Dernière révérence à Bernard Frank
Je me demande souvent pourquoi je continue d’acheter Le Nouvel Observateur depuis près de quarante ans, chaque semaine ou presque, alors que tant des aspects de cet hebdo de la gauche caviar m’y agace, parfois même m’y horripile, mais j’y reviens malgré tout pour quelques plumes de style, et la première était celle de Bernard Frank dont j’aimais le ton et le rythme des chroniques, quoi qu’il racontât, parfois presque rien, mais toujours au fil d’une espèce de soliloque nonchalant et vif à la fois, un peu snob ou superficiel les jours « sans », et qui ouvrait cependant à tout coup, dans la masse et la presse du tout-venant, la parenthèse de propos fleurant bon Paris et la France et la conversation telle que la société littéraire française l’a modulée comme nulle part ailleurs, des salons aux cafés.
Je reviens sans cesse au Journal littéraire de Léautaud, dont une ou deux pages, même de celles où il n’y écrit que des observations de tous les jours, suffisent à m’aérer et me tonifier, et c’est un peu de ça qu’on trouvait dans les chroniques (je ne suis jamais arrivé au bout d’aucun de ses romans) de Bernard Frank, à plus forte raison dans les recueils de ses chroniques. Son Pense bête fait ainsi écho aux morceaux réunis de Passe-temps de Léautaud. Plus que Léautaud, cependant, dont il n’avait pas en revanche la pureté de ligne, Bernard Frank était attentif à l’actualité littéraire, ou à l'actualité tout court, dont il parlait en toute liberté, se fichant de plaire ou de détoner.
L’ensemble de ses livres a été récompensé, en 1981, par le prix Roger Nimier, ce qui semble aller de soi pour l’inventeur du groupe improbable des « hussards » qu’on pourrait dire de la droite littéraire anarchisante ou bohème, avec Nimier précisément, Blondin ou Laurent, dans la filiation de Drieu ou de Chardonne.
Bernard Frank écrivait ses chroniques à la main, dans une manière qui n’était pas désuète pour autant, qu’on pourrait dire de la ligne claire. On lira cette semaine son dernier envoi dans le Nouvel Obs, après quoi l’on reviendra à sa géographie parisienne des Rue de ma vie, nourrie par une trentaine de déménagements, à Mon siècle ou En soixantaine, à La panoplie littéraire ou à Solde où se distille le mieux son talent de gourmet des lettres mort au restaurant à l’âge-limite des lecteurs de Tintin…