Notes éparses
L'aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le chaos de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.
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L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaîté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes. L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a pleuré, elle pleure et elle pleurera.
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Festen est le grand film de la transgression d’un secret de famille, qui débouche à la fois sur la purification et la fraternité. J’ai rarement été aussi poigné par une situation exposée au cinéma, et la façon de la présenter m’a conforté dans ma propre détermination de tout dire. C’est simplement l’histoire du gosse qui dit tout haut ce que les autres savent mais préfèrent ignorer. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un gosse mais du fils aîné de la famille, qui choisit le speech qu’on lui demande de prononcer à l’occasion du banquet d’anniversaire des soixante ans de son père pour évoquer, d’un ton égal, comment ledit père les violait, lui et sa soeur, laquelle s’est suicidée pour échapper à la hantise de ce souvenir. Il y a là comme un modèle de ce qu’il faut faire aujourd’hui, non du tout un modèle moral ou sociologique, mais bel et bien artistique; car c’est l’art qui m’intéresse là-dedans au premier chef, c’est à cause de l’art, de la forme, de la beauté de tout ça, de l’émotion, de l’énergie, de l’intensité qui se dégage de tout ça que j’ai été bouleversé, par delà la situation humaine.
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L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.
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On ne devient réellement sérieux, aujourd’hui en littérature, qu’en risquant l’affrontement. Ou alors on fait des phrases. La plupart ne font que des phrases.
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Très ému à la vision de L’Intendant Sansho de Mizoguchi, merveilleux poème cinématographique dont il se dégage une profonde et tendre mélancolie, avec d’admirables portraits de femmes. C’est probablement l’un des plus beaux films que j’aie jamais vus, au double point de vue du savoir humain et de la poétique artiste.
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Le règne du plan, de l’horaire et de l’organigramme, tient lieu de nouvelle structure psychique à pas mal de gens. Mais là-dessous, quel chaos.
Pépites de mémoire
Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.
Le premier corps étreint (toute la nuit).
Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous observions à la jumelle, dans laquelle se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.
Le besoin de se perdre (dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin).
Ceux qui restent froids (révélation de quelque chose, naissance de la prudence).
Ma mère marchant dans la rue et moi séchant un cours à une terrasse: la fourmi, la cigale.