De l’érotisme et de la vie justifiée
A La Désirade, ce dimanche 7 mai. –Le ciel a ce matin l’air de porter le poids du monde sur ses épaules de plomb, et comme chaque jour un peu plus le réveil est à la confusion d’angoisses et d’appels, puis un café grande tasse, la fenêtre qui s’ouvre, les compères oiseaux, la table, l’encre verte et bonjour le monde.
Rrose alors pour commencer, Rrose la tigrresse dont j’ai lu l’autre soir le Carnet et qui m’écrit ce matin un petit mot gentil, Rrose c’est à savoir Alina Reyes qui écrit ceci dans son Carnet de Rrose à paraître ces jours prochains : « Quand j’étais enfant, il y avait un vieux piano d’étude dans la pièce commune, chez nous. Tout le monde à la maison en jouait au passage, quoique sans savoir. Une nuit, il s’est mise à jouer tout seul. Je me suis levée, j’ai marché jusqu’à lui, fixant les touches blanches qui dans l’ombre s’abaissaient et se relevaient distinctement. Le phénomène a pris fin et je suis allée me recoucher. Personne ne s’était réveillé. Le lendemain, ma mère m’a dit que c’était tout simplement une souris qui se promenait sur les cordes, à l’intérieur. J’ai compris plus tard que là-dedans ça ressemblait à ma rrose, où un animal invisible fait chanter ma bouche-clavier ».
Comme je l’écrivais à Alina, je suis un piètre client des rayons de littérature érotique, qui me barbe le plus souvent. Les pages les plus faibles du cher Henry Miller me semblent celles de cul, typiques d’un puritain qui se défoule, et à l’opposite celles d’un Sade m’ont toujours assommé, tant sa mécanique anti-catholique est froide, à laquelle je préfère celle, hyperkitsch, de Jean Genet faisant mousser ses tantes dans une prose où l’érotisme irradie bien au-delà du cul et des queues. C’est d’ailleurs ce que j’aime bien dans Le carnet de Rrose, qui déborde d’amour et pétille d’humour, dans un style qui étincèle, autant que celui de l’adorable Guibert et ses amants et ses mères-grands, évoquant une bonne baise sur le même ton que la dégustation d’une bonne pomme sur une terrasse ensoleilée. De fait, c’est à cela qu’il me semble qu’un écrivain devrait parvenir : à dégager l’érotisme du seul cul et à le faire irradier, de sorte à faire mieux l’amour au monde.
A la fin du Carnet de Rrose, Alina Reyes tire le Christ du côté de Dionysos, et c’est là que nous nous séparons, comme je me sépare de Nietzsche et de Sollers, fidèle que je reste, puritain que je suis (j’emmerde le puritanisme mais je n’en suis pas moins puritain pour autant et nullement décidé à m’en soigner), et au Christ de la face sombre que Rozanov stigmatisait en l’aimant, figure iconique de la douleur et de la faiblesse, des humiliés et des offensés, à l’opposé cosmique d’une figure de désir.
Le Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Qu’il ait tiré des coups avec Madeleine ou se soit fait sucer par son « préféré » m’est complètement égal : la question n’est pas là. La question est dans la survie de sa lumière, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir deux fois.
Ce chef-d’œuvre méconnu (enfin : méconnu du grand nombre, je crois) s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
Telle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple d’opposer un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).
Après un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?
On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…
Enfin ce dimanche matin m’arrivent deux autres bons messages d’amis occultes, rencontrés à un coin de rue de la Cité virtuelle. Le premier se prénomme Hugues, dont j’avais pris un soir Le train des sables, sur le blog de l’Ornithorynque, et qui partage quelques-unes de mes passions avec une générosité bien rare par les temps qui courent. Le second n’a pas de nom déchiffrable, qui m’a envoyé cette nuit ce poème que je reproduis sans sa permission, le temps de ce dimanche, à la fin duquel il s’effacera tout seul. Ainsi de nos vies : juste le temps d’un dimanche.
Vivre (Ikiru) est désormais disponible en 2 DVD Criterion avec, en complément un série de reportages très intéressants sur la carrière (60 ans de cinéma) et le travail de Kurosawa.
Le carnet de Rrose, d’Alina Reyes, est à paraître le 15 mai chez Robert Laffont.