le mouvements des droits civiques, expression des « sans-part » conduite par Martin Luther King.
    - Aujourd’hui, le problème est « géré » par une vaste trame de mesures juridico-psychologico-sociales qui ne procède pas directement du politique.
    - Cette procédure de tolérance déjoue même le geste politique.
       Existe-t-il un eurocentrisme progressiste ?
    - Z. aborde la question du socialisme est-européen.
    - Comment le sublime enthousiasme de la chute du communisme a tourné au ridicule.
    - Introduit les notions de sot et de coquin.
    - « Après la chute du socialisme, le coquin est un défenseur néoconservateur du marché libre qui rejette avec cruauté toutes les formes de solidarité sociale », tandis que le sot fait de la critique sociale multiculturelle qui renforce l’ordre existant ».
    - Cite les exemples du Neues Forum et sa propre expérience de dissident en Slovénie.
    - Montre comment la postpolitique ne promeut que des « affirmative actions » atomisées, qui n’ont pas de signification politique réelle.
    - La galaxie des « politiques identitaires » n’existe que sur le socle de la globalisation et sa représentativité politique est un leurre.
       Les trois universels
    - La structure de l’universel est complexe.
    - Distingue 1) l’Universalité « réelle » de la globalisation,
    - 2) L’universalité de la fiction régulant l’hégémonie idéologique (l’Etat ou l’Eglise)
    - 3) L’universalité d’un Idéal, illustré par la demande d’ « égaliberté ».
    - Actuellement, l’universalité « réelle » de la globalisation induit, à travers le marché, sa propre fiction hégémonique (ou même idéale9 de tolérance multiculturelle, de respect et de protection des droits de l’homme, etc.
    - Revient à l’émergence de l’Etat-nation.
    - Et à l’équilibre qui a découlé (temporairement au moins) de sa construction.
    - Evoque la fin du monopole de l’usage légitime de la violence (définition de l’Etat moderne selon Max Weber) en citant l’exemple des prisons privées américaines, qu’il qualifie d’« institutions obscènes ».
       La tolérance répressive du multiculturalisme
    - Comment se construit l’« autocolonisation » du capital multinational.
    - Le pouvoir colonisateur a passé de l’Etat-nation aux multinationales, dont l’idéologie hégémonique est un multiculturalisme de façade, lequel cache une sorte de « racisme avec une distance », sur une base eurocentriste.
    - La tolérance libérale du multiculturalisme tolère l’Autre tant qu’il n’est pas le vrai Autre. Donne l’exemple de l’excision ou de la peine de mort. « Nous savons ce qui est bon pour vous ».
       Pour une suspension de gauche de la loi
    - The very question is : comment réinventer le geste politique dans le contexte de la globalisation ?
    - Relève que l’impartialité du libéral est « toujours-déjà partiale ».
    - La gauche devrait réaffirmer le caractère radicalement antagonique de la vie sociale.
    - Accepter la nécessité de « prendre parti », selon Z., est la seule manière d’être effectivement « universel ».
    - Ne dénie pas pour autant les avancées de la postpolitique en matière sociale.
    - Mais affirme que la dépolitisation de l’économie freine les avancées à caractère vraiment « universel ».
       La société du risque et ses ennemis
    - Revient sur la théorie de la société du risque (Ulrich Beck)
    - Réintroduit les notions d’indétermination et d’incertitude dans le domaine de la décision.
    - Cite le fossé croissant entre la connaissance et la prise de décision.
    - La réalité du fait que « personne n’est aux manettes ».
    - Les premières Lumières tablaient sur la décision fondée par la Raison.
    - Les secondes intègrent les variables liées à l’incertitude.
    - Reproche à la théorie d’être à la fois trop spécifique et trop générale.
    - Estime que le marxisme et la psychanalyse peuvent aider à y voir plus clair.
       Malaise dans la société du risque
    - Critique la théorie dans son approche de la famille.
    - Evoque les conséquences observables et non encore observées de l’effondrement de l’autorité paternelle. (p.116)
    - Parle de la décomposition et de la recomposition des relations dans le contexte évolutif.
    - Passe ensuite à la figure emblématique de Bill Gates, image acclimatée de l’homme ordinaire, du héros-comme-tout-le-monde dans sa variable d’ex-hacker qui-a-réussi.
    - Du nouveau surmoi cristallisé dans la société selon Bill Gates & Co.
       La sexualité aujourd’hui
    - Analyse la nouvelle opposition entre sexualité « scientifique » et spontanéisme New Age.
    - La sexualité « scientifique » l’intéresse sous deux aspects : l’abolition de la fonction créatrice par le clonage, qui nous confronte « à l’alternative éthico-ontologique la plus fondamentale », et les conséquences psycho-socio-ontologiques de l’usage du Viagra.
    - Estime que l’usage de celui-ci va désexualiser l’acte de copuler.
    - En observe les conséquences sur les représentations réciproques du couple. Où le pénis mécaniquement commandé n’a plus valeur symbolique de phallus.
    - Aborde ensuite la vision New Age de Celestine prophecy.
    - Montre comment cette vision tend à réduire toute tension dans l’altérité, voire à nier celle-ci par une sorte de retour solipsiste.
    - Parle ensuite du cas de Mary Kay, cette enseignante américaine tombée amoureuse d’un adolescent de ses élèves.
    - Détaille les réactions à cette affaire médiatisée à outrance.
    - Comment l’élément passionnel de l’histoire a été nié, pour aboutir à une médicalisation du cas et à l’autocritique de Mary.
       C’est de l’économie politique, crétin !
    - Revient au cas de Bill Gates.
    - « La grande nouvelle de la « fin de l’idéologie » de l’âge postpolitique contemporain est la dépolitisation radicale de la sphère de l’économie : la manière dont l’économie fonctionne (la nécessité de mettre un terme à la sécurité sociale, etc.) est acceptée comme une simple manifestation de l’état des choses objectif.
    - Le retrait de l’engagement civique donne libre cours au consumérisme sans « états d’âme »…
       Conclusion : le tamagoshi comme objet interpassif
    - Introduit la notion d’interpassivité.
    - Evoque l’exemple des ires enregistrés de la TV.
    - Décrit le type des relations établies avec le tamagoshi.
    - L’Autre mécanique qui émet constamment des demandes sans avoir aucun désir propre ».
    - « Il est facile de démontrer comment cette notion d’interpassivité est liée à la situation globale actuelle ».
    - Définit la postpolitique actuelle comme « fondamentalement interpassive ».
    - Tout cela passionnant par la matière autant que par les observations. Parfois un peu touffu, saturé de références, notamment à la psychanalyse, qui n’en simplifient pas la lecture, mais l’effort de lecture est productif. Stimulant.

  • Le degré zéro de l’Eros

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    Des Particules élémentaires à la baise de cinq à sept.

    Cela se passe tous les jours sous nos fenêtres, ou plus précisément à trois cent mètres de notre balcon donnant sur la mer et les dunes, avec le Mont-Clair sétois en horizon : tous les jours entre cinq et sept, le long du sublime rivage de sable doux qui forme l’anse liant le Cap d’Agde à Sète, se donne désormais le spectacle couplé de la baise et du branle.
    Les lecteurs des Particules élémentaires de Michel Houellebecq se le rappellent : que cela baisait déjà pas mal dans les dunes de Marseillan, aux abords de la cité naturiste de Cap d’Agde. Dix ans après le progrès est considérable : ce n’est plus à l’abri des regards des baigneurs ordinaires que cela baise, mais sur la plage même où tout un chacun va et vient, enfants compris. Le spectacle se donne ordinairement entre cinq et sept. Il se signale de loin par un attroupement de mâles et de femelles en station verticale, qui forment un cercle plus ou moins dense (de cinquante à deux cents individus environ) autour d’un couple hétéro ou homo en plein exercice de copulation. Rituellement, la fin de la prestation est saluée par les applaudissements de l’assistance…
    Le spectacle est intéressant : pas tant celui des sexeurs, qui ne font évidemment que sexer, que celui de la composition de l’assistance. Pour se dire « libertins », ce que sont visiblement les plus jeunes (30-45) et les plus visiblement dans leur élément, les attroupés ressortissent à l’évidence à la classe moyenne la plus ordinaire, qui s’encanaille momentanément. De la secrétaire au chef de bureau, en passant par le commercial un peu seul et la modiste sur le retour d'âge, c'est l'Europe moyenne qui salive en ces lieux. 
    Il y a vingt-cinq ans que, presque chaque année, nous passons dix jours de printemps ou d’automne dans la cité naturiste d’Heliopolis, où nous ont amenés mes beaux-parents, lui culturiste notoire et elle Hollandaise non moins héliophile. Les studios en ruche de la cité, ses kilomètres de plage où se balader à poil, la proximité des commerces et la mer convenaient à un petit break annuel plutôt bon marché. Tant qu’elles étaient enfants, nos petites filles n’étaient guère gênées par la nudité ambiante, d’ailleurs facultative à l’entre-saisons. Actuellement, les demoiselles évitent ces lieux autant que la plupart des jeunes dont on sait la pudeur, nullement paradoxale.
    Au fil des années, avec une forte accélération récente, un clivage net s’est marqué entre l’ancienne population des naturistes purs et durs, plutôt stricts en matière de morale, et une nouvelle catégorie de gens de tous âges et de toutes nationalités qu’on pourrait dire des consommateurs de sexe actif ou passif, incluant des échangistes, des gays, quelques professionnels de la chose et une foule de plus ou moins frustrés plus ou moins furtifs.
    Ces nouveaux clients, avec leurs désirs et leurs obsessions, amenaient beaucoup d’argent. Leur présence parfois intempestive, avec de plus en plus de boîtes de nuit bruyantes et d’exhibitions occasionnelles (bien avant le spectacle de cinq à sept), n’a pas manqué de susciter la grogne des vieilles peaux naturistes, au point d’engager des affrontements médiatiques, légaux ou policiers. L’an dernier étaient ainsi apparus des placards interdisant tout débordement sexuel public, et des gendarmes à cheval patrouillèrent les dunes. Cette année, la répression semble retombée au point mort, alors que s’achève la construction d’un nouvel ensemble hôtelier, au cœur du vaste hémicycle « futuriste » d’Héliopolis, réservé à la seconde clientèle friquée et bâtie au dam des résidents propriétaires.
    L’équation vaut d’ailleurs pour l’ensemble de la situation décrite : tolérance because pognon, à laquelle je n’ai cessé de penser ces derniers jours en lisant le passionnant Plaidoyer en faveur de l’intolérance de Slavoj Zizek, qui montre comment les impératifs du profit s’accommodent de la tolérance la plus opportuniste, voire la plus hypocrite, étant entendu que les autorités locales restent ce qu’elles sont en matière de morale publique.
    Slavoj Zizek, qui serait sans doute passionné par la matière à réflexion que nous donne ce qui se passe sous nos yeux, ne condamnerait sûrement pas les « acteurs » de la chose plus que nous n’y sommes portés : il constaterait.
    Or ce qu’il écrit dans son chapitre intitulé La sexualité aujourd’hui, trouverait d’utiles compléments à cette observation, dans le sens d’une destruction de la sexualité par sa banalisation sidérante. Toute la réflexion de Zizek sur la négation de l’Autre, ou plus exactement sur le gommage de l’altérité, se trouve illustrée par la baise publique de cinq à sept, à côté de laquelle un tea for two resplendit de fin érotisme virtuel. Négation de l’intimité, négation de la séduction personnelle, négation du secret et de toute parole - sinon de tout langage puisque piercings, breloques et tatouages ont fonction de messages -, négation de toute tendresse autre que ce sentiment moite de poisser et de mouiller de conserve, négation de toute forme d’amour: tel est bien le progrès…
    Slavoj Zizek. Plaidoyer en faveur de l’intolérance. Climats, 156p.

  • Archipel de l’insomnie

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    Ces parages où la vie s’impatiente, de Jacques Roman

    L’image est un peu éculée, du poète considéré comme un veilleur, et pourtant c’est bien cela qu’incarne Jacques Roman toutes les nuits à sa lucarne, à poursuivre son Ouvrage de l’insomnie dont vient de paraître le troisième volume, tissé de fragments d’une sorte de continuel murmure où la pensée et la langue ne cessent de travailler la matière. Il y a là quelque chose de très physique et d’intensément poétique à la fois dans le sens là encore d’un travail de transmutation.
    « J’ai appris à vivre comme un compositeur qui s’entendrait dire chaque jour que son œuvre ne sera jamais jouée », écrit Jacques Roman qui n'en finit pas de publier et d’apparaître sur nos scènes à lire notamment les textes des autres (il prépare une lecture d'Une bruyante solitude de Bohumir Hrabal), mais c’est autre chose qu’il signifie là: comme si l’écriture vécue à sa pointe lui était encore insuffisante, toujours en avant de la vie mais en manque d’un autre absolu : « On eût voulu se faire aimer non pour soi mais pour ce qui nous traversait immense et qui à tous appartenait ».
    C’est ainsi comme un auteur anonyme, éminemment personnel mais comme parlant en nos noms multiples, que nous suivons dans ses tâtons éclairés de loin en loin par des fulgurances ou par des sortes d’oasis de simplicité lumineuse, ainsi : « Il y a des êtres et des lieux rencontrés dont je n’ai plus mémoire de noms mais bonheur ! Dans leurs parages je me souviens d’escaliers embaumant la cire, de draps frais, de café au lait, de petit jour et de douce hospitalité ».
    Le seul mot de betterave lui rappelle un monde, à l’enfant abandonné par sa mère qui se rappelle le travail d’aller aux betteraves: « Au lieu où je fus placé en nourrice, le champ des morts, sa place est en plein champ de betteraves. » Et le goût du mot de se mêler à celui d’ entrave et de commander
    Dans le même ordre des épiphanies familières, je relève ceci : « Le petit tableautin qu’était l’ardoise : le plaisir de la mouiller à l’aide de l’éponge, en tirer le noir profond puis, lentement, la voir se voiler de gris : L’expression de la pensée a toujours ce gris-là » Ou cela d’aussi physique et méta : « Le toucher contient plus de visages qu’un miroir ». Ou cela encore : « J’ai la mémoire de la joie intense à faucher l’herbe, à entendre siffler la faux qu’accompagne mon souffle, ma respiration, tandis qu’un pied après l’autre on avance en travail. » Ou cela : « Ma vie doit beaucoup à la littérature et, les années passant, j’ai toujours plus chagrin de ne pouvoir lui acheter la robe promise ».
    Allons donc, cher vieux, elle ne lui va pas si mal, la robe que tu lui tisses tous les soirs, avec autant de grâce ici que de rage et d’humour. De cette rage que je partage aussi bien: « J’écris, moi, depuis un pays qui se méfie des pays. La Suisse (c’est le nom du pays où je survis) draine une avarice que masque sa richesse ». Et cela que je contresigne itou : « Ce pays semble assimiler l’artiste à un « cas social ». Et comme la folie y est répandue, enfin, une folie calme une folie d’au bout de la route quand la bête est matée (un bon fou y est un fou mou), on se demande si le Suisse ne soupçonne pas l’artiste d’être la cause de toute cette folie et pire ! celui qui pourrait en ébranler la masse folle et molle. L’artiste est donc un dissimulateur dangereux qu’il convient de remettre à sa place : nulle part. »
    Jacques Roman. Ces parages où la vie s’impatiente. L’Aire bleue, 283p.

  • Sollers à Sète

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    De Ludivine la cane, de la Nouvelle Librairie Sétoise, de Montaigne et de Slavoj Zizek
    C’est toujours un bonheur vif que de se retrouver dans cette ville ouverte entre mer et ciel où tout semble à la fois simple et racé, débonnaire et subtil, accueillant comme un village en ses places ombragées et traversé d’une constante pétarade, avec quelque chose de Naples à l’heure de pointe et de simultanément nonchalant, de très marin et de très humain, où les chances semblent à vrai dire minces de rencontrer Sollers, et c’est pourtant à Sollers que j’ai pensé en observant la cane Ludivine remontant en se dandinant la rue Paul Valéry.
    On sait qu’il y a à Sète une rue Paul Valéry et une rue Georges Brassens, qui grimpent toutes deux le long des pentes du Mont Saint-Clair, vaguement parallèles et ne se rejoignant probablement pas; mais je ne l’ai pas vérifié, tout occupé que j’étais à suivre la gracieuse Ludivine que je venais d’affubler du nom de la maîtresse de Sollers pour un mélange de grâce mutine et crâne que l’animal montrait en se dirigeant vers une terrasse à moules-frites dont les clients accoutumaient sans doute de la sustenter. Or suivant Ludivine, c’était bien à Sollers que je pensais, venant de lire, au lever du jour, l’introduction à la nouvelle édition en Pléiade des Essais de Montaigne et m’étonnant de ce que Sollers n’en ait point encore écrit quelque chose. Ce n’était pas tant que j’eusse envie de lire quoi que ce fût de Sollers à propos de Montaigne, que je ne sens pas tout à fait son rayon, pas plus que je ne me serais attendu à rencontrer Sollers à Sète sous une autre forme que celle, allusive, de la cane Ludivine, mais Montaigne m’avait fait penser à Sarlat, et de Sarlat à Sollers il n’y a qu’un pas, comme de La Boétie au foie gras ou de la terrasse à moules-frites de la cane Ludivine à l’admirable Nouvelle Librairie Sétoise, sise rue Alsace-Lorraine et tenue par le couple Isch où chaque année nous venons acheter quantité de beaux et bons bouquins...
    Cette fois n’a pas fait exception, puisque nous en sommes repartis avec de grands sacs pleins de livres que nous ne pensions pas y trouver, comme les dernier romans d’Antonio Lobo Antunes et de Michael Connelly, le volume de la collection Quarto consacré à René Char (Dans l’atelier du poète) et le nouvel essai de Slavoj Zizek, dont le titre paradoxal, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, ne pouvait que m’intriguer et m’affrioler, convaincu que je suis que l’omnitolérance est plus dommageable à la forme humaine que l’intolérance, enfin divers autres ouvrages que nous avons commencé de feuilleter sous les frondaisons en dégustant force sorbets.
    Déguster force sorbets est une façon de revenir à Sollers, que je n’avais d’ailleurs pas quitté, en pensée tout au moins. A la librairie, c’est en effet ce nom-là que j’avais donné lorsque la libraire, Noëlle Isch, m’avait proposé d’inscrire trois commandes pour la fin de la semaine. «Seriez-vous un homonyme de l’écrivain », me demanda-t-elle ? « Nullement », répondis-je, « c’est juste pour la commande. Si je venais à l’oubliez, vous engueuleriez Sollers, mais je n’oublierai pas, sinon mon vrai nom est Joyaux...»

  • Salamalec Olympien

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    Aux éteignoirs de l’humeur chienne et aux enchifrenés de la morosité, aux dolents blêmes et aux mal lunés, aux sujets de la déprime sublunaire et aux addicts du breakdown, aux maussades et aux blasés, aux piteux et aux poteux, j’adresse, moi la sage Olympe, de mon champ de narcisses narcissiques de la Désirade, mes vœux de gaillardise et de paillardise, de liesse folâtre et d’enjouement badin !

    Photo: Philippe Seelen

  • Une passion à contretemps

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    Ne touchez pas à la Hache, de Jacques Rivette
    Elle est terriblement émouvante, la duchesse de Langeais que fait revivre Jacques Rivette dans ce film plein de beaux et gros défauts, qui a le premier mérite de restituer pour l’essentiel le drame tissé de non-rencontres des deux amants séparés à la fois par les convenances sociales, les règles de la morale et de la religion, mais aussi par la morgue de classe et ce qu’il est convenu d’appeler la guerre des sexes, avec ses feux et ses fuites, ses élans et ses esquives, ses alternances de séduction et de cruauté, de mentir vrai et de rage feinte ou réelle, soupirs et trépignements, esquives et retours, malentendus à n’en plus finir et détresse avouée ou ravalée, perte et sacrifice final...
    La réussite de Ne touchez pas à la hache, film pénombreux et lent, aux dialogues secondaires parfois bâclés ou artificiels, doit beaucoup à l’interprétation de Jeanne Balibar, dont le visage extraordinairement mobile, du point de vue de l’expression, contraste absolument avec la figure massive, navrée voire prostrée de Guillaume Depardieu qui incarne néanmoins le rôle du général Montriveau avec une intensité de soudard taiseux qui en impose. Si le roman de Balzac, et ici le début du long flash back constituant le corps de l’histoire, mettent l’accent sur les cruautés répétées de la duchesse faisant tout pour attirer à elle le héros bonapartiste et l’éconduisant à tout coup, l’élément le plus fort du film tient à la fois à la bascule violente de l’action marquée par l’enlèvement de la coquette et la scène sadienne de la menace au fer rouge, et par la montée ultérieure de la passion chez la duchesse, que la comédienne rend absolument crédible, et même bouleversante, en dépit des ellipses du scénario (tout ce qui concerne l’histoire des Treize est éludé, qui affaiblit la portée de la scène de torture et rend le dénouement peu compréhensible) et du caractère vraiment sommaire de certaines scènes ou de certains personnages du second rang. N’empêche: le cœur du drame est bien là qui palpite. Cependant il faudrait relire le texte (on peut aussi l’écouter sur CD, lu par Fanny Ardant) pour mieux juger de ce film - à voir assurément, sans en attendre un chef-d’œuvre…

  • Dans les nuées

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    Où apparaît le personnage emblématique de la mère en ses oeuvres. Des vicissitudes ménagères et des litanies qui en découlent. Des appareils symbolisant les avancées du Progrès. De la machine à tout oublier.

    Elle m’apparaît en bottes au milieu des bouffées de vapeur savonneuse, mais tu repasseras pour le fantasme freudo-wagnérien, parce que c’est vraiment pas la mère à te faire imaginer des situations oedipiennes et compagnie, même si c’est vrai qu’on peut être étonné.
    En tout cas elle n’arrête pas, c’est sûr. Et elle le dit: en tout cas moi je n’arrête pas.
    Elle s’est levée avant tout le monde, comme tous les matins, sauf le dimanche où il y a juste le culte à dix heures, et des années après elle le répète encore volontiers aux dames de la gym du troisième âge quand elles se retrouvent au Kibo pour prendre un café croissant: moi je me suis toujours levée avant tout le monde, il a fallu tellement lutter, on n’a plus idée au jour d’aujourd’hui.
    Quand elle m’apparaît dans les nuées de la chambre à lessive, ce doit être, ça ne nous rajeunit pas, un printemps du début des années cinquante, c’est ça: je ne vais pas encore à la petite école et elle me dit à tout moment de ne pas rester dans ses jambes - c’est donc bien avant Adora l’adorée puisqu’elle manipule une espèce de batte visqueuse (ça y est, aux abris: alerte à l’indice psy!) et ce sera bientôt parti pour la litanie Engelures: moi pendant des années j’ai fait toutes les lessives été comme hiver et ça vous fait des mains! et l’autre jour encore, comme elle remet le couplet, au même instant pilipili-pilipili, voilà que le portable de mon neveu le tenancier du Shylock la fait bifurquer: moi ces machines je n’y comprendrai jamais rien, et d’ailleurs dans le temps on n’aurait jamais pu se payer tout ça, et du coup elle enchaîne sur la litanie Sou Par Sou.
    Moi toute la vie j’ai dû compter sou par sou, nous aura-t-elle seriné à travers les années, mais c’est tout à coup une cohorte de retraités en survêtement bleu pâle que j’entends ronchonner en surimpression: comme que comme vous n’avez pas idée, les jeunes, de ce que c’est que de compter - et ça me poursuit jusque dans un rêve où mon père me surprend au Bancomat.
    Tu te figures sa tête, lui que les machines ont toujours épaté, qui les approchait plutôt timidement puis s’intéressait au mécanisme, le contraire de la plupart d’entre nous, les démontait pour comprendre et les réparait volontiers dans son coin; tu le vois tourner et retourner ma Mastercard dorée qu’il tient de ses fins doigts immortels, et je lui sens un frémissement d’ailes (très seyantes, les ailes de papa, soit dit en passant, très simples, très classes) quand il s’exclame: et c’est avec ça que tu paies, non mais tu blagues, c’est avec ça que tu paies ?
    En ce qui me concerne, cependant, c’est la honte, parce que vient de m’apparaître le désastre: que nous ne sommes que le quinze et que notre compte, déjà, marque zéro, et même un zeste en dessous du niveau de la mer, mais va donc expliquer à notre angélique visiteur pourquoi la machine refuse d’allonger la monnaie...
    Tu te représentes l’énormité: ça a deux salaires, à peine deux kids, et ça rame dans les chiffres rouges ! J’ai beau savoir mon paternel capable de toutes les indulgences, et surtout assez réaliste pour piger la situation (certes nous comptons moins qu’eux, mais la vie est devenue hyperchère et nous faisons ce que nous pouvons), je n’en suis pas moins gêné quelque part, et d’autant plus qu’il ignore encore que ma mère nous a fait une grosse avance pour notre résidence secondaire, du genre qu’il n’a jamais pu que rêver - tu le vois se pointer à La Désirade !
    Sur ce, je n’ai même pas le temps de lui proposer de s’attarder un peu (une visite à Madame ne serait pas un luxe après les quinze ans qu’elle a tirés sans lui) que l’ange du Bancomat a disparu dans un imperceptible froissement de plumes. Mais quel dommage: on aurait eu tant d’autres choses à lui faire voir !
    Faute de mieux je les revois alors ensemble, et nous les enfants, tous en admiration devant la première machine à laver qu’il est arrivé à lui payer, une Adora, et je me rappelle le baratin du vendeur aux cheveux brillantinés qui surenchérissait: et voici, pour vous servir, Adora l’adorée, l’essayer c’est l’adopter, avec elle vous irez jusqu’au siècle prochain!
    Le pauvre type ne parlait pas pour lui: trois semaines après son numéro c’était l’accident à bord de sa 403 grise, même modèle que l’inspecteur Columbo, un virage à trop grande vitesse et droit sur un mur, le fameux coup du lapin.
    Mais tu sais aussi ce que c’est que la vie des machines au jour d’aujourd’hui: ça raccourcit de plus en plus, même pas l’espérance de longévité d’un ménage moyen, et d’ailleurs, pour Adora, tu peux courir après les pièces de rechange.

    Là-dessus j’en reviens à l’apparition bottée dans les nuées de la vie ancienne, avant leviers et manettes, au temps des déesses lavandières du quartier de nos enfances, et nous revoici dans le dédale des draps à l’étendage.
    Il y a plein de voix et de litanies: moi vous allez me tuer, moi si ça continue je vais faire mes valises, moi je me demande ce que vous ferez quand je ne serai plus là ?
    La chambre à lessive est un vrai hammam d’où émergent parfois des bras nus, une tête à drôle de turban, une torsade d’étoffe immaculée qui ruisselle dans les rigoles, des bras roses, des mains bleues, et de là-dedans fusent les ordres: mais ne reste donc pas dans le mouillon, ne va pas trop au soleil, ne va pas m’attraper un rhume par cette pluie, et les mains passent du froid de l’hiver des Hongrois à l’eau bouillante et ça fait des gerçures.
    Moi dans le temps j’avais de ces mains crevassées, raconte-t-elle encore à ses vieilles comparses du Kibo, et chacune d’y aller de son monologue extérieur: moi mon mari pissait sur la serrure de sa Vespa pour la dégeler, moi ma belle-mère nous a rendu la vie tellement impossible qu’on avait tout arrangé pour le Canada et voilà qu’elle se fait mitrailler par le tueur fou de la Grotte, moi dans le temps je croyais encore aux oeufs à deux jaunes, et les voix s’estompent dans les nuées tandis que, parfaitement silencieuse, s’active la grande machine à tout oublier.

  • Le secret du concombre

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    Le bain de minuit, album citoyen dans lequel Mandryka explique entre les signes pourquoi il n'a pas voté Nicolène Sarkoyal. A lire et relire.

    Le concombre masqué n'a pas été candidat aux élections présidentielles passées de la République Hexagonale du Centre Multiple. Pourquoi cela ? Le programme politico-potager exposé dans Le bain de minuit, dernier manifeste de son père supputatif, alias Mandryka, le révèle entre les signes a posteriori. L'on y découvre en effet les difficultés de l’applicabilité de ses concepts et l'improbable souhaitabilité desdites applications dans le circonstances actuelles du gouvernorat. En clair pour ne prendre qu’un exemple-clef: on a pu constater au vu des Grands Débats et de ce qui n'en est pas ressorti, qu'il ne suffisait pas de dégraisser le glabougnot pour solutionner les problèmes de ladite République. Bref, le concombre et ses alliés objectifs ont momentanément renoncé à faire avancer les Choses en reconnaissant les droits de celles-ci à la libre disposition d’elles-mêmes. Celles-ci ne sont pas pour autant condamnées à subir la tyrannie des Mots qui fait de l’une une cafetière et de l’autre une cruche, mais  le  Nouvel Ordre promis par Nicolène Sarkoyal les libérera-t-elles de la dictature du signifiant au terme de ce qu’elles ont justement appelé la glute finale ? Tout dépend désormais des vents changeants du Possible.

    medium_Concombre3.jpgTels sont aussi bien les constats qui s'imposent à la fois au concombre masqué après la  lecture de ce récit initiatique tout dédié à la quête de la Vérité Ultime, censée sortir du bain de minuit, et qui se matérialise sous une forme encore ouverte au prochain débat des militantes et militants. Mandryka signifie assurément, avec l’apparition du Fantasme incarné, en la personne de la craquante Zaza, que la Pin-Up en bikini représente plus que jamais l’Avenir radieux du plombier-zingueur, sans pour autant relancer une forme obsolète de réification machiste de notre amie la femme.
    Et Dieu là-dedans ? Paradoxalement, c’est sur cette question que l’examen herméneutique, voire téléologique, du Bain de Minuit, sera le moins en butte au Doute, tant l’Auteur initie une vraie réflexion, et même jette une amorce de fondation en proposant l’instauration d’un nouveau Savoir constitué sur les ruines de l’ancienne problématique, avec la constitution d’une Science des problèmes insolubles en tant qu’entités transcendantales.
    Ne mésestimons pas, sœurs et frères, ainsi que nos beaux-parents et voisins de palier, la mise en garde du Concombre: « Dans l’empressement à nous fuir, l’Horizon recule à mesure qu’on avance et l’Avenir est incertain »…
    medium_Concombre1.jpgMandryka. Le bain de minuit. Dargaud 2006, 56p.

  • La fleur des illusions perdues

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    Sur les traces de Natacha Klimova, condamnée à mort en 1906 pour sa participation à un attentat meurtrier contre Piotr Stolypine, ministre de l'Intérieur, Maud Mabillard, jeune traductrice genevoise établie à Moscou, brosse le portrait épique de cette femme que l’exil fit séjourner en Suisse.
    Une lettre extraordinaire, rédigée en prison par Natacha Klimova dans les jours précédant sa pendaison, finalement commuée en réclusion à perpétuité, marque l’ouverture de La Fleur rouge. Les mots incandescents de l’épistolière de 21 ans, fille de l’avocat Serge Klimov, notable de Riazan plutôt ouvert d’esprit, fixent un premier profil de cette idéaliste romantique, qui se dit aussi une «matérialiste pure et dure» sans espérance en aucun au-delà, assumant le choix qui l’a poussée à l’action révolutionnaire, contre la «barbarie» et l’«arbitraire illimité». De la lecture de cette lettre date le début des recherches que Maud Mabillard, passionnée par la Russie depuis un premier séjour en 1992, a consacrées à ce fascinant personnage.
    Qu’est-ce qui vous a attirée en Klimova?
    – C’est sa fille Katia, établie à Genève et que j’ai rencontrée dans les milieux russophones, qui m’a confié la fameuse lettre avant de me demander de la traduire. Le personnage de Natacha m’a tout de suite séduite, malgré la gravité de ses actes. J’ai voulu trouver sa vérité à travers l’écheveau des légendes, qui en faisaient soit une héroïne soit un monstre. Ainsi ai-je traqué les faits dans les archives. Même si j’en ai trouvé de nouvelles facettes, mon sentiment à l’égard de Natacha n’a jamais changé. Il y a chez elle à la fois l’exigence de justice et le souci du bonheur. Elle peut être très dure, mais elle est également simple, même naïve au début. Lorsqu’elle écrit la lettre de 1906, elle est sûre de mourir, ce qui lui donne une force incroyable. Celle-ci l’aidera à survivre. Il fallait aussi montrer comment elle a surmonté ses échecs successifs. Je ne voulais pas la juger mais la comprendre. Si elle ne montre pas de regrets par rapport à ses actes, elle est consciente du fait que ça n’a mené à rien.
    – Que pensez-vous du lien fait par André Glucksmann entre les islamistes du 11 septembre et les maximalistes?
    – J’ai commencé à travailler sur le sujet avant le 11 septembre, donc le terrorisme était moins d’actualité, mais la question de la justification de la violence s’est toujours posée. A vrai dire, les maximalistes ne s’en prenaient pas à un ennemi à abattre, mais aux excès d’un régime répressif. Les terroristes étaient d’ailleurs une minorité. A la même époque, un Tchekhov a parlé des vagues de suicides qui traduisaient le même désespoir.
    – Pourquoi Tolstoï, que Klimova n’a fait que lire, joue-t-il un rôle si important dans votre récit ?
    – Cela m’intéressait de mettre la violence en rapport avec la non-violence, et aussi de parler du rapport de l’homme avec la nature. Pour Natacha et Tolstoï, ce qui compte est de trouver l’harmonie, avec un besoin ambigu de justice pour tout le monde et de bonheur pour soi. Le paradoxe de Natacha est qu’elle a rêvé toute sa vie de la propriété de campagne de son enfance, qu’elle a contribué à détruire.
    – Comment vivez-vous dans la Russie actuelle?
    – J’ai peu de recul, puisque j’y suis installée depuis deux ans et demi. C’est un pays difficile, que chaque époque a frappé d’un nouveau traumatisme. Actuellement, il subit la destruction de toutes les structures. A part Moscou qui vit son capitalisme forcené, et certaines villes de province qui s’en sortent bien, c’est un pays sinistré. Du point de vue des personnes, c’est aujourd’hui le règne de l’individualisme, parce que chacun a dû se battre seul pour survivre…

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    Chemin de croix d’une révoltée Natacha Klimova est morte en exil en novembre 1918, à l’âge de 33 ans. On n’en fera pas pour autant une figure christique, et pourtant rien non plus chez elle de la terroriste fanatique ou perverse à la manière des «démons» de Dostoïevski. La figure qui se dégage du récit magnifiquement orchestré (malgré pas mal de lacunes documentaires signalées au passage) d’une vie romanesque à souhait, est celle d’une femme éprise de justice et d’harmonie, dont l’adhésion initiale à l’Organisation de combat des socialistes-révolutionnaires relève plus de la foucade de jeunesse que du plan réfléchi. On pense aux contestataires et autres activistes des années 60-70 en découvrant les camarades de Natacha, dont le flamboyant Michel Sokolov, dit l’Ours, qui semble avoir été le premier grand amour (mais peut-être chaste  ?) de Klimova l’idéaliste. Ce qui est sûr est qu’elle l’assista dans la préparation de l’attentat meurtrier de 1906 contre Piotr Stolypine, qui fit une trentaine de morts (dont les deux jeunes ouvriers kamikazes qui lancèrent les bombes sur les lieux, selon le plan de l’Organisation), sans abattre le ministre de l’Intérieur. Marquée à jamais par une enfance édénique dans une propriété de campagne dite La Métairie, et portée par le désir d’améliorer la condition de son peuple en véritable institutrice tolstoïenne, Natacha Klimova dit avoir découvert SA vérité à la veille de son exécution, comme ce fut le cas pour Fédor Dostoïevski, ainsi que le montre Léon Chestov dans Les révélations de la mort.  Or survivre lui sera d’autant plus pénible, mais on sent que cette première épreuve, en attendant celles de la prison, aura blindé la toute jeune fille. La prison justement, une évasion rocambolesque bénéficiant de la complicité d’une geôlière de mélodrame, un immense périple à travers le désert dont le peu de traces qu’il a laissé a nourri maintes suppositions (le personnage de Klimova a également passionné le grand écrivian Michel Ossorguine, auteur d’Une rue à Moscou), quelques années en Suisse – où elle vécut comme la plupart des Russes exilés, de Dostoïevski à Lénine ou Nabokov, c’est à savoir en vase clos, deux filles dont l’aînée retourna en Russie, telles sont les stations de ce chemin de croix retracé par Maud Mabillard, avec le contrepoint constant du récit des dernières années d’un Tolstoï désespérant, de son côté, de ne pouvoir endosser la misère de son peuple…

    Maud Mabillard. La Fleur rouge ; Natacha Klimova et les Maximalistes russes. Editions Noir sur Blanc, 294p.    

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 10 avril 2007. Maud Mabillard est présente au Salon du Livre de Genève, où les éditions Noir sur Blanc fêtent leurs 20 ans. 

  • Les anges de la dèche

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    Le Paradis des chiots de Sami Tchak, Prix Kourouma 2007.

     Avec son cinquième roman, Le paradis des chiots, consacré à Genève par le Prix Kourouma 2007, Sami Tchak donne une polyphonie à trois voix alternées qui marque une avancée importante dans son art de prosateur. D’emblée, par la voix du petit Ernesto, dont la mère vend ses charmes pour survivre, l’écrivain nous plonge dans l’univers à la fois cruel et débordant de vitalité d’une favela sud-américaine, qui a valeur de symbole universel. C’est en effet aux enfants des Damnés de la terre, pour rappeler le titre de l’essai polémique de Frantz Fanon, que l’on pense en lisant ce livre foisonnant dont l’écriture très rythmée, célinienne sur les bords, saisit par sa musicalité et sa puissance expressive.

    - Que représente Ahmadou Kourouma pour vous ?

    - Lorsque j’ai lu Le soleil des indépendances, j’ai été frappé par sa langue si expressive et si nourrie par notre culture africaine, qui « travaille » la langue française comme je voudrais la travailler. Par ailleurs, il y a un lien de filiation entre mes personnages et les enfants-soldats d’Allah n’est pas obligé, qui remonte aussi à l’enfant de La vie devant soi de Romain Gary, que je citais dans mon premier livre

    - Quelle a été la genèse du Paradis des chiots ?

    - A l’origine, c’est un travail avec l’artiste colombienne Constanza Aguirre, qui m’a poussé à me plonger, sur place, dans l’enfer d’El Paraìso, un quartier de la périphérie de Bogota dont j’ai rencontré longuement les bandes. J’ai pu fréquenter ces quartiers très dangereux grâce à mon statut personnel d’Africain au visage scarifié, qui leur apparaissait comme un semblable dont il était difficiel de tirer une rançon…

    - Pourquoi le roman plutôt que l’étude du sociologue ?

    - De la sociologie, mon travail n’emprunte que l’ « observation participante ». Sinon, ce que je voudrais exprimer, au-delà de tous les reportages qui ont été réalisés sur la terrible réalité des gosses de la rue, c’est l’extraordinaire soif de vie que montrent ces enfants, même s’ils ont peu de chance de survivre longtemps. Il y a aussi chez eux de l’amour, de la tendresse, des règles de fidélité qui se recomposent malgré la violence des relations. Or tout cette vie se traduit par le langage, que je m’efforce de restituer à ma façon, pour rappeler aussi que la dèche des enfants est partout pareille, et que la littérature peut l’exprimer par transfert d’émotion.

    - Que pensez-vous du nouveau concept de la « littérature-monde » ?

    - J’ai d’abord pensé que cela pouvait être intéressant, par rapport au centralisme parisien. Mais je me dis que la littérature véritable a toujours été « le monde », que ce soit le Dublin de Joyce ou Le Caire de Mahfouz. Je me demande en outre si ce manifeste ne cherche pas à pallier le fait qu’actuellement aucune grande voix ne se fait entendre en langue française, qui soit comparables à celles d’un Naipaul, d’un Coetzee, d’un Salman Rushdie ou d’un Philip Roth ?

    Propos recueillis par J.-L.K.

    Sami Tchak. Le paradis des chiots. Mercure de France, 222p. 

    Portrait de Sami Tchak: Florian Cella.

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 5 mai 2007.

  • Un lecteur à Lausanne

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    Vient de paraître aux éditions Bernard Campiche,
    Impressions d’un lecteur à Lausanne
    Si Lausanne ne fut jamais vraiment un haut-lieu de littérature, la capitale vaudoise n’en a pas moins été, du Moyen Age à nos jours, le cadre d’une activité constante de l’édition et de la vie littéraire, avec des échappées sur l’Europe entière.
    Qualifiée de « petite Athènes du nord » au temps de Voltaire, notre ville vit naître au début du XXe siècle, avec C.F. Ramuz et les Cahiers vaudois, une littérature romande à part entière marquée par la triple influence de la Réforme, du romantisme allemand et du goût français. Les grandes aventures de la Guilde du Livre et de Rencontre, avant l’essor impressionnant de l’édition romande dans les années 60, ont permis à plusieurs générations d’écrivains de s’exprimer et de trouver un public.
    Après une évocation de Lausanne à travers ce que les écrivains en ont écrit, un portrait caustique de l’âme romande, un bref aperçu de chaque époque et un hommage aux artisans et passeurs du livre, ces Impressions d’un lecteur à Lausanne invitent à la découverte plus détaillée des œuvres contemporaines foisonnant à l’enseigne de la « seconde jeunesse » annoncée.
    Infos et commandes : http://www.campiche.ch

    JLK signe ses livres au Salon du livre de Genève, les après-midi, jusqu'au 6 mai. Le Passe-Muraille nouveau y est également présent.

  • Un héros sans arme

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    Carnets de guerre de Vassili Grossman
    L’image contemporaine du Héros à l’occidentale est essentiellement celle d’un prédateur bodybuildé, sans états d’âme et surarmé, incarnant le summum de la Technique à tous égards. Or c’est exactement l’opposé de ce Superman que représentait le Juif bedonnant et binoclard Vassili Grossman lorsque, en 1941, il fit des pieds et des mains pour entrer dans l’Armée rouge. Originaire de Bertitchev en Ukraine, où sa mère allait être massacrée lors d’une des Aktionen des SS que décrit Jonathan Littell au début des Bienveillantes, Grossman, chimiste de formation, avait un début de notoriété comme écrivain, après la publication de deux premiers romans de type « réaliste-socialiste» mais où transparaissaient déjà ses grands dons littéraires et son humanité, qui lui valurent notamment l’admiration de Mikhaïl Boulgakov. Cette renommée lui valut, après avoir été déclaré absolument inapte au service, d’être intégré à l’armée au grade de maréchal des logis, en tant que correspondant de guerre du journal Krasnaïa Zvezda (L’étoile rouge), dont il devint rapidement l’un des rédacteurs les plus populaires. Lorsqu’y parut, en feuilleton, son roman de guerre intitulé Le peuple est immortel, au début de l’année 1942, l’ouvrage fut déclaré le plus véridique par les « frontoviki », soldats du front qu’il savait écouter comme personne d’autre.
    Dans son introduction aux Carnets de guerre de Grossman, dont il a choisi les textes en compagnie de Luba Vinogradova, l’historien Antony Beevor dresse un premier portrait du Grossman de trente-cinq ans et détaille plus précisément sa méthode de travail, consistant essentiellement à faire parler les gens et à les écouter, du plus haut gradé au dernier des troufions, en passant par les prisonniers et les civils des campagnes dévastées et des villes en ruines. Après avoir passé à travers les purges staliniennes d’avant la guerre, Vassili Grossman fut le témoin le plus longtemps en poste de la bataille de Stalingrad, dont il imaginait naïvement qu’elle marquerait le grand tournant  préludant à une renaissance de l’Union soviétique débarrassée du despotisme. Profondément humilié par la terreur stalinienne, qui fut fatale à divers de ses proches et à laquelle, Juif non affilié au Parti, il échappa, Grossman manifestait une honnêteté dérangeante, qui filtre à chaque page de ses carnets. « Si la police secrète du NKVD avait lu ces carnets, écrit Beevor, il aurait disparu au goulag ». Mais le fluet preneur de notes, sans arme jamais que son stylo, traversa la guerre en ne cessant d’y observer les hommes, apprit en 1944 dans quelles circonstances affreuses sa mère avait été exécutée en parvenant avec l’armée à Berditchev, fut l’un des premiers correspondants à entrer dans les camps libérés de Maïdanek et de Treblinka, enfin assista à la chute de Berlin marquée par des viols massifs d’Allemandes qui l’indignèrent
    La matière de ces Carnets fut essentielle, on s’en doute, à la préparation du chef-d’œuvre de Vassili Grossman, Vie et destin. Leur lecture est à la fois prenante, sans discontinuer, tant l’écrivain est précis et prodigue de détails significatifs ou révélateurs, jusque dans la dinguerie surréaliste de la guerre, bouleversante aussi par son constant souci de justice et de justesse, autant que par sa chaleur dénuée de toute emphase sentimentale. On s’en doute : Vassili Grossman est aussi loin de Max Aue, le narrateur des Bienveillantes, qu’il se puisse imaginer, et pourtant l’éclairage qu’il donne, avec de multiples recoupements chronologiques, sur les mêmes péripéties - du martyre des Juifs ukrainiens à Stalingrad, et jusqu’aux camps de la mort et à l’effondrement du Reich – apporte un complément historique et humain inappréciable à la connaissance de ces événements du point de vue russe, autant que ses carnets documentent la genèse de Vie et destin.
    medium_Grossman2.JPGVassili Grossman. Carnets de guerre. De Moscou à Berlin (1941-1945). Textes choisis et présentés par Antony Beevor et Luba Vinogradova. Calmann-Lévy, 390p.