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Carnets de JLK - Page 199

  • Un grand roman

    En lisant Le siège de l'aigle de Carlos Fuentes

    On mesure mieux, à la lecture du Siège de l’aigle de Carlos Fuentes, le grand vide du roman français actuel, à quelques exceptions près. En tout cas je ne vois pas, pour ma part, un seul titre de ces dernières décennies qui puisse rivaliser avec cette magnifique intelligence de la politique et des grands fauves qui se disputent le pouvoir, cette pénétration de la psychologie humaine et cet art retors de pur romancier qui fait apparaître, l’un après l’autre, et comme en ronde-bosse, par le seul truchement de lettres qui s’entrecroisent, ces formidables personnages gravitant, en 2020, trois avant l’élection de son successeur, autour du Président mexicain qui vient de sortit de son aboulie pour tenir tête aux Américains après leur invasion de la Colombie.
    Je n’ai jamais mis les pieds au Mexique mais après 220 pages de ce roman, qui n’est en rien « documentaire » au demeurant, j’ai l’impression d’avoir vécu dans ce pays et d'en avoir parcouru les hautes sphères feutrées et les quartiers populaires, alors même que tout ce qui se rapporte à son économie, à ses intrigues politiques, à ses problèmes sociaux (paysans, étudiants, crime organisé, etc.) me renvoie à la politique et à l’économie de nos pays, et que les personnages qui s’y dessinent renvoient à un théâtre de tous les temps, de Plutarque à Macbeth.
    Qui a fait, en Europe, en France, en Allemagne, en Italie, un roman aussi clair et limpide de forme, sur une matière aussi trouble et complexe, et qui sonne si vrai et qui nous en apprenne tant ? Car c’est cela même : comme dans Les illusions perdues de Balzac ou dans la Trilogie américaine de Philip Roth, on apprend une quantité de choses dans Le siège de l’aigle, tout en observant cette étonnante empoignade de prédateurs qui ne sont jamais des caricatures (on se rappelle le pauvre Automne du patriarche de Garcia Marquez) et que le jeu du roman épistolaire permet de traquer dans leur intimité masquée ou leur obscène fausse franchise. Quel savoir et quel culot de voyou (un vrai romancier doit être un voyou), quelle malice et quelle vieille tendresse (le vrai romancier donne raison à tous ses personnages), enfin et surtout : comme on se sent bien là-dedans. Voilà ce qu’on voudrait lire aussi en Europe. La semaine passée, j’ai relu des pages d’ Henri le Vert de Gottfried Keller, et je me disais : voilà ce qu’on voudrait lire aujourd’hui en France, tandis que François Nourissier tremblote et que Michel Tournier radote. Or le plus amusant est que Fuentes, avec un clin d’œil, parle du Nobel de littérature attribué en 2020 à l’écrivain Cesar Aira. Et voilà la générosité des grands : du coup je me suis rappelé que je voulais lire Varamo de l'Argentin magnifique, et suis allé le repêcher dans la pile des « à lire absolument , sur quoi j’y ai passé l’après-midi, avant de redescendre en plaine acheter La princesse Printemps. Quel plus beau titre un soir de neige à vous enchaîner dans la brouillasse : La princesse Printemps, chez un éditeur qui se nomme Dimanche !

    Cesar Aira et Carlos Fuentes

  • Cabaret TasteMot

     

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    INVITATION

     

     

    Le Passe-Muraille au Cabaret Tastemot

    Une soirée de lecture festive avec :

    la brève présentation du

     Passe-Muraille de l’Antiquité à nos jours,

    la lecture de Bingo, monologue inédit d’

    Antonin Moeri,

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    par Salvatore Orlando, assisté d’un DJ.

     

    La lecture de La Symphonie du loup de

    Marius Daniel Popescu,

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    et diverses lectures-minute

     de textes parus dans

    Le Passe-Muraille

    par des comédiens amis.

     

    Cabaret TasteMot

    Lausanne. Théâtre 2.21. Industrie 10.

    Jeudi 29 novembre 2007, dès 21h, Salle 2.

    (Entrée libre. L’on y mange. L’on y boit. L’on y exulte).

    « Si vous n’aimez pas Le Passe-Muraille, abonnez vos ennemis ! »

     

  • Retour à Gorki


    En pensant à Tchékhov


    A La Désirade, ce lundi 28 novembre
    . – Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov. Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil « ingénieur des âmes » chambré par le Soviet suprême. Ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je hier soir, à genoux dans la putain de neige devant ma putain de voiture, ne me rappelant plus comment encore on ajuste ces putains de chaînes, et pensant à Tchékhov.
    J’avais repris depuis quelques jours la lecture de Gorki, dont vient de paraître le premier volume des Oeuvres en Pléiade. Je m’étais rappelé ma lecture, une nuit à Sorrente, de la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez vous de tellement sensible et délicat. Je pestais contre mes putains de chaînes que mes mains glacées ne parvenaient pas à désentortiller dans la nuit plus russe que russe, et je pensais à Tchékhov, mon âme chantonnait tandis que le chien Fellow se tirait des lignes de neige en twistant comme un fol autour de moi, le rat ; et j’imaginais le docteur partant seul dans la nuit sur son traîneau, à l’appel d’un malade à dix verstes de là, et flûte pour ces putains de chaîne, me suis-je alors dit, je rentre à pied à l’isba, à peine trois verstes, ça me donnera le temps de penser à Tchékhov - et voilà que me revenait cette phrase d’Anton Pavlovitch au jeune Gorki : « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part »…

  • Allées et menées du pouvoir

    Sur Le siège de l'aigle de Carlos Fuentes

    On est très vite entraîné dans le vif du dernier roman de Carlos Fuentes, par l’entremise d’une femme de tête, la cinquantaine et dans la haute politique mexicaine, qui drague épistolairement un fringant trentenaire qu’elle vient de rencontrer et qu’elle se propose d’aider à se mettre en selle avant de lui ouvrir son bunker privé. Cela se passe en 2020, alors que le président mexicain vient de damer le pion aux Américains en refusant de cautionner leur invasion de la Colombie et de s’opposer à la hausse du prix du pétrole. Par mesure de rétorsion, les USA ont coupé toute liaison entre le satellite qu’ils contrôlent et le Mexique, de sorte que celui-ci se trouve privé de toute forme de communication, obligeant les protagonistes du roman à s’exprimer par lettres. Et tout de suite ça vole très haut, c’est allant, dense et captivant. La grande silhouette de Machiavel ne tarde à se profiler à l’horizon, d’emblée les intrications de la passion du pouvoir et des menées humaines, sentimentales ou sexuelles, nourrissent ces vifs échanges, et ça y va. La distribution aligne donc Maria del Rosario Galvan, qui dit (entre autres) que le ressentiment est le vice national du Mexique et l’injustice l’écriture sacrée des terres latino-américaine; le jeune Nicolas Valdivia en lequel on pressent un Julien Sorel à dégaine de métis aussi séduisant de corps que d’esprit; ou encore Xavier Zaragoza dit Sénèque le conseiller du Président dont il flatte le « moi moral » tandis que son contraire, Tacito de la Canal, figure l’âme noire et servile de ces coulisses du théâtre d’Etat. Bref ça a l’air parti pour un beau grand roman de conjecture politique, dont les personnages sont immédiatement campés avec vigueur. On passera volontiers trois jours en leur compagnie, au lieu d’embêter la mère de Weyergans…
    Carlos Fuentes. Le siège de l’aigle. Gallimard, 443p

  • Du minimalisme


    Dans le blanc du jour naissant

    A La Désirade, ce vendredi 25 novembre. –La neige était là tôt l’aube, la féerie de toujours mais ce matin plutôt comme une ombre blanche aux fenêtres - et justement je resongeais à ce monde apparemment réduit à rien du minimalisme qui peut relever aussi bien de l’impuissance créatrice que de l’ascèse poétique, comme dans les épures de Rothko, et je revoyais l’immensité apparemment vide de Gerry,le film de Gus Van Sant que j’ai regardé hier soir, juste après avoir repris la fin du roman de Jean-Jacques Nuel, Le nom, qui se risque lui aussi sur le fil du rasoir du vide apparent.
    Il ne se passe à peu près rien dans Gerry où deux amis se perdent dans la vastitude infinie d’un paysage, mais ce désert est aussi vibrant de présence que celui dont parle Théodore Monod, et ce qui se passe, à peu près sans mots, entre les deux garçons, reste étrangement prenant. De la même façon, et malgré le paradoxe et le risque encouru par toute forme de « performance » littéraire, le roman de Jean-Jacques Nuel résiste à la vacuité et non seulement par la musique de l’écriture mais par tout ce qui filtre de la présence du romancier et de ce qui pour l’écrivain relève de l’essentiel, en deçà et par delà le nom qu’il écrit et réécrit comme un écolier sa première page de lettres copiées à la ronde ou, comme un saint au désert, ce qu’on appelle la prière du cœur, se bornant aux mêmes mots répétés à l’infini.
    Or que dire de plus à propos de ces expériences-limites ? Peut-être ceci: qu’elles constituent des pointes qui s’émoussent à la moindre réitération complaisante. Ainsi le minimalisme devenu système, en peinture, sombre-t-il dans le dérisoire, de même que le maniérisme du rien en littérature, quand telle vie minuscule ou telle petite gorgée de bière se réduisent au must d’une mode…
    Il y a des moments de présence intense dans Gerry, quand les garçons marchent au bord du ciel ou dans le sel éblouissant-assoiffant du désert, quand Gerry évoque ses royaumes imaginaires à côté du feu de nuit ou lorsque couchés, exténués, leurs corps se rapprochent, leurs mains se cherchent, leurs sentiments mêlés d’affection et de rage esquissent une lutte-étreinte les rejetant finalement dans leur solitude muette tandis que le ciel roule ses vagues bleues en accéléré - mais tiens, voici du bleu sur la neige justement, voici les détails de la vie, voici le monde émerger du blanc…

  • La poésie défie la Machine


    Artaud sur la Toile

    A La Désirade, ce 24 novembre (soir) – J’avais repris les œuvres de l’énergumène pour lire de mes yeux les mots éclatés d’Artaud le Mômo, et j’ai lu « L’esprit ancré / vissé en moi / par la poussée psycho-lubrique / du ciel /est celui qui pense toute tentation / tout désir / toute inhibition », j’ai lu « o dedi / a dada orzoura / o dou zoura / a dada skizi », j’ai lu « o kaya / o kaya pontoura / o ponoura / a pena /poni », je me suis rappelé ces mots sortant des babines du grand bambin couillu babolant dans son corps tournoyant, au théâtre l’autre soir, et j’ai repris au vol « C’est la toile d’Araignée pentrale / la poile onoure / d’où–ou la voile, /la plaque anale d’anavou », et j’ai lu encore «(Tu ne lui enlèves rien, dieu / parce que c’est moi. Tu ne m’as jamais rien enlevé de cet ordre. /Je l’écris ici pour la première fois, /je le trouve pour la première fois », et j’ai noté ces mots : « Je l’écris ici pour la première fois/je le trouve pour la première fois », car c’est cela même Artaud pour moi, Comme Van Gogh ou comme Louis Soutter, tous trois foudroyés à consommer tout cru à pleine langue et les dents dans la viande des mots, d’ailleurs je zappais et lisais maintenant : « On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche, dans un monde où on mage chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et rage, te que cueilli à sa sortie du sexe maternel ».
    Je lisais ces mots écrits à l’instant pour la première fois, puisque lus comme ça pour la première fois par moi, et je pensais à la Toile, poile onoure ou pentrale peu importe, mais à l’Araignée, et je voyais Artaud dans la Toile, le sceptre levé : « La pointe extrême du mysticisme, /je la tiens maintenant dans le réel et dans mon corps, /comme un balai de cabinets », me disant : qu’est-ce que cela change ?
    Qu’est-ce que cela change Internet ? J’envoie à l’instant Louis Soutter sur l’Internet, il titube, il rouspète, mais il a ses plumes et son encre chourée au bureau de poste voisin (il y a encore des postes à la poque de la poile onoure ou pentrale) et mon compère Antonin (l’autre, l’ancien comédien lui aussi devenu nécrivain) qui m’écrit des SMS ou des Mails à chaque bouquin que je lui intime de lire me répond : sûr qu’Artaud le Mômo campe sur la toile - même qu’il y a son trou noir où ces mots flamboient : « L’intelligence est venue après la sottise/laquelle l’a toujours sodomisée de près – Et après »…


    Et après il y avait l’objet à la pointe extrême du regard de Van Gogh, et téléphone ou pas, il y avait la douleur à la pointe extrême du regard de Louis Soutter, et fax laser ou pas il y a ce fou d’Artaud qui dit tout et le contraire de tout mais qui le dit et le vit et ce cri échappe à toute connivence de ma part ou de la tienne, il dit au flic du Dôme qui veut le copiner : « Pas de tutoiement, ni de copinage, / Jamais avec moi,/ pas plus dans la vie que dans la pensée », et ça c’est partout qu’il le dit, il n’y a qu’à lire, l’Internet n’est rien, les machines ne baisent pas le corps, c’est le corps qui baise l’esprit et l’esprit rend gorge : « Le ciel du tableau est très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre. La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclair. Van Gogh a lâché ses corbeaux comme les microbes noirs de sa rate de suicidé à quelques centimètres du haut et comme du bas de la toile. Suivant la balafre noire de la ligne où le battement de leur plumage riche fait peser sur le rebrassement de la tempête terrestre les menaces d’une suffocation d’en-haut. Et pourtant tout le tableau est riche. Riche, somptueux et calme le tableau »…



  • Ecrivains en vitrine


    Le Centre Culturel Suisse à Paris n’existe pas

     «La Suisse n’existe pas » était l’un des slogans de la politique culturelle branchée à l’époque de l’Exposition de Séville, et Madame et Monsieur Barjo, qui l’inspiraient, ont remis ça lors de la Foire de Francfort de 1995, illustrant l'effort désormais exemplaire de «ceux qui freinent à la montée» avant de se trouver un rejeton en la personne de Michel Ritter, actuel directeur du Centre Culturel Suisse de Paris, sis en plein Marais, rue des Francs-Bourgeois.
    La dernière trouvaille de ce bon M. Ritter, à l’occasion des vingt ans du Centre qu’il pilote depuis trois ans avec son team, est de proposer aux artistes et écrivains (et écrivaines) qui ont marqué la vie culturelle helvétique de ces dernières décennies, de les enfermer une heure durant dans une vitrine afin de les présenter aux visiteurs de son Culture Shop. A préciser que cet « événement », que dis-je cette « performance », cette « installation » se prépare actuellement sous le sceau de la plus solennelle confidentialité, pour « conserver entier l’effet de surprise ». Mais comment ne pas se réjouir anticipativement d'une initiative aussi originale et lui donner la plus large publicité ?
    Pour illustrer la générosité de nos instances culturelles à l’égard des artistes et écrivains (et écrivaines) du beau pays de Heidi, et justifier la peine (dure est la vie d'artiste) que représente leur mise en vitrine durant un temps même relativement bref (quoique infini dans son déploiement symbolique), le rejeton de Madame et Monsieur Barjo « offre » à ses invités le voyage à Paris, leur hébergement et les repas (TVA inclue) pris aux heures réglementaires durant leur séjour.
    Les esprits chagrins relèveront peut-être que le même Michel Ritter, qui a mis récemment sur pied à Poussepin ce qu’il n'a pas hésité à appeler un « Salon du Livre », où étaient également « invités » des éditeurs et des auteurs, s'est borné à leur « offrir » 500 francs suisses pour une semaine de séjour. Alors quoi, deux poids deux mesures selon qu'on est en vitrine ou pas ? Mesquinerie que tout ça: quand on est ressortissant d'un des pays les plus riches du monde, on ne compte pas...
    A propos des vitrines de Michel Ritter, une autrice de nos amis (que dis-je une auteuse, une autoresse) a proposé à son invitant de placer une petite lumière rouge au-dessus de chaque personnalité exposée, comme dans les quartiers les plus performants d’Amsterdam. On ignore encore si chaque vitrine disposera d’un rideau propre à masquer certains events particulièrement créateurs...

    Ce qui est sûr en attendant,  c'est qu'après la tenue du fameux Salon du Livre en les murs de Poussepin, divers témoignages l’attestent formellement : le Centre culturel suisse à Paris n’existe pas

  • La passion selon Artaud

    Toto le Mômo au Théâtre de Vidy. Rencontre avec David Ayala.

    Peu de génies créateurs du XXe siècle, si l’on excepte un Van Gogh, ont vécu leur art avec autant d’intensité existentielle qu’un Antonin Artaud. Être vrai, rester soi-même, résister à toute soumission dégradante, opposer aux institutions et aux pouvoirs mortifères une conscience de feu et une parole renouant avec les sources essentielles de la poésie, oscillant entre le chant de l’aube (l’homme initial, avant le dressage de l’enfance) et le cri de l’ultime chambardement (Auschwitz ou Hiroshima et leurs suites), telles furent les « valeurs », non pas défendues mais incarnées par ce grand fauve fragile jeté, après Rimbaud, dans un monde culturel où il se déplaçait aussi maladroitement que dans les allées de tout pouvoir. Acteur flamboyant, poète au temps du surréalisme, penseur anti-système, théoricien d’un théâtre renouant avec la vie, auteur à la fois éclatant et méconnu, Antonin Artaud est aujourd’hui un mythe par delà lequel on a redécouvert un écrivain aux vues prémonitoires, d’une cinglante lucidité. On le croyait fou : et voici qu’il invoque le « bon sens » pour nous balancer des vérités d’une pertinence lancinante.
    David Ayala le relève d’ailleurs : « Ce qui m’a impressionné, lorsque j’ai présenté Toto le Mômo pour la première fois, c’est que chacun venait me dire qu’Artaud le touchait personnellement pour tel ou tel constat qu’il fait, puis un jeune homme m’a littéralement pris à la gorge en me demandant : « Et maintenant, moi, je fais quoi ? Est-ce qu’on peut continuer de vivre comme on vit après avoir entendu ça ?»
    Avant de le restituer sur scène, préludant au travail dramaturgique et scénographique qu’il a accompli avec Lionel Parlier et Jacques Bioulès, David Ayala a vécu lui-même un premier choc à la rencontre d’Artaud. Il avait dix-sept ans, n’avait jamais lu quoi que ce fût, jeune sportif de haut niveau à Montpellier, pour lequel littérature et théâtre ne rimaient à rien. Sur quoi telle amie athlète lui fit lire Le théâtre et son double, où il découvrit des choses essentielles… sur la vie.
    Or, estimant qu’il avait une dette envers Artaud, lui qui devint ensuite acteur, et qui vivait personnellement « dans la rage », David Ayala entreprit, après voir découvert les brouillons de la Conférence du Vieux-Colombier (janvier 1947) et les fameux Cahiers de Rodez, évoquant la longue claustration psychiatrique d’Artaud traité aux électrochocs, qu’il y avait « là » quelque chose d’essentiel à transmettre, réalisé en mai 1997 et repris aujourd’hui après un long mûrissement, sur la demande de René Gonzalez alerté par Joël Jouanneau.
    Dans une scénographie « destroy » de Jacques Bioulès, où des chaises-cages et des lampes-étoiles constituent l’essentiel du décor, dans un tourbillon chaotique de poussière et de craie (le poète griffonnant fébrilement ses mots sur le sol de la scène), l’acteur marmonne, éructe, vaticine et, surtout, dit des choses essentielles : sur la guerre qui vient de finir, l’empoisonnement de la psychiatrie, l’envoûtement des sociétés, le nouvel ordre américain, ses femmes, les choses, le bal mené par l’esprit contre le corps, l’anesthésie de toute conscience. Maître-mot : la conscience, prononcé par un apparent ahuri, qui parle « en langue » comme un prophète. Or ce grand vivant nous lance enfin : « Ne vous laissez pas aller au cercueil !». Ou ceci encore : « Qu’est-ce que l’esprit sans le corps ? De la lavette de foutre mort ». Et David Ayala, magistral, de nous ouvrir « l’immensité du corps », dont l’esprit fulgure et nous éclaire…

    Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au 11 décembre.

    Cet article est paru dans l'édition de 24 Heures du 24 novembre

    (Photo Patrick Martin)

  • Une conscience de feu

     La folle lucidité d’Artaud
    C’est l’histoire de l’homme qui se débat comme un fou dans la cage de son corps et dans les codes d’une société et d’un monde qui ont séparé le corps de l’esprit. L’homme en question revient de la guerre que la Raison, incarnée par un Savant, a menée à sa parole de poète et de visionnaire vivant dans son corps la douleur d’être et le refus de se fier aux façades du paraître. Le nom de cet homme est Antonin Artaud, qui revit ces jours sous un chapiteau de théâtre, à Vidy au bord de l’eau, par le truchement d’un spectacle tissé des textes préparatoires de la fameuse conférence du Vieux Colombier (le 13 janvier 1947) où le poète, après neuf ans d’internement, dont trois à l’asile de Rodez, revint à Paris pour s’y expliquer publiquement et dire à ses semblables leurs quatre vérités.
    David Ayala est l’interprète inspiré de ce montage saisissant, où ce qu’on pourrait dire toutes les stations de la Passion selon saint Artaud sont parcourues, jusqu’à la mise en croix de sa parole à la fois christique et iconoclaste. Car nul n’est plus virulent (n’était Nietzsche auquel il fait souvent penser) qu’Artaud à l’égard du Prêtre et du Savant, ces manipulateurs de marionnettes au théâtre de l’Apparence déserté par le sacré. Nul n’est plus virulent contre le Philosophe que ce penseur éruptif en quête de vérité vécue. Nul n’est moins dupe du lyrisme décoratif que ce poète aux images renouant avec l’élémentaire.
    « Ne vous laissez pas aller au cercueil », s’exclame Artaud en constatant la « sacro-sainte soumission » qui nous fait ployer le genou devant les institutions mortifères et toutes les formes d’acclimatation à la mort spirituelle, souvent accomplie longtemps avant notre disparition physique. Or un mot revient à tout moment dans ses proférations, souvent proches du délire ou d’une forme d’incantation « en langue », et c’est celui de CONSCIENCE, qui se rapporte plus à notre relation vivante au réel qu’à aucune instance morale. Conscience du corps fait esprit, conscience de l’immensité du corps,  conscience d’un absolu dont nous éloignent tous les simulacres et qui fulgure dans un verbe incandescent.

  • Le temps de la lecture


    Une belle rencontre occulte aux Petites Fugues ; à propos de Quelle nuit sommes-nous ? de Hafid Aggoune.

    A La Désirade, ce dimanche 20 novembre. – Il a fait un froid de loup, ces derniers jours par les hautes terres de Franche-Comté, où les rencontres chaleureuses se sont pourtant multipliées pour les dix-sept écrivains français et suisses invités à ces Rencontres littéraires itinérantes, de Montbéliard à Audincourt en passant par Poligny, Belfort, Dole et Les Fourgs, Arbois ou Champagnole, entre autres, où les uns et les autres ont fait escale dans telle bibliothèque ou tel centre culturel locaux. Ainsi suis-je allé, pour ma part, parler vendredi après-midi d’un de mes livres (Le maître des couleurs) au collège Pergaud de Pierrefontaine-les-Varans, devant une classe plus à l’écoute qu’en veine de discussion, en dépit de l’attentive préparation de Marie-Agnès Pinault , et le soir, dans la froidure des Fourgs, évoquer les lectures de mes Passions partagées, à l’invite de la bibliothécaire Blandine Duquet, avant de participer, samedi après-midi à Besançon, à un débat sur la lecture (avec Agnès Desarthe, Emmanuel Adely et Mona Thomas) animé par Dominique Bondu, directeur de la manifestation, préludant à une assez éberluante performance de François Bon disant, de la voix et de tout le corps, accompagné par le violoniste Dominique Pifarely, des extraits de Pantagruel et du Quart Livre avec une intelligence physique du texte et des commentaire de la meilleure sauce.
    La vraie rencontre pourtant, en ce qui me concerne ou plutôt les vraies rencontres ont été celles de Christophe Fourvel, qui m’a piloté de lieu en lieu et en qui j’ai découvert un lecteur complice (il a fait le voyage de Montevideo sur les traces d'Henri Calet) et un auteur (je reviendrai sur son dernier livre, où il évoque ses grandes émotions cinématographiques) et, cette nuit même, à mon réveil à cinq heures, dans notre chambre d’hôtel de Besançon aux matelas spartiates, celle, occulte, de Hafid Aggoune, par le truchement de son deuxième livre, Quelle nuit sommes-nous ?, commencé à fleur de sommeil et lu ensuite à haute voix (c’est ma moitié qui conduit toujours) sur la route du retour, enfin achevé dans la lumière retrouvée du lac.
    Livre de lumière arrachée à la nuit, livre à la gloire du livre dont le protagoniste dit qu’il est le seul objet «plus grand que le monde », livre de révolte et d’amour, de fugue absolue et de vraie relation: nul autre ne pouvait m’arriver à meilleure heure, comme toutes ces rencontres inattendues et d’autant plus miraculeuses qui nous adviennent.
    Seul regret alors: de ne l’avoir pas lu hier déjà, pour dire au public du Musée du Temps devant lequel nous évoquions nos passions de lecteurs, que ce livre d’un garçon de trente-trois ans méritait d'être lu toute affaire cessante, exprimant dans une langue extraordinairement limpide et musicale toute la colère pure devant l'aliénation et tout l’amour, toute la ferveur et tout le désespoir d’un jeune homme devant « cette longue nuit d’humanité » dans laquelle nous sommes tous à nous débattre avec, au cœur, comme une flamme dans la tempête, cette « petite phrase bouleversante au cœur d’un être » dont parle Max Dorra, autre rencontre pour moi décisive de ces derniers temps. Mais je reviendrai, au cœur de la nuit prochaine, à la sombre et non moins étincelante merveille que représente à mes yeux le livre de Hafid Aggoune…


  • Petites fugues

     

    A La Désirade, ce vendredi 18 novembre. – Il fait nuit sur les monts tandis que l’hiver gagne. A la fenêtre là-bas scintillent, dans le noir où se distingue le contour du lac en ligne noire sur fond noir, le cliquetis-piquetis des lumières d’Evian. Et je lis sous la lampe ces mots d’Yves Leclair écrits de sa Chine pyrénéenne où la neige, dit-on, a déjà recouvert les hauteurs : « La table est vide sous le halo orange de l’ampoule. Profonde obscurité à l’entour : j’y vois plus clair ». Et comme je viens de m’éveiller et que le poète, lui, va se coucher, je lis ensuite ce qui suit comme un écho inverse : « Dernier éveil avant de plonger dans le sommeil : femme, un Dieu clair a laissé son sceau sur ta peau laiteuse comme un point final – un beau grain de beauté dans ta neige, tout près de ton geai bleu ».
    Tout à l’heure, nous partirons pour Besançon où se déroulent les Petites Fugues, Rencontres littéraires itinérantes  que je vais inaugurer, pour ma part, avec les enfants de Marie-Agnès Pinault, au collège Pergaud de Pierrefontaine-les-Varans. Je m’en réjouis d’autant plus que ma nouvelle qu’ils ont étudiée, L’enfant du Nil, évoque un petit pharaon rencontré dans un obscur caveau de la Vallée des Rois, dont l’œil peint sur son sarcophage continue de scruter notre pauvre monde.

    Ce qu’attendant je relève encore ceci, dans le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair : « Cela fut pourtant un jour. Ce qui disparaît du langage disparaîtra aussi un jour. Mais c’est en coulant que l’eau retient le reflet des rives ».         
    Et cela enfin qui me remémore nos rêveries silencieuses au bord du Nil, cette année-là : « Pour quelques ombres perdues – nuées nocturnes dans la barque du vieux nautonier funèbre qui file sur le fleuve noir où la lune brille comme un nénuphar ».

    Yves Leclair. Manuel de contemplation en montagne. La Table Ronde 2005, 121p.

  • Du communisme réel

    Deux livres communicants

      Les hasards de l’édition me font lire, en même temps, deux livres que relient un même thème : la faillite du communisme réel. Le premier, Staline, la cour du Tsar rouge,  est une somme de près de 800 pages, qui nous plonge dans la vie quotidienne du cercle des potentats staliniens, style clan militaro-clérical, fanatiques bâtisseurs prêts à fusiller leur mère pour la cause des Travailleurs, avec lesquels on s’enfonce dans une épouvantable spirale de répression de masse préludant aux procès fratricides et aux exécutions par milliers. L’autre, Loin des forêts rouges,  est un petit récit de Claude Duneton, fils de paysan du Limousin dont l'enfance a baigné dans les grandes espérances nourries par la glorieuse Union soviétique (son père, devenu magasinier chez Renault, voyait en la Russie le paradis sur terre), et qui se retrouve en 1991 à Pétersbourg, dans la cuisine de Tamara, solide blonde de son âge qui lui raconte sa vie de fille de plombier sous le socialisme réel, à cinq personnes dans la même pièces pendant vingt ans.
    A lire ces deux livres, on éprouve un sentiment qui ne se retrouve jamais à la lecture de témoignages sur le nazisme: mélange d’accablement, de révolte et de compassion. Même décrits dans le déchaînement de leur paranoïa, les potentats staliniens (et Staline lui-même) conservent quelque chose qui ressemble à de la « bonne volonté ». On me dira que le mal est d'autant plus grave qu'il est commis pour la bonne cause, et que Staline et Hitler c'est du kif (Vassili Grossman l'a d'ailleurs illustré dans Vie et destin), mais je ne crois pas: ce n'est pas du kif, et si ce n'est pas mieux in fine c'est autrechose sur le moment...

    Le tableau de La cour du Tsar rouge est extraordinairement détaillé et foisonne d’observations révélatrices. Par exemple celles-ci : que Staline tance Molotov sur son usage incertain du point virgule, en même temps qu’ils planifient la répresion de masse des campagnes ; que tous, bourreaux de travail, se soucient mutuellement de leur santé et de l’éducation des enfants ; que la plupart d'entre eux lisent beaucoup et sont convaincus de servir un Idéal chevaleresque… Nadia, la femme de Staline, ne bronche pas quand on lui annonce la déportation d’un million de paysans, mais ce n’est pas un monstre pour autant, d'ailleurs ces paysans sont des koulaks. Et koulak, dans le catéchisme communiste, signifie exploiteur, vampire. En réalité pour la plupart : petits paysans pauvres qu’on vient dépouiller de leurs biens... et les récoltes de se trouver confisquées et revendues pour doter l’industrie; et la famine organisée de ravager l’Ukraine, dont les habitants seront les victimes d’un massacre sans précédent. Cela non par racisme exterminateur mais au nom de la fraternité !
    Et de même est-ce au nom de la fraternité que le père de Claude Duneton voit en Thorez un apôtre de l’Avenir Radieux, sans savoir que le grand Maurice ment aux travailleurs français pour asseoir son propre pouvoir, comme Aragon a menti pour consolider le sien.
    A lire ces deux livres en parallèle, le plus curieux est qu’on ne se sent nullement conforté dans ce qu’on appelle l’anticommunisme. Il ne s’agit pas de ça mais de la (re)découverte des ravages de la foi aveugle en quelque idéologie que ce soit, fondamentaliste en religion, maoïste ou fasciste en politique. Mortifère à tout coup. Or il semble dérisoire de se situer pour ou contre, quand on est tellement en deça ou au-delà d'une alternative. La seule question reste de savoir si savoir tout ça nous rendra cynique ou plus lucide dans sa générosité, relativiste au point de se foutre de tout ou politiquement plus conscient et conséquent. Dans L'envie, Iouri Olécha avait déjà tout vu de la fascination des intellectuels pour la force brute, et j'ai vu de mes yeux de grands anticommunistes se tranformer en nationalistes sanguinaires, qui n'avaient pas l'excuse de ne pas savoir. Mais de quel savoir s'agit-il ? 
    A ce propos, Claude Duneton observe que ses voisins paysans illettrés, dans le Limousin, résistaient mieux aux sirènes des lendemains qui chantent que son père lecteur. A l'inverse on se rappelle la décision de ne pas savoir du père Sartre à Cuba : mentons au nom de l’Avenir et pour ne pas désespérer Billancourt, ce genre de discours tenus par des bourgeois au nom de l’ouvrier et du paysan. Les plus grands intellectuels ont eu des naïvetés d'enfants de choeur...
    Surtout ce qui m’enchante dans ces deux livres, c’est qu’ils sont purs de toute haine, sans ignorer le poison de celle-ci. Lorsque l’effrayant Beria (que Staline appellera « notre Himmler » ) entre dans le cercle des potentats staliniens, Nadejda Staline frémit d’horreur comme lorsque le démon Stavroguine entre dans une pièce, chez Dostoïevski. Elle voit illico « le salaud ». Il y a un diable parmi nous : et Staline le sait. Mais Staline sait aussi que ce démon va le servir mieux que certains de ses amis, que Beria torturera de fait avec un soin particulier. Claude Duneton a été communiste lui aussi, comme tant de jeunes gens de bonne foi - et tout ça me rappelle un premier voyage en Pologne, en 1967, alors que j’avais vingt ans et me croyais si progressiste que j’enjoignais nos hôtes, serrés à dix dans trois pièces, de croire à l’Avenir pour ne pas nous désespérer…
    A relever enfin cela d’épatant dans Loin des forêts rouges : que Claude Duneton, qui ne parle pas russe, s’entretient avec Tamara, laquelle baragouine à peine l'anglais. Cela donne donc un échange plus mimé que parlé qui devient, de page en page, une véritable pièce de théâtre. Dans le langage célinien de l’écrivain, on se régale et d’autant plus que Duneton n’est pas du genre à se dorloter de mélancolie…
    Simon Sebag Montefiore. Staline, la cour du Tsar rouge. Editions des Syrtes, 792p.
    Claude Duneton Loin des forêts rouges. Denoël, 103p.       

     

     

  • Staline en ses œuvres


    A la cour du Tsar rouge

    On est pris, dès qu’on entame cette chronique fascinante du règne de Staline et de sa clique, dans un drame grandiose et crapuleux dont le Prologue annonce le mélange d’incroyable brutalité et de non moins inextricable complexité, à croire qu’on est à la fois chez les Atrides et dans l’arrière-cour conchiée de la tribu Deschiens. Dès son avant-propos, l’auteur annonce son intention de couper court à la légende d’un monstre réduit à une « énigme » aussi peu explicable que celle d’Hitler, ou à un « génie satanique », pour lui opposer la réalité d’un « homme de son temps », personnalité certes hypocondriaque et grossière mais exceptionnelle à tous égards, aux multiples visages, à la fois politicien supérieurement intelligent et bourreau de travail sans coeur, jardinier sentimental et potentat ne visant qu’à l’affirmation de son rôle historique, d’un égotisme messianique exacerbé et parlant de lui a la troisième personne comme d’une entité de sa fabrication. Ainsi repondit-il à son fils Vassili, qui prétendait être lui aussi « un Staline », que Staline était le pouvoir soviétique incarné : « Staline est ce qu’il est dans les journaux et ses portraits, pas toi ni même moi »...
    Or dès les premières pages, Montefiore rend le personnage extraordinairement présent, autant que sa femme Nadia, qui va se suicider au terme du Prologue, dont la durée recouvre la réunion annuelle et le banquet des pontes du régime fêtant l’anniversaire de la révolution, plus précisément le 8 novembre 1932. En une trentaine de pages denses et formidablement documentées, qui s’achèvent sur une scène de ménage sauvage et pathétique à la fois (Staline jetant pelures d’oranges et mégots à la tête de sa femme pour l’humilier, alors qu'elle-même, inflexible ambitieuse et maladivement jalouse, est en train de basculer dans la dépression), l’auteur rend en outre le climat très particulier régnant alors au Kremlin. La tragédie scellant la fin de cette nuit, dont les circonstances exactes restent encore obscures, coïncide en effet avec un tournant décisif dans l’histoire du régime : c’est le début de la grande famine planifiée (à laquelle Nadia Allilouïeva s’opposait d’ailleurs) et la fin d’une période certes déjà cruelle pour la Russie mais plutôt heureuse pour Staline et les siens. La réaction de Staline lui-même, à la mort de sa femme (qui lui aurait laissé une lettre terrible), oscille entre le désespoir et la rage, la fureur d’être « trahi » et la tentation de se supprimer à son tour – bref tout est en place pour le récit de plus de 700 pages qui va suivre…

    Simon Sebag Montefiore. Staline, la cour du Tsar rouge. Editions des Syrtes, 2005.

  • Je t’aime je me tue

    A propos de Blandine Solange

    C’est un sentiment ambivalent de compassion et de rejet qui nous vient à la lecture de cette Lettre d’une psychotique, adressée au psychanalyste Georges Verdani par Blandine Solange, son ancienne patiente, qui s’est pendue le 20 octobre 2000 dans son appartement de Francfort.
    Violente et lacérée de douleur, agressivement amoureuse à l’endroit de son destinataire qu’elle confronte post mortem à un échec qu’elle-même a tout fait pour réaliser, Blandine Solange y apparaît à la fois en exaltée (le terme plus précis d’hystérie vient vite à l’esprit du lecteur) et en femme hypersensible, en artiste qui se dit « dans la peinture jusqu’au cou, jusqu’au con » et qui oscille à tous égards entre le marketing exacerbé de son présumé génie et l’autodestruction, l’extravagance affichée (elle n’aime rien tant que performer à tout va dans les tenues les plus folles, ou toute nue et couverte de cendres…) et l’auto-analyse au scalpel, qui fait précisément l’intérêt de la lettre inachevée qu’elle a laissée après sa mort.
    Qu’attendait Blandine de son psychanalyste ? Elle affirme ici qu’elle le désirait, et précise avec sa candeur pseudo-lucide « indépendamment du transfert (qui m’emmerde d’ailleurs »), détaillant ensuite les modalités de la domination qu’elle eût aimer exercer sur lui en le léchant et le suçant et lui masturbant sa viande (ce sont ses termes) et le dessinant bandant en précisant avec la même crâne ingénuité qu’il ne s’agirait là que d’art. Et de raconter, avec moult détails, comment elle ramasse ses modèles pour en faire de l’art non sans les consommer plus ou moins, Andrea au cul époustouflant, Stefan dont elle n’a hélas fait du sexe peint qu’une « courgette verte », ainsi de suite.
    Que penser de ce magma ressaisi par un langage si net et structuré, qui tient certes de l’éjaculation verbale mais charrie une masse de souffrances lancinantes et de sentiments parfois délicats ?
    A lire la postface de Georges Verdiani, la perplexité du lecteur profane ne fait que s’accentuer, et notamment par le fait que le rôle provocant que Blandine Solange se prête, devant son psy, ne correspond pas du tout à celui du personnage que celui-là recevait, ou pas comme ça. Sans brutalité, quoique jouant son rôle, Verdiani fait bien la part du « cinéma » que se joue l’artiste et du talent manifeste de celle-ci, autant que de son hystérie (c’est lui cette fois qui amène le terme, après avoir répété à Blandine qu’elle n’était pas folle, quitte à la rendre marteau par cela même) et du magma de souffrance et d’inassouvissement dont elle n’a pu s’arracher finalement qu’en se suicidant.
    Que penser d’un tel livre ? Je n’en sais trop rien. Est-il légitime de présenter Blandine Solange comme une « suicidée de la société », ainsi que s’y emploie l’éditeur en quatrième de couverture ? Je me le demande. Et je note, enfin, que les œuvres de l’artiste sont à voir sur le site internet www.blandine-solange.com


    Blandine Solange. Inoculez-moi encore une fois le sida et je vous donne le nom de la rose
    Lettre d’une psychotique
    . Grasset, 118p

  • De la fugue


    En lisant Max Dorra

    A La Désirade, ce mardi 8 novembre. – On était morose, on était comme un vitrail dans la pénombre, et tout à coup il s’est passé quelque chose, la lumière s’est faite dans le vitrail, on a changé d’humeur en voyant ce qu’il y avait là : cette mer de brouillard ce matin, les montagnes enneigées, le ciel rose et gris, le fumet du café, nom de Dieu je vis.
    Ce que le Mac de Max Dorra compute en ces termes : « Une petite phrase, un jour, un fragment d’avenir, s’est trouvée incarcérée dans une partititon. Pour s’en échapper, elle a tout misé sur sa différence. Longtemps elle a semblé imiter, répéter. Progressivement, pourtant, elle s’affirmait. Nourrie de mémoire, elle en faisait un devenir. La fugue raconte cette histoire singulière. Un contrepoint de l’actuel et du virtuel. Et qui défie la mort, et qui fait reculer l’angoisse, ce passé déguisé »
    Scriabine ajoutant: « La pierre et le rêve sont fait de la même substance et sont aussi réels l’un que l’autre ».

  • Deux intempestifs et un ornithorynque

    Sur Marc-Edouard Nabe et Philippe Muray

    A La Désirade, ce vendredi 4 novembre. – Un Ornithorynque se pointe ce matin sur mon blog, millième visiteur de ces trois premiers jours de novembre (l’effet Houellebecq sans doute) et qui me rappelle mes échanges épistolaires avec Marc-Edouard Nabe, dont j’ai conservé (mais où diable ?) les lettres à la plume d’oie et d’un format assorti à sa mégalomanie, avoisinant celui du Times déployé. C’était l’époque de Zigzags, recueil de proses de sa meilleure veine, tissé de portraits d’écrivains et de jazzmen, de très originales évocations de lieux (je me rappelle son Gênes, notamment) ou de peintres (Soutine surtout), après quoi son évolution m’a souvent laissé songeur. Il y a dans ses pléthoriques journaux une matière souvent intéressante, mais le parti pris de « tout dire » y confine souvent au déballage, et ensuite ses tâtons de romancier (seuls les éléments d’autofiction sont intéressants dans ses romans bâclés) et ses délires pseudo-mystiques de sous-Bloy exhibo m’ont plutôt atterré. J’ai défendu assez chaleureusement son dernier « roman » irakien, et Pierre-Guillaume de Roux m’a dit qu’il en avait été ravi, mais ai-je vraiment eu raison ? Je me le demande en relisant des pages de Zigzags, justement, dont certaines ont une panache, une originalité, une verve, des couleurs, parfois une espèce de candeur sauvage que je n’ai pas retrouvés chez lui depuis une paie. Il y avait chez lui l’amorce d’un grand talent d’essayiste, à la Suarès, mais ne s’est-il pas trop dispersé et fatigué ? Ce qui est sûr est que je serai le premier à me réjouir de le voir repiquer…
    Philippe Muray, dont je lis ces jours le quatrième volume des Exercices spirituels, intitulé Moderne contre moderne, m’a intéressé et exaspéré aussi souvent que Nabe (leurs deux brûlots sur le 11 septembre m’avaient paru aussi discutables l’un que l’autre), mais l’ensemble de ces chroniques courant sur les années 2003 à 2005 est une vraie mine d’observations et de coups de gueule qui ont le mérite, en outre, de nous faire revivre des « événements » significatifs. Ce qu’il dit notamment de carabiné contre les louanges archi-convenues qui se sont déversées à la mort de Jacques Derrida, me rappelle le sentiment que j’ai souvent éprouvé à l’égard de ces extases médiatiques si convenues, censées faire rejaillir la génialité présumée de tel ou tel sur celui qui l’encense…

  • Contre les éteignoirs


    A propos d’une phrase de Pierre Jourde

    J’ai signalé, dans une note de lecture se rapportant à Festins secrets, le dernier roman de Pierre Jourde, cette phrase que l’auteur fait dire à son protagoniste-narrateur, jeune-vieux prof débarquant en province et détaillant ses élèves en ces termes : « Observe-les mieux, détaille leurs têtes rabougries ou leurs faciès bouffis, leurs regards biaisés, leurs sourires faux révélant des dents déjà pourries, la vieillesse précoce qui les décompose à même l’enfance. Leur esprit est constitué d’un ricanement. Leur chair est modelée par la perversité, cariée jusqu’à l’os, jusqu’à l’âme. Tu refuses encore de croire qu’ils sont perdus. Mais ils le sont, à seize ans. A jamais. »
    Cette phrase a fait bondir le jeune Bruno, 17 ans, dont j’ai fait la connaissance par l’entremise de ce blog.

    Bruno est actuellement en classe préparatoire de bac à Bâle, selon le système de modulations linguistiques qui se pratique de plus en plus souvent en Suisse. Passionné de littérature, il m’a écrit à plusieurs reprises et fait part de son impatience de s’exprimer, qui m’a amené à lui proposer d’écrire, dans le journal littéraire Le Passe-Muraille, une présentation du très beau livre d’Elisabeth Horem évoquant sa vie quotidienne à Bagdad, intitulé Shrapnels et qu'il avait lu et aimé.
    Pour le moment, j’aimerais dire haut et fort combien je trouve révoltante l’attitude qui consiste à étendre, à toute une génération, le constat de décadence et de déchéance. Même s’il y a beaucoup à dire sur l’état de l’enseigement et de l'éducation de façon plus générale, cette façon de conclure à la barbarie des jeunes est lamentable, qui me rappelle la réponse faite à la classe de ma fille réclamant à son prof des lectures de qualité : « Eh mais, vous n’en êtes pas dignes ! ». L’asticot en question se rabattait aussi bien sur la lecture des journaux et des bandes dessinées, et je me suis retenu de le transformer en bouillie pour épargner à notre enfant sa vengeance probable…
    Ceux qui retirent l’échelle derrière eux, sous prétexte que ce qui vient ne vaut pas ce qui a été, me semblent encore plus « graves » que ceux qui flattent les jeunes au lieu de les stimuler.
    A Bruno qui m’a fait (re) découvrir Romain Gary, comme à Matthieu (vint et un ans), initié à la littérature par un homme de cœur et de goût (l’écrivain Jacques-Etienne Bovard) et qui vient de gagner le premier prix de la nouvelle francophone, je pense ce soir avec reconnaissance et je leur tends la main…

    Dans la foulée, je signale à Bruno, à Matthieu et à tout le monde, la parution du nouveau Cahier de l'Herne consacré à Romain Gary, paraissant en même temps, en Folio, qu'un revigorant recueil inédit de réflexions et de prises de position intitulé L'Affaire homme et qu'un essai de Paul Audi, La fin de l'impossible, pénétrant hommage d'un philosophe lecteur de Chestov à à un écrivain qui l'a aidé, dit-il, à rester debout.

  • Les abeilles de Byzance


    Où il est question d’un artiste photographié par les journaux dans le cortège de la Gay Pride. De sa vision transfigurée. Que le génie reste méconnu en ce bas monde et que l’enfance est une société secrète.

    en pensant à Olivier Charles


    Sur la photo de la Gay Pride, Angelin, c’est l’oiseau de funérailles qui se tient à l’écart, là-bas, seul comme personne, tout en noir sur le fond ondoyant des gars presque nus et des filles en pétales, la gueule apparemment verrouillées et le regard invisible derrière les verres plombés de ses lunettes d’architaupe.
    Toujours sa façon de donner le change. Comme une tour impénétrable, et dedans se déchaînent cependant les forces et les énergies. Rien d’étonnant alors qu’il ait daté Les abeilles de Byzance du même jour entre deux et trois heures de l’après-midi (la tranche horaire de la photo) alors qu’il semblait complètement absent de tout et plus qu’indifférent: ailleurs.
    Quoi de moins engageant que cette face de clergyman à l’enterrement de Dieu ? Et pourtant l’observateur attentif nuance rien qu’à détailler la tenue de l’olibrius. C’est que dans tout ce noir flambe un rouge de boucherie et le bleu des nuits blanches, et c’est surtout que la matière du costar d’Angelin signale une espèce dê dandysme qui lui donne, même ivre mort ou shooté, la dignité équivoque du baron Corvo à la messe, et l’oeil le plus exercé décèlerait comme une malice enfantine dans un certain pli oblique de son vague sourire, signifiant qu’il communique avec ce qu’il appelle tantôt The Great In ou The Big Out pour égarer les poulpiquets de la critique établie.

    Chacun, de ceux qui ont vu Les Abeilles de Byzance, comprend illico de quoi il retourne, mais quiconque se casserait la gueule à l’expliquer, ou plus exactement risquerait de se faire casser la gueule par Angelin, comme cet imbécile de chroniqueur du Quotidien bonnement jeté dans l’escalier métallique du loft du maître voyou.
    Que dire d’une foule en rut ? A vrai dire Angelin paraît, sur la photo, rester de glace au spectacle de la Gay Pride dont il est plus que sûr qu’il vomit l’esprit grégaire et la collante convivialité, ce côté scout du cul en mal de reconnaissance, alors qu’il se veut lui-même du parti des uniques, et pourtant c’est de cette viande qu’ont surgi tout à coup les abeilles.
    Tout à coup, sans crier gare, en noirs essaims dorés surgis des clochers des entrejambes: à toute boule comme des meules de feu fusant du fond du ciel en fusion. Dès le premier char les abeilles ont vrombi en escadrilles, tantôt groupées style Les Stukas attaquent et tantôt disloquées en giclures sonores sous les coupoles du ciel cisalpin fleurant le kérosène et le pollen des jardins suspendus, et de tout ce branlebas qu’Angelin seul a perçu procède donc l’immense toile que chacun prend en pleines tripes comme une baffe sensorielle et métapsychique sans pouvoir n’en rien dire plus que la tortue de mer jouissant tout à coup d’échapper àééé la pesanteur en basculant dans la flotte océane.

    Seule la Sagouine, une fois, a dit quelque chose à propos de travaux antérieurs en beuglant, dans un cocktail, que les choses d’Angelin relevaient de la divine Feuille de Rose, et tout le monde, à rire, en a fait trembler sa burette de champagne alors qu’il n’y avait pas de quoi, du moins était-ce le sentiment d’Angelin lui-même qu’il n’y avait pas de quoi rire, et probablement cela explique-t-il que Les Abeilles de Byzance soient dédiées à la mémoire de la Sagouine, défuntée il y a quelque temps de sa chère vieille cyrrhose.

    A présent le souvenir de la Sagouine ne laisse de conforter Angelin dans sa conviction qu’un être un peu sensé, par les temps qui courent, ne peut être qu’une créature déclassée aux dehors de monstre de foire ou de cinglé, et telle était aussi bien la Sagouine à la dégaine de poivrote aux nippes de gitane flapie et aux sorties apparemmnent loufoques, dont Angelin et quelques lecteurs de la Vie ouvrière, où elle donnait sa chronique hebdomadaire, appréciaient cependant les fulgurances intuitives et la savoureuse sapience absolument démodée.
    «Angelin peint le Désir et la Douleur à l’état d’extrême incandescence, avait écrit la Sagouine au lendemain de la rétrospective de l’Espace Off, son oeil cloué au front d’une locomotive folle nous arrive tout droit de Tolède via la boucherie féerie du Russe Chaïm et de l’Anglais babylonien aux papes cannibales, mais la vision finale nous ramène Da Capo à cette vieille fripouille de Diego, leur maître à tous», et tant l’outrance cryptée de la vieille folle que les observations détaillées qui suivaient lui rappelaient maintenant les quelques bonnes et belles cuites qu’ils avaient partagées, notamment au jour de ses cinquante ans, l’année de la comète, lorsque la Sagouine s’était pointé au loft en compagnie d’un superbe gig brésilien qu’elle tenait en laisse et lui offrit pour qu’il en tirât quelque décharge de haut voltage pictural.

    Tout cela se trouve comme précipité dans la vision des Abeilles de Byzance, dernier avatar de l’épouvante de cette fin de siècle plus que sublimée par le peintre: rendue à sa pure Beauté panique.
    Ce n’est pas, chacun l’a compris, qu’Angelin dore la pilule, car les abeilles disent à la fois la gloire et la mort de Jo, son ami unique de la vie ici-bas et au ciel céleste, et la grâce et la déchéance de la mère d’Angelin au mouroir, disent par conséquent le lait de toutes les tendresses et les retombées de cendre humaine des camps de la mort, disent les montagnes à l’aube et les pyramides de crânes, disent l’alpha et l’oméga de cette existence de rien du tout et de l’éternité symbolique, disent la viande et le fruit, disent la bête et les fleurs - enfin chacun pige tout et fait silence.

    Le noir multiple dont est vêtu Angelin sur la photo de la Gay Pride 98 signifie à la fois qu’il pourrait se flinguer ce dimanche de solitude absolue, dans ce petit pays amorti, et qu’il ne le fera pas car il a encore à faire.
    Qu’il n’y a à faire que faire: c’est la conviction dernière d’Angelin. Mélanger ses couleurs est une putain de béatitude. Passer des nuits à genoux dans le chaos d’alcool et de chiffons sales de votre dépotoir aux vitres maculées pour n’en extraire qu’une ombre de l’or de la boue de Rembrandt vous fait rebondir sur vos pattes de derrière, et ce soir y a plein d’étoiles, y a plein d’amis défuntés qui vous zyeutent par les hublots du grand paquebot aux abeilles...

    Peinture d'Olivier Charles





  • Les pouvoirs de l'imagination


    Sur Les contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger 

    Il est peu d'auteurs romands, dans ce pays culturellement  peu porté aux dérives de la fantaisie, qui montrent autant d'imagination poétique qu'Anne-Lou Steininger, dont le nouveau livre épate autant par la buissonnante foison de ses images que par la verve narrative des contes qui s'y succèdent, sur tous les tons: de l'inquiétante étrangeté au sarcasme, du lyrisme fellinien à la charge satirique, de l'humour surréaliste à la poésie, du vertige métaphysique à la loufoquerie de ceux qui «parlent à cloque-langue depuis des plombes, et c'est de la verbaille splendoriphore, de la ronflante à gros bouillons et à petits crevés, point du pipoulet de salon»…

    Dès son premier livre, La maladie d'être mouche (paru chez Gallimard en 1996 et plus tard adapté au théâtre), Anne-Lou Steininger s'est signalée par un don d'écriture et un univers poétique tout à fait singulier, même si ses images et ses formulations rappelaient à l'évidence la poésie du génial Henri Michaux. Le rapprochement, certes écrasant, ne ramenait pas pour autant la jeune prosatrice romande (née en 1963 en Valais) au rang d'un épigone, tant on sentait en elle, concrétisés dans les efflorescences «organiques» de son écriture, des thèmes et des motifs tout à fait personnels. Un peu moins d'une décennie plus tard, après diverses tribulations qui ont ralenti la parution de ce livre, et la réalisation intermédiaire d'un autre ouvrage à caractère dramatique ( Le destin des viandes), Les contes des jours volés marque une double et très significative avancée, tant du point de vue de la densité et de la profondeur du texte que de sa lisibilité. Moins baroque, voire artificiel, que l'était parfois La maladie d'être mouche , ce nouveau livre nous entraîne, de fait, dans une suite de contes qu'on pourrait dire cernés d'abysses (du temps, du vertige d'être au monde, de la violence, de la folie et de la mort) rappelant les fables d'un Dino Buzzati.

    Un contrat-défi initial en marque le départ dans le même esprit que les contes des Mille et une nuits (le conteur à multiples voix faisant la pige à la mort en nous racontant ses histoires de vie), et voici le lecteur embarqué dans une traversée magique, ponctuée d'étonnants songes éveillés. Dans Face à la mer , c'est le passage du paquebot des morts en apparat de croisière de luxe; Le clin d'œil du lièvre est une magnifique évocation de l'enfance perdue; L'irréparable , une variation sur le thème du double assassin qui hante la tradition des contes populaires; Le musée des mémoires humaines , l'illustration grinçante de la vanité des révolutions; O mon beau château , un envoi final sur la merveille de pouvoir imaginer une «enfance qui s'éternise»…

    Parfois moins convaincante dans le délire verbal (Rondisalabalanque mirapolisalice) ou la variation philosophique par trop explicite (Le fleuve, Sur mesure ou La liberté) , Anne-Lou Steininger n'en impose pas moins, dans les grandes largeurs, une vision et une expression d'une remarquable originalité.

    Anne-Lou Steininger. Les contes des jours volés. Bernard Campiche éditeur, 219 pp.

    Photo: Philippe Pache


  • Le romancier sentencieux


    Les indigestes Festins secrets de Pierre Jourde


    Le sentiment que tout est jugé d’avance m’a toujours paru rédhibitoire en matière romanesque, et c’est ce qu’on ressent de plus en plus lourdement à la lecture des Festins secrets de Pierre Jourde, dont tous les personnages observés par Gilles Saurat, le protagoniste (jeune prof qui n’a l’air d’apprécier que sa chère personne civilisée, au milieu des barbaresques), semblent plus odieux les uns que les autres.
    Voici par exemple comment ledit Gilles voit ses élèves « sur fond de puanteur visuelle » : « Observe-les mieux, détaille leurs têtes rabougries ou leurs faciès bouffis, leurs regards biaisés, leurs sourires faux révélant des dents déjà pourries, la vieillesse précoce qui les décompose à même l’enfance. Leur esprit est constitué d’un ricanement. Leur chair est modelée par la perversité, cariée jusqu’à l’os, jusqu’à l’âme. Tu refuses encore de croire qu’ils sont perdus. Mais ils le sont, à seize ans. A jamais" .

    Vous voyez ça: un gosse perdu à seize ans ? A jamais perdu ?
    Dans les chapitres suivants, Gilles évoque les coïts plus ou moins « satisfaisants » qui ont marqué ses relations avec Marielle, en fonction d’un certain « cahier des charges », puis le sinistre dîner chez sa logeuse, où se retrouvent les plus lugubres vampires de la bourgade où se passe le roman.
    Or curieusement, la noirceur voulue de celui-ci n’a rien à voir avec la couleur radicale d’un vrai roman noir : on a juste l’impression que l’auteur a chaussé des lunettes souillées. Le protagoniste (et l’auteur sans doute) prétend avoir le  goût du réel, mais la réalité de Festins secrets n’est qu’une exagération scolaire du pire, tout y est trop sciemment vicié pour qu’on perçoive encore de la vie là-dedans, les personnages y sont cloués dans leurs grimaces, sans la beauté des masques d’Ensor ou des superbes gueules des plus grinçants expressionnistes. Je me rappelle ce roman sublime de noirceur qu'est J'étais Dora Suarez, où l'auteur, ce voyou camé de Robin Cook, se gardait pourtant de juger son terrifiant psychopathe. A l'opposé, Festins secrets sent le labeur de  prof, la démonstration appliquée et sans humour, et je me demande si je vais continuer de cheminer en compagnie de son vieil ado sentencieux qui voit partout des pervers et des abominations horrifiques, se dandinant lui-même comme un touriste au enfers...
    On se rappelle du procès instruit par Pierre Jourde dans La littérature sans estomac, où il disait des choses parfois justes sur la foire aux vanités des lettres parisiennes. Mais alors, déjà, m’avait frappé la faiblesse de ce que défendait le pamphlétaire, et ses crispations pusillanimes de pion. Tout différent en cela d’un Bloy, aussi génial dans ses vitupérations qu’inspiré dans ses imaginations d’artiste, des nouvelles de Sueurs de sang aux Histoires désobligeantes. Or, la différence est que Léon Bloy aime autant qu’il agonit, tandis que Jourde ne fait pour le moment que piétiner, et encore, avec la tête plus qu’avec les pieds…

  • Pour estomacs résistants...

    A propos de Festins secrets de Pierre Jourde

    C’est avec un mélange d'intérêt et de perplexité que je viens de lire les 92 premières pages de Festins secrets de Pierre Jourde, dont l’écriture est parfois bien pesante et qui charrie pourtant une matière substantielle. De la part d’un écrivain qui se réclame de Julien Gracq, on regimbe quand même à la lecture de certaines phrases, comme celles qui lui viennent à l’évocation du voyage en train de son protagoniste, au tout début du livre : « Ces déserts engendrent cependant, après de longues périodes de gestation, des gares. Le convoi ralentit encore plus, porteur d’inépuisable réserves de lenteur ». Bon, mais passons sur ces gares engendrées par des déserts et cette lenteur transportée en convoi, pour relever ce qui d’emblée nous scotche : à savoir l’évocation carabinée de la province pourrie où débarque le jeune Gilles Saurat, prof de son état (pardon : CIF, ce qui signifie Conseiller en Itinéraire de Formation) et dont jusqu’à l’agriculture est devenue quasi virtuelle. Le tableau est noirci à souhait, la France du Nord-Est a des airs de Bronx rural post-nucléaire, et le premier contact du charmant lettré, qui  prépare une thèse sur la rhétorique de la destruction dans les pamphlets du XVIIIe, avec ses camarades Animateurs de la Communauté Educative (ACE) n’est pas piqué des charançons…

    Jourde va-t-il maintenir un équilibre viable entre charge satirique et roman ? Je me le demande. La voix narrative choisie (le protagoniste se parle à lui-même en deuxième personne, tu vois ça…) est un peu lourdingue, mais on a compris que l’auteur faisait plutôt dans la masse et l’énergie que dans la ciselure et l'élégance.
    C’est tout de même assez solide. Me rappelle, en nettement moins charnu et couillu, le réalisme  du Raymond Guérin de L’apprenti, avec un élément fantastique, dans le ton et l’atmosphère, que rend bien la superbe couverture de Léon Spilliaert… Bref, je suis curieux d’aller au bout de ce roman dont l’éditeur, Eric Naulleau, claironne les mérites en même temps qu’il dégomme Houellebecq, alors que La possibilité d’une île me paraît tout de même d’une autre qualité d’immersion et d’une « musique » plus originale…  

  • De la reconnaissance


    En lisant Max Dorra

    Dans le TVG, ce mercredi 26 octobre. - La Côte d’or n’a jamais si bien porté son nom qu’en cette fin de matinée d’automne aux irradiants flamboiements, et c’est comme un visage que je reconnais tout en reprenant la lecture amorcée ce matin d’un livre abordant immédiatement ce phénomène de la reconnaissance, au multiple sens du terme, d’un paysage, d’un visage ou de quelque image retrouvée de notre bloc d’enfance, petite musique ou picturale odeur de cage d’escalier où des fantômes montent au ciel de notre mémoire comme à l’échelle de Jacob, du côté de Proust, de Feud et de Spinoza.
    Je sais toujours ce que j’ai à faire du côté de Proust, surtout en TGV descendant sur Paris, avec l’idée qu’en glissant plus bas je verrai Chartres et plus bas sous le nuages tendres l’église là-bas aux vitraux mythiques, et je saurai proche la Vivonne, mais Freud et Spinoza : moi pas savoir.
    Or ce matin Max Dorra m’y emmène, et là encore il est question de « retrouver la force d’exister » chez ceux qu’a menacés l’écrasement, le déni et l’excommunication.
    Dans le TGV il y a plein d’hommes-machines qui crépitent de formules. Un voisin disait tout à l’heure à son compère qu’il fallait gérer l’historique de l’Entreprise ou mourir.
    Ne préfère-t-on pas mourir dans ces cas-là, en écoutant un peu de musique.
    Ah oui : le livre s’intitule : Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ? paru dans la collection Connaissance de l’inconscient de Gallimard.
    Or j’ai comme l’impression que je vais en parler ici et en reparler…

  • L’édition en Suisse romande

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    Entre expansion et déclin

    L'Age d'Homme (40 ans, 4000 titres), Zoé et les Editions d'En bas (30 ans) et Bernard Campiche (20ans) célèbrent leurs anniversaires.


    L’écrivain né en Suisse romande peut-il faire une carrière littéraire digne de ce nom sans passer par Paris ? L’édition romande, qui défend la littérature du cru depuis le début du XXe siècle, est-elle un privilège ou un piège pour les auteurs suisses francophones ? Plus précisément : où en sont aujourd’hui les éditeurs romands et que « pèsent »-ils par rapport à l’édition suisse ou française ? C'est à ces questions que je nous allons tâcher de répondre.

    La littérature romande existe-t-elle ? Nous pourrions répondre, sous forme de boutade, que ce n’est pas sûr, même s’il est évident que nous l’avons rencontrée. De doctes commentateurs n’en finissent pas de discuter l’insondable question de l’ « identité romande », après que leurs aînés eurent gravement célébré l’ « âme romande », mais il nous semble plus intéressant de constater ce simple fait, évident et même surabondant : qu’il y a de la littérature en Suisse romande, produite par des auteurs romands, éditée sur place et lue par un public proche et fidèle. Si l’on s’en tient à la seule littérature, disons qu’un auteur romand de moyenne importance « vend », en Suisse romande, une moyenne de 500 à 1000 livres. Un roman vendu à 10.000 exemplaires en Suisse romande peut être considéré comme un best-seller.

    medium_Cuneo_kuffer_v1_.jpgSeule Anne Cuneo, à notre connaissance, a dépassé les 100.000 exemplaires avec un de ses livres, traductions et co-édition française comprises. Bien entendu, l’on se gardera d’en conclure qu’Anne Cuneo est le meilleur écrivain romand, même si son œuvre est de plus estimables. Cette distinction de la quantité et de la qualité sera d’ailleurs l’un des axes de notre présente réflexion. Ainsi, ce qui est intéressant, c’est que le succès du Trajet d’une rivière, roman historique d’Anne Cuneo devenu best-seller, n’a pas rejailli, en France, sur les autres ouvrages de l’auteur, que le public romand redécouvre en revanche grâce à leurs rééditions en livre de poche chez Bernard Campiche. D’une façon comparable, la notoriété acquise par un Jacques Chessex à Paris, sous la couverture jaune des éditions Grasset, n’a pas valu à cet auteur un public français notable pour ses livres publiés en Suisse romande, souvent plus intéressants, du point de vue littéraire que ses romans « à la française ». C’est dire qu’un fossé sépare la Suisse romande de Paris, qui s’est creusé unilatéralement ces dernières décennies. De fait, il est aujourd’hui très rare qu’un livre publié en Suisse romande soit présenté dans la presse spécialisée parisienne. Alors même qu’on se gargarise de belles notions telle que la francophonie, l’attention réelle de la presse littéraire et des médias français à la production francophone, en général, et à la littérature romande en particulier, est proprement dérisoire. Cela tient, évidemment, à la surproduction de la seule édition française, qui comptait plus de 600 titres à la dernière rentrée de septembre 2006, et à la focalisation sur les « auteurs-phares » et autres « stars ». Pourtant il y a une autre raison à cela, nous semble-t-il, et plus profonde, qui tient à une affaire de mentalité et de culture. De toute évidence, certains de nos auteurs, de premier ordre, ne « passent » pas le rideau du Jura. Et pourquoi cela ? Un Georges Haldas, dont plus de cinquante ouvrages ont paru à L’Age d’Homme, est-il moins digne d’intérêt qu’un Yves Laplace, passé du Seuil chez Stock et dont chaque nouveau livre est commenté dans la presse française, alors qu’Haldas n’y est presque jamais cité ? Pour aller vite, disons que l’écriture « lisse » de Laplace, intéressante par ailleurs, convient parfaitement au lecteur français, contrairement à la complexion spirituelle et plus encore au style d’Haldas, qui rencontre les mêmes difficultés de réception que Ramuz à son époque, dont un critique français croyait qu’il était « traduit de l’allemand »... Il y a là, bien plus que la barrière d’un régionalisme : celle d’une histoire, d’une mentalité et d’une multiculture distinctes de l’histoire et de la culture françaises, qui fait aussi qu’un Jacques Mercanton, une Alice Rivaz, un Maurice Chappaz ou un Etienne Barilier n’ont jamais été vraiment « reçus » par l’instance de consécration (pardon pour ce terme pompeux, voire ridicule, mais c’est celui dont les sociologues de la littérature font usage en la matière) que représente Paris. Or il va de soi qu’un écrivain peut faire œuvre, et de qualité, sans être « reconnu » à Paris. Mais son handicap n’est pas moins réel, que ne semble pas connaître son homologue alémanique. De fait, au fossé séparant la Suisse française de la France, nous semble s’ajouter, depuis quelques années, une croissante opacité du rideau nous séparant de la Suisse allemande, qui fait que les auteurs romands agréés en Suisse alémanique sont de plus en plus limités à ceux qui publient à Paris, de même que le lecteur romand ne découvre plus guère que les auteurs alémaniques traduits et publiés en France. Dernier effet collatéral du centralisme parisien : qu’un roman romand publié à Paris bénéficie, auprès de nos médias, d’un traitement souvent disproportionné, comme on l’a vu avec Rapport aux bêtes de Noëlle Revaz, premier roman certes intéressant mais qui n’aurait jamais connu un tel battage sans le label des éditions Gallimard. Par ailleurs, lorsqu’un Bernard Comment, écrivain lui-même, présente la littérature romande dans la prestigieuse Nouvelle Revue Française, émanant des mêmes éditions Gallimard, c’est pour s’y réserver la première place et ne considérer que les auteurs romands publiés à Paris, avec la morgue suffisante du provincial acclimaté.
    De ces constats découle la réaffirmation de la nécessité vitale d’une édition littéraire romande. Sans prôner du tout le repli, force est de reconnaître, à l’heure des nouvelles donnes régionales d’une Europe qui est aussi celle des cultures, qu’une littérature intéressante s’est développée sur cette aire restreinte qu’est la Suisse de langue française, qu’il semble très légitime de reconnaître et de défendre. La dernière et la meilleure preuve que la littérature romande existe a été, entre 1996 et 1999, la publication en quatre volumes, chez Payot, de la monumentale Histoire de la littérature romande dirigée par Roger Francillon.

    Une longue histoire
    L’histoire de l’édition en Suisse romande, longtemps associée à l’histoire de l’imprimerie et de la librairie, remonte à la publication des premiers écrits d’édification religieuse, catholiques d’abord et ensuite protestants. Le premier écrivain qu’on pourrait dire « typiquement » romand est Pierre Viret, réformateur au double talent de pédagogue et de pamphlétaire, et nous ne changerons qu’une lettre à son nom pour arriver, trois siècles plus tard, au professeur Alexandre Vinet. Le Pasteur et le Professeur : ces deux figures marqueront la mentalité de la littérature romande jusqu’à Jacques Chessex et Etienne Barilier, respectivement fils de professeur et de pasteur… Or, le lien entre Viret et Vinet est à la fois le protestantisme et l’Académie de Lausanne, qui seront deux grands foyers d’édition en Suisse romande, du XVIe à la fin du XIXe siècle. Editer pour édifier : tel fut le mot d’ordre à cette enseigne.
    Pourtant il est un autre vecteur de la première édition en nos murs, plus aristocratique et européen, et c’est la vie intellectuelle des salons du XVIIIe siècle. Autour de Voltaire, attiré à Lausanne par le célèbre docteur Samuel Tissot - auteur lui-même de best-sellers hygiénistes lus dans toute l’Europe -, dans le sillage de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, qui a révélé la Suisse idyllique au monde entier, ou d’Albert de Haller (auteur des célébrissimes Alpes) et d’autres savants genevois, de L’Encyclopédie publiée à Yverdon, puis de Madame de Staël à Coppet, l’édition littéraire et savante du XVIIIe connaît un véritable âge d’or en terre romande, sans que les auteurs du cru (si l‘on excepte évidemment le citoyen de Genève et Benjamin Constant) n’y jouent de rôle significatif. Le germe d’un « sentiment » romand se fera pourtant jour avec la cristallisation d’une identité suisse, dont l’illustre Doyen Bridel (dès 1783), avec ses Etrennes helvétiques, sera le défenseur. Cela étant, les écrivains romands représentatifs du XIXe (tels Henri-Frédéric Amiel, Juste Olivier ou Edouard Rambert) seront tous tiraillés entre Paris et la Suisse romande, sans pouvoir s’appuyer sur une édition digne de ce nom. Il en ira tout autrement au XXe siècle.

    medium_Ramuz1.2.jpgDe grandes aventures
    La « fondation » d’une édition romande à part entière coïncide avec le début de la Première Guerre mondiale, sous l’impulsion de Charles Ferdinand Ramuz et de quelques amis (Paul Budry, Edmond Gilliard et les frères Alexandre et Charles-Albert Cingria, notamment) qui lancent les Cahiers Vaudois en 1914. Deux idées majeures président à cette aventure éditoriale : que l’on peut écrire et publier en Suisse romande, et que la qualité littéraire prime sur la « leçon » religieuse ou morale.
    Un industriel fortuné grand amateur d’art et de littérature, Henry-Louis Mermod (dans les années 1920-40) relancera les idéaux des Cahiers vaudois en offrant le plus bel écrin aux œuvres de Ramuz ou de Gustave Roud, notamment. Dans le sillage de Mermod, et préfigurant l’explosion des clubs, Albert Mermoud, avec La Guilde du Livre (dès 1936) fera lui aussi une place notable à la littérature romande dans une édition largement diffusée en France et en Europe, avec des inédits ou des reprises de Ramuz, de Charles-Albert Cingria ou Denis de Rougemont, Cendars ou, plus tard, dans la collection La Petite Ourse, des romans de Corinna Bille.
    Dans le même courant des guildes et autres clubs du livre, les éditions Rencontre, fondées en 1950 autour d’André de Muralt, avec les collaborateurs de la revue homonyme (tels Henri Debluë et Georges Haldas), constituent une autre grande aventure de l’édition en Suisse romande, englobant les auteurs du cru à l’enseigne de la Coopérative de L’Aire.
    Par ailleurs, sans pouvoir citer des dizaines d’autres maisons en Suisse romande, on rappellera le travail accompli par Payot, les éditions Plaisir de Lire à Lausanne, Spes ou Gonin, La Baconnière à Neuchâtel ou Skira à Genève.
    Un rebond décisif, du point de vue de l’édition romande à venir, a été marqué dès 1960 par le journaliste Bertil Galland qui a repris la direction des Cahiers de la Renaissance Vaudoise, émanation de la nationaliste et très conservatrice Ligue vaudoise, pour en faire une maison d’édition littéraire spécialement vouée aux auteurs romands, où il publie en 1965 le savoureux Portrait des Valaisans de Maurice Chappaz.
    Homme d’entreprise et de contact, Galland sera l’infatigable artisan d’une revalorisation de la littérature romande qu’il défendra en publiant une bonne partie de nos meilleurs auteurs (Corinna Bille, Nicolas Bouvier ou Lorenzo Pestelli) et en multipliant les rééditions, les collections et les ouvrages référentiels.
    En ces mêmes années, la librairie Payot, à Lausanne, s’est attachée un libraire peu ordinaire en la personne du jeune exilé serbe Vladimir Dimitrijevic, dont la passion pour la littérature et les compétences sont vite remarquées. Chez Payot, celui qui deviendra le légendaire « Dimitri » défend également les livre publiés par Bertil Galland et les autres éditeurs romands, dont il viendra grossir les rangs en 1966, année de la fondation des éditions L’Age d’Homme, comptant aujourd’hui plus de 4000 titres à son actif, avec des fleurons tels que l’intégrale du Journal intime d’Amiel, les Œuvres de Charles-Albert Cingria et un catalogue slave et étranger exceptionnel.
    A cette époque, la grande machine qu’est devenue Rencontre tourne à plein régime, qui emploie plusieurs centaines de collaborateurs (55o personnes en janvier 1968) et compte de nombreuses filiales à l’étranger. Cela étant, les classiques de la littérature et la visée internationale de la maison se concilient mal avec la défense et l’illustration de la nouvelle littérature romande. C’est donc autour de Bertil Galland et de Vladimir Dimitrijevic que les auteurs romands apparus en ces années 60-70 vont se regrouper.
    Dans l’esprit de Mai 68, Michel Glardon fonde les éditions d’En Bas en 1976, initialement vouées à la publication d’écrits à caractère social, historique ou politique, entre autres témoignages; et la petite maison engagée fera bon accueil, par la suite, à des textes littéraires et à de nombreuses traductions. Dans la même mouvance gauchiste, les éditions CEDIPS publient également des textes polémiques de nos auteurs, tels La Vermine d’Anne Cuneo ou Mister Man de Gaston Cherpillod.
    Plus littéraire d’ambition, une nouvelle enseigne va renaître des cendres de Rencontre par le truchement de L’Aire « réanimée », dès 1978, à l’initiative du libraire Michel Moret, qui entre en lice avec des rééditions de Ramuz. Tout en comblant des vides avec des textes oubliés ou méconnus, tel Le pauvre homme du Toggenbourg d’Uli Bräker, entre autres auteurs alémaniques de premier rang (Otto F. Walter ou Dürrenmatt), Michel Moret accueille également des auteurs romands, à commencer par Yvette Z’Graggen qui deviendra best-seller avec des récits et des romans autobiographiques. Au cours des années suivantes, L’Aire deviendra l’une des alternatives éditoriales possibles, pour les auteurs romands, à côté de Galland et de L’Age d’Homme, où seront révélés divers talents nouveaux, de Pascale Kramer à Marie-Claire Dewarrat, en passant par Jacques-Etienne Bovard et Adrien Pasquali.
    Les mêmes années ont vu, en outre l’apparition à Genève, en 1975, d’un autre maison dont l’esprit initial ressortit également à la mouvance soixante-huitarde et qui deviendra l’une des composantes principales de l’édition littéraire romande, et c’est évidemment Zoé, sous la direction de Marlyse Pietri-Bachmann. A cette enseigne alterneront les essais, comme les Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg, et la littérature plus ou moins pointue, illustrée par Amélie Plume, Catherine Safonoff ou Jean-Marc Lovay. Rappelons aussi le rôle non négligeable joué à Fribourg par Paul Castella, amateur de poésie et initiateur d’une première collection romande de poche, et à Genève, plus récemment par les éditions Metropolis, alternant la publication de littérature étrangère de bon niveau et de quelques auteurs du cru, tels Marie Gaulis ou Daniel de Roulet. Dans une optique un peu moins rigoureuse du point de vue de la qualité, les éditions de L’Hèbe ont du moins le mérite de servir de tremplin à de jeunes auteurs. Enfin, dans une sphère plus commerciale, axée sur les essais liés à l’actualité et les ouvrages pratiques, Pierre-Marcel Favre s’est lui aussi lancé dans l’aventure dès l’année 1975, dont le catalogue s’ouvre de temps à autre à la littérature, jouant par ailleurs un rôle significatif dans la défense de l’écrit au titre de directeur du Salon du livre de Genève.
    Sans compter les nombreuses officines recensées en Suisse romande, certains foyers d’édition significatifs se sont développés pour la défense spécifique de la poésie. C’est ainsi qu’Eliane Vernay, elle-même auteur, ouvre une maison à son nom en 1977, où elle accueillera la relève des poètes, tels Christian Viredaz ou Jacques Roman, autant que des auteurs confirmés, de Corinna Bille à Yves Velan. Dans le sillage des collections poétiques de Payot et de Bertil Galland, en voie de disparition, deux jeunes poètes décidés à relever le défi, François Rossel et Alain Rochat, fondent en 1984 les éditions Empreintes qui deviendront, en vingt ans, le premier éditeur de Suisse romande en matière de poésie.
    Dans une perspective proche, l’enseignant lausannois Pierre-Alain Pingoud, lui aussi passionné de poésie, se risquera à son tour, dès 1987 et pour une dizaine d’année, à cette façon de sacerdoce, et l’on se doit de citer enfin le beau travail des éditions de La Dogana, à Genève.


    Editeurs compagnons
    Le développement de l’édition en Suisse romande, à une époque de prolifération où chaque nouvelle rentrée parisienne annonce une déferlante plus monstrueuse que la précédente, a permis aux auteurs et aux éditeurs de nouer des liens souvent important dans l’élaboration suivie d’une œuvre. Celle d’un Georges Haldas, si substantielle et si mal perçue en France, est sûrement le meilleur exemple d’une alliance fondée sur la proximité et la confiance, pour un engagement à long terme. Ainsi Vladimir Dimitrijevic aura-t-il publié tout Haldas en lui assurant, ponctuellement, une petite aide financière et, surtout, une relation amicale au long cours. De la même façon, et grâce aussi à la présence et à l’attention particulière de Claude Frochaux, divers auteurs de qualité mais non moins «invendables» en France, comme un Gaston Cherpillod, un Jean Vuilleumier ou un Etienne Barilier, ont vu leurs livres s’inscrire dans un catalogue largement ouvert aux littératures de partout.
    Ce compagnonnage va compter, aussi, dans la relation entretenue par Bertil Galland avec «ses» auteurs, tels Corinna Bille et Maurice Chappaz, autant que dans les durables liens noués, respectivement, par Michel Moret avec Yvette Z’Graggen et Corinne Desarzens ou par Marlyse Pietri avec Amélie Plume et Jean-Marc Lovay, Luc Weibel ou Catherine Safonoff.
    Un nouvel éditeur, cependant, va faire de sa relation très personnalisée avec l’auteur une base fondamentale de son travail, et c’est Bernard Campiche, dont l’enseigne apparaît en 1986 avec la publication d’un beau roman de Jean-Pierre Monnier, Ces vols qui n’ont pas fui.
    Vaudois de souche autant que d’accent, bibliothécaire de formation et lié quelque temps à la revue Ecriture, Bernard Campiche n’a certes pas la vista de grand éditeur d’un Dimitrijevic, mais sa très fine perception des textes, autant que sa compréhension de la mentalité romande et son souci très helvétique de perfection artisanale auront scellé sa réussite auprès du public romand, grâce aussi à quelques auteurs faisant office de «locomotives», tels Anne Cuneo et Jacques-Etienne Bovard, qui lui permettent de soutenir des écrivains de qualité mais plus difficiles à « vendre », tels Sylviane Chatelain ou Antonin Moeri, Elisabeth Horem ou Jean-François Sonnay.
    Si nous insistons sur cet aspect humain de la relation éditeur-écrivain, c’est pour mieux souligner la précarité fréquente des « ouvertures » parisiennes obtenues par certains auteurs romands, dont le premier titre paru reste sans suite. Une Anne-Lou Steininger, un Jean-Marc Lovay ou un Jean-Michel Olivier, à la même enseigne de Gallimard, en sont de bons exemples.

    L’avenir en question
    La véritable profusion de l’édition romande, dans la seconde moitié du XXe siècle, ne va pas sans faire parfois illusion, au point de donner une image un peu trop flatteuse de ce dernier demi-siècle, alors même que la littérature peine à franchir nos frontières ou à se voir traduite.
    Grâce aux passeurs de livres que sont les éditeurs, la majorité des auteurs romands publient régulièrement en nos murs non sans rêver au débouché plus important que représente toujours l’édition parisienne, même si certains de nos auteurs «vendent» plus en nos frontières que leurs pairs édités à Paris.
    Cela étant, l’avenir desdits « passeurs » est remis en cause avec l’évolution de la société et des médias.
    Dans les années 70-80, un ouvrage littéraire de qualité avait de bonnes chances, en Suisse romande, de se voir lu et commenté par une quinzaine de critiques plutôt fiables. Actuellement, ce chiffre est tombé à moins d’une demi-douzaine, dans un contexte à la fois plus confus, plus bruyant mais aussi plus vivant et plus « visible », où les virtualités médiatiques de tel ou tel écrivain peuvent lui valoir l’illusion fugace de la gloire.
    Le public susceptible de s’intéresser à un roman romand de qualité, en revanche, est certainement plus nombreux aujourd’hui et plus « réactif » qu’il ne l’était au début du XXe siècle, mais également plus sollicité, voire submergé par l’offre proche ou lointaine.
    Si la politique culturelle semble plus efficace aujourd’hui que naguère, l’on remarquera la dérive inquiétante qui fait évoluer celle-ci vers une sorte de marketing à la mode, au détriment des enjeux de survie. Depuis 2001, alors qu’une quarantaine de librairies ont disparu en Suisse romande, l’avenir des éditeurs romands, liés à celles-ci, semble de plus en plus précaire. Or Pro Helvetia a choisi, en 2005, de suspendre provisoirement son aide, comme l’a fait aussi l’Association Autrices et Auteurs de Suisse. Sans donner dans les lamentations, l’objectivité force à remarquer que les éditeurs de littérature, en Suisse romande, vivent tous dans la précarité, souvent au bord du dépôt de bilan. Le fait est qu’au cap du XXIe siècle, et dans l’un des pays les plus riches du monde, l’édition littéraire romande crèverait sans aide publique ou privée…
    Qu’en sera-t-il de l’édition romande dans dix ou quinze ans ? Qui prendra la relève à la direction de L’Age d’Homme, dont Vladimir Dimitrijevic, type du fondateur peinant à passer le relais, a largement franchi le cap de la septantaine, et Marlyse Pietri ou Michel Moret, sexagénaires, trouveront-ils des successeurs ?
    Telles sont, entre autres, les questions plus ou moins « brûlantes » qui se posent aujourd’hui à l’édition romande, laquelle montre pourtant encore, en 2006, une remarquable vitalité.

  • Le voyageur éternel


    Sur Les chemins du labyrinthe de Walter Benjamin
    Si Walter Benjamin (1892-1940) ne fut pas vraiment du genre étonnant voyageur au goût du jour, sa vie «elliptique » d’érudit errant n’a pas moins été ponctuée par toutes espèces de déambulation, de la randonnée alpestre au périple culturel, en passant par d’interminables flâneries parisiennes et autres quêtes dans les rues chaudes, jusqu’à tel « trip » au haschisch pour le moins inattendu…
    Or l’écrivain qui nous apparaît ici, « qui porte sur les choses les plus modestes, les paysages, les villes, les êtres, un regard d’une intensité sans pareille », note Jean Lacoste, est inattendu en chaque page, pour qui en a lu les textes plus austères et décisifs, tout en y montrant la même intelligence incessamment créatrice et la même qualité d’absorption.
    De Berlin, où il est né et qui constitue son premier foyer affectif et culturel, à Paris, qui sera sa deuxième patrie spirituelle et l’objet d’un grand projet inabouti (Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages), en passant par « l’asile studieux » de la Suisse, Riga et la « nouvelle optique » russe, Marseille, Ibiza et le dernier « passage » désespéré de Port-Bou, nous suivons un parcours admirablement documenté par Jean Lacoste, qui peut constituer une (ré)introduction à l’œuvre d’un penseur qui fut également, on le voit ici, un écrivain merveilleusement vivant.

    Walter Benjamin. Les chemins du Labyrinthe. Textes choisis et présentés par Jean Lacoste
    La Quinzaine/Louis Vuitton, coll. Voyager avec, 301p.


  • Maisons d’âme, maisons d’os


    Sur La Maison Mélancolie de François Nourissier
    Il est émouvant, et non moins impressionnant, de constater que François Nourissier, péniblement atteint par la maladie de Parkinson, comme il en a déjà témoigné dans l’étonnant Prince des berlingots (Gallimard, 2003), trouve en sa décrépitude physique une espèce de regain d’énergie et plus encore de liberté d’écriture, qui va bien au-delà de la dégoise des gens « sur l’âge ». En dépit de ses tours singeant la parlure contemporaine, un brin canaille ici et là, comme s’il se moquait du fantôme gris qu’il ne saurait trop « kiffer » dans sa glace matinale, l’écrivain épure au contraire, allège, effile sa langue pour la faufiler à travers époques et souvenirs, de maisons en maisons.
    Celles-ci, dont il visita plus de cinq cents, auront figuré tour à tour la thébaïde rêvée de l’écrivain, comme il en fut du presbytère de Faverolles où se planqua Victor Hugo et qu’il céda lui-même à Julien Green après n’y avoir fait que passer ; le chalet de famille, style « dessine moi une maison suisse », tout en bois craquant sur les hauts de Caux, où il commença d’écrire Un petit bourgeois au milieu des pleurs de môme - quitte à se réfugier au Montreux-Palace pour peaufiner son manuscrit, dans le voisinage de Nabokov ; le château habité « comme un vêtement trop large » avec ses vingt-trois pièces, au nom crénelé d’Arpaillargues ; l’hôtel particulier parisien et sa pléthore de fauteuils de style (le pauvre en recense plus de quatre-vingts), tant d’autres encore et dont on se fiche bien à vrai dire, étant entendu qu’il s’agit ici de tout autre chose que de l’inventaire complaisant d’un proprio doré sur tranche. De fait, et même si l’on sourit, tout au début, lorsque l’écrivain relève que « l’argent ne fait rien à l’affaire, ou pas grand-chose », c’est par le détail proustien et l’oreille intérieure, si l’on ose dire, que cette chronique, discontinue et même divagante ( mais alors au sens des Divagations inspirées d’un Mallarmé) nous conduit comme en un labyrinthe tout vibrant de l’ « admirable tremblement du temps » baudelairien, dont maintes scènes et silhouettes renvoient à l’œuvre autant qu’à celles du siècle écoulé.
    « Toujours, l’amour a touché les maisons, écrit François Nourissier, et les a contaminées (…) Une maison, ça sent toujours le lit, le pli de chair, l’amour. Quand une fois, le nez a senti ça, il ne peut plus s’en moucher : ça pue la liquette, le drap froissé, la sueur au parfum ou le parfum à l’huile de coude, à votre choix. Il y a des images d’amour prisonnières des miroirs qui les ont reflétées. Elles n’attendent qu’une occasion, vite, vite ! d’échapper à l’aquarium où nagent les blafardes sirènes, les noyées aux longs cheveux, les femmes qui disent : « Je suis le sosie d’Ophélie, vous n’avez pas remarqué ? – Ah, Madame, il faudrait être meilleur physionomiste que moi… »
    Ce lyrisme et ce sarcasme, c’est tout Nourissier, tendre et vache, élégant et lucide, sachant que la littérature diariste préfigure en somme la « chiasse » finale et que « quelque part » l’asticot blanc « toujours premier partout » en son « impatience annelée » et ses « déhanchements de houri » se réjouit de goûter à la carne enrobant notre maison d’os avec le même appétit que nous mettons à mordre dans la prose du Maître…

    François Nourissier. La maison Mélancolie. Gallimard, 247p.

  • Liberté dernière


    Sur La maison Mélancolie de François Nourissier

    François Nourissier et son monde représentent à peu près tout ce que je fuis, et pourtant ses deux derniers livres, Prince des berlingots et aujourd’hui La Maison Mélancolie, sont de ceux dont la densité et la musicalité verbale touchent à une espèce de plénitude qui relève à la fois de la parfaite maîtrise et du délire contrôlé. Cela me rappelle à la fois le début du Traité du style d’Aragon et les Passe-temps de Léautaud, quand celui-ci paraît écrire sur n’importe quoi avec le même naturel et le même bonheur, et c’est aussi le cas de Nourissier dans cette suite de variations sur les thèmes de la maison, de nos maisons, et donc de notre corps et de nos femmes, de nos habitacles et de nos étapes successives, des fauteuils que nous traînons derrière nous et des armoires où nous planquons les cadavres de nos vies ratées, ainsi de suite.
    « Une maison ça sent toujours le lit, le pli de chair, l’amour. Quand, une fois, le nez a senti ça, il ne peut plus s’en moucher : ça pue la liquette, le drap froissé, la sueur au parfum ou le parfum à l’huile de coude, à votre choix »…
    A notre choix il y a là-dedans quantité d’odeurs et de rumeurs, de gestes entrevus dans l’eau des miroirs ou par une imposte, de détails et surtout de mots en cascades qui nous renvoient à nos propres maisons, chambres secrètes, agonies ou lettres d’adieux, maisons espérées et amantes ou amants, maladies d’enfants ou peaux desquamées de vieillards comptant leurs fleurs de cimetière comme l’auteur lui-même regardant ses mains ou relevant son bas de pantalon…
    Dans sa maison parisienne, un jour de recensement mobilier, Nourissier compte 85 fauteuils. Pauvre homme. Toute la misère d’un monde est là : j’ai 85 fauteuils qui me survivront.
    Toute l’horreur du petit-bourgeois et du bourgeois grimpé sur la commode est contenue dans l’œuvre de Nourissier, détaillée avec la plus admirable et complaisante cruauté. Dans ces derniers livres, comme dans Têtes (où il est d’ailleurs portaituré) et Le désir de Dieu de Jacques Chessex, la prose de Nourissier devient une espèce de whisky ruisselant et moiré, qui enivre et fait tout mieux voir à la fois, plus nettement, comme l’os ivoirin de la tête de Yorick…

  • Au Bar des frères humains

    A propos de Friterie-Bar Brunetti de Pierre Autin-Grenier

    Il est des lieux, qui n’ont rien d’académique, où l’on en apprend plus, sur la vie en général et l’humaine engeance en particulier, que dans aucune Haute Ecole, et c’est par exemple la rue, comme l’a dit et répété un Walter Benjamin, ou c’est le bistrot, le bar, le troquet, le café de l’Univers, tels que les ont célébrés un Italo Svevo ou un Thomas Bernhard, un Georges Haldas ou un George Steiner et, dans ce petit livre tendrement teigneux, ce pilier de la mythique Friterie-Bar Brunetti qu’est Pierre Autin-Grenier, cousin lyonnais de Louis Calaferte et frère occulte des bohèmes patachons à la Miller, Cendrars et autres Delteil.

    Poète à la truculence douce-acide (ses Radis bleus, repris en Folio, sont à déguster avec un doigt de beurre vert), Pierre Autin-Grenier brosse ici une galerie de portraits (Madame Loulou la bienfaitrice des « éclopés de Cupidon », Raymond l’ancien d’Indochine, Domi le cantonnier, Ginette la Reine Mère et l’on en passe) dont les « gueules » ne se bornent pas au pittoresque mais évoquent l’humanité de partout.
    La nostalgie du ronchon magnifique est ce qu’elle a toujours été : c’est du bon jeune temps libertaire des années 60 finissantes qu’il s’agit ici précisément, mais il s’attable à la fin au Bar de l’Espérance et les « petits Rimbaud » sont conviés…

    Pierre Autin-Grenier. Friterie-Bar Brunetti. Gallimard, coll. L’Arpenteur, 97p.

  • Le quidam universel


    Depuis qu’un certain Andy Warhol s’est fendu de la prophétie à quatre sous selon laquelle le rêve du quidam du futur serait de connaître son quart d’heure de célébrité, le commun des mortels se trouve, de fait, un peu tarabusté par l’envie d’apparaître, ou mieux : d’être quelqu’un plutôt que n’importe qui. C’est le désir même, quoique peu conscient, d’Adam Volladier, fils d’employé de La Poste et lui-même devenu chef comptable, longtemps surprotégé par ses parents des bactéries et de tout imprévu. Or voici que, d’un jour à l’autre, cet homme absolument quelconque se trouve pris pour un autre, reconnu (à tort) par celui-ci comme le fameux Machin et identifié par celui-là comme le formidable Chose. De fil en aiguille, ce morne sujet se met à revivre et d’autant plus qu’une femme belle, le confondant avec son brillant amant Georges Fondel, lui-même disparu pour escroquerie, l’introduit dans une vie des plus élégantes, mais non sans danger. Ledit Fondel ne s’est-il pas rendu coupable de faire faucher L’origine du monde d’un certain Courbet ?
    On pense à l’Aller retour de Marcel Aymé en lisant ce délectable (premier) petit roman, dont la verve narrative, le regard très avisé sur la peinture et la vivacité, dans l’observation de la société contemporaine, en font un vrai régal.

    Claire Wolniewicz. Ubiquité. Editions Vivian Hamy, 142p

  • Le roman d'un romancier

    En lisant Le Maître de Colm Toibin

    A La Désirade, ce lundi 17 octobre. – Le brouillard venait d’arriver à nos fenêtres cet après-midi, noyant tout à coup le feuillage flamboyant des arbres alentour, lorsque j’ai commencé de m’enfoncer dans la brume mélancolique de ce grand roman de Colm Toibin tout plein de la présence à la fois douce et réservée, infiniment poreuse sous ses airs compassés, de l’Henry James des dernières années, à partir de la terrible humiliation qu’a représenté le fiasco de Guy Domville, sa pièce présentée à Londres en janvier 1895, et jusqu’à l’automne 1899.
    Or il suffit d’en lire quelques pages pour se trouver littéralement immergé dans la substance sensible d’une vie qu’on sent à la fois empêchée et faite pour être aussitôt transformée en roman, chaque vide donnant un plein et chaque douleur un exorcisme de fiction. Avant le désastre du théâtre St James, où sa pièce est huée par le public alors même qu’il assiste, au Haymarket voisin, au triomphe du Mari idéal d’Oscar Wilde, Henry James se rappelle un épisode de ses jeunes années qui lance le leitmotiv, courant à travers tout le roman, de son penchant homosexuel aussi lancinant que refoulé, recoupant ensuite les thèmes de l'enfant mystérieux (dont sortiront Le tour d’écrou et Ce que savait Maisie) et de l'être hyperdoué mais incapable de vivre, avec le récit des délires et de la fin tragique de sa sœur Alice.
    Bien plus qu’un roman biographique, Le Maître est le roman du romancier-médium par excellence, que l’auteur fait revivre avec un mélange de profonde empathie et d'intelligence re-créatrice, qui établit d'admirables liaisons entre une vie et ses projections compulsives et nous vaut de très beaux portraits. Le regard de l’Américain sur l’Angleterre plastronnant en Irlande, le sentiment de l’homme de cœur démocrate que sa fortune personnelle n’empêche pas de compatir avec les miséreux de sa terre d’origine, la curiosité obsessionnelle du romancier à l’égard des tribulations d’Oscar Wilde (jeté en prison peu après qu’il lui a ravi la vedette), son besoin d’exorciser ses hantises par de nouveaux romans, tout cela forme une substance vivante et vibrante qui rappelle la somptueuse musique crépusculaire des Vestiges du jour de Kazuo Ishiguro, en plus ample et en plus pénétrant aussi. Je n’en suis à l’instant qu’à la fin du premier quart, mais ce Maître fait montre en effet d’une impressionnante maestria…

  • Comme un château de mots


    A propos des Contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger
    On pense à la fois à Buzzati, pour ses thèmes poético-métaphysiques liés à la fuite du temps, et à Michaux, pour ses délires imaginaires et son lyrisme buissonnant, en lisant Les contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger, rassemblant une trentaine d’histoires que la narratrice raconte à l’ange comptable de ses jours pour faire la pige à la mort. Il y a chez elle de la Schéhérazade déjantée, dont la fantaisie inventive est tout à fait surprenante, mais à la fois moins baroque et moins artificielle que dans La maladie d’être mouche, premier livre paru chez Gallimard en 1996 qui signalait déjà un talent très original. Or l’univers poétique de cette prosatrice a acquis une nouvelle densité et plus encore une sorte de gravité dont procède un surcroît de liberté, comme si le subconscient, face à l’irrémédiable, se faisait plus follement joueur, dans le sillage de cette insaisissable jeune fille (Elle), symbole de vie, de liberté ou de création, qu’on entend quelque part « jouer cet air inachevé sur un piano aux touches d’eau – ce piano, tu t’en souviens, qui n’arrivait à bout de rien, mais dont les notes titubantes avaient la saveur beurrée du thé noir et des tuiles aux amandes, le mercredi après-midi, quand tu avais leçon de solfège et de pluie »...
    La couverture de ce nouveau livre est une belle encre sur Japon de Christine Sefolosha, évoquant le Hollandais volant ou, plus encore, le paquebot magique de Fellini dans Amarcord, mais ici c’est du bateau des morts (dont on sait qu’ils aiment le luxe et les jeux) qu’il s’agit dans la nouvelle intitulée Face à la mer : « Il arrivera de nuit. On entendra approcher un vacarme joyeux, des rires et des bribes de chants, mais on ne verra rien d’abord. Ensuite, on sentira s’épanouir dans l’ombre les odeurs envoûtantes dont le navire regorge. La rose, la cannelle, les vins de palme et d’épices dissiperont dans une molle ivresse les souvenirs de notre vie passée ; puis le benjoin, le cèdre, l’ambre et la myrrhe, les résines précieuses des embaumeurs s’imposeront à nous et nous rassasieront. Enfin il sera là. Il nous apparaîtra. Illuminé comme une ville, avec autant de hublots que d’étoiles dans le ciel, dix étages de ponts festonnés de lampions, cinq cheminées crachant des étincelles et plusieurs capitaines. Il sera si proche à cet instant, qu’en étendant la main on pourra le toucher. Mais la joie, la surprise, nous en empêcheront. Les passagers, du haut de leurs dix ponts et de leurs six cents mille chandelles, riront de notre étonnement et, se penchant vers nous, ils jetteront des fleurs, des billets de banque et des petits oiseaux. Puis ils dérouleront pour nous des échelles dorées. »
    C’est un livre plein de nostalgie et de malice, d’anges et de mots voués à l’exorcisme de tout ce qui se dégrade et s’effondre en nous, plein aussi de violence « retournée » et d’effroi conjuré.
    « J’habite une demeure où les jours ne se ressemblent pas », lit-on en conclusion, « un palais frémissant de poussière chancelante. La pluie le ravine, le soleil et le vent l’allègent allègrement. Ses formes fondent, se lissent et s’adoucissent – comme les miennes, ma chère ! C’est ainsi que je l’aime. Et mon enfance s’éternise. Âme de mon château et vous, mes os légers et blancs comme du bois flotté, dites à ceux qui viennent demain sur cette dune :
    Il n’est de vrai château que de sable,
    De temps heureux que celui que l’on perd…