En lisant Rosebud de Pierre Assouline (3)
« Il pourrait devenir aveugle, une vision veille en lui », écrit Pierre Assouline à propos de Cartier-Bresson qu’il accompagne ici en ami et en initié des choses de l’art et de la littérature, c'est à savoir de la vie filtrée, d’une acuité et d’une justesse rares dans la constante mise en relation du détail et de l’ensemble, du moment partagé et de la longue durée revécue ou pressentie.
Il est question dans ce chapitre d’un photographe qui dessine « ce qu’il voit » dans un musée de Budapest, assis sur une canne-siège qui définit assez exactement sa position de passant à stations telle que la capte son ami le biographe, lequel rappelle dans la foulée qu’on dirait que Cartier-Bresson réinvestit le mot de Goethe selon lequel « ce que l’on n’a pas dessiné on ne l’a tout simplement pas vu ». Et tandis que le vieil homme regarde un petit tableau de Goya (« Toute la douleur du monde se déploie là sous nos yeux à travers le regard du sourd. Au premier plan des femmes se font massacrer à bout portant. »), Assouline « dessine » le photographe ou plutôt le photographie, sûr que l’une de ses images a capté « le souffle d’une âme », et racontant cela dans ce chapitre en restituant par les mots cette image que nous ne verrons pas plus que les photographies prises par Cartier-Bresson les jours où son appareil ne contenait pas de film, « cosa mentale »… Or voici l’homme que voit l’homme : « Il ne remarque rien tant il est bouleversé. Ses beaux yeux bleus embués sont à cinquante centimètres à peine de la toile. Il la fixe et répète : « Il a tout compris, Goya, tout vu, tout dit »… Et plus loin cela encore : « De son regard panoramique à 180 degrés, Henri voit tout. Il sent tout, devine tout mais ne dit rien. C’est à peine si un murmure s’échappe encore de ses lèvres : « Regarde bien, il n’y a que Goya qui ait vraiment compris la vie, la mort… »
Et Pierre Assouline d’ajouter : « Seul un artiste peut nous faire toucher de l’œil cette région obscure de l’âme où l’animal est tapi dans l’homme. Là où les philosophes échouent à expliquer la barbarie en lui, il ressuscite son fonds bestial. L’art n’est pas l’ornement, peu l’ont dit aussi fort que Goya dès ses cartons de tapisserie. Henri est bouleversé de le sentir si souvent au bord du gouffre où le précipite l’angoisse absolue. Seule la compassion du peintre pour les spectres d’humanité que son pinceau jette sur la toile peut conjurer son pessimisme »…
Et c’est vrai qu’il y a, dans l’art le plus désespéré de Goya, comme une prière d’espoir et comme une preuve d’humanité vibrante et sourdement jubilante qu’on retrouve dans les thrènes picturaux de Zoran Music ou les poèmes de Paul Celan que, justement, Pierre Assouline évoque dans le chapitre suivant de Rosebud…
Ci-dessus: dessin de Cartier-Bresson
Goya, détail du Tres de mayo et gravure des Désastres de la guerre