A la veille de son 90e anniversaire, le 21 décembre 2006, Maurice Chappaz est revenu à Saint-Maurice où il a fait ses classes
«Vive Chappaz!» pouvait-on lire, il y a quelques années, en grandes lettres blanches peintes sur la falaise dominant le Collège de Saint-Maurice. Tel fut le signe de soutien manifesté par les collégiens à l’écrivain vilipendé, dans son pays, par les bien-pensants qu’offusqua son pamphlet écolo-politique Les maquereaux des cimes blanches. Si cette trace de complicité est aujourd’hui presque effacée, la relation de l’écrivain avec «son» collège ne s’est jamais distendue pour autant, relancée à l’occasion d’une magnifique rencontre.
Dans un premier temps, le professeur et critique français Christophe Carraud, auteur de la première monographie consacrée en France à Maurice Chappaz (parue chez Seghers, en 2005), a présenté l’œuvre en soulignant sa «puissance de vie» et, aussi sa «qualité de pensée» en consonance avec les grands problèmes d’un siècle marqué par les camps de la mort et Hiroshima, où l’humanité est devenue «tuable». De fait, si Chappaz n’a jamais été le porte-voix de grandes idées, ni un écrivain engagé au sens marxisant, sa démarche de poète autant que son œuvre n’ont cessé d’affirmer une position critique fondamentale, à la fois contre le développement inconsidéré de la technique et contre toute forme de déshumanisation. «Continuateur médiéval» de la grande tradition augustinienne, a relevé Christophe Carraud, Maurice Chappaz est un guide pour la jeunesse actuelle, qui adresse «un oui pur et simple au bonheur et au malheur d’être né»…
La meilleure preuve du bel exemple qu’incarne le poète nonagénaire a été, dans la foulée, sa rencontre avec les collégiens de Saint-Maurice, préparés par la lecture du Garçon qui croyait au paradis.
En préambule, Maurice Chappaz a rappelé aux jeunes gens que ses maîtres, quand il entra au collège de Saint-Maurice, en 1927, lui firent valoir que ses études ne seraient en rien utilitaires, ne servant qu’à répondre à telle interrogation essentielle: qui suis-je? A la question, posée ensuite par un collégien, de savoir s’il se considérait comme un intellectuel, Chappaz répond: «C’est l’animal qui écrit! Pas le psychologue ni le professeur… mais l’animal humain se distingue par l’intelligence, c’est vrai!». Puis à la grande question du bonheur, tel qu’il l’aura vécu lui-même: merveilleuse réponse du vieil homme, évoquant la carrière d’un Malraux, soumis aux effrayantes tragédies personnelles qui l’endeuillèrent et faisant face à sa façon. «Je serai très prudent en la matière, très prudent…», conclut le poète à ce propos, immédiatement compris par les jeunes gens.
Or, à l’un d’eux l’interrogeant plus prosaïquement sur l’utilité de la dissertation, Chappaz répond sans hésiter: «C’est la base de tout». Et de rappeler la leçon d’un de ses maîtres, qui flanqua un zéro à toute la classe après un premier exercice de composition, sous le seul prétexte qu’aucun des collégiens n’avait exprimé son sentiment spontané…
Une heure de partage vibrant et ces mots en guise de leçon non académique: «Plus vos études seront inutiles, plus elles vous serviront. Aimer est inutile, comme le bonheur, la beauté, la musique, la poésie, notre présence à l’instant – tout cela est inutile, mais c’est cela même qui compte le plus dans notre vie, autant que ce verre d’eau»…
Carnets de JLK - Page 188
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Le vieux sage et les collégiens
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Judas notre frère d’en bas
En lisant L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz
Le sentiment de se trouver devant un livre essentiel est très rare aujourd’hui, et plus rare encore ce que nous vivons à la lecture de L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, qu’on pourrait dire la conjonction de l’expérience spirituelle de toute une vie et la plus haute expression d’une aventure poétique.
D’une merveilleuse liberté d’invention, ce récit en dix chapitres tient à la fois du grand rêve éveillé et de la méditation dansante, reliant à tout moment le «passé» évangélique à notre «présent», avec des sauts et des zigzags incessamment inattendus, bondissant et retombant toujours pile. C’est que la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz est d’une solidité de corde de varappe (pensée de catholique observant mais non conventionnel), qui s’inscrit dans une longue tradition de poètes-prophètes visionnaires aussi peu respectueux des pouvoirs constitués que de ce qui atrophie la fine personne.
Un trait de caractère fondamental de Judas est indiqué par la formule «tout le monde m’aime», qui a aujourd’hui d’étonnantes résonances. Or voici son écho dans le temps: «Plus tard, ce slogan sera repris par les commerces, les firmes, les chefs: inscrit sur les boîtes de conserves. «Tout le monde m’aime», dit le saumon fumé ou même les armes à feu». Telle est la façon, apparemment terre à terre, et très spiritualisée cependant, qui caractérise la démarche du poète. De surcroît, la pensée de Chappaz est musique et images, mouvement et raccourcis saisissants, rapprochements lumineux.
Quant au style, il faut aller chercher du côté de Claudel, en moins génialement tonitruant, ou chez Aragon, en moins alambiqué et en plus sauvagement alpestre.
Dès le Testament du Haut-Rhône, Chappaz s’apparentait plus ou moins à la fantaisie inspirée d’un Cingria et au lyrisme spirituel d’un Gustave Roud. Ici, le poète est bonnement incomparable! Nous pourrions citer cent phrases dont celle-ci: «A voix basse, avec minutie et quel tranchant! tous les mots qui peuvent s’ouvrir, fleurir, agir, être vivants en nous, les hommes d’aujourd’hui ou à naître, ont brisé leurs coques, se sont envolés, ont bousculé nos frontière visibles, nos murs raisonnables, rapproché, collé, nos sens à l’illimité qui y est inscrit». Et ceci qui sonne lugubrement à l’époque des nouveaux délires scientistes: «L’extraordinaire et la misère seront notre lot. Nos oeuvres nous dépasseront. De sorte qu’un monstre anonyme, aussi nul que multiple et impérial, indistinguable, pourra nous dominer. Un autre César. Insaisissable. Et le mal sera si mêlé au bien, au bien immédiat qu’il faudra le subir. Il y aura une fatalité du bien.»
Judas est ici d’une source, la terrienne et la sensuelle, tandis que Jésus est d’une autre nature, si l’on ose dire. Judas est un rescapé du massacre des innocents, il est né du sang et se rappellera qu’il a failli mourir à cause de l’Autre, lequel est «né de l’esprit». Maurice Chappaz invente une première rencontre entre les deux frères qui nous rend Judas, «fils de perdition» par vocation, à vrai dire plus émouvant et plus proche que Jésus.
Or voici la scène. «Jésus aperçut l’homme même qu’il devait, ma plume me dit «sauver», au lieu de «perdre». Et une multitude hésitante cachée en cet homme, des nations entières. Il était la clef de cette multitude, clef avec laquell il ouvrirait le monde. Ils allumèrent une clope de l’un à l’autre».
La première impression que nous fait cet ouvrage, presque physiquement, est de nous arracher au temps, au point qu’on se demande s’il a été écrit il y a deux mille ans ou ce matin même. On se dirait parfois chez un auteur antique, disons Apulée, puis on est au Moyen Age, on est au bord de la «selva oscura» de Dante, et dans l’arrière-plan du tableau, comme chez les Renaissants ou les Flamands, où l’on voit des processions, des scènes de village, des gens qui construisent un bisse ou une autoroute, ou bien c’est l’hiver et il y a un massacre d’innocents qui nous renvoie, par Breughel, à la Judée du roi Hérode imagée dans nos livres de catéchisme de façon à marquer nos petites mémoires, ou bien encore on serait dans une sorte de Russie mystique aux gueules rappelant le Valais de bois (Judas sert du thé de son samovar à Jésus) où roule le Rhône du ciel à la mer. Tout cela évoque parfois un Chagall chrétien nourri de merveilleux. Mais on ne tarde à retomber sur terre. Parce que c’est sur cet astre que cela se passe, à la fois pour le sensuel et le spirituel.
On l’aura compris, mais cela ne se réduit pas à cela seulement: Judas est l’homme en nous de la terre et des tendresses mortelles, tandis que le Christ brûle tout par amour. En exergue, Chappaz cite Dostoïevski qui disait que, si la vérité devait être prouvée contre le Christ, il préférerait la vérité. Or, on sent que le poète, à la vérité prouvée, préfère l’amour vécu qu’incarne le Christ, tandis que Judas n’est qu’amour de soi...
Maurice Chappaz. L’Evangile selon Judas. Gallimard, 168pp.
Avatars de Judas
Pour la plupart d’entre nous, qu’ont baignés la tradition et la culture chrétienne, le personnage de Judas se réduit à celui de l’apôtre félon qui a livré le Christ à ses persécuteurs. Sa figure est toujours tenue à l’écart des autres apôtres, et sa vocation (il est désigné par le Christ), autant que sa mort (par pendaison) suscitent l’horreur. Assez peu intéressant chez les Evangélistes eux-mêmes, Judas a fait l’objet d’interprétations plus nourries chez les exégètes, et notamment dans la littérature. On retiendra notamment celle de l’écrivain russe Leonid Andreev, qui en fait, dans Judas Iscariote, un homme plus intelligent et brillant que les autres disciples, type du zélateur orgueilleux et fanatique jusqu’à l’hystérie amoureuse, qui aimerait faire du Christ un roi régnant. Dans Mort de Judas, Paul Claudel fait également le portrait d’un homme supérieur du genre gestionnaire avisé, opportuniste et pluraliste avant la lettre, qui va préférer les sciences humaines (y compris la «triste théologie») à la foi, décidément trop vieux jeu. Or ce ne sera pas faire injure à l’immense poète que de lui préférer, peut-être, la figure sacrifiée de naissance, trouble et bouleversante à la fois du frère terrien de Chappaz, qui vit son trouble pour mieux rendre hommage à la lumière...
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ia orana i te matahiti api
Mille Voeux aux visiteurs de ce blog
A vous qui passez tous les jours et à vous qui cliquez par hasard, à vous dont je sais le vrai nom ou qui vous signalez sous pseudonyme, à vous qui me faites parfois un signe ou qui vous en abstenez farouchement, à vous qui partagez ma façon de lire le monde ou qui la trouvez d'un blaireau grave, à vous qui prêtez quelque intérêt à mes carnets ou qui n’y revenez que pour vous y agacer un peu plus, à vous que j’essaie d’imaginer chacun sur son île, dans la chaleur de telle maison ou la solitude de telle trappe, à toi Bona qui brasse tes couleurs dans ton atelier du Sud ou à toi Marie qui voit le soleil de Tahiti se coucher quand l’aube nous arrive, à vous Frédérique sur votre cheval bleu et à vous Ray au pays de Cézanne, à toi Claire qui grappille les fruits de la poésie et à toi Bruno dont la jeune ferveur nous encourage au milieu de tant d’indifférence et de foutaise, à Dorian Purple et à Mike, à Guillaume le Tourangeau et à Matteo de Salamanque, aux vieilles guenilles et aux jeunes chenilles, à vous tous qui considérez la passion de lire et d'écrire comme un lien qui rassemble et non comme un privilège de quelque élite mitée, à vous que la déshumanisation et le cynisme des temps qui courent poussent à résister chacun à sa façon, à vous qui subissez le poids du monde et à vous qui vous joignez au chant du monde, à vous qui êtes plutot Stones ou plutôt Brassens, plutôt Monteverdi ou plutôt rap, plutôt Soutine ou plutôt slam - à vous tous je souhaite une année 2007 Méga Super Top.
Photo ci-dessus: JLK en 1975, lisant L'Adieu à l'automne de S.I. Witkiewicz au sommet du Grand Miroir de l'Argentine. La même ascension est au programme du misérable en date du 14 juin 2007, jour funeste de ses 60 ans...
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Retour à soi
Avec Alexandre Jollien et Maurice Chappaz
A La Désirade, ce mercredi 20 décembre, 5h. du matin – Comment vivre le bonheur, comment accepter les largesses de la vie quand on a été forcé, dès son enfance et sans discontinuer ensuite, de se battre contre l’adversité, et que cette bagarre est devenue le sens même de sa vie ? C’est la question que s’est posée Alexandre Jollien dans un moment de grand désarroi, notamment marqué par la naissance d’un premier enfant dont il s’est demandé s’il en méritait la source de joie, ce à quoi il répond dans La construction de soi, son nouveau livre qu’on s’arrache déjà en librairie.
Or je me le demande à l’instant, songeant à notre rencontre de cet après-midi : à quoi tient le succès de Jollien auprès du public ? Est-ce l’effet de l’admiration-compassion que suscite la performance de l’handicapé diplômé ès philo ? Est-ce la mode actuelle du prêt-à-porter philosophique qui cherche des solutions toutes faites au développement personnel ?
Peut-être y a-t-il de cela, même s’il n’y a rien, justement, de précuit, dans les livres de Jollien, et moins encore dans le nouveau qui rompt avec le « témoignage » pour entrer dans la vif de la parole et du dialogue puisque La construction de soi est un recueil de lettres adressées par l’auteur à Dame Philosophie et à quelques individus peu académiques tels Boèce et Etty Hillesum, sous le ciel d’Epicure et de Spinoza, notamment. Mais il y a là, surtout, une voix, une inquiétude individuelle et sincère, un homme perdu et qui cherche - tout cela qui permet à chacun de s'identifier.
Deux choses m’ont immédiatement touché, pour ma part, dans La construction de soi, et c’est d’abord le rappel du premier émoi qu’adolescent on peut éprouver en abordant l’univers des Grandes Questions. Je me le rappelle très bien : j’avais dans les quatorze ans, un rayon de la Bibliothèque des Quartiers de l’Est, à Lausanne, anciennement Bibliothèque de la Maison du peuple, m’attirait de plus en plus où s’alignaient les vieux rossignols parlant de libre pensée et de pacifisme, et voici que ce seul mot de philosophie s’imposait à côté de ceux de voyages ou de poésie, et c’est ainsi qu’un titre, Le sens de la vie, de je ne sais quel auteur, a cristallisé soudain les questions que je me posais à cet âge encore tendre.
Autre chose et qui va de pair avec la passion du Grand Pourquoi (c’est à quatorze ans qu’on met partout des majuscules, et cette puérilité me reste…), dont parle Alexandre Jollien, et c’est le retour à soi. Pas au petit moi narcissique réclamant son biscuit comme le caniche énervé, mais le foyer de soi, sa vérité insaisissable, sa qualité particulière, sa nullité à « retourner » chaque jour, enfin cette terre personnelle à travailler tous les jours…
Cette terre de Virgile, nous l’avons foutue en l’air, et c’est pourtant à la ressusciter que je travaille ce matin en relisant la préface aux Géorgiques de Maurice Chappaz, dont la belle traduction vient de reparaître, Maurice Chappaz qui fête aujourd’hui même ses 90 ans, Maurice Chappaz dont Etiemble disait que, né en France, il serait aujourd’hui aussi fameux qu’un Paul Eluard.
« L’Adam de Mantoue, écrit donc Chappaz à propos de Virgile, de toutes les maisons tranquilles entre les arbres fruitiers meurt. Aujourd’hui les hommes sont-ils plus que des machines de bonne volonté ? Le frémissement formidable des villes envahit l’individu et réduit en poussières tous ceux qui n’émergent pas du flot des producteurs-destructeurs ».
Tel est le retour à soi, ce matin de lisière d’hiver encore nocturne, en pensant aussi à ces amis, elle et lui, la mère, le père, qui revivent pour la sixième année ce dernier jour de leur premier enfant.« Virgile a eu le génie de son enfance, écrit encore Maurice Chappaz. Or l’enfance du monde a quasi disparu. Le travail agricole est aussi lointain que la mythologie. Ces fumées bleues, ces cris, ces gestes que nous relancent le Géorgiques, les fleuves toumentés et sensibles comme les nuages, les sources imprévues, les fruits à la fois spontanés et cultivés, où sont-ils ? les climats, les vents, les aurores qui s’émeuvent… les dieux comme les pommes disparaissenr. Comme s’effacent les anciennes saveurs, le goût de la nuit et de l’eau qui coulent ensemble et où nageaient les étoiles »…
Alexandre Jollien. La construction de soi. Editions du Seuil.
Virgile. Géorgiques. Version française de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Dessins de Palézieux. Slatkine.
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Amoureuse solitude
Isabelle Guisan décline une chronique douce-acide de la liberté au féminin.
Le titre du roman récemment paru d'Isabelle Guisan pourrait faire croire à un palmarès des conquêtes de la protagoniste. Or il n’en est rien: Le tour du corps en quarante-quatre amants n’a rien de triomphaliste: bien plutôt, ce récit à fines touches inventorie la mémoire du corps de Laure, de ses premières sensations de petite fille, au côté du dieu-papa figé dans son rôle (et déjà pris…) à la découverte d’une sensualité diffuse, puis de la sexualité aussitôt associée à certaine brutalité.
Avec une franchise propre à la génération soixante-huitarde, qu’elle se garde de magnifier, Laure détaille les occasions manquées de ses débuts et sa première déconvenue plus cuisante, sous les assauts égoïstes d’un macho dont le plaisir est de déflorer les vierges avant de les jeter. Si Laure oscille entre le désir d’un accomplissement de femme libre (elle fera dans le reportage de mode) et l’attente d’un prince charmant brun de cheveu si possible prénommé Michel (qui ne fera que passer), l’essentiel de son récit, et son intérêt, porte sur les nuances et détails d’une vie plutôt solitaire, ponctuée de rencontres qui relèvent, à l’exception d’une passion violente, de l’amitié ou de l’amour passager. D’entrée de jeu, la narratrice remarque qu’on «vit son corps en deça des mots, en deça même de toute pensée», mais c’est bel et bien par les mots et la remémoration songeuse que ce kaléidoscope sensible acquiert sa vibration, son épaisseur et son authenticité. Le lecteur aimerait parfois en savoir un peu plus (notamment sur l’épisode du fameux Michel…), mais c’est aussi le charme de ce roman de suggérer sans peser plus qu’il ne raconte…
Isabelle Guisan. Le tour du corps en quarante-quatre amants. L’Aire, 158p. -
Les Bienveillantes de A à Z (2)
- Max Aue part donc pour Stalingrad.
- Dont les communiqués occultent la situation, catastrophique.
- Il craint d’entrer vivant dans cette prison à ciel ouvert.
- Pense à la mort.
- Se rappelle le petit jeu d’Hérodote (p.317)
- Etonnante évocation des mouvements de troupes, comme des flux hagards.
- Retrouve Hohenegg à la première étape, d’où un vol de nuit va les déposer en plein braoum (p.323)
- Découvre, fantomatiques, les campements épars, les ruines, les cadavres gelés.
- Rejoint le commandant de la place.
- Qui lui dit qu’il est le seul officier du SD à Stalingrad.
- Attend de lui des rapports.
- Et voici qu’il retrouve Thomas.
- Le côté roman populaire, ou picaresque, de ces réapparitions…
- Thomas lui reproche de ne pas apporter de victuailles de l’extérieur.
- Discussion sur le darwinisme social à quoi se réduit, pour Thomas, le national-socialisme. Loi de la jungle. Survie du plus fort ou du plus rusé. (p.330)
- On lui donne un guide, un Ivan.
- Etat général du Kessel. Gross Kata.
- Lourdes pertes de la Luftwaffe.
- Ravitaillement désastreux.
- Max se décide à étudier le moral des troupes.
- Se fait conduire au front à travers ruines et bunkers.
- Très puissante évocation du Kessel (325-340). Plus on avance, plus le souffle épico-visionnaire de Littell s’amplifie. L’approche est beaucoup plus physique que celle de Vassili Grossman, mais aussi forte en ces pages.
- Episode du jeune soldat russe mourant qui appelle sa « mama ».
- Replongeant aussitôt Max dans une rumination sur sa mère, qu’il hait.
- Plus on avance, et plus la symbiose du chaos mental de Max et du chaos de la situation extérieure s’accentue.
- Max en revient à la disparition énigmatique de son père.
- Dont il rend sa mère responsable.
- Déteste le Français Moreau, avec lequel sa mère a refait sa vie.
- Se rappelle ses vengeances fantasmatiques contre le couple, auxquelles il a associé ses partenaires sexuels. Genre Miss Vinteuil. (p.345)
- Il écrit un rapport sur le moral des troupes.
- Puis enquête sur l’état du ravitaillement.
- Un cas de cannibalisme est signalé.
- Pris sous un tir d’obus, il « étudie les entrailles » d’une jeune soldat éventré avant de trouver la « farce pénible ».
- Retrouve Hohenegg.
- Le médecin amer : « Le Kessel, en fait, est un laboratoire, un véritable paradis pour un chercheur ».
- Se réfugient dans un bunker.
- Les Allemands se demandent d’où les Russes tirent « toutes leurs armes »…
- Max va inspecter les caves. Un vrai rat des caves...
- Nouvelle suite de pages déployant une sorte de fureur expressionniste (p.359 et suivantes) à la Otto Dix.
- On arrive à la fin de 1942 (p.362).
- Max rencontre un commissaire politique soviétique.
- Nouvelle grande confrontation, rappelant celles de Vie et destin ou du Temps du mal de Dobrica Cosic. Littell doit connaître celui-ci.
- Longue discussion, très vivante, sur ce qui rapproche et distingue les deux systèmes communiste et national-socialiste.
- Le nazisme borné au seul Volk allemand. Pas universel.
- Tandis que le communisme prétend à l’universalité.
- Le Russe lui prédit que Stalingrad sera le symbole de la défaite allemande.
- Max : « Le communisme est un masque sur le visage inchangé de la Russie.
- La conversation, de haute tenue, débouche sur des visions prémonitoires de Max sur la Russie (p.368-369).
- Le Russe au nazi au moment de se quitter : « Permettez-moi de ne pas vous serrer la main ».
- Ce chapitre, après les lentes avancées d’Allemandes, est d’une densité dramatique accrue, où la puissance d’évocation de Littell se déploie dans les grandes largeurs.
- Visite au théâtre en ruines. Qui fait Max replonger dans la souvenance de la maison de Moreau et des jeux innocents-pervers avec Una.
- On glisse peu à peu d’une sorte d’hyperréalité vers une fantasmagorie fuligineuse.
- Se rappelle avoir joué Electre adolescent.
- Les mots de Sophocle lui reviennent, « et la boucherie dans le palais des Atrides était le sang dans ma propre maison ».
- Première allusion aux Bienveillantes…
- Lors d’une sortie dans une rue, avec Ivan et Thomas, il est soudain touché. Une balle lui a traversé la tête.
- Et tout ce qui suit, on le comprend, constitue le délire du blessé au fil de pages admirables, rappelant les visions tragi-grotesques d’un Boulgakov.
- Par ailleurs, cette dramaturgie donne un nouveau relief, quasi mythique, à ses fantasmes infantiles autant qu’à ses tourments plus récents.
- La conclusion de ce chapitre est indéniablement d’un auteur hors pair, habité par un véritable « génie nocturne ».
Sarabande- Max Aue se retrouve dans le blanc.
- Avec la sensation d’être un corps démembré.
- Emerge lentement du chaos.
- Insulte volontiers ceux qui l’approchent, médecins et infirmières.
- Cela se passe à l’hôpital de Hohenlychen, au nord de Berlin.
- Himmler en personne vient l’y décorer. Croix de fer. (p.402)
- On l’emmène ensuite en Poméranie.
- Il est devenu « héros » sans le vouloir, juste en se faisant imprudemment trouer…
- Thomas lui raconte ce qui s’est passé à Stalingrad (p.406-407)
- Il prend ensuite un mois de congé à Berlin.
- Se sent tout fragile malgré ses décorations.
- Passe une soirée avec une secrétaire d’Hitler.
- On est en mars 1943.
- Il est appelé auprès du Dr Mandelbrod et de son associé Leland, lesquels ont travaillé avec son père, qu’ils qualifient de bon national-socialiste.
- Mandelbrod a déjà épaulé Max dans sa carrière.
- C’est un poussah richissime, industriel et idéologue de haut vol, proche du Führer et zélateur de la Solution finale.
- Max aimerait retourner en France.
- Mandelbrod ne voit pas ça d’un bon œil. On sent qu’il le prépare pour autre chose.
- Lui montre des photos de son grand-père.
- Nouvelle discussion étonnante, où Mandelbrod établit un lien entre sionisme et nazisme (p.420)
- Mandelbrod : « les Juifs sont les premiers nationaux-socialistes, depuis près de 6000 ans déjà, depuis que Moïse leur a donné une Loi pour les séparer des autres peuples.
- En déduit l’opposition radicale entre Juifs et Nazis, frères mortellement ennemis.
- Justifie l’extermination absolue.
- On comprend que Mandelbrod est un conseiller occulte du Führer (p.422)
- Max rapporte cette conversation à Thomas.
- Qui se rit de ce fanatisme idéologique. Voit les choses en pragmatique, qui réduit le problème juif à une question de « gestion » des populations.
- Thomas a désapprouvé la Kristallnacht des S.A.
- Ensuite Max Aue rencontre un statisticien, qui l’interroge sur les pratiques de comptage des Grandes Actions.
- Le 21 mars, Hitler prononce un discours.
- Durant lequel Max hallucine : il lui semble que le Führer est revêtu d’un châle rituel de rabbin. (p.431)
- Se demande si c’est sa blessure qui a provoqué cette vision.
- Ensuite recueille les commentaires du populo.
- Très étonnant effet de chœur, « les voix de la rue »…
- Rencontre Best, haut dignitaire nazi et idéologue du Nouvel Ordre Européen.
- Parlent des incohérences de la politique völkisch.
- Le soir, se rend à l’opéra avec Thomas.
- Le jeune Karajan dirige Idoménée.
- Max est fasciné par la beauté des danseuses et des danseurs.
- Quand il rentre à l’hôtel, on lui signale un appel de sa sœur.
- Il se rappelle leurs derniers jeux érotiques.
- Puis la retrouve à Potsdam (p.443-445)
- Ils parlent de la guerre. Elle le fait parler des massacres.
- Mais Max ne pense qu’à eux deux.
- Elle lui dit que « le passé est fini ».
- Ce qui le révolte.
- Una lui reproche d’être resté un petit garçon.
- Max se rappelle d’autres retrouvailles en Suisse, dix ans plus tôt.
- Tout au long du roman, Jonathan Littell fait alterner les temps de la remémoration avec autant d’habileté que de justesse. On est vraiment dans le courant d’une conscience arrachant tout sur son passage et réordonnant tous les éléments spatio-temporels au fur et à mesure du récit.
- Le souvenir de Max, en l’occurrence, n’est peut-être qu’une fabrication ultérieure, se dit-il pourtant…
- Il est convié à la table des Üxküll. Beau portrait du musicien, antisémite à l’ancienne et qu’on sent peu complaisant à l’égard du nazisme.
- Le lendemain, Max prend le train pour Paris.
- Evocation du Paris de 1943, un an après la parution des Décombres de Lucien Rebatet, pamphlet antisémite au succès monstrueux.
- Max achète un recueil d’essais de Maurice Blanchot.
- Fasciné par cette « pensée lourde et patiente ».
- Titre d’une expo au Grand Palais : « Pourquoi le Juif a-t-il voulu la guerre ? »
- Le soir, Max lève un prostitué à Pigalle.
- Se retrouve, baisé, « comme un gosse anéanti de bonheur ».
- Le lendemain à la rédaction de Je suis partout, le journal de Rebatet.
- Se rappelle ses premières rencontres avec Brasillach, quîl a dragué, et Rebatet.
- Sa première rencontre aussi avec Destouches, alias Céline.
- Retrouve alors Rebatet.
- Qui le traite cordialement de « salope de Boche ».
- Parlent de Stalingrad.
- Rebatet est snobé.
- Il a juré de couler avec le navire, mais dit son admiration pour Staline.
- Sans Hitler, il eût été coco.
- Exactement ce que Rebatet m’a dit en 1972.
- Parlent musique. Et d’Üxküll, que Rebatet admire.
- La conversation entre Max Aue et Lucien Rebatet sonne très juste (p.467-469).
- Se retrouvent le soir avec Cousteau, autre collabo.
- Max, très lucidement, voit en Rebatet un idéologue qui se la joue alors qu’il a peur de son ombre.
- La forfanterie des deux journalistes lui semble du flan.
- Bref, il est déçu par Paris.
- Pense alors à la Suisse, où sa sœur séjourne.
- Mais les SD sont rarissimes en Suisse…
- Il se rend au Louvre où il s’attarde longuement devant L’indifférent de Philippe de Champaigne. (p.473)
- Cela réveille en lui « ce cri d’angoisse infini de l’enfant à tout jamais prisonnier du corps atroce d’un adulte maladroit et incapable, même en tuant, de se venger du fait de vivre".
- Ce passage est crucial pour la compréhension du personnage en sa régression fondamentale.
- Lève ensuite un nouveau prostitué.
- Et devant lui, se voyant soudain dans le miroir de l’armoire à glace de la chambre d’hôtel, fracasse celui-ci.
- Pense à sa mère comme à une nouvelle lady Macbeth, « chienne odieuse ».
- Le lendemain, prend le train pour Marseille.
- D’où il gagne Antibes et la villa de Moreau.
- Stupéfait par son arrivée, en uniforme de SS.
- Sa mère l’accueille fraîchement.
- Il y a là deux petits enfants jumeaux.
- Conversation avec Moreau le pétainiste.
- Un Franchouille qui s’est bien arrangé, au dam de son associé juif.
- La mère de Max. « Tu es venu dans cet uniforme pour me dire combien tu me hais ».
- Max va dans le grenier de la maison, en quête de souvenirs
- Retrouve des lettres de sa sœur.
- « Je sentais croître en moi une terreur animale. »
- Sa mère le surprend ensuite dans la chambre d’Una.
- Il l’interroge sur l’identité des jumeaux.
- La mère ne répond pas. Le questionne sur ce que les SS font aux Juifs et aux enfants.
- « Vous prenez aussi les enfants, non ? »
- Max va couper du bois.
- Pense au meurtre. Se rappelle Moreau le traquant pour ses « cochonneries ». Pense que Moreau et sa mère ont assassiné son père.
- Puis se rend en ville où il prend un verre.
- Rentre se coucher. Dort.
- Lorsqu’il se réveille, les jumeaux le regardent fixement et détalent.
- N’a aucun souvenir de ce qui s’est passé la veille.
- Se lève, erre dans la villa où il découvre le corps de Moreau presque décapité, puis celui de sa mère étranglée.
- Toute la scène est à la fois très réaliste et improbable (p.487-489)
- Pas un instant Max ne pense qu’il a à voir quoi que ce soit dans ce carnage.
- Il imagine des bandits ou une vengeance.
- Et il s’en va sans autre…
- De retour à Berlin, il appelle sa sœur en Suisse.
- A laquelle il explique ce qui s’est passé.
- Elle s’inquiète alors des jumeaux.
- Ce qui lui fait lui demander qui ils sont.
- Elle ne répond pas.
- Il explose alors et raccroche.
- Tout cela absolument invraisemblable « en réalité », absolument juste dans le roman.
- Le lendemain, Max Aue demande à être reçu par Mandelbrod.
- Voudrait être affecté dans la Waffen SS.
- Ce que sa blessure exclut, lui objecte son mentor.
- Qui a d’autres projets pour lui.
- Du côté de l’administration des camps… (p.492). -
Les Bienveillantes de A à Z (3)
- Max Aue est affecté à l’Etat-major personnel de Himmler.
- Il est chargé d’étudier les moyens de maximiser la capacité productive des déportés.
- Rencontre Himmler (p.497).
- Celui-ci le félicite, puis s’inquiète de le savoir encore non marié.
- Vitupère les Anglais qui bombardent les civils ( !)
- « Après la victoire, nous devrons organiser des procès pour crimes de guerre ».
- Lui recommande d’éviter toute sentimentalité.
- Le côté pète-sec pion chafouin très bien rendu.
- Max S’installe chez une dame Gutknecht.
- Brandt, son nouveau supérieur, lui apprend qu’il est devenu « porteur de secrets ».
- Prend connaissance des chiffres du statisticien Korherr qui l’a interrogé plus haut.
- Apprend qu’environ 2 millions de Juifs ont été déplacés au tournant de 1942.
- La rumeur sur les déportations et les massacres commence à se répandre.
- Max reçoit une lettre de sa sœur.
- Qui lui raconte l’enterrement de leurs parents.
- Puis il retrouve Eichmann à Berlin.
- Eichmann se plaint de ne pouvoir monter en grade. Puis lui montre les « résultats » des déportations.
- Himmler voudrait en avoir fini cette année encore avec « ça ».
- Ensuite rencontre Oswald Pohl, éminence grise du Führer en matière économique.
- Le soir il est reçu dans la « charmante famille » d’Eichmann.
- Il fait des plaisanteries démagos. Eichmann rit, ah-ah.
- Eichmann lit Kant.
- Cherche à justifier la suspension de l’impératif kantien dans certains cas (521).
- Ensuite lui montre un album de photos sur la liquidation du ghetto de Varsovie. Content du bon travail accompli.
- Content aussi que tous les survivants aient fini à Treblinka.
- Eichmann est décrit comme « un bureaucrate de grand talent, compétent dans ses fonctions » mais en revanche limité dès qu’il sort de son cadre strict.
- Ne montre pas d’animosité personnelle contre les Juifs, sauf que c’est son rayon, sa spécialité de les « traiter ».
- On sent que Max ne l’admire guère.
- Max qui se sent flotter depuis la mort de sa mère.
- Se sent plein d’une « vaste indifférence ».
- Se rend à Cracovie, dont le Général-gouverneur Frank prononce un discours qui évoque la destruction des Juifs sans précautions rhétoriques (p.526).
- Cela déplaît à Max.
- Qui retrouve Bierkamp, l’officier qui l’a envoyé à Stalingrad.
- Evoque l’origine spécifique de l’antisémitisme polonais, plus social que religieux. Cf. Ladislas Reymont.
- Portrait de Piontek le chauffeur.
- Va trouver Globocnik le soudard croate.
- Une brute qui se réjouit de l’élimination totale des Juifs.
- On découvre, progressivement, l’immense organisation que représente la déportation, la gestion des prisonniers et l’élimination des improductifs.
- Visite le camp de Belzec.
- Remarque pour la première fois une « odeur douceâtre et nauséabonde ».
- Recueille les confidences du lieutenant Döll, qui lui dit avoir gazé des blessés allemands par souci d’économie. (p.542)
- Max sur le thème de l’inhumanité. « Mais l’inhumain, excusez-moi, cela n’existe pas. Il n’y a que de l’humain et encore de l’humain.
- Döll à propos de Sobibor : « C’est comme tout, on s’y habitue ».
- Döll encore : Des petits hommes et des petites femmes c’est tout pareil. C’est comme marcher sur un cafard ».
- Max : « Döll tuait ou faisait tuer des gens, c’est donc le Mal. Mais en soi, c’était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois ».
- Au lieu de participer aux beuveries orgiaques de la Deutsches Haus de Lublin, il lit Blanchot dans son coin.
- On en vient à la question de la corruption dans les camps.
- Max enquête sur les normes alimentaires prévues pour les détenus.
- On parle de Koch et de sa femme, les sadiques de Buchenwald.
- Très édifiante conversation avec le juge Morgen (pp.549-551).
- La déportation génère des sommes colossales en or, en devises et en objets.
- Scène des agapes dans l’hôtel, suivies d’une baignade, pendant qu’on fusille deux Juifs.
- Max retrouve Morgen.
- Qui lui raconte avoir intercepté trois paquets d’or dentaire représentant plus de 100.000 corps « traités ». (p.555)
- Se rend ensuite à Auschwitz.
- Où le reçoit le commandant Höss.
- Max assiste à l’arrivée d’un convoi de France.
- Sur 1000 arrivants, 55% sont « gardés ».
- « Avec les convois de l’Ouest, on obtient de bonnes moyennes ».
- Tandis que les derniers convois arrivés de Grèce sont défectueux.
- L’extermination pose de sérieux problèmes techniques.
- Le Dr Mengele lui est présenté.
- Qui précise que le gaz fait son effet après dix minutes, quinze par temps humide.
- Max retrouve l’odeur de Belzec.
- Puis il fait son rapport.
- Höss lui explique le système de recyclage industriel des vêtements.
- Lui-même a habillé ses enfants (notera Max plus tard) avec des jolis vêtements de petits Juifs riches.
- Madame Höss a réquisitionné un lot de lingerie fine.
- Visite ensuite la grande usine IG Farben.
- Note que le rendement des ouvriers juifs y est faible.
- Pense qu’on pourrait l’améliorer en améliorant leur état.
- La nuit, Max est assailli par des cauchemars.
- Rêve d’un camp idéal de la Vie Parfaite.
- Scène digressive de la colonne de fourmis observée par Max avec les enfants Höss, disparue le soir même. (p.575)
- Dîne chez les Höss.
- En dînant, pense au con de Mme Höss « niché dans la culotte d’une jeune et jolie Juive gazée par son mari ».
- Rêve morbido-érotique où il se voit aspergé par le sperme de Höss et d’un autre officier.
- Ensuite revient à Berlin.
- Evoque le camouflage des termes liés à la Solution finale (pp.580-581).
- Tout tend à désigner des « actes sans acteurs ».
- Les bombardements reprennent sur Berlin.
- Max est reçu par Himmler.
- Son rapport a été apprécié, quoique jugé « trop direct ».
- Himmler le charge d’une nouvelle mission portant sur le ravitaillement.
- On comprend que l’augmentation de la production fait problème.
- Liquider les Juifs doit sembler la priorité.
- Max, naïf, insiste pourtant sur la suite de sa première enquête.
- Ensuite organise son nouveau bureau.
- Etablit que la corruption prive les détenus de 20-30% de leurs rations.
- Enquête sur le minimum vital nécessaire à un « travailleur ».
- Retrouve le docteur Hohenegg. Qui est secoué par les récits de Max sur la liquidation des Juifs (pp.599-601)
- Max confie son rapport à Eichmann, qui le reçoit à peine, « encore du papier »…
- Le souci d’Eichmann n’est pas de faire travailler les Juifs mais de faire « du chiffre ».
- C’est son job. Jawohl.
- Max assiste à un discours d’Albert Speer, ministre de l’armement pour lequel la relance de l’effort de guerre est vitale et nécessite une abondante main-d’œuvre.
- Max est présenté à Speer par Mandelbrod.
- Il y a du Docteur No chez l’énorme Mandelbrod monté sur plateforme roulante. Gros tas raciste et machiavélique. Pouah, se dit le lecteur candide. Figure d’Otto Dix là encore.
- Le contact de Max et Speer est plutôt bon.
- Mandelbrod prône le rapprochement de Speer et de la SS.
- Discours de Himmler au château de Posen, le 6 octobre 1943.
- Devant les Gauleiter et les Reichsleiter, Himmler parle de la destruction des Juifs sans précautions oratoires.
- Max en est choqué (p.612), ainsi que nombre d’auditeurs.
- Hitler l’a sans doute voulu : les cadres comprennent qu’on est en train de les « mouiller » grave.
- La BBC commence une campagne d’info sur les camps.
- Max imagine le futur : la logique de purification devrait aboutir à la liquidation, après celle des Juifs, de 30-50 millions de Russes et d’un solide pourcentage de Polonais.
- Dans la foulée, cite une opération de gazage de 35.000 tuberculeux polonais.
- Long développement de Max sur les antécédents historiques en matière d’épuration ethnique, depuis les Grecs. Intéressant mais étiré.
- Puis revient au 6 octobre, en plan plus serré.
- L’assemblée au château réunit les huiles, Göbbels, Bormann, Speer, etc.
- Les femmes qui entourent Mandelbrod ont approché Max à plusieurs reprises. On cherche l’étalon aryen…
- Himmler à la tribune (pp.622-623)-
- « Beaucoup vont pleurer, mais cela ne fait rien… »
- Max se demande si Speer sait déjà « tout ».
- Il estime a posteriori que Speer a prolongé la guerre de 2 ans.
- Gagne ensuite Cracovie dans le train de Himmler baptisé Heinrich. Hübsch.
- Grande réception le soir, où le Gouverneur Frank (qui ne gouverne rien) va présenter au Reichsführer sa maquette de parc zoologique humain des espèces dégénérées (pp.628-629) à vocation pédagogique.
- Max retrouve l’ingénieur Osnabrugge, qui évoque le sabotage des ponts en Russie, et donc la retraite.
- Retour à Berlin. Le nouveau rapport de Max suscite l’étonnement de son supérieur. Pourquoi 10% seulement des Juifs travaillent-ils ? Que font les autres ?
- Il lui ordonne d’enquêter sur les travailleurs « étrangers ».
- Max fête ses 30 ans avec Thomas.
- De retour chez lui, un peu gris, il tombe sur une collection de discours du Führer conservés par sa logeuse. Se demande si le Führer ne se décrit pas lui-même dans le flot d’injures qu’il déverse sur les Juifs ? (p.636)
- Ce thème de la haine de soi, Max la vit à sa façon, non sans lucidité constante.
- Se trouve reconvoqué par Himmler. Qui le met en garde contre le risque de révolte des Juifs mis au travail.
- On sent que la rivalité Himmler-Speer est en cause.
- L’effet des démarches de Max aboutit à ordonner la diminution de la mortalité dans les camps, sans que rien ne soit fait pour que ce soit fait. Pure mécanique bureaucratique.
- Max est invité à une partie de chasse de hauts dignitaires nazis.
- Où il se rapproche de Speer.
- Lequel s’étonne qu’il n’aime pas la chasse.
- « Je n’aime pas tuer », dit Max.
- Admet qu’il a tué par devoir, jamais par choix. A-t-il choisi de tuer sa mère ? Nein, antwortet Sigmund.
- Speer l’interroge sur le sort des femmes et des enfants juifs.
- Max invoque le secret.
- Conversation pendant la chasse (pp.646-648) sur la nécessité de dégager une nouvelle main-d’œuvre pour gagner la guerre, souci premier de Speer.
- On perçoit de mieux en mieux les luttes de pouvoir au plus haut niveau.
- Max se demande pourquoi Mandelbrod l’a rapproché de Speer.
- Servira-t-il de « fusible » au cas où ?
- La ressaisie des personnages réels (Himmler, Speer, Bormann, Höss, Blobel, Frank, etc.) ou fictifs (Thomas, Mandelbrod, Moreau, Hélène, etc.) est d’un romancier en cela que Littell en suggère la présence physique avec des moyens qui ne se bornent pas aux traits connus. Speer dégage une certaine sympathie, Himmler irradie la mesquinerie pincée, Höss est froid comme une cravache, Moreau veule, Hélène lumineuse, etc. Mais tout ça est rendu sans adjectifs, de manière diffuse.
- A Berlin, les bombardements redoublent de violence. (pp.654-655)
- Le bureau de Speer est anéanti.
- Speer s’inquiète de la chute de la production des roulements à billes. Pas de roulements à billes = plus de guerre.
- Les terribles raids aériens se poursuivent (pp.660-663).
- A la piscine, Max a remarqué une femme intéressante, qui l’observait.
- Se revoient plusieurs fois de suite.
- Hélène Anders se fait connaître.
- Le zoo est salement touché.
- Thomas reproche aux Juifs de n’être ni de bons gaspilleurs ni de bons tueurs.
- Se réjouit de la révolte de Sobibor : enfin des Juifs qui tuent.
- « Je trouve ça très beau ».
- « On a enfin un ennemi digne de nous ».
- Nouveau raid sur Berlin. 4000 morts. 400.000 sinistrés. On sent la fin.
- Une « pensée nouvelle » visite Max, à propos d’Hélène.
- Un amour possible, dans une autre vie ?
- En lui résonne le tocsin : trop tard, sans qu’il dise rien.
- Surgissent alors deux flics de la criminelle, les commissaires Clemens et Weser, enquêtant sur l’affaire d’Antibes.
- D’emblée ils le serrent de près, quoique se bornant à le dire témoin. (pp.674-677).
- Les prend de haut.
- Trouve « injuste » qu’on vienne l’embêter à ce propos.
- Avec Albert Speer, Max va visiter les installations souterraines de Mittelbau, où travaillent des milliers de déportés (non Juifs) dans des conditions atroces. (p.679)
- Speer est furieux et exige qu’on remédie à cette Schweinerei. Mais le commandant n’en a pas les moyens…
- De retour à Berlin, Max se sent soutenu dans son projet d’amélioration des conditions de vie des détenus à fins utiles.
- Himmler se braque.
- On conseille à Max d’être plus amène avec Himmler, et par exemple de lui amener un traité médiéval sur la médecine des plantes.
- Tout le roman est parsemé de notes relevant de ce genre d’humour plus ou moins grinçant ou carrément noir.
- Surtout, Himmler s’impatiente de la voir se marier.
- Max revoit Hélène. Très beau personnage féminin.
- Passe Noël 1943 avec des amis.
- Thomas trouve Hélène « très bien ».
- Et v’là que les flics refont surface. Que Max compare à Laurel et Hardy. Ou Dupond Dupont à l’allemande…
- A Nouvel-An Hélène l’embrasse. Max en est tout secoué.
- En janvier 1945, Speer lui demande d’intervenir auprès de ses chefs pour épargner des Juifs hollandais qui pourraient lui être utiles dans le commerce des métaux.
- Eichmann n’en a rien à battre. Surtout pas donner le mauvais exemple. On sent de plus en plus la lutte des pouvoirs.
- La police SS demande à Himmler l’autorisation d’enquêter sur Max Aue.
- Himmler le convoque et décide de le couvrir.
- Les flics réapparaissent et raillent « l’intouchable ».
- La situation générale ne cesse de se dégrader. Les rats cherchent la sortie.
- Max, lui, fait de la planification dans le vide.
- Il se sent décalé, inutile, étranger aux intrigues qu’il observe. La planification raciale l’appelle cependant en Hongrie. (p.701)
- Max défend toujours le recours aux travailleurs juifs pour l’industrie de guerre.
- Eichmann rétorque : « Est-ce que vous voudriez que la victoire de l’Allemagne soit due aux Juifs ? »
- Invectives d’Eichmann contre l’esprit « capitaliste » de Max (pp.705-706).
- Müller prône la Solution finale à la question sociale. Après les Juifs, les vagabonds et tous les parasites…
- Préparation de l’Action en Hongrie.
- Le convoi gagne Budapest.
- Où les Juifs espèrent encore que les Allemands seront moins cruels que les Hongrois…
- Discours d’Eichmann (p.714) à propos de son expérience de l’extermination, qui lui a appris que « l’élimination des 100.000 premiers Juifs est bien plus facile que celle des 5000 derniers »…
- Hitler autorise l’utilisation des Juifs comme travailleurs sur le territoire du Reich.
- Mais l’intendance ne suit pas. Le « matériel » humain n’arrive pas en bon état au lieu d’utilisation. C’est la pagaille partout.
- Le récit de Max devient de plus en plus désabusé.
- Il observe un point de recrutement des Juifs hongrois, qui rappelle celui de Kertesz au début d’ Etre sans destin.
- Ensuite retourne à Auschwitz. Où la situation est devenue effroyable.
- Il rédige un « rapport virulent » sur les carences d’alimentation alors que les fours tournent à plein régime.
- En juin 1944, Eichmann et ses sbires ont évacué 400.000 Juifs de Hongrie, dont 50.000 seront retenus pour le travail.
- La radio U.S. commence de chiffrer le génocide.
- Et v’là que Clemens et Weser réapparaissent.
- A Berlin, Max, scrutant le visage sans traits de son père, Max sombre dans une crise délirante qui prélude à un effondrement physique total.
- Son chauffeur le retrouve à moitié mort.
- Thomas et Hélène vont s’occuper de lui.
- Il injurie Hélène dont la compassion le déstabilise.
- Il se sent emporté dans un fleuve de bacilles et de morts et d’immondices dont il se dit le pire.
- Sur quoi survient la tentative de coup d’Etat contre Hitler.
- Max repique et se réfugie dans les livres pour adolescents de E.R. Burroughs.
- Il en conçoit une utopie raciale qu’il soumet à Himmler.
- Lequel en est ravi. (p.756)
- De vrais enfants déments.
- Mais professionnellement, Max est out.
- Speer a renoncé à ses services.
- Fin octobre, Himmler ordonne la fin des gazages et le démantèlement des camps.
- Fin décembre, Himmler l’envoi inspecter l’évacuation d’Auschwitz.
- En janvier 1945, on lui apprend que « son » affaire a été classée.
- Fin de partie : Max assiste à l’évacuation en catastrophe des déportés.
- Pagaille atroce. « Personne ne doit tomber vivant aux mains des bolchéviques ».
- Il rédige toujours des rapports…
- Revenu à Berlin, entend le discours d’Hitler célébrant le 12e anniversaire de la prise du Pouvoir. Constate que ses pairs y font à peine attention.
- Début février, il échappe de justesse à un nouveau bombardement.
- Puis il se fait conduire par Piontek, via Stettin, dans un village de Poméranie où il se réfugie dans un beau manoir appartenant à son beau-frère Üxküll.
- Le lecteur a trouvé ce Menuet bien éprouvant…Photo ci-dessus: Heinrich Himmler au jet du boulet , prototype de l'athlète aryen.
-
Les Bienveillantes de A à Z (4)
Air
- La maison est fermée.
- Nulle trace dans la neige.
- Max se fait connaître de la gardienne Käthe et remettre les clefs.
- S’installe.
- Hésite à raconter ce qui suit, qu’il a déjà consigné une fois
- L’effet de distanciation rappelle une fois de plus que Max est en position d’interprétation subjective des faits. Tout le livre balance ainsi entre faits et fictions, voire conjectures.
- Dans son premier récit, sa sœur et Berndt devaient être présents…
- Il aurait parlé d’Hélène à Una.
- Qui se serait étonnée de son hésitation à se marier…
- Mais il va reprendre autrement.
- Käthe lui apporte des victuailles.
- Il découvre une cave bien garnie.
- Imagine maintenant qu’il parle avec Berndt von Üxküll.
- Evoque l’attentat de juillet.
- Son beau-frère a connu les conjurés. Pense qu’il faut maintenant boire le calice jusqu’à la lie.
- Même position chez Jünger.
- Ils parlent de l’élimination des Juifs.
- Una pense que les Allemands s’en sont pris à un reflet d’eux-mêmes, les qualités majeures des Juifs étant en somme proches de celles des Allemands…
- « En tuant les Juifs nous avons voulu nous tuer nous-mêmes ».
- La discussion (virtuelle) se dilue dans l’excès d’alcool… (pp.801-802).
- Max se retrouve seul.
- Rêve d’une belle jeune femme chiant la merde.
- Dans la bibliothèque, trouve L’éducation sentimentale en français.
- Commence de lire.
- Puis s’en va dans la forêt. Arrive au bord d’un lac. Lui revient le souvenir de la légende de Vineta, la ville engloutie, sœur de la ville d’Ys ou de Kitèje.
- La légende évoque le conflit entre l’inassouvissement féminin et l’ordre de la cité.
- Una pense que le plaisir de la femme est incomparable avec celui de l’homme.
- Max ensuite se sent vidé.
- Revient au manoir.
- Dans le miroir, voir un visage « gonflé de ressentiment. »
- Tourmenté par la pensée-sensation du sexe féminin.
- Fouille dans les affaires d’Una.
- Découvre une lettre où Una raconte que son mari a connu leur père, une véritable bête sauvage qui faisait crucifier les femmes violées en Courlande…
- Cela le perturbe violemment.
- Fouille ensuite dans les affaires de Berndt von Üxküll.
- Boit et bande.
- Médite sur la signification de cela qui l’agite: le sexe (p.810).
- Pense à Hélène. Et se dit : « L’amour est mort. Le seul amour est mort. »
- Les hommes du village l’interrogent sur les mesures à prendre alors que les Russes s’approchent.
- Il leur offre un chariot et un cheval.
- Mais lui reste.
- Un soir, s’imagine vivant en autarcie coprophagique avec Una. Bouffent des étrons.
- Des pensées de plus en plus chaotiques et obscènes le taraudent.
- Il déraille ainsi des jours durant.
- Puis Käthe vient lui annoncer qu’elle quitte les lieux.
- Et qui v’là : Clemens et Weser !
- Qu’il a juste le temps d’esquiver en filant dans la forêt.
- Ensuite, revenu au manoir, découvre une photo des jumeaux. Se demande toujours qui est le père. L’idée qu’il pourrait l’être ne vient qu’au lecteur…
- Continue de glisser sur le « grand trottoir roulant » de la prose de Flaubert.
- Et le soir, se coule un énorme bain.
- Se rappelle la conception mythologique de Rhésos. (p.819)
- Imagine Una se faisant baiser dans son bain par des tas d’hommes.
- L’imagine se vautrant dans son corps comme lui-même s'y vautre.
- Délire érotico-linguistique étonnant (pp.821-822)
- Ses fantasmes et ses menées onanistes se corsent à l’observation d’une mouche menacée par une araignée.
- En somme, il baise la maison d’Una.
- Comme il se fait baiser par les arbres de la forêt.
- S’enfonce dans le mystère du corps.
- S’épile et se branle à mort, faute de s’écorcher vif.
- Revit la scène première avec Una adolescente.
- Son délire l’amène à l’auto-strangulation, qui lui rappelle soudain la pendaison de le jeune femme de Kharkov.
- « Si l’on pouvait faire ça, pendre une jeune fille comme ça, alors on pouvait tout faire. » Echo explicite à Dostoïevski.
- Max touche le fond (p.836).
- Quand il se réveille, lui reviennent quelques vers de Guillaume d’Aquitaine.
- Et ça continue...
Gigue
- Thomas vient le récupérer.
- Sa défection a fait du vilain.
- Max le suit en emportant son Flaubert.
- Les Russes sont tout proches.
- La voiture conduite par Piontek pile devant un char.
- Ils y échappent de justesse.
- Les chars russes écrabouillent tout sur leur passage (p.844).
- Le trio s’échappe à pied dans les campagnes.
- Pagaille générale.
- Toutes ces pages sont d’une puissance d’évocation formidable. On se rappelle la fuite de Nord, chez Céline.
- Tombent sur des Français de la division Charlemagne.
- Traversent une rivière.
- L’éducation sentimentale en est toute trempée…
- Traversent des villages dévastés plein de cadavres.
- Max se laisse guider par Thomas.
- Scène terrible de l’église.
- Un vieillard en uniforme de Junker joue L’art de la fugue.
- « Ils peuvent tout détruire, mais pas ça », dit-il.
- Quand il en a fini. Max, fou de rage d’entendre ici la musique qu’il préfère, lui tire une balle dans la tête. (p.855)
- Thomas n’y comprend rien.
- Après une nuit à dormir dehors, se font réveiller par une horde d’enfants en armes.
- Piontek les engueule.
- Ils le massacrent.
- Traitent Thomas et Max de déserteurs. Se sont constitués en armée. Des orphelins Volksdeutschen.
- Thomas leur explique qu’il va appeler Hitler.
- Ils lui donnent un téléphone.
- Thomas les berne. Ils s’apaisent.
- Ensuite la horde attaque des Russes (p.862). De vrais sauvages.
- On passe l’Oder dans des conditions épiques.
- Puis on se retrouve à Berlin.
- Où la vie reprend.
- Fuite en avant dans les fêtes. Max se fait draguer par un Roumain louche.
- Qu’il assassine un peu plus tard dans les chiottes de l’hôtel.
- « Des loups frappés de rage s’entre-dévorent ».
- L’étau se resserre sur Berlin.
- Les rats quittent le navire; Thomas évacue ses parents en Autriche.
- Terribles bombardements.
- Max est convoqué avec Thomas dans le bunker du Führer pour y être décoré.
- Dédale souterrain à moitié inondé.
- Se retrouvent dans une salle où Hitler paraît.
- Tremblotant et hagard.
- La séance commence.
- Max voit le Führer approcher.
- De près, lui remarque un nez difforme qu’il n’imaginait pas, « large et mal proportionné ».
- « C’était clairement un nez slave ou bohémien, presque mongolo-ostique »…
- Quand Hitler est devant lui, d’un geste fou, Max pince le nez du Führer.
- Scandale et confusion.
- On le bat et l’emmène. Au cachot avec un certain Fegelein, qui n’est autre que le beau-frère d’Eva Braun, promis à l’exécution pour trahison.
- Le lendemain, à la faveur de son transfert en voiture, il profite d’une explosion pour s’échapper.
- S’enfonce dans une bouche de métro. Suit les voies inondées et qui v’là qui l’attendent : Clemens et Weser !
- Scène grandiose (pp.886-888) où les flics lui racontent par le menu ce qui s’est passé à Antibes. Mais au moment où ils vont rendre justice, les Russes attaquent.
- Max s’échappe une nouvelle fois.
- Parvient à gagner le bureau de Mandelbrod et Leland, qui ont liquidé toutes leurs femmes et s’apprêtent à gagner Moscou ou Staline va continuer la « guerre ontologique ».
- Max les traite de fou et se casse.
- Se retrouve au zoo, où il tombe sur un gorille trucidé à la baïonnette. « Ses yeux ouverts, ses énormes mains me parurent effroyablement humains ».
- Mais v’là que Clemens le rattrape. Qui cette fois va vraiment rendre justice.
- Mais Thomas surgit à son tour et liquide le flic.
- « Une fois encore, il était moins une »…
- Entre Céline et Tintin ou James Bond…
- Thomas découvre, dans les poches de Clemens, une fortune en billet de banque.
- Or Max, ingrat mais prévoyant, fracasse la tête de son ami et s’empare de ses papiers d’identité et de son costume volés à un ouvrier français du STO.
- C’est ainsi qu’il gagnera la France…
- Les Russes ont disparu entretemps.
- Passent un petit éléphant, trois chimpanzés et un ocelot.
- « J’étais triste, mais sans trop savoir pourquoi. Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l’hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.
- Fin des Bienveillantes de Jonathan Littell. Très grand roman cathartique sans égal dans la littérature mondiale des nouvelles générations. Rien lu d’aussi fort depuis Vie et destin de Vassili Grossman, Le Temps du Mal de Dobrica Cosic ou les romans d’Aleksandar Tisma. Un livre inspiré, dérangeant, parfois saturé, insoutenable, immonde, mais envoûtant de part en part et d’une saisissante cohérence. -
Au plaisir du poète
François Augiéras versus Michel Onfray: la poésie contre le wellness philosophique.
Le plaisir va-t-il devenir obligatoire ? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens ? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus vendeur de la France du poète Villepin ?
Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et très lumineux écrivain au demeurant.
J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre « les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées ». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes ». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative ».
Chic n’est-ce pas : ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix de la philosophie: haro sur Platon et Plotin, sur l’Augustin et le Thomas si peu taquin ! Réjouissons-nous de re-jouir…
Mais rien de réjouissant, à vrai dire, ni moins encore de jouissif, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs, Michel Onfray, le rebelle (?) de naguère, est en train de virer pédant grave et massif. Demain c’est forcé : ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
Surtout il y a cela : que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, qui me rappelle à l’instant qu’on approche de l’heure du culte.
A l’heure du culte je lirai plutôt, avant de déblayer la putain de neige d’alentour, des phrases de François Augiéras. François Augiéras fut un vrai rebelle et jusques à la fin des fins dans sa grotte. François Augiéras faisait l’amour avec le monde en faisant l’amour avec un peu tout le monde, des jeunes filles, des jeunes garçons, des adultes consentants des trois sexes, des vieillards, des enfants, des chèvres, des nuages, surtout des mots. L’époque qui affiche les mots parce que la chose n’y est plus devrait brûler logiquement François Augiéras en même temps qu’elle se prépare à sanctifier puis à cloner Michel Onfray.
« J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois », écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait m'épanouir de douleur bleue...
Ce dimanche matin François Augiéras me raconte comment il va au petit bordel de la montagne « où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues », puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien.
François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé « le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche : « Une carrière, disait-il, une colline ouverte au soleil levant. Ca et là des blocs immaculés, non pas un édifice, mais des pierres blanches mouillées de rosée sur l’herbe du printemps ».
A l’instant l’herbe du printemps n’est qu’une promesse sous la neige candide, et François Augiéras repose en paix sous sa pierre elle aussi sous la neige là-bas de Dordogne, mais ses mots en troupeaux me vivifient comme la voix de Buddy Guy ce dimanche du Seigneur des agnelles : « J’allai plus loin, comme les jeunes filles en Israël qui gardent les troupeaux, un livre, un fusil à la main »…
François Augiéras. Le voyage des morts. Grasset, Les Cahiers Rouges, 2006. -
Justice rendue à Jonathan Littell
Une lecture magistrale des Bienveillantes, signée Georges Nivat
Le jour même de l'attribution du Goncourt, le quotidien romand Le Temps publiait cet article, le premier vraiment à la hauteur de son objet.« Ce livre vous prend à la gorge, à la tête, aux tripes, son écriture vous emporte comme une houle énorme », écrit Georges Nivat, « depuis longtemps la langue française n'avait reçu cargaison aussi lourde, aussi troublante. Ce n'est pas une révolution dans l'écriture, c'est une révolution dans le fret fictionnel; une nef chargée de tant d'histoire, de nuit, de sang, de pulsions, nos ports n'en avaient plus reçu depuis longtemps. »
Soulignant le fait qu’aujourd’hui, en littérature, c’est ailleurs qu’on va chercher des œuvres de cette ambition et de cette envergure, et notamment chez le Russes, Nivat se plaît à reconnaître que « l'armateur du navire est la langue française, le boucanier un Américain domicilié à Barcelone, alors que la mer qu'il laboure est le fleuve humain, dans son immensité ».
Et d’établir une relation immédiate entre Les Bienveillantes et l’auteur de Vie et destin ou encore Dostoïevski pour l’approche qui y est faite du Mal.
Au « tout passe » de Vassili Grossman, « les monceaux d'affamés crevant sur les routes, les filles éventrées, les salopards vides d'humanité... », Nivat répond à travers Littell que non : « que ça ne «passe» pas, ça remonte comme un déglutis venu du fond de la panse infernale. » Et d’ajouter à propos de l’auteur des Démons : « Dostoïevski, présent en filigrane dans Les Bienveillantes, se posait déjà la question: le bourreau et la victime sont-ils de la même engeance, sont-ils interchangeables? y a-t-il en moi du bourreau comme il y a du fiel et de la lymphe? »
Ensuite, et ceux qui voudraient limiter Les Bienveillantes aux dimensions d’un pavé documentaire réaliste à prétention historique le prendront pour eux, Georges Nivat écrit que « la réponse de cet immense et violent roman qu'on pourrait définir «délire historique» est que ça ne passe pas, c'est déjà là, depuis toujours, depuis les Atrides, depuis Œdipe, depuis le premier viol. Et c'est là parce qu'il y a dans l'homme un énorme et monstrueux inceste permanent, une fornication démente de la raison et de l'animalité. »
Personne à ma connaissance, n’a donné un si juste aperçu de l’accointance de la psychopathologie de Max Aue et du projet nazi, à savoir de l'intime et de la meute : «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l'autre. »
Eclairant également: le rapport que Nivat établit entre les grands témoins des camps, d’Auschwitz à la Kolyma, et le travail de Littell, les uns n’excluant pas l’autre : « Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg. Notre plus fiable rempart, c'était La Nuit d'Elie Wiesel, Le Dernier des Justes de Schwartz-Bart, Etre sans destin de Kertesz, c'était plus encore les grandes cathédrales d'écriture salvatrice: L'Archipel du goulag de Soljenitsyne, Vie et Destin de Grossman. C'étaient eux qui avaient élevé les digues, et même le persifleur de l'extrême qu'est Chalamov, en définitive, sauvait une part de l'humanité - malgré les âmes gelant plus vite qu'un crachat, malgré les crevards «joués» au trictrac par les truands. Grossman avait décrit l'enfer inhumain de l'épouvantable bataille de Stalingrad, mais il avait su y loger «l'îlot de la maison N°6», les deux jeunes gens à qui le commissaire attribuait une heure de bonheur amoureux avant la mort inéluctable. L'amour existait encore, l'humain était sauvable, à dose homéopathique du moins ».
Georges Nivat, traducteur de Biély et de Soljenitsyne, entre autres multiples travaux référentiels, est bien placé pour évaluer les résonances « russes » des Bienveillantes, que j’avais signalées par ailleurs dans la fin du chapitre consacré à Stalingrad, m’évoquant le Boulgakov du Maître et Marguerite : « L'auteur des Bienveillantes connaît très bien la littérature russe, et semble jouer avec elle, il joue à lui faire écho, mais un écho ravageur. Sa petite musique (le roman est divisé en mouvements musicaux) lentement balaie le grand fleuve humain comme un ruisselet d'immondices. Toute la littérature russe est retournée comme ce lapin écorché entre toccata, allemande et gigue: les plus grandes scènes de Grossman, les voilà rejouées de l'autre côté, du côté des SS, avec les Aktionen spéciales, les humains poussés à la fosse putride où la plus grande preuve de compassion pour les frères humains est d'entrer dans le sang et la merde jusqu'aux genoux pour donner le coup de grâce à une fillette. Et la grande scène de Grossman entre Mostovskoy et le chef du camp nazi où il se retrouve prisonnier, cette envolée oratoire du nazi qui dit au bolchevique: «Même si nous périssons, nous savons que vous achèverez la tâche qui est la nôtre», la voici reprise, mais à une échelle gigantesque, comme si toute cette marée d'excréments et de misère qui ne porte plus de nom unissait les deux fleuves de l'histoire du XXe siècle.
Autre rapprochement saisissant, entre la figure d’Hitler et celle d'un rabbin, que Littell ose à travers les yeux de son protagoniste – et seuls les doctrinaires bornés verront du sacrilège dans cette fantasmagorie: « Le narrateur, l'Obersturmführer Dr Aue, voit en rêve Hitler portant un châle de prière, dialogue avec le commissaire fait prisonnier en lui disant suavement: «Au fond nous récusons ensemble l'homo economicus», refait cette grande plaidoirie sur les deux peuples élus qui s'excluent l'un l'autre, plaidoirie que George Steiner avait déjà mise dans la bouche de son Hitler fait prisonnier par le commando israélien au fin fond de la forêt amazonienne.
Aue serait-il, comme il le prétend, le bourreau ordinaire, celui dont l'historien américain Daniel Goldhagen a fait le portrait dans ses Bourreaux volontaires de Hitler? Pas tout à fait, car Aue, homme distingué, mélomane qui souffre de n'avoir pas appris à jouer du piano, lecteur de Blanchot (lit-il L'Ecriture du désastre dans sa retraite de survivant caché dans le grand «fleuve humain»?), ami de Brasillach et de Rebatet, Européen en somme, mais revenu à ses origines volkisch, fils d'un père allemand qui a fait la première guerre en bourreau animal, et d'une mère française remariée qu'il hait, Aue donc prend ses distances, accompagne d'objections «réalistes» la démence de la Solution finale, organise des panels scientifiques grotesques pour déterminer si les Bergjuden du Caucase sont juifs de sang ou de culture, lit Lermontov, visite les lieux où le poète se fit tuer en duel par Martynov, cite Augustin s'étonnant que Jérôme pratique la lecture silencieuse, mais cette distance n'est qu'une mise en scène. En définitive le grand secret, c'est l'adéquation de la gigantesque orgie de sang à son propre chaos primaire intérieur: en lui est la maison des Atrides, comme elle est aussi dans le prince des Démons de Dostoïevski, Stavroguine. »
J’y ai souvent pensé en lisant Les Bienveillantes : qu’il y avait du démon dostoïevskien chez Max Aue. Mais Littell ne parvient pas, pour autant à nous communiquer l’horreur et la terreur physique que provoque Stavroguine dès sa première apparition.
Georges Nivat note cependant que « Stavroguine aussi est impuissant, Stavroguine aussi est un sadique impubère, Stavroguine aussi monte au grenier pour se pendre, quittant la gravité qui fait pencher les humains et surtout les femmes gravides vers la terre. Aue monte au grenier du superbe manoir poméranien de son beau-frère, et voit dans un délire onirique sa sœur-jumelle-épouse, avec qui il a forniqué au sortir clandestin de leur enfance ».
Ces rapprochements sont importants, car ils nous ramènent dans les sphères mythiques de la grande littérature. J’avoue n’avoir pas assez perçu cet aspect, dans les passages consacrés à la dérive psychopathologique de Mac Aue, mais l’éclairage de Georges Nivat est essentiel à cet égard : « Dans un maelström de sadisme, d'onanisme délirant, il s'accouple à nouveau, puis monte au grenier et mime sa pendaison. Mime seulement, car il n'est pas Stavroguine, il est l'enfant-monstre sommeillant dans chaque homme. Comme Le Pavillon des cancéreux, le roman s'achève au zoo, pas celui de Tachkent, celui de Berlin en flammes, où les abris antiaériens sont des cloaques de merde et de cadavres, où l'hippopotame flotte dans un déluge de fin du monde, et, devenu gorille, Aue s'empare d'un barreau de cage pour fracasser son seul ami, Thomas, le boute-en-train SS qui l'a extrait de son delirium. Non, la Götterdämmerung n'est pas pour lui, il ne suivra pas son Führer. Dans le bunker déjà à demi noyé, un Hitler sénile et tremblant décore quelques SS méritants, et lorsqu'il arrive devant Aue, celui-ci, comme Stavroguine dans le salon du gouverneur, le pince au nez. Dès lors le film s'accélère, prend des allures de plus en plus grotesques et kitsch, avant de s'achever au zoo.
Là encore : tilt ! La scène du nez pincé, illustrant aussi le côté fantastique du roman, pourrait sembler grotesque aux yeux d’un historien en pantoufles, alors que le lien établi entre Aue et Stavroguine par Georges Nivat jette une lumière nouvelle sur cet extravagant passage du bunker : « Stavroguine est porteur d'une croix, c'est ce que veut dire son nom. Aue est un monstre ordinaire comme le crapaud de Nabokov dans Bend Sinister. Il sombre dans un univers excrémentiel onirique, tuant sa mère et son père de substitution, devant les jumeaux dus à la fornication clandestine de sa sœur jumelle, étranglant sauvagement un vieillard qui joue du Bach dans cette latrine de déréliction qu'est devenu le Reich. Le mal existe encore pour Stavroguine, le chef des démons, mais il n'existe plus pour Aue, il n'a plus aucune consistance. «L'inhumain, excusez-moi, ça n'existe pas, il n'y a que l'humain et encore l'humain.» L'inhumain n'est que l'effet de la persistance diabolique et obstinée de l'humain dans l'homme: Baby Yar, Sobibor, Maïdanek, l'Aktion hongroise extorquée à Horthy, la faveur de Himmler, l'enfer inconcevable de Stalingrad, rien ne «passe», parce que tout est dicté par les Erinyes, ces Euménides, ou encore Bienveillantes qui, comme des chiennes, dévorent le sein de la jeune fille pendue à Kharkov."
Sur quoi Georges Nivat explicite mieux encore les connotatons du titre du roman de Jonathan Littell : « Que veulent dire ces Erinyes, autrement dit ces déesses de la Vengeance? Littell nous l'explique: les Grecs n'attribuaient aucune circonstance atténuante au meurtrier du fait que son crime était dû au hasard: Œdipe ne reconnaissait pas son père, peu importe! Et ce code judiciaire grec est au fond le plus juste, il condamne l'Allemagne entière, et, en un autre sens, il la disculpe puisque c'était ainsi."
Enfin, conclusion magistrale, et renvoyant à leurs petits cabinets les pseudo-spécialistes ramenant le roman à un pensum néoclassique, Georges Nivat en montre au contraire la nouveauté (non de style mais de « fret) et la portée réelle : « Les sadiques en tout genre que côtoie l'Obersturmführer Aue sont de pauvres types, telle est notre Dikè! Et le roman, en un sens, contredit tout le «récit» historique construit depuis ce Crépuscule des dieux hitlérien. On a créé un «imaginaire historique» cohérent, sans voir que sa cohérence était ailleurs: dans l'inceste fondamental, celui qui noue ensemble la folie et la raison, le sexe et la mort. Toutes les utopies sont incestueuses, comme celle des martiens de Burroughs, qui donne lieu à une note qu'envoie Aue à Himmler, ou celle de Hobbes, ou le zoo humain inventé par Hans Frank.
« Le matricide dans la villa d'Antibes est bien plus en accord avec le déchaînement de bestialité infantile que décrit ce roman effrayant, à l'humour vitriolaire, où les taches de lumière creusées par la torche du narrateur créent une épouvante insidieuse, visqueuse, «indétachable» comme un vêtement souillé et puant. Les petits énormes crânes des morts vifs du peintre Music murmurent «Nous ne sommes pas les derniers», le bourreau de la maison des Atrides européenne, murmure aussi: «Nous ne sommes pas les derniers.»La version intégrale de cet article de Georges Nivat a paru dans Le Temps en date du 11 novembre 2006. (www.letemps.ch) . Dans le même quotidien, signalons également l’entretien réalisé par Isabelle Rüf avec Jonathan Littell.
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Le rap de l'humaniste
Avec L’Anthropologue, Jon Ferguson donne son meilleur livre, véritable régal d’intelligence incarnée et d’humour.
Jon Ferguson, connu des lecteurs romands pour ses chroniques et ses activités diverses d’entraîneur de basket et de peintre, s’est déjà illustré par quelques livres dans lesquels filtrait sa philosophie d’épicurien en rupture de bigoterie à l’américaine. Or il rempile avec un roman dont le protagoniste, prof d’anthropologie culturelle sur un campus américain, frise la soixantaine et en sent les effets sur sa paire de noisettes, selon son expression. Produit typique des sixties (il a bouclé ses études en 69, « année érotique »), deux fois marié (sa première femme a filé avec son psy, la seconde est morte avec leur minibus Toyota), il s’efforce tant bien que mal, après vingt-cinq ans de redites, de suggérer à ses étudiants que notre culture - notre religion, notre façon de voir le monde, nos us et coutumes – n’est pas un modèle unique, mais que chacun est tributaire de son groupe, et que le groupe voisin mérite le respect, et que l’individu vivant – par exemple ce vieux jardinier mexicain du campus – en mérite plus encore qu’aucun groupe abstrait.
Malgré les atteintes physiques de la quasi-soixantaine, Leonard Fuller a gardé la curiosité et la verve de ses jeunes années, trouvant le meilleur écho chez sa secrétaire Sharon, plantureuse matrone acajou qui marne pour subvenir aux besoins de trois chenapans dont l’aîné sort juste de taule. Sharon en sait plus sur l’humanité que maints collègues de Lenny, lequel va montrer son propre « génie » en affrontant le fils délinquant, qu’il « retourne » d’une merveilleuse façon – le lecteur la découvrira lui-même -, non sans envoyer paître les autorités de l’Université qui lui reprochent ses propos « politiquement incorrects ».
Conduit avec brio, cousu de dialogues sonnant juste, pétillant d’humour et d’intelligence fraternelle (ainsi que le souligne aussi Gilbert Salem dans sa préface), L’Anthropologue est un livre dense et « dansé », salué en termes élogieux, excusez du peu, par le Nobel de littérature J.M. Coetzee…
Jon Ferguson. L’Anthropologue. Traduit de l’américain par Patrick Moser. Castagniééé, 183p. L’auteur signera son livre le 15 décembre chez Payot-Lausanne, de 17h à 19h, et le 20 décembre à la Librairie de Morge, de 18h.à 21h. -
La blanche de sa vie
La pêche à rôder, de Jacques-Etienne Bovard
C’est toujours un bonheur que de voir un écrivain gagner en liberté dans le développement de ses thèmes et de son expression, comme il en va des quatre récits de La pêche à rôder de Jacques-Etienne Bovard, après les avancées déjà très remarquables du Pays de Carole et de Ne pousse pas la rivière, ses deux derniers romans. D’aucunes et d’aucuns, sans même y aller voir de plus près, auront fait cette petite moue des gens sérieux pour qui la Littérature ne saurait se complaire dans l’anecdote, en avisant cet album assorti de photographies « maison », genre cadeau de fin d’année, où l’on voit la fille de l’auteur, un ami à lui pêchant de dos, son matériel exposé, un long poisson dans la rivière, que sais-je encore de plus inspirant pour les belles âmes de la paroisse littéraire romande ?
Quant à moi, déjà ferré par l’enthousiasme véhément de notre compère l’éditeur, mais demandant pourtant à y voir, j’ai bel et bien culbuté dans ce livre à l’unisson de l’auteur, puisque c’est par une chute dans la nuit matinale, suivie d’un empêtrement ponctué de jurons, que Bovard marque son ouverture, au double sens du terme tant il est vrai que la première des quatre séquences du livre, intitulée La grande blanche, coïncide avec le première jour légal de la pêche, non loi de l’embouchure de la Venoge.
Or tout de suite on y est : on y est physiquement, comme aux petites aubes les conquérants de l’inutile sortant de la cabane d’altitude, tout de suite on flaire la rivière après en avoir perçu la rumeur entre les feuilles, tout de suite on est comme happé par cette Attente dans laquelle va se dérouler tout un combat compliqué dont l’enjeu est une fuyante merveille, mi chair-mi fantasme, vivant défi qui ne peut qu’être dans l’absolu du pêcheur, aujourd’hui où c’est la mort, la « blanche de sa vie »…
La quête de l’absolu, chez Jacques-Etienne Bovard, ne va pas sans patauger, s’embrouiller le fil et le matos, surtout risquer de faire mayaule, l’expression vaudoise signifiant tout louper et rentrer bredouille. A cette sainte salope de poisse, l’écrivain consacre de formidables pages, dignes d’un grand écrivain. Deux passages, déjà, de Ne pousse pas la rivière avaient atteint cette intensité de fusion d’une perception très physique et d’une aspiration quasi métaphysique à vivre sa passion jusqu’aux confins de l’extase et de la mort, dont l’inatteignable blanche était déjà le symbole. Dans La pêche à rôder, où il gagne encore en liberté narrative et en puissance d’évocation - salut Hemingway, salut Jim Harrison -, Bovard touche à toutes les gammes de sensations et de sentiments, de la tendresse filiale (la belle initiation de Retrouvailles) à l’amitié scellée par l’Aventure, en passant par la relation profonde avec la nature ou la reconnaissance manifestée à ceux qui l’ont initié, le ressouvenir personnel d’épisodes familiaux révélateurs, enfin tous ces petits côtés et tous ces beaux moments constituant les facettes de son Grand Jeu.
Jacques-Etienne Bovard. La pêche à rôder ; un art de l’impatience. Bernard Campiche, 130p. -
« J’ai servi la beauté …»
Les incantations de Sappho, portées par la voix sublime d’Angélique Ionatos
Le grand art consiste parfois à sublimer les maux de ce bas monde, et c’est à quoi s’est vouée Angélique Ionatos à la première de Sappho de Mytilène, son spectacle dédié tout entier à l’antique poétesse grecque, palliant l’impossibilité de chanter de Katerina Fotinaki pour cause de pharyngite, et la défaillance d’une de ses guitares… Or le public, sans besoin d’aucune «indulgence », a fait un triomphe à cette extraordinaire traversée des millénaires sur les ailes de la beauté pure, où le verbe étincelant de Sappho (adapté en grec moderne par Odysseus Elytis) et les mélodies à la fois suaves et sauvages de la « démoniaque » Angélique, la voix et la présence expressives de celle-ci, et quatre musiciens complices de grand talent se sont fondus en parfaite symbiose.
« J’écris mes vers avec de l’air/Et on les aime/J’ai servi la beauté/Etait-il en effet pour moi quelque chose de plus grand ?/Même dans l’avenir/Je le dis/On gardera de moi le souvenir »… Telle est la « lettre » que rédigeait dame Sappho il y a de ça 2500 ans et des bricoles, qui nous arrive dès le premier morceau (Aérion épéon archomai) de cette suite lyrique faisant alterner douceur extrême et violence, sensualité et mystère, allégresse et fureur, tendresse maternelle (Cléis) ou lancinant érotisme (Pali pali o érotas).
Quinze après sa création, dont une trace enregistrée témoigne, Sappho de Mytilène revit ici avec une palette instrumentale élargie (où s’accentuent l’exubérance orientalo-balkanique autant que les modulations les plus dépouillées) qui doit beaucoup aux talents en fusion d’Henri Agnel (cordes pincées et percussions) et de son jeune fils Idriss (étincelant percussionniste), du clarinettiste Bruno Sansalone et de Katerina Fotinaki à la guitare, à laquelle les dieux seraient avisés de rendre sa voix pour un surcroît de beauté…
Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu’au 17 décembre, à 19h (me-je), 20h.30 (ve-sa) et 19h-30 (di). Relâche lundi et mardi. Durée : 1h.30. Location : 021 / 625 84 29 et 021/ 619 45 45
Angélique Ionatos et Nena Venetsanou. Sappho de Mytilène. CD Auvidis/Chorus. -
Tout est foutu, sauf la vie…
Jean-Louis Hourdin et François Chattot chantonnent les lendemains qui déchantent…
S’il est de notoriété millénaire que l’homme est un loup pour l’homme, ce n’est qu’avec l’avènement du communisme réel qu’il est devenu « camarade loup », comme l’écrivait Alexandre Zinoviev, alors que l’homme mondialisé incarne le prédateur à calculette débarrassé de ses vieux complexes.
« Nous avons trop longtemps été des hommes tourmentés par l’humain», s’exclame ainsi le loup « partenaire » du Marché, ainsi que le singent Jean-Louis Hourdin et François Chattot dans un spectacle didactico-burlesque assez épatant, à quelques (brèves) longueurs près, retraçant un siècle et demi de révoltes et de révolutions, par les voix du romantique libertaire Georg Büchner et du dramaturge-poète Bertolt Brecht, en passant par Marx et Engels.
« Nous sommes entourés d’assassins. Nous ne pouvons plus continuer le geste théâtral comme nous l’avons fait jusqu’ici », expliquent les compères Hourdin et Chattot, appelant de leurs vœux «des pratiques nouvelles, avec la rage et la joie au ventre d’amorcer, peut-être, le chemin de nouvelles fraternités (…) » Fort heureusement, le spectacle qu’ils proposent ces jours à Vidy est à la fois plus léger et plus fou que cette déclaration d’intention, tissé de ritournelles chantonnées et de phrases assassines en constant contrepoint avec les textes choisis. Quant à la forme, qui en appelle à la complicité du public en deux lieux successifs (place publique à l’allemande pour Büchner ronéotant des pages de son Messager hessois et les distribuant aux spectateurs debout ; salle de répétition au plancher-planisphère pour la saga marxo-brechtienne à marionnettes très expressives), elle rappelle un peu les belles heures du théâtre politique des années 60-70, entre Avignon et Nancy...
Pour ce qui est des textes cités, ce qui frappe est l’actualité saisissante de certaines pages de Marx, dont la tournure épique frise parfois la poésie, notamment quand il parle de l’argent et du monde froid de l’économie, en rupture avec la chaleureuse société des hommes. Cela étant, c’est bel et bien leur mise en théâtre, et leur prolongation satirique originale (on pense à des émules de Kraus ou de Tucholsky brocardant l’OMC ou le socialisme devenu « bourgeois pour l’intérêt de la classe ouvrière ») qui fait la qualité et l’originalité de ce spectacle de cabaret politico-panique.
Théâtre de Vidy, salle de répétition : « Veillons et armons-nous de pensée » Jusqu’au 17 décembre. A 19h.30 sauf le dimanche (18h.30) Relâche le lundi. Durée : 1h.30. Location : 021/ 619 45 45. www.theatrevidyCet article a paru ans l'édition de 24Heures du 7 décembre 2006. Photo: Mario del Curto
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Politiquement incorrects
Du Cauchemar de Darwin au franc-tireur Peter Handke
Deux livres viennent de paraître, également intéressants, sans rien de commun apparemment sinon qu’ils dérogent au confort intellectuel des bien-pensants. Discutables ? Peut-être mais surtout : à discuter. De François Garçon : Enquête sur Le cauchemar de Darwin. De Peter Handke : Le Voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
Nul besoin de présenter Le cauchemar de Darwin : ce fut le choc du cinéma documentaire, ou supposé tel, de l’année 2005. Dans une fresque saisissante, ce film d’Hubert Sauper révélait le trafic monstrueux, typique du pillage du tiers monde, consistant à rafler de pleins avions de perche du Nil, poisson artificiellement implanté dans le lac Victoria, en Tanzanie ravagée par la faim et le sida, en échange d’armes destinées à alimenter les conflits de la région. César du meilleur premier film, nominé aux oscars, gratifié de recettes mirobolantes pour le genre, ce film est devenu « culte » pour nombre d’altermondialistes, entre autres, qui y voyaient l’exemple du manifeste « citoyen ».
Or voici qu’après avoir écrit, début 2006, un premier article dans Les Temps modernes incriminant l’honneteté intellectuelle de ce film, et lançant une polémique suivie de plusieurs investigations (de Libération et du Monde, notament) sur le terrain, l’historien François Garçon, bon connaisseur du cinéma, s’est lancé dans une vaste enquête en Tanzanie sur les conditions de réalisation de ce film, révélant de drôles de procédés, pour parler gemtiment.
Une cause, estimée bonne, autorise-t-elle les manipulations et les falsifications au détriment de la réalité ? C’est ce que beaucoup ont semblé accepter de la part du cinéaste. Or l’enquête de François Garçon porte à penser que, loin d’aider les Tanzaniens, Sauper, se bornant à les utiliser de façon souvent douteuse, ne vise qu’à flatter la bonne conscience d’Occidentaux qui, de la Tanzanie réelle, se contrefoutent…
Sans prétendre détenir la vérité dernière, François Garçon ouvre un débat qui mérite d’être abordé sans hystérie, qui pourrait d’ailleurs s’étendre à l’objectivité prétendue d’autres « documentaires » à succès du genre de ceux de Michael Moore, ou, de plus sinistre mémoire, aux reportages scandaleux de la série Mondo cane de Jacopetti...
Revoyons-donc Le cauchemar de Darwin, lisons le livre de François Garçon et parlons-en en connaissance de cause…Génocide platonique ?
Autre sujet de controverse : Peter Handke. Jugé d’avance par d’aucuns, sous prétexte qu’il a montré trop de complaisance envers les Serbes, Peter Handke, interdit de Comédie-Française pour les mêmes raisons, réapparaît aujourd’hui par le truchement d’une grande pièce de théâtre dont la guerre balkanique est le sujet, montée en 2005 au Burgtheater de Vienne, dûment fustigée par les médias autrichiens et donnée aujourd’hui en traduction à La Différence avec une longue non moins qu’excellente préface d’Eryck de Rubercy, sous le titre Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
« Le thème de cette pièce est difficile à définir », déclare Peter Handke lui-même dans les propos recueillis (en postface) par Chantal Meyer-Plantureux, « il ne s’agit pas que de la Yougoslavie même s’il y a des situations précises qui renvoient aux Balkans. Cette pièce pose des questions universelles : Où est mon pays ? Qui vit dans mon pays ? Est-ce vraiment mon pays ? A qui est ce pays ? Qui est mon ennemi ? Qui est mon ami ? Qui est mon voisin ? Evidemment, ce que j’avais sous les yeux, lorsque j’ai écrit cette pièce, c’était la Yougoslavie, ce pays malheureux. Pourquoi ne pas le dire, cette pièce, c’est l’expression de ma douleur… »
Comme l’indique son titre, ladite pièce met en scène… la mise en scène d’un film sur la guerre balkanique entrepris conjointement par deux grands réalisateurs occidentaux, l’Américain O’Hara (on pense à John Ford) et l’Espagnol Machado (on imagine Bunuel), dix ans après les faits. Le spectacle de la guerre, les multiples récits de la guerre (par le présentateur, le chroniqueur local, l’historien) et les multiples commentaires autorisés sur la guerre (notamment par les « internationaux » d’un tribunal spécial) s’entrecroisent dans une vaste et chaotique représentation que traversent d’autres personnages épiques (le coureur des bois, la femme en peau d’ours ou le poète) sur fond de tragédie dont les aboutissants relèvent toujours du pur gâchis.
Mais peut-on entendre Peter Handke ? N’est-il pas jugé d’avance ? Classé génocide platonique une fois pour toutes ?
En attendant qu’un théâtre ose relever le défi de monter cette pièce à la fois percutante et passionnante, osons au moins la lire, et parlons-en…
François Garçon. Enquête sur Le cauchemar de Darwin. Flammarion, 265p.
Peter Handke. Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre. La Différence, 141p. -
Un regard insoutenable
De Truman Capote à Jonathan Littell
La scène la plus forte, et la plus émouvante aussi, du film récent consacré à Truman Capote, est celle où l’on voit l’écrivain obtenir enfin, après des années de présence et d’écoute, l’aveu de Perry Smith, l’un des deux tueurs, sur ce qui se passa réellement, d’instant en instant, durant la nuit où lui et son acolyte massacrèrent quatre innocents pour les dépouiller de moins de 50 dollars.
Perry Smith, métis de mère indienne, est celui des deux tueurs qui avait la plus riche sensibilité et le moins de raisons de tuer les Clutter. Or c’est bien lui qui les a égorgés et fusillés, comme il le détaille à Truman, après avoir décidé de les laisser tranquilles tandis que son acolyte, le très primaire et très écervelé Richard, cherchait partout les 10.000 dollars supposés planqués dans la ferme de Clutter. Et ce que Perry précise, c’est que c’est le regard du père, en lequel il a identifié un homme gentil plus que le riche fermier qu’on lui avait décrit, ce regard d’honnête homme appelant la pitié, ce regard qu’il n’a jamais vu à son propre père, qui l’a soudain affolé et l’a fait basculer dans la panique et la folie meurtrière.
Cette confrontation avec l’insoutenable regard de l’innocence, Max Aue, protagoniste des Bienveillantes de Jonathan Littell, l’a observée et vécue personnellement au fil des « actions » auxquelles il a participé, où il a vu des pères de famille, des jeunes gens cultivés et délicats autant que lui, des officiers et des soldats ordinaires « péter les plombs » et devenir des brutes sanguinaires en voyant simplement cela: ces hommes nus et ces femmes sans défense, cette jeune fille que Max exécute soudain ou ces enfants qu’on éventre pour ne plus endurer leurs pleurs…
Reprocher à Jonathan Littell de se complaire dans ces scènes me semble aussi injuste et vain que tous les reproches adressés à Truman Capote, invoquant le penchant de celui-ci pour Perry Smith ou le rôle qu’il a joué dans les recours et les sursis préludant à l'exécution des deux tueurs. Capote en a –t-il pincé pour Perry Smith, qui était beau et avait eu une enfance de misère rappelant à Truman la sienne ? C’est plausible mais ne compte guère à côté de l’extraordinaire effort de recomposition que représente De sang froid, étant entendu que l’écrivain a écouté tous les acteurs et scruté tous les détails de tout le décor. De la même façon, Jonathan Littell a ressaisi sa matière documentaire avec une prodigieuse minutie et un souci de faire parler les faits qui rappelle le « roman-vérité » selon Truman Capote. Littell n’est pas pour autant « le nouveau Capote », pas plus que son livre ne s’apparente aux Maudits de Visconti ou à La guerre et le paix de Tolstoï.
Son livre se suffit à lui-même, dont il ne faut parler, une fois pour toutes, qu’après l’avoir vraiment lu: telle étant aussi bien la lecture-vérité… -
Coups de coeur
Les choix de 3 libraires
Maryjane Rouge
Librairie Payot, Lausanne
Deon Meyer. L’âme du chasseur. Traduit de l’anglais (Afrique du sud) par Estelle Roudet. Points Seuil, 472p.
«Ce thriller politique est mon coup de cœur ! Très intéressant par son aperçu de la nouvelle réalité sud-africaine, après la fin de l’apartheid, où l’on voit qu’il y a encore beaucoup à faire en matière d’égalité raciale et de justice, il est en outre superbement écrit. Le protagoniste, surnommé P’tit, est en réalité un immense gaillard qui fait figure de héros malgré son passé de tueur des services spéciaux. Au moment où il a décidé d’assagir, amoureux et en charge du gosse de son amie, voilà qu’on l’appelle au secours, et c’est reparti… »
Richard Montanari. Déviances. Traduit de l’américain par Fabrice Pointeau. Le Cherche-Midi, 470p.
«Tous les ingrédients du polar noir haletant se retrouvent dans cette histoire de serial killer à délire mystique, dont la première victime est une adolescente retrouvée mutilée et en posture de prière. Cela se passe à Philadelphie, où un flic un peu rétamé et bordeline enquête avec la jeune Jessica, laquelle assure « un max ». Très bien construit et d’une écriture non moins convenable, ce roman intéresse à la fois par son aperçu des dérives violentes de la religion et par ses personnages, réellement attachants. »
Henning Mankell. Le retour du professeur de danse. Traduit du suédois par Anna Gibson. Seuil policiers, 410p.
«Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas l’enquêteur favori de l’auteur que nous retrouvons ici, mais un jeune inspecteur angoissé par le cancer qu’on vient de déceler chez lui. A cette mauvaise nouvelle s’ajoute celle de l’assassinat d’un ancien collègue, sur lequel il va enquêter pour se trouver bientôt plongé dans le milieu glauque des anciens nazis et de leurs émules actuels, avec un deuxième crime corsant encore l’affaire. Mêlant suspense et investigation sur un thème de société, Henning Mankell nous captive une fois de plus… »
Claude Amstutz
Librairie Payot, Nyon.
Jean-Luc Coatalem. La consolation du voyageur. Livre de poche, 181p.
«Le double intérêt de ce livre tient aux contrées qu’il évoque, des Indes aux Marquises ou de Turquie en Bretagne, entre beaucoup d’autres, et aux écrivains qui « accompagnent » l’auteur dans ses pérégrinations, tels Rimbaud ou Cendrars, Loti ou Segalen. Cette double bourlingue nous fait croiser le sillage des mutins du Bounty autant que Paul Gauguin en ses îles, au fil d’un récit littéraire agréable de lecture et très bien écrit, où la réalité est souvent ressaisie par le petit bout de la lorgnette ».
Antoine Blondin. Mes petits papiers. Chroniques et essais littéraire. La Table ronde, 423p.
« Ces chroniques ont valeur de fresque d’époque, qui recouvrent la deuxième partie du XXe siècle et sont marquée par le ton très personnel et la « patte » de ce marginal mélancolique qu’était l’auteur d’Un singe en hiver. A ce propos, il revient ici sur les reproches qu’on lui a faits d’exalter l’alcoolisme, avec des nuances aussi malicieuses que justifiées. L’amitié (pour Marcel Aymé, Roger Nimier ou René Fallet) va de pair avec la liberté d’esprit, comme lorsqu’il s’en prend à la haine des « justiciers » de l’épuration. »
Penelope Fitzgerald. L’affaire Lolita. Traduit de l’anglais par Michèle Levi-Bram. Quai Voltaire, 172p.
« Il vaut la peine de redécouvrir ce roman datant des années 50 dont les observations vives, voire féroces, contrastent avec son écriture un tantinet fleur bleue. Il y est question des tribulations d’une veuve qui ouvre une librairie dans la province anglaise, suscitant la réprobation croissante des gardiens de la conformité vertueuse, et notamment lorsque éclate le scandale lié à la publication du Lolita de Nabokov. Comme on dit que son chien a la peste pour le noyer, tout est bon pour couler la librairie en question… »
Nicolas Sandmeier
Librairie du Midi, Oron-la-Ville
Kent Haruf. Les gens de Holt County. Traduit de l’américain par Anouk Neuhoff. Robert Laffont, 409p.
« On retrouve ici les deux vieux frangins du précédent Chant des plaines dans leur ferme perdue du Colorado, après l’épisode qui les a vus accueillir une jeune fille-mère, laquelle est repartie vivre de son côté. La mort d’un des frères est l’événement central de cette suite, qui verra réapparaître la jeune fille auprès du frère survivant. Par ailleurs, l’auteur brosse un tableau plein de relief de la société provinciale, en s’intéressant surtout aux plus démunis dont il détaille de beaux portraits. »
Andréi Guelassimov. L’année du mensonge. Traduit du russe par Joëlle Dublanchet. Actes Sud, 378p.
« Le protagoniste de ce roman est un traîne-patins qui se fait virer de la multinationale moscovite où il travaille, dont le boss le récupère aussitôt pour qu’il s’occupe de son jeune fils trop sage, qu’il aimerait encanailler. Le rapport entre le tuteur et son pupille sera marquant pour celui-là plus encore que pour celui-ci, jusqu’à ce que se pointe une femme évoquant Audrey Hepburn. Sur fond de nouvelle société russe, l’auteur de La soif entraîne ses personnages dans de nouvelles virées très arrosées… »
Javier Cercas. A la vitesse de la lumière. Traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksander Grujicic. Actes Sud, 286p.
« Après son premier roman à succès, Les soldats de Salamine, Javier Cercas endosse ici son propre rôle en se rappelant un séjour qu’il a fait, dans sa vingtaine, aux Etats-Unis où il a été marqué par la rencontre d’un certain Rodney, ancien du Vietnam qui l’influence notamment par les étonnantes considérations qu’il développe sur la création littéraire, avant de disparaître soudain. Revenu en Espagne, le jeune auteur, auquel son succès donne la « grosse tête », va retrouver par hasard son mentor et en nourrir une réflexion lucide sur sa vie ».
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Poète de l'instant
Hommage à Pierre-Alain Tâche. Une exposition et un nouveau livre marquent 40 ans de poésie.« Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes », notait Roland Dubillard dans ses carnets, et cette image nous est revenue en lisant Roussan de Pierre-Alain Tâche, qui vient de paraître en même temps qu’un bel hommage est rendu au poète lausannois au palais de Rumine.
On nous objectera que rien, au premier regard, ne rapproche le jeune poète de Dubillard et le digne Pierre-Alain Tâche, figure éminente de la poésie romande qu’on pourrait dire le double héritier de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, dont le personnage de notable bien établi, magistrat en retraite, n’a guère du bohème à lunette fendues.
Or à y regarder de plus près, sans fard social, c’est bel et bien le poète frais émoulu que nous retrouvons dans ce que nous préférons des fusées lyriques de ce Pierre-Alain Tâche qui, il y a quarante ans de ça, avec Greffes puis La boîte à fumée, incarnait le jeune poète à nos yeux adolescents. Depuis lors, l’écrivain régulier a produit son œuvre, riche aujourd’hui d’une trentaine de titres. Or sa poésie, à travers son évolution vers moins de fioritures précieuse et plus de simplicité, a conservé cette fraîcheur du verbe à sa source (laquelle a des cheveux d’écume blanche et des éclats de lunettes en miettes) qui se joue des âges.
D’un recueil à l’autre, Pierre-Alain Tâche a cartographié, bien au-delà de nos régions, une géographie poétique qui sait ressaisir le génie du lieu (autant que Charles-Albert Cingria, Michel Butor ou Jacques Réda) et magnifier l’instant vécu. De notre Cité lausannoise à l’île d’Orta ou, dans Roussan, des bleus salés-sableux de Vindilis (Belle-Île-en-Mer) à tel jardin perdu d’une enfance ou à telle maison close de Semur-en-Auxois, le poète nous lave le regard au fil de mots comme rénovés. Francis Ponge disait qu’il prenait les objets du monde pour les réparer dans son atelier. Tâche s’y emploie lui aussi, avec une sorte d’enjouement amoureux et de gravité légère. Tantôt limpide et tantôt baroque, ludique ou pensive, musique et peinture en contrepoints subtils, la poésie de Pierre-Alain Tache est éloge serein. D’aucuns lui reprocheront d’ignorer l’effondrement des tours de Manhattan. C’est que son horloge est réglée sur le temps des forêts qui repoussent, dont les allées résonnent comme celles de cathédrales…
Pierre-Alain Tâche. Roussan. Empreintes, 109p.
Lausanne. Palais de Rumine. Pierre-Alain Tâche, une poétique de l’instant. Exposition, jusqu’au 31 mars 2007. -
Pépères sur la route
Eric Clapton et JJ Cale réunis
Quand un nonchalant vieillissant de la guitare-broderie rencontre un maxi-relax de la guitare-dentelle, cela ne peut donner dans la frénésie, mais ce n’est pas vraiment ce qu’on attend de la rencontre des deux légendes du blues-rock réunies ici en studio, au son aussi « cool » que le bitume de la route d’Escondido (Californie) un après-midi de soleil mâchant son chewing-gum. On savait l’admiration de Clapton pour l’auteur de Cocaïne et d’After Midnight, qu’il a dignement défendus naguère, et c’est lui-même qui a pris l’initiative de cette rencontre au sommet… de moyenne hauteur. Du moins les deux « pattes », et les deux voix au même moelleux, se mêlent-elles agréablement au fil de ces quatorze compositions, dont JJ Cale signe la plupart.
Cela part avec un Danger sans risque, et la suite genre country-folk, avec Heads in Georgia et cinq ou six autres titres, reste fort sage et même lisse, avec de beaux moments tout de même (le solo frémissant d’Albert Lee sur Dead End Road, avec Taj Mahal à l’harmonica) pour rejoindre (dès Hard to Thrill) un blues-rock plus fusionnel qui trouve sa meilleure expression à la toute fin, avec Ride The River, d’un lyrisme country chaleureux où les deux voix et la paire de six cordes flambent doucement et sûrement, scellant une rencontre plus « historique » qu’inoubliable…
J.J. Cale et Eric Clapton. The Road to Escondido. Warner Music -
L’aura de la lecture
En lisant Rosebud de Pierre Assouline (1)
Il est certains livres dans lesquels on se trouve tout de suite bien, et c’est ce que je me suis dit après avoir lu le premier chapitre de Rosebud de Pierre Assouline, dont le sous-titre, Eclats de biographies, annonce la forme fragmentaire et la réfraction des travaux du biographe. Tout de suite j’y ai trouvé cette espèce d’aura intime qui signale à mes yeux le cercle magique dont parlait Henry James à propos de la fiction, et qu’on retrouve, hors du temps et des lieux, dans l’extrême présent ou l’extrême présence d’un livre, d’une pièce de musique, d’un tableau ou d’un film, et souvent par la grâce d’un détail cristallisant dans la mémoire à la façon de l’image dans le tapis. Or justement c’est sur un tel détail que s’ouvre Rosebud : sur la boule de cristal contenant un paysage de neige qui fait rêver Citizen Kane, le vieil homme surpuissant qui se rappelle la luge de son enfance. D’Orson Welles au petit pan de mur jaune de Vermeer évoqué dans la Recherche du temps perdu ou au lustre de Baudelaire, en passant par divers autres détails qu’il dit les « refuges des merveilles de la vie », jusqu’au bar de la rue Delambre dont il aime à retrouver l’ambiance jazzy, à l’enseigne précisément du Rosebud, Pierre Assouline entreprend une sorte de rêverie «d’après objet », comme le « d’après nature » du peintre, qui prolonge ou reprend ses interrogations de biographe, en quête des « ombres de vérité » et du « détail juste » propre à chaque auteur.
J’avais commencé de lire Rosebud le soir même d’une journée mélancolique durant la matinée de laquelle j’avais déballé, de ses cartons, la bibliothèque de la mère défunte de ma bonne amie, dont les livres étalés racontaient l’histoire, à commencer par ce gros volume tout cassé, plein de coupures de presse que notre chère K. avait scrupuleusement découpées et insérées dans la biographie de Simenon par Assouline, précisément, dont je trouvai, le même jour dans mon courrier, le Rosebud aimablement dédicacé.
Immédiatement touché par le ton et les images de Rosebud, et très intéressé aussi par les figures évoquées au fil du livre (Kipling, Celan, Bonnard, notamment) j’ai proposé à Pierre Assouline de nous rencontrer pour en parler, et quelques jours plus tard un rendez-vous était fixé, que je fus contraint d’annuler pour cause imprévue; sur quoi j’égarai Rosebud. Pendant une semaine: plus moyen de le retrouver et donc plus moyen de l’annoter comme je le fais de toutes mes lectures. Or je savais qu’il n’était pas sorti de nos murs, mais plus moyen de mettre la main dessus. Ainsi l’ai-je racheté, pour en reprendre la lecture en commençant par le dernier chapitre, consacré à Bonnard.
Pierre Assouline dit avoir de la peine à conclure Rosebud, comme Bonnard peinait à ne pas ajouter une touche de lumière à ses tableaux, jamais vraiment achevés. « Une fin ouverte caractérise la roman moderne », note Assouline au début du chapitre, me rappelant aussitôt les réflexions de Jean-Yves Tadié sur Le roman au XXe siècle, que je suis toujours en train de lire, en même temps que je lis tout le temps Proust. Et que signifie cette « ouverture », de L'Homme sans qualités de Musil à la Lectrice à la table jaune de Matisse ? Aveu d’impuissance ouvert à l’exaltation esthétique du non-fini chère aux minimalistes à bout de souffle, ou réplique à la « tyrannie du fini » ? Le silence de Bonnard me semble une bonne réponse à cette question, à moduler d’objet en objet, « d’après nature » comme aurait dit Cézanne laissant le blanc affleurer comme un autre ciel…Je sais que je retrouverai mon premier exemplaire de Rosebud, probablement égaré dans les strates de la bibliothèque de notre vieille dame aimée. En revanche jamais je ne retrouverai le Rosebud de Vladimir Nabokov, ce petit Argus bleu dans sa pochette de papier transparent que le grand écrivain, en reconnaissance de ses soins, offrit à mon ami médecin R., qui me le donna à son tour pour me remercier de tous les livres que je lui avait fait découvrir. Le petit papillon s'est perdu au fil de mes déménagements; il a dû s'envoler alors que je déballai ma bibliothèque, une fois ou l'autre, mais son souvenir me restera tant que je vivrai et que vivra en moi le souvenir de mon ami de jeunesse tombé dans la face Nord du Mont Dolent, il y a tant d'années déjà...
Pierre Assouline. Rosebud. Gallimard, 219p.
Jean-Yves Tadié. Le roman au XXe siècle. Belfond, repris dans Pocket Agora.
Vient de paraître: Jean-Yves Tadié, De Proust à Dumas. Gallimard, 394p.
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Actualité de Cendrars
Dernières parutions
L'actualité de Cendrars est relancée ces jours par la publication de quatre livres marquant, du même coup, la fin de la réédition des Oeuvres annotées par Claude Leroy, chez Denoël. Avec les volumes 13, 14 et 15 de cette série s'achève ainsi une édition assortie d'un appareil critique léger. Le dernier volume, reprenant les fameux entretiens de Cendrars avec Michel Manoll, Blaise Cendrars vous parle... illustre parfaitement le travail de mise en perspective de Claude Leroy, qui détaille par exemple les circonstances dans lesquelles ont été réalisés ces entretiens et l'énorme travail de refonte accompli par Cendrars pour le passage de l'oral à l'écrit.
Autre transcription passionnante relevant du même genre: Celle de Qui êtes-vous ?, émission de radio qui rassemble ici, autour de Cendrars, divers interlocuteurs (dont les écrivains Emmanuel Berl et Maurice Clavel) qui s'affairent à pousser le poète dans ses derniers retranchements, d'où il échappe le plus souvent avec des prodiges de malice affabulatrice ou de mauvaise fois. Un certain Dr Martin, jouant les psychanalystes, parvient cependant à le transporter, soudain, sur le terrain de l'absolue sincérité, et tout l'entretien s'en trouve éclairé d'une autre lumière. La pauvre Berl ne semble pas bien comprendre à quelle sorte de vérité se réfère Cendrars, alors que les propos de celui-ci tissent une véritable profession de foi poétique sur fond, quelque peu inattendu, de pessimisme philosophique nourri de Schopenhauer.
Le continent Cendrars n'a cessé, ces dernières années, de se trouver cartographié par moult diligents chercheurs tous plus ou moins liés au Fonds Cendrars des Archives littéraires suissses. Ces travaux ont nourri, comme elle le révèle d'entrée de jeu, la nouvelle édition de la grande biographie de son père dont Miriam Cendrars avait publié une première mouture en 1984. Monumentale, cette biographie entremêle le récit d'une vie et les innombrables écrits procédant de celle-ci ou la réinventant, d'une manière incessamment créatrice. Fils d'un inventeur raté qui s'inventait déjà tout un monde dans ses palabres de bistrot, le jeune Sauser devenu Cendrars a passé par une multitude d'avatars souvent peu connus, parfois peu glorieux, mais dont l'ensemble constitue bel et bien une légende de la littérature du XXe siècle.
Deux affabulations du poète, rapportées par Claude Roy
"Blaise Cendrars, quand je le rencontrai, était un vieil homme. Manchot, boucané, la trogne d’un adjudant de la Coloniale qui aurait eu du génie dix minutes avant Apollinaire. La prose du Transsibérien, les Pâques à New-York : mon cœur bat toujours en lisant ces poèmes.
Un grand malheur avait frappé Cendrars : la mort de son fils. Un peu de hargne aussi l’avait atteint, comme un peu de mal-mûri gâte une vieille pomme rouge : Cendrars était, tout compte fait, un célèbre méconnu. Il consolait sa grande peine, et ses petits ressentiments, en fabulant à sa machine à écrire. Un de ses livres d’alors s’intitule Histoires vraies. C’est hâbler dès le titre. Cendrars galopait au large du réel.
Un jour, j’avais été lui rendre visite à Aix-en-Provence. Pendant tout le déjeuner il m’avait parlé du célèbre tableau du Maître de l’Annonciation d’Aix. Je n’avais pas de chance. La toile était justement en voyage. Elle avait quitté l’église de la Madeleine, envoyée il ne savait où pour une de ces expositions temporaires qui font voir du pays aux chefs-d’œuvre. Mais ça ne faisait rien : Cendrars avait exactement le tableau dans l’œil. Il le connaissait comme sa poche. Il l’avait étudié pendant des mois et des mois. Il avait même fait à son sujet des découvertes capitales. Il avait acquis la certitude que l’auteur de cette Annonciation était un de ces satanistes déguisés en peintres pieux qui abondaient au XVè siècle.
Ils camouflaient sous une orthodoxie apparente leurs blasphèmes et leurs défis. La preuve, c’est que le bouquet qui, dans l’Annonciation d’Aix se trouve aux pieds de la Vierge est composé sournoisement de toutes les fleurs chères à Satan, et aux treize mille démons, Séddim, Schirim, Bélial, Belzébuth et leur cohorte sulfureuse.
Le peintre avait rassemblé dans un pot de cuivre la flore de l’enfer : le chardon stérile, la racine de houx, la mandragore, l’iris noir, toutes les fleurs du jardin du mal. Cendrars était intarissable sur ses découvertes. Il les étayait d’une scintillante érudition où les traités de démonologie, les Pères de l’Eglise, les descriptions des théologiens de l’Eglise syriaque, l’Histoire de la Magie en France du bon Garchet et les traités persans d’astrologie venaient à la rescousse.
Après le déjeuner, nous allâmes en flânant jusqu’au Musée, et dans la seconde salle, je tombai sur la toile de l’Annonciation d’Aix. Elle y était accrochée temporairement, parce qu’on faisait des travaux dans l’église de la Madeleine. Je me précipitai sur le bouquet dont Cendrars m’avait entretenu pendant une bonne partie du déjeuner. Pour découvrir que le peintre avait représenté avec autant d’amour que de minutie, non pas les végétaux vénéneux que m’avait décrits le poète, mais (plus innocemment) deux lys blancs, une campanule bleue et une rose rouge.
« Regardez, Cendrars ! » M’écriai-je.
Il se pencha, examina avec un œil stupéfait le bouquet que je lui désignai, se releva avec une expression souveraine d’indignation :
« Ah les salauds !s’écria-t-il : ils ont fait des repeints ! »
L’année suivante, après une journée à Aix en compagnie de Cendrars, il m’emmena boire à la fin de l’après-midi le verre des adieux dans un petit bar du cours Mirabeau. Il ne pouvait m’accompagner jusqu’à la gare, où j’allais prendre le train, mais avait décidé de faire un bout de chemin avec moi.
« Vous avez vu, me dit-il, le patron de ce petit bar devant lequel nous venons de passer ? C’est Charlot, un vieil ami à moi. Ah si nous avions eu le temps, j’aurais aimé que vous bavardiez avec lui ! C’est un personnage étonnant. Il est bistrot, mais il a en même temps la passion de l’archéologie, des vieilles pierres, de l’histoire. Pendant l’occupation, c’est lui qui a organisé l’évasion des résistants de la prison d’Aix. »
« Quelle évasion ? » demandai-je.
« Oh ! tous les journaux en ont parlé. On a même décoré Charlot après la Libération . Il était peut-être le seul aixois à connaître l’existence du souterrain creusé au Moyen Age, un souterrain qui réunissait le Palais de Justice à la place où avaient lieu les exécutions capitales. Charlot a réussi de sa cellule à en trouver le tracé, à creuser au bon endroit pendant des nuits avec ses camarades, et finalement à y faire passer douze personnes avec lui, qui attendaient d’être fusillées par les Allemands. Une nuit, ils ont filé et les Allemands ne les ont jamais rattrapés. »
Je quittai Cendrars, arrivai à la gare, pour m’apercevoir que j’avais raté mon train. Schéhérazade ne donne pas la vertu d’exactitude à ceux qui l’écoutent. J’avais deux heures à tuer en attendant le prochain départ, et je décidai de retourner bavarder avec le nommé Charlot.
Il fut très aimable. Dommage : il n’avait jamais été en prison sous l’occupation. Il n’y avait malheureusement eu aucune évasion de la prison ni du Palais de Justice. Personne n’avait entendu parler du fameux souterrain qui réunissait la Conciergerie à la place des exécutions capitales.
Mais quoi ? Quel mal y avait-il là ? Cendrars avait été heureux deux heures. Je l’avais été avec lui..."
Propos rapportés par Claude Roy in Somme toute, anatomie du mensonge. Paris Gallimard.1976. Page 215-217.
Photo de Robert Doisneau: Blaise Cendrars et les Gitans d'Aix-en-Provence.
Cette citation de Claude Roy a été retrouvée par Bona Mangangu, citée sur son blog (cf liens ci-contre). -
Quel esthétisme nazi ?
Sur la prétendue complaisance de Jonathan Littell
D’aucuns, entre autres comparaisons aventurées, ont rapproché Les Bienveillantes des Damnés de Luchino Visconti, et voici qu’un jugement se répand selon lequel Jonathan Littell contribuerait, avec son roman, à une esthétisation du nazisme tel qu’un autre film, Portier de nuit de Liliana Cavani, l’a indéniablement inscrit dans notre mémoire visuelle.
Je viens pour ma part de revoir Les Damnés, film admirable au demeurant et qui joue, à l’évidence, sur la fascination esthétique qu’ont pu exercer la dramaturgie et les images du nazisme. La scène fameuse de la Nuit des longs couteaux, d’un érotisme à la fois glamour et glauque qui finit dans le mélange du foutre et du sang, reste emblématique à cet égard, autant que les figures du SS blond Aschbach et de l’androgyne Helmut Berger. Pour autant, cette esthétisation évidente du paganisme noir du nazisme ne se réduit pas à une apologie qu’en ferait Visconti, mais c’est là un autre débat.
Ce qui est sûr à mes yeux, c’est que l’esthétique du film n’a strictement rien à voir, mais rien, avec celle des Bienveillantes, dont pas une page ne marque la moindre exaltation lyrique des figures du nazisme. Or un autre rapprochement me semble bien plus pertinent que celui-là, et c’est celui qu’il faut faire avec Pompes funèbres de Jean Genet, qui est ni plus ni moins que l’apothéose de la représentation érotico-poétique du nazisme en littérature. Du début à la fin de Pompes funèbres, d’une écriture somptueuse qui n’a rien à voir avec celle de Littell (lequel a d’ailleurs traduit Genet, sauf erreur), l’on pourrait dire que tout bande pour les figures idolâtres essentiellement phalliques du nazisme. Le texte bande, si l’on peut dire, pour le drapeau et la moto, les bottes et les casques, ainsi de suite. Qu’ils soient Boches enculeurs ou miliciens enculés (pardon pour ces termes mais Genet ne fait pas dans l’euphémisme verbal plus que Littell), les personnages de Genet participent d’un cérémonial érotique et guerrier dont les emblèmes du nazisme exaltent une fascination constante, vouée à l’exaltation de la trahison et à la mort. Mais rien, absolument rien de cela ne se retrouve dans Les Bienveillantes. Max Aue lui-même - qui n’est pas Littell faut-il le rappeler ? – ne « bande » jamais pour aucun de ces emblèmes esthétiques. D’ailleurs ce n’est guère un visuel de culture. Son goût le plus intime est essentiellement littéraire et musical, du côté de Bach et de Couperin, Rameau ou Monteverdi. A Wagner, dont l’esthétique est évidemment plus proche des pompes nazies que celle du Cantor, seul Rebatet le fasciste, indiscutablement fasciné par la brute barbare, fait allusion en passant.
Dans les grandes largeurs, enfin, rien ne permet formellement d’établir la fascination du romancier lui-même pour l’esthétisme nazi, ni moins encore de prétendre que son livre en est imprégné.
L’érotisme de Max Aue n’est jamais esthétisé : il est ce qu’il est, vertigineusement pulsionnel et visqueux. Aucun des personnages du roman n’est stylisé de manière flatteuse ou équivoque. Aucune des scènes du roman ne relève de la mise en scène d’un Visconti ou du trouble panique d’un Genet. Les Bienveillantes ne procèdent pas par fascination, au sens où l’on trouverait une beauté diabolique à l’horreur, mais par sidération. S’il y a de la beauté éparse dans le roman, elle n’est jamais liée au nazisme lui-même ou à ses figures. C’est une vision lointaine et fugace des crêtes du Caucase, le sourire d’un vieux Juif accueillant la mort en toute sérénité, ou les gestes d’une femme qui nous rappelle que la compassion existe jusque dans ces enfers. Littell ne vise jamais à édulcorer ceux-ci. Ce roman n’acclimate en aucun cas le nazisme mais nous traverse comme le pire cauchemar qui soit. Le sentiment dominant qui émane des Bienveillantes est une tristesse indicible… -
Avec vue sur la mer
Je m’en suis tenu, maman, à ta règle de ne pas s’en laisser conter. J’ai résolu, en me rappelant ce que tu m’as appris, de ne suivre que mon instinct, sans m’occuper de ce que les autres pensaient ou disaient. Je ne me suis pas laissé piétiner, et c’est à cause de ça que nous nous sommes trouvés finalement elle et moi, je te parle de Marie-Ange.
Mon projet c’était d’assumer, comme ils disaient. J’avais été ébranlé par le départ de Vera. Je ne m’étais pas rappelé tes préventions à son égard. Je m’étais dit que peut-être elle avait raison - que c’était moi qui déraillais. J’ai donc hésité, puis je me suis ressaisi.
Elle m’a dit que j’étais un taré. Elle m’a dit: tu dois être un pervers, oui c’est cela tu es un pervers, tu me fais gerber. Elle a dit ça. Elle voulait me faire mal. Elle ne supportait pas l’idée que j’aie mes propres goûts. C’était comme en musique: elle n’admettait pas que j’apprécie Frankie Laine et Dolly Parton. Elle aurait voulu que je m’en remette entièrement à elle: elle prétendait que la country était barjo et qu’elle, Vera, ne pouvait simplement pas tolérer qu’on joue de la country ou du folk sous son toit. Par rapport à mon goût particulier, elle m’a dit que j’étais un vicieux, mais là je me suis défendu en lui rappelant que c’était elle qui m’avait conseillé de me libérer quand on s’était rencontrés, puis que c’était elle qui me l’avait fait la première fois.
A part ça, même si ma tendance n’était pas tellement revendiquée alors en tant que telle, j’avais pour moi toute le nouveau trend de l’époque. Partout, à ce moment-là, tout le monde ne faisait que répéter: vivez votre fantasme, affirmez votre désir, affichez votre différence. Tout le monde s’assumait en long et en large. Il n’y en avait partout que pour la différence et c’est ce qui m’a poussé à sortir du bois à mon tour.
Mais là-dessus, pour y parvenir, il est vrai qu’il m’aura fallu du temps et du cran. C’est qu’il faut dire, et là vraiment je ne vais rien te cacher, que ma différence à moi était un peu spéciale.
La réaction de Vera m’avait mis sur mes gardes. Alors même que c’était elle qui m’avait fait flasher là-dessus, je m’étais aperçu que ce jeu amoureux que j’avais redécouvert en sa compagnie, et qui me semblait tout ce qu’il y a d’innocent, ne lui était apparu comme ça que le temps d’une séance alors qu’il deviendrait, d’après ce qu’elle disait, un vice ou une perversion à se répéter.
Quant à moi, je ne voyais pas du tout les choses ainsi. J’avais découvert un truc hyperfort et je m’y tenais. J’avais retrouvé une sensation géniale et je ne vois pas pourquoi j’aurais culpabilisé. D’une certaine manière, aussi, je t’avais retrouvée. Peut-être que je n’aurais pas osé te le dire comme ça, quand tu étais encore là. Peut-être que ça t’aurait choquée, comme quand je t’ai avoué que j’avais bu un verre de notre urine avec Timothée, autour de nos sept ans, mais à présent je te dois cette vérité, c’est une question entre nous, maman, puisque ces moments-là me restent aussi comme mes plus anciens souvenirs de toi, je crois bien.
Je me les suis rappelés surtout à l’odeur. Tout n’était plus alors qu’une affaire de sensation, mais c’est sacrément important: les psychologues le répètent tant et plus. En tout cas moi ça restait le lien le plus fort entre nous.
Tout de suite, quand Vera me l’a fait, je me suis retrouvé tant d’années en arrière, dans une lumière qui devait être celle de la salle de bain aux vitres dépolies de la maison des Oiseaux, je me suis rappelé le dur et le doux de la planche à langer que tu avais installée en travers de la baignoire à pieds de fonte, je me suis rappelé la petite flamme bleutée de la veilleuse du chauffage à gaz que je distinguais d’en dessous et je me suis rappelé des sons lointains qui devaient être ceux de la vie dans le quartier, je me suis rappelé l’odeur de la grosse commission, comme tu l’appelais avec une sorte de reconnaissance, comme si ça te prouvait que j’existais, et peu après je me suis rappelé l’odeur de la crème Nivea qu’on pourrait simplement dire l’odeur de propre en ordre et de sécurité que j’associe aussi à ta présence à chaque fois que j’avais transpiré au cours de mes chères maladies d’enfant et que tu me changeais avant de m’apporter ma tisane, je me suis rappelé tout ça mais je n’en ai pas parlé à Vera, et je me le suis parfois reproché, mais c’était avant de rencontrer Marie-Ange.
Ensuite, par l’imagination, ça a été encore plus géant. Au fur et à mesure que je revivais cette première séance, je retrouvais d’autres sensations et d’autres détails qui me rappelaient notre vie tout au début aux Oiseaux.
Et c’est ça, peut-être, c’est sûrement ça qui a fait paniquer Vera, avec cette intuition que vous avez toutes.
Elle a dû se dire, probablement, que ce que je lui demandais de me faire, là, nous ramenait à autre chose qu’à notre histoire.
Ce qui est certain c’est que c’est à cause de ça que cela s’est gâté entre nous et qu’elle m’a jeté, mais c’est aussi vrai qu’après m’être posé des questions j’en ai eu marre de tout prendre sur moi et que j’ai décidé, avec l’aide de Jean-Yves, d’assumer mon fantasme.
J’avais alors plus de trente ans, mais je me sentais un peu flottant à quelque part. Je n’estimais pas avoir encore trouvé la voie particulière dont tu disais que j’étais digne - toi qui me rêvais plus ou moins soliste dans un orchestre de danse parce que tu m’avais payé des leçons de piano toutes ces années et que ma façon de jouer du Richard Clayderman te semblait fantastique -, mais je sentais que je devais faire quelque chose qui tranche avec la routine de l’agence où je travaillais en intérimaire.
Déjà, d’avoir rompu avec Vera m’a fait du bien, contrairement à ce que j’avais craint. Plus j’y pensais et plus je me disais que cette femme m’aurait empêché de respirer à la longue. Notre collage durait depuis plus de trois ans, avec deux ou trois crises qui t’avaient plutôt réjouie, puis ça a été ton attaque foudroyante qui m’a tellement secoué que je me suis rendu compte que sans Vera je me serais effondré, mais j’avais aussi remarqué, durant cette période où je commençais mon travail de deuil, comme l’appelait Jean-Yves, que Vera était hyperdure et combien aussi, matériellement parlant, elle se montrait calculatrice.
Jean-Yves m’a aidé à me faire à la solitude, c’est lui qui a commencé à me donner à lire des trucs en psycho, il m’a écouté et je lui en ai raconté de plus en plus, un jour que je lui ai dit ma terreur de voir papa débarquer dans son cabinet j’ai fondu en larmes comme un môme et il m’a pris dans ses bras, après quoi les vannes se sont ouvertes et je lui ai tout déballé, toutes nos années, toutes les fois où papa se pointait et finissait par te menacer, d’une séance à l’autre je descendais le courant selon son expression et puis j’ai commencé de le remonter et c’est tout à la fin que j’ai cassé le morceau, un jour j’allais tellement mal qu’il m’a dit que j’avais besoin de quelqu’un et qu’il m’a posé la main sur la cuisse, mais moi je me suis retiré tout de suite en me veillant de ne pas le blesser, il ne l’a d’ailleurs pas du tout mal pris, il m’a même dit que c’était mieux comme ça et c’est alors qu’en toute confiance je lui avoué mon fantasme.
Quand Jean-Yves m’a dit qu’on allait travailler ce sujet-là, je me suis dit, surtout après le coup de la main sur la cuisse, que je devais une fière chandelle à ce type et d’autant plus qu’il avait lui-même une vie à problèmes à ce qu’il semblait.
Pourtant j’étais encore bien loin, à l’époque, d’envisager un coming out que Jean-Yves lui-même ne me conseillait pas. Ensuite de quoi, et ça aussi m’a salement secoué, mais peut-être aussi libéré d’une certaine façon, Jean-Yves a disparu sans crier gare. Comme nous avions espacé les séances, il se passait parfois deux ou trois semaines sans que nous ne nous rencontrions, puis il m’a parlé d’un autre poste qu’il pourrait peut-être décrocher au sud de la France, et finalement c’est par une lettre un peu distante, sur un ton qui m’a plutôt déçu, qu’il m’a expliqué que nous ne nous reverrions pas et que je pouvais continuer la thérapie avec Glenda, après quoi ses adieux étaient plus affectueux et il me laissait son adresse, mais jamais je ne lui ai récrit et d’ailleurs je n’avais plus tellement besoin d’une aide de ce côté, je venais de vendre les Oiseaux, j’avais de quoi survivre quelques années sans travailler, puis j’ai eu envie de revoir du monde et j’ai passé d’un job à l’autre par l’agence et je me suis mis à chercher une partenaire qui me comprendait sans même que j’aie forcément besoin de lui confier mon secret.
Plus précisément, lorsque j’ai commencé de fréquenter les minorités, un sentiment compliqué, joint à ma timidité naturelle, m’empêcha de me livrer.
Un samedi matin que ces groupes défilaient dans les rues du centre ville, je leur avais emboîté le pas, je m’étais mis à manifester avec eux en faveur de la différence, puis un type qui distribuait des tracts m’en a filé quelques-uns à remettre aux passants, et le soir je me suis retrouvé à ce qu’ils appelaient une prise de parole dans le cadre du Collectif Fusion.
Je dois te le dire alors sans détour: tout de suite ça m’a plu. Tout de suite, ces filles et ces garçons qui disaient ce qu’ils vivaient sans tricher, ça m’a vraiment superplu. Je me suis dit: là, Roland, tu vas pouvoir t’assumer.
Cela se passait dans un loft: moi je n’avais rien contre a priori, tu sais, malgré le joli cadre dans lequel nous avons vécu aux Oiseaux. J’étais sûrement le plus vieux du groupe, mais je m’étais fait un look western, j’avais les cheveux longs et je m’étais mis au banjo. On était tous assis à des étages différents, il y avait de la musique qui tournait toute seule et des filles aux pieds nus distribuaient des tasses de thé de menthe. Ensuite de quoi s’est déroulée la prise de parole.
Il y avait un garçon aux cheveux décolorés et aux lèvres noires (je ne te mens pas), appuyé contre un type baraqué en veste de cuir, qui racontait ce qu’il avait enduré en milieu ouvrier, et j’étais touché de voir que tous avaient le même air concerné en l’écoutant.
Il y avait une fille chauve à la voix rauque qui racontait l’abus qu’elle avait subi: elle disait que tout venait de là, mais qu’en somme elle ne le regrettait pas vu qu’elle préférait être comme ça que pareille aux blaireaux, et tout à coup je me suis rendu compte qu’il y avait vraiment plusieurs façons d’être différent.
Enfin, après deux ou trois autres, un certain Brahim a expliqué ce que ça représentait de voir dans le regard de l’autre le mot bougnoule, et je me suis alors demandé si je pourrais, avec ma différence, être aussi bien accepté que lui et les autres.
En tout cas je n’étais plus tellement à l’aise. J’étais content de m’être rapproché de ces gens que je pouvais écouter et auxquels je montrais ma propre compréhension, mais je les ai observés aussi et j’ai vu comment cela se passait entre eux, et j’ai noté que, très vite, les uns et les autres se rapprochaient ou s’éloignaient au contraire les uns des autres, s’attiraient ou se rejetaient carrément.
Bientôt, en plus, certains ont voulu savoir où je me situais, intrigués qu’ils étaient par mon allure et mes silences. Sans faire trop de mystère je me disais plutôt en recherche et déviais la conversation en promettant de m’expliquer lorsque je m’y sentirais disposé. Comme je ne répondais aux avances ni des uns ni des autres, et que je répandais autour de moi ce fluide que la première tu as identifié chez moi, chacun des camarades se figurait que ma différence s’apparentait plus ou moins à la sienne et que de toute façon je finirais bien par m’exprimer.
Mais comment passer à l’acte ? Comment m’expliquer sans me faire exclure comme je l’avais été par Vera ? Comment leur dire ma différence ?
Toi tu l’aurais compris, ça ne faisait pas un pli, que j’aimais plus que tout être langé, que j’aimais faire dans mes couches et que rien ne me plaisait autant que d’être torché et changé: tu aurais accepté mon fantasme qui, d’une certaine manière, me rapprochait de toi par delà les années; surtout tu aurais apprécié la probité avec laquelle j’étais résolu à l’exposer et à la défendre - mais comment la leur faire accepter si moi-même je m’en gênais encore ?
Eh bien, mon intuition ne m’a pas trompé, puisqu’à la première prise de parole où, enfin, je m’exprimai dans un groupe de conscience du Collectif Fusion, je remarquai aussitôt comme un courant de réprobation passer, ainsi que je l’avais éprouvé avec Vera. Dès que les gens eurent compris de quelle nature était ma différence, je constatai qu’ils se regardaient, puis ils commencèrent de murmurer et il fallut que Régis rappelle que dans le groupe on respectait l’outing de chacun pour que cela se calme.
Depuis ce soir-là, pourtant, j’ai remarqué qu’un fossé s’était creusé entre nous.
Après mon intervention, déjà, les gens m’ont tous plus ou moins évité à la fin de la séance et l’ami de Régis, me prenant à part, m’a parlé de psycho-réparation sur ce même ton de bienveillance accablée qui avait été celui de Vera.
C’est ainsi que je m’éloignai du Collectif Fusion et que, malgré le soutien passé de Jean-Yves et la possibilité de recourir à sa collègue, j’entrai peu après, en dépression.
Je n’ai pas besoin de te faire un dessin: tu as connu cela des années durant. Même si ce n’est qu’aujourd’hui que je commence d’imaginer ta propre dérive, je n’en reviens pas encore de l’avoir supportée moi-même: ça a vraiment été la totale, mais j’ai toujours pensé que tu reçois ce que tu donnes et c’est exactement ce que nous nous disons à présent que nous sommes installés aux Mésanges, Marie-Ange et moi.
Bref, des mois ont passé, et l’internement, les médics et tout ça, mais une fois encore j’avais mon idée et, dès que je m’en suis tiré, je n’ai plus pensé qu’à vivre mon obsession jusqu’au bout non sans avoir remis mes compteurs à zéro.
J’avais d’abord cru, stupide que j’étais, ce que disaient les gens, puis j’avais vu ce qu’ils faisaient; et maintenant je me rappellais que tu m’avais toujours dit de ne jamais me fier qu’à ce que les gens font, et là je peux dire que tu avais raison: j’ai vu que ce qu’ils font n’a rien à voir avec ce qu’ils disent mais je me suis obstiné et désormais, avec Marie-Ange, nous n’avons plus à rendre de compte à personne.
Si je me suis assumé finalement en pratiquant publiquement mon coming out, et si j’ai rencontré Marie-Ange par la même occasion, je ne regrette pas d’y être arrivé par un moyen qui t’aurait déplu de ton vivant, toi qui voyais en l’exhibition la pire calamité de l’époque. J’ai bien mis quelque temps à te l’avouer, mais je ne saurais m’y soustraire. Toi-même me disais que jamais je ne pourrais rien te cacher, même après, et c’est pourquoi je n’ai jamais douté que je finirais par te l’avouer.
C’est pourtant vrai, maman: je me suis exhibé, nous nous sommes exhibés Marie-Ange et moi, nous nous sommes pliés tous deux à la règle du jeu de l’émission télévisée Fantasmes fous, consistant à jouer sur le plateau, en présence de l’animateur et de la psy, la scène de son goût assumé, et probablement cela t’aurait-il contrariée de me voir ainsi langé par Marie-Ange devant des millions de téléspectateurs, comme de me voir ensuite téter Marie-Ange pour accomplir sa propre fantaisie.
Souvent je me suis pris à t’imaginer au milieu du public de ce soir-là. Or, qu’aurais-tu vraiment pensé de tout ça ? Je ne sais pas: je n’en suis pas sûr mais je te demande de le comprendre où tu es à présent.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que c’est bel et bien pour m’être assumé que j’ai rencontré Marie-Ange et que c’est notre différence revendiquée qui nous a permis de participer, ensemble, à la finale de Fantasmes fous, au Lavandou, où nous avons gagné Les Mésanges.
Nous avons choisi le nom de notre pavillon avec vue sur la mer en mémoire du quartier des Oiseaux où nous avons passé tant d’années, ce qui nous fait, toi et moi, nous retrouver d’une autre façon encore.
Te souviens-tu, à ce propos, de ce que tu m’avais raconté du premier poste de télévision du quartier ? Les enfants, vous aviez été invités chez des voisins qui avaient les moyens afin d’y voir un épisode de Lassie chien fidèle que tu m’as raconté vingt ans après.
Or, il y a déjà sept ans que nous nous sommes rencontrés, moi et Marie-Ange. Si questions rapports nous en sommes encore au top, nos fameux fantasmes fous nous ont bientôt lassés, et nous savons à présent que nous ne pourrons avoir d’enfant. Un temps, j’ai pensé que nous pourrions prendre un Lassie en mémoire de toi, mais Marie-Ange m’a fait remarquer que le collie laissait trop de poils dans la maison, et tu sais que ce que femme veut...
Ce que je regrette un peu aujourd’hui, c’est que l’extension du lotissement fait que nous ne voyons plus la mer depuis le printemps dernier. Mais rassure-toi: nous sommes très occupés tous les deux par la petite boutique de produits bios que le père de Marie-Ange nous a permis d’ouvrir au Lavandou, et nous avons choisi de renoncer à la télévision pour être encore plus près de la nature, ce qui doit te faire plaisir. Enfin, la maxinouvelle que tu attends sûrement, c’est que je me suis remis au pianola. Où tu es, d’ailleurs, tu dois te réjouir de mes progrès...
Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le maître des couleurs, paru en 2001 aux éditions Bernard Campiche.
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Désordre mode d’emploi
Le labyrinthe de Philippe de Jonckheere, émule de Perec
Connaissez-vous Philippe de Jonckheere ? Vous êtes-vous déjà perdu dans le désordre ? Vous tarde-t-il de refaire la bascule dans le terrier d’Alice ? Alors moteur : vous cliquez illico sur www.desordre.net et belle partance dans un nouveau labyrinthe empruntant à la fois aux folles maisons et aux dédales verbaux de Georges Perec, aux jeux de miroirs ou de marelles de Julio Cortazar ou aux gyroscopies de Michel Butor, entre autres, et je m’en tiens à l’aspect littéraire de ce site arborescent que je viens à peine d’aborder ce matin même. Or il y a là-dedans, comme aux puces et dans les brocantes, comme dans telle vieille boîte à outils de père-grand ou telle boîte à ouvrage de mère-grand, mais à la postmoderne, il y a là-dedans un fabuleux bric-à-brac parfois un peu bricole branchi-brancha mais aussi, et notamment dans les bloc-notes du captain Nemo de cette espèce de Nautilus internautique, une vraie recherche formelle et quantité de moments qui relèvent d’une poésie expérimentale immédiate qu’il nous faut aujourd’hui… Pour être juste, sans savoir encore exactement qui fait quoi, je précise que desordre.net est co-signé par Philippe de Jonckheere et Julien Kirch. Ce qui est sûr en attendant, c’est qu’il en sera question souvent dans ces carnets… -
Ramuz côté court
ŒUVRES COMPLETES Deux nouveaux volumes de Nouvelles et morceaux (plus de 1000 pages) enrichissent l’édition universitaire du grand écrivain
C.F. Ramuz, qui publia quelque 170 nouvelles et autre « morceaux » de son vivant, fut-il pour autant un maître du genre au même titre que Tchekhov ou Maupassant, Pirandello ou Hemingway ? Les lecteurs familiers de son œuvre se rappellent, assurément, l’histoire bouleversante du Cheval du sceautier, relatant l’agonie d’un animal-esclave avec la même émotion et la même puissance allégorique qu’on trouve chez Tolstoï sur le même thème, ou la fascinante errance de L’homme perdu dans le brouillard, sur les hauts du col de Jaman, qui devient l’image même de l’égarement de l’homme dans le cosmos.
Ramuz, pourtant, se disait lui-même mal à l’aise dans le genre strict de la nouvelle, dont le rebutaient les « difficultés de composition » et ne correspondant guère à sa nature « contraire à la pure narration ». Plus que d’« histoires » développant un motif au fil d’une rigoureuse intrigue, ses « nouvelles et morceaux » relèvent souvent, ainsi, du portrait, du tableau « d’après nature », de l’évocation ou de la prose poétique. La production de ces textes plus ou moins courts (on verra que les éditeurs y incorporent Le village dans la montagne, comptant plus de cent pages et relevant du « reportage » ethno-littéraire, à la manière de La steppe de Tchekhov) ne l’occupa pas moins tout au long de sa vie et représentent aujourd’hui, dans l’édition critique de Slatkine (La Pléiade s’en tenant à une édition semi-critique), cinq tomes dodus incorporant cinquante inédits jugés significatifs et un appareil de notes pléthorique.
10 centimes la ligne…
Dans la longue et (parfois trop) savante introduction du premier tome de ces Nouvelles et morceaux (1904-1908), Céline Cerny et Rudolf Mahrer expliquent le triple intérêt de ces compositions pour le jeune écrivain révélé en 1905 par Aline : financier, « publicitaire » et expérimental. Tôt résolu à faire carrière d’écrivain de sa seule plume, Ramuz composera, en marge de la composition de ses romans, des nouvelles ou morceaux destinés à une publication rétribuée dans les quotidiens et revues de l’époque, essentiellement en Suisse romande. «Si tu peux avoir le Journal de Genève c’est très bien, on dit que ça paie » lui souffle un ami après ses débuts à La Semaine littéraire, où sa première nouvelle publiée, inspirée par une légende, paraît en 1904 sous le titre de La langue de l’abbesse. L’hebdomadaire est alors un pilier de la vie littéraire romande, campé sur de solides principes moraux et patriotiques et dirigé par Louis Debarge, une des « vieilles lunes » régnantes (c’est ainsi que Ramuz appelle ses premiers commanditaires). N’empêche : le jeune prodige sera vite reconnu et n’aura pas à faire trop de concessions, mais la revue genevoise paie moyennement : 10 centimes la ligne. Le Journal de Genève, dont le directeur cherche à damer le pion à la Gazette de Lausanne en s’alliant les meilleures plumes romandes, lui proposera de meilleures conditions : 30 francs par texte, si possible court. A Neuchâtel, Philipe Godet, autre « vieille lune » qui fera le meilleur accueil à ses romans, lui commande également des textes pour Au foyer romand , mais c’est dans la très littéraire Voile latine que l’écrivain donnera ce qu’il estime (à juste titre) la meilleure nouvelle de ses débuts, Le Tout-vieux, autre bel exemple de l’art bref du romancier-poète.
Excès de jargon
A qui s’adressent les Oeuvres complètes de la présente édition ? Aux seuls spécialistes, ou à l’ensemble du public ? La question se pose surtout à la lecture des Introductions de ces deux nouveaux tomes.
Si la « stratégie » de Ramuz pour survivre et se faire reconnaître est expliquée de manière claire et vivante, et si les grandes lignes de son « programme » poétique, visant à se dégager du régionalisme pour aller « du particulier à l’essentiel » tout en fondant une nouvelle langue sont nettement tracées, les préfaciers du premier tome (et plus encore Vincent Verselle, dans le second) n’échappent pas, hélas, à l’usage d’un jargon technique relevant du charabia pour un lecteur moyen. Ramuz lui-même eût-il été ravi d’apprendre, à propos de la multiplication des « et » au début des paragraphes du Village dans le montagne, que « la récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité » ? N’y a-t-il pas là un signe d’impolitesse et de cuistrerie à l’égard du public non initié ?
Au moins, ne pouvait-on y échapper dans ces introductions supposées donner envie de lire ? Assurément intéressante, même indispensable, pour l’étudiant, le prof de lettres, le critique littéraire ou le lecteur lettré, cette édition critique pèche cependant, ici, par élitisme. Le tir pourra-t-il être rectifié ?
C.F. Ramuz. Œuvres complètes, volumes V et VI. Nouvelles et morceaux, tome 1 (1904-1908) et tome 2 (1908-1911). Editions Slatkine. 525 et 515pp.Portrait de Ramuz,en 1936: photographie de Gustave Roud.
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Littell Big Goncourt
Consécration méritée de Jonathan Littell, pour Les Bienveillantes.C’est à Jonathan Littell qu’a été décerné le prix Goncourt 2006 pour Les Bienveillantes (Gallimard), roman considéré comme l’événement de la rentrée littéraire, vendu à plus de 250.000 exemplaires et déjà récompensé par le Grand Prix du roman de l’Académie française. Atypiques sur la scène littéraire française actuelle, l’auteur et son ouvrage rappellent l’apparition d’André Schwartz-Bart avec Le dernier des justes, Goncourt 1969. De fait, avant d’être un voyage au bout de la nuit du nazisme accompli par un officier SS d’une lucidité monstrueuse, Les Bienveillantes est un acte humain qui échappe à la littérature, témoignant de l’immense effort d’un jeune Juif américain (39 ans) pour éclairer l’une des périodes les plus déshonorantes de l’histoire de l’humanité. Sans être, du tout, un roman de plus « sur » la Shoah, Les Bienveillantes est une fresque romanesque de 900 pages truffée de personnages incarnés et de situations « pour mémoire ». De l’intérieur, le livre ressaisit la dérive d’un homme intelligent et hypersensible, cultivé, certes très névrosé mais pas plus que tant d’autres, qui se laisse entraîner dans l’industrie de l’extermination par soumission à l’idéologie de la race supérieure.
Un grand livre
Un auteur « de terrain »
Des années durant, après avoir accumulé, sur tous les fronts de l’aide humanitaire, une expérience des situations-limites qui le distingue du littérateur ordinaire, Jonathan Littell a réuni une documentation monumentale sur les opérations parallèles de la Wehrmacht et des unités SS (la conquête militaire pour l’une, l’extermination pour les autres) sur les fronts de l’Ukraine et du Caucase, jusqu’à l’enfer de Stalingrad, les camps de la mort et l’effondrement du Reich. Les Bienveillantes n’est pas pour autant qu’un récit documentaire: c’est un vrai roman oscillant entre hyperréalisme et baroque onirique, grands débats et fantasmes morbides, où le lecteur se trouve interrogé, bousculé, parfois choqué à chaque page.L’attribution du prix Goncourt 2006 à un roman qui a déjà été vendu à plus de 250.000 exemplaires, et qu’a récemment couronné le Grand Prix du Roman de l’Académie française, est-elle justifiée ? Ne peut-on penser, comme lorsque L’Amant de Marguerite Duras fut « goncourtisé », alors qu’il caracolait en tête des listes de ventes, que les jurés du Goncourt auront fait preuve d’opportunisme en « récupérant » le succès phénoménal d’un auteur se disant par ailleurs indifférent aux vanités littéraires ?
Peu importe à vrai dire, puisque Les Bienveillantes est un grand livre. Dans la liste des ouvrages consacrés par le Goncourt depuis 1903, le roman de Littell fait certes figure de « monstre », peut-être moins « pur » ou « parfait », littérairement parlant, qu’A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust, La condition humaine de Malraux ou Le roi des Aulnes de Tournier, mais incarnant l’honneur de la littérature avec autant de force que ceux-là. Le public l’a reconnu, et c’est déjà prodigieux, s’agissant d’un livre si exigeant. Peut-être Jonathan Littell retournera-t-il à l’action humanitaire après cela ? Qu’importe là encore, puisqu’il laisse, avec Les Bienveillantes, un livre qui fera date dans la mémoire des hommes.
Cet article a pru dans l'édition de 24Heures du 7 novembre 2006.
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Claude Lanzmann "scie" Les Bienveillantes
La Shoah est-elle une chasse gardée ?
Elle est bien vilaine, bien inélégante vraiment, la façon de Claude Lanzmann de dénigrer Les bienveillantes de Jonathan Littell, comme si le succès de ce livre devait l’inquiéter…
En lisant l’extrait de ses propos recueillis par Marie-France Etchegoin dans la dernière livraison du Nouvel Observateur (« Une documentation impeccable mais… »), m’est revenu le souvenir du Professeur Schwartzenberg téléphonant un soir à une jeune confrère écrivain-médecin (Christian Lehmann) qui avait osé s’exprimer à la TV sur le cancer pour lui lancer : « Le cancer à la TV, c’est moi ! »
Claude Lanzmann déclare notamment, dans le Nouvel Obs’ , qu’il n’y a en somme que deux personnes au monde qui peuvent comprendre Les Bienveillantes : lui et Raul Hilberg, l’auteur de La destruction des juifs d’Europe. S’il reconnaît le travail monumental de Jonathan Littell, Lanzmann insinue, en se contredisant lourdement d’ailleurs, que ce livre n’est pas vraiment « incarné », tout en récusant le droit du romancier à peindre un personnage couturé de complexes et de perversions. Comme si les diarrhées de Max Aue, ses phobies et ses goûts sexuels risquaient de distraire l’attention du lecteur ! A en croire Lanzmann, ce livre serait trop difficile à lire, et surtout, surtout, le fait qu’il soit lu par tant de gens (plus de 120.000 lecteurs après trois semaines…) risque également d'aboutir à une mauvaise lecture… Passons sur les détails : si la mauvaise foi de Lanzmann est moins crasse et futile que celle d’un Angelo Rinaldi, elle est plus attristante pour ceux qui, comme Jonathan Littell lui-même, qui a été bien plus loyal à son égard en reconnaissant sa dette envers le film, ont été marqués par Shoah.
Est-ce à dire que Les Bienveillantes soit le chef-d’œuvre absolu qu’il s’agit de célébrer à genoux sans oser la moindre critique ? Nullement. Il est vrai que ce livre exige un grand effort de lecture. Vrai aussi que le protagoniste n’est pas un compagnon de route des plus gais. Vrai surtout que cette plongée progressive dans le Mal est une épreuve à la fois nerveuse et physique, mais qui me semble absolument pure de toute complaisance et de toute fascination.
Or c’est là que Claude Lanzmann est le plus injuste envers Jonathan Littell : en laissant croire que le romancier est fasciné par son personnage et qu’il se délecte de son abjection. C’est bas. C’est très bas, Monsieur Lanzmann, et les lecteurs de bonne foi apprécireont…
Les Bienveillantes, au demeurant, ne traite pas que de la Shoah. Contrairement à ce que d’aucuns ont déjà conclu sans l’entrouvrir, ce n’est pas une « lamentation juive » de plus (j’emprunte l’odieuse expression à ceux qui la ressassent de plus en plus ouvertement) mais c’est un très grand livre sur le consentement universel au Mal. Ce que vit Max Aue en se soumettant à son idéologie de mort ne concerne pas, cela va sans dire, que le nazisme, même si l’industrie des sieurs Eichmann & Co aura touché à des sommets d’organisation et d’efficacité dans l'extermination – ce que Jonathan Littell montre de l’extérieur et de l’intérieur. Il est vrai, par ailleurs, qu’on aura trop vite comparé le jeune romancier à Léon Tolstoï ou à Vassili Grossman, et que la masse du livre ne « bouge » pas du tout de la même façon que celle de La Guerre et La Paix ou que Vie et destin. Vrai aussi qu'il n'a pas leur amplitude artistique. Mais lui-même est le premier à récuser ces comparaisons hâtives, voire publicitaires, disons: médiatiques.Alors quoi ? Alors rien : lisez Les Bienveillantes, foutez-vous de la rumeur et jugez par vous-même. Pour ma part, je n’ai rien lu cettte rentrée de plus sérieux, de plus bouleversant, de plus réellement nécessaire que ce livre, comme on a pu le dire, et là encore la comparaison a ses limites, de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.
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Littérature
Où il est question des péripéties finales inattendues d’un congrès de gens de lettres. Que la poésie n’exclut pas le kitsch, et que le whisky peut y ajouter certain frémissement de bon aloi.
J’imagine une espèce de fable qui leur flanquerait un vertige subit et salutaire à la fois, du genre de celui qu’éprouve le plus imbu d’entre eux (vous le reconnaissez à la peau de chamois qui dépasse de sa vareuse, avec laquelle il fourbit chaque matin son petit monument) quand il découvre que son nom ne figure pas dans tel ou tel nouveau dictionnaire des lettres contemporaines, ce même vertige qu’on peut éprouver dans l’une des cinq cents librairies japonaises du quartier de Kanda, au beau milieu de la nébuleuse de Tôkyo, ou en évaluant le nombre de gens vivant à l’instant à la surface de la planète dans l’ignorance complète des noms et des oeuvres de Carlo Emilio Gadda, Juan Carlos Onetti ou Ramon Gomez de La Serna.
Je vois un clair de lune à la Musset sur le Haut Lac. A précédé ce qu’on peut dire un crépuscule divin d’arrière-été. L’eau de satin, le ciel de soie rose mauve, tout le bazar propice au jaillissement des citations à la Byron, mais voici que se disloque la compagnie des congressistes du P.E.N. rassemblés sur le pont arrière du bateau à aubes où s’est tenue la conférence de clôture de la nobélisable albanaise Bessa Djirka dont les mots incandescents se détachent encore sur le fond cendreux de tous les autres discours.
Je note sur un bout de facture: faire sentir que Bessa, à la dégaine de vieille fille salutiste, est physiquement (et donc métaphysiquement) mille fois plus présente que quiconque en ces lieux et que chacun de ses mots participe de cette extraordinaire acuité, à vrai dire insupportable à la plupart.
Il y a donc du scandale dans l’air, et je vais le ressentir avec une violence particulière lorsque je serai littéralement pris à partie, à la proue où je me suis isolé pour en fumer une, par notre diaphane poétesse Aube du Perroy flanquée de son inévitable époux légitime à fonction de factotum.
Je ne les ai pas entendus venir mais soudain ils sont là, elle dans sa tunique de vestale du Temple et lui tout empressé petit groom lunetteux; et c’est alors que je suis censé graver dans le marbre la sentence fameuse, lâchée d’une voix blanche:
- Malgré tout la Poësie restera...
C’est adressé à l’Univers dont je ne suis qu’un infime brimborion, mais ça vise aussi le «frère en littérature» (sa dernière dédicace) dont Aube attend qu’il partage le courroux qu’a visiblement suscité chez elle la conférence de la Balkanique.
Je comprends à vrai dire le désarroi de celle que la dame patronnesse de la critique académique locale appelle «notre Emily Dickinson», à qui les propos de la conférencière ont dû paraître iconoclastes au possible. La façon de Bessa de fustiger tout idéalisme lyrique, la violence avec laquelle elle s’en est prise aux idolâtres valéryens de la Forme et autres versificateurs en chambre, enfin sa longue médiation finale sur les illusions de la littérature: tout cela ne pouvait manquer de déranger l’élégant parterre de nos gens de lettres.
Comme je reste impassible, Aube se figure peut-être que je n’ai pas bien reçu son S.O.S. alors que mes radars sont braqués sur elle et que je reçois 5 sur 5 les ondes qui signifient sa blessure d’amour-propre, sa détresse de vieille petite fille dont on a ébréché la poupée de porcelaine, et son juste courroux de croisée d’une cause qui voit son étendard souillé par une infidèle.
Je me suis moqué plus souvent qu’à mon tour des poses d’Aube du Perroy, mais à présent je la vois comme à nu, comme à la douche d’un asile, toute menue fretin livrée aux pluies acides. Je la vois comme je nous vois à l’instant, et c’est encore l’effet des paroles de Bessa: l’Helvétie est un autre radeau de la Méduse et nous dérivons, enfin dépouillés de nos vanités, sous la conflagration silencieuse des astres.
Mais tout cela relève de la fiction, car Aube reste bel et bien, en ce moment, toute figée dans sa réprobation vertueuse, n’attendant que mon assentiment. Quoi que je lui dise, aussi bien, qui ne viendrait la conforter, serait taxé de malséance; et de même en va-t-il des autres mandarins chuchotant ici et là dans la nuit d’été. Non mais vous l’avez entendue ? Mais cette mal élevée que nous recevons avec les pompes! Mais cette espèce de nihiliste!
Je laisse cependant Aube à sa fureur et je pars à la recherche de Bessa que je trouve bientôt seule au bar de seconde classe, devant une bouteille de Chivas déjà plus qu’à moitié vide, et j’en recommande une autre en me présentant comme le nouvel Homère encore inconnu, le Dante lacustre et le Shakespeare potentiel du canton, ce qui la fait sourire et m’accorder une petite place à côté de ses vieilles osses.
Là je me donne le beau rôle, c’est entendu: je fais celui qui serait l’unique à avoir déchiffré la juste parole de la conférencière, quand tous les autres n’y auraient compris que pouic. Mais c’est pour la fable: pour simplifier, juste pour ce qui suit, parce que c’est surtout ce qui suit qui compte - j’imagine en effet une sorte de féerie enfantine à laquelle le scotch va donner sa crâne tournure.
Cela commence au dernier coup de minuit, lorsque la pucendron de Gyrokäster se transforme soudain en belle de nuit. Je lui propose d’abord le tour des chapelles, et Djirka me répond: va pour l’inspection. Donc nous nous mettons en route, je fais le Virgile et nous tanguons de cercle en cercle, de la table des romancières intimistes à celle des prosateurs postmodernes, avec des salamalecs à tous les chefs et cheffes de file, le dramaturge qui monte et l’ enfant terrible qui stagne, les ambitieux et les désabusés, les joyciens et les célinomanes, les vieilles haridelles et les jeunes paons.
Puis nous avisons le chemin de lune, et là-dessus nous allons bras deci bras deça, faisant soudain pencher bas l’Helvétie sous le poids des plumassiers tous accourus à tribord et sidérés à la vision de ces deux-là marchant sur les flots.
Je sais bien que l’image a du plomb dans l’aile, surtout que ça murmure de moins en moins discrètement à l’entour du bar où dame Djirka qui-nous-a-bien-déçus-ce-soir, et ce pauvre K., sont en train d’entacher gravement la dignité du P.E.N.- Club.
Mais c’est alors que l’autre miracle advient, quand Bessa commence de vaticiner à voix haute. Alors là ça change carrément de registre. Là ça devient Bouche d’Or et les enfants sages. Là resurgit tout à coup la poésie vieille comme le monde et toutes et tous vont se rapprocher bientôt mine de rien pour écouter The Voice.
On se fichait pas mal, n’est-ce pas, de ce que Bessa pouvait avoir vécu ou pas jusque-là, n’était la décorative mention de sa dissidence. De ce qu’elle avait réellement enduré, de ses années de proscription ou de cachot, des humiliations publiques, des trahisons de supposés amis, de tout ce qui avait été son lot ordinaire durant toute sa vie jamais alignée: on n’avait à peu près rien à cirer. Et qui connaissait le moindre de ses poèmes ? Qui savait, sur l’Helvétie, plus que quelques formules publicitaires à propos de la fameuse invitée ?
Mais à présent tout prenait chair, tout prenait verbe et chair. Toute menue fretin dans la sorte de sac que figurait sa robe, Bessa s’était mise à psalmodier dans notre langue et tout à coup le temps s’ouvrait comme une conque vaste aux échos de toutes les voix de tous les âges et de partout. Et la pauvre Aube du Perroy, bien soupçonneuse encore, s’était approchée à son tour en se demandant ce que chantait cette sauvage enivrée, puis elle avait demandé de qui étaient ces vers, puis elle avait eu un frisson en reconnaissant quelque chose qu’elle-même aurait peut-être pu chanter, et voici qu’Aube fermait les yeux et qu’une mer de visages aux yeux clos ondulait sous la brise des mots.
La fable serait incomplète si je ne précisais qu’elle m’est venue le matin même où j’ai reçu l’invitation à participer au congrès du P.E.N.- Club qui devait se tenir au Plaza de Montreux et dont le thème serait L’Avenir de la Littérature. De sa plus belle écriture, la secrétaire du comité suisse, Aube Du Perroy, notait qu’elle comptait beaucoup sur ma présence, ayant fort apprécié ma dernière chronique sur la réédition de ses Poésies 1952-1994. Or à l’instant même, l’arrivée de Bessa Djirka, la jeune requérante d’asile de Gyrokastër à qui ma compagne enseigne le français depuis quelques temps, fut le déclencheur qui me fit jeter l’invitation au panier en envoyant au diable tout ce qui ressemble de près ou de loin aux gens de lettres.
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La grâce d’une écriture
Connaissez-vous Hervé Chesnais ? Moi non plus, jusque tout à l’heure, quand je suis tombé, dans le labyrinthe de desordre.net, sur une sorte de petit roman d’amour-catastrophe à fines touches me rappelant Fou de Vincent d’Hervé Guibert, tant par la grâce de son écriture que par la force des images et des objets narratifs de celle-ci, d’une fine et belle concentration.
Cela commence comme ça :
1/
Parce que l’absence n’admet pas de demi-mesure, que le souvenir ne pèse pas le poids : la grâce du col de ta chemise jamais plié net, le jean toujours en train de tomber plus bas, la perspective émouvante de ton passage, tout ça ne vaut qu’au présent.
2/
Parce que tu avais toujours faim.
3/
Parce que le manque n’est pas blessure, qu’il n’est pas de frontière au manque, on n’en pourrait pas dessiner les contours, parce que le manque n’est jamais fini, le manque est invisible, sans cicatrice à la surface, sans lèvres de chair jointoyées, sans suture sur le lisse des peaux.
4/
Parce que tu t’es brossé les dents avant de m’embrasser.
5/
Parce que les machines qui nous meuvent nous interdisent la stupeur mélancolique, nous garantissent notre lot quotidien de stimuli, d’anecdotes.
6/
Parce qu’à ton passage, quelque chose est advenu, que nous avons connu ensemble des illusions d’épiphanies.
7/
Parce que ton départ m’a laissé interdit, altéré, parce que j’ai cru mourir de ta mort, que je n’en suis pas mort, ta mort m’a traversé comme le caillou l’eau, et comme l’eau je me suis refermé, et comme l’eau nulle trace de ton passage, nul indice que je me sois refermé sur toi, que je t’aie gardé dans le secret de mon ventre.Ensuite il y a 93 autres fragments de cette eau, puisque l’ensemble s’intitule 100 Raisons.
De fil en aiguille, curieux d’en savoir plus sur ce Chesnais Hervé, j’ai appris qu’il était d'origine bretonne et normande, né en 1963, et découvert, sur le site remue.net, une autre série de petites proses intitulées Tentative d’équilibre dont je capture illico celle-ci :
La gloire de mon père
Dans l’armoire de mon enfance – marqueterie rustique- un fusil mitrailleur dont je trouvais les balles en volant des bonbons ; c’était le temps de mes dents saines et de mon père aux cheveux roux.
Il aimait parler en arabe aux colporteurs de ces pays ; que disait-il ? – Les mots que je sais aujourd’hui, qui enchantaient les exilés. Ils repartaient pauvres, ravis, mais moi j’avais tremblé pour eux qu’il ne ressorte son fusil, pas les mots d’adieux ni d’usage, le fusil. Les balles ailées; les balles.
Les photos je les avais vues. Cadavres de bergers exécutés ; mon père assassin qui se targuait de preuves. Avant après, vivants puis morts, abattus là les mains liées dans la montagne qui était leur. Et je trouvais des balles en cherchant des bonbons. Et j’avais peur pour les vendeurs berbères, tant ils ressemblaient aux cadavres, aux trophées de mon père.Ah mais ceci encore : que, dans un contrepoint heureux, les textes de 100 Raisons sont accompagnés de vignettes d’artiste signées Emmanuelle Anquetil, d’une poésie elliptique qui s’apparie parfaitement à celle d’Hervé Chesnais. Dernière piste enfin: le site d'Hervé Chesnais himself, à l'enseigne de La position du scribe.
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Ecrire comme en 1926
Sur une remarque de Yann Moix
A en croire le romancier Yann Moix, Jonathan Littell écrirait « comme en 1926 ». Or je repensais à ce propos, typique d’une certain provincialisme actuel « dans le temps », en lisant Les exilés de Montparnasse de Jean-Paul Caracalla, excellente chronique parisienne des années 20-40 où l’on voit revivre la fabuleuse pléiade d’artistes et d’écrivains se retrouvant alors entre Coupole, Dôme et autres lieux mythiques de l’époque. Dans la foulée, car il n’y est pas question que d’anecdotes « bohèmes », l’auteur détaille l’extraordinaire créativité littéraire et artistique de ces années, et la fécondité des rencontres de créateurs venus d’Amérique (le taux de change favorable y aide, mais c’est un détail) ou de Russie, de toute l’Europe enfin.
En 1926, on ne lit pas encore Yann Moix mais on lit Pound et Joyce, Gertrud Stein (genre avant-garde confidentielle) ou Scott Fitzgerald (genre culte avant la lettre), Cocteau et Cendrars, tant d’autres. On se gardera d’idéaliser ces années-là, mais les réduire à de la vieille guenille relève de ce que T.S. Eliot, autre génie de ce temps-là, taxait de « provincialisme dans le temps ».
Comme il y a un provincialisme dans l’espace, qui nous fait croire que tel canton (qui peut être le canton de Saint Germain-des-prés, cela va sans dire) est le centre du monde et tout juger en fonction de cette position, il y a un provincialisme dans le temps qui ramène tout à l’époque que nous vivons sans considération du passé proche ou plus lointain.
L’idée d’un progrès linéaire des arts ou de la littérature flatte évidement ce provincialisme, à l’enseigne de la table rase, assurément nécessaire pour chaque créateur, nécessaire mais insuffisante. L’écrivain maudit Lucien Rebatet me le disait un jour : après qu’on a lu Ulysse de Joyce, que faire ? Lui-même a écrit Les deux étendards, grand roman composé les fers aux pieds dans l’antichambre des condamnés à mort, dont la forme pourrait être dite « classique » par rapport à Ulysse, mais qui n’en a pas pour autant perdu de son intérêt aujourd’hui encore. C’est vrai que, dans une logique linéaire, Finnegan’s wake devrait marquer le terme de la littérature, dont Guignol’s Band de Céline est un autre exemple. Mais quoi ? Après ceux-là, Guyotat écrit Eden,Eden, Eden et Philippe Sollers écrit Paradis. Or Paradis de Sollers marque-il la moindre avancée par rapport à ceux-là ? Mon avis serait plutôt que la pseudo-modernité de Paradis ne survivra pas en 2026, tandis qu’on lira encore La guerre du goût ou Une vie divine, ouvrages « classiques » s’il en est…Jean-Paul Caracalla. Les exilés de Montparnase (1920-1940). Gallimard, 291p.