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Jardin du Souvenir

  • Hugo Claus le maître flamand


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    Le plus grand auteur belge d’expression néerlandophone est mort à Anvers à l’âge de 78 ans.
    C’est un des plus grands écrivains européens, à la fois romancier et dramaturge, nouvelliste et poète, doublé d’un créateur polymorphe (peintre et cinéaste) qui vient de disparaître en la personne de Hugo Claus. Il y a quelques années avait paru, dans un de ses derniers recueils, une nouvelle saisissante intitulée Une somnambulation, évoquant le « cancer verbal » vécu par le protagoniste atteint de la maladie d’Alzheimer, dont Claus souffrait lui-même et avait finalement demandé d’être délivré par euthanasie, conformément à la loi belge. En automne dernier, il n’en avait pas moins signé, avec 400 autres personnalités flamandes, une pétition s’opposant à la partition de la Belgique. Considéré comme le plus grand romancier, poète et dramaturge belge néerlandophone, Hugo Claus avait atteint une notoriété internationale avec Le Chagrin des Belges, éducation sentimentale et fresque historique à la fois ravageuse et lyrique d’une sombre période (1939-1947), traduite en français en 1985 et adaptée au cinéma par Claude Goretta. Le romancier y stigmatisait un tabou de l’histoire de la Belgique lié à la collaboration flamande et « rexiste », notamment. Eternel rebelle, distribuant volontiers ses propres tracts-poèmes dans la rue, Claus s’inscrivait dans la longue tradition frondeuse qui va de Till l’espiègle (Till Ulenspiegel en flamand) aux grotesques d’Ensor ou au cinéma belge actuel, lui-même ayant signé deux longs métrages (dont Sacrement) et de nombreux scénarios, alors que son théâtre compte plus de quarante pièces, publiées à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme, avec l’ensemble de sa poésie. De celle-ci, le grand critique Gaëtan Picon avait écrit qu’elle « brûle d’un feu trop vif pour prêter son incandescence au métal d’une autre langue ».
    Né à Coutrai, près de Bruges, en 1929, dans la filiation d’une grande tribu flamande, Hugo Claus était de ces créateurs hors norme plus faits au feu de la vie qu’au lustre des académies, qui avait participé aux aventures avant-gardistes, surtout en matière picturale, dans la mouvance du groupe Cobra, ainsi qu’en témoigne l’ouvrage intitulé Hugo Claus imagier. Non sans coquetterie, Claus nous disait un jour qu’il était un grand peintre méconnu écrivant à ses heures…
    A notre goût, l’expressionnisme de ses romans et de ses nouvelles sonde cependant plus profond que son univers plastique, dans le tréfonds des détresses et des délires non alignés, avec de mémorables merveilles relevant de la littérature universelle. Dès A propos de Dédé (1969), le ton acide et suavement tchékhovien était donné, relancé par Une douce destruction (1988), plus radical que le présumé chef-d’œuvre du Chagrin des Belges. Or la pleine mesure du génie de Claus serait ensuite marquée par L’Espadon (1989), L’empereur noir (1993), exaltant le regard terrible de l’enfant sur notre drôle de monde, et plus encore La Rumeur (1997), peut-être le sommet de l’œuvre narrative, qui fait revivre une communauté déglinguée style Deschiens en Flandre profonde, ou enfin Le dernier lit (1997), autant de livres constituent les moments mémorables de cette oeuvre, du côté de William Faulkner ou de Flannery O’Connor. Charnel et mystique, fraternel et révolté, sensuel et glacial, Hugo Claus, délivré de la maladie, survit dans ses livres.

    Cet hommage a paru dans l'édition de 24  Heures du 20 mars 2008.

  • Jouisseur polymorphe

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    TICKET DE SORTIE: Ecrivain, cinéaste, avant-gardiste agitateur élu (mais jamais reçu) à l’Académie française, Alain Robbe-Grillet n’est plus.
    Le « pape du Nouveau Roman » est mort : Inferno subito ! Ainsi pourrait-on saluer, de deux clichés en une formule, la disparition d’Alain Robbe-Grillet, mort à Caen à l’âge de 85 ans. Ecrivain novateur dont les débuts firent scandale dès la parution des Gommes (1953) et du Voyeur (Prix des critiques 1955 qui fit démissionner plusieurs jurés), cinéaste non moins controversé, et peintre sur le tard, Alain Robbe-Grillet laisse une œuvre abondante et multiple qui défie tout classement. De fait, l’image du chef d’école ne fut jamais qu’un emblème assez factice pour manuels de littérature, même si l’auteur de Pour un nouveau roman (paru en 1963) avait bel et bien théorisé la rupture esthétique réunissant, au début des années 50, un groupe d’auteurs à vrai dire peu homogène (tels Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Michel Butor et Claude Simon, autour de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit dont Robbe-Grillet était le conseiller littéraire), qui n’avaient en commun que la remise en question du roman traditionnel et sa représentation de la réalité, profondément ébranlée par le chaos de la guerre. Par ailleurs, si Robbe-Grillet fut également taxé d’érotomanie, plus encore avec son cinéma que dans ses romans, dès L’immortelle (1963) et jusqu’à La belle captive (1981), en passant par Glissements progressifs du plaisir (1974), le réduire à un manipulateur de fantasmes serait aussi réducteur que de limiter le romancier à un « ingénieur » à la vision purement objective, rompant avec toute psychologie et tout humanisme.
    Désillusionniste « à vide »
    Maniant les formes littéraires (après les romans du début) et les images (en va et vient constant entre littérature et cinéma), Robbe-Grillet, ancien ingénieur agronome à jamais passionné de botanique, entre autres curiosités multiples, a beaucoup joué, non loin d’un Godard, sur les stéréotypes et les mythologies, dans la perspective d’une vision panoptique du réel, moins impersonnelle et froide qu’on l’a souvent dit. Le meilleur exemple en est Le miroir qui revient (1985), dont la composante autobiographique est ancrée, comme celle d’un Sartre, dans la révélation privilégiée des mots.
    D’entre les écrivains français contemporains, Vladimir Nabokov vouait à Robbe-Grillet une admiration particulière, qui dépassait probablement l’admiration particulière que Robbe-Grillet vouait à l’auteur de Lolita : c’est que, chez Robbe-Grillet, le parti de l’artifice extrême était censé cristalliser une vision purement « artiste », et d’autant plus vraie, chère à Nabokov. Or l’artifice, chez Robbe-Grillet, se sera souvent réduit à des variations sur des thèmes ressassés, éculés, sinon vides, dont la dernière preuve fut la « provocation » de son dernier roman, Un roman sentimental (Fayard, 2007), paru sous emballage plastique « préservatif » et jouant jusqu’à plus soif de fantasmes ou de toutes petites filles barbotaient dans la sauce «robbe-grillée». Fin de partie assez pathétique qu’il fallait rappeler, avec un grain de sel, puisque ainsi « va toute chair »…

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 19 février 2008

  • Beauvoir l’éclaireuse

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    ANNIVERSAIRE Simone de Beauvoir aurait eu cent ans aujourd’hui.
    Le nom de Simone de Beauvoir, plus de vingt ans après sa mort (en 1986) reste l’un des plus connus, voire des plus adulés de la scène intellectuelle et littéraire française du XXe siècle. Plus qu’aucune femme écrivain de l’époque, le Castor (ainsi surnommée par un condisciple jouant sur le nom anglais de Beaver) fit figure, aux côtés de Jean-Paul Sartre, de véritable « icône », selon l’expression au goût du jour. De la bohème de Saint Germain-des-Prés aux manifestations de mai 68, en passant par la guerre d’Algérie et les luttes pour la dépénalisation de l’avortement, l’ancienne prof de philo fut concrètement engagée, par ses écrits et dans la rue, avec une intensité jamais démentie. Ainsi que l’explique Danièle Sallenave au début de la monumentale déconstruction critique qu’elle vient de publier sous le titre de Castor de guerre, « l’œuvre entière de Simone de Beauvoir, romans compris, porte ce sceau guerrier, jusque dans son style, la coupe de ses phrases, leur rythme, jusque dans la présence d’une voix qui ne laisse jamais le lecteur en repos ».
    L’activisme politique de Simone de Beauvoir, ses voyages autour du monde, la caution qu’elle donne (avec Sartre) par sa présence et ses écrits aux causes révolutionnaires qu’elle estime justes et bonnes, face aux puissances de l’oppression et de l’injustice, de Cuba à la Chine de Mao, lui ont attiré les critiques les plus virulentes, parfois justifiées. Dans La lune et le caudillo, ainsi, Jeannine Verdès-Leroux a stigmatisé la complaisance aveugle du couple français, littéralement ébloui par Castro. De la même façon, l’obsession anti-bourgeoise de ces grands esprits fascinés par le « réel » et le peuple, leur haine anti-capitaliste et leur vindicte anti-américaine les auront-elles poussés à prendre des positions proches de celles des « idiots utiles » cher à Lénine. Du moins seront-ils restés conséquents (Sartre refusera le Nobel après avoir manifesté sa solidarité au terroriste Andreas Baader) et l’évolution de Simone de Beauvoir en imposera par l’approfondissement de son regard sur le « phénomène humain » qu’elle scrute à l’observation nette et honnête de sa propre vie.
    Or il ne faut pas oublier l’œuvre. L’estime et la reconnaissance qu’elle suscite toujours découlent surtout du Deuxième sexe, ouvrage fondateur du féminisme publié en 1949, qui s’arracha à plus de vingt mille exemplaires dès la première semaine, fut traduit en plus de trente langues et valut à l’auteur la mise à l’index du Vatican. Pour rappeler le « ton » de l’époque, on peut relever que François Mauriac écrivit à l’un des collaborateurs des Temps modernes : « J’ai tout appris sur le vagin de votre patronne »... De la droite conservatrice à la gauche stalinienne, le livre déchaîna les passions. Cet ancrage dans l’atmosphère politiquement très polarisée des années doit être rappelé pour mieux évaluer la détermination frondeuse de la brillante agrégée en rupture de conformité, qui s’affirme dès L’Invitée, premier roman à la touche très personnelle paru en 1943. Avec Les mandarins (prix Goncourt 1956), autre roman qui pose la question de l’engagement et de ses pièges, et Les mémoire d’une fille rangée (1958) rapidement hissé au rang de best-seller, Simone de Beauvoir donne ses meilleurs livres avant la trilogie de ses mémoires dont Une mort trop douce, évoquant la fin de sa mère avec une remarquable noblesse.
    C’est à la genèse et au développement de ces mémoires que Danièle Sallenave s’attache dans Castor de guerre en « dialoguant » sans discontinuer avec son impérieuse aînée, quitte à poursuivre la « dispute » pied à pied. Il en ressort, comme à la lecture de La cérémonie des adieux ou de la correspondance extrêmement vivante, parfois aussi captivante et drôle (le cynisme en plus) que celle de George Sand, du Castor avec Nelson Algren ou Claude Lanzmann (deux passions durables de l’amoureuse), un portrait nuancé qui rompt avec la figure caricaturale de la cheftaine à souliers plats ou de la patronnesse à chignon serré : une intellectuelle en guerre à la lucidité tranchante, mais également une femme orgueilleuse non moins qu’attachante - un écrivain qui gagne à être parcouru dans ses marges où la liberté se nuance d’humour et de spontanéité sans rides…
    Danièle Sallenave. Castor de Guerre, Gallimard,601p.
    Jacques Deguy et Sylvie Le Bon de Beauvoir. Simone de Beauvoir. Ecrire la liberté. Découvertes Gallimard, 126p.
    Simone de Beauvoir, une femme entière. France 5, le 10 janvier, à 20h. 40, et sur Arte à 22h.35

     

    La donneuse de leçons s’efface devant l’écrivain 

    ba4b669d4087e280b796b2a69e5ff6d3.jpgQu’aurait pensé Simone de Beauvoir, en sa centième année, de la très large diffusion, advenue ces jours, d’une image intime la représentant toute nue, croquée de dos par un compère photographe de son amant américain Nelson Algren ? Se serait-elle réjouie de ce dernier pied de nez au conformisme de la bourgeoisie catholique dont elle était issue ? Y aurait-elle vu l’expression de sa liberté de mœurs  ou se serait-elle indignée de ce que soit ainsi exploitée l’image de son corps ? Poser la question revient à s’interroger sur le culte  voué à l’ « icône » du couple qu’elle formait avec Jean-Paul Sartre : deux grands intellectuels briseurs de tabous réduits eux-mêmes à un cliché pour touristes ou étudiants japonais. Or que magnifie ce cliché ? La bohème de Saint Germain-des-Prés ? L’emblème de deux esprits libres aux positions éthiques et politiques exemplaires ? Ou les deux derniers maîtres à penser d’une époque désormais sans « figures » ? Symboles bien discutables à vrai dire, tant le meilleur et le pire cohabitent dans l’« enseignement » de Sartre et du Castor.

    Professeurs de liberté ? Mais quel usage en firent-ils en fermant les yeux sur les sinistres prisons de la dictature cubaine ou en célébrant la sanglante révolution culturelle maoïste ? « L’avenir m’a donné raison », ose écrire Simone de Beauvoir dans La Force des choses.  Hélas pour elle, les victimes de « l’avenir » ont témoigné depuis lors, entre autres historiens non partisans. Pourtant l’admiratrice de BB (dont elle défendit la figure de femme libre…) n’est pas à jeter avec l’eau des bains de sang : reste l’œuvre. Un auteur qui écrivait « avec un fer à repasser », comme le prétendait Nathalie Sarraute ? Pas seulement : une femme heureusement contradictoire, une amoureuse à tempêtes, une fille à sa maman capable d’émotion devant Une mort trop douce, une vieille camarade touchante à la Cérémonie des adieux, une épistolière à la George Sand, une bête littéraire que nous osons préférer à la donneuse de leçons…

          Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 9 janvier 2008.

     

  • Gracq le dernier des grands

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    Avec la mort, à 97 ans, de ce maître du verbe, s’achève une période faste de la littérature française du XXe siècle.
    Julien Gracq n’est plus. Jamais il n’avait cessé de se tenir à distance de la scène littéraire, et pourtant il restait présent, en son grand âge, comme une figure tutélaire: l’incarnation même de la Littérature. La qualité de son style, la respiration de son écriture, autant que son ton unique et son absolue probité en faisaient une figure unanimement respectée. Le prof d’histoire et de géographie Louis Poirier n’en jetait pas, pour parler trivialement, mais Julien Gracq aura défendu le graal de la littérature en preux chevalier. Son œuvre, relativement peu abondante mais d’une qualité sans faille, se caractérisait elle aussi par son apparent détachement de l’actualité alors qu’elle s’ancrait au cœur du temps et de la présence. Proche du surréalisme mais à l’écart, elle marquait la confluence de la lignée qui va du Cycle de la Table Ronde (dont témoigne sa pièce de 1948, Le Roi pêcheur) au romantisme, et la réaffirmation de l’imaginaire irrationnel, à l’opposé du naturalisme ou de l’éthique sartrienne. Gracq n’en était pas moins solidement attaché aux valeurs d’humanité et de civilisation, en poète et en styliste ciselant sa phase avec la rigueur et l’exigence musicale d’un Flaubert. Avec lui prend fin une grande époque de la littérature française du XXe siècle qui va de Proust et Céline à Bernanos et Aragon, entre cent autres auteurs de premier plan, où les idées les plus opposées n’empêchaient pas le respect du même idéal, partagé par un public également exigeant,
    Dès la parution d’Au château d’Argol, pastiche de roman noir paru la même année (1937) que La nausée, bientôt suivi par le roman Un beau ténébreux (1945) et les poèmes en prose de Liberté grande (1947), Julien Gracq s’imposa au premier rang des auteurs de l’après-guerre, à la fois par la singularité fascinante de ses romans-contes et par la protestation implicite qu’ils marquaient contre le rationalisme et l’asservissement de la littérature aux « messages » ou aux « programmes ». Avant même de refuser le Prix Goncourt, en 1951, pour le plus fameux de ses romans (Le rivage des Syrtes), l’écrivain se fit pamphlétaire cinglant dans La littérature à l’estomac (1950) où il fustigeait à la fois les usages encanaillés du monde des lettres – culte croissant du personnage et prix littéraires « magouillés » - et le primat grandissant des théories (dont celle du Nouveau Roman) et autres systèmes réducteurs à venir (du structuralisme à la déconstruction) qui soumettraient bientôt la littérature à la pseudo-science des pions et des cuistres.
    Un lecteur du monde
    Deux romans à la fois « historiques » et «décalés» marquent le sommet le plus visible de l’œuvre de Julien Gracq: Le rivage des Syrtes (1951), qui raconte (un peu comme Le désert des Tartares de Buzzati) l’attente et le songe de l’événement que marquera la reprise de la guerre dans l’espace imaginaire de la mer des Syrtes ; et, plus envoûtant encore, Un balcon en forêt (1958), où le même thème est repris avec variation de focale dans le décor d’un blockaus des Ardennes, durant la « drôle de guerre ».
    En dépit de la puissance d’évocation du romancier et de son art de moduler sa mythologie par le truchement de ses personnages, Julien Gracq nous semble pourtant plus, dans l’ensemble de son œuvre, un poète-prosateur, un « lecteur du monde » et un pur écrivain plus qu’un romancier au sens commun. Au fil de rêveries personnelles enracinées dans des lieux inspirateurs, dont les abords du Saint-Florent de son enfance dans Les eaux étroites (1976), ou la ville de Nantes dans La forme d’une ville (1985), Gracq est l’arpenteur-rêveur d’un long voyage éveillé qui passe autant par les livres (comme l’illustrent les deux volumes de Lettrines ou ses réflexions pénétrantes d’En lisant en écrivant) que par l’histoire ou l’actualité. Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à Julien Gracq, après son dernier souffle, est alors de reprendre sa lecture, pour apprécier combien sa phrase respire encore…

    Portrait de Julien Gracq,  en 1981: Sophie Bassouls