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Carnets de JLK - Page 188

  • L'ange de la Seine

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    Une chenille de métal traverse la Seine sur un pont squelettique.
    Le soleil danse sur l’eau miroitante, sur les multiples facettes d’un immense diamant de béton.
    Un homme marche sur le quai. Fasciné.
    Il erre entre les arbres, le long des péniches houillères, les yeux rivés sur les flots.
    Une mouette passe en criant.
    Dans ses yeux mouillés, la crête des vagues léchée par la lumière, scintille.
    Les longs chalands amarrés s’entrechoquent doucement.
    Les filins étirés cinglent leurs flancs en rythme.
    Un silo déglutit du minerai : la pyramide s’écroule par son milieu, grand sablier du temps.
    L’homme progresse. Pas à pas, il gagne la rive, s’immobilise.
    Ses pieds n’accrochent pas la pierre : il tombe.
    L’eau fangeuse le caresse, l’enveloppe.
    Il sombre dans les profondeurs…
    Le remous projette encore les bateaux l’un contre l’autre.
    Le soleil pleut, inonde la ville.
    La chenille repasse en sens inverse,
    Des enfants jouent sur le chemin de halage…

    Frédérique, lycéenne

    (1981)

  • Fugues de la trentaine

    medium_Frederic_Choffat.jpgFrédéric Choffat signe son premier "long", La vraie vie est ailleurs

    Dès le splendide générique de La vraie vie est ailleurs, en long plan-séquence d'un ample mouvement tournoyant sans coupe, tourné dans les couloirs de la gare de Genève, Frédéric Choffat et sa camérawoman Séverine Barde nous coulent dans la foulée des trentenaires de ce premier long métrage, avec empathie et vigueur. Il y a là un jeune type mal rasé style bohème (Dorian Rossel) qui va rejoindre à Berlin son amie venant d'accoucher de leur petit Lucas; une femme du genre «qui assure» (Sandra Amodio) en route pour un colloque scientifique à Marseille; et cette femme-enfant (Antonella Vitali) mutine et râleuse, fille d'Italiens (30 ans en Suisse et pas encore le droit de voter !) qui rejoint Naples avec son chat et un caquelon à fondue que lui ont offert ses amies. Chacun de ces personnages, suivis en alternance, va faire, le temps d'un voyage nocturne, l'expérience d'une rencontre qui aura valeur, à chaque fois, de retour sur soi. A partir d'un scénario apparemment ténu, La vraie vie est ailleurs se développe comme une triple fugue émotionnellement riche, où le réalisateur et sa co-scénariste, Julie Gilbert, brossent six portraits de jeunes gens d'aujourd'hui en forme d'interrogation existentielle.

    «Ce que nous voulions dès le départ avec nos regards croisés, explique Frédéric Choffat, c'est aborder la relation féminin-masculin. Plus précisément, dans la première de ces histoires, nous avons abordé la condition de ces femmes de la trentaine finissante qui ont énormément investi dans leur affirmation professionnelle, quitte à sacrifier leur vie affective ou leur part féminine. En l'occurrence, le personnage masculin rencontré est un de ces garçons qui, au contraire, ont plutôt développé leur part féminine et que la demande de l'autre incite à se réaffirmer. Ce qui nous a intéressés ensuite, était de développer ce thème en privilégiant le non-dit et en impliquant les acteurs dans la construction des personnages.»

    medium_6_-_Rossel_kohoutova.jpgLa vraie vie est ailleurs tient en effet, beaucoup, au jeu très engagé des comédiens, tous très convaincants. «Si les personnages étaient typés à l'avance, aucun dialogue n'a été écrit. C'est sur le tournage même que tout s'est fixé à mesure». Certaines séquences «flottent» parfois, mais l'intensité émotionnelle et la spontanéité des comédiens pallient ce défaut. Ainsi de la relation joyeusement conflictuelle de l'Italienne et du couchettiste incarné par Roberto Molo, ponctuée de saillies verbales (improvisées) irrésistibles. Egalement étonnants malgré leurs rôles «taiseux»: Vincent Bonillo en doux paumé «sauvant» à sa façon la superwoman fatiguée; ou la sauvage Jasna Kohoutova, belle figure de Balkanique endiablée qui fouette le sang du jeune père.

    A 33 ans, Frédéric Choffat, Lausannois par sa mère et formé à l'ECAL, réussit un premier «long» qui confirme les promesses de son début de carrière, marquée par divers prix.

    Avec un petit budget (un peu plus de 500 000 francs, soit la moitié de la norme en matière de fiction), une équipe hyperlégère et beaucoup de talent (dont celui du musicien Pierre Audétat), La vraie vie est ailleurs honore le cinéma d'ici.

    La vraie vie est ailleurs. Dans les salles romandes. Aux Journées de Soleure, Reithalle, le 25 janvier.

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  • Berger de mots

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    Caeiro ! évoque Pessoa en finesse
    Qui était vraiment Fernando Pessoa (1888-1935), ce fascinant écrivain portugais du début du XXe siècle dont les hétéronymes principaux (Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Bernardo Soares et Ricardo Reis) défient notre besoin d’identification de l’auteur en un seul « moi-je » ? L’écrivain orthonyme était-il le « vrai » Pessoa, plus que l’auteur du Livre de l’intranquillité, très prisé depuis quelques années, ou que le savoureux matérialiste terrien du Gardeur de troupeaux, ce Caeiro que Pessoa tenait pour son maître, « mort » en 1915 ? Et pourquoi ne pas voir en ceux-là autant de facettes d’un même cristal à la fois réel et fictif ?
    Ce qui est sûr, c’est qu’il y a du Pessoa et du Soares dans le Caeiro évoqué au fil du spectacle éponyme présenté ces jours au théâtre Kléber-Méleau, dans une mise en scène ludique et inventive d’Hervé Pierre, un bel écrin scénographique (Daniel Jeanneteau) et des lumières (Marie-Christine Soma) et costumes (Isabelle Flosi) d’un même bonheur, avec lequel les deux comédiens (Clotile Mollet et Gilles Paris) sont également en phase.
    Ebahissement candide d’être au monde, raisonnements philosophiques oscillant entre humour absurde et doux lyrisme, pas-de-deux verbaux ou gestuels poético-loufoques, tout cela glisse un peu en surface mais avec grâce, laquelle se fait soudain plus incisive dans l’histoire de l’enfant éternel (Jésus désertant le paradis et ses paris stupides pour retomber en enfance et sur la terre « qui est parfois si jolie », comme disait l’autre) cher à Pessoa autant qu’à Caeiro…
    Tout en douceur malicieuse, à fines touches et avec des talents conjugués, ce Caeiro ! se déguste volontiers mais sans rester bien longtemps en bouche…

    Théâtre Kléber-Méleau, jusqu’au 28 janvier. Ma, me, je à 19h. Ve, sa à 20h.30. Relâche lundi et mardi 21 et 22 janvier. Réservations : 021 / 625 84 29.

  • Un blogophobe ça roule, ma poule

    medium_Limousine2.jpg Le chauffeur pense quand c'est nous qu'on dépense

    « Donc, un blog. Je déteste les blogs, en fait. Cet épandage de moi, moi, moi comme du fumier, comme si quelque chose allait repousser, cet épandage me défrise. Tout le monde a son blog alors que tout le monde se branle du blog de tout le monde, ça n'a aucun sens. »
    Voilà ce qu’écrit le chauffeur de limousine dont je t'ai parlé, genre facho vénal mais qu'a plus d’un calame dans son baise-en-ville. Tu vois ça choute, un baise-en-ville, le genre qui se porte plus depuis Akhénaton Fils au moins ? N’empêche, j'te dis que ça: son petit roseau a du jus et de la bête à revendre. La preuve: 

    http://leschauffeursdelimousinepensentaussi.blogspot.com

  • Whispering Safonoff

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    A La Désirade, ce dimanche 14 janvier. – Cette évocation hivernale de la baie de Montreux vue des hauts, par Varlin, rend bien la tonalité de ce dimanche d’hiver et fait écho, à l’instant, à ces mots que je lis dans le dernier livre de Catherine Safonoff, intitulé Autour de ma mère et me rappelant à tout moment les notes sensibles du livre que je préfère de Peter Handke, Le poids du monde : « Je me rappelle l’hiver dernier, un hiver gris et froid tendu par une sorte de courage mécanique. On écrivait tous les jours, à 16 heures on rangeait les papiers et on partait marcher. J’allais d’un bon pas dans le froid, toujours le même parcours, la nuit tombait, de retour je montais le chauffage, faisais du thé, un peu de ménage, des exercices de grec, écoutais la radio – oui, un bon hiver régulier et les longs soirs étaient assez heureux, tout autour de la maison c’était un beau froid noir et muet ».
    Voilà, c’est exactement ça que nous avons ce dimanche matin, ce « beau froid noir et muet », et le murmure de Safonoff me touche et me fait lever les yeux à tout moment, comme hier soir et tous ces soirs le Journal de Kafka, qu’elle dit elle aussi lire en continu, me rappelant également ce seul titre de Handke que ces pages illustrent précisément : L’heure de la sensation vraie
    « Une seule chose a compté dans ma vie, écrit Safonoff, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un ». C’est exactement ce que dit aussi Sarah Kane dans le dernier roman d’Arnaud Cathrine, et c’est ce que j’ai écrit dans mes carnets de l’année dernière, et cela aussi du murmure de Safonoff trouve un immédiat écho en moi : « Je n’aime pas ne pas revenir à quelqu’un ». C’est pourquoi j’en ai tant bavé, moi, de ne pas voir certains de mes amis ne jamais revenir. Moi je serais toujours revenu mais le sentiment qu’ils ne reviendraient jamais ni sur ce qu’ils ont dit ni sur ce qu’ils ont fait, parce que leur hubris, leur orgueil, leur paresse, la face à ne pas perdre les en empêchait, cette évidence qu’ils ne reviendraient pas sauf à revenir où ils étaient restés, autant dire une petite mort, m’ont paralysé. Ici, chez Safonoff, on est dans la fragilité pure de qui aime et qui aimerait aimé.
    Voici ce qu’elle écrit d’un enfant, elle la vieille petite fille. « Après-midi avec Rémy, quinze mois. Il a un grand attachement pour Doudou, un hippopotame mou recouvert de tissu éponge verdâtre. La peluche est devenue morveuse, croûteuse, malodorante. Parfois l’enfant me la tend mais sans la lâcher. Sucé, cajolé, trituré, Doudou est la chair d’une chair originelle. Je me demande quand Rémy quittera son Doudou et par quoi il le remplacera. Il s’endort, tétant la queue de son hippopotame. Je me demande quels sont mes objets transitionnels et vers quoi ils me transitionnent ».
    Mon objet transitionnel de ce dimanche froid noir et muet est ce livre qui filtre la vie avec une justesse de chaque mot et de chaque silence. C’est un livre proustien à l’état de notes apparemment éparses, mais tenues ensemble par-dessous ou dedans, qui pourrait avoir 100 ou 1000 pages. C’est un livre qui ne se discute pas. Je dois aller en parler mercredi prochain à la radio et voilà ce que je dirai : on ne discute pas ce livre, ce livre est ce qu’il est, c’est un objet transitionnel qui a la couleur de la tristesse et d’une joie discrète…
    medium_Safonof3.JPGCatherine Safonoff, Autour de ma mère. Zoé, 264p.

  • Strindberg déconstruit

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    En création française à Vidy, une nouvelle version du Pélican laisse froid

    On devrait cramer vif à l’issue de cette terrifiante, infernale petite pièce des dernières années de Strindberg, conçue (en 1907) pour le fameux Théâtre Intime du génial dramaturge et concentrant une puissance de haine et de vengeance qui confine au délire, mais il n’y a que les mots qui brûlent dans la maison qu’ils annoncent en feu, au terme de cette représentation du Pélican mise en scène par Gian Manuel Rau au théâtre de Vidy, dans une nouvelle traduction de René Zahnd.
    A l’image de la scénographie d’Anne Hölck, figurant un intérieur hideux à l’agencement et aux meubles chaotiques, où telle méridienne mitée jouxte un escalier pseudo-moderne se contordant le long des murs, c’est dans un affreux cercle familial que nous fait pénétrer Le Pélican, dont les personnages qui s’y affrontent évoquent aussitôt une cage aux fauves ou un cabanon de déments graves.
    Après l’enterrement du père, qu’a suivi le mariage du gendre (honni par le vieux) et de la fille à dégaine de femme-enfant, la mère revient dans la maison qu’elle avait désertée pour flairer l’argent qu’elle n’a pas encore raflé, au dam du fils qui la hait, lui reprochant notamment d’avoir affamé les siens et poussé la cruauté jusqu’à voler l’argent nécessaire au bois de chauffage. On comprend bientôt, ensuite, que la mère indigne est également devenue la maîtresse de son gendre, ainsi que le fils le révèle à sa sœur, laquelle préférerait garder les yeux fermés sur la sinistre réalité qui l’entoure. Faim, froid, haine et trahison appelleront vengeance…
    Il y a du cauchemar éveillé et du conte sanglant dans cet affrontement de prédateurs adultes et d’enfants pris au piège, qui évoque une antique filiation de monstres dont il semble qu’on ne puisse sortir que par une violence de plus – ainsi le fils pousse-t-il la mère à se jeter par la fenêtre avant de bouter le feu à la maison.
    Passé du réalisme noir aux abrupts de l’expressionnisme, Strindberg donne peu de repères sociaux au Pélican, et pourtant on ne peut s’empêcher de penser à la société bourgeoise du début du XXe siècle en « écoutant » la mère à la fois corsetée et cynique, prétendant s’être saignée pour les siens alors quelle les a vampirisés, hypocrite et menteuse incarnée.
    Dans la mise en scène de Gian Manuel Rau, tout repère historique est balayé au profit d’un chaos « déconstruit » à la Matthias Langhoff, où les personnages, exacerbés, sont réduits à des épures évoquant le théâtre hyper-violent de Bond ou de Sarah Kane. Le jeu des acteurs, merveilleusement démoniaque et mobile dans le cas de la mère à la souriante perversité (Dominique Reymond), parfaitement fondu en abjection dans celui du gendre (Roland Vouilloz) ou frémissant de sidération sensible chez la fille (Sasha Rau), perd cependant de sa force dans le rythme cassé et le décalage croissant entre mots et gestes, de reptations gratuites en effets de distanciation fleurant la resucée post-avant-gardiste. Bref, on ne croit pas trop à tout ça, malgré de beaux éclats, et l’amoureux envol final de la servante, fleurant la pièce rapportée, laisse de glace même s’il se veut chant d’amour calorifère.

    Lausanne. Théâtre de Vidy. Le Pélican d’August Strindberg. Jusqu’au 28 janvier, à 19h30 sauf le dimanche (à 18h.30). Relâche dimanche 14, lundi 15 et lundi 22 janvier. Durée du spectacle : 1h.30. Location : Billeterie chez Payot-Pépinet, ou au 021 619 45 45 et sur www.vidy.ch

    Photo Mario del Curto: la mère (Dominique Reymond) et le fils (Bruno Subrini)

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 11 janvier 2007.

  • Pseudo et son double


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     Sur La berlue de Véronique Beucler

    On sourit à tout moment, et parfois même on éclate de rire à la lecture de La Berlue de Véronique Beucler, qui rappelle le meilleur Nothomb ou les romans et certaines nouvelles de Marcel Aymé, particulièrement Le romancier Martin où les personnages de celui-ci se pointent chez lui pour se plaindre du sort qu’il leur réserve. Véronique Beucler pratique une langue claire et sonnante, fruitée et charnue comme l’était celle d’Aymé, avec un rythme, un allant narratif et des trouvailles de langue et d’imagination qui ne sont qu’à elle. Très original, très amusant, réussi dans les grandes largeurs, son deuxième livre (après L’amour en page, paru en 2003) s’emberlificote un peu sur la toute fin, mais sa lecture n’en est pas moins un régal.
    Je ne vais pas en dévoiler l’intrigue, sous peine de gâcher le plaisir de la découverte. Disons que ça se passe entre le merveilleux jardin d’une prof de lettres bordelaise impatiente de voir paraître son premier livre, la table d’un romancier à succès qui entrera dans sa vie après qu’un couteau lui eut été planté dans les entrailles par un ado un peu maladroit (ce sont des choses qui arrivent aujourd’hui aux dames et aux ados), les bureaux d’un éditeur très mufle et de son rival qui ne l’est pas moins, et quoi dire encore si ce n’est que les embrouilles de Romain Gary et d’Emile Ajar sont toutes simples à côté de ce qui se passe dans La Berlue, jouant sur le caractère absolument unique et personnel de ce que vous écrivez dans votre coin, que nul ne saurait concevoir et surtout pas les 666 aspirants romanciers qui se voient publiés à votre place alors que vous lanternez entre anémones du Japon, aristoloches et lettres de refus de 666 éditeurs vous baillant le même babil dilatoire. Tout cela corsé de digressions épatantes, comme celle-ci qui évoque le désarroi légitime des personnages de romans emportés dans le flot actuel: « L’époque, depuis plus de vingt ans, célébrait, en toute grégarité, le voyeurisme, le déballage, le besoin de se lâcher, de s’épancher; on se répandait. La population romanesque en faisait les frais. Violentée, abusée, souillée, décimée, hagarde, elle rendait l’âme. Les survivants avaient perdu tout souvenir des corps heureux, des corps en fêtes. (...) Le roman, hydre aux huit cents titres annuels, se réduisait à une petite affaire privée, un gratouillage de nombril ou d’entre-fesses, jeté sur la place publique »…
    Véronique Beucler. La Berlue. Albin Michel, 203p.

  • Le barbare «communique»

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    Sur Le dieu du carnage de Yasmina Reza
    Après que le jeune Ferdinand, onze ans et des bricoles, a bastonné le non moins jeune Bruno, qui refusait de l’admettre dans sa bande et se retrouve avec deux incisives amochées et le visage en semi-compote, les parents des deux lascars se réunissent chez Véronique et Michel Houillié, géniteurs de la victime. Lui est un commercial sans trop d’états d’âme et elle fait dans la littérature humanitaire – son prochain écrit traitera du Darfour. En face, Annette et Alain Reille plaident coupables, mais on verra que leur tolérance aux charge moralisantes de Véronique ont des limites. Plus précisément, les relations de celle-ci et d’Alain, avocat d’affaires très sûr de lui et qui ne cesse de communiquer sur son portable avec les relations publiques de la firme pharmaceutique qu’il représente, ne vont pas tarder à se crisper avant de plus graves éclats, quand le conflit généralisé mettra fin à la séance de conciliation dont la nouvelle pièce de Yasmina Reza détaille les tenants et aboutissants.
    En gros, ce qui y est révélé n’est un secret pour personne, relevant même du lieu commun d’époque : c’est que le barbare est toujours prêt à bondir de sous le masque du civilisé et qu’il faut peu pour faire, de parents dits adultes et responsables, piqués dans leur susceptibilité de classe, de genre ou de couple, des sauvages pires que leur progéniture. Dans le cas de cette double paire, le conflit opposant initialement les conjoints se corse au moment où l’entente entre mecs et la fureur des chipies fait apparaître les failles de chaque couple, jusqu’à l’horreur vomitive et les gestes fous dont un portable « vital », jeté dans l’eau des tulipes, fera les frais avant celles-ci…
    On se rappelle la verve satirique d’Art, qui fit un des premiers succès un peu convenus de la dramaturge, mais ici c’est du plus grave et du plus subtil aussi, du plus douloureusement significatif : ça fait vraiment mal, avec la même verve endiablée, sur fond de révolte légitime, que dans le récit tendrement dévastateur d’Une désolation…
    Je préfère, quant à moi, le versant tchékhovien de Yasmina Reza, dans Conversations après un enterrement ou L’Homme du hasard. Mais Le dieu du carnage est à lire vite pour le méchant plaisir qu’il procure, avant de le découvrir toutes griffes dehors sur une ou l’autre scène…
    Yasmna Reza. Le dieu du carnage. Albin Michel, 124p.

  • Ballades du désamour

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    Love, 17 nouvelles bluesy de Philippe Testa

    Sous un titre qui évoque à la fois celui d’un album-concept, un sigle de pub ou une inscription taguée sur un mur, Philippe Testa publie son deuxième livre, après le kaléidoscope de notes de voyage de Far-West/Extrême-Orient, paru en 2004: un recueil de dix-sept récits relevant plus, à vrai dire, du croquis ou de la tranche de vie que de la nouvelle achevée. Ce qui les unit est une tonalité douce-acide et un climat général de déglingue affective, sur fond de relations oscillant entre la non-rencontre et la fatigue de l’autre, la solitude et l’incompréhension réciproque. L’auteur y cristallise des observations aiguës, voire incisives, sur le monde qui nous entoure, au fil d’une narration claire et rapide. A préciser qu’à chaque récit est couplé un morceau de rock ou de blues, dont l’écoute est censée « accompagner » la lecture. Ainsi Voyage astral, premier titre du recueil où il est question de la non-rencontre d’un garçon persuadé qu’il « doit » connaître telle fille croisée dans la rue, laquelle beauté ne rêve que de s’accomplir dans les sphère spirituelles du New Age, va-t-il de pair avec Voulez-vous d’Abba…
    Le Mote de Sonic Youth accompagnera, dans la foulée, l’un des meilleurs récits du recueil, Un petit pas pour l'homme, un pas de géant pour l'humanité, où l’auteur observe l’évolution de l’amour-passion d’un quadra pour une adorable nymphette qui débarque dans sa vie avec son vide sidéral de môme vague que rien n’intéresse et qui reste plantée devant la télé. Et l'auteur de noter: « Il voulait ne jamais être séparé d’elle, il voulait l’étrangler, il ne savait plus ce qu’il voulait »...
    Il est beaucoup question de désamour dans Love, entre dialogues de compères sur ce qui foire avec leurs petites amies, et confidences de celles-ci se retrouvant de leur côté pour détailler l'empêtrement médiocre de leurs jules. Debbie, dans une fête, croit rencontrer un type pas comme les autres (il a une façon intense de regarder le ciel étoilé), qui ne voit en elle qu’une possible extraterrestre. Et les malentendus de se multiplier d'une situation à l'autre. Plusieurs des couples observés se défont parce qu’on vit dans l’instant et la jouissance égoïste, à l’enseigne d’une espèce d’infantilisme ou de repli narcissique qui exclut tout pari sur l'avenir et quelque fondation que ce soit; enfin la solitude est un leitmotiv du livre, liée au vide de l'échange ou à l'atonie, à l'avachissement de l'homme téléphage. 
    Parfois aux confins de la charge satirique, comme dans le récit évoquant la rencontre d’une veuve et d’un poisson rouge (Un monde presque parfait), Philippe Testa reste le plus souvent dans l’empathie tendre-acide, peignant ses personnages à petites touches, souvent rehaussées de dialogues sonnant juste. Le tableau d’ensemble rappelle un peu, en beaucoup plus elliptique, voire mince, les observations d’un Carver ou, pour le climat social, d’un Houellebecq, mais l’on reste souvent sur sa faim en dépit de la qualité de la narration et du trait. Celui-ci par exemple, dans Himalaya où l’on voit l’employé Julien, du type très terre à terre, saliver auprès d’une Elodie qui lui préfère le fringant Niels combien plus romantique et dégourdi: « Julien aurait souhaité posséder une télécommande qui zappe les gens aussi facilement que les programmes TV»... Dans le même ordre de notations, Philippe Testa rend très bien compte de ce qu’on pourrait dire la mécanisation des affects ou la standardisation des comportements, qui n’excluent pas pour autant les sentiments à vif…
    Philippe Testa. Love. Editions Navarino, 123p. Lausanne, 2007

  • Murènes de l’édition

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    Les sœurs de Prague, le nouveau roman de Jérôme Garcin

    Une lettre d’injure carabinée marque le départ de ce nouveau roman de Jérôme Garcin, dans laquelle une frénétique Klara, de la paisible station alpine suisse de Mürren (d’où l’on découvre le panorama « majestueux et emmerdant » de la sainte trinité que forment l’Eiger, le Mönch et la Jungfrau), vomit toute sa hargne et son ressentiment à l’adresse d’un jeune interlocuteur, probablement écrivain, qu’elle traite de « parangon de connerie » après lui avoir reproché son arrivisme, son conformisem et son égoïsme. On croit comprendre qu’elle l’a aidé et protégé et qu’au moment où elle-même a été victime d’un certain complot, ce « frétillant et stupide caniche » s’est montré lâche et n’a pas fait un geste pour la défendre. Invoquant son « putain de saloperie de métier », dont on suppose qu’elle a été écartée, ladite Klara écrit encore qu’elle y a aimé surtout les tournages de films tirés des livres qu’elle gérait au titre d’agente littéraire : « J’aimais l’odeur de la caméra. Oui, imbécile, les caméras ont une odeur. Elles sentent le renfermé, le bois de cercueil, le cadavre encore chaud, les draps défaits, les derniers jours de l’été. Elles filment ce qui va disparaître. Mais ça t’échappe forcément. Et l’aimable épistolière de conclure sa lettre sur ces mots : « Avec ce qu’il me reste de salive, je te crache à la gueule »»
    Cette Klara est immédiatement intéressante, dont nous allons découvrir les menées dans le récit qui suit, dont le narrateur est un jeune écrivain du genre « loser » parisien, juste remarqué pour le « succès accidentel » d’un roman intitulé La tête froide, qui lui vaut d’être abordé par cette Klara Gottwald, d’origine tchèque, déjà surnommée la « rottweiler du gotha » pour les méthodes prédatrices qu’elle applique dans le monde de l’édition et du cinéma. Lorsqu’elle l’entreprend, au Lutetia, il lui avoue qu’il est en train de poireauter sur une adaptation moderne d’Armance de Stendhal, entre autres activités mercenaires de critique pigiste de cinéma. Le dynamisme flatteur de Klara ne tarde pas, dans la foulée, à lui faire signer un contrat, au dam de ses amis l’éditeur Jean-Claude et l’agent Alexandre qui voient les raids de la Gottwald d’un très mauvais œil. Plus rude pour lui : sa compagne Laetitia le raille de se prendre ainsi pour un écrivain arrivé alors qu’elle est la mieux placée pour apprécier quel glandeur il est en réalité.
    Comme on s’en doute, ce nouveau statut ne sera pour le jeune romancier qu’un leurre et un poids. Son remake d’ Armance n’intéressera Klara que pour son éventuelle transposition cinématographique, et dans l’immédiat c’est en chien-chien qu’on le traite. Klara s’en servira notamment pour accueillir sa sœur Hilda à Paris, qui la rejoint pour la seconder dans ses affaires. Or ladite Hilda, prof de français jusque-là, va se métamorphoser en femme d’affaires aussi redoutable que sa sœur.
    Et le narrateur de commenter : « Dieu sait que j’en ai vu, dans mon milieu, des femmes et des hommes que je croyais connaître et qui, du jour au lendemain, ont été défigurés par l’usage du pouvoir, amaigris par le régime de la tyrannie, tordus par la jalousie, déformés par la vanité, ulcérés par la faculté, à laquelle ils n’étaient pas préparés et qu’ils ne soupçonnaient pas, de nuire pour construire, d’écraser pour briller, de tuer pour survivre »… Il n’en est pas moins étonné par la transformation d’Hilda, qui se montrera bientôt à la hauteur de Klara… jusqu’à la chute du brillant tandem àla suite d'un scandale retentissant.
    Le roman de Garcin, tout proche des réalités nouvelles de l’édition, est intéressant à la fois par le portrait « en creux » de son narrateur, du genre veule mais sensible et parfois sensé, et par celui des deux sœurs (Klara surtout, qui à débarqué de Prague après divers ratages existentiels - elle y a abandonné un jeune fils -, et avec une intense volonté de revanche) dont le lecteur a cependant quelque peine à concevoir ce qu’il appelle leur « tragédie ». Excellent aperçu de l’évolution des mœurs et pratiques dans un monde parisien qu’il connaît, évidemment, comme sa poche, Jérôme Garcin multiplie les effets de réel (de telle rencontre de Sollers à tel enregistrement du Masque et la plume) et c’est en invoquant son ami Jacques Chessex qu’il amène  Klara à se jeter du pont aux suicidés sis en plein Lausanne, au pied duquel une pancarte mettait naguère le passant en garde : « Attention chute d’espoir»…
    Un peu rapide et trop en surface à certains égards (notamment en ce qui concerne le passé et le drame de Klara), Les sœurs de Prague épate du moins par son écriture, son mordant, son allant narratif et cette vacherie noire bien « bourgeoisie française » que nuancent en douceur de belles pages rêveuses que l’auteur « offre » pour ainsi dire à son personnage, moins médiocre alors qu’il ne semblait. Le roman en perd un peu en crédibilité ce qu’il y gagne de finesse dans l’analyse et de charme dans le climat doux-amer, d’élégance aussi dans l’écriture, proche de Théâtre intime ou de Cavalier seul.
    Jérôme Garcin, Les sœurs de Prague. Gallimard, 174p. En librairie le 4 janvier 2007.

  • Jouvence de Maurice Chappaz

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    « Si Paul Eluard avait été Suisse romand, disait un jour Etiemble à propos de Maurice Chappaz, personne ne connaîtrait son existence outre-Jura», et c’est à peu près la situation dans laquelle se trouve, aujourd’hui encore, l’un des plus grands écrivains apparus en Suisse romande dans la postérité de Ramuz, dont l’œuvre poétique nous semble, du seul point de vue de l’apport à la langue française, d’une vigueur et d’une originalité qui n’a cessé de se renouveler jusqu’à l’âge avancé de l’écrivain, comme l’illustre la prose inspirée et folle de l’Evangile selon Judas (Gallimard, 2001), dont l’extraordinaire liberté d’invention verbale va de pair avec la profondeur de pensée. Or cette oeuvre si dense, à la fois si cohérente et si variée dans ses expressions (poèmes, proses, lettres, journaux personnels, récits, pamphlets, reportages) n’a pas droit à la moindre mention dans l’Anthologie de la poésie française publiée à l’enseigne de la Pléiade en l’an 2000 ! Autant dire que c’est avec reconnaissance qu’il faut accueillir la première étude sérieuse consacrée en France à Chappaz, assortie d’un choix de textes conforme à la lecture « pour l’essentiel », très érudite et très pénétrante de Christophe Carraud, latiniste et spécialiste de Pétrarque qui se situe assez nettement dans une optique spiritualiste d’inspiration catholique « augustinienne ».

    Le moins qu’on puisse relever alors est que son approche de grand style et de profonde sensibilité (autant du point de la réflexion que de l’expression) ne sacrifie pas à l’esprit du temps, au risque même d’écarter plus d’un lecteur qu’effarouchera la crainte (injustifiée selon nous) d’une œuvre trop « difficile ». Du moins, coupant à tout folklore anecdotique, Christophe Carraud a-t-il le premier mérite de rappeler que toute œuvre classique – car c’est à cette hauteur qu’il place celle de Chappaz – est foncièrement exigeante. D’emblée, il est dit en outre que l’œuvre de Chappaz « vient de plus loin que lui et va vers une fin dont seule la préfiguration nous est offerte ». Ce n’est pas l’arracher à l’humus qui l’a nourrie non plus qu’à son temps, bien au contraire : le premier souci de Christophe Carraud, en virtuel « lecteur très ancien », est de resituer le « lieu de permanence » qu’a représenté le Valais ancestral soudain en mutation dont Chappaz est à la fois l’héritier et le chantre partagé entre adhésion (témoin proche de la construction de la Grand Dixence) et rejet fulminant (l’attaque écologiste contre les promoteurs rapaces), auquel on n’aura cependant rien compris en le classant tantôt vagabond anarchisant proche des hippies ou proprio terrien réactionnaire.

    Qualifiant la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz, de l’initial Testament du Haut-Rhône aux Maquereaux des cimes blanches ou à La haine du passé, entre tant d’autres écrits, Carraud affirme que « ce n’est pas une pensée du retour ; c’est une pensée de la continuité du temps, contre ceux qui en figent l’imprévisible déroulement dans un progrès sans archè, sans mystère et sans vie, exacte antithèse du mouvement qu’il prétend être. Un progrès sans réponse ni responsabilité, sans questionnement ni mémoire ».

    Sans raconter la vie de Chappaz en détail, Christophe Carraud en resitue les étapes successives : la première naissance difficile et la seconde qu’a représenté la formation des chanoines augustiniens de Saint-Maurice ; le choix d’une vocation et l’émancipation d’une lourde généalogie de notaires et d’avocats ; la première rupture « franciscaine » du poète de L’homme qui vivait couché sur un banc, et sa réinsertion ultérieure dans la communauté des hommes, dont témoigne le Chant de la Grande-Dixence ; la rencontre de Corinna Bille, la famille, les difficultés et la transmutation continue des œuvres nourries de vie ; enfin la méditation sans cesse reprise sur la mort, les voyages et plus encore : le pèlerinage de tous les jours, avec ses rites répétés et ses liturgies, la poussée « résurrectionnelle » de sa poésie faisant miel de toutes choses. Ainsi : « Pour connaître une vie, il suffit peut-être d’un instant, juste de naître, j’imagine le pullulement de New York dans le bébé qui ouvre la bouche, où entrent aussitôt les constellations »…

    D’aucuns reprocheront, peut-être, à Christophe Carraud d’ « enfermer » l’œuvre de Maurice Chappaz dans une eschatologie catholique, mais ce serait ne pas voir l’évident héritage spirituel du poète et ce qui l’« aspire » vers le futur, ni le « ciel ouvert » au lecteur, souscrivant ou non à ce déchiffrement, par les pages du poète rassemblées ici et qui semblent écrites ce matin…

    Christophe Carraud. Maurice Chappaz. Préface de Bruno Doucey. Editions Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 333p.

    « La beauté nous fera pénétrer dans les ailleurs, à en perdre son nom .» (Maurice Chappaz)





  • Naissance d’un poète

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    Lecture de Maurice Chappaz (1)

    « Le jour vient, d’ailleurs le soleil entame. »
    (Charles-Albert Cingria)

    « On le vit se déshabiller derrière une haie, on le vit faire un petit paquet de sa chemise, de sa cravate, de son habit fort civil, coton ou alpaga, envoyer ça dans un coin du parc après plusieurs jurons : des « damned », des « christo », des « morbleu ». Il libéra ses souliers d’une secousse et un instant il fut tout nu (rudement étrange, bonnes gens, Cicérons !) et un instant après chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile bleue, d’un chandail et d’une vieille casquette, c’est-à-dire comme Jacques et comme Pierrot ses amis. De cambouis, du plâtre, de la terre tachent ses vêtements, mais le cambouis, le plâtre, la terre, sont de bonnes choses, de celles qui existent à tout coup dans le monde. Et les semelles de chanvre aussi, qui vous collent au pied et vous permettent de sentir le sol. Mais par-dessus tout, ce qui est vraiment beau, ce qui est extra comme disent les enfants et les poètes, c’est la liberté ! Et on voyait bien qu’il la humait, la respirait dans l’ombre bleue et violente des séquoias du jardin public de L. Il buvait à longs traits dans cette ombre qui était comme du champagne noir et lui battait le sang d’une gaîté, d’une ivresse pareille à celle que ce vin prodigue aux Heureux. Mille pensées explosent dans la tête, mille sujets de plaisirs. Puis un vent violemment froid, mais odorant et sauvage, dissipe ces fumées. C’est Muscat noir qu’il faut appeler l’ombre à cause de l’été, à cause du goût du raisin et de cet air frais et glaciaire qu’on les arbres. Ah ! oui, c’est la liberté qu’il savoure, il s’était enfui de la commune où son père remplissait des fonctions administratives, quelque chose comme notaire ou shérif. Il avait résolu de ne plus se casser la t’été avec les devoirs incongrus que chacun dans sa famille ou dans la société s’ingéniait à lui imposer. Maintenant il venait de renaître au hasard, là près de cette haie, quelqu’un qui n’avait jamais connu les leçons d’une école. Il se met à regarder avec des yeux neufs les choses autour de lui, elles ont cette paix qu’ont les fossés, le matin, il les salue toutes en disant « ô », soufflant sur elles et leur refaisant comme un cœur, comme une aube, comme un firmament, l’espace où elles glissent et où elles éclatent, où l’oiseau chante en sa langue :
    Ô l’arbre, ô l’écorce
    dans le jardin semé d’ombre et de soleil… »

    Ainsi commence le texte d’une quinzaine de pages intitulé Un homme qui vivait couché sur un banc, premier écrit de Maurice Chappaz publié, en 1940 dans la revue Suisse romande, sous le pseudonyme de Pierre. Maurice Chappaz avait vingt-trois ans lorsqu’il composa cette nouvelle envoyée au concours lancé par la revue en question, dont le jury (notamment composé de Jacques Chenevière, C.F. Ramuz et Gustave Roud), eut à examiner 153 textes.
    A relire aujourd’hui Un homme qui vivait couché sur un banc, l’on peut y voir, en raccourci, à part le don plus qu’évident du jeune poète, comme une sorte de « programme » rimbaldien que, de fait, Chappaz allait suivre tout au long d’une vie essentiellement consacrée à la poésie, avec la même exigence de rupture opposée à la société des pères établis, la même effusion partagée par quelques compères bohèmes dans une nature heureuse, la même salutation à telle humanité élémentaire d’artisans et de chemineaux, le même appel d’air et de simplicité balayant « la dérisoire hiérarchie du bien-être », la même « sérénité contemplative » vécue avec une espèce de candeur d'avant la Chute, mais qui n'allait pas durer, entamée qu'elle serait des les dernières pages de Verdures de la nuit, son premier recueil paru sous son nom en 1945.

    « O Poésie, sois ma maison natale à présent, sois une enfance nouvelle et vraie, bénie par ta tendresse, ô ma mère noire. Viens, je sors, erre avec moi dans les rues où je fume, où je m’assieds, gagne pour finir la place en haute de la ville. Là, les maisons s’alignent un peu délabrées, aux façades simples. Jaunes, brunes, presque ocres au soleil. Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple déballé magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits.
    Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire. Quand vient midi ou toute autre heure, je me lève, j’ai une gamelle de polente et dans un petit sac de toile, voilà du pain de seigle, du fromage et une bouteille de fendant. La polente cuit en plein air. Un bâton fixé entre deux pierre : la broche et le foyer. Les ménagères me donnent quelques bûches, des fois j’ai un bout de lard. J’aime manger et, après avoir mangé, me mettre le dos au mur de façon à tenir le haut du corps dans l’ombre et les jambes au soleil. Fumer une pipe de Garibaldi, se rouler des sèches, finir sin vin, à l’occasion s’endormir »…

    Maurice Chappaz. Une homme qui vivait couché sur un banc. Suivi de Verdures de la nuit et Les Grandes Journées de Printenps. Préface de Marcel raymond. Postface de Jean-Luc Seylaz. Castella, 192p. 1988.

  • Le vieux sage et les collégiens

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    A la veille de son 90e anniversaire, le 21 décembre 2006, Maurice Chappaz est revenu à Saint-Maurice où il a fait ses classes
    «Vive Chappaz!» pouvait-on lire, il y a quelques années, en grandes lettres blanches peintes sur la falaise dominant le Collège de Saint-Maurice. Tel fut le signe de soutien manifesté par les collégiens à l’écrivain vilipendé, dans son pays, par les bien-pensants qu’offusqua son pamphlet écolo-politique Les maquereaux des cimes blanches. Si cette trace de complicité est aujourd’hui presque effacée, la relation de l’écrivain avec «son» collège ne s’est jamais distendue pour autant, relancée à l’occasion d’une magnifique rencontre.
    Dans un premier temps, le professeur et critique français Christophe Carraud, auteur de la première monographie consacrée en France à Maurice Chappaz (parue chez Seghers, en 2005), a présenté l’œuvre en soulignant sa «puissance de vie» et, aussi sa «qualité de pensée» en consonance avec les grands problèmes d’un siècle marqué par les camps de la mort et Hiroshima, où l’humanité est devenue «tuable». De fait, si Chappaz n’a jamais été le porte-voix de grandes idées, ni un écrivain engagé au sens marxisant, sa démarche de poète autant que son œuvre n’ont cessé d’affirmer une position critique fondamentale, à la fois contre le développement inconsidéré de la technique et contre toute forme de déshumanisation. «Continuateur médiéval» de la grande tradition augustinienne, a relevé Christophe Carraud, Maurice Chappaz est un guide pour la jeunesse actuelle, qui adresse «un oui pur et simple au bonheur et au malheur d’être né»…
    La meilleure preuve du bel exemple qu’incarne le poète nonagénaire a été, dans la foulée, sa rencontre avec les collégiens de Saint-Maurice, préparés par la lecture du Garçon qui croyait au paradis.
    En préambule, Maurice Chappaz a rappelé aux jeunes gens que ses maîtres, quand il entra au collège de Saint-Maurice, en 1927, lui firent valoir que ses études ne seraient en rien utilitaires, ne servant qu’à répondre à telle interrogation essentielle: qui suis-je? A la question, posée ensuite par un collégien, de savoir s’il se considérait comme un intellectuel, Chappaz répond: «C’est l’animal qui écrit! Pas le psychologue ni le professeur… mais l’animal humain se distingue par l’intelligence, c’est vrai!». Puis à la grande question du bonheur, tel qu’il l’aura vécu lui-même: merveilleuse réponse du vieil homme, évoquant la carrière d’un Malraux, soumis aux effrayantes tragédies personnelles qui l’endeuillèrent et faisant face à sa façon. «Je serai très prudent en la matière, très prudent…», conclut le poète à ce propos, immédiatement compris par les jeunes gens.
    Or, à l’un d’eux l’interrogeant plus prosaïquement sur l’utilité de la dissertation, Chappaz répond sans hésiter: «C’est la base de tout». Et de rappeler la leçon d’un de ses maîtres, qui flanqua un zéro à toute la classe après un premier exercice de composition, sous le seul prétexte qu’aucun des collégiens n’avait exprimé son sentiment spontané…
    Une heure de partage vibrant et ces mots en guise de leçon non académique: «Plus vos études seront inutiles, plus elles vous serviront. Aimer est inutile, comme le bonheur, la beauté, la musique, la poésie, notre présence à l’instant – tout cela est inutile, mais c’est cela même qui compte le plus dans notre vie, autant que ce verre d’eau»…

  • Judas notre frère d’en bas

    En lisant L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz

    Le sentiment de se trouver devant un livre essentiel est très rare aujourd’hui, et plus rare encore ce que nous vivons à la lecture de L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, qu’on pourrait dire la conjonction de l’expérience spirituelle de toute une vie et la plus haute expression d’une aventure poétique.
    D’une merveilleuse liberté d’invention, ce récit en dix chapitres tient à la fois du grand rêve éveillé et de la méditation dansante, reliant à tout moment le «passé» évangélique à notre «présent», avec des sauts et des zigzags incessamment inattendus, bondissant et retombant toujours pile. C’est que la pensée sous-jacente de Maurice Chappaz est d’une solidité de corde de varappe (pensée de catholique observant mais non conventionnel), qui s’inscrit dans une longue tradition de poètes-prophètes visionnaires aussi peu respectueux des pouvoirs constitués que de ce qui atrophie la fine personne.


    Un trait de caractère fondamental de Judas est indiqué par la formule «tout le monde m’aime», qui a aujourd’hui d’étonnantes résonances. Or voici son écho dans le temps: «Plus tard, ce slogan sera repris par les commerces, les firmes, les chefs: inscrit sur les boîtes de conserves. «Tout le monde m’aime», dit le saumon fumé ou même les armes à feu». Telle est la façon, apparemment terre à terre, et très spiritualisée cependant, qui caractérise la démarche du poète. De surcroît, la pensée de Chappaz est musique et images, mouvement et raccourcis saisissants, rapprochements lumineux.

    Quant au style, il faut aller chercher du côté de Claudel, en moins génialement tonitruant, ou chez Aragon, en moins alambiqué et en plus sauvagement alpestre.
    Dès le Testament du Haut-Rhône, Chappaz s’apparentait plus ou moins à la fantaisie inspirée d’un Cingria et au lyrisme spirituel d’un Gustave Roud. Ici, le poète est bonnement incomparable! Nous pourrions citer cent phrases dont celle-ci: «A voix basse, avec minutie et quel tranchant! tous les mots qui peuvent s’ouvrir, fleurir, agir, être vivants en nous, les hommes d’aujourd’hui ou à naître, ont brisé leurs coques, se sont envolés, ont bousculé nos frontière visibles, nos murs raisonnables, rapproché, collé, nos sens à l’illimité qui y est inscrit». Et ceci qui sonne lugubrement à l’époque des nouveaux délires scientistes: «L’extraordinaire et la misère seront notre lot. Nos oeuvres nous dépasseront. De sorte qu’un monstre anonyme, aussi nul que multiple et impérial, indistinguable, pourra nous dominer. Un autre César. Insaisissable. Et le mal sera si mêlé au bien, au bien immédiat qu’il faudra le subir. Il y aura une fatalité du bien.»

    Judas est ici d’une source, la terrienne et la sensuelle, tandis que Jésus est d’une autre nature, si l’on ose dire. Judas est un rescapé du massacre des innocents, il est né du sang et se rappellera qu’il a failli mourir à cause de l’Autre, lequel est «né de l’esprit». Maurice Chappaz invente une première rencontre entre les deux frères qui nous rend Judas, «fils de perdition» par vocation, à vrai dire plus émouvant et plus proche que Jésus.
    Or voici la scène. «Jésus aperçut l’homme même qu’il devait, ma plume me dit «sauver», au lieu de «perdre». Et une multitude hésitante cachée en cet homme, des nations entières. Il était la clef de cette multitude, clef avec laquell il ouvrirait le monde. Ils allumèrent une clope de l’un à l’autre».

    La première impression que nous fait cet ouvrage, presque physiquement, est de nous arracher au temps, au point qu’on se demande s’il a été écrit il y a deux mille ans ou ce matin même. On se dirait parfois chez un auteur antique, disons Apulée, puis on est au Moyen Age, on est au bord de la «selva oscura» de Dante, et dans l’arrière-plan du tableau, comme chez les Renaissants ou les Flamands, où l’on voit des processions, des scènes de village, des gens qui construisent un bisse ou une autoroute, ou bien c’est l’hiver et il y a un massacre d’innocents qui nous renvoie, par Breughel, à la Judée du roi Hérode imagée dans nos livres de catéchisme de façon à marquer nos petites mémoires, ou bien encore on serait dans une sorte de Russie mystique aux gueules rappelant le Valais de bois (Judas sert du thé de son samovar à Jésus) où roule le Rhône du ciel à la mer. Tout cela évoque parfois un Chagall chrétien nourri de merveilleux. Mais on ne tarde à retomber sur terre. Parce que c’est sur cet astre que cela se passe, à la fois pour le sensuel et le spirituel.

    On l’aura compris, mais cela ne se réduit pas à cela seulement: Judas est l’homme en nous de la terre et des tendresses mortelles, tandis que le Christ brûle tout par amour. En exergue, Chappaz cite Dostoïevski qui disait que, si la vérité devait être prouvée contre le Christ, il préférerait la vérité. Or, on sent que le poète, à la vérité prouvée, préfère l’amour vécu qu’incarne le Christ, tandis que Judas n’est qu’amour de soi...

    Maurice Chappaz. L’Evangile selon Judas. Gallimard, 168pp.



    Avatars de Judas

    Pour la plupart d’entre nous, qu’ont baignés la tradition et la culture chrétienne, le personnage de Judas se réduit à celui de l’apôtre félon qui a livré le Christ à ses persécuteurs. Sa figure est toujours tenue à l’écart des autres apôtres, et sa vocation (il est désigné par le Christ), autant que sa mort (par pendaison) suscitent l’horreur. Assez peu intéressant chez les Evangélistes eux-mêmes, Judas a fait l’objet d’interprétations plus nourries chez les exégètes, et notamment dans la littérature. On retiendra notamment celle de l’écrivain russe Leonid Andreev, qui en fait, dans Judas Iscariote, un homme plus intelligent et brillant que les autres disciples, type du zélateur orgueilleux et fanatique jusqu’à l’hystérie amoureuse, qui aimerait faire du Christ un roi régnant. Dans Mort de Judas, Paul Claudel fait également le portrait d’un homme supérieur du genre gestionnaire avisé, opportuniste et pluraliste avant la lettre, qui va préférer les sciences humaines (y compris la «triste théologie») à la foi, décidément trop vieux jeu. Or ce ne sera pas faire injure à l’immense poète que de lui préférer, peut-être, la figure sacrifiée de naissance, trouble et bouleversante à la fois du frère terrien de Chappaz, qui vit son trouble pour mieux rendre hommage à la lumière...


  • ia orana i te matahiti api


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    Mille Voeux aux visiteurs de ce blog
    A vous qui passez tous les jours et à vous qui cliquez par hasard, à vous dont je sais le vrai nom ou qui vous signalez sous pseudonyme, à vous qui me faites parfois un signe ou qui vous en abstenez farouchement, à vous qui partagez ma façon de lire le monde ou qui la trouvez d'un blaireau grave, à vous qui prêtez quelque intérêt à mes carnets ou qui n’y revenez que pour vous y agacer un peu plus, à vous que j’essaie d’imaginer chacun sur son île, dans la chaleur de telle maison ou la solitude de telle trappe, à toi Bona qui brasse tes couleurs dans ton atelier du Sud ou à toi Marie qui voit le soleil de Tahiti se coucher quand l’aube nous arrive, à vous Frédérique sur votre cheval bleu et à vous Ray au pays de Cézanne, à toi Claire qui grappille les fruits de la poésie et à toi Bruno dont la jeune ferveur nous encourage au milieu de tant d’indifférence et de foutaise, à Dorian Purple et à Mike, à Guillaume le Tourangeau et à Matteo de Salamanque, aux vieilles guenilles et aux jeunes chenilles, à vous tous qui considérez la passion de lire et d'écrire comme un lien qui rassemble et non comme un privilège de quelque élite mitée, à vous que la déshumanisation et le cynisme des temps qui courent poussent à résister chacun à sa façon, à vous qui subissez le poids du monde et à vous qui vous joignez au chant du monde, à vous qui êtes plutot Stones ou plutôt Brassens, plutôt Monteverdi ou plutôt rap, plutôt Soutine ou plutôt slam - à vous tous je souhaite une année 2007 Méga Super Top.
     

    Photo ci-dessus: JLK en 1975, lisant L'Adieu à l'automne de S.I. Witkiewicz au sommet du Grand Miroir de l'Argentine. La même ascension est au programme du misérable en date du 14 juin 2007, jour funeste de ses 60 ans...

  • Retour à soi

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    Avec Alexandre Jollien et Maurice Chappaz 

    A La Désirade, ce mercredi 20 décembre, 5h. du matin – Comment vivre le bonheur, comment accepter les largesses de la vie quand on a été forcé, dès son enfance et sans discontinuer ensuite, de se battre contre l’adversité, et que cette bagarre est devenue le sens même de sa vie ? C’est la question que s’est posée Alexandre Jollien dans un moment de grand désarroi, notamment marqué par la naissance d’un premier enfant dont il s’est demandé s’il en méritait la source de joie, ce à quoi il répond dans La construction de soi, son nouveau livre qu’on s’arrache déjà en librairie.
    Or je me le demande à l’instant, songeant à notre rencontre de cet après-midi : à quoi tient le succès de Jollien auprès du public ? Est-ce l’effet de l’admiration-compassion que suscite la performance de l’handicapé diplômé ès philo ? Est-ce la mode actuelle du prêt-à-porter philosophique qui cherche des solutions toutes faites au développement personnel ?
    medium_Jollien2.2.jpgPeut-être y a-t-il de cela, même s’il n’y a rien, justement, de précuit, dans les livres de Jollien, et moins encore dans le nouveau qui rompt avec le « témoignage » pour entrer dans la vif de la parole et du dialogue puisque La construction de soi est un recueil de lettres adressées par l’auteur à Dame Philosophie et à quelques individus peu académiques tels Boèce et Etty Hillesum, sous le ciel d’Epicure et de Spinoza, notamment. Mais il y a là, surtout, une voix, une inquiétude individuelle et sincère, un homme perdu et qui cherche - tout cela qui permet à chacun de s'identifier.
    Deux choses m’ont immédiatement touché, pour ma part, dans La construction de soi, et c’est d’abord le rappel du premier émoi qu’adolescent on peut éprouver en abordant l’univers des Grandes Questions. Je me le rappelle très bien : j’avais dans les quatorze ans, un rayon de la Bibliothèque des Quartiers de l’Est, à Lausanne, anciennement Bibliothèque de la Maison du peuple, m’attirait de plus en plus où s’alignaient les vieux rossignols parlant de libre pensée et de pacifisme, et voici que ce seul mot de philosophie s’imposait à côté de ceux de voyages ou de poésie, et c’est ainsi qu’un titre, Le sens de la vie, de je ne sais quel auteur, a cristallisé soudain les questions que je me posais à cet âge encore tendre.
    Autre chose et qui va de pair avec la passion du Grand Pourquoi (c’est à quatorze ans qu’on met partout des majuscules, et cette puérilité me reste…), dont parle Alexandre Jollien, et c’est le retour à soi. Pas au petit moi narcissique réclamant son biscuit comme le caniche énervé, mais le foyer de soi, sa vérité insaisissable, sa qualité particulière, sa nullité à « retourner » chaque jour, enfin cette terre personnelle à travailler tous les jours…


    medium_Chappaz.3.jpgCette terre de Virgile, nous l’avons foutue en l’air, et c’est pourtant à la ressusciter que je travaille ce matin en relisant la préface aux Géorgiques de Maurice Chappaz, dont la belle traduction vient de reparaître, Maurice Chappaz qui fête aujourd’hui même ses 90 ans, Maurice Chappaz dont Etiemble disait que, né en France, il serait aujourd’hui aussi fameux qu’un Paul Eluard.
    « L’Adam de Mantoue, écrit donc Chappaz à propos de Virgile, de toutes les maisons tranquilles entre les arbres fruitiers meurt. Aujourd’hui les hommes sont-ils plus que des machines de bonne volonté ? Le frémissement formidable des villes envahit l’individu et réduit en poussières tous ceux qui n’émergent pas du flot des producteurs-destructeurs ».
    Tel est le retour à soi, ce matin de lisière d’hiver encore nocturne, en pensant aussi à ces amis, elle et lui, la mère, le père, qui revivent pour la sixième année ce dernier jour de leur premier enfant.

    « Virgile a eu le génie de son enfance, écrit encore Maurice Chappaz. Or l’enfance du monde a quasi disparu. Le travail agricole est aussi lointain que la mythologie. Ces fumées bleues, ces cris, ces gestes que nous relancent le Géorgiques, les fleuves toumentés et sensibles comme les nuages, les sources imprévues, les fruits à la fois spontanés et cultivés, où sont-ils ? les climats, les vents, les aurores qui s’émeuvent… les dieux comme les pommes disparaissenr. Comme s’effacent les anciennes saveurs, le goût de la nuit et de l’eau qui coulent ensemble et où nageaient les étoiles »…

    Alexandre Jollien. La construction de soi. Editions du Seuil.

    Virgile. orgiques. Version française de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Dessins de Palézieux. Slatkine.

  • Amoureuse solitude

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    Isabelle Guisan décline une chronique douce-acide de la liberté au féminin.
    Le titre du roman récemment paru d'Isabelle Guisan pourrait faire croire à un palmarès des conquêtes de la protagoniste. Or il n’en est rien: Le tour du corps en quarante-quatre amants n’a rien de triomphaliste: bien plutôt, ce récit à fines touches inventorie la mémoire du corps de Laure, de ses premières sensations de petite fille, au côté du dieu-papa figé dans son rôle (et déjà pris…) à la découverte d’une sensualité diffuse, puis de la sexualité aussitôt associée à certaine brutalité.
    Avec une franchise propre à la génération soixante-huitarde, qu’elle se garde de magnifier, Laure détaille les occasions manquées de ses débuts et sa première déconvenue plus cuisante, sous les assauts égoïstes d’un macho dont le plaisir est de déflorer les vierges avant de les jeter. Si Laure oscille entre le désir d’un accomplissement de femme libre (elle fera dans le reportage de mode) et l’attente d’un prince charmant brun de cheveu si possible prénommé Michel (qui ne fera que passer), l’essentiel de son récit, et son intérêt, porte sur les nuances et détails d’une vie plutôt solitaire, ponctuée de rencontres qui relèvent, à l’exception d’une passion violente, de l’amitié ou de l’amour passager. D’entrée de jeu, la narratrice remarque qu’on «vit son corps en deça des mots, en deça même de toute pensée», mais c’est bel et bien par les mots et la remémoration songeuse que ce kaléidoscope sensible acquiert sa vibration, son épaisseur et son authenticité. Le lecteur aimerait parfois en savoir un peu plus (notamment sur l’épisode du fameux Michel…), mais c’est aussi le charme de ce roman de suggérer sans peser plus qu’il ne raconte…
    medium_Guisan.JPGIsabelle Guisan. Le tour du corps en quarante-quatre amants. L’Aire, 158p.

  • Les Bienveillantes de A à Z (2)

     medium_stalingrad.2.jpgCourante

    - Max Aue part donc pour Stalingrad.
    - Dont les communiqués occultent la situation, catastrophique.
    - Il craint d’entrer vivant dans cette prison à ciel ouvert.
    - Pense à la mort.
    - Se rappelle le petit jeu d’Hérodote (p.317)
    - Etonnante évocation des mouvements de troupes, comme des flux hagards.
    - Retrouve Hohenegg à la première étape, d’où un vol de nuit va les déposer en plein braoum (p.323)
    - Découvre, fantomatiques, les campements épars, les ruines, les cadavres gelés.
    - Rejoint le commandant de la place.
    - Qui lui dit qu’il est le seul officier du SD à Stalingrad.
    - Attend de lui des rapports.
    - Et voici qu’il retrouve Thomas.
    - Le côté roman populaire, ou picaresque, de ces réapparitions…
    - Thomas lui reproche de ne pas apporter de victuailles de l’extérieur.
    - Discussion sur le darwinisme social à quoi se réduit, pour Thomas, le national-socialisme. Loi de la jungle. Survie du plus fort ou du plus rusé. (p.330)
    - On lui donne un guide, un Ivan.
    - Etat général du Kessel. Gross Kata.
    - Lourdes pertes de la Luftwaffe.
    - Ravitaillement désastreux.
    - Max se décide à étudier le moral des troupes.
    - Se fait conduire au front à travers ruines et bunkers.
    - Très puissante évocation du Kessel (325-340). Plus on avance, plus le souffle épico-visionnaire de Littell s’amplifie. L’approche est beaucoup plus physique que celle de Vassili Grossman, mais aussi forte en ces pages.
    - Episode du jeune soldat russe mourant qui appelle sa « mama ».
    - Replongeant aussitôt Max dans une rumination sur sa mère, qu’il hait.
    - Plus on avance, et plus la symbiose du chaos mental de Max et du chaos de la situation extérieure s’accentue.
    - Max en revient à la disparition énigmatique de son père.
    - Dont il rend sa mère responsable.
    - Déteste le Français Moreau, avec lequel sa mère a refait sa vie.
    - Se rappelle ses vengeances fantasmatiques contre le couple, auxquelles il a associé ses partenaires sexuels. Genre Miss Vinteuil. (p.345)
    - Il écrit un rapport sur le moral des troupes.
    - Puis enquête sur l’état du ravitaillement.
    - Un cas de cannibalisme est signalé.
    - Pris sous un tir d’obus, il « étudie les entrailles » d’une jeune soldat éventré avant de trouver la « farce pénible ».
    - Retrouve Hohenegg.
    - Le médecin amer : « Le Kessel, en fait, est un laboratoire, un véritable paradis pour un chercheur ».
    - Se réfugient dans un bunker.
    - Les Allemands se demandent d’où les Russes tirent « toutes leurs armes »…
    - Max va inspecter les caves. Un vrai rat des caves...
    - Nouvelle suite de pages déployant une sorte de fureur expressionniste (p.359 et suivantes) à la Otto Dix.
    - On arrive à la fin de 1942 (p.362).
    - Max rencontre un commissaire politique soviétique.
    - Nouvelle grande confrontation, rappelant celles de Vie et destin ou du Temps du mal de Dobrica Cosic. Littell doit connaître celui-ci.
    - Longue discussion, très vivante, sur ce qui rapproche et distingue les deux systèmes communiste et national-socialiste.
    - Le nazisme borné au seul Volk allemand. Pas universel.
    - Tandis que le communisme prétend à l’universalité.
    - Le Russe lui prédit que Stalingrad sera le symbole de la défaite allemande.
    - Max : « Le communisme est un masque sur le visage inchangé de la Russie.
    - La conversation, de haute tenue, débouche sur des visions prémonitoires de Max sur la Russie (p.368-369).
    - Le Russe au nazi au moment de se quitter : « Permettez-moi de ne pas vous serrer la main ».
    - Ce chapitre, après les lentes avancées d’Allemandes, est d’une densité dramatique accrue, où la puissance d’évocation de Littell se déploie dans les grandes largeurs.
    - Visite au théâtre en ruines. Qui fait Max replonger dans la souvenance de la maison de Moreau et des jeux innocents-pervers avec Una.
    - On glisse peu à peu d’une sorte d’hyperréalité vers une fantasmagorie fuligineuse.
    - Se rappelle avoir joué Electre adolescent.
    - Les mots de Sophocle lui reviennent, « et la boucherie dans le palais des Atrides était le sang dans ma propre maison ».
    - Première allusion aux Bienveillantes…
    - Lors d’une sortie dans une rue, avec Ivan et Thomas, il est soudain touché. Une balle lui a traversé la tête.
    - Et tout ce qui suit, on le comprend, constitue le délire du blessé au fil de pages admirables, rappelant les visions tragi-grotesques d’un Boulgakov.
    - Par ailleurs, cette dramaturgie donne un nouveau relief, quasi mythique, à ses fantasmes infantiles autant qu’à ses tourments plus récents.
    - La conclusion de ce chapitre est indéniablement d’un auteur hors pair, habité par un véritable « génie nocturne ».


    Sarabande

    - Max Aue se retrouve dans le blanc.
    - Avec la sensation d’être un corps démembré.
    - Emerge lentement du chaos.
    - Insulte volontiers ceux qui l’approchent, médecins et infirmières.
    - Cela se passe à l’hôpital de Hohenlychen, au nord de Berlin.
    - Himmler en personne vient l’y décorer. Croix de fer. (p.402)
    - On l’emmène ensuite en Poméranie.
    - Il est devenu « héros » sans le vouloir, juste en se faisant imprudemment trouer…
    - Thomas lui raconte ce qui s’est passé à Stalingrad (p.406-407)
    - Il prend ensuite un mois de congé à Berlin.
    - Se sent tout fragile malgré ses décorations.
    - Passe une soirée avec une secrétaire d’Hitler.
    - On est en mars 1943.
    - Il est appelé auprès du Dr Mandelbrod et de son associé Leland, lesquels ont travaillé avec son père, qu’ils qualifient de bon national-socialiste.
    - Mandelbrod a déjà épaulé Max dans sa carrière.
    - C’est un poussah richissime, industriel et idéologue de haut vol, proche du Führer et zélateur de la Solution finale.
    - Max aimerait retourner en France.
    - Mandelbrod ne voit pas ça d’un bon œil. On sent qu’il le prépare pour autre chose.
    - Lui montre des photos de son grand-père.
    - Nouvelle discussion étonnante, où Mandelbrod établit un lien entre sionisme et nazisme (p.420)
    - Mandelbrod : « les Juifs sont les premiers nationaux-socialistes, depuis près de 6000 ans déjà, depuis que Moïse leur a donné une Loi pour les séparer des autres peuples.
    - En déduit l’opposition radicale entre Juifs et Nazis, frères mortellement ennemis.
    - Justifie l’extermination absolue.
    - On comprend que Mandelbrod est un conseiller occulte du Führer (p.422)
    - Max rapporte cette conversation à Thomas.
    - Qui se rit de ce fanatisme idéologique. Voit les choses en pragmatique, qui réduit le problème juif à une question de « gestion » des populations.
    - Thomas a désapprouvé la Kristallnacht des S.A.
    - Ensuite Max Aue rencontre un statisticien, qui l’interroge sur les pratiques de comptage des Grandes Actions.
    - Le 21 mars, Hitler prononce un discours.
    - Durant lequel Max hallucine : il lui semble que le Führer est revêtu d’un châle rituel de rabbin. (p.431)
    - Se demande si c’est sa blessure qui a provoqué cette vision.
    - Ensuite recueille les commentaires du populo.
    - Très étonnant effet de chœur, « les voix de la rue »…
    - Rencontre Best, haut dignitaire nazi et idéologue du Nouvel Ordre Européen.
    - Parlent des incohérences de la politique völkisch.
    - Le soir, se rend à l’opéra avec Thomas.
    - Le jeune Karajan dirige Idoménée.
    - Max est fasciné par la beauté des danseuses et des danseurs.
    - Quand il rentre à l’hôtel, on lui signale un appel de sa sœur.
    - Il se rappelle leurs derniers jeux érotiques.
    - Puis la retrouve à Potsdam (p.443-445)
    - Ils parlent de la guerre. Elle le fait parler des massacres.
    - Mais Max ne pense qu’à eux deux.
    - Elle lui dit que « le passé est fini ».
    - Ce qui le révolte.
    - Una lui reproche d’être resté un petit garçon.
    - Max se rappelle d’autres retrouvailles en Suisse, dix ans plus tôt.
    - Tout au long du roman, Jonathan Littell fait alterner les temps de la remémoration avec autant d’habileté que de justesse. On est vraiment dans le courant d’une conscience arrachant tout sur son passage et réordonnant tous les éléments spatio-temporels au fur et à mesure du récit.
    - Le souvenir de Max, en l’occurrence, n’est peut-être qu’une fabrication ultérieure, se dit-il pourtant…
    - Il est convié à la table des Üxküll. Beau portrait du musicien, antisémite à l’ancienne et qu’on sent peu complaisant à l’égard du nazisme.
    - Le lendemain, Max prend le train pour Paris.
    - Evocation du Paris de 1943, un an après la parution des Décombres de Lucien Rebatet, pamphlet antisémite au succès monstrueux.
    - Max achète un recueil d’essais de Maurice Blanchot.
    - Fasciné par cette « pensée lourde et patiente ».
    - Titre d’une expo au Grand Palais : « Pourquoi le Juif a-t-il voulu la guerre ? »
    - Le soir, Max lève un prostitué à Pigalle.
    - Se retrouve, baisé, « comme un gosse anéanti de bonheur ».
    - Le lendemain à la rédaction de Je suis partout, le journal de Rebatet.
    - Se rappelle ses premières rencontres avec Brasillach, quîl a dragué, et Rebatet.
    - Sa première rencontre aussi avec Destouches, alias Céline.
    - Retrouve alors Rebatet.
    - Qui le traite cordialement de « salope de Boche ».
    - Parlent de Stalingrad.
    - Rebatet est snobé.
    - Il a juré de couler avec le navire, mais dit son admiration pour Staline.
    - Sans Hitler, il eût été coco.
    - Exactement ce que Rebatet m’a dit en 1972.
    - Parlent musique. Et d’Üxküll, que Rebatet admire.
    - La conversation entre Max Aue et Lucien Rebatet sonne très juste (p.467-469).
    - Se retrouvent le soir avec Cousteau, autre collabo.
    - Max, très lucidement, voit en Rebatet un idéologue qui se la joue alors qu’il a peur de son ombre.
    - La forfanterie des deux journalistes lui semble du flan.
    - Bref, il est déçu par Paris.
    - Pense alors à la Suisse, où sa sœur séjourne.
    - Mais les SD sont rarissimes en Suisse…
    - Il se rend au Louvre où il s’attarde longuement devant L’indifférent de Philippe de Champaigne. (p.473)
    - Cela réveille en lui « ce cri d’angoisse infini de l’enfant à tout jamais prisonnier du corps atroce d’un adulte maladroit et incapable, même en tuant, de se venger du fait de vivre".
    - Ce passage est crucial pour la compréhension du personnage en sa régression fondamentale.
    - Lève ensuite un nouveau prostitué.
    - Et devant lui, se voyant soudain dans le miroir de l’armoire à glace de la chambre d’hôtel, fracasse celui-ci.
    - Pense à sa mère comme à une nouvelle lady Macbeth, « chienne odieuse ».
    - Le lendemain, prend le train pour Marseille.
    - D’où il gagne Antibes et la villa de Moreau.
    - Stupéfait par son arrivée, en uniforme de SS.
    - Sa mère l’accueille fraîchement.
    - Il y a là deux petits enfants jumeaux.
    - Conversation avec Moreau le pétainiste.
    - Un Franchouille qui s’est bien arrangé, au dam de son associé juif.
    - La mère de Max. « Tu es venu dans cet uniforme pour me dire combien tu me hais ».
    - Max va dans le grenier de la maison, en quête de souvenirs
    - Retrouve des lettres de sa sœur.
    - « Je sentais croître en moi une terreur animale. »
    - Sa mère le surprend ensuite dans la chambre d’Una.
    - Il l’interroge sur l’identité des jumeaux.
    - La mère ne répond pas. Le questionne sur ce que les SS font aux Juifs et aux enfants.
    - « Vous prenez aussi les enfants, non ? »
    - Max va couper du bois.
    - Pense au meurtre. Se rappelle Moreau le traquant pour ses « cochonneries ». Pense que Moreau et sa mère ont assassiné son père.
    - Puis se rend en ville où il prend un verre.
    - Rentre se coucher. Dort.
    - Lorsqu’il se réveille, les jumeaux le regardent fixement et détalent.
    - N’a aucun souvenir de ce qui s’est passé la veille.
    - Se lève, erre dans la villa où il découvre le corps de Moreau presque décapité, puis celui de sa mère étranglée.
    - Toute la scène est à la fois très réaliste et improbable (p.487-489)
    - Pas un instant Max ne pense qu’il a à voir quoi que ce soit dans ce carnage.
    - Il imagine des bandits ou une vengeance.
    - Et il s’en va sans autre…
    - De retour à Berlin, il appelle sa sœur en Suisse.
    - A laquelle il explique ce qui s’est passé.
    - Elle s’inquiète alors des jumeaux.
    - Ce qui lui fait lui demander qui ils sont.
    - Elle ne répond pas.
    - Il explose alors et raccroche.
    - Tout cela absolument invraisemblable « en réalité », absolument juste dans le roman.
    - Le lendemain, Max Aue demande à être reçu par Mandelbrod.
    - Voudrait être affecté dans la Waffen SS.
    - Ce que sa blessure exclut, lui objecte son mentor.
    - Qui a d’autres projets pour lui.
    - Du côté de l’administration des camps… (p.492).

  • Les Bienveillantes de A à Z (3)

    medium_himmler.3.JPGMenuet (en rondeaux)

    - Max Aue est affecté à l’Etat-major personnel de Himmler.
    - Il est chargé d’étudier les moyens de maximiser la capacité productive des déportés.
    - Rencontre Himmler (p.497).
    - Celui-ci le félicite, puis s’inquiète de le savoir encore non marié.
    - Vitupère les Anglais qui bombardent les civils ( !)
    - « Après la victoire, nous devrons organiser des procès pour crimes de guerre ».
    - Lui recommande d’éviter toute sentimentalité.
    - Le côté pète-sec pion chafouin très bien rendu.
    - Max S’installe chez une dame Gutknecht.
    - Brandt, son nouveau supérieur, lui apprend qu’il est devenu « porteur de secrets ».
    - Prend connaissance des chiffres du statisticien Korherr qui l’a interrogé plus haut.
    - Apprend qu’environ 2 millions de Juifs ont été déplacés au tournant de 1942.
    - La rumeur sur les déportations et les massacres commence à se répandre.
    - Max reçoit une lettre de sa sœur.
    - Qui lui raconte l’enterrement de leurs parents.
    - Puis il retrouve Eichmann à Berlin.
    - Eichmann se plaint de ne pouvoir monter en grade. Puis lui montre les « résultats » des déportations.
    - Himmler voudrait en avoir fini cette année encore avec « ça ».
    - Ensuite rencontre Oswald Pohl, éminence grise du Führer en matière économique.
    - Le soir il est reçu dans la « charmante famille » d’Eichmann.
    - Il fait des plaisanteries démagos. Eichmann rit, ah-ah.
    - Eichmann lit Kant.
    - Cherche à justifier la suspension de l’impératif kantien dans certains cas (521).
    - Ensuite lui montre un album de photos sur la liquidation du ghetto de Varsovie. Content du bon travail accompli.
    - Content aussi que tous les survivants aient fini à Treblinka.
    - Eichmann est décrit comme « un bureaucrate de grand talent, compétent dans ses fonctions » mais en revanche limité dès qu’il sort de son cadre strict.
    - Ne montre pas d’animosité personnelle contre les Juifs, sauf que c’est son rayon, sa spécialité de les « traiter ».
    - On sent que Max ne l’admire guère.
    - Max qui se sent flotter depuis la mort de sa mère.
    - Se sent plein d’une « vaste indifférence ».
    - Se rend à Cracovie, dont le Général-gouverneur Frank prononce un discours qui évoque la destruction des Juifs sans précautions rhétoriques (p.526).
    - Cela déplaît à Max.
    - Qui retrouve Bierkamp, l’officier qui l’a envoyé à Stalingrad.
    - Evoque l’origine spécifique de l’antisémitisme polonais, plus social que religieux. Cf. Ladislas Reymont.
    - Portrait de Piontek le chauffeur.
    - Va trouver Globocnik le soudard croate.
    - Une brute qui se réjouit de l’élimination totale des Juifs.
    - On découvre, progressivement, l’immense organisation que représente la déportation, la gestion des prisonniers et l’élimination des improductifs.
    - Visite le camp de Belzec.
    - Remarque pour la première fois une « odeur douceâtre et nauséabonde ».
    - Recueille les confidences du lieutenant Döll, qui lui dit avoir gazé des blessés allemands par souci d’économie. (p.542)
    - Max sur le thème de l’inhumanité. « Mais l’inhumain, excusez-moi, cela n’existe pas. Il n’y a que de l’humain et encore de l’humain.
    - Döll à propos de Sobibor : « C’est comme tout, on s’y habitue ».
    - Döll encore : Des petits hommes et des petites femmes c’est tout pareil. C’est comme marcher sur un cafard ».
    - Max : « Döll tuait ou faisait tuer des gens, c’est donc le Mal. Mais en soi, c’était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois ».
    - Au lieu de participer aux beuveries orgiaques de la Deutsches Haus de Lublin, il lit Blanchot dans son coin.
    - On en vient à la question de la corruption dans les camps.
    - Max enquête sur les normes alimentaires prévues pour les détenus.
    - On parle de Koch et de sa femme, les sadiques de Buchenwald.
    - Très édifiante conversation avec le juge Morgen (pp.549-551).
    - La déportation génère des sommes colossales en or, en devises et en objets.
    - Scène des agapes dans l’hôtel, suivies d’une baignade, pendant qu’on fusille deux Juifs.
    - Max retrouve Morgen.
    - Qui lui raconte avoir intercepté trois paquets d’or dentaire représentant plus de 100.000 corps « traités ». (p.555)
    - Se rend ensuite à Auschwitz.
    - Où le reçoit le commandant Höss.
    - Max assiste à l’arrivée d’un convoi de France.
    - Sur 1000 arrivants, 55% sont « gardés ».
    - « Avec les convois de l’Ouest, on obtient de bonnes moyennes ».
    - Tandis que les derniers convois arrivés de Grèce sont défectueux.
    - L’extermination pose de sérieux problèmes techniques.
    - Le Dr Mengele lui est présenté.
    - Qui précise que le gaz fait son effet après dix minutes, quinze par temps humide.
    - Max retrouve l’odeur de Belzec.
    - Puis il fait son rapport.
    - Höss lui explique le système de recyclage industriel des vêtements.
    - Lui-même a habillé ses enfants (notera Max plus tard) avec des jolis vêtements de petits Juifs riches.
    - Madame Höss a réquisitionné un lot de lingerie fine.
    - Visite ensuite la grande usine IG Farben.
    - Note que le rendement des ouvriers juifs y est faible.
    - Pense qu’on pourrait l’améliorer en améliorant leur état.
    - La nuit, Max est assailli par des cauchemars.
    - Rêve d’un camp idéal de la Vie Parfaite.
    - Scène digressive de la colonne de fourmis observée par Max avec les enfants Höss, disparue le soir même. (p.575)
    - Dîne chez les Höss.
    - En dînant, pense au con de Mme Höss « niché dans la culotte d’une jeune et jolie Juive gazée par son mari ».
    - Rêve morbido-érotique où il se voit aspergé par le sperme de Höss et d’un autre officier.
    - Ensuite revient à Berlin.
    - Evoque le camouflage des termes liés à la Solution finale (pp.580-581).
    - Tout tend à désigner des « actes sans acteurs ».
    - Les bombardements reprennent sur Berlin.
    - Max est reçu par Himmler.
    - Son rapport a été apprécié, quoique jugé « trop direct ».
    - Himmler le charge d’une nouvelle mission portant sur le ravitaillement.
    - On comprend que l’augmentation de la production fait problème.
    - Liquider les Juifs doit sembler la priorité.
    - Max, naïf, insiste pourtant sur la suite de sa première enquête.
    - Ensuite organise son nouveau bureau.
    - Etablit que la corruption prive les détenus de 20-30% de leurs rations.
    - Enquête sur le minimum vital nécessaire à un « travailleur ».
    - Retrouve le docteur Hohenegg. Qui est secoué par les récits de Max sur la liquidation des Juifs (pp.599-601)
    - Max confie son rapport à Eichmann, qui le reçoit à peine, « encore du papier »…
    - Le souci d’Eichmann n’est pas de faire travailler les Juifs mais de faire « du chiffre ».
    - C’est son job. Jawohl.
    - Max assiste à un discours d’Albert Speer, ministre de l’armement pour lequel la relance de l’effort de guerre est vitale et nécessite une abondante main-d’œuvre.
    - Max est présenté à Speer par Mandelbrod.
    - Il y a du Docteur No chez l’énorme Mandelbrod monté sur plateforme roulante. Gros tas raciste et machiavélique. Pouah, se dit le lecteur candide. Figure d’Otto Dix là encore.
    - Le contact de Max et Speer est plutôt bon.
    - Mandelbrod prône le rapprochement de Speer et de la SS.
    - Discours de Himmler au château de Posen, le 6 octobre 1943.
    - Devant les Gauleiter et les Reichsleiter, Himmler parle de la destruction des Juifs sans précautions oratoires.
    - Max en est choqué (p.612), ainsi que nombre d’auditeurs.
    - Hitler l’a sans doute voulu : les cadres comprennent qu’on est en train de les « mouiller » grave.
    - La BBC commence une campagne d’info sur les camps.
    - Max imagine le futur : la logique de purification devrait aboutir à la liquidation, après celle des Juifs, de 30-50 millions de Russes et d’un solide pourcentage de Polonais.
    - Dans la foulée, cite une opération de gazage de 35.000 tuberculeux polonais.
    - Long développement de Max sur les antécédents historiques en matière d’épuration ethnique, depuis les Grecs. Intéressant mais étiré.
    - Puis revient au 6 octobre, en plan plus serré.
    - L’assemblée au château réunit les huiles, Göbbels, Bormann, Speer, etc.
    - Les femmes qui entourent Mandelbrod ont approché Max à plusieurs reprises. On cherche l’étalon aryen…
    - Himmler à la tribune (pp.622-623)-
    - « Beaucoup vont pleurer, mais cela ne fait rien… »
    - Max se demande si Speer sait déjà « tout ».
    - Il estime a posteriori que Speer a prolongé la guerre de 2 ans.
    - Gagne ensuite Cracovie dans le train de Himmler baptisé Heinrich. Hübsch.
    - Grande réception le soir, où le Gouverneur Frank (qui ne gouverne rien) va présenter au Reichsführer sa maquette de parc zoologique humain des espèces dégénérées (pp.628-629) à vocation pédagogique.
    - Max retrouve l’ingénieur Osnabrugge, qui évoque le sabotage des ponts en Russie, et donc la retraite.
    - Retour à Berlin. Le nouveau rapport de Max suscite l’étonnement de son supérieur. Pourquoi 10% seulement des Juifs travaillent-ils ? Que font les autres ?
    - Il lui ordonne d’enquêter sur les travailleurs « étrangers ».
    - Max fête ses 30 ans avec Thomas.
    - De retour chez lui, un peu gris, il tombe sur une collection de discours du Führer conservés par sa logeuse. Se demande si le Führer ne se décrit pas lui-même dans le flot d’injures qu’il déverse sur les Juifs ? (p.636)
    - Ce thème de la haine de soi, Max la vit à sa façon, non sans lucidité constante.
    - Se trouve reconvoqué par Himmler. Qui le met en garde contre le risque de révolte des Juifs mis au travail.
    - On sent que la rivalité Himmler-Speer est en cause.
    - L’effet des démarches de Max aboutit à ordonner la diminution de la mortalité dans les camps, sans que rien ne soit fait pour que ce soit fait. Pure mécanique bureaucratique.
    - Max est invité à une partie de chasse de hauts dignitaires nazis.
    - Où il se rapproche de Speer.
    - Lequel s’étonne qu’il n’aime pas la chasse.
    - « Je n’aime pas tuer », dit Max.
    - Admet qu’il a tué par devoir, jamais par choix. A-t-il choisi de tuer sa mère ? Nein, antwortet Sigmund.
    - Speer l’interroge sur le sort des femmes et des enfants juifs.
    - Max invoque le secret.
    - Conversation pendant la chasse (pp.646-648) sur la nécessité de dégager une nouvelle main-d’œuvre pour gagner la guerre, souci premier de Speer.
    - On perçoit de mieux en mieux les luttes de pouvoir au plus haut niveau.
    - Max se demande pourquoi Mandelbrod l’a rapproché de Speer.
    - Servira-t-il de « fusible » au cas où ?
    - La ressaisie des personnages réels (Himmler, Speer, Bormann, Höss, Blobel, Frank, etc.) ou fictifs (Thomas, Mandelbrod, Moreau, Hélène, etc.) est d’un romancier en cela que Littell en suggère la présence physique avec des moyens qui ne se bornent pas aux traits connus. Speer dégage une certaine sympathie, Himmler irradie la mesquinerie pincée, Höss est froid comme une cravache, Moreau veule, Hélène lumineuse, etc. Mais tout ça est rendu sans adjectifs, de manière diffuse.
    - A Berlin, les bombardements redoublent de violence. (pp.654-655)
    - Le bureau de Speer est anéanti.
    - Speer s’inquiète de la chute de la production des roulements à billes. Pas de roulements à billes = plus de guerre.
    - Les terribles raids aériens se poursuivent (pp.660-663).
    - A la piscine, Max a remarqué une femme intéressante, qui l’observait.
    - Se revoient plusieurs fois de suite.
    - Hélène Anders se fait connaître.
    - Le zoo est salement touché.
    - Thomas reproche aux Juifs de n’être ni de bons gaspilleurs ni de bons tueurs.
    - Se réjouit de la révolte de Sobibor : enfin des Juifs qui tuent.
    - « Je trouve ça très beau ».
    - « On a enfin un ennemi digne de nous ».
    - Nouveau raid sur Berlin. 4000 morts. 400.000 sinistrés. On sent la fin.
    - Une « pensée nouvelle » visite Max, à propos d’Hélène.
    - Un amour possible, dans une autre vie ?
    - En lui résonne le tocsin : trop tard, sans qu’il dise rien.
    - Surgissent alors deux flics de la criminelle, les commissaires Clemens et Weser, enquêtant sur l’affaire d’Antibes.
    - D’emblée ils le serrent de près, quoique se bornant à le dire témoin. (pp.674-677).
    - Les prend de haut.
    - Trouve « injuste » qu’on vienne l’embêter à ce propos.
    - Avec Albert Speer, Max va visiter les installations souterraines de Mittelbau, où travaillent des milliers de déportés (non Juifs) dans des conditions atroces. (p.679)
    - Speer est furieux et exige qu’on remédie à cette Schweinerei. Mais le commandant n’en a pas les moyens…
    - De retour à Berlin, Max se sent soutenu dans son projet d’amélioration des conditions de vie des détenus à fins utiles.
    - Himmler se braque.
    - On conseille à Max d’être plus amène avec Himmler, et par exemple de lui amener un traité médiéval sur la médecine des plantes.
    - Tout le roman est parsemé de notes relevant de ce genre d’humour plus ou moins grinçant ou carrément noir.
    - Surtout, Himmler s’impatiente de la voir se marier.
    - Max revoit Hélène. Très beau personnage féminin.
    - Passe Noël 1943 avec des amis.
    - Thomas trouve Hélène « très bien ».
    - Et v’là que les flics refont surface. Que Max compare à Laurel et Hardy. Ou Dupond Dupont à l’allemande…
    - A Nouvel-An Hélène l’embrasse. Max en est tout secoué.
    - En janvier 1945, Speer lui demande d’intervenir auprès de ses chefs pour épargner des Juifs hollandais qui pourraient lui être utiles dans le commerce des métaux.
    - Eichmann n’en a rien à battre. Surtout pas donner le mauvais exemple. On sent de plus en plus la lutte des pouvoirs.
    - La police SS demande à Himmler l’autorisation d’enquêter sur Max Aue.
    - Himmler le convoque et décide de le couvrir.
    - Les flics réapparaissent et raillent « l’intouchable ».
    - La situation générale ne cesse de se dégrader. Les rats cherchent la sortie.
    - Max, lui, fait de la planification dans le vide.
    - Il se sent décalé, inutile, étranger aux intrigues qu’il observe. La planification raciale l’appelle cependant en Hongrie. (p.701)
    - Max défend toujours le recours aux travailleurs juifs pour l’industrie de guerre.
    - Eichmann rétorque : « Est-ce que vous voudriez que la victoire de l’Allemagne soit due aux Juifs ? »
    - Invectives d’Eichmann contre l’esprit « capitaliste » de Max (pp.705-706).
    - Müller prône la Solution finale à la question sociale. Après les Juifs, les vagabonds et tous les parasites…
    - Préparation de l’Action en Hongrie.
    - Le convoi gagne Budapest.
    - Où les Juifs espèrent encore que les Allemands seront moins cruels que les Hongrois…
    - Discours d’Eichmann (p.714) à propos de son expérience de l’extermination, qui lui a appris que « l’élimination des 100.000 premiers Juifs est bien plus facile que celle des 5000 derniers »…
    - Hitler autorise l’utilisation des Juifs comme travailleurs sur le territoire du Reich.
    - Mais l’intendance ne suit pas. Le « matériel » humain n’arrive pas en bon état au lieu d’utilisation. C’est la pagaille partout.
    - Le récit de Max devient de plus en plus désabusé.
    - Il observe un point de recrutement des Juifs hongrois, qui rappelle celui de Kertesz au début d’ Etre sans destin.
    - Ensuite retourne à Auschwitz. Où la situation est devenue effroyable.
    - Il rédige un « rapport virulent » sur les carences d’alimentation alors que les fours tournent à plein régime.
    - En juin 1944, Eichmann et ses sbires ont évacué 400.000 Juifs de Hongrie, dont 50.000 seront retenus pour le travail.
    - La radio U.S. commence de chiffrer le génocide.
    - Et v’là que Clemens et Weser réapparaissent.
    - A Berlin, Max, scrutant le visage sans traits de son père, Max sombre dans une crise délirante qui prélude à un effondrement physique total.
    - Son chauffeur le retrouve à moitié mort.
    - Thomas et Hélène vont s’occuper de lui.
    - Il injurie Hélène dont la compassion le déstabilise.
    - Il se sent emporté dans un fleuve de bacilles et de morts et d’immondices dont il se dit le pire.
    - Sur quoi survient la tentative de coup d’Etat contre Hitler.
    - Max repique et se réfugie dans les livres pour adolescents de E.R. Burroughs.
    - Il en conçoit une utopie raciale qu’il soumet à Himmler.
    - Lequel en est ravi. (p.756)
    - De vrais enfants déments.
    - Mais professionnellement, Max est out.
    - Speer a renoncé à ses services.
    - Fin octobre, Himmler ordonne la fin des gazages et le démantèlement des camps.
    - Fin décembre, Himmler l’envoi inspecter l’évacuation d’Auschwitz.
    - En janvier 1945, on lui apprend que « son » affaire a été classée.
    - Fin de partie : Max assiste à l’évacuation en catastrophe des déportés.
    - Pagaille atroce. « Personne ne doit tomber vivant aux mains des bolchéviques ».
    - Il rédige toujours des rapports…
    - Revenu à Berlin, entend le discours d’Hitler célébrant le 12e anniversaire de la prise du Pouvoir. Constate que ses pairs y font à peine attention.
    - Début février, il échappe de justesse à un nouveau bombardement.
    - Puis il se fait conduire par Piontek, via Stettin, dans un village de Poméranie où il se réfugie dans un beau manoir appartenant à son beau-frère Üxküll.
    - Le lecteur a trouvé ce Menuet bien éprouvant…

    Photo ci-dessus: Heinrich Himmler au jet du boulet , prototype de l'athlète aryen.

  • Les Bienveillantes de A à Z (4)

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    Air

    - La maison est fermée.
    - Nulle trace dans la neige.
    - Max se fait connaître de la gardienne Käthe et remettre les clefs.
    - S’installe.
    - Hésite à raconter ce qui suit, qu’il a déjà consigné une fois
    - L’effet de distanciation rappelle une fois de plus que Max est en position d’interprétation subjective des faits. Tout le livre balance ainsi entre faits et fictions, voire conjectures.
    - Dans son premier récit, sa sœur et Berndt devaient être présents…
    - Il aurait parlé d’Hélène à Una.
    - Qui se serait étonnée de son hésitation à se marier…
    - Mais il va reprendre autrement.
    - Käthe lui apporte des victuailles.
    - Il découvre une cave bien garnie.
    - Imagine maintenant qu’il parle avec Berndt von Üxküll.
    - Evoque l’attentat de juillet.
    - Son beau-frère a connu les conjurés. Pense qu’il faut maintenant boire le calice jusqu’à la lie.
    - Même position chez Jünger.
    - Ils parlent de l’élimination des Juifs.
    - Una pense que les Allemands s’en sont pris à un reflet d’eux-mêmes, les qualités majeures des Juifs étant en somme proches de celles des Allemands…
    - « En tuant les Juifs nous avons voulu nous tuer nous-mêmes ».
    - La discussion (virtuelle) se dilue dans l’excès d’alcool… (pp.801-802).
    - Max se retrouve seul.
    - Rêve d’une belle jeune femme chiant la merde.
    - Dans la bibliothèque, trouve L’éducation sentimentale en français.
    - Commence de lire.
    - Puis s’en va dans la forêt. Arrive au bord d’un lac. Lui revient le souvenir de la légende de Vineta, la ville engloutie, sœur de la ville d’Ys ou de Kitèje.
    - La légende évoque le conflit entre l’inassouvissement féminin et l’ordre de la cité.
    - Una pense que le plaisir de la femme est incomparable avec celui de l’homme.
    - Max ensuite se sent vidé.
    - Revient au manoir.
    - Dans le miroir, voir un visage « gonflé de ressentiment. »
    - Tourmenté par la pensée-sensation du sexe féminin.
    - Fouille dans les affaires d’Una.
    - Découvre une lettre où Una raconte que son mari a connu leur père, une véritable bête sauvage qui faisait crucifier les femmes violées en Courlande…
    - Cela le perturbe violemment.
    - Fouille ensuite dans les affaires de Berndt von Üxküll.
    - Boit et bande.
    - Médite sur la signification de cela qui l’agite: le sexe (p.810).
    - Pense à Hélène. Et se dit : « L’amour est mort. Le seul amour est mort. »
    - Les hommes du village l’interrogent sur les mesures à prendre alors que les Russes s’approchent.
    - Il leur offre un chariot et un cheval.
    - Mais lui reste.
    - Un soir, s’imagine vivant en autarcie coprophagique avec Una. Bouffent des étrons.
    - Des pensées de plus en plus chaotiques et obscènes le taraudent.
    - Il déraille ainsi des jours durant.
    - Puis Käthe vient lui annoncer qu’elle quitte les lieux.
    - Et qui v’là : Clemens et Weser !
    - Qu’il a juste le temps d’esquiver en filant dans la forêt.
    - Ensuite, revenu au manoir, découvre une photo des jumeaux. Se demande toujours qui est le père. L’idée qu’il pourrait l’être ne vient qu’au lecteur…
    - Continue de glisser sur le « grand trottoir roulant » de la prose de Flaubert.
    - Et le soir, se coule un énorme bain.
    - Se rappelle la conception mythologique de Rhésos. (p.819)
    - Imagine Una se faisant baiser dans son bain par des tas d’hommes.
    - L’imagine se vautrant dans son corps comme lui-même s'y vautre.
    - Délire érotico-linguistique étonnant (pp.821-822)
    - Ses fantasmes et ses menées onanistes se corsent à l’observation d’une mouche menacée par une araignée.
    - En somme, il baise la maison d’Una.
    - Comme il se fait baiser par les arbres de la forêt.
    - S’enfonce dans le mystère du corps.
    - S’épile et se branle à mort, faute de s’écorcher vif.
    - Revit la scène première avec Una adolescente.
    - Son délire l’amène à l’auto-strangulation, qui lui rappelle soudain la pendaison de le jeune femme de Kharkov.
    - « Si l’on pouvait faire ça, pendre une jeune fille comme ça, alors on pouvait tout faire. » Echo explicite à Dostoïevski.
    - Max touche le fond (p.836).
    - Quand il se réveille, lui reviennent quelques vers de Guillaume d’Aquitaine.
    - Et ça continue...

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     Gigue
    - Thomas vient le récupérer.
    - Sa défection a fait du vilain.
    - Max le suit en emportant son Flaubert.
    - Les Russes sont tout proches.
    - La voiture conduite par Piontek pile devant un char.
    - Ils y échappent de justesse.
    - Les chars russes écrabouillent tout sur leur passage (p.844).
    - Le trio s’échappe à pied dans les campagnes.
    - Pagaille générale.
    - Toutes ces pages sont d’une puissance d’évocation formidable. On se rappelle la fuite de Nord, chez Céline.
    - Tombent sur des Français de la division Charlemagne.
    - Traversent une rivière.
    - L’éducation sentimentale en est toute trempée…
    - Traversent des villages dévastés plein de cadavres.
    - Max se laisse guider par Thomas.
    - Scène terrible de l’église.
    - Un vieillard en uniforme de Junker joue L’art de la fugue.
    - « Ils peuvent tout détruire, mais pas ça », dit-il.
    - Quand il en a fini. Max, fou de rage d’entendre ici la musique qu’il préfère, lui tire une balle dans la tête. (p.855)
    - Thomas n’y comprend rien.
    - Après une nuit à dormir dehors, se font réveiller par une horde d’enfants en armes.
    - Piontek les engueule.
    - Ils le massacrent.
    - Traitent Thomas et Max de déserteurs. Se sont constitués en armée. Des orphelins Volksdeutschen.
    - Thomas leur explique qu’il va appeler Hitler.
    - Ils lui donnent un téléphone.
    - Thomas les berne. Ils s’apaisent.
    - Ensuite la horde attaque des Russes (p.862). De vrais sauvages.
    - On passe l’Oder dans des conditions épiques.
    - Puis on se retrouve à Berlin.
    - Où la vie reprend.
    - Fuite en avant dans les fêtes. Max se fait draguer par un Roumain louche.
    - Qu’il assassine un peu plus tard dans les chiottes de l’hôtel.
    - « Des loups frappés de rage s’entre-dévorent ».
    - L’étau se resserre sur Berlin.
    - Les rats quittent le navire; Thomas évacue ses parents en Autriche.
    - Terribles bombardements.
    - Max est convoqué avec Thomas dans le bunker du Führer pour y être décoré.
    - Dédale souterrain à moitié inondé.
    - Se retrouvent dans une salle où Hitler paraît.
    - Tremblotant et hagard.
    - La séance commence.
    - Max voit le Führer approcher.
    - De près, lui remarque un nez difforme qu’il n’imaginait pas, « large et mal proportionné ».
    - « C’était clairement un nez slave ou bohémien, presque mongolo-ostique »…
    - Quand Hitler est devant lui, d’un geste fou, Max pince le nez du Führer.
    - Scandale et confusion.
    - On le bat et l’emmène. Au cachot avec un certain Fegelein, qui n’est autre que le beau-frère d’Eva Braun, promis à l’exécution pour trahison.
    - Le lendemain, à la faveur de son transfert en voiture, il profite d’une explosion pour s’échapper.
    - S’enfonce dans une bouche de métro. Suit les voies inondées et qui v’là qui l’attendent : Clemens et Weser !
    - Scène grandiose (pp.886-888) où les flics lui racontent par le menu ce qui s’est passé à Antibes. Mais au moment où ils vont rendre justice, les Russes attaquent.
    - Max s’échappe une nouvelle fois.
    - Parvient à gagner le bureau de Mandelbrod et Leland, qui ont liquidé toutes leurs femmes et s’apprêtent à gagner Moscou ou Staline va continuer la « guerre ontologique ».
    - Max les traite de fou et se casse.
    - Se retrouve au zoo, où il tombe sur un gorille trucidé à la baïonnette. « Ses yeux ouverts, ses énormes mains me parurent effroyablement humains ».
    - Mais v’là que Clemens le rattrape. Qui cette fois va vraiment rendre justice.
    - Mais Thomas surgit à son tour et liquide le flic.
    - « Une fois encore, il était moins une »…
    - Entre Céline et Tintin ou James Bond…
    - Thomas découvre, dans les poches de Clemens, une fortune en billet de banque.
    - Or Max, ingrat mais prévoyant, fracasse la tête de son ami et s’empare de ses papiers d’identité et de son costume volés à un ouvrier français du STO.
    - C’est ainsi qu’il gagnera la France…
    - Les Russes ont disparu entretemps.
    - Passent un petit éléphant, trois chimpanzés et un ocelot.
    - « J’étais triste, mais sans trop savoir pourquoi. Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l’hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.
    - Fin des Bienveillantes de Jonathan Littell. Très grand roman cathartique sans égal dans la littérature mondiale des nouvelles générations. Rien lu d’aussi fort depuis Vie et destin de Vassili Grossman, Le Temps du Mal de Dobrica Cosic ou les romans d’Aleksandar Tisma. Un livre inspiré, dérangeant, parfois saturé, insoutenable, immonde, mais envoûtant de part en part et d’une saisissante cohérence.

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  • Au plaisir du poète


    François Augiéras versus Michel Onfray: la poésie contre le wellness philosophique.

     
    Le plaisir va-t-il devenir obligatoire ? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens ? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus vendeur de la France du poète Villepin ?
    Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et très lumineux écrivain au demeurant.
    J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre « les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées ». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes ». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative ».
    Chic n’est-ce pas : ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix de la philosophie: haro sur Platon et Plotin, sur l’Augustin et le Thomas si peu taquin ! Réjouissons-nous de re-jouir…
    Mais rien de réjouissant, à vrai dire,  ni moins encore de jouissif, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs, Michel Onfray, le rebelle (?) de naguère, est en train de virer pédant grave et massif. Demain c’est forcé : ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
    Surtout il y a cela : que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, qui me rappelle à l’instant qu’on approche de l’heure du culte.
    A l’heure du culte je lirai plutôt, avant de déblayer la putain de neige d’alentour, des phrases de François Augiéras. François Augiéras fut un vrai rebelle et jusques à la fin des fins dans sa grotte. François Augiéras faisait l’amour avec le monde en faisant l’amour avec un peu tout le monde, des jeunes filles, des jeunes garçons, des adultes consentants des trois sexes, des vieillards, des enfants, des chèvres, des nuages, surtout des mots. L’époque qui affiche les mots parce que la chose n’y est plus devrait brûler logiquement François Augiéras en même temps qu’elle se prépare à sanctifier puis à cloner Michel Onfray.
    « J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois », écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait m'épanouir de douleur bleue...
    Ce dimanche matin François Augiéras me raconte comment il va au petit bordel de la montagne « où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues », puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien.
    François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé « le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche : « Une carrière, disait-il, une colline ouverte au soleil levant. Ca et là des blocs immaculés, non pas un édifice, mais des pierres blanches mouillées de rosée sur l’herbe du printemps ».
    A l’instant l’herbe du printemps n’est qu’une promesse sous la neige candide, et François Augiéras repose en paix sous sa pierre elle aussi sous la neige là-bas de Dordogne, mais ses mots en troupeaux me vivifient comme la voix de Buddy Guy ce dimanche du Seigneur des agnelles : « J’allai plus loin, comme les jeunes filles en Israël qui gardent les troupeaux, un livre, un fusil à la main »…
    François Augiéras. Le voyage des morts. Grasset, Les Cahiers Rouges, 2006.

  • Justice rendue à Jonathan Littell

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    Une lecture magistrale des Bienveillantes, signée Georges Nivat

    Le jour même de l'attribution du Goncourt, le quotidien romand Le Temps publiait cet article, le premier vraiment à la hauteur de son objet.

    « Ce livre vous prend à la gorge, à la tête, aux tripes, son écriture vous emporte comme une houle énorme », écrit Georges Nivat, « depuis longtemps la langue française n'avait reçu cargaison aussi lourde, aussi troublante. Ce n'est pas une révolution dans l'écriture, c'est une révolution dans le fret fictionnel; une nef chargée de tant d'histoire, de nuit, de sang, de pulsions, nos ports n'en avaient plus reçu depuis longtemps. »
    Soulignant le fait qu’aujourd’hui, en littérature, c’est ailleurs qu’on va chercher des œuvres de cette ambition et de cette envergure, et notamment chez le Russes, Nivat se plaît à reconnaître que « l'armateur du navire est la langue française, le boucanier un Américain domicilié à Barcelone, alors que la mer qu'il laboure est le fleuve humain, dans son immensité ».
    Et d’établir une relation immédiate entre Les Bienveillantes et l’auteur de Vie et destin ou encore Dostoïevski pour l’approche qui y est faite du Mal.
    Au « tout passe » de Vassili Grossman, « les monceaux d'affamés crevant sur les routes, les filles éventrées, les salopards vides d'humanité... », Nivat répond à travers Littell que non : « que ça ne «passe» pas, ça remonte comme un déglutis venu du fond de la panse infernale. » Et d’ajouter à propos de l’auteur des Démons : « Dostoïevski, présent en filigrane dans Les Bienveillantes, se posait déjà la question: le bourreau et la victime sont-ils de la même engeance, sont-ils interchangeables? y a-t-il en moi du bourreau comme il y a du fiel et de la lymphe? »
    Ensuite, et ceux qui voudraient limiter Les Bienveillantes aux dimensions d’un pavé documentaire réaliste à prétention historique le prendront pour eux, Georges Nivat écrit que « la réponse de cet immense et violent roman qu'on pourrait définir «délire historique» est que ça ne passe pas, c'est déjà là, depuis toujours, depuis les Atrides, depuis Œdipe, depuis le premier viol. Et c'est là parce qu'il y a dans l'homme un énorme et monstrueux inceste permanent, une fornication démente de la raison et de l'animalité. »
    Personne à ma connaissance, n’a donné un si juste aperçu de l’accointance de la psychopathologie de Max Aue et du projet nazi, à savoir de l'intime et de la meute : «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l'autre. »
    Eclairant également: le rapport que Nivat établit entre les grands témoins des camps, d’Auschwitz à la Kolyma, et le travail de Littell, les uns n’excluant pas l’autre : « Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg. Notre plus fiable rempart, c'était La Nuit d'Elie Wiesel, Le Dernier des Justes de Schwartz-Bart, Etre sans destin de Kertesz, c'était plus encore les grandes cathédrales d'écriture salvatrice: L'Archipel du goulag de Soljenitsyne, Vie et Destin de Grossman. C'étaient eux qui avaient élevé les digues, et même le persifleur de l'extrême qu'est Chalamov, en définitive, sauvait une part de l'humanité - malgré les âmes gelant plus vite qu'un crachat, malgré les crevards «joués» au trictrac par les truands. Grossman avait décrit l'enfer inhumain de l'épouvantable bataille de Stalingrad, mais il avait su y loger «l'îlot de la maison N°6», les deux jeunes gens à qui le commissaire attribuait une heure de bonheur amoureux avant la mort inéluctable. L'amour existait encore, l'humain était sauvable, à dose homéopathique du moins ».
    Georges Nivat, traducteur de Biély et de Soljenitsyne, entre autres multiples travaux référentiels, est bien placé pour évaluer les résonances « russes » des Bienveillantes, que j’avais signalées par ailleurs dans la fin du chapitre consacré à Stalingrad, m’évoquant le Boulgakov du Maître et Marguerite : « L'auteur des Bienveillantes connaît très bien la littérature russe, et semble jouer avec elle, il joue à lui faire écho, mais un écho ravageur. Sa petite musique (le roman est divisé en mouvements musicaux) lentement balaie le grand fleuve humain comme un ruisselet d'immondices. Toute la littérature russe est retournée comme ce lapin écorché entre toccata, allemande et gigue: les plus grandes scènes de Grossman, les voilà rejouées de l'autre côté, du côté des SS, avec les Aktionen spéciales, les humains poussés à la fosse putride où la plus grande preuve de compassion pour les frères humains est d'entrer dans le sang et la merde jusqu'aux genoux pour donner le coup de grâce à une fillette. Et la grande scène de Grossman entre Mostovskoy et le chef du camp nazi où il se retrouve prisonnier, cette envolée oratoire du nazi qui dit au bolchevique: «Même si nous périssons, nous savons que vous achèverez la tâche qui est la nôtre», la voici reprise, mais à une échelle gigantesque, comme si toute cette marée d'excréments et de misère qui ne porte plus de nom unissait les deux fleuves de l'histoire du XXe siècle.

    Autre rapprochement saisissant, entre la figure d’Hitler et celle d'un rabbin, que Littell ose à travers les yeux de son protagoniste – et seuls les doctrinaires bornés verront du sacrilège dans cette fantasmagorie: « Le narrateur, l'Obersturmführer Dr Aue, voit en rêve Hitler portant un châle de prière, dialogue avec le commissaire fait prisonnier en lui disant suavement: «Au fond nous récusons ensemble l'homo economicus», refait cette grande plaidoirie sur les deux peuples élus qui s'excluent l'un l'autre, plaidoirie que George Steiner avait déjà mise dans la bouche de son Hitler fait prisonnier par le commando israélien au fin fond de la forêt amazonienne.

    Aue serait-il, comme il le prétend, le bourreau ordinaire, celui dont l'historien américain Daniel Goldhagen a fait le portrait dans ses Bourreaux volontaires de Hitler? Pas tout à fait, car Aue, homme distingué, mélomane qui souffre de n'avoir pas appris à jouer du piano, lecteur de Blanchot (lit-il L'Ecriture du désastre dans sa retraite de survivant caché dans le grand «fleuve humain»?), ami de Brasillach et de Rebatet, Européen en somme, mais revenu à ses origines volkisch, fils d'un père allemand qui a fait la première guerre en bourreau animal, et d'une mère française remariée qu'il hait, Aue donc prend ses distances, accompagne d'objections «réalistes» la démence de la Solution finale, organise des panels scientifiques grotesques pour déterminer si les Bergjuden du Caucase sont juifs de sang ou de culture, lit Lermontov, visite les lieux où le poète se fit tuer en duel par Martynov, cite Augustin s'étonnant que Jérôme pratique la lecture silencieuse, mais cette distance n'est qu'une mise en scène. En définitive le grand secret, c'est l'adéquation de la gigantesque orgie de sang à son propre chaos primaire intérieur: en lui est la maison des Atrides, comme elle est aussi dans le prince des Démons de Dostoïevski, Stavroguine. »
    J’y ai souvent pensé en lisant Les Bienveillantes : qu’il y avait du démon dostoïevskien chez Max Aue. Mais Littell ne parvient pas, pour autant à nous communiquer l’horreur et la terreur physique que provoque Stavroguine dès sa première apparition.
    medium_dostoievski3.jpgGeorges Nivat note cependant que « Stavroguine aussi est impuissant, Stavroguine aussi est un sadique impubère, Stavroguine aussi monte au grenier pour se pendre, quittant la gravité qui fait pencher les humains et surtout les femmes gravides vers la terre. Aue monte au grenier du superbe manoir poméranien de son beau-frère, et voit dans un délire onirique sa sœur-jumelle-épouse, avec qui il a forniqué au sortir clandestin de leur enfance ».
    Ces rapprochements sont importants, car ils nous ramènent dans les sphères mythiques de la grande littérature. J’avoue n’avoir pas assez perçu cet aspect, dans les passages consacrés à la dérive psychopathologique de Mac Aue, mais l’éclairage de Georges Nivat est essentiel à cet égard : « Dans un maelström de sadisme, d'onanisme délirant, il s'accouple à nouveau, puis monte au grenier et mime sa pendaison. Mime seulement, car il n'est pas Stavroguine, il est l'enfant-monstre sommeillant dans chaque homme. Comme Le Pavillon des cancéreux, le roman s'achève au zoo, pas celui de Tachkent, celui de Berlin en flammes, où les abris antiaériens sont des cloaques de merde et de cadavres, où l'hippopotame flotte dans un déluge de fin du monde, et, devenu gorille, Aue s'empare d'un barreau de cage pour fracasser son seul ami, Thomas, le boute-en-train SS qui l'a extrait de son delirium. Non, la Götterdämmerung n'est pas pour lui, il ne suivra pas son Führer. Dans le bunker déjà à demi noyé, un Hitler sénile et tremblant décore quelques SS méritants, et lorsqu'il arrive devant Aue, celui-ci, comme Stavroguine dans le salon du gouverneur, le pince au nez. Dès lors le film s'accélère, prend des allures de plus en plus grotesques et kitsch, avant de s'achever au zoo.
    Là encore : tilt ! La scène du nez pincé, illustrant aussi le côté fantastique du roman, pourrait sembler grotesque aux yeux d’un historien en pantoufles, alors que le lien établi entre Aue et Stavroguine par Georges Nivat jette une lumière nouvelle sur cet extravagant passage du bunker : « Stavroguine est porteur d'une croix, c'est ce que veut dire son nom. Aue est un monstre ordinaire comme le crapaud de Nabokov dans Bend Sinister. Il sombre dans un univers excrémentiel onirique, tuant sa mère et son père de substitution, devant les jumeaux dus à la fornication clandestine de sa sœur jumelle, étranglant sauvagement un vieillard qui joue du Bach dans cette latrine de déréliction qu'est devenu le Reich. Le mal existe encore pour Stavroguine, le chef des démons, mais il n'existe plus pour Aue, il n'a plus aucune consistance. «L'inhumain, excusez-moi, ça n'existe pas, il n'y a que l'humain et encore l'humain.» L'inhumain n'est que l'effet de la persistance diabolique et obstinée de l'humain dans l'homme: Baby Yar, Sobibor, Maïdanek, l'Aktion hongroise extorquée à Horthy, la faveur de Himmler, l'enfer inconcevable de Stalingrad, rien ne «passe», parce que tout est dicté par les Erinyes, ces Euménides, ou encore Bienveillantes qui, comme des chiennes, dévorent le sein de la jeune fille pendue à Kharkov."
    Sur quoi Georges Nivat explicite mieux encore les connotatons du titre du roman de Jonathan Littell : « Que veulent dire ces Erinyes, autrement dit ces déesses de la Vengeance? Littell nous l'explique: les Grecs n'attribuaient aucune circonstance atténuante au meurtrier du fait que son crime était dû au hasard: Œdipe ne reconnaissait pas son père, peu importe! Et ce code judiciaire grec est au fond le plus juste, il condamne l'Allemagne entière, et, en un autre sens, il la disculpe puisque c'était ainsi."
    Enfin, conclusion magistrale, et renvoyant à leurs petits cabinets les pseudo-spécialistes ramenant le roman à un pensum néoclassique, Georges Nivat en montre au contraire la nouveauté (non de style mais de « fret) et la portée réelle : « Les sadiques en tout genre que côtoie l'Obersturmführer Aue sont de pauvres types, telle est notre Dikè! Et le roman, en un sens, contredit tout le «récit» historique construit depuis ce Crépuscule des dieux hitlérien. On a créé un «imaginaire historique» cohérent, sans voir que sa cohérence était ailleurs: dans l'inceste fondamental, celui qui noue ensemble la folie et la raison, le sexe et la mort. Toutes les utopies sont incestueuses, comme celle des martiens de Burroughs, qui donne lieu à une note qu'envoie Aue à Himmler, ou celle de Hobbes, ou le zoo humain inventé par Hans Frank.
    « Le matricide dans la villa d'Antibes est bien plus en accord avec le déchaînement de bestialité infantile que décrit ce roman effrayant, à l'humour vitriolaire, où les taches de lumière creusées par la torche du narrateur créent une épouvante insidieuse, visqueuse, «indétachable» comme un vêtement souillé et puant. Les petits énormes crânes des morts vifs du peintre Music murmurent «Nous ne sommes pas les derniers», le bourreau de la maison des Atrides européenne, murmure aussi: «Nous ne sommes pas les derniers.»

    La version intégrale de cet article de Georges Nivat a paru dans Le Temps en date du 11 novembre 2006. (www.letemps.ch) . Dans le même quotidien, signalons également l’entretien réalisé par Isabelle Rüf avec Jonathan Littell.
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  • Le rap de l'humaniste

    medium_Ferguson4.jpgAvec L’Anthropologue, Jon Ferguson donne son meilleur livre, véritable régal d’intelligence incarnée et d’humour.


    Jon Ferguson, connu des lecteurs romands pour ses chroniques et ses activités diverses d’entraîneur de basket et de peintre, s’est déjà illustré par quelques livres dans lesquels filtrait sa philosophie d’épicurien en rupture de bigoterie à l’américaine. Or il rempile avec un roman dont le protagoniste, prof d’anthropologie culturelle sur un campus américain, frise la soixantaine et en sent les effets sur sa paire de noisettes, selon son expression. Produit typique des sixties (il a bouclé ses études en 69, « année érotique »), deux fois marié (sa première femme a filé avec son psy, la seconde est morte avec leur minibus Toyota), il s’efforce tant bien que mal, après vingt-cinq ans de redites, de suggérer à ses étudiants que notre culture - notre religion, notre façon de voir le monde, nos us et coutumes – n’est pas un modèle unique, mais que chacun est tributaire de son groupe, et que le groupe voisin mérite le respect, et que l’individu vivant – par exemple ce vieux jardinier mexicain du campus – en mérite plus encore qu’aucun groupe abstrait.
    Malgré les atteintes physiques de la quasi-soixantaine, Leonard Fuller a gardé la curiosité et la verve de ses jeunes années, trouvant le meilleur écho chez sa secrétaire Sharon, plantureuse matrone acajou qui marne pour subvenir aux besoins de trois chenapans dont l’aîné sort juste de taule. Sharon en sait plus sur l’humanité que maints collègues de Lenny, lequel va montrer son propre « génie » en affrontant le fils délinquant, qu’il « retourne » d’une merveilleuse façon – le lecteur la découvrira lui-même -, non sans envoyer paître les autorités de l’Université qui lui reprochent ses propos « politiquement incorrects ».
    Conduit avec brio, cousu de dialogues sonnant juste, pétillant d’humour et d’intelligence fraternelle (ainsi que le souligne aussi Gilbert Salem dans sa préface), L’Anthropologue est un livre dense et « dansé », salué en termes élogieux, excusez du peu, par le Nobel de littérature J.M. Coetzee…
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    Jon Ferguson. L’Anthropologue. Traduit de l’américain par Patrick Moser. Castagniééé, 183p. L’auteur signera son livre le 15 décembre chez Payot-Lausanne, de 17h à 19h, et le 20 décembre à la Librairie de Morge, de 18h.à 21h.

  • La blanche de sa vie

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    La pêche à rôder, de Jacques-Etienne Bovard
    C’est toujours un bonheur que de voir un écrivain gagner en liberté dans le développement de ses thèmes et de son expression, comme il en va des quatre récits de La pêche à rôder de Jacques-Etienne Bovard, après les avancées déjà très remarquables du Pays de Carole et de Ne pousse pas la rivière, ses deux derniers romans. D’aucunes et d’aucuns, sans même y aller voir de plus près, auront fait cette petite moue des gens sérieux pour qui la Littérature ne saurait se complaire dans l’anecdote, en avisant cet album assorti de photographies « maison », genre cadeau de fin d’année, où l’on voit la fille de l’auteur, un ami à lui pêchant de dos, son matériel exposé, un long poisson dans la rivière, que sais-je encore de plus inspirant pour les belles âmes de la paroisse littéraire romande ?
    Quant à moi, déjà ferré par l’enthousiasme véhément de notre compère l’éditeur, mais demandant pourtant à y voir, j’ai bel et bien culbuté dans ce livre à l’unisson de l’auteur, puisque c’est par une chute dans la nuit matinale, suivie d’un empêtrement ponctué de jurons, que Bovard marque son ouverture, au double sens du terme tant il est vrai que la première des quatre séquences du livre, intitulée La grande blanche, coïncide avec le première jour légal de la pêche, non loi de l’embouchure de la Venoge.
    Or tout de suite on y est : on y est physiquement, comme aux petites aubes les conquérants de l’inutile sortant de la cabane d’altitude, tout de suite on flaire la rivière après en avoir perçu la rumeur entre les feuilles, tout de suite on est comme happé par cette Attente dans laquelle va se dérouler tout un combat compliqué dont l’enjeu est une fuyante merveille, mi chair-mi fantasme, vivant défi qui ne peut qu’être dans l’absolu du pêcheur, aujourd’hui où c’est la mort, la « blanche de sa vie »…
    La quête de l’absolu, chez Jacques-Etienne Bovard, ne va pas sans patauger, s’embrouiller le fil et le matos, surtout risquer de faire mayaule, l’expression vaudoise signifiant tout louper et rentrer bredouille. A cette sainte salope de poisse, l’écrivain consacre de formidables pages, dignes d’un grand écrivain. Deux passages, déjà, de Ne pousse pas la rivière avaient atteint cette intensité de fusion d’une perception très physique et d’une aspiration quasi métaphysique à vivre sa passion jusqu’aux confins de l’extase et de la mort, dont l’inatteignable blanche était déjà le symbole. Dans La pêche à rôder, où il gagne encore en liberté narrative et en puissance d’évocation - salut Hemingway, salut Jim Harrison -, Bovard touche à toutes les gammes de sensations et de sentiments, de la tendresse filiale (la belle initiation de Retrouvailles) à l’amitié scellée par l’Aventure, en passant par la relation profonde avec la nature ou la reconnaissance manifestée à ceux qui l’ont initié, le ressouvenir personnel d’épisodes familiaux révélateurs, enfin tous ces petits côtés et tous ces beaux moments constituant les facettes de son Grand Jeu.

    medium_Bovard5.JPGJacques-Etienne Bovard. La pêche à rôder ; un art de l’impatience. Bernard Campiche, 130p.

  • « J’ai servi la beauté …»

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    Les incantations de Sappho, portées par la voix sublime d’Angélique Ionatos

    Le grand art consiste parfois à sublimer les maux de ce bas monde, et c’est à quoi s’est vouée Angélique Ionatos à la première de Sappho de Mytilène, son spectacle dédié tout entier à l’antique poétesse grecque, palliant l’impossibilité de chanter de Katerina Fotinaki pour cause de pharyngite, et la défaillance d’une de ses guitares… Or le public, sans besoin d’aucune «indulgence », a fait un triomphe à cette extraordinaire traversée des millénaires sur les ailes de la beauté pure, où le verbe étincelant de Sappho (adapté en grec moderne par Odysseus Elytis) et les mélodies à la fois suaves et sauvages de la « démoniaque » Angélique, la voix et la présence expressives de celle-ci, et quatre musiciens complices de grand talent se sont fondus en parfaite symbiose.
    « J’écris mes vers avec de l’air/Et on les aime/J’ai servi la beauté/Etait-il en effet pour moi quelque chose de plus grand ?/Même dans l’avenir/Je le dis/On gardera de moi le souvenir »… Telle est la « lettre » que rédigeait dame Sappho il y a de ça 2500 ans et des bricoles, qui nous arrive dès le premier morceau (Aérion épéon archomai) de cette suite lyrique faisant alterner douceur extrême et violence, sensualité et mystère, allégresse et fureur, tendresse maternelle (Cléis) ou lancinant érotisme (Pali pali o érotas).
    Quinze après sa création, dont une trace enregistrée témoigne, Sappho de Mytilène revit ici avec une palette instrumentale élargie (où s’accentuent l’exubérance orientalo-balkanique autant que les modulations les plus dépouillées) qui doit beaucoup aux talents en fusion d’Henri Agnel (cordes pincées et percussions) et de son jeune fils Idriss (étincelant percussionniste), du clarinettiste Bruno Sansalone et de Katerina Fotinaki à la guitare, à laquelle les dieux seraient avisés de rendre sa voix pour un surcroît de beauté…
    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu’au 17 décembre, à 19h (me-je), 20h.30 (ve-sa) et 19h-30 (di). Relâche lundi et mardi. Durée : 1h.30. Location : 021 / 625 84 29 et 021/ 619 45 45
    Angélique Ionatos et Nena Venetsanou. Sappho de Mytilène. CD Auvidis/Chorus.

  • Tout est foutu, sauf la vie…

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    Jean-Louis Hourdin et François Chattot chantonnent les lendemains qui déchantent…
    S’il est de notoriété millénaire que l’homme est un loup pour l’homme, ce n’est qu’avec l’avènement du communisme réel qu’il est devenu « camarade loup », comme l’écrivait Alexandre Zinoviev, alors que l’homme mondialisé incarne le prédateur à calculette débarrassé de ses vieux complexes.
    « Nous avons trop longtemps été des hommes tourmentés par l’humain», s’exclame ainsi le loup « partenaire » du Marché, ainsi que le singent Jean-Louis Hourdin et François Chattot dans un spectacle didactico-burlesque assez épatant, à quelques (brèves) longueurs près, retraçant un siècle et demi de révoltes et de révolutions, par les voix du romantique libertaire Georg Büchner et du dramaturge-poète Bertolt Brecht, en passant par Marx et Engels.
    « Nous sommes entourés d’assassins. Nous ne pouvons plus continuer le geste théâtral comme nous l’avons fait jusqu’ici », expliquent les compères Hourdin et Chattot, appelant de leurs vœux «des pratiques nouvelles, avec la rage et la joie au ventre d’amorcer, peut-être, le chemin de nouvelles fraternités (…) » Fort heureusement, le spectacle qu’ils proposent ces jours à Vidy est à la fois plus léger et plus fou que cette déclaration d’intention, tissé de ritournelles chantonnées et de phrases assassines en constant contrepoint avec les textes choisis. Quant à la forme, qui en appelle à la complicité du public en deux lieux successifs (place publique à l’allemande pour Büchner ronéotant des pages de son Messager hessois et les distribuant aux spectateurs debout ; salle de répétition au plancher-planisphère pour la saga marxo-brechtienne à marionnettes très expressives), elle rappelle un peu les belles heures du théâtre politique des années 60-70, entre Avignon et Nancy...
    Pour ce qui est des textes cités, ce qui frappe est l’actualité saisissante de certaines pages de Marx, dont la tournure épique frise parfois la poésie, notamment quand il parle de l’argent et du monde froid de l’économie, en rupture avec la chaleureuse société des hommes. Cela étant, c’est bel et bien leur mise en théâtre, et leur prolongation satirique originale (on pense à des émules de Kraus ou de Tucholsky brocardant l’OMC ou le socialisme devenu « bourgeois pour l’intérêt de la classe ouvrière ») qui fait la qualité et l’originalité de ce spectacle de cabaret politico-panique.

    Théâtre de Vidy, salle de répétition : « Veillons et armons-nous de pensée » Jusqu’au 17 décembre. A 19h.30 sauf le dimanche (18h.30) Relâche le lundi. Durée : 1h.30. Location : 021/ 619 45 45. www.theatrevidy

    Cet article a paru ans l'édition de 24Heures du 7 décembre 2006. Photo: Mario del Curto

  • Politiquement incorrects

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    Du Cauchemar de Darwin au franc-tireur Peter Handke

    Deux livres viennent de paraître, également intéressants, sans rien de commun apparemment sinon qu’ils dérogent au confort intellectuel des bien-pensants. Discutables ? Peut-être mais surtout : à discuter. De François Garçon : Enquête sur Le cauchemar de Darwin. De Peter Handke : Le Voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
    Nul besoin de présenter Le cauchemar de Darwin : ce fut le choc du cinéma documentaire, ou supposé tel, de l’année 2005. Dans une fresque saisissante, ce film d’Hubert Sauper révélait le trafic monstrueux, typique du pillage du tiers monde, consistant à rafler de pleins avions de perche du Nil, poisson artificiellement implanté dans le lac Victoria, en Tanzanie ravagée par la faim et le sida, en échange d’armes destinées à alimenter les conflits de la région. César du meilleur premier film, nominé aux oscars, gratifié de recettes mirobolantes pour le genre, ce film est devenu « culte » pour nombre d’altermondialistes, entre autres, qui y voyaient l’exemple du manifeste « citoyen ».
    Or voici qu’après avoir écrit, début 2006, un premier article dans Les Temps modernes  incriminant l’honneteté intellectuelle de ce film, et lançant une polémique suivie de plusieurs investigations (de Libération et du Monde, notament) sur le terrain, l’historien François Garçon, bon connaisseur du cinéma, s’est lancé dans une vaste enquête en Tanzanie sur les conditions de réalisation de ce film, révélant de drôles de procédés, pour parler gemtiment.
    Une cause, estimée bonne, autorise-t-elle les manipulations et les falsifications au détriment de la réalité ? C’est ce que beaucoup ont semblé accepter de la part du cinéaste. Or l’enquête de François Garçon porte à penser que, loin d’aider les Tanzaniens, Sauper, se bornant à les utiliser de façon souvent douteuse, ne vise qu’à flatter la bonne conscience d’Occidentaux qui, de la Tanzanie réelle, se contrefoutent…
    Sans prétendre détenir la vérité dernière, François Garçon ouvre un débat qui mérite d’être abordé sans hystérie, qui pourrait d’ailleurs s’étendre à l’objectivité prétendue d’autres « documentaires » à succès du genre de ceux de Michael Moore, ou, de plus sinistre mémoire, aux reportages scandaleux de la série Mondo cane de Jacopetti...
    Revoyons-donc Le cauchemar de Darwin, lisons le livre de François Garçon et parlons-en en connaissance de cause…

    medium_Handke.jpgGénocide platonique ?
    Autre sujet de controverse : Peter Handke. Jugé d’avance par d’aucuns, sous prétexte qu’il a montré trop de complaisance envers les Serbes, Peter Handke, interdit de Comédie-Française pour les mêmes raisons, réapparaît aujourd’hui par le truchement d’une grande pièce de théâtre dont la guerre balkanique est le sujet, montée en 2005 au Burgtheater de Vienne, dûment fustigée par les médias autrichiens et donnée aujourd’hui en traduction à La Différence avec une longue non moins qu’excellente préface d’Eryck de Rubercy, sous le titre Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
    « Le thème de cette pièce est difficile à définir », déclare Peter Handke lui-même dans les propos recueillis (en postface) par Chantal Meyer-Plantureux, « il ne s’agit pas que de la Yougoslavie même s’il y a des situations précises qui renvoient aux Balkans. Cette pièce pose des questions universelles : Où est mon pays ? Qui vit dans mon pays ? Est-ce vraiment mon pays ? A qui est ce pays ? Qui est mon ennemi ? Qui est mon ami ? Qui est mon voisin ? Evidemment, ce que j’avais sous les yeux, lorsque j’ai écrit cette pièce, c’était la Yougoslavie, ce pays malheureux. Pourquoi ne pas le dire, cette pièce, c’est l’expression de ma douleur… »
    Comme l’indique son titre, ladite pièce met en scène… la mise en scène d’un film sur la guerre balkanique entrepris conjointement par deux grands réalisateurs occidentaux, l’Américain O’Hara (on pense à John Ford) et l’Espagnol Machado (on imagine Bunuel), dix ans après les faits. Le spectacle de la guerre, les multiples récits de la guerre (par le présentateur, le chroniqueur local, l’historien) et les multiples commentaires autorisés sur la guerre (notamment par les « internationaux » d’un tribunal spécial) s’entrecroisent dans une vaste et chaotique représentation que traversent d’autres personnages épiques (le coureur des bois, la femme en peau d’ours ou le poète) sur fond de tragédie dont les aboutissants relèvent toujours du pur gâchis.
    Mais peut-on entendre Peter Handke ? N’est-il pas jugé d’avance ? Classé génocide platonique une fois pour toutes ?
    En attendant qu’un théâtre ose relever le défi de monter cette pièce à la fois percutante et passionnante, osons au moins la lire, et parlons-en…
    François Garçon. Enquête sur Le cauchemar de Darwin. Flammarion, 265p.
    Peter Handke. Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre. La Différence, 141p.

  • Un regard insoutenable

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    De Truman Capote à Jonathan Littell

    La scène la plus forte, et la plus émouvante aussi, du film récent consacré à Truman Capote, est celle où l’on voit l’écrivain obtenir enfin, après des années de présence et d’écoute, l’aveu de Perry Smith, l’un des deux tueurs, sur ce qui se passa réellement, d’instant en instant, durant la nuit où lui et son acolyte massacrèrent quatre innocents pour les dépouiller de moins de 50 dollars.
    Perry Smith, métis de mère indienne, est celui des deux tueurs qui avait la plus riche sensibilité et le moins de raisons de tuer les Clutter. Or c’est bien lui qui les a égorgés et fusillés, comme il le détaille à Truman, après avoir décidé de les laisser tranquilles tandis que son acolyte, le très primaire et très écervelé Richard, cherchait partout les 10.000 dollars supposés planqués dans la ferme de Clutter. Et ce que Perry précise, c’est que c’est le regard du père, en lequel il a identifié un homme gentil plus que le riche fermier qu’on lui avait décrit, ce regard d’honnête homme appelant la pitié, ce regard qu’il n’a jamais vu à son propre père, qui l’a soudain affolé et l’a fait basculer dans la panique et la folie meurtrière.
    Cette confrontation avec l’insoutenable regard de l’innocence, Max Aue, protagoniste des Bienveillantes de Jonathan Littell,  l’a observée et vécue personnellement au fil des « actions » auxquelles il a participé, où il a vu des pères de famille, des jeunes gens cultivés et délicats autant que lui, des officiers et des soldats ordinaires « péter les plombs » et devenir des brutes sanguinaires en voyant simplement cela: ces hommes nus et ces femmes sans défense, cette jeune fille que Max exécute soudain ou ces enfants qu’on éventre pour ne plus endurer leurs pleurs…
    Reprocher à Jonathan Littell de se complaire dans ces scènes me semble aussi injuste et vain que tous les reproches adressés à Truman Capote, invoquant le penchant de celui-ci pour Perry Smith ou le rôle qu’il a joué dans les recours et les sursis préludant à l'exécution des deux tueurs. Capote en a –t-il pincé pour Perry Smith, qui était beau et avait eu une enfance de misère rappelant à Truman la sienne ? C’est plausible mais ne compte guère à côté de l’extraordinaire effort de recomposition que représente De sang froid, étant entendu que l’écrivain a écouté tous les acteurs et scruté tous les détails de tout le décor. De la même façon, Jonathan Littell a ressaisi sa matière documentaire avec une prodigieuse minutie et un souci de faire parler les faits qui rappelle le « roman-vérité » selon Truman Capote. Littell n’est pas pour autant « le nouveau Capote », pas plus que son livre ne s’apparente aux Maudits de Visconti ou à La guerre et le paix de Tolstoï.
    Son livre se suffit à lui-même, dont il ne faut parler, une fois pour toutes, qu’après l’avoir vraiment lu: telle étant aussi bien la lecture-vérité…

  • Coups de coeur

    Les choix de 3  libraires

    Maryjane Rouge
    Librairie Payot, Lausanne


    medium_Choix1.jpgDeon Meyer. L’âme du chasseur. Traduit de l’anglais (Afrique du sud) par Estelle Roudet. Points Seuil, 472p.

    «Ce thriller politique est mon coup de cœur ! Très intéressant par son aperçu de la nouvelle réalité sud-africaine, après la fin de l’apartheid, où l’on voit qu’il y a encore beaucoup à faire en matière d’égalité raciale et de justice, il est en outre superbement écrit. Le protagoniste, surnommé P’tit, est en réalité un immense gaillard qui fait figure de héros malgré son passé de tueur des services spéciaux. Au moment où il a décidé d’assagir, amoureux et en charge du gosse de son amie, voilà qu’on l’appelle au secours, et c’est reparti… »

    medium_Choix2.jpgRichard Montanari. Déviances. Traduit de l’américain par Fabrice Pointeau. Le Cherche-Midi, 470p.

    «Tous les ingrédients du polar noir haletant se retrouvent dans cette histoire de serial killer à délire mystique, dont la première victime est une adolescente retrouvée mutilée et en posture de prière. Cela se passe à Philadelphie, où un flic un peu rétamé et bordeline enquête avec la jeune Jessica, laquelle assure « un max ». Très bien construit et d’une écriture non moins convenable, ce roman intéresse à la fois par son aperçu des dérives violentes de la religion et par ses personnages, réellement attachants. »

    medium_Choix3.jpgHenning Mankell. Le retour du professeur de danse. Traduit du suédois par Anna Gibson. Seuil policiers, 410p.

    «Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas l’enquêteur favori de l’auteur que nous retrouvons ici, mais un jeune inspecteur angoissé par le cancer qu’on vient de déceler chez lui. A cette mauvaise nouvelle s’ajoute celle de l’assassinat d’un ancien collègue, sur lequel il va enquêter pour se trouver bientôt plongé dans le milieu glauque des anciens nazis et de leurs émules actuels, avec un deuxième crime corsant encore l’affaire. Mêlant suspense et investigation sur un thème de société, Henning Mankell nous captive une fois de plus… »

    Claude Amstutz
    Librairie Payot, Nyon.


    medium_Choix6.jpgJean-Luc Coatalem. La consolation du voyageur. Livre de poche, 181p.
    «Le double intérêt de ce livre tient aux contrées qu’il évoque, des Indes aux Marquises ou de Turquie en Bretagne, entre beaucoup d’autres, et aux écrivains qui « accompagnent » l’auteur dans ses pérégrinations, tels Rimbaud ou Cendrars, Loti ou Segalen. Cette double bourlingue nous fait croiser le sillage des mutins du Bounty autant que Paul Gauguin en ses îles, au fil d’un récit littéraire agréable de lecture et très bien écrit, où la réalité est souvent ressaisie par le petit bout de la lorgnette ».

    medium_Choix4.jpgAntoine Blondin. Mes petits papiers. Chroniques et essais littéraire. La Table ronde, 423p.
    « Ces chroniques ont valeur de fresque d’époque, qui recouvrent la deuxième partie du XXe siècle et sont marquée par le ton très personnel et la « patte » de ce marginal mélancolique qu’était l’auteur d’Un singe en hiver. A ce propos, il revient ici sur les reproches qu’on lui a faits d’exalter l’alcoolisme, avec des nuances aussi malicieuses que justifiées. L’amitié (pour Marcel Aymé, Roger Nimier ou René Fallet) va de pair avec la liberté d’esprit, comme lorsqu’il s’en prend à la haine des « justiciers » de l’épuration. »

    medium_Choix5.jpgPenelope Fitzgerald. L’affaire Lolita. Traduit de l’anglais par Michèle Levi-Bram. Quai Voltaire, 172p.

    « Il vaut la peine de redécouvrir ce roman datant des années 50 dont les observations vives, voire féroces, contrastent avec son écriture un tantinet fleur bleue. Il y est question des tribulations d’une veuve qui ouvre une librairie dans la province anglaise, suscitant la réprobation croissante des gardiens de la conformité vertueuse, et notamment lorsque éclate le scandale lié à la publication du Lolita de Nabokov. Comme on dit que son chien a la peste pour le noyer, tout est bon pour couler la librairie en question… »


    Nicolas Sandmeier
    Librairie du Midi, Oron-la-Ville


    medium_Choix10.jpgKent Haruf. Les gens de Holt County. Traduit de l’américain par Anouk Neuhoff. Robert Laffont, 409p.

    « On retrouve ici les deux vieux frangins du précédent Chant des plaines dans leur ferme perdue du Colorado, après l’épisode qui les a vus accueillir une jeune fille-mère, laquelle est repartie vivre de son côté. La mort d’un des frères est l’événement central de cette suite, qui verra réapparaître la jeune fille auprès du frère survivant. Par ailleurs, l’auteur brosse un tableau plein de relief de la société provinciale, en s’intéressant surtout aux plus démunis dont il détaille de beaux portraits. »

    medium_Choix8.jpgAndréi Guelassimov. L’année du mensonge. Traduit du russe par Joëlle Dublanchet. Actes Sud, 378p.
    « Le protagoniste de ce roman est un traîne-patins qui se fait virer de la multinationale moscovite où il travaille, dont le boss le récupère aussitôt pour qu’il s’occupe de son jeune fils trop sage, qu’il aimerait encanailler. Le rapport entre le tuteur et son pupille sera marquant pour celui-là plus encore que pour celui-ci, jusqu’à ce que se pointe une femme évoquant Audrey Hepburn. Sur fond de nouvelle société russe, l’auteur de La soif entraîne ses personnages dans de nouvelles virées très arrosées… »

    medium_Choix9.jpgJavier Cercas. A la vitesse de la lumière. Traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksander Grujicic. Actes Sud, 286p.
    « Après son premier roman à succès, Les soldats de Salamine, Javier Cercas endosse ici son propre rôle en se rappelant un séjour qu’il a fait, dans sa vingtaine, aux Etats-Unis où il a été marqué par la rencontre d’un certain Rodney, ancien du Vietnam qui l’influence notamment par les étonnantes considérations qu’il développe sur la création littéraire, avant de disparaître soudain. Revenu en Espagne, le jeune auteur, auquel son succès donne la « grosse tête », va retrouver par hasard son mentor et en nourrir une réflexion lucide sur sa vie ».

  • Poète de l'instant


    Hommage à Pierre-Alain Tâche. Une exposition et un nouveau livre marquent 40 ans de poésie.

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    « Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes », notait Roland Dubillard dans ses carnets, et cette image nous est revenue en lisant Roussan de Pierre-Alain Tâche, qui vient de paraître en même temps qu’un bel hommage est rendu au poète lausannois au palais de Rumine.
    On nous objectera que rien, au premier regard, ne rapproche le jeune poète de Dubillard et le digne Pierre-Alain Tâche, figure éminente de la poésie romande qu’on pourrait dire le double héritier de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, dont le personnage de notable bien établi, magistrat en retraite, n’a guère du bohème à lunette fendues.
    Or à y regarder de plus près, sans fard social, c’est bel et bien le poète frais émoulu que nous retrouvons dans ce que nous préférons des fusées lyriques de ce Pierre-Alain Tâche qui, il y a quarante ans de ça, avec Greffes puis La boîte à fumée, incarnait le jeune poète à nos yeux adolescents. Depuis lors, l’écrivain régulier a produit son œuvre, riche aujourd’hui d’une trentaine de titres. Or sa poésie, à travers son évolution vers moins de fioritures précieuse et plus de simplicité, a conservé cette fraîcheur du verbe à sa source (laquelle a des cheveux d’écume blanche et des éclats de lunettes en miettes) qui se joue des âges.
    D’un recueil à l’autre, Pierre-Alain Tâche a cartographié, bien au-delà de nos régions, une géographie poétique qui sait ressaisir le génie du lieu (autant que Charles-Albert Cingria, Michel Butor ou Jacques Réda) et magnifier l’instant vécu. De notre Cité lausannoise à l’île d’Orta ou, dans Roussan, des bleus salés-sableux de Vindilis (Belle-Île-en-Mer) à tel jardin perdu d’une enfance ou à telle maison close de Semur-en-Auxois, le poète nous lave le regard au fil de mots comme rénovés. Francis Ponge disait qu’il prenait les objets du monde pour les réparer dans son atelier. Tâche s’y emploie lui aussi, avec une sorte d’enjouement amoureux et de gravité légère. Tantôt limpide et tantôt baroque, ludique ou pensive, musique et peinture en contrepoints subtils, la poésie de Pierre-Alain Tache est éloge serein. D’aucuns lui reprocheront d’ignorer l’effondrement des tours de Manhattan. C’est que son horloge est réglée sur le temps des forêts qui repoussent, dont les allées résonnent comme celles de cathédrales…
    Pierre-Alain Tâche. Roussan. Empreintes, 109p.
    Lausanne. Palais de Rumine. Pierre-Alain Tâche, une poétique de l’instant. Exposition, jusqu’au 31 mars 2007.