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Le degré zéro de l’Eros

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Des Particules élémentaires à la baise de cinq à sept.

Cela se passe tous les jours sous nos fenêtres, ou plus précisément à trois cent mètres de notre balcon donnant sur la mer et les dunes, avec le Mont-Clair sétois en horizon : tous les jours entre cinq et sept, le long du sublime rivage de sable doux qui forme l’anse liant le Cap d’Agde à Sète, se donne désormais le spectacle couplé de la baise et du branle.
Les lecteurs des Particules élémentaires de Michel Houellebecq se le rappellent : que cela baisait déjà pas mal dans les dunes de Marseillan, aux abords de la cité naturiste de Cap d’Agde. Dix ans après le progrès est considérable : ce n’est plus à l’abri des regards des baigneurs ordinaires que cela baise, mais sur la plage même où tout un chacun va et vient, enfants compris. Le spectacle se donne ordinairement entre cinq et sept. Il se signale de loin par un attroupement de mâles et de femelles en station verticale, qui forment un cercle plus ou moins dense (de cinquante à deux cents individus environ) autour d’un couple hétéro ou homo en plein exercice de copulation. Rituellement, la fin de la prestation est saluée par les applaudissements de l’assistance…
Le spectacle est intéressant : pas tant celui des sexeurs, qui ne font évidemment que sexer, que celui de la composition de l’assistance. Pour se dire « libertins », ce que sont visiblement les plus jeunes (30-45) et les plus visiblement dans leur élément, les attroupés ressortissent à l’évidence à la classe moyenne la plus ordinaire, qui s’encanaille momentanément. De la secrétaire au chef de bureau, en passant par le commercial un peu seul et la modiste sur le retour d'âge, c'est l'Europe moyenne qui salive en ces lieux. 
Il y a vingt-cinq ans que, presque chaque année, nous passons dix jours de printemps ou d’automne dans la cité naturiste d’Heliopolis, où nous ont amenés mes beaux-parents, lui culturiste notoire et elle Hollandaise non moins héliophile. Les studios en ruche de la cité, ses kilomètres de plage où se balader à poil, la proximité des commerces et la mer convenaient à un petit break annuel plutôt bon marché. Tant qu’elles étaient enfants, nos petites filles n’étaient guère gênées par la nudité ambiante, d’ailleurs facultative à l’entre-saisons. Actuellement, les demoiselles évitent ces lieux autant que la plupart des jeunes dont on sait la pudeur, nullement paradoxale.
Au fil des années, avec une forte accélération récente, un clivage net s’est marqué entre l’ancienne population des naturistes purs et durs, plutôt stricts en matière de morale, et une nouvelle catégorie de gens de tous âges et de toutes nationalités qu’on pourrait dire des consommateurs de sexe actif ou passif, incluant des échangistes, des gays, quelques professionnels de la chose et une foule de plus ou moins frustrés plus ou moins furtifs.
Ces nouveaux clients, avec leurs désirs et leurs obsessions, amenaient beaucoup d’argent. Leur présence parfois intempestive, avec de plus en plus de boîtes de nuit bruyantes et d’exhibitions occasionnelles (bien avant le spectacle de cinq à sept), n’a pas manqué de susciter la grogne des vieilles peaux naturistes, au point d’engager des affrontements médiatiques, légaux ou policiers. L’an dernier étaient ainsi apparus des placards interdisant tout débordement sexuel public, et des gendarmes à cheval patrouillèrent les dunes. Cette année, la répression semble retombée au point mort, alors que s’achève la construction d’un nouvel ensemble hôtelier, au cœur du vaste hémicycle « futuriste » d’Héliopolis, réservé à la seconde clientèle friquée et bâtie au dam des résidents propriétaires.
L’équation vaut d’ailleurs pour l’ensemble de la situation décrite : tolérance because pognon, à laquelle je n’ai cessé de penser ces derniers jours en lisant le passionnant Plaidoyer en faveur de l’intolérance de Slavoj Zizek, qui montre comment les impératifs du profit s’accommodent de la tolérance la plus opportuniste, voire la plus hypocrite, étant entendu que les autorités locales restent ce qu’elles sont en matière de morale publique.
Slavoj Zizek, qui serait sans doute passionné par la matière à réflexion que nous donne ce qui se passe sous nos yeux, ne condamnerait sûrement pas les « acteurs » de la chose plus que nous n’y sommes portés : il constaterait.
Or ce qu’il écrit dans son chapitre intitulé La sexualité aujourd’hui, trouverait d’utiles compléments à cette observation, dans le sens d’une destruction de la sexualité par sa banalisation sidérante. Toute la réflexion de Zizek sur la négation de l’Autre, ou plus exactement sur le gommage de l’altérité, se trouve illustrée par la baise publique de cinq à sept, à côté de laquelle un tea for two resplendit de fin érotisme virtuel. Négation de l’intimité, négation de la séduction personnelle, négation du secret et de toute parole - sinon de tout langage puisque piercings, breloques et tatouages ont fonction de messages -, négation de toute tendresse autre que ce sentiment moite de poisser et de mouiller de conserve, négation de toute forme d’amour: tel est bien le progrès…
Slavoj Zizek. Plaidoyer en faveur de l’intolérance. Climats, 156p.

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