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Carnets de JLK - Page 192

  • Varia 2006 (7)


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    C’est en somme dans le plus fictionnel de ses romans que Philip Roth est le plus proche de son vécu personnel, ou présumé tel. Je souligne : présumé tel, car le petit Philip du Complot contre l’Amérique n’est pas vraiment plus « réel » que le fils « fictif » de Patrimoine, le magnifique hommage rendu naguère par l’écrivain à son père, et ce nouveau roman ne saurait être dit simplement « autobiographique » malgré son aspect partiel de chronique familiale.
    La conjecture de départ n’est pas un paradoxe mais la modulation d’une hantise réelle de l’enfant, et cela seul compte : cette instance du sentiment réel et de son insertion particulière dans l’espace-temps d’un roman.
    medium_Roth2.2.jpgPhilip Roth aurait pu « changer les noms », comme on dit, mais que cela aurait-il changé alors que le rapport entre les personnages et leurs « modèles » restait si manifeste ?
    Le malentendu, dans l’actuel débat sur l’alternative entre autofiction et « vrai roman », tient à cela qu’on passe le plus souvent à côté de l’essentiel en s’accrochant à des préjugés ou des idées reçues selon lesquels le roman demanderait plus d’imagination, serait une « création » plus avérée, que l’autofiction ou le simple récit autobiographique - comme si l’affabulation était une valeur en soi.
    Ce que vous racontez là : est-ce du vécu ou de l’inventé ? demande le lecteur au romancier. Et Proust de répondre : les deux à la fois. Et Joyce : juste words, words, words, Madam. Ou Céline : valsez musettes…
    Pourtant la question revient sur le tapis, après la fameuse mort du roman proclamée par les Modernes, avec ceux qui n’y ont jamais cru ni sacrifié, dans le sillage de Nabokov et consorts, de Kundera aux déconstructions narratives si intéressants dans Le livre du rire et de l’oubli, notamment, au Coetzee d’ Elisabeth Costello et de L’homme ralenti.
    Nous sommes en train de tourner un film, avertit Godard, avec tel ou tel matériau et pour dire ceci et cela que vous trouverez entre les lignes des sous-titres, avec le supplément de tout ce que raconte le cinéma à sa façon, vous voyez quoi ?
    C’est cela aussi le roman : c’est tout l’aléatoire charrié par les mots, les motifs et les figures coulées dans le temps du livre, qui surajoutent au simple déroulé des faits pour devenir une forme en soi, je dirai : cette forme plus autonome, plus libre, plus ouverte - plus ouverte à tout le monde…

    On voit toujours d’extraordinaires châteaux de sable le long des plages, et c’est le meilleur signe à mes yeux de la survivance de cette disposition créatrice merveilleuse qui caractérise la première enfance et la vocation d’artiste.
    N’est-ce pas un privilège absolu que de pouvoir faire quelque chose d’un tas de sable ? Rien n’est plus gratuit et plus gratifiant que de construire un beau château de sable, poème ou roman.

    Il y a un maléfice du pouvoir assené et sans cesse réaffirmé, comme il y en a un de la propension à tout défaire de ce qui a été fait, à tout étouffer de ce qui respire, à tout rabaisser de ce qui émerge, à tout ternir de ce qui s’épanouit.


    Dans le roman, la question, la difficulté, mais aussi le plaisir est de trouver le passage d’une phrase à l’autre, d’un paragraphe à l’autre.


    Cinquante-neuf ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ? Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Trente-neuf fois plus présent et clairvoyant qu’à vingt ans, vingt-neuf moins égaré dans mon esseulement qu’à trente ans, dix-neuf fois plus décidé et délié qu’à quarante ans, neuf fois plus obstiné et détaché qu’à cinquante ans, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
    Reconnaissance à cela simplement qui est ce matin : le sourire d’L. qui me dit qu’elle m’aime, la pensée de nos deux filles là-bas dans leur vies à elles, le pensée de nos vivants aimés et de nos chers défuntés. A peine un souffle sur l’eau bleue. Et quoi de plus ?
    Tant de choses à faire. Ce matin sur ma table : le ciel de Kinshasa dans ce livre reçu hier de l’occulte ami Bona, et qui me parle aussitôt « à hauteur d’enfance ». Ou cet autre message de la noire cavalière, elle aussi rencontrée sur la toile, qui me recommande, à propos d’un certain Ange déglingué, de lire tel livre de Jean-Yves Leloup qu’il lui a fait découvrir et lire et relire, et que j’ai moi-même déjà lu et relu : Le livre des déserts

    medium_Anges.JPGTant d’intersections de vraie vie féconde. Ma bonne amie que je surprends à l’instant plongée dans Matière et mémoire de Bergson, alors que tous les jours je retrouve moi-même la matière et la mémoire de la Recherche du temps perdu. Et ma chère L. de me dire que ces rencontres la délivrent du poids des engluements de la vie et de tant de menées de médiocres bureaucrates ne détestant rien tant que ce qui bouge et respire - les éternels morts-vivants se perdant dans le simulacre de travail.
    Quand l’éternel présent est à ressusciter, et que là réside le vrai travail où coïncident savoir et saveur, science et poésie, écoute et don de soi - de là renaît la joie simplement d’être là, vivant et présent… (ce 14 juin 2006)

    Il est un trait de caractère que j’ai de la peine à admettre, et c’est la mesquinerie ; la bêtise et la mesquinerie ; et la jalousie aussi : la mesquinerie, la bêtise et la jalousie. Or c’est cela que je fuis en me tenant à distance, jouant cependant avec malice, de concert avec tel qui est ouvert et généreux, au dam de tel autre qui est psychorigide et borné, mesquin, bête et jaloux.

    Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, chose facile.
    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    medium_Genet6.2.jpgTrès intéressé, plus même : passionné par La chaste vie de Jean Genet de Lydie Dattas, qui évoque la quête d’absolu de l’écrivain en le tirant du côté de la sainteté plus ou moins accomplie. L’idée directrice est qu’il y a en Genet un enfant humilié et offensé, petit paysan de France initialement rejeté par sa mère, ensuite relégué dans la caste maudite des orphelins et, de cercle en cercle, refoulé jusques au fond des oubliettes des parias, où il s’est forgé son personnage et sa morale avant d’en remonter par le truchement d’un style incomparable.

    Chacun, devant la mort qui s’avance, réagit selon sa sensibilité et en fonction de son expérience, et nul ne peut en juger. Celui-ci a l’air froid et indifférent, mais sait-on ce qu’il ressent en réalité ? Et celle-là qui pleure, qui dira ce qui la fait vraiment pleurer ?

    Il me reste deux jours pour finir Les bonnes dames. Dans l’espèce de transe qui m’a saisi depuis que notre chère Katia est entrée dans sa nuit, j’ai écrit aujourd’hui vingt-cinq pages manuscrites de ce roman presque sans hésiter, que je recopie presque sans rien corriger. Je comprends mieux, à de tels moments, ce qu’a pu être la frénésie de concentration d’un Simenon. (Ce 2 septembre)

    C’est dans les pleurs, les sanglots nerveux et les larmes de croco que j’ai mis le point final, ce soir à huit heures, à mon roman Les bonnes dames. J’en étais si ému du fait que la matière de ce roman, si près de notre vie, est pour moi chargé d’émotion, surtout depuis que l’une de mes vieilles petites filles, Marieke, Katia dans la vie, est entrée dans un coma profond, le 25 août dernier, et que nous vivons cette étrange situation que j’ai vécue avec ma propre mère il y a quatre ans et presque jours pour jours, très pénible aujourd’hui à ma bonne amie qui voit sa mère mourir sans mourir sans rien pouvoir lui dire. (A La Désirade, ce 3 septembre)

    Voilà : c’est fini pour le roman, mais la vie continue et son roman de tous les jours.

    Il est recommandé de « lui » parler, mais comment ne pas ressentir, en soi, un certain « à quoi bon » ? C’est entendu : je lui parle, comme pour « si jamais » elle m’entendait « quelque part », mais n’est-ce pas seulement pour me rassurer ? Non : je ne le crois pas. N’est-elle pas déjà « de l’autre côté », dans cet « ailleurs » qu’on désigne, parfois, d’une majuscule solennelle qui se veut poétique : l’Ailleurs, n’est-ce pas… Mais que dire de plus ? (Au CHUV, ce 6 septembre)

    Notre chère Katia nous a quittés ce matin aux premières heures du jour.
    Ma bonne amie l’avait trouvée, hier soir, toute petite et jolie dans son lit, toute douce et paisible, après qu’on lui eut retiré toutes ses perfusions, et elle me dit avoir senti la délivrance avant que son frère ne nous annonce la nouvelle reçue de l’hôpital. Malgré le fait que nous attendions vraiment cet envol, au point même de le souhaiter, la nouvelle m’a bouleversé sur le moment, plus encore que d’apprendre la mort de ma mère, mais à présent c’est en toute sérénité, je crois, que nous allons vivre les adieux et le deuil de Katia. Tout aussitôt me sont venus les mots de ce petit poème de rien du tout, mais qui dit je crois ce que tous nous ressentons :


    Les enfants perdus

    Elle avait l’air
    d’une petite fille endormie,
    la toute vieille dame
    au bord de la nuit,
    et c’est ainsi que nous l’avons quittée.
    Ainsi qu’elle nous a quittés,
    cette nuit,
    en catimini ;
    comme quand, au Jeu,
    elle se cachait.
    Et ce matin
    c’est nous qui sommes
    tout petits,
    comme perdus
    dans la forêt…

    (A La Désirade, ce 8 septembre 2006)

  • Varia 2006 (8)

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    JLK. L'olivier de Pézenas. Aquarelle, 2006. 

    Le mensonge visant, essentiellement, à ne pas perdre la face, m’a toujours paru la plus dérisoire défense des mecs « qui en ont », dont les Balkaniques et les Levantins se sont fait une spécialité. A l’opposé de ces rouleurs de mécaniques, mon humour est essentiellement transalpin, touchant à la fois à la France de Rabelais, à l’Allemagne de Jean-Paul ou de Walser, à l’Italie de Fellini ou de la Commedia dell’arte, où le mensonge est tellement bon enfant, tellement à clins d’yeux que nul ne peut en être vraiment dupe…

    Plus j’y reviens et plus je me dis que Les Bienveillantes représente, bien plus qu’une performance littéraire hors du commun : un acte humain quasiment héroïque qui relève finalement de l’exorcisme purificateur. Ce livre m’a rempli de la même insondable tristesse que j’ai éprouvée en découvrant le sanctuaire d’Auschwitz à vingt ans. Le pressentiment du pire qu’il puisse y avoir dans l’homme est ici perceptible, on pourrait dire : à l’état gazeux…
    medium_Littell0001.4.JPGOui je crois que c’est cela : Jonathan Littell ressaisit, dans Les Bienveillantes, la double régression collective et individuelle du totalitarisme et de l’inceste (deux façons de nier la réalité et les composantes de la vie ou de la société) pour en donner une représentation globale et tenter de l’exorciser. (A La Désirade, ce 21 septembre).

    Je supporte très difficilement la violence et l’injustice, et c’est pourquoi j’évite tout affrontement avec des adversaires ou des détracteurs. La nuit passée, un rêve m’a fait vivre une scène à la manière d’Orange mécanique, où j’étais attaqué par un groupe de voyous, et cela m’a réveillé en sursaut, non tant de peur que de dégoût. C’est cela : la violence, la force brute me dégoûtent ; et hier soir, les invectives d’un imbécile, sur mon blog, m’ont déstabilisé quelque temps avant que je ne supprime son commentaire en imaginant sa tête de crétin, et là encore c’est le dégoût plus qu’autre chose, le dégoût envers la muflerie et la méchanceté qui m’a « scié »…

    J’ai enfin fini, ce soir, de corriger les deuxièmes épreuves de mes Bonnes dames, dont j’ai de la peine à me rendre compte de la qualité globale. J’en aime toujours beaucoup la première partie, et la dernière aussi, mais j’ai plus de réserves sur l’entre-deux. Je suis curieux de voir ce qu’on en dira. J’ai l’impression que c’est celui de mes livres qui va le mieux marcher, mais que diront mes chers confrères critiques et écrivains ? Je me le demande. Par ailleurs je m’en fous un peu. C’est un livre que je devais faire, et qui devait être fait comme ça. Ce qui est sûr, c’est que c’est la première fois qu’un livre peut réellement m’échapper, et peut-être s’envoler ? par le truchement de la narration ; la première fois que j’écris un roman plutôt aisé d’accès, en dépit de certaines phrases alambiquées, dont la matière émotionnelle et les sentiments profonds devraient solliciter l’intimité de chacun et toucher beaucoup de gens, il me semble. Mais peut-être me fais-je des illusions ? (A La Désirade, ce 30 septembre)

    Je me rappelle, de plus en plus souvent, la lecture d’un livre qui m’a profondément marqué lorsque je l’ai découvert, vers 1972-73, et dont le seul titre est tout un programme : Je ne joue plus, de Miroslav Karleja. Il faut que je le relise un de ces quatre. Je suis très intéressé de voir ce qui m’y a tant séduit à l’époque, et ce que je peux en retenir aujourd’hui. Du même auteur, j’ai lu ensuite Le retour de Philippe Latinowicz et l'énorme Banquet en Blithuanie, qui m’ont également passionné. Mais c’est le titre de Je ne joue plus qui me revient comme un leitmotiv intérieur, correspondant bel et bien à mon sentiment intérieur à la Bartleby…

    Tous deux rétamés tous ces jours. Toujours le contrecoup de ce qui nous a frappés. Le coup d’abord, puis le contrecoup. La schlague et le retour de schlague. (A La Désirade, ce 7 octobre).

    Toujours impressionné, même ému, par le métier de l’artisan, le savoir-faire et plus encore la façon qu’il a de personnaliser son travail et de le vivre. Ainsi de notre ami Michel W., l’homme-orchestre qui nous installe un couvert pour le bois. En parlant avec lui, j’ai le sentiment de me trouver de plain-pied avec quelqu’un qui a certes une autres culture que la mienne mais qui juge sainement et sans complexe ni prévention, sur la base de son expérience et de sa curiosité, avec un bon sens qui n’est pas celui du philistin, et cette pointe d’humour terrien qu’on ne trouve guère chez les bourgeois ou les clercs.

    Limiter la valeur des Bienveillantes à l’apport d’un monument documentaire me semble prouver une lecture impatiente, hâtive ou partielle, qui ne tient aucun compte de la transposition des faits dans les sphères du temps et de l’espace. Jonathan Littell a certes le mérite d’avoir accumulé une documentation considérable et sur des faits souvent méconnus du public ou des non spécialistes, mais l’apport fondamental des Bienveillantes n’est pas là, pas plus que celui de la Recherche du temps perdu n’est de proposer un tableau de la bonne société parisienne. Je ne prétends pas pour autant que le jeune romancier soit à comparer à Proust, non plus qu’à Céline, et pourtant la transposition romanesque qu’il opère, dans Les Bienveillantes, à partir de ses données documentaires, n’en est pas moins d’un médium, au sens où l’entendait un Simenon, qui nous fait endosser une peau à notre corps défendant, parcourir une certaine courbe temporelle et investir une topologie qui n’a rien à voir avec le déploiement linéaire d’une lecture de rapport ou les lieux du reportage ou de l’essai.
    Lire et plus encore : vivre Les Bienveillantes suppose, de la part du lecteur, un accommodement du regard extrêmement rare dans le roman contemporain, qui nous a rendus si paresseux. Le mimétisme en est évidemment déplaisant, qui nous fait partager tant de pages avec un personnage infiniment trouble, que sa « passion de l’absolu » d’intellectuel raffiné, acquis à une utopie qui flatte son hybris, porte à la « radicalité de l’abîme » et à tous les sacrifices qui en découleront. Comme Himmler, bien peigné et manucuré, vient l’expliquer page 129 à ces Messieurs les Herr Dr Untel et Untel qui viennent de liquider plus ou moins « proprement » quelques dizaines de milliers d’Untermesnchen dans les grands ravins de Kiev, la finalité est un Grand Jardin où le soldat-cultuvateur allemand pourra biner et sacrcler en paix au milieu de ses esclaves ukrainiens ou ruthènes. Cela ne vaut-il pas quelque sacrifice ? Cela pour le tout début : quand Max doute encore un peu de la grande invention nazie (page 127), avant de participer, une action après l’autre, et au fil d’une odyssée qui lui fait prendre du grade dans la hiérarchie infernale, jusu’au temps de tout raconter à son bureau d’industriel de la dentelle.
    Est-ce détourner notre attention de l’abomination du XXe siècle en filtrant l’observation des Bienveillantes par le regard d’un homme « sans qualités » tel que Max Aue ? On n’a pas assez dit son vice principal : la curiosité, à la fois littéraire et scientifique. Est-ce celle de Jonathan Littell ? C’est possible. Ya-t-il en Jonathan Littell de la perversité ? C’est probable, comme en chacun de nous. Jonathan Littell est-il, pour autant, fasciné ou « sous le charme » de Max Aue. Je ne le crois pas, et d’ailleurs c’est sans importance. Est-il significatif que Max Aue soit homosexuel, comme Angelo Rinaldi s’en inquiète ? Nullement. D’ailleurs Max Aue n’est homosexuel que par raccroc, si l’on peut dire, après un premier amour contrarié. Toute son histoire est marqué par le ressentiment et l’amor sui, et son goût pour la sodomie relève quasiment de la mécanique, jamais accordé à aucun sentiment, même s’il est capable d’amitié. De toute façon, la part de la psychologie personnelle, des rêves, des actes aussi (la baise occasionnelle et le meurtre) n’occupent, dans Les Bienveillantes, qu’une place mineure, juste bonne à éclairer le néant affectif du protagoniste et son nihilisme philosophique, qui ne l’empêchent pas de faire son chemin de fonction.
    Celui-ci ne serait pas intéressant si ce n’était, dans un temps renoué en spirales successives, celui d’une conquête et d’un désastre annoncé, qui est celui-là même de la conscience humaine au XXe siècle. Max Aue lit le journal de Stendhal et Tertullien, goûte Rameau et Couperin et se reproche d’avoir oublié son pull-over quand on le force à assister à une exécution de masse, mais il n’en a pas moins les yeux ouverts et il note, il note tout. C’est l’expérience sur soi incarnée que Max Aue. Max Aue incarne, en outre, le péché contre l’Esprit, mais cela doit-il être relevé par Jonathan Littell ?
    Lorsque je peins des voleurs de chevaux, disait Tchekhov, je n’ai pas besoin de dire, à la fin de mon récit, qu’il est mal de voler des chevaux, ou alors c’est que mon récit ne vaut rien. Le procès qu’on fait aujourd’hui à Jonathan Littell, sous prétexte qu’il ne dit pas assez que son protagoniste est un monstre, à croire qu’il en est fasciné, est le même qu’on faisait à Tchekhov, qui avait le tort de montrer la réalité telle qu’elle est, en laissant le lecteur juge.

    medium_Leman7.4.JPGTout enveloppées de brume, sur lesquelles elles semblaient flotter comme des îles fantomatiques, les montagnes de Savoie avaient ce matin quelque chose des paysages aquarellés par les Chinois, et je me suis promis de les fixer à mon tour sur le papier à l’instant même où ma bonne amie me signalait ce qu’elle voyait elle-même à la fenêtre de l’étage d’en dessous. Or c’est cela même qui se passe souvent entre nous, qui voyons la même chose au même instant et qui nous le signalons alors : « Regarde… »

    Au préalable nous parlions, à propos d’une récente conversation téléphonique dont le ton, la sécheresse de cœur, l’aigreur, l’égoïsme, l’agressivité larvée même l’ont écoeurée, de ces amis parisiens qui ont compté pour elle à certaine époque et dont, pour ma part, je me suis toujours défié du dogmatisme, ou plus exactement du conformisme de gauche qui les autorise à juger de tout et de tous sans se remettre jamais en question eux-mêmes. Ce sont, à mes yeux , les parangons de la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle (ou pseudo) socialiste de cœur, les nouveaux bien-pensants.

    Ce qui m’est le plus pénible, dans ma situation actuelle, c’est le manque total d’interlocuteur avec lequel échanger des idées ou partager des découvertes, si j’excepte ma bonne amie, son frère et, de loin en loin, Bernard ou mon cher Antonin. Pour ce qui est cependant de mes préoccupations les plus profondes: personne.

    Ce que je ne supporte pas est l’esprit bourgeois, et surtout dans ses manifestations hypocrites, chez ceux qui prétendent ne pas l’être et qui le sont doublement, je pense aux prétendus artistes ou aux prétendus intellectuels. Après tout, qu’un bourgeois ait l’esprit bourgeois relève de l’ordre des choses, et je ne saurais l’en blâmer s’il ne cherche pas à donner le change, tandis que les planqués qui parlent vie dangereuse ou prise de risque à tout moment me donnent envie de les battre, ou tout au moins de combattre leur comédie mensongère, magnifiquement brocardée dans Le confort intellectuel de Marcel Aymé…

    En somme c’est tout simple : je ne m’intéresse qu’à ce qui vit et ce qui vibre en moi en profondeur. Je ne saurais comment le définir plus précisément, et d’abord comment mon attention est saisie. Ce peut n’être qu’un sourire ou un geste de connivence, un regard ou une inflexion de voix qui portent, d’une manière ou de l’autre, la marque de cette vibration correspondant en somme, simplement, à ce qu’on pourrait dire un signe d’amour. C’est cela : je ne suis sensible qu’à l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste…

    medium_cow_with_subtile_nose.jpgDe quelle nature animale a été ma bêtise ? Je me le demande en lisant cette phrase de Roland Dubillard : « Comment les hommes en sont-ils venus avoir peur et honte de leur bêtise ? » Or justement, je n’ai, pour ma part, ni peur ni honte de ma bêtise. Je l’assume, comme on dit. « Aller où boivent les vaches », recommandait Rimbaud. Et de fait, j’ai toujours pris le parti des vaches, si j’ose dire, contre celui des clercs et des cuistres. Je préfère en somme avoir l’être bête que de passer pour l’un d’eux… J’en conclus que ma bêtise est surtout bovine, relevant au passage que dans ce mot il y a « bon » et « vin »…

    « Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes », notait Dubillard dans ses carnets de 1947-48 alors que je m’affairais à venir au monde, mon premier souvenir de cette période étant celui d’une passerelle légère jeté au-dessus d’un lac de boue, correspondant (je l’appris plus tard) au chantier de la nouvelle maison de mes parents, dans laquelle j’aurais mon premier repaire de poète à cheveux blancs, en attendant mes lunette trente ans plus tard…

  • Léopard d'or à Andrea Staka

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    Das Fräulein, Le dernier des fous et Stephanie Daley, justement récompensés à Locarno

    C’est aux trois films qui m’ont le plus touché, sur la vingtaine que j’ai vus à Locarno en une semaine, qu’ont été décernés ce soir, respectivement, le Léopard d’or (Das Fräulein d’Andrea Staka), le Prix de la mise en scène (Le dernier des fous de Laurent Achard) et le prix d’interprétation féminine (à la jeune interprète de Stephanie Daley).
    Le regard modulé par Andrea Staka dans Das Fräulein, seul film suisse en compétition internationale à Locarno, détaille les tribulations de trois femmes originaires d’ex-Yougoslavie, dont les destinées se croisent dans la cafétéria d’une entreprise zurichoise. Dans un labyrinthe urbain dont elle suggère fortement l’oppression et l’enfermement au fil des plans, la réalisatrice, née à Lucerne en 1973, et dont c’est ici le premier long métrage, parvient à exprimer, avec une intensité émotionnelle constante, et sans beaucoup de mots, la solitude et les aspirations respectives de Ruza la Serbe qui entend ne devoir rien à personne, de Mila son aînée croate trimant pendant que son conjoint jean-foutre rêve d’une maison en Dalmatie, et d’Ana la jeune Bosniaque de Sarajevo fuyant dans la danse et le plaisir ses souvenirs de guerre et sa peur de la mort. Tout en observant ces trois femmes vivant dans une sorte d’enclave qui pourrait se trouver dans n’importe quel pays européen, Andrea Staka confronte ses personnages (admirablement interprétés) à une situation surtout existentielle où la solidarité entre femmes est illustrée sans accent sexiste aucun, parce que c’est comme ça... A relever surtout que, par delà le « témoignage », Das Fräulein vaut par sa beauté de poème visuel, pur de tout esthétisme flatteur, et par la profonde émotion des qui s’en dégage, prélude probable à une œuvre majeure.
    Dans une tout autre tonalité, mais avec la même pureté de forme, Le dernier des fous de Laurent Achard, qui eût mérité lui aussi le Léopard d’or, est également l’une des révélations de cette édition, qui devrait faire une carrière remarquée en France dès sa sortie. Poète de l’image, le cinéaste maîtrise cette adaptation du magnifique roman de Timothy Findley, qui prend ici des accents à la Bernanos, notamment du fait de l’accent porté sur la figure de l’enfant « interdit » qui regarde vivre ces drôles d’animaux que sont les adultes, incarné par Jules Cochelin.
    Quant au prix d’interprétation féminine, décerné à Amber Tamblyn, pour le rôle-titre de Stephanie Daley, il me semble tout aussi mérité pour l’engagement total de la jeune comédienne, notamment dans une scène hallucinante d’accouchement solitaire dans une cabine de chiottes… Mais c’est tout le film, de l’Américaine Hilary Brougher, qu’il faut saluer pour ses qualités d’émotion et d’écriture.
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  • Du gore « al dente »

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    Severance, satire horrifique de Christophe Smith

    Un éclat de rire général a salué la fin de la projection, aux petites heures de la Piazza Grande, de Severance de l’Anglais Christopher Smith, film d’horreur et d’essai, si l’on ose dire, qui prouve qu’on peut jouer sur les pires stéréotypes de la violence et du sadisme sanglant, qui polluent le cinéma actuel, dans une visée réellement critique, à nuance « panique ».
    Egaré dans une forêt de vieille Europe barbaresque, un « team » d’employés de la multinationale d’armement Palisade Defense se retrouve avec le projet de se ressourcer, au niveau du groupe, le temps d’un week end de paintball.
    Hélas, cette saine aventure va vite tourner très mal, au dam de la fine équipe qui va subir, de la part de vrais foudres des guerre rescapés d’on ne sait quels conflits balkanoïdes, tous les sévices du genre gore, d’amputation fâcheuse en décapitation plus grave encore, jusqu’à tel tir de roquette atteignant un long courrier aérien…
    A l’instant où les artificiers de tous bords fomentent la mise à feu de la planète, la pétarade de Severance a fait figure, sur la Piazza Grande dégarnie au fur et à mesure du crescendo « degueulando », de traitement homéopathique hilarogène. La réalité, du Liban en Irak, est tellement pire, n’est-il pas ?

  • Les purs et les dingues

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    Au Festival de Locarno, la poésie du 7e art se retrouve dans Le dernier des fous de Laurent Achard et dans Les lumières du faubourg d’Aki Kaurismäki.

     « Le cinéma américain est en chute libre », déclarait Marthe Keller à Locarno, « il  n’y en a plus que pour les effets spéciaux visant une masse d’ados énervés ». Constat sévère, que recoupe celui du grand réalisateur finlandais Aki Kaurismäki, à l’honneur avec la rétrospective de son œuvre, un livre de Peter Von Bagh et, jeudi soir, la projection sur la Piazza Grande de son dernier film, Les lumières du faubourg, saisissant à la fois par l’âpre beauté de ses images crépusculaires et par la profonde humanité de son regard sur un monde de salauds.

    Voyage au bout de la nuit du genre « humiliés et offensés »  à la Dostoïevski, ce film d’une ligne très pure, à tous égards, où s’opposent les figures du « minable » veilleur de nuit  Koistinen, et d’une femme fatale que l’auteur dit « la plus cruelle depuis All about Eve de Mankiewicz », est ponctué de quelques éclaircies de compassion, et sa dernière image de deux mains réunies pallie son pessimisme radical.

    medium_Achard2.jpgTant pour la coloration désespérée de sa « lecture du monde » que pour la beauté hiératique de ses images et l’extraordinaire figure d’enfant (Jules Cochelin) qui l’irradie de son énigmatique présence, Le dernier des fous de Laurent Achard, en compétition internationale, s’apparente à Kaurismäki dans une forme très dépouillée et une intensité expressive rappelant le premier Bunuel ou le Dreyer d’Ordet.

    Adapté du roman éponyme de Timothy Findley, ce film oppose également la figure « interdite » d’un innocent rappelant la Douce de Dostoïevski ou Mouchette de Bernanos, et l’univers désastreux d’une famille de paysans de France profonde ruinés sur lesquels toutes les mauvaises fées s’acharnent. Entre un grand frère (Pascal Cervo, d’une sensibilité exacerbée) crevant de mal-vivre homosexuel, une mère cloîtrée et délirante (Dominique Reymond, d’une folle acuité), une grand-mère dominatrice (Annie Cordy, elle aussi magnifique) et un père (Jean-Yves Chatelais) dépassé par les événements, le petit garçon suit son chemin halluciné, en complicité avec  la servante marocaine Malika (Fettouma Bouamari). Admirablement tenu de bout en bout, ce film sans concessions pâtit un peu d’un dénouement moins crédible que celui du roman de Findley, tout en signalant un auteur de grand avenir. 

    Si le festival de Locarno ne va pas sans petite chronique mondaine, reflétée tous les jours par l’excellent PardoNews (indispensable quotidien de la manifestation qu’on trouve partout dès la veille au soir avec le programme détaillé), les « stars » présentes ne font pas dans l’esbroufe, comme l’illustrent trois d’entre elles qui ont participé à des films d’auteurs.

    Mémorable moment de cette 59e édition : la rencontre avec Marthe Keller, interprète combien sensible (et discrète) de Fragile, du jeune Genevois Laurent Nègre, qui a évoqué ses souvenirs et son travail avec autant de simplicité que de faconde. De Billy Wilder au Metropolitan Opera, la trajectoire de cette grande actrice si peu « diva » fait aussi bien figure de symbole anti-mythe…

    De la même façon, Béatrice Dalle a expliqué que, dans sa « carrière », terme qu’elle trouve prétentieux voire ridicule, ce qu’elle a vécu avec les détenus du pénitencier de Ploemeur, pour la réalisation de Tête d’or de Gilles Blanchard, sur le texte de Claudel, a été l’expérience humaine la plus riche qu’elle ait jamais vécu au cinéma.

    Tout cela très loin, évidemment, de la parade à la manière de Cannes, mais d’autant plus près de ce qui fait la vraie vie du cinéma survivant…

     

  • Les cabossés de la vie

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    Entretien avec Jean-Stéphane Bron, à propo de Mon frère se marie.

    Après le « carton » du Génie helvétique (105.000 entrées en Suisse), Jean-Stéphane Bron passe du documentaire à la fiction avec un film porté par de grands acteurs (Jean-Luc Bideau formidable, et Aurore Clément à la pointe incandescente de son talent, notamment), où la comédie va de pair avec l’émotion. Thème de Mon frère se marie : le « cinéma » qu’une famille fracassée se joue en feignant la bonne entente le temps du mariage de Vinh, le fils adoptif d’origine vietnamienne, qui a tenu à faire venir du Vietnam sa mère biologique, catholique pratiquante et attachée aux traditions familiales. De sourires forcés en coups de gueule, et de couacs en accès de violence, de nouvelles relations s’établissent sur les décombres…
    - Quel a été le déclencheur de cette histoire de famille ? Votre vécu personnel ?
    - En partie seulement. Il est vrai que j’ai un frère d’origine vietnamienne, arrivé en Suisse à l’âge de 12 ans avec les boat people, et accueilli par mes parents. Vrai aussi que ceux-ci ont divorcé. Mais là s’arrêtent les éléments autobiographiques. L’essentiel du film est une fiction qui invite les gens à se projeter eux-mêmes plus qu’à s’intéresser à ma petite histoire. Chacun des personnages du film est la facette d’une blessure ou d’une solitude, dont l’ensemble forme un tout, un « corps », plus précisément une famille. Or ce qui m’intéresse n’est pas la célébration de la famille en tant que telle : c’est l’essai de chacun de faire un pas vers l’autre, pour reconstituer une sorte de communauté des âmes. Le thème fondamental du film est en effet la réparation. Quant au passage à la fiction, il doit beaucoup aussi aux personnages, que je voulais très incarnés, et donc aux acteurs qui prendraient en charge leurs cabosses.
    - Pourquoi le choix de Jean-Luc Bideau ?
    - J’ai pensé à lui tout de suite, d’abord parce qu’il a le potentiel d’un immense acteur, ensuite à cause de sa façon, à la fois adroite et maladroite, d’habiter son corps, qui me semblait correspondre à ce personnage de père massif, pesant et fragilisé, à l’heure des bilans. On connaît le génie comique de Bideau, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait en l’occurrence. Contre son personnage naturellement expansif, je lui ai demandé d’incarner un type plus réservé, plus intérieur, plus chiffonné, plus à vif, ce qu’il a fait avec un talent incroyable.
    - Avec Aurore Clément, vous faisiez appel à une personnalité tout autre…
    - Je tenais précisément à l’intervention d’acteurs de « familles » hétérogènes. Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on vit sa dramaturgie personnelle sur le même rythme, et c’est ce que je voulais souligner avec des comédiens aussi différents que Cyril Troley ou Delphine Chuillot. Aurore Clément, avec son mystère et son extrême sensibilité, s’est identifiée à son personnage en se mettant, parfois, dans des états « limites ». D’ailleurs tous les comédiens se sont engagés avec une intensité parfois extrême, où leur propre vécu entrait en résonance avec celui de leur personnage. Chacun m’a semblé jouer le jeu jusqu’à se mettre personnellement en danger. J’ai d’ailleurs beaucoup retravaillé le dialogue et les scènes en cours de tournage. Celui-ci a été très éprouvant pour eux, je crois.
    - Pourquoi, plus précisément ?
    - Parce que je traque la vérité du personnage. Comme avec les « acteurs » parlementaires, dans Le génie helvétique, il m’arrive, pour trouver le mot et le ton justes, de multiplier les prises jusqu’à dix, quinze fois, pour obtenir la scène qui sonne vrai. Or les comédiens pros, habitués à travailler avec un texte en main, sont déstabilisés quand celui-ci se réduit à des bribes. Avec les acteurs vietnamiens, qui ne parlaient pas un mot de français, cette économie d’un langage sans mots, réduit à l’expression du visage et du corps, allait de soi, mais avec ceux qui sont habitués à se reposer sur un texte, c’était une autre affaire. A certains moments, j’ai eu l’impression qu’ils me prenaient pour un dingue, avant de se résoudre à me faire confiance. Toujours est-il qu’ils se sont tous engagés avec une totale sincérité et qu’au final ils se trouvent, me semble-t-il, plutôt bons (rires)…
    - Un élément nouveau, dans Mon frère se marie, est le comique…
    - C’est un comique de catastrophe, si j’ose dire, qui s’imposait pour détendre l’atmosphère, et parce que le rire est un langage qui réunit. Je tenais en outre, abordant des situations plutôt graves, mais pas trop désespérées quand même, à garder une certaine légèreté, sans prendre trop de distance pour autant. Comme mes autres films, celui-ci raconte l’histoire de gens qui vivent quelque chose ensemble, avant de se retrouver seuls, ici dans la scène finale devant le Cervin sous un ciel couvert, quasiment silencieuse. Quelque chose s’est passé. Chacun a fait son bilan et se retrouve pour la photo de groupe, sous l’objectif de la mère vietnamienne, qui les réunit et les renvoie en souriant à leur solitude et à leur liberté, tout restant finalement ouvert…


     

    Pots cassés à réparer

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    Une comédie douce-acide sur fond de déglingue On pense à la fois à L’invitation de Claude Goretta, en plus funambulesque, et à Festen de Thomas Vinterberg, en moins glauque, à la vision du nouveau film de Jean-Stéphane Bron, dont le format (Cinémascope) se prête aussi bien au plans serrés sur la solitude de tel personnage qu’aux scènes de groupe. Ponctué de grands moments « choraux », le film joue, dans une forme dédoublée, sur la mise en théâtre d’une famille éclatée, réunie par un « metteur en scène » de bonne volonté, le fils Jacques (Cyril Bioley, incisif en sa fragilité), à l’occasion du mariage de son frère Vinh (Quoc Dung Nguyen) avec une jeune Alémanique (Michèle Rorhbach), auquel est invitée la mère vietnamienne du marié (Man Thu, magnifique de sensibilité hiératique) et un certain Oncle Dac (Than An, cocasse à souhait). A préciser que la situation sera surtout délicate pour Claire la mère (Aurore Clément) et Michel le père (Jean-Luc Bideau), dont les chemins ont divergé dans la douleur et la rancœur, ainsi que pour Catherine la sœur (Delphine Chuillot, au jeu exacerbé comme il convient), tous trois à cran au moment de se retrouver.  Parallèlement à la suite des grandes séquences (le premier repas des deux familles, la cérémonie à l’église, la noce à la vietnamienne dans l’usine en faillite du père, l’excursion finale à Zermatt), Jacques réalise une série d’entretiens en plan-fixe avec les protagonistes, qui commentent les tenants et les aboutissants de la « pièce » avec une distance et un sourire inscrivant le récit dans la chronique familiale. De la vie de chacun des personnages, comme il en allait du Génie helvétique, l’on sait finalement assez peu, alors même que tous sont dessinés, par le réalisateur et ses comédiens, avec une précision et une justesse d’expression et d’émotion quasiment sans faille. Les cassures de la vie, le choc des cultures, les malentendus personnels, la crise de la soixantaine, d’autres thèmes encore tissent cette comédie mordante et tendre à la fois, ancrée dans la Suisse et le monde d’aujourd’hui. Sept ans après la présentation de Connu de nos services sur la Piazza Grande, le talent de Jean-Stéphane Bron, marqué au sceau de l’empathie et d’une intelligence incarnée, se confirme aujourd’hui avec Mon frère se marie.   

    Sortie suisse en automne.

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  • Des nuits magiques

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    Les « premières mondiales »  défilent sur la Piazza Grande de Locarno.

    Qu’y a-t-il de commun entre une vieille dame indigne de l’Emmental qui repique dans la lingerie sexy, le chanteur folk Neil Young en (sublime) concert, l’épopée flamboyante évoquant la fondation du Kazakhstan et les menées de la non moins indomptable Carla Del Ponte ?
    Simplement ceci : l’écran géant de la Piazza Grande, pour le bonheur très varié d’un public de tous les âges, à la fois réceptif et chaleureux. Ainsi a-t-on vu, vendredi soir, la place entière se lever pour acclamer l’octogénaire Stéphanie Glaser, dont l’irrésistible malice irradie bonnement le dernier film de Bettina Oberli, Die Herbstzeitlosen, comédie dans la meilleure tradition helvétique, mais anti-blochérienne et jovialement féministe, qui devrait « cartonner » bien au-delà des frontières alémaniques. C’est du moins le sort que lui a souhaité Frédéric Maire, directeur du festival, à l’instant de remettre un «petit léopard » d’honneur à la pétulante comédienne qui a fait les riches heures du cabaret satirique et du cinéma suisses, des temps pionniers d’  Uli le valet de ferme à Mein Name ist Eugen
    Plus de cinq heures de cinéma, à quoi s’ajoutait la présentation de chaque film en présence du réalisateur ou des acteurs : c’est ce qu’offraient les soirées de vendredi et de samedi sur la Piazza Grande, entre agapes aux terrasses, joyeuses tchatches et files d’attente aux débits de boissons ou de glaces « artisanales ».
    Selon la volonté du nouveau directeur, une échappée latérale était ménagée vendredi sur une section particulière du festival, avec la projection de Rachel, dernier court métrage du Romand Frédéric Mermoud, interprété par Nina Meurisse et témoignant une fois de plus de la grande maîtrise du réalisateur, dans une esthétique un peu « lisse » à notre goût. Ensuite, et pour finir à « point d’heures », une autre première mondiale nous plongeait dans le lyrisme folk le plus pur avec le portrait rapproché de Neil Young en concert (au mythique Ryman Auditorium de Nashville) par Jonathan Demme (auteur, notamment, du Silence des agneaux) qui parvient à magnifier son sujet par des images aussi belles et douces que les chansons du vieux baladin.
    Un souffle épique impressionnant, de hautes terres célébrées par l’image, et la légende originelle d’un peuple « fixée » par le truchement d’une galerie de très beaux personnages : tels sont les mérites de Nomad, réalisé par Ivan Passer au fil d’années de tribulations (via les chicanes de la bureaucratie russe) et achevé par Serguei Bodrov. On peut ne pas être, comme le soussigné, très versé dans les grosses machines guerrières style Troy : Nomad ne s’en tient pas au clinquant et aux stéréotypes à l’américaine. Cette épopée renoue plutôt avec le meilleur du genre, du côté du Lawrence d’Arabie de David Lean, en plus ramassé et fulgurant.
    D’une saga l’autre : celle que documente Marcel Schüpbach dans La liste de Carla, nous replongeant dans la tragédie balkanique à l’instant même où des civils libanais vivent un drame analogue, a double valeur de travail de mémoire et de témoignage à charge alors que deux grands criminels de guerre, entre autres, restent impunis. Loin du cinéma d’évasion, ce film illustre par excellence la portée éthique et politique d’un cinéma en phase avec les réalités de notre temps, immédiatement ouvert au débat le plus actuel et nullement en contradiction avec l’autre vocation purement artistique du cinéma qu’incarnait un Daniel Schmid, dont la disparition jette une ombre mélancolique sur le festival qui l’accueillit maintes fois et lui décerna son léopard d’honneur en 1999.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 août 2006

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  • Poète du cinéma



    Hommage à Daniel Schmid

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    Succombant à son cancer à l’âge de 66 ans, le réalisateur d’origine grisonne était l’un des créateurs les plus raffinés du cinéma suisse.
    Freddy Buache son ami nous avait parlé de lui comme d’un « ange » à la sortie de Violanta, en 1977, et c’est vrai que Daniel Schmid, dans le monde du cinéma suisse, et de l’art en général, occupait la place des « purs », à propos desquels il semble un peu obscène de se demander si leur travail est « populaire » ou « de qualité »…
    Comme un Fellini, toutes proportions gardées, Daniel Schmid avait son univers, sa musique et son imagerie, son baroquisme pictural et sa rêverie nostalgique, dont la première illustration éclatante s’était déployée dans Heute Nacht oder nie, en 1972, évocation du rite d’inversion des rôles, entre maîtres et serviteurs, lors de la nuit de la Saint-Jean. Cette première merveille, de tournure « rétro » évoquant un peu l’esthétisme d’un Visconti, allait être suivie, en 1974, par La Paloma, et, en 1977, par une adaptation somptueuse d’un roman de Conrad-Ferdinand Meyer, sous le titre de Violanta. Tourné à Soglio, dans le pays natal du réalisateur, ce film lyrique et lesté de mélancolie, habité par les présences inoubliables de Lucia Bosè ou de François Simon, illustre parfaitement la poésie de Daniel Schmid, relancée ensuite dans Le baiser de Tosca, en 1984, évoquant la Casa Verdi de Milan où se retrouvent de vieilles divas, comme dans La fin du jour de Duvivier, ou encore dans Hors saison, en 1992, remémoration émouvante des ses souvenirs d’enfant d’hôteliers grisons.
    Rappelons alors que Daniel Schmid, né en 1941 à Flims, s’était établi à Berlin à l’âge de 19 ans pour y étudier l’art et la littérature avant de s’inscrire à l’Académie allemande du cinéma. Lié (notamment) à l’actrice Ingrid Caven, proche du groupe effervescent de Rainer Werner Fassbinder, il apparut à plusieurs reprises dans les films de celui-ci tout en traçant son propre sillon, dans une veine moins radicale.
    Atteint depuis des années dans sa santé, Daniel Schmid avait également réalisé des mises en scène d’opéra, dont Les puritains de Bellini à Genève, en 1995, et un Trouvère de Verdi à Zurich, en 1996. En collaboration avec l’écrivain Martin Suter, il était enfin l’auteur de Beresina ou les derniers jours de la Suisse, dans une tonalité plus caustique et grinçante détonant quelque peu dans son œuvre. Celle-ci reste essentiellement celle d’un poète du cinéma suisse, sans doute moins « populaire » que « de qualité »…

  • Le soldat Djamel

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    Au Festival de Locarno 2006. Indigènes sur la Piazza Grande.

    « C’est ici la plus grande salle de cinéma du monde et je suis content d’y revenir avec Indigènes, déclarait jeudi soir le réalisateur Rachid Bouchareb aux milliers de spectateurs présents sur la Piazza Grande de Locarno (qui peut en recevoir jusqu’à 7000) pour assister, en première internationale, à ce film nécessaire et poignant qui évoque la participation des tirailleurs « africains » à l’armée française, durant la Deuxième Guerre mondiale, et le sort injuste qui leur fut réservé jusque récemment. Egalement présent sur la scène : Bernard Blancan, incarnant (superbement) le sergent pied-noir Martinez, et qui a rappelé avec malice que c’est en faisant son service militaire à Djibouti, à 18 ans, qu’il avait commencé de s’entraîner pour ce film où il incarne un sous-off dur et fraternel à la fois à l’égard de ses hommes, prenant leur défense face à la hiérarchie souvent ingrate ou raciste.

    Film de guerre de facture assez classique, Indigènes dégage une émotion croissante, évidemment liée à la destinée de ces soldats «bougnoules » prêts à mourir pour la France, souvent engagés dans des opérations meurtrières, du Monte Cassino aux Vosges, et dont les gouvernements français successifs refuseront de rétablir les pleins droits. Or, loin d’être un plaidoyer unilatéral, et moins encore un pamphlet, Indigènes impressionne par les nuances du tableau qu’il déploie. Ouvrage de mémoire, le film vaut surtout par les admirables portraits des fantassins algériens entourant le sergent Martinez, qu’il s’agisse de Saïd (Djamel Debbouze qui, loin de tirer la couverture à lui, se coule dans le personnage vibrant de vérité de l'éternel petit soldat), de Samy Nacéri (également formidable dans la figure plus « allumée » de Yassir) ou encore de Sami Bouajila, magnifique dans le rôle du caporal Abdelkader ne cessant de plaider pour les droits des siens. Dans la foulée, on peut rappeler que ces acteurs très engagés (Djamel Debbouze ayant lui-même participé à la production) ont eu droit à un prix d’interprétation collectif au dernier festival de Cannes et que le film, soutenu par les instances françaises officielles, relance un débat aux conséquences attendues. 

    La sortie d’Indigènes en France est annoncée pour septembre 2006

  • Dantec en guerre sainte

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    Lecture de Grande Jonction (4)
    Les passionnés d’armes diverses, et autres amateurs de menées militaires bien tueuses, sur fond de sainte guerre, en auront leur content à la lecture, des pages 300 à 400 de Grande Jonction, où l’auteur tend pourtant à se répéter et plus encore : se complaire dans une évocation de néo-croisade à laquelle on a autant de peine à croire qu’à s’intéresser. La péripétie dominante de cette partie est l’arrivée, sur le Territoire dont la « Loi d’Airain » est invoquée à tout bout de page, d’un convoi de 10.000 livres envoyés par le Saint Père de Rome, lui-même menacé par de nouvelles attaques des néo-islamistes barbaresques, lesquels bouquins serviront au salut du dernier carré des Purs. Le sanctuaire chrétien de la Heavy Metal Valley, quadrillé par la police du sherif Langlois, est le cœur du Territoire, mais il est un lieu plus crucialement lié à la destinée de celui-ci, sous le dôme de l’Hôtel Laïka que se rappelle le lecteur de Cosmos Incorporated et où revient le jeune Gabriel avec un sentiment lancinant de « déjà vu ». C’est là que gît le secret des secrets, qui inspire à Dantec une envolée pseudo-profonde comme on en trouvera hélas de plus en plus en ces pages délayées :
    « Tout secret est une tombe clandestine où la vérité gît, enterrée vivante, pour sa propre protection.
    Tout secret est une nécropole, remplie de tous ceux qui sont morts pour lui, ou contre lui.
    Tout secret est un traité passé avec la nuit la plus noire, scellée de la lumière la plus aveuglantes qui soit ».
    Words, words, words, est-on tenté de soupirer avant de tomber sur cette phrase non moins solennelle et creuse : « Un piège est un différentiel cognitif »...
    Le côté stéréotypé et mécanique de la narration, qui ne gêne guère jusque-là du fait qu’un tel roman est essentiellement intéressant par ses extrapolations et ses conjectures, et que le souffle ou le lyrisme des grandes évocations de Dantec fait également illusion, devient en revanche visible et pesant dès lors que le ton du livre tourne à la gravité sentencieuse, frisant parfois le ridicule. Tout cela tient évidemment à la visée de plus en plus édifiante du Bon Combat qui se livre ici dans les rangs des « élus », contre les Forces du Mal. Si les épisodes liés au jeune rocker « christique » conservent un certain charme, les pédantes explications du Professeur abordant divers débats théologiques suréminents, touchant (notamment) au monopsychisme ou à l’individuation, paraissent décidément « téléphonées » et artificielles, surtout dispensées à des personnages aussi schématiques que les deux chasseurs de prime Youri et Chrysler, « convertis « de la dernière heure qui vont casser de l’infidèle à qui mieux mieux… On notera au passage, en pleine mêlée, que l’héroïque Frère Francisco « tire de longues rafales avec son fusil automatique Sug-Sauer SG551 dont la crosse de Kevlar est couvertes de reproductions de la Vierge et des anges. » Alleluia…

  • Fleur des décombres

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    Une nouvelle de Ritta Baddoura

    Ritta Badoura est une jeune poétesse libanaise. Cette nouvelle, premier texte en prose à être a été publié, dans Le Passe-Muraille de février 2006, a obtenu le premier prix de littérature des Jeux de la francophonie. Ritta Baddoura vient d’ouvrir un blog où elle raconte sa vie quotidienne sous les bombes : http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com/




    Quinze
    La nuit, Selwa ne dort pas. Les lieux sont encombrés par les corps alourdis d’attente, impotents, que le rêve même déserte. Son corps à elle est gorgé de désir, sa peau tendue, presqu’écorchée par la vie qu’elle ne peut plus tenir à l’intérieur. Il y a trop de monde alentours : ses voisins, ses aïeux, père et mère, petite sœur et tous ses frères qui regardent. Stupéfaits ils se donnent à la peur qui gronde dans la gorge des canons. Il y a assez de morts. Ils encombrent les escaliers, même ceux qui respirent. Ne rien faire de tout cela. Juste s’ouvrir, fleur soudain écrasée par les coulées de lave. Attendre, les seins collés à l’écho, que la stridence encore s’abatte.
    Sifflant tel un oiseau en feu, l’obus touche le sol.
    - « Ce soir ils sont très proches », articule Hind. « Cela a dû éclater dans la vallée… ».
    Peu à peu, dans l’odeur de poudre brûlée, s’infiltre l’haleine de l’aube et la tendresse tarie des fleurs d’orangers.
    - « C’est ça. La vallée flambe » dit Aboulias. « Bientôt ce sera notre tour. Allah. Ya Allah. »
    Il met son transistor en marche. Une rumeur s’élève de sa poitrine ruisselante, traverse les corps des veilleurs. Une voix grésille, égrène les noms de blessés et de décédés dans une région proche. Le parfum déchu des orangers persiste. Bûcher des arbres, tout crépite doucement.
    Quelques déflagrations s’estompent dans le lointain. On dirait une fête étrange qui s’éteint dans une contrée voisine. Dernier cadavre de l’obscur : le silence s’abat dans sa robe de repentir.
    Malkoun se lève. Il s’approche des sacs de sable. Il pousse le grand portail, traverse le rez-de-chaussée et sort de l’immeuble. Il inspire fortement les sutures de l’air, tâte sa poche, trouve son paquet de cigarettes. Il revient vers les sacs de sable et tend la tête vers l’intérieur.
    - « ‎Ça y est. Ils se sont arrêtés.»
    Il éclate de rire : les dents sont blanches et les yeux petits et fatigués.
    - « Je vais faire un tour. J’ai besoin d’un briquet. J’achèterai du lait en poudre pour les gosses, si j’en trouve ». A sa femme : « Je ne tarde pas Dada. Tu devrais sortir un peu aussi, hein ? pour le petit dans ton ventre. Il fait beau dehors… Les orangers ont cramé… »
    Ses pas feutrés dans la cour de l’immeuble, crissement du verre pilé. A mesure qu’il s’éloigne, le jour se lève, pénètre jusqu’aux recoins de l’abri qui se vide au profit des hauteurs. Chacun regagne son étage : vérifier l’état des appartements, combien de vitres brisées, partager ce qui reste de fromage, œufs et confitures dans le placard. Douce torpeur de survie, il est difficile de retrouver les gestes familiers. Les meubles, les murs sont comme couverts d’une poussière invisible ; celle des sentiers ravagés par les herbes folles lorsque le temps n’y passe plus.
    *
    Engouffré dans son plumage, le canari ne prête guère attention à Selwa. Elle le pourvoit d’eau propre, accroche la cage au balcon. Son doigt tendu à travers les barreaux de bois frôle le tendre duvet de Prince. Lui parvient la voix de sa mère qui l’appelle. « Plus tard maman, je n’ai pas faim maintenant! ». Selwa entend profiter autrement de l’accalmie. Son cartable est là, contre le mur. Etendue sur la balançoire, elle feuillette ses livres d’écolière. Elle revoit son pupitre; et de son pupitre la mer : marge bleue derrière les toits de Beyrouth pressés à la fenêtre. La boîte de craies multicolores est peut-être encore sur le bureau de la maîtresse; que d’arc-en-ciels barrés pour dire les mois de captivité. Selwa se lève, sort de chez elle. Discrètement. Elle dévale les escaliers vides. Dehors, la journée est étrangement calme. Il y a des flaques de soleil partout.
    Nassim habite dans la rue parallèle. Chez lui, il n’y a pas d’abri. Il vient souvent avec les siens se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble où demeure Selwa. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ne s’étaient jamais croisés auparavant. Il y a, dans la chambre de Nassim, tout un monde. Des déserts se déroulent à perte de vue, des sources vives jaillissent dans les paumes de Selwa lorsqu’elle y pénètre. Pénombre. Nassim est là. Il regarde un film : sur l’écran, deux épaules. L’une claire, l’autre sombre sont comme couvertes de sueur. Fine nappe d’amertume, une voix de femme murmure: «… Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour… ». Selwa pousse aussi et récemment, l’humeur des coquelicots a envahi son entrejambe. Elle n’en a parlé à personne. Même les racines des arbres sont en sang et les hommes, surtout ceux qui tombent, ignorent tout à propos de cela. Nassim parle doucement, de la rencontre de ces deux étrangers, de l’amour qui est en train de naître. Selwa répète : « Hiroshima », comme une olive noire gorgée d’huile se dissout dans la bouche. Les visages du japonais puis de la française envahissent l’écran, collision. Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ?
    Nassim pose sa tête sur les genoux de Selwa. Elle aussi a un peu sommeil. Elle laisse ses doigts errer lentement sur son visage. Elle veut l’apprendre, déchiffrer son mystérieux langage, en garder le sens aux extrémités d’elle-même.
    Qu’ils sont lisses et blancs ces os bien ordonnés sur les tables rectangulaires. Des centaines d’os alignés comme pour la prière. Selwa effleure ces navires immobiles sur une mer de bois. Elle regarde autour d’elle : grande salle aux murs hauts presque vacillants. Par la fenêtre, le sol est rouge aux pieds d’un baobab en fleurs. Elle ne peut penser qu’à la chaleur qui pèse sur le silence. Sous la chaux, les murs criblés de cris, de regards tuméfiés se dressent dignement et la plaine dehors semble immense. Selwa choisit deux os longs et fins et se dirige vers la porte. Il y a un tabouret, posé seul, sous le soleil tout-puissant, qui l’attend. Elle s’assied, écarte les jambes, saisit le manche de l’instrument. Sa tête se penche et ses cheveux sombres le long de l’os s’accordent. Frottement de l’archet presque vivant contre les mèches grinçantes. A mesure que le son s’élève, l’air exhale un étrange parfum. Le baobab pleut et la terre à ses pieds est un cimetière.
    Les sens de Selwa, peu à peu, s’engourdissent. Elle a beau remuer son archet, elle n’entend plus rien. Ses yeux sont trop étroits pour l’arbre gigantesque, sa peau trop fine pour ce manteau de morts. Seul, l’ordre des os est immuable. Ses yeux clos l’emprisonnent, des branches noires effractent ses paupières. Elle n’échappera pas à ce voyage. Ce lieu désormais la possède. Jusques dans les recoins de sa gorge où le souffle gît inanimé. Ce cri qu’elle ne pousse, l’écartèle. C’est lui qui lui donne naissance, c’est à lui qu’elle doit sa vie. Mais il faut qu’il sorte, il faut pousser au risque de briser les cordes, il faut hurler tout ce noir. Il ne faut que les hyènes abattent la gazelle. Il n’y a plus de place sur les tables.
    - « Selwa ?… je suis là. Doucement, oui Selwa, oui, doucement… » chuchote Nassim contre son visage.
    Elle se sent comme aspirée par un point lumineux, du fond d’un puits humide, jusqu’à la surface. Elle ouvre ses paupières. Les yeux de Nassim plongent dans les siens. Son rêve est encore tapi dans la pénombre. L’ombre géante du baobab règne. Baisers contre sa joue, creux du poignet, rondeur d’épaule, Nassim l’étreint tendrement. Ils restent là, sans rien dire, pour un moment. L’écran affiche le générique du film. Bientôt il lui faudra rentrer chez elle. Elle a promis d’aider son père à classer les vieux journaux cet après-midi. Il y a aussi le rendez-vous chez Hind qui a invité tout le monde pour une limonade sur la terrasse. En sortant de l’abri ce matin, elle a lancé de sa voix un peu cassée :
    - « Je vous attends tous, hein ? pas d’excuses…il y aura des petits g¬âteaux et de la musique ».
    Selwa sourit à l’idée de voir Hind remuer, un verre de limonade glacée à la main, au rythme langoureux de vieux succès orientaux. Elle mettra probablement sa robe fleurie, rouge et jaune, qui découvre sa poitrine opulente couverte de médailles miraculeuses.
    - « Arrange ces beaux cheveux Selwa et mets quelque chose de spécial » lui a-t-elle dit.
    Puis sur le ton de la confidence :
    - « Ta mère devrait te maquiller un peu, ce n’est pas tous les jours la fête. Ton amoureux sera là, n’est-ce-pas ? j’ai tout remarqué dès le premier jour…rien n’échappe à Hind, petite! Tu viendras, dis ? »
    - « Je viendrai, Tante Hind. Je n’ai jamais raté l’occasion de déguster tes patisseries, tu sais bien que je les aime tant ! ».
    Selwa aime surtout se retrouver chez Hind au crépuscule. Elle a souvent pensé que, du haut de sa terrasse, le soleil met plus de temps pour se coucher.
    * *
    Vue de la terrasse, la vallée offre les corps pétrifiés des orangers en partage. L’horizon en rappelle les teintes ardentes, sanglots écorchés au large de la Méditerranée. Selwa observe les silhouettes qui dansent ; des enfants mangent encore à la table garnie. Le gros rire de Hind ponctue ses allées et venues entre les convives. S’approchant de Selwa, elle vante avec ferveur les délices de la glace musquée fabriquée ce matin. Quelques voisins discutent bruyamment de politique dans un coin. Du fond de la vallée, la petite rivière continue, invisible, d’avancer. Le son clair et perlé de son gosier résonne, porté par les causeries irrégulières de quelques grenouilles. Les touffes odorantes de basilic et de menthe, bordant la balustrade, baignent les premières humeurs du soir. Sous leur habit de chair, les cœurs sont tristes et inquiets. L’heure des autres retrouvailles, celles qui durent toute une nuit dans l’abri, approche.
    - « Selwa ! je vais avec Malkoun acheter quelques paquets de bougies. Il n’y en a pas assez pour ce soir. Tu nous accompagnes ? » lance Nassim.
    - « Il n’en est pas question! » riposte le père de Selwa . « Il fait déjà assez sombre, les routes ne sont pas sûres…Tu achèteras des bougies demain Malkoun ».
    - « Bah, la journée a été calme » répond Malkoun avec sa bonhomie habituelle. « Nous allons chez Hanna, c’est à deux pas. Le magasin doit être encore ouvert à cette heure-ci…ça nous épargnera une veillée dans le noir jusqu’au petit matin. Allez Nassim, on y va ».
    Selwa sirote son sirop de mûres. Elle pense que Malkoun a raison, qu’il est préférable d’avoir des bougies tant que le courant électrique reste coupé. Elle espère qu’il n’y aura pas de grand danger cette nuit. Elle essaiera de s’endormir, même si les matelas posés à même le sol, ne sont pas confortables. « On a moins peur quand on dort » lui avait confié sa petite sœur.
    Selwa imagine les clichés qui ont porté le visage déchiqueté de son pays sur les écrans télévisés du monde. Au sein de tant de violence, il reste à Beyrouth un toit perdu, parmi tant d’autres, où Nassim peut inviter Selwa à danser. Elle répète à mi-voix leurs deux prénoms : « Nassim et Selwa ». La musique s’est maintenant arrêtée, on débarrasse la table, c’est presque l’heure du couvre-feu.
    Des tirs éclatent soudain.
    - « Cela n’a pas dû se passer très loin d’ici » énonce faiblement Hind.
    L’angoisse envahit les lieux, les cœurs haletants se froissent. Un bruit de pas sourds au bout de la rue puis une ombre émane brusquement de la pénombre, arrive péniblement jusqu’au parking de l’immeuble. Un râle puissant s’élève :
    - « Ils l’ont eu ! à moi, à l’aide ! ils nous ont tiré dessus, salopards de francs-tireurs ! je l’ai laissé par terre… »
    - « C’est la voix de Malkoun. Malkoun ! mon chéri ! » hurle sa femme, dégringolant les escaliers.
    - « Nassiiim… » sanglote Malkoun, l’épaule blessée ; « je n’ai rien pu faire, je l’ai abandonné mort par terre. Nassiiiim ! salopards ! salopards ! saloperie de bougies. Tout est de ma faute, ma faute à moi ! le gosse est mort à cause de moi ».
    Les femmes s’assemblent autour d’Oum Nassim. Elle frappe, les yeux révulsés, sa poitrine. Elle frappe fort de ses poings fermés. Les femmes la soutiennent. Selwa n’entend plus rien. Elle se souvient surtout d’Abou Nassim, d’Aboulias et de son fils Elias sortant de l’immeuble en courant, se fondant dans l’obscurité. Elle a dans la tête un point incandescent, un caillou dur avec plus rien autour. Il lui suffit de bouger un peu la tête pour le sentir rouler lourdement.
    * * *
    Pendant bien des années, Selwa a porté ce caillou en elle et à ses mains deux os longs et lisses et blancs. Des immeubles hauts et laids, une fumante usine, ont poussé depuis dans la vallée, mais la petite rivière roucoule encore. Fraîcheur nocturne de mai, Place des Martyrs : Selwa sourit au public.
    - « Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ? quelle idée Selwa ! » s’était exclamé Nassim. « Attends, je crois savoir : quinze…quinze jours peut-être… »
    - « Pourquoi quinze ? »
    - « Comme ça…parce qu’il a fallu quinze jours, après le nuage atomique, pour que Hiroshima se recouvre des plus belles fleurs ».
    Selwa prend place, se penche sur son violoncelle. Les sons qu’elle égrène coulent jusqu’à la mer, brodent autour de Beyrouth une robe de menthe sauvage et de fleurs d’oranger. Lorsqu’elle finit de jouer, les applaudissements éclatent. Selwa tremble un peu en saluant. Selwa sourit encore. Il lui semble, du bout des lèvres, confusément retrouver une olive noire en sa saveur étrange.
    R.B

    Louis Soutter: dessin au doigt.

  • Guerre à la paix

    medium_Gitai.jpgEntretien de Nicolas Verdan avec Amos Gitaï

     

     

     

    Le cinéaste israélien pense que le conflit régional est le fait d’une « coalition d’extrémistes religieux et nationalistes, de tous bords confondus».

    La guerre, Amos Gitaï connaît. En 1973, il a participé à celle du Kippour. il avait 23 ans. Né à Haifa, ce réalisateur, scénariste, acteur et directeur de photographie a réalisé depuis une série de films dont l'évolution suit celle de la société israélienne. En 1982, en pleine guerre du Liban, il tourne Journal de campagne, un film qui déclenche une telle polémique que Gitai part s'installer à Paris. Il reviendra à Tel-Aviv en 1993. L'un de ses derniers films, Terre Promise, aborde une thématique jamais envisagée par le cinéma proche-oriental: la traite des femmes de l'Est. En cet été meurtrier pour les civils, Amos Gitaï prend une nouvelle fois du recul pour tenter de comprendre l'inacceptable retour de la guerre.

    - Amos, quel est votre sentiment face à cette nouvelle guerre du Liban?
    - On nous disait que la paix était proche. C'est malheureux. La réconciliation entre les peuples du Proche-Orient semblait possible. Le Hamas semblait disposer à reconnaître l'Etat d'Israël.
    - Alors pourquoi ce retour à la violence?
    - Je crois que la guerre est là parce qu'on approchait de la paix. J'estime que cette série de violences est possible en raison d'un rapprochement entre les différents groupes radicaux de la région. Les nationalistes, les ultrareligieux, toutes ces extrêmes forment une coalition régionale qui trouve intérêt à la guerre.
    - Cette coalition dépasserait donc les frontières étatiques, territoriales et réunirait autant des Israéliens que le Hezbollah, entre autres?
    - Oui, et il s'agit d'une coalition stable. Cette guerre est le fait d'extrémistes de tous bords qui s'activent dès qu'ils voient l'émergence d'un projet de pacification. Même s'ils ne se réunissent pas en conférence, ils agissent dans le même sens. Il en a été ainsi avec l'assassinat d'Itzhak Rabin (n.d.l.r. premier ministre assassiné en 1995 par un extrémiste juif)
    - En Israël, le débat contradictoire est généralement possible, la critique est permise. Mais n'y a-t-il pas une forme de consensus autour des opérations de Tsahal au Liban?
    Il y a des manifs, les critiques sortent. Mais le consensus existe. Il porte sur le fait que les attaques sur Sderot ou Haifa visent le territoire national israélien. Il s'agit d'une vraie contradiction, difficile à expliquer. Israël se retire de Gaza, elle quitte le Liban et c'est pourtant de ces deux endroits que la guerre a repris. Cela affaiblit la position de la gauche israélienne qui dit que le conflit au Proche-Orient est avant tout territorial et relatif à l'occupation des territoires palestiniens.
    - En 1982, vous ne vouliez pas filmer la guerre du Liban en tant que telle, avec les explosions, les morts, le sang. Et aujourd'hui?
    - Je pense la même chose.
    - Mais j'imagine que vous êtes sensible au quotidien difficile des habitants d'Haifa, votre ville, que vous avez d'ailleurs racontée et filmée?
    - Oui, je sais ce qu'est une sirène d'alerte. A la demande de Gilles Jacob, dans le cadre des 60 ans du Festival de Cannes, plusieurs cinéastes internationaux ont été invités à faire un court-métrage sur un cinéma de leur pays. Je vais tourner dans un ciné d'Haifa.
    - Un film sur un ciné, dans le contexte actuel?
    - Oui, nous allons tourner à Haifa dès la semaine prochaine.

    Cet entretien, réalisé par Nicolas Verdan, a paru dans l’édition de 24 Heures du 2 août 2006. Photo : Laurent Guiraud.

  • Dantec prophète rock

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    Lecture de Grande Jonction (3)
    Le salut de l’humanité viendra-t-il par un riff de guitare ou via le retour aux Saintes Ecritures ? C’est une des (nombreuses) questions qui se posent autour du vingtième chapitre de Grande Jonction, alors qu’une bibliothèque entière vient de débarquer sur le territoire protégé de Heavy Metal Valley en provenance du Vatican et que le jeune Gabriel Link de Nova, visiblement de la race des « élus », redécouvre la musique électrique de la deuxième moitié du XXe siècle, quintessence de la « poésie des machines » née de l’éclair d’Hiroshima et qui connut sa Légende Dorée, des atmosphères astrales de Pink Floyd au Rock’n’roll Star d’Oasis, ou du fétichisme ultra-plastique du Velvet Underground à Ultra Violet d’U2, ce pur bijou, etc.
    Tel est le paradoxe Dantec, qui revisite la tradition spirituelle judéo-chrétienne dont les livres lui arrivent comme l’arme de guerre fondamentale de sa Croisade, tout en exaltant une musique considérée comme basique, voire barbaresque par beaucoup, dans une fusion qui relève bel et bien, par sa vision et ses fulgurances plus à vrai dire que par l’élaboration de son style, de la poésie. Or curieusement, c’est en se démarquant de l’« air du temps » que le lecteur a la meilleure chance d’apprécier vraiment l’apport de Dantec, issu de la culture pop et rebondissant dans une narration « populaire » à caractère prophétique, à la littérature et à la réflexion contemporaines, au milieu d’un no man’s land où il s’est lui-même exilé, dont les mentors ou pairs occultes seraient un Léon Bloy ou un George Orwell, un Philip K.Dick, un Edmond Burke ou un Joseph de Maistre, entre autres références plus ou moins explicites.
    En ce qui concerne Grande Jonction, force est de préciser que la lecture préalable de Cosmos incorporated, le roman dont il est la suite directe, est quasi obligatoire, sous peine de s’y perdre. Le diptyque décrit en effet un processus dont l’image des quatre Bêtes de l’Apocalypse, se dévorant l’une après l’autre, se concrétise par la vision apocalyptique du roman postulant, par la voix du professeur initié Zerkovsky, quatre avatars contemporains desdites bêtes, des horreurs du XXe siècle à la mort spirituelle de l’humanité. De la même façon, les quatre aspects de l’Antéchrist sont déclinés, de sa première opposition au Dieu Unique (de Marcion à Mahomet) à la dissolution de toute transcendance en notre époque postmoderne.
    Est-ce à dire que Maurice G. Dantec nous assène un roman « à thèse ». Oui et non, dans la mesure où ses idées s’incarnent, par le truchement de personnages (pourtant stéréotypés) et dans le paysage, la topologie, tous les mouvements du roman d’une incroyable plasticité – car Dantec est poète autant qu’il est idéologue et guerrier.
    Dantec n’est certes pas Dante, mais on peut le lire un peu comme Dante, sans prendre vraiment au sérieux le contenu et les fins de sa BD eschatologique. Dante est un formidable écrivain de BD, surtout dans L’Enfer et Le Purgatoire, et nul n'est besoin de souscrire au Credo pour apprécier ses épisodes. Ensuite, ça se dilue un peu dans les cantiques et la surexposition lumineuse. Tintin laisse un meilleur souvenir que Le Paradis. Mais Dante est aussi le fondateur d’une langue et une bibliothèque à lui tout seul. A côté de lui, l’autodidacte Dantec fait un peu province tribale de festival Open Air. Tout auteur «culte » qu’il soit, et se posant lui-même en « phare » de l’époque (son site en construction est une cathédrale à sa propre gloire qui vaut son pesant de pesos), Dantec n’a ni le savoir, ni le vécu, et plus du tout la société, l’histoire ni le background culturel du Florentin; il balbutie donc quant Dante psalmodie et versifie pilpoil. Dantec, de temps à autre, s’exerce à l’incantation narrative, mais ça fait barde besogneux. D’autres fois, il fait dans le morceau de bravoure « littéraire », comme lorsqu’il évoque la nouvelle végétation du Territoire, (p. 293-294), genre post-Salambô paysagiste, mais l’effort se sent là aussi, qui tourne à Bouvard et Pécuchet
    Un autre paradoxe, c’est que Dantec vise un lectorat qui ne le suivra que difficilement sur ses brisées érudites, mais risque de le croire pour le pire, qui se réduit à ses positions politiques et ses « visions » géo-stratégiques. C’est là aussi que ses ennemis le prendront en défaut, mais il l’a cherché. Combattant le Djihad, il est lui-même djihadiste à sa façon de converti, et Dieu sait si cela ne marquera pas la ruine de sa poésie sauvage ? Je veux croire pour ma part que son évolution ne s’en tiendra pas à un ralliement militaire aux divisions vaticanes de Josef Ratzinger, alias Benoît XVI. Ce serait dommage. Pour le moment je reste assez perplexe, trouvant plus de lumière évangélique dans un paragraphe du panthéiste Oblomov ou dans une nouvelle de l’athée Tchekhov que dans Grande Jonction jusqu’à sa page 300, mais j'espère que la suite me démentira...

    Albrecht Dürer. Les quatre cavaliers de l'Apocalypse.

  • Le temps de lire

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    Ou comment le trouver…
    La lecture de Grande Jonction de Maurice G. Dantec est-elle du temps perdu, et lire 800 pages pose-t-il un problème de temps ? La question revient à mes yeux à se demander quand on aura le temps de se poser des questions, justement, quand le temps de jouer à la marelle, quand le temps de s’attarder sous un ciel d’été ?
    Grande Jonction de Maurice G. Dantec est un ciel d’été l’hiver et constellé de questions. C’est une prodigieuse conjecture, qui fait réfléchir à la limite de toute conjecture. C’est un roman parascientifique et parareligieux, mais ce n’est pas du tout cela qui m’y scotche. Ce qui m’y accroche page après page est son étrange beauté et son étrange, ingénue bonté. J’en suis à la page 301, je vais faire l’effort de recopier toutes mes notes (ça ça prend un bordel de temps), je vais essayer d’expliquer (de m’expliquer) de quoi il retourne exactement, et j’écouterai Neil Young pendant ce temps, que Dantec dit de « colérique mélancolie ». Il y a d’ailleurs, dans ce nouveau livre, de magnifiques pages sur le rock, qui laissent loin derrière les chapitres de Bret Easton Ellis au même propos. Dantec, en effet, est capable avec la même ingénuité de parler des quatre Aspects de la Bête, selon la tradition ésotérique, et du salut par le rock, via son jeune « élu » de bande dessinée métaphysique.
    Après Philip K. Dick, avec une plus grande poésie de la vision, Maurice G. Dantec m’apparaît comme l’un des plus extraordinaires conteurs conjecturaux d’aujourd’hui. J’ai beau me répéter que cette vision providentialiste, ces histoires de secret et d’élus, de complot et de néo-croisade ne sont pas du tout ma coupe de tchaï : pas moyen de décrocher, et voilà que l’insomnie m’y ramène. Ainsi la question du temps de lire est-elle réglée dans la foulée : une bonne insomnie caniculaire et tu te fais cent pages de plus, entre deux chapitre de la Recherche du temps perdu que tu lis et relis aux chiottes depuis 7 ans…

  • Dantec le drone

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    Lecture de Grande Jonction (2)
    Comme à la lecture de Cosmos incorporated, j’ai parfois été tenté de laisser tomber celle de Grande Jonction, dont les 200 premières pages (il y en a près de 800…) s’attachent très longuement, non moins que somptueusement, à la topologie du finis terrae où se déroule le livre, en ces lieux dévastés du territoire Mohawk, direction générale l’Ontario, qui a focalisé les dernières espérances de l’humanité survivante après le Grand Djihad, la deuxième Guerre de Sécession américaine et de multiples autres conflits dévastateurs préludant à l’Apocalypse. Lieu de passage obligé vers l’au-delà utopique de l’Anneau orbital, du fait de l’existence du cosmodrome trustant les partances, la région chaotiquement urbanisée de Grande Jonction et environs (Heavy Metal Valley, Junkville, etc.) est devenue le dépotoir de toute une humanité déglinguée sur laquelle le shérif Wilbur Langlois s’acharne à maintenir un semblant de Loi. Le lecteur de Cosmos incorporated se rappelle l’organisation de l’UniMondeHumain et la conception de la Métastructure censée préserver son développement global, à la pointe du savoir scientifique autant que du secret spirituel. Or il apprend à la fois, au début de Grande Jonction, que la Métastructure s’est déstructurée et qu’une maladie des machines a ruiné la brillante technologie cybernétique de l’époque. Plus même aujourd’hui : un mal mystérieux, dit « la chose » faute de meilleure connaissance, s’attaque au dernier élément constitutif de notre bonne vieille « nature humaine », savoir le langage, pour détruire ce qui reste de l’homme-humain (ce sont les Chinois qui distinguent l’homme et l’homme-humain). Autre fait essentiel : qu’à la mort de la Métastructure a coïncidé la naissance d’un enfant promis à une destinée d’exception, prénommé Gabriel et adopté par un couple non moins hors norme, formé d’un ex-putain et d’un Balkanique docteur ès théologie. Et voici qu’après les présentations générales advient, après quelques morts suspectes, la rencontre d’un certain Professeur débarqué clandestinement du Texas, qui n’est autre que le nobélisable Paul Zarkovsky, spécialiste mondial des nombres transfinis et qui a joué un rôle décisif dans l’élaboration de la Métastructure, s’aidant notamment de la pensée paléochrétienne des saints Pères. Un vero pasticcio !
    Mais où Dantec va-t-il nous conduire, se demande évidemment le lecteur candide. D’aucuns ont déjà conclu, le plus souvent sans lire vraiment ses derniers livres (les interventions de l’auteur sur les médias leur tiennent lieu de science), à la dérive fascisante du romancier. Pour ma part, je parlerai plutôt d’évolution fascinante, au sens où le monstre fascine, à la fois répulsif et captant l’attention. C’est aussi que Dantec est un conteur éprouvé, qui vous prend par la gueule et ne vous lâche pas. Et puis il dit deux ou trois choses, Dantec, qui me passionnent.
    A ceux qui en ignorent tout et voudraient en avoir un début d’idée, je répondrai que Cosmos incorporated et Grande Jonction tiennent à la fois de la BD et du thriller métaphysique, de la saga d’anticipation sur fond de catastrophisme spirituel. A la BD, ou au roman-cinéma populaire dans ses grandes largeurs, Dantec emprunte leurs stéréotypes et leur grosses métaphores, d’une efficacité narrative immédiate. Mais il y a bien plus, et c’est le mélange du naïf et du profond, du bazar post-punk-technoïde ferré en matière d’armes et d’arts martiaux, et de la réflexion politico-religieuse, qui produit ce très étrange et très détonant mélange.
    Fumisterie fumeuse, estimera probablement le grave théologien se penchant sur ces romans « eschatologiques » truffés de références. C’est que les pros de la théologie n’aiment pas qu’on lise Nicolas de Cues, Duns Scot ou les écrits apocryphes sans demander la permission. Le lecteur de Théâtre des opérations, le journal de Dantec sait la folie atypique de cette espèce de croisé néo-catholique à tête chercheuse de drone spirituel , et la réflexion sur la destruction du langage, dans le monde présent et à venir, est après tout une affaire d’écrivain. Jugé d’avance ? Lisons plutôt…

  • Politique-friction


    Le Génie helvétique de Jean-Stéphane Bron

    Démocratie mode d'emploi: tel pourrait être le sous-titre de Maïs im Bundeshuus (qu'on pourrait traduire par « Du foin au Palais fédéral »), intitulé Le génie helvétique en notre langue et qui nous fait pénétrer dans les coulisses du saint des saints de la politique helvétique à l'occasion de la préparation, par une commission parlementaire, d'une loi sur le génie génétique, dite Gen-Lex.

    D'un projet qui pourrait sembler austère, voire rébarbatif, le jeune réalisateur lausannois Jean-Stéphane Bron, assisté d'Adrian Blaser, a tiré un film extrêmement vivant et intéressant, confirmant très largement les promesses de deux premières réalisations remarquées, Connu de nos services et La bonne conduite, déjà vus par plus d'un million de (télé) spectateurs du monde entier.

    — Quel parcours, Jean-Stéphane Bron, vous a-t-il mené à la réalisation ?

    — Dès la fin de mon adolescence, j'ai été un rat de cinémathèque, et mon bac en poche, ayant appris qu'il y avait en Italie une école accessible sans examen dirigée par Ermano Olmi, auteur de L'arbre aux sabots — un film qui m'a beaucoup marqué —, je me suis pointé à Bassano, où j'ai suivi une série de stages très formateurs du point de vue de la « lecture » des films. L'approche était plutôt esthétique et philosophique, car nous ne touchions pas de caméra. Ensuite, j'ai passé à la pratique à l'ECAL, sous la direction d'Yves Yersin qui avait pour principe, comme dans une école de métiers, de nous initier à tous les aspects techniques de la réalisation. C'est ainsi que je faisais l'électricien sur le plateau du Petit prince a dit, de Christine Pascal, lorsque j'ai rencontré Claude Muret. C'est après que ce grand militant lausannois a reçu le paquet de ses fiches, que j'ai décidé de consacrer un film vidéo à ce sujet, en 1997.

    — Ce qui frappe, dans Connu de vos services, comme dans Le génie helvétique, c'est votre approche équitable et bienveillante des gens, qu'ils soient militants ou policiers, politiciens de gauche ou de droite ...

    — Le souci d'aller vers les gens, de partir du naturel et de le tirer vers une certaine dramaturgie fait partie de mes principes de base. Je crois que je fais partie d'une génération aussi consciente des problèmes sociaux ou politiques que la précédente, mais qui réagit différemment. Nous sommes réconciliés avec le pays, ce qui ne signifie pas alignés-couverts ! La réflexion qui m'est venue en travaillant à Connu de nos services, c'est: tout de même, cette incroyable masse de fiches pour un militant qui n'a pas reçu une baffe dans un commissariat... Je n'ai pas l'impression d'avoir de message à délivrer, alors que j'ai en revanche des choses à montrer.

    — Comment l'idée de Génie helvétique vous est-elle venue ?

    — D'un premier constat: qu'aucun film n'avait jamais été fait dans le Palais fédéral, et d'une curiosité: comment ça marche ? J'avais envie de tirer parti de l'incroyable accessibilité des « miliciens » de la politique suisse et de répondre à cette autre question: qu'est-ce que le consensus produit de singulier ? Après une première approche des lieux, je me suis dit que c'était beaucoup trop compliqué. Puis, je me suis demandé comment il serait possible de réduire la distance. C'est pourquoi j'ai choisi cinq personnages représentatifs de toutes les tendances, que j'ai « élus » au feeling. Il fallait que tous aient la même chance à la base. Je savais qu'il y aurait un préjugé idéologique immédiat à l'encontre de tel UDC ou de tel représentant de l'industrie, et je ne voulais pas de ce genre de simplification. D'ailleurs, le débat, complexe à souhait, sur le génie génétique, défiait toute simplification.

    — Comment avez-vous travaillé ?

    — En petite équipe de trois, pour la première partie qui relève de l' « exposition » des faits, des enjeux, des débats, des alliances et revirements. Puis, pour la partie plus « théâtrale » du plénum, avec six caméras en mouvement dans l'assemblée. Mon atout majeur, par rapport à une équipe de télévision, c'est que je pouvais travailler avec le temps, et c'est d'ailleurs un autre de mes principes. Une complicité s'est donc tissée avec mes « acteurs » que j'ai fini par tous tutoyer, sauf Jacques Neirynck, d'octobre 2001 à juillet 2002. Le défi représenté par la situation elle-même, avec l'interdiction qui m'était faite d'entrer dans la salle des débats, tenait à réaliser un film entier sur le principe du hors-champ, à part les séquences finales. Encore heureux que, dans ce Palais fédéral baigné par une pénombre assez sinistre, le couloir de nos rencontres ait été éclairé par des verrières zénithales.

    — Vos « acteurs » ont-ils vu le film achevé, et comment ont-ils réagi ?

    — Ils l'ont visionné ensemble et, à part les réactions classiques du genre « untel joue mieux que moi ... », entre autres coquetteries, ils ont tous admis que c'est en effet « comme ça que ça se passe »...



    Au théâtre du réel

    On pourrait voir Le génie helvétique comme une pièce de théâtre en deux actes, dont le premier s'intitulerait « Confidences derrière la porte » et le second « Pour la galerie ». Cependant, même si les cinq parlementaires assumant ici les premiers rôles représentent de véritables personnages, avec leurs traits bien marqués, leur discours typé, leurs tics particuliers et leur charme commun, c'est dans la matière et le mouvement imprévisible de la vie que les saisit Jean-Stéphane Bron, sans oublier un instant le propos de son film, lié aux enjeux de la procédure politique, laquelle nous renvoie à la case « réel ».


    La description de la « comédie » politique marque une véritable progression dramatique, correspondant à l'enchaînement des exposés, débats, manœuvres et votes successifs. Les diverses positions, de la gauche à la droite, sont immédiatement incarnées, de Maya la jeune paysanne écolo à Randegger le radical zurichois « roulant » pour l'industrie, en passant par Sepp l'UDC agriculteur, très partagé entre les principes de son parti et sa sensibilité terrienne, ou le professeur Neirynck, humaniste PDC plutôt favorable à la recherche scientifique, mais non sans nuances.


    Entre sourires roués et «vannes » lancées au passage, regards qui en disent long et conciliabules en catimini, nous voyons se faire et se défaire les alliances, avec un crescendo montant jusqu'au vote à couteaux tirés, préludant au débat final en assemblée plénière où, à grands effets de manches, les uns et les autres montent au créneau, tel le radical Claude Frey réduisant à rien le travail de la commission: « C'est n'importe quoi !»
    Omniprésents, l'œil et l'oreille ultrasensibles du témoin extérieur enregistrent tout de ce jeu démocratique plein d'aléas, à la fois cordial et tendu, avec ses composantes humaines (les protagonistes sont également approchés dans leur jardin privé) et ses règles plus froides, ses ruses, sa bonne et sa mauvaise foi bien partagées. Plus que du reportage, c'est ici du cinéma-confidence et du cinéma-vérité, réordonné par un montage aussi vivant que signifiant.

    Cinéma et politique en Suisse

    « Travailler à la manière ascétique de Richard Dindo me semble intenable aujourd'hui », remarque Jean-Stéphane Bron, tout en rendant hommage au maître dont il a vu tous les films, à commencer par L'Exécution du traître à la patrie Ernst S. , remontant à 1977 et faisant date dans l'histoire du cinéma helvétique, autant que les Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg.

    "Plus que la position critique de Dindo ou de Meienberg, c'est plutôt la manière, très idéologisée dans les années 60-70, dans la mouvance marxiste, qui paraît aujourd'hui dépassée, comme aussi le rapport avec le public.
    « Notre génération a intégré la télévision, remarque encore Bron, et nous devons aller plus vers le public. »
    Cela étant, la position du réalisateur du Génie helvétique ne marque pas pour autant une rupture par rapport au cinéma en phase avec la réalité sociale ou politique du pays. Il n'est que de rappeler les films réalisés par Henry Brandt à l'enseigne de l'Exposition nationale, en 1964, ou, à la même époque, le reportage social consacré par Alain Tanner aux Apprentis, pour relier son travail à celui de ses prédécesseurs.

    Autre exemple plus récent et plus proche à citer: celui du réalisateur lausannois quinquagénaire Frédéric Gonseth, issu lui aussi des milieux d'extrême-gauche, et dont le travail pourrait illustrer l'évolution d'un cinéma qu'on pourrait dire de « dénonciation », à une façon moins dogmatique de témoigner, plus en phase avec la complexité humaine. La plus belle preuve en est, après son très poignant reportage sur les séquelles du stalinisme en Ukraine et le sort tragique des prisonniers de guerre soviétiques, le documentaire intitulé Mission en enfer où l'on découvre une page occultée de notre histoire, impliquant la Croix-Rouge et nos plus hautes autorités politiques, qui laissèrent des centaines de médecins et d'infirmières tomber dans le piège de l'armée allemande.

    Reste à recentrer le débat sur la question de fond: savoir si l'affranchissement des carcans idéologiques va de pair avec une ressaisie réellement créatrice et novatrice de la réalité humaine, par-delà tout ancrage suisse — avec la fiction en point de mire

    Le nouveau film de Jean-Stéphane Bron, Mon frère se marie, marquant son passage à la fiction, avec Jean-Luc Bideau (grand retour d'un acteur ici magnifique) et Aurore Clément (formidable elle aussi dans cette histoire de famille à la fois comique et très émouvante),  sera projeté sur la Piazza Grande de Locarno le 8 août 2006.

  • Dantec au décollage

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    Lecture de Grande Jonction (1)

    Alors qu’était annoncé le troisième volume du Théâtre des opérations, journal de Maurice G. Dantec, c’est un nouveau monstre romanesque de 774 pages qui nous arrive ces jours, constituant la suite explicite de Cosmos incorporated, sous le titre de Grande Jonction.
    Les 100 premières pages en sont d’une beauté astringente dans le genre destroy, qui s’ouvrent sur une note rock avec l’apparition de l’espèce d’ange que représente l’un des derniers humains à survivre, jeune guitariste jouant The Jean Genie de David Bowie par manière de première envolée et dont on apprend aussitôt qu’il est doté de la Main qui Guérit. Du coup on pressent la destinée d’exception de ce jeune garçon « vieux d’au moins deux millénaires » (suivez le regard du scribe-apôtre), annonciatrice de probables miracles alors que, douze ans après l’autodestruction de la Métastructure, et le début de la chute de l’UniMonde Humain, contaminé par lui-même sous la forme d’une maladie des machines évidemment redoutable pour les humains bourrés d’implants, tout semble voué au Mal. Dans la foulée, il faut rappeler l’exergue de la première partie du roman, Après la machine la Chute de l'Empire Humain, empruntée au penseur ultramontain Joseph de Maistre : « Le Mal n’a rien de commun avec l’existence, il ne peut créer, puisque sa force est purement négative : le Mal est le schisme de l’être ; il n’est pas vrai ».
    Or c’est un mal définitif, pour l’espèce, qui se prépare à Junkville et environs où nous nous retrouvons, avec la machinisation terminale du langage qui va détruire le reste d’humanité des survivants en les transformant en modems crachotant des formules binaires…
    Le roman commence, après la présentation de l’enfant-homme Gabriel Link de Nova, par une première approche des funestes événements à venir sous les points de vue variés de deux personnages immunisés, liés au jeune « élu », à savoir Youri McCoy, « prédateur d’instinct » dans la vingtaine efficace, et Chrysler Campbell son compère quadra, engagé dans les même combat contre « la chose ». A ceux-là s’ajoute encore Pluto Saint-Clair, autre trafiquant « positif » qui a cela de bien particulier qu’il s’occupe de livres…
    Ce début assez statique, très « pictural », qui vise à rappeler ce qu’est devenu le monde de Grande Jonction et de toutes la région constituant naguère le lieu d’embarquement pour la terre promise de l’Anneau orbital à partir de l’ultime cosmodrome en fonction ( actuellement désaffecté), est marqué par la scène de la mort « absolue » d’un quidam anéanti par « la chose ».
    Réellement saisissante : la vision du « corps » qui se vide « à vue » de tous les codes qui font de lui une machine pensante et un « esprit », voire une « âme », une « personne » à nulle autre pareille, n’est-ce pas…
    Bref, ce qu'il reste du Vatican est déjà impliqué dans l’action, et la grande machine du conteur déjanté super-réac ronfle puissamment dans l’air salement pourri. Autant dire que ça promet…
    A paraître le 24 août chez Albin Michel

  • Une si douce oppression

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    A propos du Club des pantouflards de Christian Cottet-Emard
    Le double talent de poète et de conteur de Christian Cottet-Emard s’exerce ici dans le genre du polar politico-fantastique dont le climat rappelle à la fois le réalisme magique italien et certaines fables latino-américaines, notamment d’un Juan Carlos Onetti.
    Après le lyrisme diffus du Grand variable, déjà remarquable par sa vision autant que par la fine découpe de son écriture, l’auteur se fait ici plus mordant et plus inquiétant, dans une narration à la fois somnambulique et parfaitement filée où nous voyons le chômeur en fin de droit Effron Nuvem pris au piège d’un mécanisme étrange non moins qu’implacable, à relents totalitaires et jouant sur le consentement en douce des plus démunis. Sous des dehors pourtant placides, les membres du Club des pantouflards auprès desquels un notable apparemment bien disposé à son égard introduit le protagoniste et en fait son obligé, évoquent une société secrète aux occultes pouvoirs de contamination, que le sans-emploi candide va subir à son corps à vrai dire peu défendant. Mais n’est-ce pas ainsi que prolifère le soft goulag dans les têtes ? L’apparition d’un petit blindé noir, au tournant du récit, va d’ailleurs cristalliser une menace bientôt omniprésente, que le lecteur ressent presque physiquement. A préciser que cet engin fait office de distributeur de cartes de crédit dans un système verrouillé par l’informatique qui réduit l’existence du porteur à la validité de l’objet…
    Dans la lumière crépusculaire des Ames mortes de Gogol, que le protagoniste lit en dégustant sardines à l’huile et tartines, ce petit roman épate à la fois par sa verve caustique et son atmosphère, son délire très contrôlé, son discours politique implicite et son aura poétique.
    Christian Cottet-Emard. Le club des pantouflards. Editions Nykta. Coll. Petite Nuit, 85p.

  • Ceux qui rêvent éveillés

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    Celui qui pense que la chiennerie actuelle n’a plus de limites / Celle qui se demande si son devoir de mère n’est pas aussi d’aider son fils à réaliser ses fantasmes / Ceux qui vendent des enfants péruviens aux couples stériles de la Rive dorée / Celui qui se fait mordre par un vison en cambriolant un appart de luxe / Celle qui s’est fait implanter une amulette du Grand Serpent Apophis dans ce qu’elle appelle son feuillage / Ceux qui aspirent à faire de leurs enfants des bêtes à concours / Celui qui est favorable à l’électrification du carillon de Bourg-Saint-Pierre / Celle qui estime qu’une femme de quarante ans est limite morte / Ceux qui boutent le feu aux poubelles de leurs voisins noirs / Celui qui envoie une vipère à son chef de bureau / Celle qui répand des bruist à propos du tenancier du tear-room Les Bleuets / Ceux qui collectionnent les produits écolos y compris les cabas écologiques de Carrefour / Celui qui offre des glaces à l’eau à l’ours à lunettes / Celle qui se flatte de ne jamais regarder Les Experts / Ceux qui rêvent d’un petit chalet ou d’une fermette même sans confort / Celui qui estime qu’une femme au courant de la Bourse est un plus / Celle qui fait du gringue aux jeunes démarcheurs par téléphone / Ceux qui déplorent qu’aucune photo du baby de Tom Cruise n’ait paru depuis trois mois / Celui qui rêve de jouer dans un film belge / Celle qui dépose ses germes sataniques dans les blogs / Ceux qui vivent dans la douleur quotidienne de l’enfant mort / Celui qui prétend avoir dansé le fox-trot avec Liz Taylor / Celle qui entreprend l’étude de l’hébreu pour se rapprocher de Nathan le sioniste de son club de badminton / Ceux qui refusent désormais tout produit israélien / Celui qui se dit le Michael Moore de Wuppertal / Celle qui ne porte que des bas couleur chair / Ceux qui ont échappé à un attentat sans s’en douter, etc.

    A Sète, croisement de rues. Photo JLK.

  • Vélocipédie lyrique

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    (…) Cultivons la bicyclette davantage.
    Mais j’en reviens surtout à ceci qu’elle n’est pas indigne du poète. Elle lui est d’un très grand stimulant. D’abord c’est beau, c’est poétique, par soi-même, cet engin. A cause de ces poignées où on enroule du sparadrap sulfate à côté de sparadrap noir – luisant – et de sparadrap roux. Des gens qui ne font pas attention à cela ont beau s’agiter dès qu’on parle d’art, ils ne feront pas attention non plus aux plus hauts sommets de la tragédie grecque,
    Il faut aimer ses roues, aimer ses jantes, aimer l’acier et ses formes dans une authenticité qui exalte.
    C’est ça qui doit être la littérature, ainsi que le comprenait Jarry. Il disait : ce prolongement métallique de notre squelette. Je ne crois pas qu’on se soit mieux exprimé sur l’importance poétique - et ce qui est poétique prime tout – de la vélocipédie. Ils peuvent rire, les éternels messieurs de la civilisation du faux col qui font le ton des capitales. L’homme intégral est vélocipédiste : il est récupéré à ce prolongement qui était sien qui lui restitue l’acier, lui permettant de rouler, ce qui est bien plus dans notre nature, ailée à l’origine ou rampante, que de marcher.


    Charles Albert Cingria. L’Art vivant ; juin 1938

  • L'éclusière

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    Du bief aval, on surveillera l’écluse.

    J’avise un frêne, où l’ombre était si vaste
    que toute sieste y eût été propice
    à l’or natif d’un poème accouché sans effort.
    Mais il faudrait d’abord apprivoiser ce rythme lent,
    cette scansion sourde et sereine qu’on lit
    aux barres de mesure des arbres riverains.

    (Le monde était cohérent, dans le temps, et l’on savait
    qu’il y a des barres, entre molaires et crochets
    des chevaux de halage, où appuie le mors,
    qui écume, à l’effort, et bouillonne,
    à peine moins que le courant qu’une vanne libère.
    Eh oui ! Mais c’était autrefois ! Il n’y a plus
    de braves percherons sur le bord du canal.)

    Et puis, l’éclusière est comme apparue
    Sur l’ouvrage : on dirait, du frêne, un centaure,
    qui se cabre en poussant le levier.
    J’approche; elle ne voudra pas de mon aide,
    Attachée au royal privilège qu’elle a
    De prendre de très haut l’étrangère en bateau
    Qu’elle fera monter, d’un palier, vers le ciel.

     

    Ce poème inédit de Pierre-Alain Tâche est paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, no 70, juillet 2006.

    Leonor Fini, La fin de la terre, 1949.
  • La voix de l’autre Amérique


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    Joan Baez « live »
    D’une calamité à l’autre, entre la guerre du Vietnam et la réélection de George W. Bush, Joan Baez n’a cessé de faire entendre la voix de la résistance à l’intolérable, notamment par les concerts « live » qui ponctuent sa longue marche de véritables interventions publiques.
    Dans le droit fil des années 60, avec la double référence à Woodie Guthrie, dont elle reprend ici le fameux Deportee (Plane Wreck at Los Gatos), et à Bob Dylan, présent entre autres avec Farewell, Angelina et It’s all over now, baby blue, la grande dame du « protest song » n’a pas pris une ride dans sa voix, pas plus que dans son irradiante présence, aussi douce et délicate qu’inflexible dans son « message ».
    Avec un clin d’œil complice à Michael Moore à la reprise de Joe Hill, cette dense et belle série de quatorze chansons, qui s’achève sur le Jerusalem de Steve Earle, autre compère engagé dans le combat anti-Bush, a été captée à l’occasion de deux concerts donnés en 2004 au Bowery Ballroom de New York, où le « over now » de Dylan prend toute sa signification…
    Malgré le coup de blues lié aux événements, et certaine mélancolie perceptible, rien pour autant de désespéré et moins encore de ringard dans l’expression lyrique et véhémente de cette autre Amérique dont Joan Baez reste une des voix les plus pures.
    Joan Baez. Bowery Songs (live). Proper Records

  • Una vera zidanata

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    L’Italie sauvage du groupe Assurd
    « L’Italie du sud, vous savez, c’est déjà l’Afrique ! », lance Cristina Vetrone au fil de ses présentations pleines de verve, et les meilleures preuves en sont ses propres transes, son accordéon frénétique et sa formidable voix presque masculine rappelant les meilleure interprètes napolitains de la mythique Nuova compagnia di canto popolare, à quoi s’ajoutent les présences non moins incendiaires de Lorella Monti, à la voix plus « bel cantesque » et sensuelle, ou de la plantureuse Enzia Prestia au tambourin d’enfer.
    Entre berceuses pour messieurs (sic) et tarentelles endiablées, chansons savoureuses des femmes du Mezzogiorno réglant leur compte, sur l’oreiller, aux « civilisateurs » du Nord emmenés par Garibaldi, ou évocations plus récentes des splendides Noirs américains débarquant en libérateurs sur la péninsule pour y semer des jolis enfants, le trio d’Assurd (un groupe formé en 1993, jouant aussi en quatuor) pratique la « chronique » chantée et dansée dans la meilleure tradition populaire italienne, telle que la perpétue aussi un Eduardo Bennato, avec lequel les luronnes ont d’ailleurs affûté leur art.
    Sacré coup de boule dans le coffre. « Una vera zidanata ! »

  • L’injure faite à Zidane

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    La version du Guardian

    Selon le quotidien anglais The Guardian, le litige opposant le défenseur italien Marco Materazzi et le capitaine français Zinedine Zidane, qui s'est soldé par un terrible coup de tête assené par Zidane, et qui a valu au meneur de jeu tricolore un carton rouge, se serait déroulé de la sorte: suite à une action française non fructueuse, et alors que les Italiens avaient récupéré le ballon et avaient débuté une contre-attaque, seuls quelques joueurs demeuraient dans la surface de réparation italienne: David Trezeguet, Gennaro Gatuso, Zinedine Zidane, Marco Materazzi et le gardien Gianluca Buffon.
    Zinedine Zidane avait été, au cours de l'action précédente, très strictement surveillé par Marco Materazzi, qui le ceinturait fermement des deux bras, et lui tiraillait le maillot. Le ballon a été pris par Del Piero, et se trouvait déjà à ce moment au-delà du milieu de terrain. Les caméras live ont alors complètement déserté la scène où le litige a eu lieu. Mais pas les caméras off…
    Tout au long de la rencontre, Marco Materazzi, qui était chargé desurveiller Zidane dans la surface de réparation, avait apparemment continuellement matraqué le capitaine français de paroles indélicates, voire même injurieuses, que le milieu de terrain français a longtemps fait mine de négliger.
    Toutefois, après cette séquence, Zidane a signalé à Materazzi, en lui montrant la manche de son maillot: « Arrête de me tirer ! » Déclaration à laquelle Materazzi a répondu : « Tacci, enculo, hai solamente cio che merite..." (Tais toi enculé, tu n’as que ce que tu mérites...)
    C'est à ce moment que Zidane s'est éloigné quelque peu du défenseur italien, qui aurait poursuivi, dans son dos: « Meritate tutti ciò, voi enculati di musulmani, sporchi terroristici" (vous méritez tous ça, vous les enculés de musulmans, sales terroristes)
    C'est alors que Zidane, désabusé, fatigué, mentalement fragilisé, a porté son terrible coup de tête au torse du défenseur italien…

    Nota bene : cette version est invérifiée pour l’heure. A suivre…

    Zinedine Zidane: "Mais dans quelle galère me suis-je embarqué sur ce coup de tête ?!"

  • Gondole de rentrée

     

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    medium_Charras.JPGNotes avant parution

    La vague précédente n’est pas retombée que déjà la prochaine déferle avec, en point de mire, 683 nouveaux romans à paraître à l’automne. Des piles de livres ne cessant de s'amonceler, je tirerai sept titres après sept autres, d’abord en survol puis de manière plus détaillée. Or tel est mon premier choix :

    1. Christophe Bataille. Quartier général du bruit. Grasset, 115p. Révélé par Annam, un premier roman paru chez Arléa et aussitôt distingué (prix du Premier roman et prix des Deux Magots, 1994), l’auteur a de la patte et l’on est curieux de le voir évoquer ici la figure de Bernard Grasset sous le regard d’un certain Kobald, à la grande époque des Saints-Pères.

    2. Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Joëlle Losfeld, 77p. Par la nouvelliste la plus abondante et parfois la plus attachante « au niveau du quotidien », un nouveau petit recueil en forme de triptyque.

    3. Jean-Marc Roberts. Cinquante ans passés. Grasset, 103p. L’auteur, directeur littéraire de Stock, est lui aussi un écrivain racé, qui dit bien les choses de la vie, comme on dit, avec la nonchalante complaisance des désabusés

    4. Alain Mabanckou. Mmedium_Mabanckou0001.JPGémoires de porc-épic. Seuil, 229p. Après Verre cassé , l’auteur congolais le plus en vue du moment à Paris poursuit une œuvre alternant la pleine pâte du roman et les pointes de la réflexion. Il réinvestit ici l’esprit du conte à la manière africaine.

    5. Pierre Charras. Bonne nuit, doux prince. Mercure de France, 115p. Dans un texte de pure sensibilité, voilé de pudeur, l’auteur de Comédien (prix Valery Larbaud 2000) rend ici un bel hommage à son père, du genre à ne jamais se mettre en avant.

    6. Ariel Kenig. La pause. Denoël, 145p. Son premier roman, Camping Atlantic, s’était distingué du tout-venant de l’an dernier par son écriture mordante et sa façon de moduler la révolte sensuelle d’un adolescent. Du camping, on passe ici à la cité HLM.

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    7. Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 487p. C’est le roman dont, pour ma part, j’attends le plus dans la nouvelle donne. Après son fameux Professeurs de désespoir, la romancière traverse un demi-siècle d’histoire contemporaine en entrecroisant les voix de quatre enfants (Sol, Randall, Sadie et Kristina) dont chacun est le parent du précédent.

     

  • Lectures de rentrée (2)

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    Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ?, trois nouvelles d’Annie Saumont

    Annie Saumont, nouvelliste remarquable dont l’œuvre (couronnée par l’Académie française en 2003) se constitue en fresque kaléidoscopique de la vie des gens ordinaires, n’a pas son pareil pour saisir, à fleur de mots et de formules toutes faites, la détresse et le désir de s’échapper de ses personnages, le plus souvent pris au piège.
    Le meilleur exemple en est l’homme résigné de la première nouvelle, éponyme, de ce triptyque, littéralement encagé par les petites phrases de sa femme, du genre « qu’est-ce que tu regardes ? », « tu as des pellicules j’en parlerai au pharmacien », « tu n’écoutes rien », « tu mangeras aussi une petite grillade c’est facile d’être raisonnable », et qui se rappelle de radieuses scènes de sa jeunesse en regardant par la fenêtre.
    Sans peser, avec des ellipses qui supposent l’attention vive et même la participation active du lecteur, l’écrivain s’attache à capter les divers réseaux de parole qui s’entrecroisent, ici de l’épouse au sens pratique écrasant, de l’homme qui aimerait tant décider quelque chose mais n’en a plus l’énergie, de ce qu’on pourrait dire le langage des choses et de la poésie suggérant une autre vie plus harmonieuse et plus claire.
    Ou c‘est, dans le métro (Ce serait un dimanche), Thérèse qui évoque in petto sa vie de paumée avec Ada, entre petits négoces de couture et petites fauches, sales mecs comme son père qui tentait de la forcer, échappées de tout ce qui pourrait advenir un dimanche au conditionnel des chimères et retour au foyer des sœurs de la Pitié. Enfin c’est (dans Méandres) le soliloque lancinant d’un homme que blesse la vulgarité du monde, et qui revient dans la ville de son enfance après un long séjour en prison.
    A chaque fois, l’art de la nouvelliste aboutit, à sa manière très particulière où tout semble vocalisé « mentalement » sans rien perdre de sa densité physique et de sa charge émotionnelle, à restituer trois univers plombés par le poids du monde, avec autant de douce attention que d’âpre lucidité.
    Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Editions Joëlle Losfeld, 77p. Ce recueil est déjà disponible en librairie.

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  • La jungle des lois


    La défense Lincoln de Michael Connelly
    C’est un Connelly de grande cuvée que nous vaut le nouveau roman de l’auteur du Poète, de Créance de sang ou de L’oiseau des ténèbres, pour ne citer que trois des meilleurs d’une quinzaine de thrillers d’investigation de premier ordre qui ont tous le grand labyrinthe de Los Angeles pour creuset maléfique et non moins splendide toile de fond à la Michael Mann…
    Comme dans L’envol des anges, et bien plus encore à vrai dire, l’univers « trop humain » de la justice – à savoir tissé de règles et de deals  aussi tordus que dans toutes les sphères sociales de la galaxie urbaine de L.A. – constitue l’arrière-fond du roman, dont le protagoniste est un avocat aussi roué que mal vu de ses confrères, digne fils d’un ponte du barreau déjà porté sur la défense des plus paumés, et n’ayant (à ses propres yeux) qu’un gros regret à remâcher, lié à la condamnation à perpète d’un probable innocent, quelques années plus tôt.
    Lorsqu’un autre prétendu innocent, fils à maman cousu de dollars qu’on accuse de viol et de tentative de meurtre, recourt à lui pour sa défense, Mickey Haller l’accepte d’autant plus volontiers que ce client est du genre « pactole », dont la cause très délicate va nécessiter autant de ruses que d’acrobaties et donc autant de dizaines puis de centaines de milliers de dollars.
    Le premier intérêt de La défense Lincoln est alors, avec la clarté et la saisissante densité propres à l’auteur, la description détaillée des coulisses de la justice pénale américaine vues par un avocat un peu voyou en apparence mais plutôt du genre « humaniste », comme l’était le fameux inspecteur Bosch du même Connelly, et non moins attachant à vrai dire.
    Cette même dimension « humaniste » prédomine d’ailleurs dans la partie la plus importante du roman, qui nous confronte  au mal incarné en la personne de celui-là même que Michael est censé défendre – ce qu’il va faire aussi bien jusqu'au fin bord du gouffre, mais c’en est déjà presque trop dit…
    On n’est certes pas chez Dostoïevski ou Bernanos, mais il est rare qu’un thriller communique, au lecteur, des sentiments aussi complexes et profonds - mélange de révolte et de tristesse, de lucidité et de mélancolie, d’abjection et de tendresse -, que ceux qu’on éprouve chez Connelly (comme il en allait aussi des romans noirs de Robin Cook), alors même que les personnages et les situations s’en tiennent plus ou moins aux stéréotypes du genre, n’était le formidable paradoxe narratif  de ce dernier roman.
    Comme un James Ellroy ou un James Lee Burke, Michael Connelly est assurément un écrivain de très forte trempe, dont les livres ont autant de valeur documentaire que d’impact critique, baignant enfin dans une espèce de poésie urbaine assez fascinante. Bref, c’est de la belle, de la toute belle ouvrage que La défense Lincoln, mais prévoyez d’y passer la nuit blanche si vous y « tombez » après midi…
    Michael Connelly. La défense Lincoln. Traduit de l’américain par Robert Pépin. Seuil Policiers, 333p.
     

  • Aux sources du fleuve


    A propos de Congo River
    C’est en somme le fleuve Humanité qu’on remonte dans Congo River, le film somptueusement déchirant de Thierry Michel dont les images restituent d’abord la splendeur des paysages que traverse le cours d’eau en serpentant (le dieu qu’il incarne est d’ailleurs un serpent) au milieu des immensités de savane et de brousse. Au cours de la lente et cependant très vivante première partie, correspondant à l’aval des rapides en direction desquels on remonte, l’on suit la progression d’un inénarrable train de barges sur lesquelles s’entasse la population d’un véritable village flottant, chèvres et cochons compris ; et tout aussitôt cela sent bon l’Afrique à plein nez.
    En contrepoint à ces images de navigation sous la vigilante garde d’un Commandant incessamment attentif au travail des sondeurs, crainte du fatal ensablement, des fragments de trépidants documentaires de l’époque coloniale rappellent ce que fut celle-ci, avec son mélange de développement et de pillage organisé, sur fond de paternalisme bon teint à la Tintin au Congo
    Au terme de la première partie de cette remontée, marquée par telle tragédie « ordinaire » (plus de deux cents noyés imputables à l’incompétence d’une compagnie) ou telle manifestation d’évangélisation de masse durant laquelle un prêcheur en costume chic fait cracher le dollar aux ouailles classées selon leurs ressources financières (plus tu allonges, plus tes péchés seront allégés, ma sœur mon frère…), le film change de tonalité avec l’apparition, à la hauteur des cataractes, des premiers militaires égrenant leurs chants guerriers. Et c’est alors, en crescendo, la progression vers le cœur des ténèbres, de champs de croix en villages abandonnés où rôde encore le spectre de la terreur, jusqu’à ce dispensaire où se retrouvent des milliers de femmes violées dont les tribulations  se trouvent détaillées par un médecin colossal au parler délicat qui rend plus affreux encore ses insoutenables constats.
    Rien pourtant d’accusateur ou de sentencieux, ni même de très explicatif dans ce voyage au bout de l’horreur dont tout est supposé connu, qu’on redécouvre ici par l’image, la hantise des choses qui sont là et des traces des êtres qui n’y sont plus - l’émotion nous prenant au ventre et à la gorge sans qu’aucun commentaire ne soit porté par l’emphase, la fin du film s'ouvrant d'ailleurs à un regain d'espérance, par la voix de l'archevêque de Kisangani.
    Congo River s’achève enfin sur l'évocation d'un paradis terrestre avéré, avec la vision édénique d’une pièce d’eau dont les moires scintillent sous le feuillage lustral et poudroyant de lumière. Telle est la source du Congo. Tels sont les eaux et forêts. Tels sont les hommes. Telle est la vie...     


  • Rire jaune de la Chine

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     Une satire carabinée de l’absurdité, entre communisme et capitalisme sauvage

    De la Chine populaire actuelle, les affairistes et autres touristes occidentaux voudraient ne voir que ce qui les intéresse ou les fascine en passant, alors que le pays réel se débat entre les contraintes kafkaïennes de la fourmilière communiste et les soubresauts de plus en plus sauvages du capitalisme à tout-va. Or Ma Jian, exilé à Hong Kong en 1987, peu avant que ses livres soient interdits en Chine, et vivant aujourd’hui à Londres, est de ces observateurs cinglants qui, à partir des faits les plus ordinaires, parviennent à illustrer l’absurdité, le tragique et le comique d’une société à la fois paralysée et en pleine évolution. On pense d’ailleurs aux satires décapantes d’un Alexandre Zinoviev en suivant les tribulations des protagonistes de Nouilles chinoises, à commencer par la paire que forment l’écrivain et le donneur de sang. L’industrie que développe celui-ci, raté en puissance, qui va devenir millionnaire en se faisant pomper le sang, donne une première idée des situations extravagantes illustrées par Ma Jian. Lui-même a-t-il été tenté, comme son double ici présent, de  figurer dans le Grand Dictionnaire des écrivais chinois à la condition d’ériger une statue littéraire à un quelconque Héros Positif ? On peut en douter…    Dès les premières pages de Nouilles chinoises, le lecteur est en effet saisi par l’esprit sarcastique des séquences enchaînées à fond de train, dont l’apparente dérision (genre Reiser ou Deschiens, voire Bukowski le dégueu relooké style yeux bridés) va de pair avec la rage de l’exilé rêvant de son cher pays. De l’actrice « performant » son suicide sur la scène d’un cabaret, au patron de crématoire poussant à la consommation pour solutionner le problème de la surpopulation, il y a là-dedans de quoi rire… jaune à n’en plus pouvoir.

    Ma Jian. Nouilles chinoises. Traduit de l’anglais par Constance de Saint-Mont. Flammarion, 236p.

     

  • L’enfant et la rivière

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    L’auteur démasqué (26)

    Ce poème est tiré de La fable du monde de Jules Supervielle, ainsi que l'a trouvé Lamkyre qui en sera dûment récompensé(e) selon les règles non écrites du Jeu papou.

     



    De sa rive l’enfance
    Nous regarde couler :
    « Quelle est cette rivière
    Où mes pieds sont mouillés,
    Ces barques agrandies,
    Ces reflets dévoilés,
    Cette confusion
    Où je me reconnais,
    Quelle est cette façon
    D’être et d’avoir été ? »

    Et moi qui ne peux pas répondre
    Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.