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Carnets de JLK - Page 198

  • Une île encore possible


    L’enfant à la guitare

    A La Désirade, ce samedi 17 décembre. - Nous sommes là dans le chaos de nos vies, et tout à coup il y a un moment de grâce, une île possible, une beauté qui nous sort de la platitude des jours et de la fuite du temps, et hier soir, chez la Comédienne, ç’a été sa fille Anna, notre filleule à l’Amie de la Comédienne (elle aussi actrice de théâtre, l’une des meilleures que je connaisse avec la Comédienne) et à moi, quand elle s’est assise, petite, avec sa guitare, et a commencé à nous jouer son Menuet d’un Anonyme.
    On peut me dire tout ce qu’on veut de la décadence des temps qui courent, de l’enseignement qui fout le camp et de la perte du Sens du Sacré chez les enfants de cette drôle d’époque : je n’en ai rien à souder, parce que c’est faux.
    Un Menuet d’un Anonyme joué par Anna, dix ans, avec un sourire de petit bodhisattva, au milieu d’un appart genre bohème artiste mais pas bordélique pour autant, après un repas de saveurs et une discussion enflammée d’abord (sur la pièce jouée ces jours par Denis Lavant, le pote de la Comédienne, où il est question de William Burroughs s’embarquant sur le radeau du Vieux Marin de Coleridge, à quoi la Comédienne n’a pas croché du tout) et ensuite super amicale, ponctuée d’irrésistible imitations d’animaux par l’Amie de la comédienne – tout ça et la beauté des choses et des gens refaisait surface dans notre chaos, comme elle refait surface à certains moments bouleversants de Lunar Park de Bret Easton Elis, quand les personnages naufragés qu’il y a dans ce livre se retrouvent sur un coin de radeau pour se dévisager avec tout ce qui leur reste de bribes d’amour.
    Lorsque Bret et Jayne s’affrontent et se retrouvent durant leur thérapie de couple – chef-d’œuvre de psychologie dialoguée, soit dit en passant -, ou quand Bret croit enfin rejoindre son fils Robby avant le déchaînement des forces ténébreuses, il y a aussi de ces îles apparemment préservée de toute la saleté du monde, où ce que nous avons de pur et de bon trouve à s’exprimer.
    A l’instant je le revis : Anna détaille chaque note avec gravité dans la nuit d’hiver. Dehors un renard file le long des voitures. Les mères qui m’entourent ont la même dégaine de babouchkas boucanées et bonnes. Le frère d’Anna, grand beau long garçon aux yeux et aux cheveux de berger afghan, nous a quittés quelque temps pour un casting, après quoi le revoici goûter au dessert de la Comédienne, genre crème à la turque, mélange de blanc battu et d’œufs en neige et d’eau-de-vie d’Arak. Un instant tout n’est plus qu’âme, ou disons qu’on se coule dans le corps du monde qui est un moule de beauté…

  • Du nihilisme


    De la seiche philosophique 

    Une mentalité m'a toujours révulsé, et c’est celle de la seiche philosophique. Rien à voir, cela va sans dire, avec la seiche animale, qui ne diffuse son encre que pour se défendre à bon droit.

    Or en quoi se distingue la seiche philosophique ? En cela que, plongée dans un bac d’eau claire, elle y diffuse un jet d’encre noire avant de déclarer qu’il n’y a pas plus noir que le monde dans lequel elle, seiche philosophique de malheur, a été plongée.

    Il y a la seiche du tout est moche. Lui désignez-vous une chose belle, un paysage ou un tableau, un film ou un livre, qu’elle en relève aussitôt le défaut.
    Il y a la seiche de rien ne vaut le coup qui, arguant que tout a été fait, ou que rien ne puisse plus advenir, n’a de cesse de ruiner tout projet et toute idée de projet, pour mieux se complaire dans son amer bocal.
    Enfin il y a la seiche du tout est foutu, dont le goût du noir touche à l’absolu, le seule fait d’être au monde lui semblant la calamité d’origine.

    Or comment combattre la morne philosophie de la seiche ?
    Je dirai simplement : en regardant la vie avec plus d’attention. A l’instant même je lis, d’ailleurs, dans ce beau livre qu’est Lunar Park de Bret Easton Ellis : « Tout ignorer est chose facile. Etre attentif est beaucoup plus difficile… » Et c’est cela même : l’attention est ce qui fait d’un écrivain le gardien du détail, que le nihiliste s’acharne à noyer.

     

  • On the road again



    Sur Les Oasis de transit d’Yves Rosset

    La sensation-vertige d’ubiquité qui caractérise l’homme actuel dans sa relation au monde se perçoit à la fois psychiquement et physiquement (par ce qu’on pourrait dire la physique du processus de lecture) dès les premières pages de ce maëlstrom de notations que constituent Les Oasis de transit d’Yves Rosset, monstrueux journal de bord recomposé d’un voyage autour du monde sillonnant et quadrillant l’espace autant que les strates du temps.
    Yves Rosset a voyagé librement une année durant, grâce à la bourse de 100.000 francs suisses (65.000 euros environ) qu'il a obtenue de la Fondation Sandoz, multipliant les allers-retours entre Berlin où il survit d’expédients (notamment barman de nuit) avec sa petite famille et le Japon, Israël et les States, entre autres points de chute d’un réseau tissant sa maille recoupée par le filet de ses mails amicaux round the world
    Dès les premières pages japonaises de ce livre profus et bigarré, rappelant Cendrars le curieux de tout et le mange-mots plus que Bouvier l’esthète cultivé, j’ai été saisi par la justesse du titubement initial du voyageur occidental au Japon illico confronté à ce qu’il dit une « fascination particulaire » détaillée en ces termes dès son arrivée à Tokyo : « Je regardais vers le nord, vers l’ouest, en direction de Shinju-ku, de Toshima-ku. Il pleuvait fort, grisaillait, mais le brouillard n’empêchait pas de voir que la ville ne cessait pas jusqu’à l’horizon. Infinies détrouvailles, approfondissements, différenciations, murmures des mercures humeuses, foulances errées. Deux jours auparavant, en revenant de la plage de Kamakura pour rejoindre la gare, nous étions remontés à contre-courant le flot d’une sorte de rush-humanity extraordinairement calme et disciplinée qui, déversée par la mégapole que forment Kawasaki, Yokohama et Yokosuka, se rendait au bord de l’eau pour assister au hanabi, le feu d’artifice de l’été. Chaque visage intriguait comme une nouvelle étoile, chaque corps vibrait d’une tension interne au sein du cosmos, chaque rire éclatait comme l’écho d’une manière de big bang en expansion assourdissante ».
    Ces notations m’ont rappelé la même sensation-vertige, exactement, qui m’a saisi la première aube blafarde dans le métro de Tokyo, au milieu de milliers de chauve-souris humanoïdes accrochées d’une main à leur poignée, de l’autre tenant l’attaché-case, chacune avec l’étoile éteinte de son visage, jusqu’au rush-humanity de la lente coulée vers les bureaux…
    Ensuite le voyageur est en Judée, qui est celle à la fois d’un croquis rapporté de Chateaubriand (« le paysage qui entoure la ville est affreux »), où voisinent, dans une atmosphère de banlieue décatie jouxtant le désert, bédouins de bidonville et soldats fatigués gardant leur arme proche (« l’ordre existe de tirer dans la tête si l’on soupçonne que l’être qui s’approche peut être un combattant prêt à mourir »), vestiges archéologiques (Qumrân) et zones militaires, baigneurs de la mer Morte perpétuant la « foultitude solidaire du rhumatisme et de la tordue au fils des ans », et c’est parti pour un arpentage d’Israël qui superpose les images du catéchisme de jadis et celles du vrombissant présent ponctué d’explosions…
    C’est un livre à lire lentement et en tous sens, dans l’ordre et dans le désordre, mais avec la même attention qui leste chaque observation de l’auteur. Je vais le trimballer avec moi jusqu’à la fin de l’année et peut-être au-delà. Sa lecture est à la fois intéressante, parfois un peu freinée par la pléthore, et vivifiante du point de vue de la langue qu’il touille et travaille au corps.
    Voilà ce que ça donne par exemple : « Emporter en soi un morceau du monde et le bercer pieds nus dans le sable de la Méditerranée ou dans un manteau de laine sous les arbres nus de l’hiver brandebourgeois, parmi un rouge de brique nordique et les odeurs infinitésimales du charbon de houille se glissant dans le décor d’un passé prussien. Quatre millions de réfugués. Six millions de morts. Le H Manque sur l’inscription en tubes luminescents au sud du Sheraton. Vitres obscures. Mer léchée de flammes perçant le mur protégeant les vivants dormant encore ou déjà parvenus, sains et saufs, sur la plage du réveil. Drames de la mémoire du Narrateur à Balbec, imagination de l’eau, lumineuse, lustrale, reflétée aux fenêtres muettes de solitude, encore tapies dans l’ombre ».
    Or comme il y en a 500 page de ce tonneau-là, on se souhaite bon voyage…

    Yves Rosset. Oasis de transit. Bernard Campiche éditeur, 529p.

  • De la tendresse


     

    De Lunar Park à La promesse de l’aube

    A La Désirade, ce mardi 13 décembre. – Il est toujours déprimant de lire de mauvais livre, et comme je m’en suis « fait » deux aujourd’hui, c’est avec un sentiment de reconnaissance presque amicale que je retrouve, ce soir, Lunar Park de Bret Easton Ellis, dont la lente descente dans le tragique diffuse une espèce de tendresse désemparée qui me touche infiniment. Jamais je n’avais senti, chez cet écrivain, une telle attention au monde dans lequel nous vivons et une telle protestation, une telle précision dans l’observation de la démence ordinaire et une telle honnêteté dans la façon de s’impliquer dans le tableau.
    Hier soir, en relisant le magnifique début de La promesse de l’aube de Romain Gary, j’ai éprouvé ce même sentiment de totale affection que peut nous inspirer un livre bon (je ne dis pas un bon livre, mais un livre bon), quand l’écrivain, vautré au milieu des phoques de Big Sur, se rappelle les mises en garde de sa mère, quand il était petit garçon, contre Totoche le dieu de la bêtise avec sa tête d’intellectuel primaire, Merzavka le dieu des vérités absolues debout comme un cosaque sur des monceaux de cadavres, ou Filoche le dieu de la mesquinerie vociférant des « sale juif sale pédé sale nègre » dans sa loge de concierge - et le père phoque regardait ce type rêver sur le rivage du Pacifique, chaque mot de ces phrases saines et libres sonnant aussi juste que la phrase saine et libre de Bret Easton Ellis détaillant sa fureur et son désarroi.
    La littérature sérieuse se reconnaît, me semble-t-il, à ces ondes de tendresse qu’elle diffuse, proportionnées aux ondes d’effroi qu’elle capte en même temps. La réelle attention n’est supportable qu’avec ce flux de tendresse. Ce qu’il y a de poignant et en crescendo, dans Lunar Park, est de voir comment l’écrivain découvre la réalité de la souffrance et du mal qu’il a pressentie dans ses livres sans en mesurer l’exacte conséquence, et qu’il vit désormais dans sa chair même, soudain rattrapé par les fantômes de son imagination médiumnique…

  • La vérité de Lunar Park

    Bret Easton Ellis et la lettre à la petite cousine
    Et maintenant que va devenir Magalie, princesse de la Star Ac et des mal aimés ? Comment va-t-elle gérer son million et son vécu quotidien ? Qu’adviendra-t-il de cette étoile de la France d’en bas montée au Ciel de la Réussite ? Quels lendemains pour elle et quels surlendemains ?
    Telles sont les questions que je me posais en achevant la lecture de Lunar Park de Bret Easton Ellis, qui ne parle en somme que de cela : de ce qui nous attend en réalité malgré tout ce que nous fantasmons en lisant et relisant la lettre de notre petite cousine Magalie.
    C’est Céline, évidemment, qui jugeait du roman dans sa massive tendance comme relevant de la lettre à la petite cousine, et le déballage de la romance contemporaine ne ferait que le conforter dans son jugement.
    Or ce que je trouve admirable, arrivé au bout de la lecture de Lunar Park, c’est que ce livre troublant et poignant, féroce et délicat, peut-être le plus beau que j’aie lu cette année avec Le siège de l’aigle de Carlos Fuentes, Le maître de Colm Toibin, Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec et les nouvelles de Judith Herman ou celles de William Trevor, subvertisse absolument le genre du tout-dire privé en faisant de la vie de Bret Easton Ellis une fiction romanesque où tout ce qui est raconté relève de l’affabulation, du point de vue de l’anecdote privée (la femme, les enfants, les nannies, le chien, etc.) pour mieux traiter le thème, en somme très jamesien (et la psychologie surfine du romancier se rapproche en effet de James autant que du Philip Roth d’ Opération Shylock) du double et des relations entre les multiples niveaux de ce que nous appelons la réalité.
    Il y a dans ce livre un engagement personnel, un mélange de souffrance réelle (ou plutôt de compréhension de la souffrance, de la solitude et des malentendus interpersonnels) et d’humour supérieur, qui relèvent de la meilleure littérature. Et qui, mieux que Bret, pourrait à présent nous parler de Magalie et des siens ?

  • Les rogatons de Philippe Djian


    En lisant Doggy Bag

    Quel corniaud crevant de faim pourrait-il bien avaler les rogatons que Philippe Djian a recueillis dans son Doggy bag ? Ce qui est sûr, c’est que mon camarade Fellow les a rejetés rien qu’à me voir les détailler, de loin, fronçant en outre ses sourcils à la François-Joseph lorsqu’il m’a entendu lui citer à haute voix cette phrase d’anthologie : «L’ambiance était mortelle, si lourde qu’un attelage de bœufs aurait peiné à la tracter sur du plat »…
    C’était pourtant un titre assez épatant que Doggy bag et je m’en léchais autant les babines que Fellow, mais au fur et à mesure que j’avalais ces morceaux de feuilleton, les signes de l’indigestion et, bientôt, les spasmes annonciateurs d’un probable degueulando se manifestèrent au point que, sur cette phrase de la page 127: « L’ambiance était mortelle, si lourde qu’un attelage de bœufs aurait pené à la tracter sur du plat », je résolus de donner le reste au renard…
    Tout n’est pas pour autant à jeter du contenu de ce Doggy bag, dont certaines scènes, certains personnages et certaines ambiances (quand les bœufs ne s’en mêlent pas) se rattachent bel et bien à l’univers du romancier si remarquable de Sotos, Criminels, Sainte-Bob, Frictions ou Impuretés.
    Ce qui cloche, avec Doggy bag, tient probablement au projet de fabriquer une « série » à partir de deux personnages (deux frères rivaux qui possèdent un garage et voient revenir la femme qu’ils ont partagée après vingt ans d’absence) qui ne sont pas « creusés » comme dans les romans ordinaires mais lancés dans une suite de séquences filées à la diable et dialoguées à la va-vite, sans qu'on ait l'impression que le temps passe. En ce qui me concerne en tout cas, je n’y ai pas cru, la terrible scène durant laquelle l’un des couples baise pendant que l’enfant de la femme se noie à deux pas de là fait à peine figure de péripétie, tout ça glisse et patine en surface, bref on se demande si cette Saison I a vraiment besoin des deuxième et troisième saisons annoncées…
    Philippe Djian. Doggy bag. Julliard, 267p.

  • A la vie à la mort




    En mémoire de la petite L.

    «Ne vous laissez plus
    aller au cercueil»
    (Antonin Artaud)



    Ce fut une époque, maman, où nous avions tous deux envie de mourir Luciana et moi.
    Je ne voulais pas t’inquiéter alors, et c’est pourquoi je me suis contenté de te dire, à ce Noël, que j’étais stressé par mon job et plus encore par mon roman en panne lorsque tu m’as fait remarquer que j’avais l’air triste.
    Je n’avais pas seulement l’air triste, à ce moment-là: j’avais envie de me foutre en l’air. Je n’en avais aucune raison, mais je ne désirais rien tant qu’en finir, et Luciana, sans que je ne m’en doute à vrai dire, n’aspirait à rien d’autre sans plus de raison que moi.
    Je répète que nous n’avions aucun motif, ni l’un ni l’autre, de nourrir ces noires pensées. Car nous avions tout, c’est entendu: nous étions de ces gens dont on dit qu’ils ont tout. Luciana m’aimait et j’aimais Luciana. Nous avions de belles enfants frayant déjà loin de nous et nous nous trouvions cependant encore, selon ton expression, sur le versant soleilleux de la vie.
    Luciana venait de prendre un nouveau départ dans son activité professionnelle, elle passait désormais deux jours par semaine à l’université où elle avait décidé de poursuivre certaines études, et pour ma part je ne pouvais me plaindre de mon travail au Quotidien où j’étais employé au titre de rédacteur. Nos deux salaires nous permettaient de mener notre barque à notre aise, nous nous plaisions à notre balcon en forêt de la Cité des Oiseaux, à un jet de pierre de ta maison, et passions nos fins de semaine en notre datcha surplombant le Haut Lac que nous rallions à bord de la Honda CRV 4x4 bleu métallisé qui nous assimile à la middle class d’un des pays les plus nantis de l’hémisphère nord. Bref, quel motif aurions-nous eu de nous lamenter alors qu’il y a tant de calamités de par le monde ? Et comment même aurais-je osé te dire que j’avais envie, ce Noël-là, de me flinguer, quand il y avait tellement d’années que tu endurais ta vie d’esseulée et que tu t’y cramponnais ?
    Tu m’aurais compris, sans doute, si je t’avais parlé de notre peine à supporter le temps pourri de ce novembre de fin de siècle et de millénaire - cela tu l’aurais compris. Tu comprends mieux que tout ce qui concerne la météo. Tu m’agaces même, souvent, avec tes histoires de temps plus ou moins super, selon ton expression.
    Je n’ai rien à te dire cependant du foutu temps de ce novembre 2000, j’entends le temps physique de ce maudit novembre, le temps atmosphérique de ce putain de novembre 2000 durant lequel il a dû sûrement faire beau et pas beau - mais encore, savoir quelle sorte de beau, quand il est de si douces grisailles de novembre.
    De fait, ce n’était pas le froid physique ni la pluie ou le brouillard qui nous tuaient, Luciana et moi: c’était simplement novembre, ce novembre-là en elle et en moi, qui nous anéantissait soudain.
    Il y a comme ça des mois où tout meurt, mais novembre 2000 fut pire que tous à mes yeux, et les causes en sont mêlées: il y avait nous et nos corps pleins d’âme secoués par la cinquantaine, il y avait l’horreur absolue frappant Bruno et Marie, il y avait d’autres choses encore, il y avait mes virées avec le Gitan qui tournaient parfois au combat de gladiateurs, enfin il y avait le fracas du monde.

    Bruno m’avait téléphoné le 7 au soir pour me dire que la petite, c’était maintenant sûr, ne survivrait pas à son calvaire. Sa voix n’était qu’un souffle et je m’étais dit qu’il cédait peut-être au découragement après tant de mois de hauts et de bas, puis j’ai vraiment entendu sa voix, qui était ce qu’on appelle une voix blanche, et c’est par cette voix que j’ai compris que tout était fini: que les faits ne laissaient plus aucun doute, que la maladie était repartie de plus belle après le dernier semblant de rémission, que 70% de la moëlle épinière de l’enfant étaient atteints et que ce n’était plus qu’une question de semaines, il paraissait même douteux qu’elle puisse encore voir les lumières des fêtes, et c’est avec la même voix blanche que j’ai continué, à mon tour, de parler à notre ami.
    Luciana s’est rapprochée quand elle m’a vu les yeux pleins de larmes, elle s’est assise à côté de moi et je l’ai vue dans sa beauté lasse, j’ai senti en moi se former le mot de délivrance mais j’en avais presque honte et je me suis retenu de le prononcer alors que, pour ta part, tu l’avais répété à chaque fois que je t’avais parlé de la paralysie à vie de la petite, en femme qui a les pieds sur terre et qui perd tout doucement la mémoire.
    Bruno se taisait mais je savais qu’il ne pleurait pas, muré qu’il était avec Marie dans leur bloc de douleur, je pensais délivrance et pourtant je lui ai dit quelque chose comme vivez bien maintenant avec elle jusqu’au dernier souffle, je ne sais qui parlait à ma place alors que j’eusse aimé m’enfoncer dans un puits de silence, et Luciana et Marie se sont parlé avec la même voix blanche que Bruno et moi, mais le lendemain matin, me réveillant à cinq heures et me figurant cloué dans un lit-cage entouré de tout un arsenal d’appareils, je me suis retenu de hurler en imaginant ce qui se passait à l’instant même dans le corps et dans la tête de la petite et toute la journée, ensuite, je me suis retenu d’insulter les gens. Ce qui comptait, ce matin-là, c’était de donner le change le temps de mes vacations en ville. Car il allait de soi, et Luciana l’avait autant à coeur, que pas un instant le quidam ne devait soupçonner nos états d’âme.

    A l’aube de ce même jour nous avions, avec Luciana, fait l’inventaire du désastre sans penser plus à la petite. Nous n’en avions qu’à nos tristes peaux. Allongés les yeux mi-clos, avant même que de bouger et en nous demandant lequel se lèverait le premier pour la corvée de café (je me sentais prêt à la laisser se dévouer pour une fois), chacun de nous refaisait le constat implacable: il a maintenant comme un bréchet de dindon, elle a le cheveux ce matin en roide filasse, on lui voit derrière du blanc de crâne entre ses mèches d’Absalon, elle doit retenir de l’eau depuis quelque temps, ses pectoraux fameux ont un peu fondu en nichons de matrone, elle a toujours de beaux seins et pourtant ça pendouille - mais qu’il est émouvant, mais qu’elle est adorable, ce genre de choses.
    Luciana s’inquiétait de mes longs soupirs. Quelques mois plus tôt nous avions craint pour ses reins, mais à présent c’étaient les miens qui la préoccupaient, mes reins et ses angoisses, mes reins et mes artères, car les soupirs venaient d’une sourde oppression des poumons liée aux artères sûrement, cholestérol et compagnie, la crasse poison de ces âges - et quand je me concentre je perçois très bien: je sens du dehors à fleur de nerfs et je me figure en même temps dans le rôle investigateur de la microcaméra fureteuse à loupiote qui remonte le courant de mon Amazone intérieure, et là je vois tout comme au cinéma, je vois les traces d’alcool et de viande rouge, je vois les tas de lipides livides en monticules le long des rivages, je vois les parois scarifiées, les parois goudronnées et les moches fissures dans la tuyauterie, on se croirait dans le train fantôme, on entend un grondement continu de fleuve ténébreux et c’est affreux ce que ça sent le sang, ah mais je vais défaillir, faut que je sorte de là, et quand j’en sors en ouvrant les yeux je me sens tout près d’être plus mal encore, et je vois Luciana toute pâle, à croire que c’est elle qui va maintenant tourner de l’oeil.

    Avez-vous connu ces tribulations toi et lui ? Vous êtes-vous senti vieillir ? Cela a-t-il jamais été un thème de conversation entre vous ? Et au fait de quoi parliez-vous à ce présumé tournant de la vie ? De quoi parliez-vous par exemple, en novembre 1966, à l’approche de tes cinquante ans ?
    Souvent je me suis demandé de quoi vous parliez. Souvent je me demande de quoi parlent les gens. Souvent je m’approche un peu des gens en essayant d’imaginer des vies à partir de leurs bribes de conversation. Souvent je me suis reproché de n’y voir que des banalités. Souvent je me dis aussi que le plus que vous vous êtes confiés l’un à l’autre ne passait peut-être pas par les mots.

    Ensuite tout alla de mal en pis durant cette journée où la pensée de la petite et mes difficultés de respirer me firent jouer ma scène d’agonisant à la rédaction.
    Déjà je traînais la patte en me dirigeant vers l’abribus du quartier. Les journaux du matin m’avaient accablé, dont j’avais pris connaissance au bar jouxtant le Centre Com.
    Il y avait treize convois funèbres ce jour-là, dont celui de l’artiste abstrait Cordier, que j’avais rencontré et à la mémoire duquel les siens avaient cité ces paroles d’Elan-Noir, le voyant de la nation sioux: «La vie de l’homme est dans un cercle de l’enfance jusqu’à l’enfance et ainsi en est-il pour chaque chose où le pouvoir se meut. Nos tipis étaient ronds comme les nids des oiseaux et toujours disposés en cercle, le cercle de la nation, le nid de nombreux nids où le Grand Esprit nous destinait à couver nos enfants.»
    En tout autre temps, ces propos ragaillardissants sur la couvée des enfants m’auraient égayé, mais je n’avais pas, ce matin-là, le moindre humour durable.
    Un autre faire-part de l’institution L’Espérance nous informait qu’une Madame Piolet était décédée dans sa 89e année, que saluait le groupe Flamants avec ces mots encourageants: «Dans la pénombre de la nuit, une douce lumière surgit et me remplit de grâce».
    Ailleurs encore il était écrit: «La mort n’est pas l’obscurité, c’est la lampe qui s’éteint quand le jour se lève».
    Or décidément pas plus que la douce lumière, la lampe n’éclairait mon obscur canyon.
    Pour le reste il était question des intempéries en série de ce début novembre, on annonçait de nouveaux massacres en Algérie et trois adolescents palestiniens avaient été abattus dans la bande de Gaza, le volume des échanges financiers était à la baisse en attendant la désignation du nouveau président américain, les plongeurs russes avaient abandonné les derniers marins enfermés dans les entrailles du Koursk et le supplément Emplois (1046 offres) du Quotidien établissait que les Old Timers, les quinquas et autres seniors qui cherchaient un nouveau débouché devaient s’interroger au préalable sur leurs potentialités.
    Bref, tout m’apparaissait, ce matin-là, sous son jour le plus désolant; et ça ne s’est guère arrangé par la suite, tandis que le trolleybus m’emmenait en bringueballant vers le centre ville où se dresse le building du journal.

    La conférence de rédaction m’acheva, que je feignis de suivre avec la plus vive attention tandis que des vertiges me brouillaient la vue. Le rédacteur en chef avait revêtu son fin costume des jours de représentation sociale à déjeuners qui n’en finissent pas, et je le plaignais sincèrement en mon for intérieur. La seule idée de siéger en conférence me desséchait la gorge, la perspective du moindre repas d’affaires me paralysait cependant que, très maître de lui, tantôt tout miel et tantôt poussant ses griffes, il passait en revue le journal de la veille avant de détailler celui du lendemain.
    Or, je me sentais perdre prise. Tout à coup la dérision des événements prenait, à mes yeux, des airs de fantasmagorie.
    En temps ordinaire, le fait qu’on ne pût départager deux candidats à la présidence de la plus grande puissance du monde m’aurait fait ricaner, mais ce jour-là pareille farce me semblait confiner à la même triste démence que cet autre Américain symbolisait, dont on annonçait qu’il passerait en justice pour avoir mordu son chien à deux reprises.
    Tu me disais souvent, toi aussi, que le monde te paraissait devenu fou. Tu prétendais que quelque chose avait changé, et peut-être également dans l’équilibre des saisons. Tu retrouvais de moins en moins tes repères. Tu te disais parfois lasse de tout ça, et comme je te comprenais à ce moment-là, moi qui m’ingéniais d’habitude à te rassurer en arguant que le monde avait toujours été ce fatras du meilleur et du pire.
    Autour de la table, cependant, mes confrères de la rédaction ne montraient aucune espèce de décontenancement: l’actualité défilait et chacun s’efforçait d’en dégager les faits saillants qu’il aurait à traiter.
    Mais quel sens tout cela pouvait-il bien avoir ? Pourquoi le chef de l’économique portait-il ce jour-là ce gilet de soie jaune ? Et qu’avait éprouvé chacune et chacun, ce matin, à son éveil ou devant son miroir ? Comment chacune et chacun se considéraient-ils devant leur image? Combien d’entre nous auraient-ils supporté de partager la vie d’un enfant paralysé à vie ? Combien d’entre nous priaient-ils, et comment ?
    J’en étais là de mes divagations quand je constatai que tout le monde s’était levé, ce que je fis à mon tour non sans vaciller et me traiter aussitôt de flanelle, puis de rester planté là en redoutant le prochain effondrement.

    Quelques instants plus tard, à mon arrivée dans le bureau de Javier, alias El Jefito, j’affichai la mine du vaincu en me disant empêché d’assurer une heure de plus ce jour-là. Or, le Jefito m’avait vu tout à l’heure. Plus même, il en rajoutait dans le genre Souci de l’Autre en multipliant les égards que je me figurai, tout aussitôt, lié à mon état de rebut. Et moi de l’encourager alors sous cape: c’est cela mon garçon, enfonce-le de tes sourires, ce type-là t’a bien assez seriné que tu pourrais être son rejeton, roule-lui tes regards d’ourson compatissant, montre que tu gères ces situations sans recourir à la maintenance ou aux ressources humaines, de toute façon le dinosaure ne s’accrochera plus longtemps, place à la jeune garde.
    Et moi de le remercier bien bas, puis de lui promettre d’être sage avant de tituber en direction de la sortie des artistes, et de me prendre tant à mon jeu que me voici me représenter des caillots en déroute et de la sténose larvée, enfin voilà le tourniquet de verre du building qui m’avale et me rejette sur l’avenue, il fait un froid de novembre à se tapir dans un antre et j’entends encore la voix du Jefito qui me recommande de ne pas voir que le noir du Nada...

    D’habitude c’était moi qui t’incitait à positiver, et tu ne te doutes pas en quelle horreur j’avais ce mot d’ordre, mais ce matin fameux, à quelques pas de là, c’est précisément à ce piège-là que je me fais prendre: alors que je regagne pâlement mes pénates, après la comédie au journal: tout à coup, à la devanture d’un kiosque de la place Saint-François, ce Magazine de l’Homme Nouveau, à l’effigie de je ne sais quel abruti de muscu, me jette à la face que le temps est venu de faire ma Révision Moteur.
    Cela se sous-intitule Bien vivre au masculin, du genre de publication que jamais, tu t’en doutes, je n’aurai même remarquée jusque-là. Mais à l’instant les titres me scotchent: Natation sport total - Déchaînez vos orgasmes - Spécial glisse - Votre santé en 2001 - L’autoroute de vos artères.
    Tout cela VOUS concerne, m’assène-t-on sur papier glacé. Ainsi, malgré mes velléités de lâcher la rampe je m’accroche. J’achète dans la foulée. Je me roule la chose en douce sous l’aisselle de crainte un peu idiote d’être repéré, puis je regagne mon repaire et je lis, pendant une heure d’affilée je lis et je lis.

    Je n’ai pas vu trace, dans tout le magazine, d’aucun type de plus de trente ans et pourtant j’ai tâché de m’identifier, je me suis dit qu’il fallait croire au miracle, je ne voulais pas admettre, il ne serait pas dit qu’on nous ait liquidés si facilement Luciana et moi.
    Je me suis efforcé d’être interpellé par le dossier Santé/Forme. J’ai relevé en passant qu’une haleine de coyote pouvait être combattue par la cure d’artichaut et qu’en novembre la lampe Bright Light de Philips était indiquée pour la thérapie de lumière que nécessitait la lutte contre les excès de sécrétion de mélatonine. J’ai pris en compte les conclusions du technicien de l’orgasme à propos de ce qu’il comparait à la mise à feu d’une bombe nucléaire à deux ogives. J’ai même entrepris mon examen de conscience à la lecture de la rubrique Leçon de sagesse, où il m’était demandé si j’avais déposé mon ego et si j’en faisais assez pour apprivoiser la mort et sonder mon univers intérieur, faute de quoi je n’avais qu’à glisser, dans le lecteur de mon Mac, le CD de La Légende du prophète et de l’assassin, disponible aux éditions Wanadoo.

    Je m’étais cru assez fort pour relever ces défis et pourtant, contre toute attente, plus les solutions à tous les dysfonctionnements imaginables se multipliaient sur papier lisse et plus je me sentais rejeté de cette arène où s’exhibaient les rutilantes machines des corps juvéniles.
    A cet instant-là, pour dire vrai, je n’avais plus la moindre envie d’être en forme ni de retrouver non plus une Luciana drainée ou liftée, mais je n’osais trop l’affirmer. Je ressentais une lassitude qui me privait de toute réaction en dépit d’une constante augmentation de ma lucidité, comme si la conscience de plus en plus aiguë de ce qui suscitait ma révolte me paralysait à mesure.
    A quoi bon ? me disais-je. Tout n’est-il pas joué d’avance et voué à la poussière ? A quoi bon décrier cette nouvelle folie de la performance ? A quoi bon résister au Nouvel Homme ?
    Et je me repliais dans ma rêverie solitaire en t’imaginant là-haut, dans le quartier de notre enfance, le regard flottant dans l’entrelacs de vieilles branches du chêne rescapé de toutes les mises en coupe des promoteurs.
    Je rêvais aussi bien d’être cet arbre sans âge et qu’on me regarde avec amitié comme, à l’instant, je regardais les bouleaux entre les murs, là-bas, de l’autre côté de l’avenue, en train de se dépouiller de leurs feuilles.
    Chaque année plus vivement je ressentais ce bonheur de la beauté mourante de l’automne, mais la pensée que tout cela renaîtrait me rappelait à la fois le sort inéluctable de la petite et je sentais en moi s’inscrire les mots plus jamais dont un dimanche soir de printemps, après les heures à veiller ton compagnon, notre père, nous avions tous perçu en nous la déchirure - il y aurait d’autres novembre mais tout ce que je voyais à l’instant de ma fenêtre, cette rue, ces gens, ce bitume, ces arbres entre ces murs, tout ce décor si banalement réel se trouvait comme oblitéré par ce plus jamais.

    Et puis un jour, je ne sais comment, nous sommes revenus à la vie Luciana et moi.
    Cela ne s’est pas fait moins inexplicablement que notre plongée dans le noir, et chaque fois que j’y resonge c’est pour revivre en même temps les derniers instants que je passai un jour de décembre auprès de la petite, devant laquelle je me suis soudain senti aussi démuni qu’un enfant sans expérience alors qu’elle, dans son regard joyeux et si présent, dans un éclat de rire qui la secoua à un moment donné malgré sa complète paralysie, dans le clignement de ses paupières et cette espèce de lumière irradiant son visage, m’a paru soudain incarner la vie même.
    Quelques jours plus tard, comme pour lui dire ma reconnaissance, je lui apportai un cheval ailé.
    N’était-ce pas cruel d’offrir Pégase à un enfant qui ne pourrait que le voir posé là ou voler par d’autres mains ?
    Je ne pensais qu’à ses yeux de l’autre jour, mais la petite n’allait pas bien lorsque je lui fis remettre son cadeau par Bruno, qui sourit de pauvre ravissement à sa place - oui la petite y avait rêvé, et son petit frère jouerait avec...

    Les jours passaient de cette fin d’année où nous remontions la pente. Nous étions occupés par nos affaires de grands. Nous étions même suroccupés. Nous nous disions surchargés. Surbookés. S’il m’arrivait de le prétendre moi aussi je n’en croyais pas un mot. Souvent, moi qui étais censé le consoler, je demandais l’aide de l’ange du cabanon, ou je prenais la main de Luciana sans mot dire.
    Un soir Bruno m’appela pour me dire que la petite se mourait doucement. Mais quel cri, quelle longue plainte retenue, quel tourment de chaque instant cela signifiait-il... Or il en fut ainsi jusqu’à fin décembre.
    Et cette nuit où l’ombre triomphe de la lumière, cette nuit-là la petite s’en alla.

    J’ai retrouvé mon ange sur cette prairie, un après-midi d’après la Noël, dans la peau d’un bambin qui gambadait autour d’une tombe.
    Il y avait là la foule grave, la foule tendre, la foule incrédule, la foule accablée, la foule des visages comme éclairés de l’intérieur qu’on ne voit qu’aux enterrements d’enfants.
    L’ange du cabanon me disait: mais regarde-les, s’ils sont beaux, et je pensais à toi qui n’a plus personne que ton ange à toi, et je serrais la main de Luciana et nos belles enfants étaient là qui se retenaient de pleurer.
    Je me suis rappelé toute la mélancolie de l’existence que modulait, en litanie, l’air de violon des Adieux à la turque que m’avait révélé mon ami le Gitan sur un 78 tours de l’époque ottomane, une fin d’après-midi d’il y a quelques années.
    La mère et le père étaient là tout au bord de l’abîme.
    Le petit frère de la petite dansait, là-bas, dans la lumière de la vie.

    La Désirade, août 2001




  • Lunar Alien



    Des messages positifs

    Je savais, quand la Lune m’a réveillé tout à l’heure, que j’avais reçu des messages, et tout de suite je me suis connecté, non sans jeter un coup d’œil aux boîtes des enfants.
    Les enfants reposaient. Chacune dans la boîte où son Ami respectif l’avait déposée pour la nuit, selon le contrat. Chacune vêtue de sa nuisette. Chacune avec son sourire de fée. La brune et la blonde. Déconnectées pour la nuit, mais chacune avec son kit de survie à portée de main.
    Voyaient-elles les traces dans leur sommeil ? Leur sourire m’incitait à le penser. Et voyaient-elles les taches de sang le long des traces ? Un message m’a conseillé de penser que non. La pièce attachée du message précisait : votre enfant est votre Client. En cas de stress, doublez la dose.
    Je ne dormais pas : je voyais les traces des peluches filer vers Neverland, et les taches de sang des enfants disparus de la semaine dont les avis de recherche figuraient dans le Quotidien Bleu. J’étais serein en contemplant les pentes enneigées, la plaine immaculée du lac gelé et le ciel éclairé de l’intérieur au-dessus des montagnes. Je savais que l’équipe de soutien psychologique était prête à intervenir à tout moment si je flanchais. D’ailleurs j’étais trop occupé pour me laisser aller : un message m’avait ordonné de corriger l’aspect de mon dessin d’ornithorynque, et je n’avais qu’à obtempérer.
    Votre ornithorynque a l’air dérangé, disait le message, et c’était vrai. Cela risque de provoquer un trauma chez les enfants, précisait la pièce attachée. Et du coup je me suis lancé dans la correction : j’y passerai toute la nuit s’il le faut, mais je lui rendrai son aspect normal.
    Votre rôle est de normer vos enfants, me rappela un message ultérieur, et faites attention à leurs petites attaques de cellulite : prévenir est la règle.
    Lucy aussi sourit dans son rêve, avec son air constructif de toujours, surtout depuis qu’elle se montre intraitable en matière d’hydrates de carbone. Avec elle nos Clientes sont en sécurité. Je veux dire : avec elle et le nécessaire antistress.
    Dans le rêve célibataire de la Lune, nos enfants sont sans âge, et nous veillons sur elles, la blonde et la brune. Nous vaincrons tous le temps. Le kit de survie (Zoloft, Lufa, Celexa, Paxil) nous permet d’assurer. Un nouveau message m’encourage à modéliser le dernier état de mon ornithorynque et de m’en tenir là. Et la pièce attachée me fait encore plus de bien : je positive à mort...

  • Retour au réel

    De la poésie

    A La Désirade, ce vendredi 9 décembre. Je lis ceci : « Pluie de printemps/toute chose en devient/plus belle. » Des mots calligraphiés par Chyo-ni, une noble Japonaise du XVIIIe siècle. Puis je lis cela.  «Un matin glacé /sur mon vélo/ j’admire les champs ». Les mots de Catherine Sancet, de la classe 6e B du collège Gérard-Philipe de Carquefou. Je viens de me lever dans la nuit glaciale et je lis Le soleil de l’après-midi de Constantin Cavafy. C’est l’histoire du type qui se rappelle la chambre dans laquelle il a aimé quelqu’un « tant de fois ». C’est d’une banalité crasse et pourtant, en lisant ce qui suit, tout à coup je me sens plus réel : 
    « Sont-ils encore quelque  part, ces pauvres meubles ?
    A côté de la fenêtre était le lit.
    Le soleil de l’après-midi arrivait à la moitié. Un après-midi, à quatre heures, nous nous sommes séparés,
    Rien que pour une semaine… Hélas,
    Cette semaine-là devait durer toujours ».


    Ah mais, il fait ce matin un putain de froid, je ne suis personne et nulle part, et je lis juste maintenant :

    « Je ne suis rien.
    Je ne serai jamais rien.
    Je ne peux vouloir être rien.
    A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
    Fenêtre de ma chambre,
    Ma chambre où vit l’un des millions d’être au monde dont
    Personne ne sait qui il est
    (Et si on le savait, que saurait-on ?),
    Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
    Une rue inaccessible à toutes pensées,
    Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret, Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres, Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
    Avec le Destin qui mène la carriole de tout par la route de  rien. »


    Cela s’intitule Bureau de tabac et c’est de Fernando Pessoa, puis je lis ceci en me rappelant l’odeur de tout à l’heure de quelqu’un que j’aime et qui dort encore, sous la plume d’Anna Akhmatova :


    «Les jours les plus sombres de l’année
    Doivent s’éclairer
    Je ne trouve pas de mots pour dire
    La douceur de tes lèvres ».


    C’est cela même : on ne trouve pas les mots du plus réel, mais la poésie est peut-être un peu de ça : plus de réel en peu de mots…
    A lire ce matin : Henri Brunel, Sages ou fous les haïkus ?  Calmann- Lévy, 2005.
    D’autres astres, plus loin, épars ; poètes européens du XXe siècle choisis par Philippe Jaccottet. La Dogana, 2005.

    L'évier est une peinture de Lucian Freud

  • La beauté née du chaos


    William Burroughs et le Chant du Vieux Marin de Coleridge

    Qu’est-ce qui est plus fort que la défonce pour échapper au poids du monde ? Qu’est-ce qui libère de la médiocrité et de l’ennui ? Qu’est-ce qui survit à la maladie et à la mort ? Un vieux camé pédé pété le proclame : le Poème ! Et de nous proposer l’embarquement immédiat : tous au Poème ! Le vieillard déjanté n'est autre que William Burroughs, prophète catastrophiste de la beat generation dont les écrits dévastateurs sont portés par une quête radicale de pureté. Le poème est le chef-d’œuvre du poète romantique anglais Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), ce Chant du Vieux Marin qui évoque les tribulations de l’homme confronté à sa nature mauvaise et cherchant au bout du monde un sens à sa vie. Le navire a l’air d’une ruine de station d’essence (ainsi que le conçoit le scénographe Denis Tisseraud) dont ne subsiste qu’un distributeur de Coca-Cola et, pendu à l’un des montants, le squelette du poète aux poches pleine de substances dopantes pour la route. Pour l’accompagner, le capitaine Burroughs a invité quatre losers-émules de sa trempe de junkie artiste: le peintre new yorkais Jean-Michel Basquiat (mort d’overdose) aux flamboyantes enluminures urbaines, le guitariste Johnny Thunders, autre figure déjanté de Brooklyn (et autre victime de la drogue), ainsi que Kathy Acker, considérée comme une héritière de Burroughs et qui tiendra le journal de bord de ce drôle d’équipage.
    Ce périple sort de l’imagination du dramaturge-compositeur-chanteur anglais Johny Brown qui entremêle, avec autant de souffle lyrique que d’humour, les étapes du poème et celles d’un voyage initiatique nous conduisant très loin des paradis artificiels : vers la redécouverte de la beauté des choses et des êtres, de l’imagination poétique faisant soudain surgir « mille sirènes hypercanons » des immensités océanes, avec les étoiles d’un texte pour se guider vers d’autres rivages, et la (re) découverte de l’amitié et de l’amour.
    Dans une mise en scène qui joue essentiellement sur l’intensité de l’interprétation, dominée par un Denis Lavant bonnement prodigieux dans le rôle de Burroughs, Dan Jemmett nous fait vivre ce périple imaginaire en modulant, dans un langage actuel (musiques endiablées et lumières à l’appui) le lyrisme éclatant de Coleridge et les imprécations de Burroughs, avec le même élan nuancé d’humour. Le télescopage du thème de l’albatros tué par le capitaine de Coleridge, et de l’éloge grinçant du pacifisme armé par Burroughs, rappelant ensuite l’épisode du meurtre accidentel de sa femme (la seule qu’il ait aimée) par l’écrivain se prenant pour Guillaume Tell, ou les grandes scènes de la tempête, du vaisseau fantôme ou du réveil de l’équipage mort, revivent ici de façon très prenante. Si l’on excepte certains relents un peu lénifiants dans la « leçon » de la pièce, celle-ci vit et vibre, une fois encore, grâce à l’engagement des quatre comédiens. Pascal Oyong-Oly est un Basquiat dégageant une sorte de force tendre, Carine Barbey campe une Kathy Acker très attachante elle aussi par son mélange de vivacité et d’indépendance, et Sébastien Martel donne à Johnny Thunders une aura romantique dont la nostalgie de New York se trouve relancée à la fin par la superbe profération de Burroughs au-dessus des toits de Manhattan. Prophète de malheur, le poète est à la fois révélateur de beauté et de sens. « Tous au poème ! »

    Théâtre Vidy-Lausane. « William Burroughs surpris en possession du Chant du Vieux Marin de Samuel Taylor Coleridge ». Salle Apothéloz, jusqu’au 22 décembre. Ma-me-je, 19h. Ve, 20h.30. Di, 17h.30. Lu, relâche. Location : 021 619 45 45. WWW.vidy.ch
    Durée : 1h.45

    Photos: Mario del Curto

  • Berg am See



    Le prince Fiodor vilipendait tout son avoir, disait Grossvater, que c’en était une vergogne.
    Au début de son exil, on racontait qu’il avait plus de fortune que tous les hôtes de Berg am See réunis. Mais il n’a pas su résister à la tentation, de sorte que le démon du jeu l’aurait ruiné, s’il n’était mort avant.
    On ne doit pas jouer, disait Grossvater : c’est mal. Cela non plus, Dieu n’a pas pu le vouloir. Et s’Il a puni le prince Fiodor de s’être tellement enivré et d’avoir tant fumé et tant joué avec Lord Hamilton et les autres Messieurs, Il n’a fait qu’appliquer Sa Loi. Que ceux qui ont des yeux voient ! Que ceux qui ont des oreilles entendent !
    Pensez que le prince Fiodor ne se levait jamais avant des onze heures du matin, alors de quoi s’étonner ?
    On commence à jouer, disait Grossvater. On met d’abord une petite somme : mettons cinq francs. Et puis on met plus – c’est le démon du jeu. On met donc dix francs. Pensez à tout ce qu’on achèterait de nécessaire avec ça ! Et puis on met encore plus. On met cent francs. Et alors c’est fini terminé. Schluss : on est perdu !
    Et savez-vous ce que faisait ce fou de Russe certains dimanches, quand il avait bu jusqu’au matin ? C’est presque ne pas croire, et pourtant Grossmutter aussi l’a vu.
    Donc le jour du Seigneur, le prince Fiodor descendait à l’église du village avec Lord Hamilton. Ils prenaient par le sentier muletier, et c’était le vieux diplomate qui soutenait le prince Fiodor, lui qui avait à peine trente ans. Ensuite, le prince allait se mettre juste au-dessus du parvis, derrière un mélèze accroché à la pente, et quand les gens sortaient de la messe, il plongeait ses deux mains dans ses poches et en sortait des poignées de monnaie qu’il faisait pleuvoir de là-haut. Alors les enfants du village se jetaient les uns sur les autres comme les diables de la Géhenne. Et cela faisait rire les deux insensés ! C’étaient pourtant des Messieurs, mais lorsqu’ils sont pris de boisson, le maître et le valet sont pareils.
    Maintenant, vous pouvez regarder la longue-vue.
    De la galerie du Grand Hôtel désaffecté de Berg am See où il nous avait entraînés cette fois-là, pendant que Grossmutter et nos tantes préparaient le goûter au milieu des gentianes, Grossvater désignait un chemin longeant un promontoire d’herbe ensoleillée d’où il semblait qu’on eût pu se lancer dans les eaux de cristal émeraude du lac, en contrebas.
    Regardez, disait Grossvater, mais chacun son tour : voilà par où arrivaient les hôtes, dans le temps, tous à dos de mulet, sauf le prince Fiodor qui se faisait transporter par l’ancienne chaise à porteurs.
    Et là-haut, poursuivait Grossvater, c’est le Teufelhorn.
    A la longue-vue, on voyait deux espèces de cornes et l’arête d’un long museau de pierre à l’aplomb du clocher de la chapelle anglicane flanquant le Grand Hôtel.
    C’est là-haut que le Sepp emmenait les Messieurs pour quelque argent, disait Grossvater. Des trois fils du carillonneur de Berg am See, ce Sepp était le seul qui ne buvait pas, et puis on disait que sa bravoure en faisait un autre Winkelried.
    Alors le prince Fiodor, quand il s’est mis à tousser, a voulu que le Sepp monte au Teufelhorn pour y allumer un feu à l’occasion de son anniversaire. Et les Messieurs buvaient avec lui, ce soir-là, en attendant la tombée de la nuit. Et le prince Fiodor, à l’instant où l’on a vue la lueur du feu sur la montagne, s’est levé et a dit qu’il allait bientôt mourir mais qu’il laisserait un pécule au Sepp à la condition qu’il commémore ainsi son souvenir d’année en année. Et il en fut selon sa volonté, après le décès du pauvre type, jusqu'à ce triste printemps où l’avalanche a emporté le Sepp.
    Dans le temps, dit encore Grossvater, comme nos tantes, probablement à notre recherche, donnaient de la voix de tous côtés, on ne vivait pas comme au jour d’aujourd’hui, et pourtant il y avait déjà le Bien et le Mal, et en cela rien n’a changé.
    Au commencement, Dieu n’a pas créé le riche et le miséreux, mais Il a établi Adam et Eve dans le jardin, et c’était bien comme ça.
    Ensuite, tout remonte à la faute, sans quoi vous n’auriez pas tant de pauvres bougres. Car voilà ce qui se passe depuis l’affaire du Serpent : l’homme fait tout ce qui est défendu, et c’est alors qu’il s’égare dans les ténèbres, tout comme Caïn que Dieu a maudit.
    A supposer que vous donniez la même somme le matin à deux particuliers, ajoutait-il, vous pouvez être sûrs que le soir, l’un des deux aura tout dépensé alors que l’autre se sera dépêché d’aller faire un versement à sa Caisse d’épargne. Et Grossvater nous enjoignait, une fois de plus, de mettre de côté sou par sou afin d’avoir de quoi plus tard.
    D’un côté, il y a donc le Bien, disait-il encore, et de l’autre il y a le Mal. Ce que l’homme a semé, il le moissonnera.
    Grossmutter qu’on voyait coudre ensemble des carrés de laine destinés aux missions des pays chauds, c’était le Bien. Tandis que le mal était d’enfreindre les Dix Commandements, de céder à l’attrait de l’un ou l’autre des Sept Péchés Capitaux, de ne pas honorer la mémoire du Général, de fouler les plates-bandes de tante Greta, de se présenter à table les ongles en deuil ou de ne pas se tenir tranquille à la messe au risque de se trouver privé non seulement du Salut mais encore de la traditionnelle friandise de l’étape dominicale au tea-room La Couronne.

  • Fugue pour rien

    Retour sur le Prix Médicis
    On ne sait trop où fuit le protagoniste de Fuir, mais il y fuit et on le suit, un peu comme on jouerait à suivre n’importe qui dans la foule de la rue, à ceci près que le quidam fuit jusqu’en Chine, ce qui n’est guère plus remarquable pour lui que s’il fuyait en Belgique ou dans sa baignoire. L’important n’est évidemment pas dans ce qu’il découvre en Chine (à savoir rien) où il ne sait pas ce qu’il cherche ni non plus ce qu’il fuit, ayant constaté que ceux qu’il croyait le menacer ne le menacent pas vraiment, qu’il se fait des idées et que tant qu’à fuir il le pourrait aussi bien à l’île d’Elbe où le ramène bientôt une téléphone de Marie, l’amie qui l’a envoyé en Chine pour affaires chic et qui perd ensuite son père, comme cela arrive dans la vie.
    Ce qui compte n’est pas le but mais le chemin, disait un sage plein de sagesse, et c’est ce qu’on se dit en fuyant dans la foulée de l'élastique personnage de Toussaint qui bondit et rebondit de page en page et de lieu en lieu en faisant pom-pom comme une balle de tennis sur un court élégant. Dans la foulée on copule dans une étroite chiotte de train chinois, ce qui peut faire sourire si l’on considère l’immensité disponible en Chine pour s’adonner à la Chose, mais ce n’est qu’une péripétie de cette fuite où tout se fait comme ça, pour rien peut-être ? Presque aussi rien, n’était le Médicis, que de passer trois jours chez la mère du Goncourt…

    Jean-Philippe Toussaint. Fuir. Minuit, 185p.

  • Comptines de l'horreur

    La Question à la scène

    Lorsque Katek Yacine, le poète algérien, raconta la tragédie vécue par son peuple à Bertolt Brecht, celui-ci lui conseilla d’en faire… une comédie. Or c’est le même choix, apparemment paradoxal, mais qui aboutit à un résultat troublant, qui oriente l’adaptation « décalée » de La question d’Henri Alleg, telle que l’ont conçue François Chattot, signant à la fois la mise en scène et une scénographie un peu surchargée, frisant le kitsch, et Jean-Pierre Bodin, en interprète hypersensible, vivant le texte dont l’abomination l’amène, malgré son apparent détachement, à un pic final d’émotion.
    Le texte de La question détaille, de manière déjà très théâtralisée, quoique sans pathos, en séquences évoquant puissamment le décor, les objets et les traits de chaque personnage, les séances successives de torture, par l’électricité (la fameuse « gégène »), l’eau, les coups et le sérum de vérité, qu’Henri Alleg a subi durant un mois dans sa prison d’Alger, en juillet 1957. Le but de ces supplices était de faire cracher au prisonnier les noms de ses camarades. Or Alleg a opposé, au sadisme de ses tortionnaires prétendant défendre la Civilisation contre les menées des « ratons », la conduite sans faille d’un « dur », ainsi que les paras l’auront eux-mêmes reconnu. Ce récit bouleversant pourrait être dit sans le moindre effet sur une scène dépouillée. Or la présente interprétation, immédiatement mise à distance par le ton et les postures du comédien, en module la progression par de multiples contrepoints, dont les plus convaincants tiennent à la reprise, sous forme chantonnée et rimée à la manière des comptines enfantines, d’éléments du récit particulièrement odieux. Ce parti pris n’allait pas sans risque d’édulcoration, accentuée par le bric-à-brac de la scénographie. Mais Jean-Pierre Bodin le « vit » en incarnant bel et bien la noblesse et la dignité des mots opposés par Henri Alleg à la vulgarité bestiale de ses bourreaux et à l’abjection de leurs supérieurs.
    Vidy-La Passerelle, jusqu’au 18 décembre. Loc : 02 619 45 45 ; www.vidy.ch

    Photo Mario del Curto: Jean-Pierre Bodin 

  • Les mots du vrai

    En lisant Poisson-Tambour de Corinne Desarzens


    A La Désirade, ce jeudi 1er décembre. – Le ciel est ce matin comme d’acier bleuté, soyeux, limpide, dur et doux, en train de se roser au-dessus des monts enneigés, et le lac coule immobile comme une chape argentée jusque-là bas où elle dort encore, le lac immense qui me rappelle une fois de plus le Saint-Laurent que nous avons longé ensemble un jour durant en Falcon blanche à ailerons, elle et sa fille folle de chevaux, elle qui est un peu cheval et qui écrit par terre et dont les mots donnent des quatre fers dès la première page de ce livre que j’attendais comme aucun autre ces temps.
    Je ne prétends pas que les autres soient faux, mais je sais que celui-ci est vrai. Pas à cause de l’exorcisme seulement. Pas seulement à cause du train-congre arrêté sous ses fenêtres dont l’immobilité lui a annoncé, avant le coup de téléphone, que c’était pour son frère. Pas à cause seulement de ce drame mais à cause de tout ce qui amène chez elle aux mots.
    Et voici ses premiers mots sous la couverture de Nicolas de Staël qui était du même métal pur où la moindre paille fait tout éclater :
    « On ne connaît pas ses proches. Rien de nos plus proches. Je ne sais rien de mon frère. Pas même s’il préférait le vert au bleu, ni ce qu’il mettait dans son café. Ni le diamètre de sa calvitie. J’aurais dû monter sur une chaise, pour le savoir, ou passer derrière lui, les rares moments où il acceptait de s’asseoir. Il était grand, beau, brusque, le poil acajou, de cette nuance que n’importe quelle femme voudrait avoir aujourd’hui. Je ne l’ai jamais touché. Parler vaut mois que toucher »...
    Je serais tenté de recopier ce livre de bout en bout, comme d’une écriture sainte. Mais non je ne mélange pas tout : je sais à peu près ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Cela s’annonce par un tambour, et c'est une parole toute simple et belle qui va dire de grandes choses sans en avoir l’air. Par exemple : « C’est un dimanche. Dimanche n’appartient pas au temps. Dimanche appartient au sucrier. Au lait, à la farine, à l’œuf. Les miettes parlent. Le lait empêche de crier. Les heures avancent autrement. Un sursis. Un jour confortable sans rien d’autre à faire que d’être ensemble ».
    Puis un choc. Le souvenir d’avoir une nuit percuté un grand duc. Le « bruit d’oreiller » du grand duc. « Ce choc sourd parle d’un plumage merveilleux, de la nuit, partout, de lenteur plus que de violence »…


     

  • Les Mahométans


    Chez les Mahométans disait Grossvater, à celui qui a volé, on coupe la main. Ce qui est juste est juste. Et il faisait le geste, avec une main, de trancher l’autre, supposée avoir fauté.
    Au-dessus du poêle de la Stube (la chambre commune) se trouvait une grande photographie montrant Grossvater et Grossmutter au temps du Royal, juchés sur deux chameaux que conduisaient deux personnages vêtus de longues robes noires.
    Celui qui va devant, nous avait dit Grossvater, c’est Mustapha, ce qui nous avait fait rire, à cause du maraudeur tigré de nos voisins, à la Rouvraie. Et celui de Grossmutter, c’est Brahim. Le Dieu de Mustapha et de Brahim est Allah. Quand ils vont prier, ils se prosternent ainsi en direction de La Mecque – et Grossvater s’était prosterné devant nous –, et jamais ils n’osent boire une goutte d’alcool, car Allah l’a défendu. Et nous pouvions distinguer, sur la photo sépia, les mains intactes des deux Mahométans.
    Ensuite nous passions à table. Durant la prière, je fermais les yeux pour mieux voir Dieu, ainsi que me l’avait recommandé Tante Greta. Et le soir, après qu’il avait rangé sa bécane de colporteur à côté de l’atelier du facteur d’orgues, son plus vieux locataire, Grossvater y allait d’une autre litanie.
    On reconnaît l’homme à son travail, disait-il. Lorsque Dieu a chassé Adam et Eve du Jardin, Il savait ce qu’Il faisait. On doit faire son travail comme il faut. Parce que si l’homme ne travaille pas, il va à la taverne et s’enivre pour oublier. Et comme l’argent vient bientôt à lui manquer, car tout se paie, voilà que l’homme est dans les dettes jusqu’au cou.
    En outre, convoiter des douceurs, lit-on dans les Proverbes, est un péché, disait Grossvater.
    Ainsi, au moment où, rituellement, avant le coucher, Grossmutter faisait passer, autour de la table de la Stube, la grande boîte ornée de vues polychromes des Alpes toujours pleine de choses délectables, les yeux de Grossvater se vrillaient-ils soudain à sa Bible ou à ses glossaires.
    De fait, l’Ecriture Sainte et les langues étrangères qu’il avait pratiquées jadis, et dont il se gardait tant bien que mal de perdre l’usage, constituaient l’essentiel de ses lectures vespérales.
    Telle année, il nous apprenait ainsi à souper que le fromage, en arabe, se dit ghibne ; et telle autre, que l’expression appropriée à l’infortune du voyageur victime de quelque Italien aux doigts longs se traduit par gli è stato rubato il portafoglio.
    Or, dès que Grossvater se mettait à parler d’autres langues que celles de Guillaume Tell ou du Général, son regard s’allumait.
    Il disait good night, sleep well en se penchant vers nous, ou bien il disait buenas noches, hasta manana, ou encore, en français pointu de Paris, qu’il connaissait d’un séjour au Ritz, au temps de son apprentissage, il disait bonsoir Froufrou en clignant de l’œil à celle de mes sœurs qui étaient là, et Tante Greta secouait la tête, l’air de trouver que c’étaient là de drôles de manières, cependant que, de son côté, Grossmutter demeurait silencieuse comme à l’accoutumée, les yeux baissés sur son ouvrage.
    Puis l’une ou l’autre de nos tantes nous conduisait à la mansarde et, si c’était Tante Greta, nous faisait répéter les versets du jour :

    « Dans les cités de la savante Asie
    Chez les enfants sauvages du désert
    Et jusqu’au sein de la Polynésie
    La Vérité marche à front découvert ».


    La mansarde exhalait des odeurs d’herbes séchées, de naphtaline et de vieux chapeaux.
    Pour échapper aux yeux scrutateurs de l’ours aux parapluies, je n’avais qu’à me tasser sous le duvet, contre la paroi orientée au levant, vers le Mont Righi et La Mecque, pendant qu’on nous faisait la lecture de Pinocchio.
    Pinocchio était en bois et il parlait, tandis que l’ours aux parapluies, qu’on avait retiré du hall d’entrée parce qu’il faisait nid à poussière, au dire de tante Greta, ne parlait pas bien qu’il fût lui aussi en bois.
    Quant à mon Mâni (ours en peluche), il n’était en bois ni ne parlait, mais c’était mon Mâni que je n’aurais lâché, en de tels instants, pour tout l’or du monde.




  • Question de conscience

    Rencontre avec Henri Alleg, auteur de La Question.

    En février 1958 parut, aux fameuses Editions de Minuit (issues de la Résistance), un petit livre terrible décrivant, faits précis et noms à l'appui, la pratique de la torture appliquée dans les commissariats et les prisons d'Algérie par les policiers et les militaires de la France démocratique. L'auteur de ce témoignage, Henri Alleg, se trouvait encore incarcéré, après avoir été torturé en juillet 1957. Lié à la cause de l'indépendance algérienne depuis ses jeunes années, membre du Parti communiste et directeur dès 1950 d'Alger républicain (où Albert Camus avait passé avant lui), Henri Alleg fut condamné à dix ans de prison pour «atteinte à la sûreté de l'Etat». Au péril de sa vie, il parvint néanmoins à transmettre à son avocat, sous forme de feuillets réduits en petits cubes, les pages de La question que son épouse Gilberte, chassée d'Algérie à Paris, dactylographiait à mesure. Dès sa parution, La question provoqua un débat virulent, exacerbé par son immédiate interdiction. Pour éclairer la destinée d'Henri Alleg, Mémoire algérienne , captivant récit paru récemment, retrace, de 1939 à l'indépendance, et au-delà, la saga d'un engagement existentiel et politique irréductible, certes marqué par la stricte observance communiste mais relevant finalement de l'absolue fidélité d'un homme qui a «payé» pour son idéal…

    - Henri Alleg, quelle signification particulière revêt la création théâtrale, aujourd'hui à Lausanne, de La question?
    - L'impact de ce livre est évidemment tout autre qu'à sa parution, à l'époque d'une guerre qu'on présentait comme celle de la civilisation contre la barbarie, dont mes révélations entachaient gravement l'image. L'ensemble de la presse a d'abord ignoré ou nié mon témoignage, avant que les plus grandes consciences de l'époque, de Sartre à Malraux, Mauriac ou Martin du Gard, ne prennent ma défense. Ensuite, il aura fallu quarante-cinq ans jusqu'à la reconnaissance des faits par les ordonnateurs de la torture, tels Massu et Aussaresse. Aujourd'hui, c'est le débat sur la torture d'une manière plus générale qui est relancé, notamment au moment où les Américains la réintroduisent par des voies détournées, quand ils ne visent pas à la légaliser. Je suis content, en outre, que cette adaptation défendue avec beaucoup de conviction et de talent par l'équipe réunie se fasse en Suisse, où j'ai retrouvé la liberté en 1961, après mon évasion de la prison de Rennes, et plus précisément à Lausanne, où La question fut réédité peu après son interdiction, à l'initiative de Nils Andersson.
    - En tant que communiste, comment avez-vous réagi lorsque vous avez appris que la torture, entre autres crimes, avait été commise au nom de votre idéal? Pensez-vous que celui-ci justifiait de tels «moyens»?
    - Moralement et politiquement, je ne pense pas que la fin puisse jamais justifier les moyens. Lorsque nous étions en Algérie, nous nous préoccupions surtout des problèmes liés à la situation du pays. En ce qui me concerne, je ne savais pas, alors, ce qui se passait exactement en Union soviétique, qui restait un modèle à mes yeux. Par la suite, la révélation progressive des erreurs ou des crimes commis au nom du communisme n'a pas entamé l'idéal auquel je croyais et continue de croire. Cela étant, il ne faut pas se masquer la réalité: si nous voulons qu'une société plus juste advienne un jour, nous avons à étudier très précisément ce qui s'est passé pour en tirer les conséquences. Pour l'essentiel, je reste cependant fidèle à mes positions de jeune homme, n'ayant jamais désiré faire fortune ni exercer aucun pouvoir. En définitive, je n'ai jamais fait qu'aspirer à un monde plus fraternel, et cela me semble plus d'actualité que jamais, alors que l'inégalité, le chômage, la misère, l'absence de perspectives désespèrent tant de jeunes gens, comme on l'a vu tout récemment en France.
    - Quels vœux faites-vous pour l'avenir de l'Algérie?
    - Le combat pour l'indépendance de l'Algérie que nous avons mené ne se bornait pas à la conquête d'un drapeau, mais devait concrétiser les aspirations de nombreux autres pays colonisés. Nos espérances n'ont pas été satisfaites, la démocratie a été ruinée par des méthodes dictatoriales et le pays a été vidé d'une partie de ses meilleurs éléments, découragés par les conditions de vie, et saignés par dix ans de terrorisme. Quant à l'avenir, je ne le vois qu'avec le retour à la démocratie, contre le règne d'une minorité qui fait, si j'ose dire, son beurre sur le pétrole et le gaz…

    »Vidy, La Passerelle. La question. Jusqu'au 18 décembre. Loc.: 021 619 45 45; www.vidy.ch
    »Henri Alleg. Mémoire algérienne. Stock, 407 pp.
    La question. Minuit, 111 pp
    .

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 30 novembre

    Photo de Patrick Martin







  • Une rencontre délicate

    Questions à Henri Alleg

    Je vais rencontrer demain le vieux communiste Henri Alleg auteur de La question, où il a témoigné de la torture qu’il a subie en Algérie, et qui fait l’objet d’une adaptation théâtrale en nos murs.
    J’ai préparé cette rencontre en lisant Mémoire algérienne, le gros ouvrage qu’il vient de publier et qui me laisse extrêmement perplexe. A le lire, en effet, j’ai le sentiment que le communisme dans le monde n’a répandu que des bienfaits ou que, dans les pires cas, ce fut toujours  à cause de ses ennemis qu’il a failli.
    Or je me demande bien ce que va répondre ce vieux-croyant aux questions que je vais lui poser. En premier lieu, je vais lui demander ce qu’il ferait en Algérie, aujourd’hui, à supposer que lui soient donnés les pleins pouvoirs. Ensuite je vais lui demander quelle Algérie il appelait de ses vœux à l’époque de Ben Bella ? Puis je vais lui demander s’il est, aujourd’hui de par le monde, un régime qui corresponde à ses vœux ? Lui qui a signé un Victorieuse Cuba persistera-t-il à chanter des louanges à Castro ? Enfin je vais lui demander ce qui le révolte le plus dans le monde actuel et s’il est, à ses yeux de contempteur de la torture, des fins qui, pour certains régimes, justifient certains moyens ?
    Je ne sais trop ce que va donner cette rencontre. Le vieil homme est paraît-il adorable, mais je n’adore pas son livre et me demande si Madame Epouse, qui supervise chaque entrevue à ce qu’on m’a dit, adorera vraiment mes questions ?

  • La Faute


    Avec l’argent de ce taxi, dit une fois Grossvater d’un ton de reproche à Tante Greta, comme nous venions de débarquer pour les grandes vacances, on aurait acheté une quantité de pain !
    Alors tante Greta lui répondit du tac au tac, tout en dialecte, tandis qu’elle rangeait nos vêtements dans la penderie et que Tante Lena montait le reste de nos affaires à la mansarde.
    Mais Grossvater poursuivait déjà : Dieu n’a pas pu vouloir le gaspillage.
    Au commencement, il a mis Adam et Eve dans le Jardin, et tout était en ordre : les fleurs poussaient. Chacune selon son espèce, les arbres donnaient et il y avait aussi des denrées coloniales et des comestibles, selon leur espèce.
    Dieu avait tout prévu de manière à ce qu’on fût paré, mais voilà que l’homme a fauté.
    L’homme veut toujours plus, disait Grossvater, alors il finit par faire des dettes.
    Nous n’y comprenions rien, les enfants. Cependant, nous imaginions le lapin et le cheval fumant leurs cigarettes, sans oser nous échapper de là.
    Quant à nos tantes, elles s’évertuaient à le faire taire, mais Grossvater continuait, imperturbable : et parce qu’il a fauté, l’homme a été chassé du Jardin, et la femme avec, et Dieu les a punis en les envoyant travailler à la sueur de leur front. Jawohl !

  • Un grand roman

    En lisant Le siège de l'aigle de Carlos Fuentes

    On mesure mieux, à la lecture du Siège de l’aigle de Carlos Fuentes, le grand vide du roman français actuel, à quelques exceptions près. En tout cas je ne vois pas, pour ma part, un seul titre de ces dernières décennies qui puisse rivaliser avec cette magnifique intelligence de la politique et des grands fauves qui se disputent le pouvoir, cette pénétration de la psychologie humaine et cet art retors de pur romancier qui fait apparaître, l’un après l’autre, et comme en ronde-bosse, par le seul truchement de lettres qui s’entrecroisent, ces formidables personnages gravitant, en 2020, trois avant l’élection de son successeur, autour du Président mexicain qui vient de sortit de son aboulie pour tenir tête aux Américains après leur invasion de la Colombie.
    Je n’ai jamais mis les pieds au Mexique mais après 220 pages de ce roman, qui n’est en rien « documentaire » au demeurant, j’ai l’impression d’avoir vécu dans ce pays et d'en avoir parcouru les hautes sphères feutrées et les quartiers populaires, alors même que tout ce qui se rapporte à son économie, à ses intrigues politiques, à ses problèmes sociaux (paysans, étudiants, crime organisé, etc.) me renvoie à la politique et à l’économie de nos pays, et que les personnages qui s’y dessinent renvoient à un théâtre de tous les temps, de Plutarque à Macbeth.
    Qui a fait, en Europe, en France, en Allemagne, en Italie, un roman aussi clair et limpide de forme, sur une matière aussi trouble et complexe, et qui sonne si vrai et qui nous en apprenne tant ? Car c’est cela même : comme dans Les illusions perdues de Balzac ou dans la Trilogie américaine de Philip Roth, on apprend une quantité de choses dans Le siège de l’aigle, tout en observant cette étonnante empoignade de prédateurs qui ne sont jamais des caricatures (on se rappelle le pauvre Automne du patriarche de Garcia Marquez) et que le jeu du roman épistolaire permet de traquer dans leur intimité masquée ou leur obscène fausse franchise. Quel savoir et quel culot de voyou (un vrai romancier doit être un voyou), quelle malice et quelle vieille tendresse (le vrai romancier donne raison à tous ses personnages), enfin et surtout : comme on se sent bien là-dedans. Voilà ce qu’on voudrait lire aussi en Europe. La semaine passée, j’ai relu des pages d’ Henri le Vert de Gottfried Keller, et je me disais : voilà ce qu’on voudrait lire aujourd’hui en France, tandis que François Nourissier tremblote et que Michel Tournier radote. Or le plus amusant est que Fuentes, avec un clin d’œil, parle du Nobel de littérature attribué en 2020 à l’écrivain Cesar Aira. Et voilà la générosité des grands : du coup je me suis rappelé que je voulais lire Varamo de l'Argentin magnifique, et suis allé le repêcher dans la pile des « à lire absolument , sur quoi j’y ai passé l’après-midi, avant de redescendre en plaine acheter La princesse Printemps. Quel plus beau titre un soir de neige à vous enchaîner dans la brouillasse : La princesse Printemps, chez un éditeur qui se nomme Dimanche !

    Cesar Aira et Carlos Fuentes

  • Cabaret TasteMot

     

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    INVITATION

     

     

    Le Passe-Muraille au Cabaret Tastemot

    Une soirée de lecture festive avec :

    la brève présentation du

     Passe-Muraille de l’Antiquité à nos jours,

    la lecture de Bingo, monologue inédit d’

    Antonin Moeri,

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    par Salvatore Orlando, assisté d’un DJ.

     

    La lecture de La Symphonie du loup de

    Marius Daniel Popescu,

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    et diverses lectures-minute

     de textes parus dans

    Le Passe-Muraille

    par des comédiens amis.

     

    Cabaret TasteMot

    Lausanne. Théâtre 2.21. Industrie 10.

    Jeudi 29 novembre 2007, dès 21h, Salle 2.

    (Entrée libre. L’on y mange. L’on y boit. L’on y exulte).

    « Si vous n’aimez pas Le Passe-Muraille, abonnez vos ennemis ! »

     

  • Retour à Gorki


    En pensant à Tchékhov


    A La Désirade, ce lundi 28 novembre
    . – Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov. Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil « ingénieur des âmes » chambré par le Soviet suprême. Ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je hier soir, à genoux dans la putain de neige devant ma putain de voiture, ne me rappelant plus comment encore on ajuste ces putains de chaînes, et pensant à Tchékhov.
    J’avais repris depuis quelques jours la lecture de Gorki, dont vient de paraître le premier volume des Oeuvres en Pléiade. Je m’étais rappelé ma lecture, une nuit à Sorrente, de la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez vous de tellement sensible et délicat. Je pestais contre mes putains de chaînes que mes mains glacées ne parvenaient pas à désentortiller dans la nuit plus russe que russe, et je pensais à Tchékhov, mon âme chantonnait tandis que le chien Fellow se tirait des lignes de neige en twistant comme un fol autour de moi, le rat ; et j’imaginais le docteur partant seul dans la nuit sur son traîneau, à l’appel d’un malade à dix verstes de là, et flûte pour ces putains de chaîne, me suis-je alors dit, je rentre à pied à l’isba, à peine trois verstes, ça me donnera le temps de penser à Tchékhov - et voilà que me revenait cette phrase d’Anton Pavlovitch au jeune Gorki : « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part »…

  • Allées et menées du pouvoir

    Sur Le siège de l'aigle de Carlos Fuentes

    On est très vite entraîné dans le vif du dernier roman de Carlos Fuentes, par l’entremise d’une femme de tête, la cinquantaine et dans la haute politique mexicaine, qui drague épistolairement un fringant trentenaire qu’elle vient de rencontrer et qu’elle se propose d’aider à se mettre en selle avant de lui ouvrir son bunker privé. Cela se passe en 2020, alors que le président mexicain vient de damer le pion aux Américains en refusant de cautionner leur invasion de la Colombie et de s’opposer à la hausse du prix du pétrole. Par mesure de rétorsion, les USA ont coupé toute liaison entre le satellite qu’ils contrôlent et le Mexique, de sorte que celui-ci se trouve privé de toute forme de communication, obligeant les protagonistes du roman à s’exprimer par lettres. Et tout de suite ça vole très haut, c’est allant, dense et captivant. La grande silhouette de Machiavel ne tarde à se profiler à l’horizon, d’emblée les intrications de la passion du pouvoir et des menées humaines, sentimentales ou sexuelles, nourrissent ces vifs échanges, et ça y va. La distribution aligne donc Maria del Rosario Galvan, qui dit (entre autres) que le ressentiment est le vice national du Mexique et l’injustice l’écriture sacrée des terres latino-américaine; le jeune Nicolas Valdivia en lequel on pressent un Julien Sorel à dégaine de métis aussi séduisant de corps que d’esprit; ou encore Xavier Zaragoza dit Sénèque le conseiller du Président dont il flatte le « moi moral » tandis que son contraire, Tacito de la Canal, figure l’âme noire et servile de ces coulisses du théâtre d’Etat. Bref ça a l’air parti pour un beau grand roman de conjecture politique, dont les personnages sont immédiatement campés avec vigueur. On passera volontiers trois jours en leur compagnie, au lieu d’embêter la mère de Weyergans…
    Carlos Fuentes. Le siège de l’aigle. Gallimard, 443p

  • Du minimalisme


    Dans le blanc du jour naissant

    A La Désirade, ce vendredi 25 novembre. –La neige était là tôt l’aube, la féerie de toujours mais ce matin plutôt comme une ombre blanche aux fenêtres - et justement je resongeais à ce monde apparemment réduit à rien du minimalisme qui peut relever aussi bien de l’impuissance créatrice que de l’ascèse poétique, comme dans les épures de Rothko, et je revoyais l’immensité apparemment vide de Gerry,le film de Gus Van Sant que j’ai regardé hier soir, juste après avoir repris la fin du roman de Jean-Jacques Nuel, Le nom, qui se risque lui aussi sur le fil du rasoir du vide apparent.
    Il ne se passe à peu près rien dans Gerry où deux amis se perdent dans la vastitude infinie d’un paysage, mais ce désert est aussi vibrant de présence que celui dont parle Théodore Monod, et ce qui se passe, à peu près sans mots, entre les deux garçons, reste étrangement prenant. De la même façon, et malgré le paradoxe et le risque encouru par toute forme de « performance » littéraire, le roman de Jean-Jacques Nuel résiste à la vacuité et non seulement par la musique de l’écriture mais par tout ce qui filtre de la présence du romancier et de ce qui pour l’écrivain relève de l’essentiel, en deçà et par delà le nom qu’il écrit et réécrit comme un écolier sa première page de lettres copiées à la ronde ou, comme un saint au désert, ce qu’on appelle la prière du cœur, se bornant aux mêmes mots répétés à l’infini.
    Or que dire de plus à propos de ces expériences-limites ? Peut-être ceci: qu’elles constituent des pointes qui s’émoussent à la moindre réitération complaisante. Ainsi le minimalisme devenu système, en peinture, sombre-t-il dans le dérisoire, de même que le maniérisme du rien en littérature, quand telle vie minuscule ou telle petite gorgée de bière se réduisent au must d’une mode…
    Il y a des moments de présence intense dans Gerry, quand les garçons marchent au bord du ciel ou dans le sel éblouissant-assoiffant du désert, quand Gerry évoque ses royaumes imaginaires à côté du feu de nuit ou lorsque couchés, exténués, leurs corps se rapprochent, leurs mains se cherchent, leurs sentiments mêlés d’affection et de rage esquissent une lutte-étreinte les rejetant finalement dans leur solitude muette tandis que le ciel roule ses vagues bleues en accéléré - mais tiens, voici du bleu sur la neige justement, voici les détails de la vie, voici le monde émerger du blanc…

  • La poésie défie la Machine


    Artaud sur la Toile

    A La Désirade, ce 24 novembre (soir) – J’avais repris les œuvres de l’énergumène pour lire de mes yeux les mots éclatés d’Artaud le Mômo, et j’ai lu « L’esprit ancré / vissé en moi / par la poussée psycho-lubrique / du ciel /est celui qui pense toute tentation / tout désir / toute inhibition », j’ai lu « o dedi / a dada orzoura / o dou zoura / a dada skizi », j’ai lu « o kaya / o kaya pontoura / o ponoura / a pena /poni », je me suis rappelé ces mots sortant des babines du grand bambin couillu babolant dans son corps tournoyant, au théâtre l’autre soir, et j’ai repris au vol « C’est la toile d’Araignée pentrale / la poile onoure / d’où–ou la voile, /la plaque anale d’anavou », et j’ai lu encore «(Tu ne lui enlèves rien, dieu / parce que c’est moi. Tu ne m’as jamais rien enlevé de cet ordre. /Je l’écris ici pour la première fois, /je le trouve pour la première fois », et j’ai noté ces mots : « Je l’écris ici pour la première fois/je le trouve pour la première fois », car c’est cela même Artaud pour moi, Comme Van Gogh ou comme Louis Soutter, tous trois foudroyés à consommer tout cru à pleine langue et les dents dans la viande des mots, d’ailleurs je zappais et lisais maintenant : « On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche, dans un monde où on mage chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et rage, te que cueilli à sa sortie du sexe maternel ».
    Je lisais ces mots écrits à l’instant pour la première fois, puisque lus comme ça pour la première fois par moi, et je pensais à la Toile, poile onoure ou pentrale peu importe, mais à l’Araignée, et je voyais Artaud dans la Toile, le sceptre levé : « La pointe extrême du mysticisme, /je la tiens maintenant dans le réel et dans mon corps, /comme un balai de cabinets », me disant : qu’est-ce que cela change ?
    Qu’est-ce que cela change Internet ? J’envoie à l’instant Louis Soutter sur l’Internet, il titube, il rouspète, mais il a ses plumes et son encre chourée au bureau de poste voisin (il y a encore des postes à la poque de la poile onoure ou pentrale) et mon compère Antonin (l’autre, l’ancien comédien lui aussi devenu nécrivain) qui m’écrit des SMS ou des Mails à chaque bouquin que je lui intime de lire me répond : sûr qu’Artaud le Mômo campe sur la toile - même qu’il y a son trou noir où ces mots flamboient : « L’intelligence est venue après la sottise/laquelle l’a toujours sodomisée de près – Et après »…


    Et après il y avait l’objet à la pointe extrême du regard de Van Gogh, et téléphone ou pas, il y avait la douleur à la pointe extrême du regard de Louis Soutter, et fax laser ou pas il y a ce fou d’Artaud qui dit tout et le contraire de tout mais qui le dit et le vit et ce cri échappe à toute connivence de ma part ou de la tienne, il dit au flic du Dôme qui veut le copiner : « Pas de tutoiement, ni de copinage, / Jamais avec moi,/ pas plus dans la vie que dans la pensée », et ça c’est partout qu’il le dit, il n’y a qu’à lire, l’Internet n’est rien, les machines ne baisent pas le corps, c’est le corps qui baise l’esprit et l’esprit rend gorge : « Le ciel du tableau est très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre. La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclair. Van Gogh a lâché ses corbeaux comme les microbes noirs de sa rate de suicidé à quelques centimètres du haut et comme du bas de la toile. Suivant la balafre noire de la ligne où le battement de leur plumage riche fait peser sur le rebrassement de la tempête terrestre les menaces d’une suffocation d’en-haut. Et pourtant tout le tableau est riche. Riche, somptueux et calme le tableau »…



  • Ecrivains en vitrine


    Le Centre Culturel Suisse à Paris n’existe pas

     «La Suisse n’existe pas » était l’un des slogans de la politique culturelle branchée à l’époque de l’Exposition de Séville, et Madame et Monsieur Barjo, qui l’inspiraient, ont remis ça lors de la Foire de Francfort de 1995, illustrant l'effort désormais exemplaire de «ceux qui freinent à la montée» avant de se trouver un rejeton en la personne de Michel Ritter, actuel directeur du Centre Culturel Suisse de Paris, sis en plein Marais, rue des Francs-Bourgeois.
    La dernière trouvaille de ce bon M. Ritter, à l’occasion des vingt ans du Centre qu’il pilote depuis trois ans avec son team, est de proposer aux artistes et écrivains (et écrivaines) qui ont marqué la vie culturelle helvétique de ces dernières décennies, de les enfermer une heure durant dans une vitrine afin de les présenter aux visiteurs de son Culture Shop. A préciser que cet « événement », que dis-je cette « performance », cette « installation » se prépare actuellement sous le sceau de la plus solennelle confidentialité, pour « conserver entier l’effet de surprise ». Mais comment ne pas se réjouir anticipativement d'une initiative aussi originale et lui donner la plus large publicité ?
    Pour illustrer la générosité de nos instances culturelles à l’égard des artistes et écrivains (et écrivaines) du beau pays de Heidi, et justifier la peine (dure est la vie d'artiste) que représente leur mise en vitrine durant un temps même relativement bref (quoique infini dans son déploiement symbolique), le rejeton de Madame et Monsieur Barjo « offre » à ses invités le voyage à Paris, leur hébergement et les repas (TVA inclue) pris aux heures réglementaires durant leur séjour.
    Les esprits chagrins relèveront peut-être que le même Michel Ritter, qui a mis récemment sur pied à Poussepin ce qu’il n'a pas hésité à appeler un « Salon du Livre », où étaient également « invités » des éditeurs et des auteurs, s'est borné à leur « offrir » 500 francs suisses pour une semaine de séjour. Alors quoi, deux poids deux mesures selon qu'on est en vitrine ou pas ? Mesquinerie que tout ça: quand on est ressortissant d'un des pays les plus riches du monde, on ne compte pas...
    A propos des vitrines de Michel Ritter, une autrice de nos amis (que dis-je une auteuse, une autoresse) a proposé à son invitant de placer une petite lumière rouge au-dessus de chaque personnalité exposée, comme dans les quartiers les plus performants d’Amsterdam. On ignore encore si chaque vitrine disposera d’un rideau propre à masquer certains events particulièrement créateurs...

    Ce qui est sûr en attendant,  c'est qu'après la tenue du fameux Salon du Livre en les murs de Poussepin, divers témoignages l’attestent formellement : le Centre culturel suisse à Paris n’existe pas

  • La passion selon Artaud

    Toto le Mômo au Théâtre de Vidy. Rencontre avec David Ayala.

    Peu de génies créateurs du XXe siècle, si l’on excepte un Van Gogh, ont vécu leur art avec autant d’intensité existentielle qu’un Antonin Artaud. Être vrai, rester soi-même, résister à toute soumission dégradante, opposer aux institutions et aux pouvoirs mortifères une conscience de feu et une parole renouant avec les sources essentielles de la poésie, oscillant entre le chant de l’aube (l’homme initial, avant le dressage de l’enfance) et le cri de l’ultime chambardement (Auschwitz ou Hiroshima et leurs suites), telles furent les « valeurs », non pas défendues mais incarnées par ce grand fauve fragile jeté, après Rimbaud, dans un monde culturel où il se déplaçait aussi maladroitement que dans les allées de tout pouvoir. Acteur flamboyant, poète au temps du surréalisme, penseur anti-système, théoricien d’un théâtre renouant avec la vie, auteur à la fois éclatant et méconnu, Antonin Artaud est aujourd’hui un mythe par delà lequel on a redécouvert un écrivain aux vues prémonitoires, d’une cinglante lucidité. On le croyait fou : et voici qu’il invoque le « bon sens » pour nous balancer des vérités d’une pertinence lancinante.
    David Ayala le relève d’ailleurs : « Ce qui m’a impressionné, lorsque j’ai présenté Toto le Mômo pour la première fois, c’est que chacun venait me dire qu’Artaud le touchait personnellement pour tel ou tel constat qu’il fait, puis un jeune homme m’a littéralement pris à la gorge en me demandant : « Et maintenant, moi, je fais quoi ? Est-ce qu’on peut continuer de vivre comme on vit après avoir entendu ça ?»
    Avant de le restituer sur scène, préludant au travail dramaturgique et scénographique qu’il a accompli avec Lionel Parlier et Jacques Bioulès, David Ayala a vécu lui-même un premier choc à la rencontre d’Artaud. Il avait dix-sept ans, n’avait jamais lu quoi que ce fût, jeune sportif de haut niveau à Montpellier, pour lequel littérature et théâtre ne rimaient à rien. Sur quoi telle amie athlète lui fit lire Le théâtre et son double, où il découvrit des choses essentielles… sur la vie.
    Or, estimant qu’il avait une dette envers Artaud, lui qui devint ensuite acteur, et qui vivait personnellement « dans la rage », David Ayala entreprit, après voir découvert les brouillons de la Conférence du Vieux-Colombier (janvier 1947) et les fameux Cahiers de Rodez, évoquant la longue claustration psychiatrique d’Artaud traité aux électrochocs, qu’il y avait « là » quelque chose d’essentiel à transmettre, réalisé en mai 1997 et repris aujourd’hui après un long mûrissement, sur la demande de René Gonzalez alerté par Joël Jouanneau.
    Dans une scénographie « destroy » de Jacques Bioulès, où des chaises-cages et des lampes-étoiles constituent l’essentiel du décor, dans un tourbillon chaotique de poussière et de craie (le poète griffonnant fébrilement ses mots sur le sol de la scène), l’acteur marmonne, éructe, vaticine et, surtout, dit des choses essentielles : sur la guerre qui vient de finir, l’empoisonnement de la psychiatrie, l’envoûtement des sociétés, le nouvel ordre américain, ses femmes, les choses, le bal mené par l’esprit contre le corps, l’anesthésie de toute conscience. Maître-mot : la conscience, prononcé par un apparent ahuri, qui parle « en langue » comme un prophète. Or ce grand vivant nous lance enfin : « Ne vous laissez pas aller au cercueil !». Ou ceci encore : « Qu’est-ce que l’esprit sans le corps ? De la lavette de foutre mort ». Et David Ayala, magistral, de nous ouvrir « l’immensité du corps », dont l’esprit fulgure et nous éclaire…

    Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au 11 décembre.

    Cet article est paru dans l'édition de 24 Heures du 24 novembre

    (Photo Patrick Martin)

  • Une conscience de feu

     La folle lucidité d’Artaud
    C’est l’histoire de l’homme qui se débat comme un fou dans la cage de son corps et dans les codes d’une société et d’un monde qui ont séparé le corps de l’esprit. L’homme en question revient de la guerre que la Raison, incarnée par un Savant, a menée à sa parole de poète et de visionnaire vivant dans son corps la douleur d’être et le refus de se fier aux façades du paraître. Le nom de cet homme est Antonin Artaud, qui revit ces jours sous un chapiteau de théâtre, à Vidy au bord de l’eau, par le truchement d’un spectacle tissé des textes préparatoires de la fameuse conférence du Vieux Colombier (le 13 janvier 1947) où le poète, après neuf ans d’internement, dont trois à l’asile de Rodez, revint à Paris pour s’y expliquer publiquement et dire à ses semblables leurs quatre vérités.
    David Ayala est l’interprète inspiré de ce montage saisissant, où ce qu’on pourrait dire toutes les stations de la Passion selon saint Artaud sont parcourues, jusqu’à la mise en croix de sa parole à la fois christique et iconoclaste. Car nul n’est plus virulent (n’était Nietzsche auquel il fait souvent penser) qu’Artaud à l’égard du Prêtre et du Savant, ces manipulateurs de marionnettes au théâtre de l’Apparence déserté par le sacré. Nul n’est plus virulent contre le Philosophe que ce penseur éruptif en quête de vérité vécue. Nul n’est moins dupe du lyrisme décoratif que ce poète aux images renouant avec l’élémentaire.
    « Ne vous laissez pas aller au cercueil », s’exclame Artaud en constatant la « sacro-sainte soumission » qui nous fait ployer le genou devant les institutions mortifères et toutes les formes d’acclimatation à la mort spirituelle, souvent accomplie longtemps avant notre disparition physique. Or un mot revient à tout moment dans ses proférations, souvent proches du délire ou d’une forme d’incantation « en langue », et c’est celui de CONSCIENCE, qui se rapporte plus à notre relation vivante au réel qu’à aucune instance morale. Conscience du corps fait esprit, conscience de l’immensité du corps,  conscience d’un absolu dont nous éloignent tous les simulacres et qui fulgure dans un verbe incandescent.

  • Le temps de la lecture


    Une belle rencontre occulte aux Petites Fugues ; à propos de Quelle nuit sommes-nous ? de Hafid Aggoune.

    A La Désirade, ce dimanche 20 novembre. – Il a fait un froid de loup, ces derniers jours par les hautes terres de Franche-Comté, où les rencontres chaleureuses se sont pourtant multipliées pour les dix-sept écrivains français et suisses invités à ces Rencontres littéraires itinérantes, de Montbéliard à Audincourt en passant par Poligny, Belfort, Dole et Les Fourgs, Arbois ou Champagnole, entre autres, où les uns et les autres ont fait escale dans telle bibliothèque ou tel centre culturel locaux. Ainsi suis-je allé, pour ma part, parler vendredi après-midi d’un de mes livres (Le maître des couleurs) au collège Pergaud de Pierrefontaine-les-Varans, devant une classe plus à l’écoute qu’en veine de discussion, en dépit de l’attentive préparation de Marie-Agnès Pinault , et le soir, dans la froidure des Fourgs, évoquer les lectures de mes Passions partagées, à l’invite de la bibliothécaire Blandine Duquet, avant de participer, samedi après-midi à Besançon, à un débat sur la lecture (avec Agnès Desarthe, Emmanuel Adely et Mona Thomas) animé par Dominique Bondu, directeur de la manifestation, préludant à une assez éberluante performance de François Bon disant, de la voix et de tout le corps, accompagné par le violoniste Dominique Pifarely, des extraits de Pantagruel et du Quart Livre avec une intelligence physique du texte et des commentaire de la meilleure sauce.
    La vraie rencontre pourtant, en ce qui me concerne ou plutôt les vraies rencontres ont été celles de Christophe Fourvel, qui m’a piloté de lieu en lieu et en qui j’ai découvert un lecteur complice (il a fait le voyage de Montevideo sur les traces d'Henri Calet) et un auteur (je reviendrai sur son dernier livre, où il évoque ses grandes émotions cinématographiques) et, cette nuit même, à mon réveil à cinq heures, dans notre chambre d’hôtel de Besançon aux matelas spartiates, celle, occulte, de Hafid Aggoune, par le truchement de son deuxième livre, Quelle nuit sommes-nous ?, commencé à fleur de sommeil et lu ensuite à haute voix (c’est ma moitié qui conduit toujours) sur la route du retour, enfin achevé dans la lumière retrouvée du lac.
    Livre de lumière arrachée à la nuit, livre à la gloire du livre dont le protagoniste dit qu’il est le seul objet «plus grand que le monde », livre de révolte et d’amour, de fugue absolue et de vraie relation: nul autre ne pouvait m’arriver à meilleure heure, comme toutes ces rencontres inattendues et d’autant plus miraculeuses qui nous adviennent.
    Seul regret alors: de ne l’avoir pas lu hier déjà, pour dire au public du Musée du Temps devant lequel nous évoquions nos passions de lecteurs, que ce livre d’un garçon de trente-trois ans méritait d'être lu toute affaire cessante, exprimant dans une langue extraordinairement limpide et musicale toute la colère pure devant l'aliénation et tout l’amour, toute la ferveur et tout le désespoir d’un jeune homme devant « cette longue nuit d’humanité » dans laquelle nous sommes tous à nous débattre avec, au cœur, comme une flamme dans la tempête, cette « petite phrase bouleversante au cœur d’un être » dont parle Max Dorra, autre rencontre pour moi décisive de ces derniers temps. Mais je reviendrai, au cœur de la nuit prochaine, à la sombre et non moins étincelante merveille que représente à mes yeux le livre de Hafid Aggoune…


  • Petites fugues

     

    A La Désirade, ce vendredi 18 novembre. – Il fait nuit sur les monts tandis que l’hiver gagne. A la fenêtre là-bas scintillent, dans le noir où se distingue le contour du lac en ligne noire sur fond noir, le cliquetis-piquetis des lumières d’Evian. Et je lis sous la lampe ces mots d’Yves Leclair écrits de sa Chine pyrénéenne où la neige, dit-on, a déjà recouvert les hauteurs : « La table est vide sous le halo orange de l’ampoule. Profonde obscurité à l’entour : j’y vois plus clair ». Et comme je viens de m’éveiller et que le poète, lui, va se coucher, je lis ensuite ce qui suit comme un écho inverse : « Dernier éveil avant de plonger dans le sommeil : femme, un Dieu clair a laissé son sceau sur ta peau laiteuse comme un point final – un beau grain de beauté dans ta neige, tout près de ton geai bleu ».
    Tout à l’heure, nous partirons pour Besançon où se déroulent les Petites Fugues, Rencontres littéraires itinérantes  que je vais inaugurer, pour ma part, avec les enfants de Marie-Agnès Pinault, au collège Pergaud de Pierrefontaine-les-Varans. Je m’en réjouis d’autant plus que ma nouvelle qu’ils ont étudiée, L’enfant du Nil, évoque un petit pharaon rencontré dans un obscur caveau de la Vallée des Rois, dont l’œil peint sur son sarcophage continue de scruter notre pauvre monde.

    Ce qu’attendant je relève encore ceci, dans le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair : « Cela fut pourtant un jour. Ce qui disparaît du langage disparaîtra aussi un jour. Mais c’est en coulant que l’eau retient le reflet des rives ».         
    Et cela enfin qui me remémore nos rêveries silencieuses au bord du Nil, cette année-là : « Pour quelques ombres perdues – nuées nocturnes dans la barque du vieux nautonier funèbre qui file sur le fleuve noir où la lune brille comme un nénuphar ».

    Yves Leclair. Manuel de contemplation en montagne. La Table Ronde 2005, 121p.

  • Du communisme réel

    Deux livres communicants

      Les hasards de l’édition me font lire, en même temps, deux livres que relient un même thème : la faillite du communisme réel. Le premier, Staline, la cour du Tsar rouge,  est une somme de près de 800 pages, qui nous plonge dans la vie quotidienne du cercle des potentats staliniens, style clan militaro-clérical, fanatiques bâtisseurs prêts à fusiller leur mère pour la cause des Travailleurs, avec lesquels on s’enfonce dans une épouvantable spirale de répression de masse préludant aux procès fratricides et aux exécutions par milliers. L’autre, Loin des forêts rouges,  est un petit récit de Claude Duneton, fils de paysan du Limousin dont l'enfance a baigné dans les grandes espérances nourries par la glorieuse Union soviétique (son père, devenu magasinier chez Renault, voyait en la Russie le paradis sur terre), et qui se retrouve en 1991 à Pétersbourg, dans la cuisine de Tamara, solide blonde de son âge qui lui raconte sa vie de fille de plombier sous le socialisme réel, à cinq personnes dans la même pièces pendant vingt ans.
    A lire ces deux livres, on éprouve un sentiment qui ne se retrouve jamais à la lecture de témoignages sur le nazisme: mélange d’accablement, de révolte et de compassion. Même décrits dans le déchaînement de leur paranoïa, les potentats staliniens (et Staline lui-même) conservent quelque chose qui ressemble à de la « bonne volonté ». On me dira que le mal est d'autant plus grave qu'il est commis pour la bonne cause, et que Staline et Hitler c'est du kif (Vassili Grossman l'a d'ailleurs illustré dans Vie et destin), mais je ne crois pas: ce n'est pas du kif, et si ce n'est pas mieux in fine c'est autrechose sur le moment...

    Le tableau de La cour du Tsar rouge est extraordinairement détaillé et foisonne d’observations révélatrices. Par exemple celles-ci : que Staline tance Molotov sur son usage incertain du point virgule, en même temps qu’ils planifient la répresion de masse des campagnes ; que tous, bourreaux de travail, se soucient mutuellement de leur santé et de l’éducation des enfants ; que la plupart d'entre eux lisent beaucoup et sont convaincus de servir un Idéal chevaleresque… Nadia, la femme de Staline, ne bronche pas quand on lui annonce la déportation d’un million de paysans, mais ce n’est pas un monstre pour autant, d'ailleurs ces paysans sont des koulaks. Et koulak, dans le catéchisme communiste, signifie exploiteur, vampire. En réalité pour la plupart : petits paysans pauvres qu’on vient dépouiller de leurs biens... et les récoltes de se trouver confisquées et revendues pour doter l’industrie; et la famine organisée de ravager l’Ukraine, dont les habitants seront les victimes d’un massacre sans précédent. Cela non par racisme exterminateur mais au nom de la fraternité !
    Et de même est-ce au nom de la fraternité que le père de Claude Duneton voit en Thorez un apôtre de l’Avenir Radieux, sans savoir que le grand Maurice ment aux travailleurs français pour asseoir son propre pouvoir, comme Aragon a menti pour consolider le sien.
    A lire ces deux livres en parallèle, le plus curieux est qu’on ne se sent nullement conforté dans ce qu’on appelle l’anticommunisme. Il ne s’agit pas de ça mais de la (re)découverte des ravages de la foi aveugle en quelque idéologie que ce soit, fondamentaliste en religion, maoïste ou fasciste en politique. Mortifère à tout coup. Or il semble dérisoire de se situer pour ou contre, quand on est tellement en deça ou au-delà d'une alternative. La seule question reste de savoir si savoir tout ça nous rendra cynique ou plus lucide dans sa générosité, relativiste au point de se foutre de tout ou politiquement plus conscient et conséquent. Dans L'envie, Iouri Olécha avait déjà tout vu de la fascination des intellectuels pour la force brute, et j'ai vu de mes yeux de grands anticommunistes se tranformer en nationalistes sanguinaires, qui n'avaient pas l'excuse de ne pas savoir. Mais de quel savoir s'agit-il ? 
    A ce propos, Claude Duneton observe que ses voisins paysans illettrés, dans le Limousin, résistaient mieux aux sirènes des lendemains qui chantent que son père lecteur. A l'inverse on se rappelle la décision de ne pas savoir du père Sartre à Cuba : mentons au nom de l’Avenir et pour ne pas désespérer Billancourt, ce genre de discours tenus par des bourgeois au nom de l’ouvrier et du paysan. Les plus grands intellectuels ont eu des naïvetés d'enfants de choeur...
    Surtout ce qui m’enchante dans ces deux livres, c’est qu’ils sont purs de toute haine, sans ignorer le poison de celle-ci. Lorsque l’effrayant Beria (que Staline appellera « notre Himmler » ) entre dans le cercle des potentats staliniens, Nadejda Staline frémit d’horreur comme lorsque le démon Stavroguine entre dans une pièce, chez Dostoïevski. Elle voit illico « le salaud ». Il y a un diable parmi nous : et Staline le sait. Mais Staline sait aussi que ce démon va le servir mieux que certains de ses amis, que Beria torturera de fait avec un soin particulier. Claude Duneton a été communiste lui aussi, comme tant de jeunes gens de bonne foi - et tout ça me rappelle un premier voyage en Pologne, en 1967, alors que j’avais vingt ans et me croyais si progressiste que j’enjoignais nos hôtes, serrés à dix dans trois pièces, de croire à l’Avenir pour ne pas nous désespérer…
    A relever enfin cela d’épatant dans Loin des forêts rouges : que Claude Duneton, qui ne parle pas russe, s’entretient avec Tamara, laquelle baragouine à peine l'anglais. Cela donne donc un échange plus mimé que parlé qui devient, de page en page, une véritable pièce de théâtre. Dans le langage célinien de l’écrivain, on se régale et d’autant plus que Duneton n’est pas du genre à se dorloter de mélancolie…
    Simon Sebag Montefiore. Staline, la cour du Tsar rouge. Editions des Syrtes, 792p.
    Claude Duneton Loin des forêts rouges. Denoël, 103p.