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Entre le cri et le chant


A propos de Quelle nuit sommes nous ? d’Hafid Aggoune

Le paradoxe absolu de la vie mortelle, dont l’oxymore se prolonge dans le désespoir ardent et la folle sagesse de Samuel Tristan, protagoniste de ce limpide et lancinant deuxième roman de Hafid Aggoune, s’ancre dans l’intransigeance de l’adolescence, ce temps de la vie « où il faut choisir entre vivre et mourir », à l’enseigne de cette «incommensurable solitude que vit chaque adolescent, cet espace de fureur sans nom. »
Le vrai nom du personnage n’est jamais prononcé, ni dévoilé tout à fait le secret de son désespoir. Il est Personne et chacun de nous, ou plus exactement : il incarne nos extrêmes invivables, il a rompu toutes les attaches pour être mieux relié au monde ; il s’est montré inhumain avec les siens pour mieux résister à « cette longue nuit d’inhumanité » que représente à ses yeux le monde.
Une fugue, à quinze ans, l’a arraché au petit clan familial où il a lancé un soir à sa mère, son père et son frère: « Je veux voyager, travailler à être le meilleur possible parce que le monde est plus grand que cette cuisine, plus grand que cette télé, plus grand que toi, papa. Seul un livre est plus grand que le monde ! », avant de les quitter pour toujours en feignant de se rendre au judo, dormant sa première nuit au sommet d’un hêtre et gagnant l’Espagne puis l’Afrique du Nord où il est devenu Samuel Tristan, puis Salih (intègre,vertueux) dans les monts kabyles, Saleh à Djerba, Salim (qui a le corps pur et droit) sur les routes lybiennes, Salman (parfaitement sain) à Alexandrie, Saji à Beyrouth où il perd sa virginité, fuyant de vies brèbves en vies brèves,  tanné et boucané par le travail, allégé par le cannabis, apprenant l’arabe et l’hébreu pour en devenir le traducteur, enfin rêvant de l’Aden de Rimbaud sans y toucher, commençant lui aussi d’écrire mais ne faisant à vrai dire que lire en trimballant avec lui son sac de bouquins.
Autant dire que, lorsque commence le roman, à Venise où il débarque de Paris, à l’âge du Christ, Samuel Tristan a fait déjà le tour de lui-même, vivant de rien (à Paris, garçon au pair) et ne faisant rien que lire et vivre, comme un ascète ou un oiseau. Appelé en ces lieux pour aider une Française, femme sculpteur, qui a la garde de l’ancien hôpital de sainte Marie-des-Grâces, jouxtant l’asile désaffecté de San Clemente de sinistre mémoire, Samuel, qui est la porosité affective et poétique incarnée, ne peut supporter de cohabiter avec les fantômes de ceux qui ont souffert en ces lieux, dont les cris le poursuivent. Du moins aura-t-il aidé Emeline en nettoyant la place de ses ronces envahissantes, avant de trouver refuge momentané dans un atelier d’artiste du Ghetto, d'où il accomplit son dernier voyage d'amant de la nuit, trouvant sa paix dans les eaux industrielles de la lagune.
Le lecteur posé sourira peut-être de la révolte de Samuel Tristan, quand il dit : « J’ai peur d’un monde sans différence. J’ai peur des religions qui tuent beaucoup plus que les guerres, parce qu’elles n’ont pas de fin et ne sont plus ce qui nous relie mais ce qui nous sépare ». La lectrice réaliste haussera peut-être les épaules en lisant : « Jamais je ne voudrais être de ceux qui pourrissent, détruisent, polluent, réduisent cette planète ». D’aucuns lui objecteront comme toujours : « cela te passera avant que ça nous reprenne », et la cause sera entendue.
Mais Quelle nuit sommes-nous ? va bien au-delà de la protestation d’un adolescent inadapté. Ce petit livre, comme la peinture de Francis Bacon citée au début, dit la beauté arrachée à la laideur : «Son regard nous traverse, nous taille. Il nous ouvre au scalpel. La peau s’écarte sans résistance. Les os craquent. Nos visages se tordent. Nos êtres montrent les affres, les peurs, les cicatrices, la beauté cachée de notre plus belle humanité. Défigurés, nous existons enfin ».
Ce livre existe en effet, dans son elliptique simplicité, et nous existons de concert sur cette île de la lagune où s’effondre à n’en plus finir toute construction de notre plus bel art, dans le voisinage des inadaptés absolus que sont ceux que nous appelons fous. « Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire », se recommande Samuel à lui-même, comme à tous ses semblables. Et ceci qu’il se murmure à Venise avant de se laisser glisser dans son linceul liquide : « Venise est un masque derrière lequel se cache l’effondrement de tout ce que l’homme a fait depuis sa première œuvre d’art. Seule est admirable la lumière, éternelle présence survivant aux vanités du temps, architecture de l’architecture, corps des corps, esprit des courbes, véritable essence de toute chose. Mon regard se perd à l’intérieur des songes. La beauté est un miracle de l’instant. Rien ne dure, sinon le renouvellement de nos regards en soi, sur le monde, sur autrui. Rien ne me console plus que de me savoir pierre, eau, branche, lumière, vent, regard. C’est pour cela que j’aime tant les livres : l’instant de la lecture est un absolu fait de rien et de tout, une concentration de tous les possibles posée sur la légèreté d’une feuille »…
Hafid Aggoune. Quelle nuit sommes-nous ? Editions Farrago, 121p.


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