En lisant Rosebud de Pierre Assouline (1)
Il est certains livres dans lesquels on se trouve tout de suite bien, et c’est ce que je me suis dit après avoir lu le premier chapitre de Rosebud de Pierre Assouline, dont le sous-titre, Eclats de biographies, annonce la forme fragmentaire et la réfraction des travaux du biographe. Tout de suite j’y ai trouvé cette espèce d’aura intime qui signale à mes yeux le cercle magique dont parlait Henry James à propos de la fiction, et qu’on retrouve, hors du temps et des lieux, dans l’extrême présent ou l’extrême présence d’un livre, d’une pièce de musique, d’un tableau ou d’un film, et souvent par la grâce d’un détail cristallisant dans la mémoire à la façon de l’image dans le tapis. Or justement c’est sur un tel détail que s’ouvre Rosebud : sur la boule de cristal contenant un paysage de neige qui fait rêver Citizen Kane, le vieil homme surpuissant qui se rappelle la luge de son enfance. D’Orson Welles au petit pan de mur jaune de Vermeer évoqué dans la Recherche du temps perdu ou au lustre de Baudelaire, en passant par divers autres détails qu’il dit les « refuges des merveilles de la vie », jusqu’au bar de la rue Delambre dont il aime à retrouver l’ambiance jazzy, à l’enseigne précisément du Rosebud, Pierre Assouline entreprend une sorte de rêverie «d’après objet », comme le « d’après nature » du peintre, qui prolonge ou reprend ses interrogations de biographe, en quête des « ombres de vérité » et du « détail juste » propre à chaque auteur.
J’avais commencé de lire Rosebud le soir même d’une journée mélancolique durant la matinée de laquelle j’avais déballé, de ses cartons, la bibliothèque de la mère défunte de ma bonne amie, dont les livres étalés racontaient l’histoire, à commencer par ce gros volume tout cassé, plein de coupures de presse que notre chère K. avait scrupuleusement découpées et insérées dans la biographie de Simenon par Assouline, précisément, dont je trouvai, le même jour dans mon courrier, le Rosebud aimablement dédicacé.
Immédiatement touché par le ton et les images de Rosebud, et très intéressé aussi par les figures évoquées au fil du livre (Kipling, Celan, Bonnard, notamment) j’ai proposé à Pierre Assouline de nous rencontrer pour en parler, et quelques jours plus tard un rendez-vous était fixé, que je fus contraint d’annuler pour cause imprévue; sur quoi j’égarai Rosebud. Pendant une semaine: plus moyen de le retrouver et donc plus moyen de l’annoter comme je le fais de toutes mes lectures. Or je savais qu’il n’était pas sorti de nos murs, mais plus moyen de mettre la main dessus. Ainsi l’ai-je racheté, pour en reprendre la lecture en commençant par le dernier chapitre, consacré à Bonnard.
Pierre Assouline dit avoir de la peine à conclure Rosebud, comme Bonnard peinait à ne pas ajouter une touche de lumière à ses tableaux, jamais vraiment achevés. « Une fin ouverte caractérise la roman moderne », note Assouline au début du chapitre, me rappelant aussitôt les réflexions de Jean-Yves Tadié sur Le roman au XXe siècle, que je suis toujours en train de lire, en même temps que je lis tout le temps Proust. Et que signifie cette « ouverture », de L'Homme sans qualités de Musil à la Lectrice à la table jaune de Matisse ? Aveu d’impuissance ouvert à l’exaltation esthétique du non-fini chère aux minimalistes à bout de souffle, ou réplique à la « tyrannie du fini » ? Le silence de Bonnard me semble une bonne réponse à cette question, à moduler d’objet en objet, « d’après nature » comme aurait dit Cézanne laissant le blanc affleurer comme un autre ciel…
Je sais que je retrouverai mon premier exemplaire de Rosebud, probablement égaré dans les strates de la bibliothèque de notre vieille dame aimée. En revanche jamais je ne retrouverai le Rosebud de Vladimir Nabokov, ce petit Argus bleu dans sa pochette de papier transparent que le grand écrivain, en reconnaissance de ses soins, offrit à mon ami médecin R., qui me le donna à son tour pour me remercier de tous les livres que je lui avait fait découvrir. Le petit papillon s'est perdu au fil de mes déménagements; il a dû s'envoler alors que je déballai ma bibliothèque, une fois ou l'autre, mais son souvenir me restera tant que je vivrai et que vivra en moi le souvenir de mon ami de jeunesse tombé dans la face Nord du Mont Dolent, il y a tant d'années déjà...
Pierre Assouline. Rosebud. Gallimard, 219p.
Jean-Yves Tadié. Le roman au XXe siècle. Belfond, repris dans Pocket Agora.
Vient de paraître: Jean-Yves Tadié, De Proust à Dumas. Gallimard, 394p.