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Carnets de JLK - Page 201

  • Une curée indigne

    Houellebecq et la critique

    Lecture de La possibilité d'une île (6)

    A La Désirade, ce dimanche 4 septembre. - La méchanceté de la critique établie à l’encontre de La possibilité d’une île est à la fois sidérante et significative, comme s’il s’agissait de se débarrasser vite fait d’un écrivain qu’on craint de lire, les propos méprisants et même haineux trahissant de fait une lecture en surface ou de mauvaise foi. Il y a là une sorte de lynchage qui découle probablement, aussi, du marketing anticipé de ce livre, comme s’il fallait que les vertueux critiques opposent leurs saints principes à ce battage et montrent ainsi leur indépendance. Sous un titre hypocrite (Ni cet excès d’honneur ni cette indignité), car on a soigneusement choisi les termes les plus méprisants de nos confrères européens, Le Temps d'hier passait en revue une dizaine de chroniques où l’on voit bien que le parti pris, le jugement anticipé, la conclusion précédant lecture sont la règle. On parle d’antisémitisme et de misogynie, on taxe le pauvre auteur de « commère » ou de « cynique vulgaire », surtout : on ne dit rien du contenu réel du livre.
    Il va de soi qu’on peut discuter les (apparentes) provocations du début du livre, où Daniel 1 l’humoriste « panique » aligne les énormités comme n’oserait le faire un Dieudonné shooté, de même qu’on peut se trouver en désaccord avec maintes observations et autres conclusions du même protagoniste, et notamment avec sa vision déterministe de la vie, mais discuter, ou même disputer, n’est pas vilipender.
    C’est d’autant plus choquant qu’il s’agit d’un livre d’immersion lente et d’évolution, dont le personnage, d’abord agité et faraud à l’image de l’époque, devient de plus en plus pénétrant au fur et à mesure qu’il mesure, avec quel désarroi, l’effet du vieillissement sur lui-même.

    C’est là le grand thème du livre : le vieillissement du corps et, pourrait-on dire, du corps de l’espèce, le sentiment d’un type vieillissant d’être jeté (qu’exprimait déjà si fort un Buzzati dans sa Chasse aux vieux), la fatigue d’être et la tristesse de n’être plus aimé, car c’est aussi un roman d’une lancinante mélancolie sur le manque d’amour, qui ressort le plus fort dans le chapitre magnifique où Daniel 1 constate que la charmante Esther, type de la jeune fille libérée à l’enseigne de la movida espagnole, incarne une sorte de nouvelle espèce hédoniste qui ne désire que son désir et surtout pas l’attache de l’amour.
    Je doute, pour ma part, que l’hédonisme d’Esther (lequel ravirait Michel Onfray, que vomit Daniel 1, et moi donc...) soit le fait d’une génération entière, comme le prétend Daniel 1. Il y a du moraliste puritain chez Houellebecq (puritain à l’envers si l’on veut mais puritain quand même) qui répugne aux nuances et aux détails individuels, même si ses personnages sont bien plus travaillés ici et diversifiés que dans Les particules. Mais là encore : le texte évolue. Il est imbécile de prétendre, comme La Stampa, que ce livre postule « le salut par l’entremise d’une secte adoratrice de la science et des extraterrestres », telle affirmation prouvant du moins que le livre n’a pas été lu. C’est ne pas voir la critique malicieuse des tenants et des aboutissants de la secte en question, avec le passage du premier gourou à son fils messianique, et cette superbe description de la petite entreprise du début devenant firme organisée nickel. Ce qu’on retient dans les gazettes, c’est que Michel le barjo a trempé dans un séminaire des raéliens et qu’il en est revenu fondu en mysticisme. C’est prouver une fois de plus qu’on n’a pas lu son livre...
    Mais ma foi tant pis pour eux: ils ont manqué quelque chose. Un chef-d’œuvre ? Peut-être pas. Pas encore Les illusions perdues, mais un beau livre drôle et douloureux, surtout : honnête.
    J’ai souvent été exaspéré par le vilain canard Houellebecq, qui m’a imposé l’interview la plus pénible jamais réalisée, dont la bande enregistrée est une suite de grommellements vagues et de propos vaseux. Les particules m’avaient pas mal déçu, de même que  la forme genre feuilleton de Plateforme, alors que le contenu, le ton, l’immersion psychologique, les observations nouvelles de ce livre, sa vision dans le temps aussi, m’ont réconcilié avec ce drôle de bonhomme.

    Quant à La possibilité d’une île, c’est indéniablement le livre le plus accompli de Michel Houellebecq et le plus prometteur aussi, car le lascar n'a pas dit son dernier mot : c’est, passées une fois encore les cinquante premières pages un peu trop « couilles de Reiser », de la littérature sérieuse. Pas cuistre ou pédante du tout, mais sérieuse, captivante, amusante et sérieuse.

  • Le kitsch qui dérange

    Lecture de La possibilité d'une île (5)

    A La Désirade, ce samedi 3 septembre. – Il a fait hier après-midi un temps soudain étrange, me rappelant l’ entrée maritime observée à Cap d’Agde en mai dernier, où d’un moment à l’autre une sorte d’obscurité éblouissante s’est établie en plein jour, exacerbée par un froid subit et des relents de je ne sais quelle tornade à venir. Or j’étais en train de regarder Le choc des mondes, ce charmant navet de SF ultrakitsch des années 50 qui évoque la fuite d’une poignée de terriens à bord d’une fusée à l’approche d’une catastrophe planétaire; et le soir encore, les images des voyageurs de l’espace débarquant dans un décor idyllique composé de toiles peintes mille fois plus suggestives, dans leur naïveté lustrale, que les effets spéciaux les plus carabinés, m'ont fait repenser au long chapitre (Daniel 17) que Michel Houellebecq consacre, sans se moquer mais sans se départir d’un sourire distant, à la secte des Elohimistes réunie dans le décor de Lanzarote.
    J’ai parlé de navet à propos du Choc des mondes, mais ce film-culte (comme on dit...) de Rudolph Mate, qui m’évoque un roman-photo d’anticipation ou une BD de la belle époque des séries d’Artima, dégage le même type d’interrogation sur notre destinée terrestre que peut suggérer n’importe quel cataclysme naturel, du tsunami du début de l’année à l’ouragan qui vient de dévaster la Louisiane. Le spectacle des foules errantes vues d’avion, dans les abords du lac Pontchartrain, m’a fait le même effet que celle qui fuient dans le dernier film de Spielberg : il y a là de l’enfantine terreur, et donc des questions auxquelles M. Rinaldi, que la seule idée qu’un écrivain puisse toucher à la science fiction fait grimacer d’horreur, n’a pas ni n'aura jamais accès.
    Michel Houellebecq, nourri de culture populaire comme nous tous, et se posant des questions sur les fins de l’espèce et du monde, retrouve, dans La possibilité d’une île, cette (feinte) naïveté qui ne craint pas de jouer avec le kitsch. Mais seuls les cuistres recuits s’en offusqueront, que la seule idée que la littérature puisse dire quelque chose, et d'une manière non agrée par l'Académie de leur Bon Goût, dérange.
    NE PAS DERANGER : voici ce que je lis au front de tant de blasés et de paresseux, de prétendus beaux esprits et autres bien pensants suant l’ennui - ceux-là même qui, l’air grave, se pâmeront devant tel film ou tel livre « dérangeant » qui ne menace en rien leur confort intellectuel...

     

  • Houellebecq et les petites merdes

    Lecture de La possibilité d'une île (4)

    A La Désirade, ce vendredi 2 septembre. -Au fil de la partie ascendante de son récit de vie, Daniel 1, le protagoniste de La possibilité d’une île, traite Fogiel de « petite » merde, par une sorte de constat qui semble aller de soi et pour celui qui parle autant que pour celui dont il est question. Fogiel est une petite merde : c’est un fait, de même que Carlier est une grosse merde. Ce sont des évidences comparables à celles qui portent sur le temps qu’il fait.
    Mais qui parle ? Est-ce Michel Houellebecq qui s’exprime ainsi ? Est-ce Houellebecq qui « fusille une star », comme le relève un hebdo suisse people qui s’empresse de relever, dans La possibilité d’une île, tous les cas de dropping name où Houellebecq, jouant sur la fameux (euh) effet de réalité, mais sous le couvert de Daniel 1, traite Nabokov de ceci et Michel Onfray, la pauvre Björk ou l'ensauvagé Lagefeld de cela.
    Il ne fait aucun doute que la presse people, farcie de petites merdes, va se jeter sur le livre de Michel Houellebecq et lui faire un procès en fusillade, histoire de faire mousser le mahousse. Tout cela est en somme logique, étant entendu que Daniel 1, l’humoriste de Michel Houellebecq, et l’Houellebecq en question, font une espèce de judo avec la réalité contemporaine, la poussant à l’extrême de sa logique pour mieux en illustrer les mécanismes, comme s’y emploie Amélie Nothomb dans Acide sulfurique en imaginant un jeu de téléréalité dans un camp de concentration.
    Moi qui travaille dans un merdique journal de province, et que maints lecteurs considèrent probablement comme une petite ou une grosse merde, je suis intéressé tout de même de percevoir, sous le discours panique de Houellebecq-Daniel, une parole de révolte et d’interrogation qui nous transporte dans une autre dimension.
    A un moment donné, Daniel 1 traite Larry Clark, réalisateur de Ken Park, de petite-grosse merde, ou quelque chose comme ça : vil commerçant démagogue, à peu de chose près. Comme j’estime beaucoup Larry Clark, et que je trouve Ken Park un film d’une grande honnêteté, j’aurais pu conclure que ce Daniel1 était une petite merde et ce Michel Houellebecq une grosse merde avant de retourner à la lecture de mon cher Dictionnaire égoïste de la littérature française de ce cher Dantzig tellement plus reposant. Mais non : ce que dit Daniel 1 sur Larry Clark a beau me sembler tout faux : j’ai envie de discuter avec lui, quitte à ce qu’on s’engueule. Daniel sort de ses gonds parce que Larry Clark, dans Kids et dans Ken Park, s’est mis très près de groupes d’adolescents pour essayer de percevoir leur désarroi dans une société en perte de lien social et familial. Comme il se sent menacé par ce que vient de lui dire sa jeune amie sur son âge, Daniel 1 panique et se déchaîne en croyant trouver dans Ken Park l’apologie de la jeunesse contre les vieux, ce qui est tout à fait faux. Larry Clark montre, dans Ken Park, autant de compassion (nous fait ressentir autant de pitié) pour les deux vieux vieillards adorables qui se font poignarder par leur petit-fils dément que pour les autres parents aux airs eux-mêmes de vieux gamins. Peut-être Michel Houellebecq ressent-il les choses comme son Daniel 1, mais est-ce une raison pour que je le traite de petite merde ?
    En ce qui me concerne, j’ai de plus en plus horreur de l’usage normalisé du langage ordurier, et je suis persuadé que Michel Houellebecq ressent la même chose, de même que je suis persuadé que Bret Easton Ellis a horreur de la violence. Mais ces deux-là font usage des mêmes armes, quitte à passer pour de vraies frappes. Or lorsque je lis la chronique de M. Angelo Rinaldi consacrée à La possibilité d’une île, je n’ai pas de peine à discerner la vraie vulgarité, sous la pommade et la poudre de cocotte.
    Ah mais le jour se lève, camarades, chères petites merdes que nous sommes : encore une journée divine !



     

  • Le tabou de la vieillesse

    Lecture de La possibilité d'une île (3)

    Je lisais ce matin un fragment d’  In quel preciso momento de Dino Buzzati où il est question du sentiment d’être « jeté » de l’homme vieillissant, et du coup je me suis rappelé ces pages étonnantes de La possibilité d’une île où Daniel 1, constatant que la ravissante Esther, de vingt ans plus jeune que lui, n’a pas osé le présenter à sa sœur aînée en craignant que celle-ci le trouve trop décati, se lance alors dans une diatribe qui lui fait relever que la différence d’âge est aujourd’hui le dernier tabou. « Dans le monde moderne, ajoute-t-il, on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux ». Et de s’enflammer à proportion de son inquiétude, et de susciter la première vraie conversation avec Edith qui va se prolonger tard dans la nuit au point qu’ils en oublieront de faire l’amour.

    Ce qui le fait dire ceci : « C’était notre première vraie conversation, et c’était d’ailleurs me semblait-il la première vraie conversatoon que j’aie avec qui que ce soit depuis des années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie commune avec Isabelle, je n’avais peut-être jamais eu de véritable conversation avec quelqu’un d’autre qu’une femme aimée, et au fond il me paraissait normal que l’échange d’idées avec quelqu’un qui ne connaît pas votre corps, n’est pas en mesure d’en faire le malheur ou au contraire de lui apporter de la joie, soit un exercice faux et finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant tout, principalement et presque uniquement des corps, et l’état de nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos conceptions intellectuelles et morales ». Sur quoi Daniel évoque trois particularités de la jolie Esther : le fait qu’elle ait perdu un rein et le fait qu’elle ait perdu plus récemment le chien qu’elle aimait (comme si celui-ci faisait aussi partie de son corps), enfin le fait qu’elle soit « une très jolie jeune fille».
    Or comme je suis le père d’une très jolie jeune fille, mais vraiment très jolie, j’apprécie en connaisseur ce qui suit, à propos de l’ascendant que Daniel 1 subit de la part de la très jolie Esther : « La beauté physique joue ici exactement le même rôle que la noblesse de sang sous l’Ancien Régime, et la brève conscience qu’elles pourraient prendre à l’adolescence de l’origine purement accidentelle de leur rang cède rapidement la place chez la plupart des très jolies jeunes filles à une sensation de supériorité innée, naturelle, instinctive, qui les place entièrement en dehors, et largement au-dessus du reste de l’humanité. Chacun autour d’elle n’ayant pour objectif que de lui éviter toute peine, et de prévenir le moindre de ses désirs, c’est tout uniment qu’une très jolie jeune fille en vient à considérer le reste du monde comme composé d’autant de serviteurs, elle-même n’ayant pour seule tâche que d’entretenir sa propre valeur érotique – dans l’attente de rencontrer un garçon digne d’en recevoir l’hommage. La seule chose qui puisse la sauver sur le plan moral, c’est d’avoir la responsabilité concrète d’une être plus faible, d’être directement et personnellement responsable de la satisfaction de ses besoins physiques, de sa santé, de sa survie – cet être pouvant être un frère ou une sœur plus jeune, un animal domestique, peu importe ».
    Des passages de cette eau-là, que je situe à la hauteur d’analyse des pages de Saul Bellow dans Ravelstein ou des pages de Philip Roth dans La bête qui meurt, où il est également question d’un homme vieillissant fou d’une très jolie jeune fille, des pages si limpides et si fines, si déliées dans leur expression et d’une résonance si amicale, La Possibilité d’une île, dont on prétend l’auteur phallocrate, misogyne et vulgaire, en regorge, au point que depuis trois jours j’y reviens sans cesse pour y puiser…      

     

  • Houellebecq au top


    L’événement annoncé se vérifie : La possibilité d’une île est un livre étonnant.


    Il suffit de se plonger dans la lecture de La possibilité d’une île pour oublier complètement, après un quart d’heure de lecture, le tapage et le clabaudage qui ont précédé la parution de ce livre. Tel est en effet le miracle de la vraie littérature que de nous transporter dans un monde parallèle à la fois imaginaire et tout aussi réel pourtant, plus signifiant en tout cas que la réalité brute. C’est d’ailleurs le propos même de La possibilité d’une île que de nous faire réfléchir à ce que nous vivons en nous en donnant une image aux traits décalés, forcés, parfois même dérangeants ou insupportables par leurs grimaces. Or le protagoniste contemporain de ce roman est justement un grimacier : un bouffon, un de ces humoristes médiatiques auxquels il est aujourd’hui permis, par exorcisme, de dire tout haut ce que pensent ou ressentent tout bas les « braves gens », dans les limites récemment rappelées par l’affaire Dieudonné.
    Personnage de roman, Daniel 1 ira d’ailleurs beaucoup plus loin que Dieudonné dans la provocation, fort de la constatation que « l’attitude humoristique dans la vie, c’est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité », faisant alors fortune en alignant les spectacles grinçants, puis les films à tendance porno, puis le porno à tendance violente, non sans rester d’une lucidité douloureuse. Car Daniel 1, tout cynique qu’il paraisse, est une espèce d’enfant du siècle clairvoyant, sans préjugés, curieux de tout, mais également mélancolique. Si le vibrionnant Jamel Debbouze le taxe de « mec hypercool », c’est sans se douter que Daniel 1, comme Michel Houellebecq, auquel il ressemble évidemment, lit Balzac et Schopenhauer, se passionne pour la signification profonde de l’évolution des mœurs de notre drôle d’espèce et scrute sur lui-même les effets du vieillissement, passant d’une femme chérie qui se flétrit à une jeune beauté dont il tombe éperdument amoureux à l’approche de la cinquantaine…
    Le récit de vie de Daniel 1, qui vécut à notre époque, constitue le gros morceau de La possibilité d’une île, alternant avec celui de Daniel 25, clone du premier et vivant dans un très lointain futur, où la vie des néo-humains, cloîtrés dans des périmètres protégés, se poursuit à l’écart des derniers représentants de notre espèce réduits à la sauvagerie et s’entre -dévorant dans les détritus. Entre Daniel 1 et Daniel 25, de grandes mutations ont eu lieu, de la Première Diminution consommant la fonte des glaces au Grand Assèchement, entre autres catastrophes, et la néo-humanité a beaucoup évolué elle aussi, abandonnant le rire à un moment donné et les larmes un peu plus tard (à l’époque de Daniel 9), seul l’amour des chiens demeurant intact…
    Tout cela relève de la science fiction, mais l’intérêt du roman de Michel Houellebecq tient à l’intrusion, dans la SF, de l’observation intimiste (avec les histoires d’amour d’Isabelle et d’Esther), de la vie végétative et du débat sur les fins humaines, à égale distance de Pascal et des visionnaires kitsch du New Age… Aussi, La possibilité d’une île est un tableau remarquable des mœurs de notre temps, de la fabrication d’un journal de nymphettes à la production d’un snuff-movie, (film érotique avec mise à mort réelle) en passant par les joyeusetés de l’art branché et la mise sur orbite d’un gourou de mondiale influence. A cet égard. Michel Houellebecq rejoint les grands observateurs de l’époque, tels Philip Roth ou J.M. Coetzee…
    Surtout et plus que jamais : Houellebecq achoppe à la déprime contemporaine, à l’affrontement du mâle et de la femelle, à la terreur du vieillissement dans une société de plus en plus axée sur la compétition et l’élimination des faibles. Son bouffon a la liberté d’exprimer des situations proprement révoltantes et si réelles pourtant. Passionné de science, le romancier nourrit en outre son ouvrage d’observations sur les neurosciences ou la génétique qui n’on rien de pédant.
    Très réjouissant aussi : que l’humour de Michel Houellebecq soit comme apaisé, ses personnages infiniment plus nuancés dans leurs modulations (à commencer par les femmes) et son écriture, retrouvant la santé d’Extension du domaine de la lutte, en plus ample et plus affirmé, d’un écrivain majeur. Ni Flaubert ni Céline, car il ne travaille pas dans la ciselure ou la fine musique, mais plutôt dans la filière Balzac-Zola pour l’observation et l’énergie « électrique » de la phrase, également du côté des Anglo-saxons portés sur la conjecture, Philip K. Dick ou J.M. Ballard. Déprimant disent certains ? Pas du tout à nos yeux : stimulant au possible ! 

    Michel Houellebecq. La possibilité d’une île. Fayard, 485p.
    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 1er septembre 2005

  • Laboratoire de Michel Houellebecq

     

    Lecture de La possibilité d'une île (2)


    A La Désirade, ce mercredi 31 août. – J’ai beau ne pas voir du tout le monde et les gens comme les voit Michel Houellebecq : je n’en suis pas moins captivé par la lecture de La possibilité d’une île, comme je ne l’avais plus été (j’excepte le merveilleux Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig) depuis des mois par un ouvrage contemporain, je dirais : Elizabeth Costello de J.M. Coetzee.
    Michel Houellebecq n’a pas encore l’âge de Coetzee et moins encore celui de la vieille protagoniste débonnaire et fine fée de ce magnifique roman du vieillissement, mais La possibilité d’une île est aussi une affaire d’âge et de vieillissement. Après ces livres de vieux ados branleurs en mal d’extase que me figurent Extension et Les particules, et le feuilleton de trentenaires raplaplas de Plateforme, ce nouveau livre traduit à la fois l’angoisse du vieillissement personnel du protagoniste et le sentiment latent en Occident d’une lassitude à la fois physique et métaphysique, la fameuse ère du désenchantement dont parle Marcel Gauchet, mais ici vue de l’autre bout des siècles, comme par un ange.
    Plusieurs de mes chers confrères (un Jacques-Pierre Amette ou un Pierre Assouline, pour ceux qui se sont déjà s’exprimés) disent s’ennuyer en lisant La Possibilité d’une île. Eh bien pas moi : ce livre me passionne, et d’abord par son ton, à la fois sérieux et mélancolique, malicieux et tendre sous ses aspects ici et là provocateurs. On cherche déjà noise à l’auteur en recensant les « petites phrases » lâchées par Daniel 1 illico attribuées à l’auteur, à propos de Nabokov, Onfray, les Arabes-Juifs-Chrétiens et autres « jeunes pétasses », sans dire que tout ça procède d’un magma existentiel dans lequel le discours trivial du corps se mêle au corps du monde. Pour ma part, je ne vois que Witkiewicz qui ait si bien parlé des rapports entre le corps et la conscience, le sexe et l’esprit, les caresses et les sentiments, la course de rat de l’individu et les transformations sociales significatives en phase avec le climat, la perte du sens du sacré en phase avec le choc des nouveaux savoirs.
    Tout ça, tressé, fondu dans un récit beaucoup plus fin et délicat qu’il n’y paraît (l’honnête homme traditionnel et la gente dame seront évidemment choqués par maintes expressions de la novlangue con-cul-bite au goût du jour, mais il faudra qu’ils s’y fassent avant qu’on ne parle d’autre chose…) et qui laisse à chacun la liberté de « se » penser.
    La possibilité d’une île est un formidable réceptacle d’observations, procédant d’une grande curiosité inquiète. De tout le reste je me fiche bien : de tout ce qu’on dira de ce livre en le jugeant d'avance ou sans le lire. Ce que je sais, c’est que j’y trouve mille fois plus de notations intéressantes que dans tous les romans réunis de M. Rinaldi si bellement écrits, n’est-ce pas, et que même en désaccord sur de multiples points, même partageant la défiance de Nancy Huston envers les « professeurs de désespoir », ce livre me semble plus vivant, plus tonique, plus excitant, plus stimulant que des tonnes d’ouvrages actuels mieux peignés.
    Dans un premier temps, j’ai resserré le fruit de ma première lecture dans un papier beaucoup trop bref et sous un titre très « fils de pub », mais cela fait partie du jeu, cela aussi, et d’ailleurs j’y reviendrai plus souvent qu’à mon tour…

  • En ce moment précis

    La formule de Buzzati

    Ne parvenant pas à remettre la main sur mon exemplaire, sûrement prêté et non rendu d’En ce moment précis de Dino Buzzati, j’en reviens à la version italienne et me relis ce premier fragment intitulé LA FORMULE que je traduis à la diable : « De qui as-tu peur, imbécile ? De la postérité peut-être ? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela : être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, un tel document ! Qui pourrait t’opposer la moindre objection ? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais un homme. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints d'en tenir compte".
    Oui c’est cela que je ressens en lisant les auteurs qui comptent réellement pour moi : tel fut cet individu en ce moment précis, il se nommait Blaise, Umberto, Thomas, Vassily, Stanislaw Ignacy, Flannery, Charles-Albert, Marcel, Dino, et tels ils me parlent d'une seule multiple voix. 

  • Houellebecq à travers les siècles


    Lecture de La possibilité d’une île (1)



    A La Désirade, ce mardi 30 août .- Il a fait ce soir un crépuscule indicible où le rose bleuté du lac aux airs de fleuve immobile, le mauve orangé des montagnes de Savoie et le ciel pervenche flammé d’or doux, par delà tous les verts du val suspendu que surplombe notre nid d’aigle, semblaient flotter hors du temps, et c’est ainsi que ma lecture de La possibilité d’une île, amorcée cet après-midi dans le triple bleu du bord du lac exténué de soleil, sur la plage interdite de la réserve naturelle où je défie les vigiles à chiens boches, se poursuivait en oscillant de l’instant présent au lointain futur.
    Il me semble que c’est un livre sérieux que ce roman déjà « mythique » de Michel Houellebecq, dont les 100 premières pages sont de la même tenue, beaucoup plus finement tressées que celles de Plateforme, que j’ai pourtant apprécié mais qui virait au feuilleton démonstratif, plus nourries aussi de nuances et plus sûres que celles des Particules élémentaires, d’une prose peut-être moins immédiatement « originale » que celle d’Extension du domaine de la lutte, mais dont on sent qu’elle va courir plus loin et avec plus d’énergie.
    Cela surtout me saisit d’emblée comme à la lecture de la dernière trilogie américaine de Philip Roth (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache), et sans un temps mort : que c’est intéressant, je dirais: comme Les illusions perdues avec, entre tant d’autres choses, son fabuleux reportage sur la mutation de la société parisienne à l’ère de la naissance du journalisme.
    Houellebecq n’en est pas encore à ces hauteurs de Roth et de Balzac, mais il y tend : il nourrit son roman d’un souci de raconter et d’expliquer le siècle et les gens, tels qu’il les voit, comme il en souffre, avec une profusion d’observations qui en impose. Qui fait cela dans le roman français actuel ? Je me le demandais en relisant l’autre jour des chapitres de L’œuvre de Zola : qui fait cela ?
    Mais il n’y a pas que ça : car le récit vit et vibre. L’écriture est là; l’écrivain et sa patte. Aussi, les personnages ont gagné en étoffe, et la langue traduit la jubilation de l’auteur, sûr qu’il est en train de leur jouer un bon tour.
    Les trois premiers personnages qui apparaissent dans les 100 premières pages de La possibilité d’une île, sans parler du chien Fox qui fait parfaitement son métier de chien comme mon chien Fellow fait le sien de finir la journée en sirotant son scotch (c’est un scottish), sont à la fois crédibles et attachants. Les messieurs se branlent moins la verge que dans Les particules, ce qui repose, et les dames sont moins « pétasses » caricaturales que dans le même roman et que dans Plateforme. A vrai dire il n’y a qu’une dame jusque-là, Isabelle, rédactrice en chef du magazine Lolita, qui se fait 50.000 euros par mois pour encourager les femmes de 25-30 ans à ne pas baisser les bras devant leurs nymphettes, qu’elles imitent comme elles peuvent. Isabelle existe un peu : c’est nouveau…
    Mais avant Isabelle, il y a Daniel 1, un humoriste du XXe siècle, jugé « mec super cool » par l’incontournable Jamel Debbouze, et qui évoque à la fois Desproges, Bigard et Dieudonné, enfin l’opposé de l’ « humaniste » bien pensant à la Guy Bedos, et surtout : qui développe d’étonnantes réflexions, à lui soufflées par l’auteur mais ne faisant pas pièces rapportées pour autant.
    Enfin il y a Daniel 24, 24e avatar cloné de Daniel 1, qui nous parle de son lointain futur où il se fait chier en assistant à l’extermination des derniers humains ensauvagés. A son époque, la prostitution est mondialement proscrite, on a oublié ce que fut le rire et les larmes aussi - seul Daniel 9 a encore chialé un bon coup avant la disparition du phénomène. Pourtant Daniel 24 est lui aussi intéressant et même touchant. On imagine qu’il se console en lisant Demain les chiens de Clifford Simak..
    Jacques-Pierre Amette disait, hier soir à Campus, que ce livre lui paraissait ennuyeux. Je serais triste que cela s’avère dans les 390 pages suivantes, mais j’en doute. Plutôt, je me dis qu’un tel livre ne peut pas plaire à un critique pourtant fin et avisé, mais en somme de l’ancienne garde littéraire, pas plus qu’il ne peut plaire à M. Rinaldi du Figaro et de l’Académie française.
    C’est qu’on a changé l’eau des poissons. La société littéraire de M. Rinaldi n’existe plus, ou presque plus. Je ne dis pas qu’il faille s’en réjouir pour autant; d’ailleurs Charles Dantzig, avec son Dictionnaire égoïste de la littérature française, en constitue une prolongation vivifiante - plus généreux au demeurant que M. Rinaldi campé sur ses talons de bottines. Mais l'académie Goncourt ne fait-elle pas déjà Bal des vampires ?
    Quoi qu'il en soit, ce qu’apporte Michel Houellebecq est, et de plus en plus je crois, à considérer, comme ce qu’ont apporté, quelques étages plus haut, un George Orwell, un Stanislaw Ignacy Witkiewicz, un Philip K. Dick ou d’autres contre-utopistes qu’il continue à sa façon, en plus moraliste noir macéré dans la bile de Schopenhauer, et en plus youngster panique.
    Voilà le mot: panique. Roland Topor, Fernando Arrabal (dont il n’y a pas à s’étonner qu’il défende Houellebecq), quelques autres encore ont plus ou moins animé naguère un mouvement qui se disait Panique. Cela se passait loin du surréalisme plus esthétisant et politisé, dans une zone de métèques intéressants. Michel Houellebecq me semble un de ceux-ci. Je préciserai sur pièces.
    Ce qu’attendant je retourne à ma lecture…


  • Jaune blanc bleu


    A La Désirade, ce lundi 29 août.

    Il n’y a rien de plus triste, me semble-t-il, que de constater que non seulement une découverte qu’on vient de faire ne peut pas être partagée, mais qu’on n’en veut pas: que nous dérangeons en la proposant, à croire que notre ferveur a quelque chose de suspect.

    A l’inverse, l’étincelle qu’on fait s’allumer soudain dans un œil ou un esprit, ou le tilt que vient de provoquer un interlocuteur sont de ces moments qui nous justifient d’une manière ou de l’autre, et voilà ce qui vient de m’arriver, après lecture d’une page de Charles Dantzig consacrée au genre Machin, en ouvrant un livre que je possédais depuis mai 1991 et que je n’avais jamais ouvert, intitulé Jaune bleu blanc et signé Valéry Larbaud. 
    Je suis au regret de déclarer que ce livre, 259e numéro de la collection L’Imaginaire, se casse à l’instant où on l’ouvre. Cela rappelle que la colle miracle qui exclut aujourd’hui pareil Drame n’existait pas en 1991. Mais j’ouvre donc ce livre au chapitre intitulé Rldasedlrad les dlcmhypbff et tout aussitôt je suis ravi : cela sent bon la littérature. Ce titre est celui qu’un journal de Paris a prêté à une nouvelle de Larbaud, dont on comprend qu’il résulte d’une erreur de typographie. Mais Larbaud y voit un signe, et c’est le départ d’une divagation tout à fait épatante, comme ce livre en contient visiblement des pages et des pages qui vont m’accompagner ces prochains jours... 

  • Une rentrée à surprises


    Une fois de plus, la présentation de la rentrée littéraire française relève de la gageure, s’agissant de plus de 600 ouvrages dont beaucoup ne sont même pas parus. Comme s’il ne devait y avoir qu’un Evénement, les uns attendent le dernier Houellebecq tel un messie, alors que d’autres y vont de leur contrecoup de cœur. Ainsi certains prônent-ils Jean-Yves Cendrey et son instituteur pédophile, dans Les jouets vivants (à L’Olivier), tandis que d’autres encensent plutôt Waldenberg, ample traversée du XXe siècle à l’écriture profuse (chez Gallimard), signée Hédi Kaddour.
    Entre rumeurs flatteuses et premiers échos de déceptions (Régis Jauffret, Jean Hatzfeld ou Philippe Claudel), chacun se fera son chemin de Poucet…
    Pour notre part, et en attendant diverses « pointures » supposées faire elles aussi l’événement de demain (Salman Rushdie, Ismaïl Kadaré, Bret Easton Ellis ou Maurice G. Dantec), nous nous en tiendrons ici à dix premières lectures de qualité, dont plusieurs furent d’épatantes surprises.
    Celle que réserve Alexandre Jardin avec son Roman des Jardin ayant déjà été détaillée en ces colonnes, passons aussitôt à l’éberluant Dictionnaire égoïste de littérature française (chez Grasset) de Charles Dantzig, fabuleux labyrinthe de lecture où, de La Fontaine à Max Jacob et Valéry Larbaud, en passant par l’éloge de l’adverbe, l’influence de l’âge sur la lecture ou la crétinerie mesquine du Journal inutile de Morand, sur près de 1000 pages, notre langue est à la fête sous la plume libre et très aimante d’un merveilleux grappilleur.

    Autre régal immédiat : La méthode Mila de Lydie Salvayre (au Seuil), où Descartes en prend plein la raison raisonneuse sous les coups d’un endiablé quidam, déstabilisé par la tyrannique maladie de sa mère et auquel la rencontre providentielle de ladite Mila va révéler les vertus de l’intelligence du cœur.
    Cette même pénétration sensible caractérise Pascale Kramer qui, avec L’adieu au nord (au Mercure de France), rend parole à un couple de jeunes paumés bouleversants, dans un décor à la Simenon et un mélange unique de réalisme glauque et de tendresse.
    Intelligence encore mais dans le domaine de la fable, avec le non moins surprenant Acide sulfurique d’Amélie Nothomb (chez Albin Michel), qui pousse à l’extrême la logique de la télé-réalité en imaginant la mise en spectacle d’un camp de concentration.
    Autre fine mouche à miel : Cookie Allez (chez Buchet-Chastel, dans la collection de plus en plus recommandable de Pascale Gauthier), excelle une fois de plus, avec Le Masque et les plumes, dans le genre du roman-conte acidulé qui en fait une descendante directe de Marcel Aymé. De la même famille nous paraît aussi Claire Wolniewicz (chez Viviane Hamy) dont Ubiquité, formidable variation sur le thème du dédoublement de personnalité d’un Monsieur tout-le-monde initialement gris rat, est une autre surprise de cette rentrée, d’autant plus remarquable que c’est un premier roman.
    Est-ce à dire que nous ne trouvions de bons becs qu’aux bonnes femmes ? Que non point : car voici le pantagruélique non moins qu’hypersensitif Alain Gerber, consacrant les 600 pages de l’ « histoire d’amours » de Lady Day… à Billie Holiday (chez Fayard). Et décidément nous ne sortirons pas de cet enjuponnement grave, tant il est vrai que L’art de la joie de Goliana Sapienza, autre découverte de Viviane Hamy, fait indéniablement figure de révélation, sous la forme d’une vaste chronique italienne rappelant le fameux Guépard de Lampedusa, dont la beauté de la langue, l’originalité des observations et la profusion des superbes personnages n’ont guère d’équivalent… dans le roman français de ces messieurs.
    En attendant d’accoster sur l’île possible, dont on sait déjà que le locataire cloné est un phallocrate à tout casser, notre dernier choix, nullement surprenant celui-là, s’est porté sur La force de conviction, le nouvel essai (au Seuil) de Jean-Claude Guillebaud, qui a ce grand et rare mérite de s’effacer devant le génie des penseurs d’hier ou d’aujourd’hui (dans le sillage direct d’un Jacques Ellul) pour mieux en éclairer les apports. Le grand thème de cet essai passionnant, d’ailleurs également très présent à ce qu’on dit dans le roman de Michel Houellebecq, est le besoin fondamental que l’homme éprouve de fonder son existence sur une croyance, avec tous les écueils de la crédulité ou de la fuite sous ses multiples formes, au seuil d’un âge nouveau en persistante quête de spiritualité.


    Cet article et la chronique consacrée à Michel Houellebecq ont paru dans l’édition de 24Heures du 30 août.






  • Une possibilité d'île à l'horizon

     

    Et si le dernier Houellebecq
    était un livre intéressant ?



    Il est moche, il traîne une méchante déprime, il dit parfois n’importe quoi à l’oral et son style n’est guère plus académique à l’écrit, mais des centaines de milliers de lecteurs, et surtout dans les étranges pays étrangers, estiment que Michel Houellebecq est l’écrivain français le plus intéressant du moment. Et si c’était vrai ?
    Ce qui est sûr, c’est qu’on ne pourra le confirmer que mercredi, à la parution locale et mondiale de La possibilité d’une île, chef-d’œuvre annoncé que (presque) personne n’a lu jusque-là et dont tout le monde connaît déjà le contenu, du fait d’une campagne de publicité relançant, après Harry Potter, la pratique de la rumeur-carotte et de l’embargo-bâton.
    Du multipack (le magazine + le DVD) ultra-complaisant des Inrockuptibles à la bande-annonce hyper-consentante de Philippe Sollers défiant l’Académie Goncourt dans le Journal du dimanche de louper le coche, en passant par les petites phrases-hameçon lancées ici et là, les entretiens accordés au compte-goutte et les bonnes feuilles alléchantes, la piste a été damée pour le champion virtuel.
    Dans cette avant-vague tsunamique, on notera que même les coups de gueule et autres manœuvres de dénigrement ont valeur promotionnelle. Deux pages saintement indignées, dans l’hebdo Marianne, ou tel pamphlet plutôt mal fagoté d’Eric Naulleau (sous le titre d’Au secours Houellebecq revient !), contribueront aussi bien à l’emballement médiatique programmé par la squadra de l’éditeur.
    Il faut dire que la nouvelle écurie de Michel Houellebecq, la maison Fayard (où courent déjà les internationaux Soljenitsyne et Kadaré) et son coach haut de gamme (l’agent François Samuelson, qui « gère » Alexandre Jardin et Philippe Djian) ont du blé semé à récolter après avoir négocié le transfert du poulain teigneux, déjà passé du confidentiel et hyper-littéraire Nadeau au plus commercial Flammarion, à hauteur d’un million et demi d’euros pour le chouette package (le livre + le film).
    Tout cela mérite-t-il la qualification de « scandale » gravement assenée en couverture par Marianne, incriminant du même coup « le capitalisme contre la littérature » ? Bernard Grasset, entre deux guerres mondiales, ne lança-t-il pas son poney Radiguet comme un savon Cadum de l’époque, et le premier éditeur de la série des Maigret de Georges Simenon eut-il moins de scrupule à convoquer le tout-Paris à un sensationnel Bal anthropométrique ? On s’effarouche, comme lorsque l’agent du romancier quebecois Michel Tremblay loua un avion auquel il accrocha une banderole à la gloire du dernier livre de son auteur, mais la qualité de celui-là, ou le talent de l’écrivain en question en ont-ils pâti pour autant ? Et Marianne eût-elle autant chipoté si son chroniqueur avait reçu, par coursier personnel, le bouquin fameux ? Et réserverons-nous un mauvais sort à celui-ci sous prétexte que notre confrère de la NZZ am Sonntag l’a reçu avant nous ?
    La littérature est-elle soluble dans le capitalisme : telle est en somme la question. Aux dernières nouvelles, le prix Nobel sud-africain J.M. Coetzee aurait droit au même type de marketing appliqué à Michel Potter et Harry Houellebecq, à base de rétention et de lancement synchrone. Est-ce à dire que ce grand écrivain avéré ait vendu son âme au diable et que ses livres s’en trouveront altérés ?
    Une fois encore, attendons d’avoir réellement lu les 490 pages de La possibilité d’une île avant d’émettre le moindre jugement. Il ne sera pas facile, sans doute, de lire ce livre comme il en irait de n’importe quel autre, mais tel est le défi après la première surprise, mémorable, que fut, en 1994, la découverte d’ Extension du domaine de la lutte.
    L’amer Michel a-t-il vraiment signé, comme on le chuchote, son meilleur livre avec La possibilité d’une île ?
    Et si c’était vrai ?

  • Quand Jauffret tourne à vide

    En lisant Asiles de fous

    C'est un sentiment très pénible que celui de voir un livre d’un écrivain qu’on a estimé s’égarer dans l’artifice et le vide, comme il me semble m’y enfoncer à la lecture d’ Asiles de fous, le dernier roman de Régis Jauffret, dont les situations et les personnages me font l’effet de fantasmagories gratuites à force d'exagérations et suant bientôt l’ennui.
    La femme qui y parle, qui se dit elle-même une « femme verbale » à la dernière page du roman en espérant finalement s’incarner « un instant », dit-elle, nous apprend du même coup que le Damien autour de l’absence duquel elle tourne deux cents pages durant n’est pas vraiment celui dont elle nous a parlé, tout en étant sûre « qu’il est toujours plus ou moins vivant, assez sans doute pour avoir écrit ce roman »…
    C’est aussi subtilement tordu que le serpent qui se mord la queue, mais plus grave : c’est ennuyeux, c’est de plus en plus assommant, pas un instant on n’y croit, on espère à la page 25 qu’on sera surpris à la page 30, mais à la page 50 ça se gâte et s’enlise définitivement, après l’évocation peu crédible d’un amour en vase clos, avec l’arrivée du père de Damien, beau-père beaufissime qui vient annoncer à Gisèle que son fils l’a chargé de déménager ses affaires, à commencer par l’armoire en pin des Landes, et de faire les questions et les réponses sur dix pages tandis que Gisèle reste là à se demander, comme le lecteur, ce que diable elle fiche dans ce roman…
    Les merveilles de la technologie me permettent, en même temps que de tapoter ces notes sur mon portable made in China, d’écouter How strong is a woman d’une Etta James à la voix aussi puissamment charnelle qu'émotionnelle, et tout à coup cela m’apparaît : que ce qui pèche chez Jauffret, là comme ailleurs d’ailleurs, tient au manque de chair et au manque de consistance émotive de sa protagoniste qu’il a choisi avec son seul cerveau de plaindre sans lui laisser exprimer jamais ce qu’elle ressent avec ses tripes ou son cœur à elle.
    Hélas, il y a là comme un parti pris cérébral du malheur et de l’horreur qu’on pouvait encore apprécier dans le ton panique et fou d’Histoire d’amour ou de Clémence Picot, mais à présent on dirait que la machine à broyer du noir de l’écrivain tourne à vide ou ne broie plus rien qu’une idée de noir…
    Régis Jauffret. Asiles de fous. Gallimard, 211p.

  • Yasmina Reza au clavecin

    Les mots pour patrie

    Yasmina Reza reprend, dans Nulle part, sa partie de clavecin personnel. C’est doux et ferme, finement incisif, cela sonne comme une confidence dans le froid, sous la neige peut-être, dans un jardin public ou dans un café, c’est égal.
    Elle parle de ses enfants petits qui s’éloignent en grandissant, et cette liberté bonne lui fait mal, puis elle écrit : « Je ne connais pas les langues, aucune langue, de mes père, mère, ancêtres, je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverais la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, ni le mot exil, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux, je ne connais pas de musique des commencements, de chansons, de berceuses, quand mes enfants étaient petits , je le berçais dans une langue inventée »…
    Sa patrie ce sont donc les mots, la musique de la langue française, à un moment donné elle cite le Requiem de Fauré et c’est cela même, cette douceur et cette netteté sous la neige.
    Au théâtre, Arts m’avait paru trop brillant, mais Conversations après un enterrement, puis La traversée de l’hiver et L’homme du hasard m’ont touché comme du Tchekhov à la française, ça et là un peu lisses encore mais avec des résonances émotionnelles d’une autre profondeur, et le monologue du ronchon magnifique d’Une désolation est aussi une belle chose généreuse à la Gary, dont la mélancolie réservée se retrouve dans cette suite de méditations fuguées à fines touches...

    Yasmina Reza. Nulle part. Albin Michel, 77p.

  • Rumeurs de rentrée


    N’y a-t-il de bon bec
    qu’Houellebecq ou Dantec ?




    Certains de nos confères rouscaillent un peu, depuis quelque temps, du fait qu’ils n’ont pas encore reçu le dernier Houellebecq, d’ores et déjà tenu pour l’Evénement de la rentrée littéraire. A l’école du nouveau marketing à la Harry Potter, qui conditionne l’impatience du milieu médiatique pour mieux doper celle du public, les stratèges des éditions Fayard, qui ont arraché “l’écrivain-phare” à Flammarion comme une équipe de foot l’aurait fait d’une “icône” de la baballe, entretiennent le suspense comme jamais on ne l’avait vu jusque-là. Alors que la plupart des nouveautés cataloguées “en librairie depuis le 25 août” sont déjà en nos mains, nous serions donc censés saliver comme le chien de Pavlov ?

    Ce qui est sûr, c’est que la tactique a de l’effet, qui vient d’être relancée par une indiscrétion de Frédéric Beigbeder, proche de l’”auteur-culte” qu’il coacha naguère chez Flammarion et, après la défection de son poulain, probablement ravi de semer la zizanie dans les rangs de la concurrence, révélant aussi bien l’énoncé de la première phrase de La possibilité d’une île, le fameux roman à venir de Michel Houellebecq: “Qui, parmi vous, mérite la vie éternelle ?”.

    Prodigieux, n’est-ce pas ? Et comment ne pas attendre la suite avec la conviction que là se trouve LE Produit ? En termes commerciaux: le Produit d’Appel ?

    Mais comment ne pas s’imaginer aussi, en bonne logique concurrentielle, que ledit produit en appellerait aussitôt un autre du même gabarit ? Or voici qui s’avère, avec le même effet d’annonce destiné à lancer Cosmos, le prochain roman du rival direct de Michel Houellebecq, à savoir Maurice G. Dantec, romancier prolifique passé du polar à la contre-utopie politiquement incorrecte, lui aussi transféré à grand prix d’un éditeur (Gallimard) à l’autre (Albin Michel) et se posant, après Houellebecq l’anti-Coran, en “écrivain combattant, chrétien et sioniste”.

    Aussi mégalo que son compère, moins grand public mais fascinant de plus en plus de plus ou moins jeunes lecteurs par ses provocations anti-consensuelles et ses visions fumeuses traversées d’éclairs de lucidité, Dantec, “exilé” au Canada, mène sa campagne d’auto-promotion via le Jerusalem Post, fort de sa récente redécouverte de l’Ancien Testament et de sa neuve conviction formulée à grand renfort de majuscules: que “La terre d’Israël a été donnée pour l’ETERNITE au peuple d’Abraham. C’est ainsi. C’est écrit. Et cette Ecriture-là, nous savons de quel FEU elle est faite”...

    Et la littérature dans tout ça ? Les nuances, les beautés, les surprises, l’humanité de la littérature ? Trouvera-t-elle donc une place à la rentrée entre ces Titans supposés ? Y aura-t-il encore des phrases entre les slogans de la publicité ?

    Une lecture absolument épatante, en attendant d’autres découvertes, nous le prouve en toute grâce et vivacité, finesse de style et fantaisie imaginative, sous le titre d’Ubiquité. L’auteur en est Claire Wolniewicz, dont le premier roman est arrivé par la poste aux éditions Viviane Hamy. Pur régal ! Dont voici une phrase au hasard en scoop mondial: “Les vêtements étaient légers, la peau libérée; le ciel était bleu et grand, dégagé sur tous les fronts; la vie affleurait de partout”…

    Ce texte a paru dans l'édition de 24Heures du 21 juillet 2005

  • Du Merveilleux Machin


    A propos de Charles Dantzig et de Guido Ceronetti
    C’est en lisant la définition du Merveilleux Machin, ce livre qui tient de l’essai fourre-tout style Montaigne, le genre « ni fait mais à faire » dont parle Charles Dantzig dans son inépuisable Dictionnaire égoïste de la littérature française, que m’est revenu le souvenir de La patience du brûlé de Guido Ceronetti, qu’aussitôt j’ai pêché sur un rayon pour y trouver la foison de reliques (lettre de Jacques Réda, factures du Café Diglas, dépliant publicitaire des Petits chanteurs à l’Ecole d’équitation espagnole, portrait de ma fille J. à l’éléphant Gigondas de Goulbenaize, etc.) que j’y ai laissées à travers les années sans compter les multiples aquarelles qu’y a jetées mon ami F. au temps de nos pérégrinations parisiennes ou viennoises.
    Or c’est cela même qu’un Livre Machin ou livre-mulet, rempli en outre par Ceronetti de notes de voyage exaltées ou plus souvent assassines à travers l’Italie, de sentences mystico-polémiques, de citations piquées au fil de ses lectures incessantes, de graffitis relevés sur les murs (NOUS SOMMES LA VIE SPLENDIDE DANS UN MONDE DE MORTS) et autres inscriptions notées au vol (A Louer. S’adresser à Pétrarque ; Régime : moins de kilos, plus de sexe, etc.), c’est cela par excellence avec Ceronetti, mais Dantzig lui-même ne nous offre pas autre chose, ou Ramon Gomez de La Serna dans Le rastro, Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité ou Dino Buzzati dans ses notes crépusculaires d’ En ce moment précis.
    Ce sont des livres de géographie émotive (dixit Ceronetti) avec lesquels se balader « autour de sa chambre », et Dantzig cite justement Xavier de Maistre, des livres-labyrinthes ou des livres-médecine comme cette autre merveille de Gomez de La Serna que je n’en finis pas de relire, Le docteur invraisemblable, non sans me promettre à présent d’aller mettre le nez dans Jaune bleu blanc de Valéry Larbaud que cite aussi Dantzig, et me revoici retombant, dans La patience du brulé, sur une page marquée par une aquarelle représentant L’Herbe du diable (mon cher F. qui a renoncé à la peinture pour l’image virtuelle, le malheureux, et notre amitié défunte à cause de cela peut-être...), où je retrouve cette phrase de Ceronetti soulignée au crayon rouge : « A mettre avec les Cent Plus Belles Pensées du Monde : « Le cœur de l’homme a des lieux qui ne sont pas et où entre la douleur pour les faire être ». (Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur)
    Guido Ceronetti. La patience du brûlé. Albin Michel, 1995, 452p.

  • Acide sulfurique non sulfureux

    A La Désirade, ce 25 août (soir)

    Il n’y a finalement rien, mais vraiment rien de répréhensible, ni rien même de provocateur dans le dernier livre d’Amélie Nothomb, que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants pour la réflexion critique, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase : « Vint le moment où la souffrance des autres de leur suffit plus : il leur en fallut le spectacle ».
    Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans même aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.
    Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps : elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des personnages qui ne sont ni des idées désincarnées ni des marionnettes donneuses de leçons, mais des sortes de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue pousse à la discussion.
    En abordant, sans peser, le thème du dégoût lié à la mise en spectacle de la pseudo-intimité, comme on l’a vu dans le Loft, ou les jeux de vile rivalité, plus encore ici la souffrance infligée sous l’œil des caméras, la romancière montre à la fois l’ambiguïté, voire l’hypocrisie de nos réactions, et notamment dans les médias commentant gravement la bassesse de ces entreprises en ne cessant de s’en repaître très moralement, comme ceux qui s’exclament au point culminant du livre où la protagoniste pure et belle va se trouver sacrifiée par le vote même des téléspectateurs la désignant à l’exécution : « Quand je vois ça, je suis content de ne pas avoir la télévision ! »
    Il y a de la moraliste, mais pas vraiment du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, qui n’est pas du tout cynique pour autant. Chère Amélie qui écrit cette suite de phrases au moment où son héroïne croit vivre ses derniers instants : « Elle décida de se rappeler ce qu’elle avait aimé dans la vie. Elle se repassa les musiques qu’elle préférait, l’odeur délicate des œillets, le goût du poivre gris, le champagne, le pain frais, les beaux moments avec les êtres chers, l’air après la pluie, sa robe bleue, les meilleurs livres (…) Elle pensa aussi qu’elle avait tant aimé les matins »…
    J’aime vraiment beaucoup cette phrase : « Elle pensa aussi qu’elle avant tant aimé les matins ». Et ce drôle de livre irradie d’ailleurs une espèce de beauté nette et de confiance en la dignité humaine, malgré les horreurs qu'il évoque...

  • La fable dérangeante d'Amélie Nothomb

    Un décapant Acide sulfurique

    On a déjà parlé de scandale à propos du nouveau roman d’Amélie Nothomb, mais je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait de quoi s’indigner du fait qu’elle situe Acide sulfurique dans un camp de concentration, devenu le lieu de mise en spectacle télévisuelle de la souffrance. La conjecture romanesque a toujours consisté, et notamment dans le domaine de la fable, a pousser une situation à son extrémité, et l’auteur des Combustibles ne fait pas autre chose qu’illustrer, ici, la tendance répandue dans notre société à donner en pâture, à un public supposé vampire, les images du malheur et de la misère.
    Amélie Nothomb imagine que, pour le tournage d’une série de télé-réalité intitulée Concentration, toute une organisation se met en place, qui va planifier la déportation d’une population dont la seule caractéristique sera d’appartenir au genre humain, dans un camp où tout sera filmé, du tunnel inutile qui sera creusé par les détenus aux latrines et aux moindres recoins où les uns et les autres se réfugieront.
    D’aucuns taxeront peut-être Amélie Nothomb de cynisme, alors que c’est ceux qu’elle ne fait que singer qui le sont évidemment, cyniques : les organisateurs de reality-shows débiles, qui vampirisent la vie au seul bénéfice du spectacle. On se rappelle le film C’est arrivé près de chez vous, superbe gorillage belge du genre, et peut-être n’est ce pas un hasard qu’Amélie, belge elle aussi, déboule ainsi avec un roman corrosif à sa façon, un peu jeté mais foisonnant d’idées fulgurantes, plus grave qu’il n’y paraît, reprenant aussi le thème du double (belle/laide, sainte/salope) développé dans Antechrista.

    Il y a de très beaux moments dans les cent première pages d’ Acide sulfurique que j’ai lues jusque-là, et par exemple celui des détenus qui se mettent à converser intelligemment pour résister à la dégradation collective filmée à laquelle on les voue. Cette scène m’a rappelé le témoignage de Joseph Czapski intitulé Proust contre la déchéance (publié aux éditions Noir sur Blanc), évoquant les causeries que les détenus du camp stalinien de Starobielsk avaient organisées pour ne pas se laisser contaminer par la bestialité ambiante.
    Désarçonnante Amélie décidément, que d’aucuns se figurent si sotte avec ses chapeaux, et qui me paraît à vrai dire une bien plus intéressante sorcière que tant d’auteurs supposés pensants, notamment ici, dans son registre à la Buzzati ou à la Romain Gary, qu’elle cite d’ailleurs. Simplette en apparence et d’une dérangeante profondeur en vérité : telle est cette sale gamine sage avant l’âge et qui ne se ride point pour autant sous les sunlights…
    Amélie Nothomb. Acide sulfurique. Albin Michel, 192p.

  • Hommage à Horst Tappe

    A La Désirade, ce mercredi 24 août

    Nous venions de passer à table, hier soir, avec des amis, lorsque Bernard Campiche m’a appris au téléphone la triste nouvelle de la mort de Horst Tappe, rongé par un vilain crabe dont il a été délivré dimanche dernier, dans le même hôpital du Samaritain où s’est éteint Vladimir Nabokov qu’il avait portraituré comme aucun autre, et du coup je suis allé chercher une quinzaine d’autres de ses portraits, de Lobo Antunes et de Patricia Highsmith, d’Ezra Pound et de Picasso, de Nancy Huston et de Judith Hermann, touts marqués par la même qualité de lumière et de présence, qui caractérisait le grand art de notre ami ; et plus tard, nos invités nous ayant quittés, j’ai repensé aux heures passées ensemble avec Horst depuis notre première rencontre, à Saint-Malo, puis à son domicile de Territtet, dans son logis de vieux garçon au visage embellissant quand il se sentait valorisé, où nous nous racontions nos lectures et nos pérégrinations en picolant comme il l’aimait pour s’adoucir la vie. De fait, affligé d’une difformité physique allant s’aggravant, le cher homme, quoique ne se plaignant jamais, devait souffrir de se sentir tenu à distance des femmes, même si deux d’entre elles (les jeunes historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse) l’ont entouré, ces dernières années, de prévenances particulières en l’aidant à réaliser plusieurs expositions et ses deux livres consacrés à Nabokov et Kokoschka, jusqu’à la triste fin que lui a valu sa tumeur au visage.
    Certains êtres marqués dans leur chair, comme l’était aussi Flannery O’Connor avec son affreux lupus, trouvent dans leur douleur une énergie productrice de beauté, et c’est ce qui me frappe le plus dans le portraits que nous laisse Horst Tappe, au-delà de tout esthétisme de studio : c’est cette beauté intérieure, liée à l’aura de la personne, qu’il parvenait à restituer. La douceur et la gravité qui se dégagent des portraits de Nancy Huston ou de Judith Hermann, la morgue impériale de vieille tortue d’un Somerset Maugham ou le charme ravageusement mélancolique d’un Antonio Lobo Antunes, entre tant d’autres visages réellement révélés, en disent beaucoup sans doute, aussi, sur la qualité d’un artiste et d’un homme auquel, plus que le prestige des noms et des titres, la relation simple et vraie importait pour l’essentiel. Tout cela que j'ai tâché de ramasser dans cet hommage à paraître demain...

    Un portraitiste des êtres 
    Le photographe allemand Horst Tappe, dont les portraits de grands auteurs et artistes contemporains (de Nabokov, Pound, Picasso ou Kokoschka, à presque tous les Nobel de littérature) ont fait le tour du monde, est mort dimanche dernier à l’hôpital du Samaritain, à Vevey, à l’âge de 64 ans, des suites d’une cruelle maladie.
    Né en 1941 en Westphalie, Horst Tappe avait acquis les bases de son métier dans un atelier traditionnel de sa ville natale, suivi les cours de Martha Hoepffner dans l’esprit du Bauhaus, et achevé sa formation à l’Ecole de photographie de Vevey, auprès d’Oswald Ruppen. Installé à Montreux depuis 1965, il était membre de l’American Society of Magazine Photographers et collaborateur permanent de périodiques et d’éditeurs du monde entier. En Suisse romande, il était devenu, dès 1986, le photographe attitré des auteurs de Bernard Campiche.
    Passionné d’art et de littérature dès ses jeunes années, Horst Tappe avait rencontré « son » premier sujet au début des années 60, en la personne de Jean Giono. Suivirent Oskar Kokoschka, à Villeneuve, qui aimait à s’entretenir avec lui à grand renfort de « lait » (ainsi que le peintre appelait son scotch…), le mythique Ezra Pound à Rapallo, puis Vladimir Nabokov son illustre voisin montreusien, qui l’emmena sur les hauts gazons à la chasse aux papillons, et dont il réalisa une série de portraits unique au monde, déjà présentée à Montreux et Saint-Pétersbourg, en attendant d’autres escales.
    De Noël Coward posant en son castel des Avants, à Picasso torse nu et l’air d’un empereur inca, Somerset Maugham au faciès de vieux bonze à peau de lézard ou Patricia Highsmith en sa naturelle élégance d’éternelle jeune fille bohème, entre tant d’autres, Horst Tappe, captant l’aura de chacun dans ses lumière magiques, restituait à tout coup le frémissement d’une présence, évitant à la fois l’anecdote et la pose désincarnée.

    Evoquant son arrivée en Suisse romande, Horst Tappe m'avait déclaré un jour: « Après l’Allemagne d’Adenauer, si lourdement matérialiste, je me suis senti revivre au bord du Léman ! ». La reconnaissance inverse, de la part des instances culturelles vaudoises et suisses, ne lui fut guère concédée en revanche, et l’indifférence que lui manifesta notamment le Musée de l’Elysée n’est pas à l’honneur de celui-ci. Du moins trouva-t-il ces dernières années, auprès des historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse, une aide précieuse pour la réalisation de livres (sur Vladimir Nabokov et Oskar Kokoschka) et d’expositions mettant en valeur ses précieuses archives, représentant environ 5000 portraits. La destinée de ce trésor reste actuellement incertaine, soumise à la décision du frère légataire du photographe. Quoi qu’il advienne, il faut espérer que le legs artistique de Horst Tappe, intéressant l’art photographique autant que les archives littéraires du XXe siècle, soit traité avec autant de respect que le photographe vouait à son art et aux êtres qu’il a « immortalisés »…

    Montreux, Musée, 35 portraits de Kokoschka. Jusqu’au 31 octobre.
    Horst Tappe. Kokoschka. Préface de Christoph Vitali. Merian Verlag, 95p.

    Cet hommage a paru dans l'édition de 24 Heures du 25 août 2005



     

     
  • Une déchirante empathie

    En lisant L'Adieu au nord de Pascale Kramer

    Il a fait ce dimanche le temps le mieux approprié à la lecture de L’Adieu au nord, le nouveau roman de Pascale Kramer , achevé dans un train fuyant le nord, précisément, et l’énorme pluie faisant déborder les rivières et les lacs, après qu’une très vieille dame, droite comme une figure de Beckett, m’eut fait remarquer qu’il n’avait jamais si bien plu cette année, soulignant ensuite que « quand il pleut il pleut » et qu’« il faut ce qu’il faut »…
    Or il se dégage, de ce dernier livre de Pascale Kramer, et plus encore que les précédents, Les vivants et Retour d’Uruguay, une sensation de malaise voluptueux, si l’on ose dire, qui relève à la fois de l’atmosphère extérieure et de la température des corps des personnages, de l’air et de la peau, de la mer et des humeurs à tout instant changeantes d’Alain, le trentenaire fou de désir à l’approche de la femme-enfant Patricia, et de tous ceux qui gravitent autour de ce couple mal parti m’évoquant ces deux amants de L’Enfer de Dante qui s’accrochent follement l’un à l’autre et s’entraînent mutuellement dans une chute à n’en plus finir.
    C’est l’histoire d’une passion confuse dont le climat rappelle celui du Coup-de-vague de Simenon, avec ce même quelque chose de moite et de sensuel, de tendre et de maladroit, de très physique et d’à fleur de peau où tout est exprimé sans un dialogue, par des gens qu’on pourrait presque dire sans langage mais dont la romancière nous fait ressentir toutes les nuances des sensations et des émotions, de la manière à la fois la plus directe et la plus diffuse, la plus crue et la plus sensible aussi. Cela se passe d’abord dans une espèce de ferme où l’on cultive le cresson, entre terre et mer, puis à Cork où le couple se casse quelque temps, au double sens du terme, enfin retour à la case départ avec un enfant à naître et la conviction croissante d’un gâchis à venir, sans que cela soit sûr.
    Rien n’est jamais sûr dans les romans de Pascale Kramer, sauf qu’on est là et que ça fait mal, surtout ce désir lancinant qu’il y a entre l’homme et la femme et tous les malentendus qui en découlent et l’exacerbent, avec pour Patricia la rage initiale d’échapper à son salaud de père et chez Alain une sorte de « tyrannie masochiste » qui le torture et le pousse à des violences insensées.
    C’est là du vrai roman qui ne veut rien prouver mais qui s’impose par sa chair même, pourrait-on dire, qui fait de chaque phrase et de chaque séquence une suite implacable d’actions, même si ce qu’on appelle l’action se réduit à pas grand-chose d’autre que la vie qui va, comme on dit. Mais quel drame, quand on y regarde de près, quelle affaire que cette guerre des âges et des sexes, quelle douleur que cette passion à n’y rien comprendre, et toute la gamme des sentiments proustiens dans ce trou du cul du monde où la pluie est si mouillée mais nous colle les uns aux autres…
    C’est une bête étrange qu’un romancier, et là ça ne fait pas de doute : Pascale Kramer, à l’instinctive et avec une croissante puissance d’expression, qui n’exclut pas ici et là quelque pesanteur, s’impose comme un véritable médium du roman, proche une fois encore du meilleur Simenon mais avec son registre tout personnel doux et dur, tendre et vrai.
    Pascale Kramer. L’Adieu au nord. Mercure de France, 227p.

  • De fulgurantes approximations

    A La Désirade, ce 21 août 2005

    Il fait nuit encore aux fenêtres de La Désirade, et silence absolu, mais ce mot d'approximation m'a soudain amené à ma table pour y jeter ces quelques propos sur la conversation que me sembe une lecture féconde, comme je la vis ces jours en revenant à tout moment au Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig.

    Une bonne façon de converser, avec soi-même autant qu’avec autrui, tient à ne pas hurler en cas de désaccord. Je ne regrette pas le temps idéologisé à outrance où, lorsqu’une idée ou une position déplaisaient l’on se mettait à hurler. On s’imaginait alors faire preuve de caractère, et c’était évidemment une faiblesse d’endoctrinement. Ces discussions finissant dans les cris et parfois les pleurs, qui étaient le propre de certains groupes ou de certains individus en mal de pouvoir, m’ont vite fatigué, comme tout ce qui hurle dans l’idéologie. J’ai perdu beaucoup de supposés amis qui hurlaient dès que nous étions en désaccord. A l’inverse, mon amitié pour Charles Du Bos n’a fait que se renforcer, même si je ne le lis que rarement, mais je sais que demain je reviendrai à lui comme je reviens ces jours au Dictionnaire égoïste de la littérature française, pour converser tranquillement.
    Tranquillement ne veut pas dire sans passion. Une conversation sans opinion personnelle affirmée, ponctuée de « j’sais pas », « j’veux dire», et autres « tu vois ce que j’veux dire », est aussi assommante qu’un échange de vociférations énervées. La tranquillité est une force, comme disait l’autre scout, et c’est le terme d’approximation, dont Charles Du Bos s’est servi pour intituler la série de ses essais de lecture, qui me semble convenir le mieux à cette disposition intérieure que j’affine à la lecture de Dantzig comme, disons, à la lecture de toute pensée en mouvement.
    Nous ne lisons pas à l’instant tout à fait comme nous lirons tout à l’heure, même si nous changeons peu sur l’essentiel. Nos sentiments les plus personnels ont la finesse et la précision de rayons laser venus de je ne sais où, et je constate pour ma part que l’appareil était prêt lorsque j’avais sept ans, comme celui de Dantzig évoquant ses premières choses sues (qui lui donnaient le culot de corriger au même âge les erreurs de sa prof communiste teigneuse, genre c’est-moi-qui-sais), même si cinquante ans plus tard je me trouve souvent aussi naïf  et niaiseux à d’autres égards qu’à neuf ans et demi.
    Ce que dit Dantzig sur la poésie par exemple, de si férocement pertinent, et qui touche si juste en ce qui concerne plus précisment le culte du vague et de l'ineffable auquel s'adonne l'actuelle poésie romande,  relève à mes yeux d’une vérité fulgurante non moins qu’approximative. Je veux dire que le sentiment-laser, ou la pensée-laser, est absolument juste, pour lui à ce moment-là, comme pour moi à l’instant où ça fait tilt, mais le jugement n’en est pas moins un objet (il parle lui-même de la poésie sous l’aspect de l’objet) qu'on va regarder de tous côtés comme Cézanne la pomme ou la fesse de baigneuse, et reconsidérer au besoin, nuances à l’appui.
    La langue française est appropriée à ces clairs de la pensée, mais c’est souvent le piège des ardents obscurs ou des égomanes furieux, comme l'illustre un Marc-Edouard Nabe entre tant d'autres. Charles Dantzig n’est pas de ceux-là, qui me semble puissamment doux jusque dans ses traits les plus vifs, gentil et modeste en dépit de ses flèches de feu et de son apparente superbe. Dantzig ne craint pas de se rappeler, contre les cuistres prétendant avoir découvert Flaubert et Balzac à trois ans, que c’est La plus mignonne petite souris qui lui a valu ses premiers émois de lecteur, et qu'il a racheté le livre plus tard comme on relit le Dostoïevski de ses seize ans à quarante ans passés, pour faire des retouches à notre lecture. Toute lecture est retouche, me semble-t-il, et à n‘en plus finir. Non pour se déjuger mais pour affiner. D’approximation en approximation nous avançons ainsi dans un univers de plus en plus intéressant, il me semble, à proportion de notre curiosité relancée à chaque nouvelle rencontre.

  • Dantzig en altitude

    A La Désirade, ce samedi 20 août

    Juste en dessous du col de l’Albrunn, l’autre jour, avant de débusquer une gargantuesque marmotte au milieu des hauts gazons, je suis tombé sur deux moutons brun grave, absolument seuls dans le pierrier, qui m’ont considéré d’un air vaguement réprobateur tandis qu’une pensée me revenait à propos de ce que dit Charles Dantzig, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, sur l’incompatibilité entre puritanisme et littérature, mais aussi de sa détestation de la montagne.
    Charles Dantzig dit ne pas aimer la montagne, où cela manque selon lui de cafés et de cinéma. Invité à passer une nuit à Sils-Maria au titre (si j’ai bien compris) de connaisseur de Nietzsche, il s’est laissé tirer l’oreille avant de renoncer tout à fait, en quoi il a eu tort évidemment, car à Sils-Maria, le long du lac, il eût croisé les spectres cinématographiques à outrance de La montagne magique, à un coup d’aile de la maison natale de Giacometti et de cette autre merveille qu’est le village de Soglio, sur son promontoire annonçant déjà l’Italie, où Rilke a séjourné et Jouve situé Dans les années profondes, le premier récit de La scène capitale; là aussi que Daniel Schmid  a tourné son beau film intitulé Violanta.
    Il n’y a peut-être pas de cinémas en montagne, mais il y a du Japon en Engadine et de sévères moutons aux regards de sombres pasteurs bergmaniens sur les roches livides. Or le puritanisme est ce barrage de lourde pierre, semblable à celui qui retient les eaux d’émeraude du Lago di Devero, qu’un écrivain ne peut que se sentir appelé à briser pour lâcher les bondes de ce qui bouillonne en lui, et c’est ainsi que, de Nathanaël Hawthorne à John Cowper Powys ou, au pays de Calvin, à Benjamin Constant et Jacques Chessex, le puritanisme a construit ceux-là même qui en ont fracassé la gangue. Calvin fut un écrivain autant qu’un épouvantable éteignoir, et nous pouvons jouer avec cela comme les Anglais et les Nordiques, Pasolini dans ses Lettere luterane si contradictoires ou Ramuz et ses propres antinomie de lyrique coincé.
    En ce qui me concerne, je me sens typiquement un puritain qui emmerde le puritanisme, comme les moutons sévères du col de l’Albrunn emmerdent le panurgisme prêté à leur espèce. L’horreur serait qu’il n’y ait plus de barrage, n'estce pas, et là je présume que nous nous retrouvons avec Dantzig. C’est d’ailleurs ce que je trouve de plus follement stimulant à la lecture de son livre : que tout ce qu’il dit qui me heurte, m’intrigue, me paraît d’abord extravagant (ce qu’il écrit sur Molière, contre tant de platitudes convenues auxquelles j'ai souscrit trop de fois) en appelle à des retouches de ma part, qui en susciteraient peut-être d’autres de la sienne. Ce livre est une extraordinaire conversation, comme il n’en est plus guère par les temps qui courent sauf, disons, à ces hauteurs, avec un Pietro Citati ou un Marc Fumaroli, si l’on s’en tient aux vivants.
    A son corps défendant j’ai traîné mon Dantzig à travers les forêts de mélèzes et les tourbières, sans cesser de resonger à ce qu’il dit de Morand (magnifique et nul à la fois) ou de Vialatte, de Romain Gary (à propos duquel il fait montre de tant de justesse généreuse) ou de Léautaud (notre passion commune d'une époque, lui à Montmartre et moi entre Batignolles et Butte-aux-Cailles), de Fermina Marquez ou de Montherlant dont il fait le bilan des raisons de la détestation qui le poursuit et celui des motifs de l’admirer quand même.
    Charles Dantzig admire et c'est rare, mais plus encore il fait l’éloge de la transmission, et c’est ce qui me le rend infiniment proche, quand notre époque d’atrophie répand le nouveau provincialisme dans le temps (dont parlait T.S. Eliot) qui nous fait rejeter tout ce qui nous a précédés. Nous sommes tous contemporains de Lucrèce et de Pascal, de Proust ou de Max Jacob au moment de les lire, tandis que le temps perdu dans une page insignifiante est déjà ce qu’on dit un temps mort.

  • Le Lecteur merveilleux

    En lisant le Dictionaire égoïste de la littérature française

    Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer « le livre des livres », mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, qui me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes dans ce monde d’altruistes déclarés…
    J’aime bien pourtant ce décalage entre le mot qui juge d’avance et ce qu’on découvre qu’il désigne : c’est déjà tout un programme. On verra vite qu’égoïste ici signifie surtout personnel, non pas du tout d’un Moi narcissique mais d’un Je qui s’affirme en absorbant à la fois tous les Nous, dont le dandysme consiste à ne penser comme personne dans les mots de tout le monde.
    Sur le premier mot d’Action, Charles Dantzig se présente avec porte-voix et fauteuil à son nom, hollywoodien metteur en scène « regardant l’infanterie des écrivains qui discute, rit, fume, déambule en attendant la première prise », mais son cinéma à lui ne pratiquera guère la tonitruance de l’effet spécial, plutôt du genre Martin Scorsese quand il raconte, merveilleusement, son cinéma italien ou son cinéma américain, à l’égoïste là aussi – je dis bien à l’égoïste et pas à l’égotiste, qui ferait déjà poseur, et notre ami Charles ne l’est en rien.
    Je dis notre ami Charles parce qu’après les 55 pages de la seule lettre A, et sans avoir rien lu de lui jusqu’ici que des articles ça et là, j’ai l’impression de le connaître mieux que beaucoup de mes proches et collatéraux. C’est le fait des livres vraiment personnels et vraiment intimes. Or Dantzig nous le rappelle le premier : que c’est surtout dans le transformisme de la fiction ou de la critique que les écrivains se livrent, bien plus que dans leur journal intime ou leur confidences aux mufles médiatiques.
    Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans ses développements extravagants (mais aussi d'un extravagant bon sens)  et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre la notion de Baltasar Gracian qu’il cite évidemment.
    Il est rassérénant qu’en l’an 2005 on ose de nouveau, malgré l’interdiction de fumer dans les avions et ailleurs, défendre l’adverbe en rappelant les tares qu’on lui prête, et défendre l’adjectif pour montrer aussi que l’adjectif agit parfois comme un verbe, et l’adverbe itou, par exemple dans ce vers où Valéry montre un culot cumulatif : « Humblement, tendrement sur le tombeau charmant ». De même est-il réjouissant d’apprendre successivement , non moins que pertinemmentement, ce qu’est Adolphe de Benjamin Constant (qui « pratique la philosophie du euh… ») et ce que n’est pas A la recherche du temps perdu. Rien que cette suite de définitions par défaut est une pure merveille, mais il y en a comme ça des hottes.
    Or ce tôt matin, tandis que le brouillard enfume encore la montagne nocturne, je ne ferai plus que recopier ici, pour m’huiler les rouages, cette suite de petites définitions que le compère Charles donne sur le thème d’ Air d’époque : «L’air XVe siècle (je le dis par raccourci, les époques ne recouvrent pas exactement les siècles) est ardoise, venteux, violent, sent le sang. L’air XVIe siècle est vert, frais, provinces de France et d’Italie, petit cercle, cahoteux, sent le foin. L’air XVIIe est joyeux, négligé, rieur, mangeur de viande, ciel de Paris quand il est bleu avec trois nuages en croupe de jument, sent la bonne cuisine. L’air XVIIIe est rose et noir, osseux, sec, avec une odeur de gibier. L’air XIXe est violet, charnu, copieux bruyant, sent le ciment. L’air XXe est marron, tussif, marchant les épaules parallèles au mur, col de chemise sale, sentant le bureau mal tenu ».

    Charles Dantzig. Dictionnaire égoïste de la littérature française. Grasset, 961 p.

  • Les délices de Jardin

    Rencontre et lecture



    Les chemins de la liberté sont parfois imprévisibles, ainsi que l’illustre la trajectoire du fils aux yeux d’ourson de Pascal Jardin, né coiffé dans une famille hirsute où tout le monde aimait qui il voulait dans l’atmosphère la plus fidèlement adultère, si l’on ose dire. Deux exemples parmi d’autres : cet enfant que Pascal Jardin désire que sa femme conçoive avec son meilleur ami, le cinéaste Claude Sautet, qui portera bel et bien le nom des Jardin, demi-frère d’Alexandre. Ou cette messe annuelle du souvenir réunissant le club des trente maîtresses de Pascal, présidé par l’épouse légitime…
    De cette éducation jovialement bohème valorisant l’art et la littérature, l’amour libre et plus encore la liberté de penser, Alexandre Jardin se distancia d’abord, construction personnelle oblige, en se coulant dans le moule rassurant du garçon romantique illustré par ses premiers livres, de Bille en tête (1986) pour ainsi dire sorti de la cuisse jupitérienne de Françoise Verny, accoucheuse de ce premier roman gratifié du prix éponyme, au Zèbre (prix Femina 1988) et au Petit sauvage. Vingt ans plus tard, avec quatre enfants de deux femmes, l’écrivain dont on avait senti, déjà, les entournures craquer, notamment dans Le zubial, bel hommage à son père, dit avoir enfin « ouvert les vannes ». Et de fait, Le roman des Jardin s’impose par l’énergie et la verve, mais aussi par la tenue et la santé de son écriture plus encore que par le récit des fredaines carabinées de ses personnages, en somme «inventés » par la vie…
    Débarquant en scooter et bermudas chez son nouvel éditeur de la rue des Saints-Pères, Alexandre Jardin raconte la genèse de son livre avec la même faconde, ponctuée d’éclats de rire, et pourtant on sent que cette double ressaisie, existentielle et littéraire, lui tient profondément à cœur.
    - Quand votre image de jeune auteur idéal et de bon garçon a-t-elle commencé à vous peser ?
    - La fêlure remonte à l’époque de Fanfan, dans lequel j’étais pourtant sincère mais incomplètement puisque, en même temps, paraissait un livre traduit en anglais, sous le nom d’emprunt d’un journaliste connu, où je déversais tout ce qu’il y avait en moi de trouble et de louche. Or ce livre, qui a eu un grand succès mais ne paraîtra jamais sous mon nom, représentait la face d’ombre du chantre de la fidélité conjugale que j’étais alors. Je ne renie pas le rêve de pureté folle que représentait Fanfan, mais enfin je sentais bien que mon mariage avec une fille de notaire était en porte-à-faux avec mon côté Jardin. Depuis lors, je savais que j’évitais d’écrire LE livre qu’il fallait que j’écrive, jusqu’au moment où je me suis lâché…
    - Pourquoi intitulez-vous « roman » un livre aussi manifestement autobiographique ?
    - Parce que les Jardin étaient un roman ! Le fait d’être normal était considéré par eux comme une tare. J’évoque ce cadre de Nestlé, invité à La Mandragore, qui concrétisait tout ce que ma grand-mère réprouvait. Inversement, elle s’était entichée d’un Neuchâtelois nudiste et ne manquait pas une occasion d’attirer à elle les extravagants de toute obédience, écolos givrés, rabbins ou mages quelconques. Ceci dit, autant les faits exacts sont apparemment improbables, autant j’ai évité la surcharge, et c’est là que j’ai «reconstruit » le roman. Ce qui semble le plus délirant est le plus souvent vrai, mais j’ai dû recourir à un certain recadrage pour équilibrer le récit, quitte à élaguer. C’est ainsi qu’Yves Salgues se contente d’une guenon, alors que sa chienne partageait également son lit… Une de mes grandes craintes était de donner dans la confession et le déballage au goût du jour. Or l’espace du roman, sa fantaisie et son théâtre dialogué me semblaient l’antidote à cette facilité. Lorsque vous lisez le Fouché de Zweig, tout y est « historique », mais c’est un roman captivant ! Tout est affaire de transposition…
    - Que vous ont légué les Jardin de plus précieux ?
    - A part le goût de la liberté, celui de l’honnêteté. C’est pourquoi j’ai voulu faire un livre intègre. Et puis les Jardin vivaient dans la conviction que la vérité est ce qui est dit. Tout allait vers la création !
    - Ne vous payez-vous pas de mot lorsque vous parlez d’absolu ou de pureté ?
    - La pureté représente aujourd’hui, à mes yeux, ce luxe incroyable de vivre la vérité. Il est possible que les mots soient encore théâtraux, mais j’ai grandi dans un théâtre. Lorsque mon père est mort, j’ai été subitement privé d’un extraordinaire metteur en scène de notre vie. Il m’a fallu des années avant de rebondir.
    - Comment votre mère a-t-elle perçu votre livre ?
    - Ma mère a changé de vie. Devenue thérapeute, elle m’a lu dans cette perspective, surtout curieuse de voir ce que je devenais…
    - A la fin de votre roman, vous parlez comme si tout commençait pour vous…
    -Mais c’est exactement ça ! C’est le premier livre que j’écris sans rien contrôler. Très sincèrement, je pense que Le roman des Jardin est mon premier livre…


    Comme une seconde naissance
    Il s’en passait des vertes et des pas mûres à La Mandragore, la demeure veveysane où les Jardin vivaient comme hors du temps et bien loin de ce « Tyrol francophone » que représente le pays de Vaud sous la plume d’Alexandre. Avec une grand-mère anarchisante et folle de littérature, maîtresse de Paul Morand et rassemblant toute sorte d’énergumènes autour d’elle dont cet inénarrable débauché toxico d’Yves Salgues, flanqué de sa conjointe guenon ; un aïeul ex-chef de cabinet de Pierre Laval, toujours actif dans les hautes sphères de la politique; une gouvernante surnommée Zouzou se révélant moins sage qu’au premier regard en passant des bras du maître de maison à beaucoup d’autres ; un cabanon réservé aux amours illicites des invités dûment reluquées par les garçons de la tribu: tel fut, côté Jardin, le décor vaudois de l’ « université du plaisir » fréquentée par Alexandre sous le décanat de l’Arquebuse, surnom de sa grand-mère.
    Coté Maman, femme « solaire et polygame », dans l’ex-couvent de Verdelot, en Seine-et-Marne, où ses parents « aimaient au pluriel », les leçons de vie ne furent guère plus corsetées, adonnées à une recherche de tous les plaisirs du corps et de l’esprit que la grand-mère distinguait de l’égoïsme en les disant « hantés jusqu’au délire par l’extase d’être soi ».
    Etre plus soi : tel est aussi bien le fil rouge de ce Roman des Jardin, qui pourrait souvent basculer dans la chronique mondaine (y passent en effet divers comparses connus, de Gainsbourg en Delon), mais qu’une réelle nécessité personnelle leste de vérité, avec des moments poignants (la solitude juste entrevue de la faraude grand-mère) alternant avec des morceaux de bravoure épiques (la mise en mer de la défunte guenon).
    Enfin et surtout, perceptibles dans ses dernières pages, une sorte de nouvelle porosité et de nouvelle puissance d’expression donnent à ce roman sa fraîcheur étonnante, comme d’une seconde naissance.
    Alexandre Jardin. Le roman des Jardin. Grasset, 313p.
    En librairie dès le 24 août.

    Cet article est paru dans l'édition de 24Heures du 16 août.


  • Poésie du noir et blanc

    A La Désirade, ce lundi 15 août



    Il a fait tout gris tout le jour, ou plus exactement il a fait noir et blanc, dans les tonalités  de Jules et Jim que je suis en train de regarder d’un œil tout en classant mes livres et en prenant ces quelques notes.
    Je croyais avoir vu plusieurs fois déjà Jules et Jim, mais ce n’est qu’aujourd’hui, dans le noir et blanc de ce jour pluvieux, me rappelant avec mélancolie la mort de mon ami Reynald, il y aura juste vingt ans de ça dans trois jours, que je vois vraiment ce film si doux et si dur à la fois, si lancinant et si léger, si merveilleusement rapide aussi, si français, si net dans ses plans et si délié, si juste, si naturel dans le passage d’un plan à l’autre.
    C’est Alain Cavalier qui me disait, un jour, que le problème essentiel du cinéma était le passage d’un plan à un autre, et Jules et Jim l’illustre à merveille, sans trace de maniérisme et sans bavardage non plus, ou peu s’en faut. Ce qui est dit là, dans ce récit en noir et blanc, ne peut être dit comme ça qu’au cinéma, avec ces acteurs et avec ces voix, cette pureté tendre et cruelle à la fois. Il y a dans ce conte amoureux quelque chose de Cocteau ou de Morand, mais le charme inquiet des années 60 en plus, avec une sorte de regard à travers le temps, d’un après-guerre à l’autre, qui donne leur profondeur et leur relief aux tableaux de cette jeunesse qui se prolonge…

  • Divagation dominicale

    A la rédaction, ce dimanche 14 août

    Damned, maudits Chinois ! me suis-je exclamé ce matin en découvrant, après avoir lancé mon Dell portable à ligne aérodynamique, que mes fichiers récents les plus précieux (mon dernier livre en chantier, mes carnets d’août 2005 et toute la matière du nouveau Passe-Muraille) s’étaient volatilisés comme par enchantement. Sur quoi, descendu en catastrophe à la rédaction de 24Heures où se situe notre base de données,  j’ai retrouvé cette matière que j’espère pouvoir, si les Chinois me l’accordent, récupérer sur mon outil volant. Mais quelle panique en attendant ! Et quel encouragement, aussi, à la fois à sécuriser à mort, et plus encore à tout écrire à la main de ma belle encre verte.
    Justement, hier, j’avais commencé de tout préparer à cet effet dans mon capharnaüm de livres et de fafs en piles, en tas, en tours, en cairns et en termitières papivores : j’avais entrepris de remplacer ma petite table de travail par une deux fois plus grande, qui n’est autre que la table du fameux Docteur César-Roux, médecin des pauvres et chirurgien-bricoleur de génie qui a donné son nom à l’une des rues les plus polluées de Lausanne et sa table à mon père-grand, lequel me l’a transmise et que j’accable d’encaustique depuis au moins 35 ans. Or donc m’étais-je dit, mon fils, désormais, tu n’écriras sur cette table plus qu’à l’encre verte avant de tout recopier à l’ordi maudit. Je ne croyais pas si bien dire : les Chinois m’avaient à l’oeil et me voici verrouillé dans ma nouvelle conviction sécuritaire.
    Aussi c’est un rappel excellent, à caractère virulemment métaphysique, de la volatilité de toute vacation terrestre et du caractère aussi fugace que vivace de nos infimes écrits quotidiens. Vassily Rozanov l’avait saisi mieux que personne, qui disait incarner la fin de la littérature en sanctifiant du même coup le moindre de ses soupirs et plus encore le moindre soupir des siens. Et voilà le résultat : plus que jamais la littérature devient une affaire privée et personnelle se transmettant d’un individu à l’autre tandis que les camions déversent leur lot quotidien de Marc Levy et de Dan Brown dans la cour des foules.


    Un autre avantage des rangements tient à cela que nous retrouvons quantité de livres que nous avions oubliée, comme cet Aller retour New York d’Henry Miller, dans la collection de la Petite Ourse de Rencontre qui a ressurgi hier soir d’un Ararat de bouquins empoussiérés et que je me suis mis tout de suite à relire. L’énergie de ce formidable bretteur ! Et le rappel d’Alfred Perlès, auquel ce livre est adressé, dont Miller dit que c’était le plus abondant épistolier des terres émergées. Du coup je me suis rappelé qu’il fallait que je fasse un signe à ma chère Asa, qui m’a toujours fait tant de réclame pour Miller, et que je reprenne mon Zambèze d’échange de lettres avec l’impayable Antonin.

    Autre détail: j’ai relevé ce matin, sur le rapport quotidien des visites de ce blog, que j’avais reçu 2071 coups d’œil durant cette première quinzaine d’août, et là encore je me suis dit : gare à l’illusion : un clic et tout ça s’évapore comme neige de baleine au soleil assassin…
    N’empêche que l’on y croit n’est-ce pas, à nos messages à Dieu sait qui, entre autre bouteilles à la mer. Même de plus en plus isolés les uns des autres, ils s’envoient comme ça des signes, les humains. Notre enfant Number One nous balance d’ailleurs, ce dimanche matin, un dernier SMS de Damas. Et hier c’était l’ami Nicolas de son île grecque. Et tout à l’heure un autre texto du jeune Bruno lisant Odon von Horvath au bord du Rhin...

    Eh mais gaffe à toi, camarade : sécurise illico ces divagations, pas que l'Humanité en perde une miette !

  • Le secret de Wittgenstein

    Ludwig Wittgenstein peut-il être soupçonné d'avoir caché, à ses contemporains, le danger que représentait Adolf Hitler ? Le génial logicien autrichien n'était-il pas mieux placé que quiconque pour connaître « le monstre », lui qui l'avait côtoyé en son adolescence, au collège de Linz ? Telles sont les questions qui se posent assez insidieusement à la lecture de ce (remarquable) petit livre, en lequel il faut voir une variation romanesque bien plus qu'un début de mise en accusation.

    Ainsi que le confirme la récente notice biographique du très sérieux Dictionnaire Wittgenstein (Gallimard, Bibliothèque des idées, 2003), le jeune Ludwig fréquenta bel et bien le collège de Linz à la même époque que son aîné (qui semble le citer explicitement dans Mein Kampf), mais on sait que la cristallisation de l'antisémitisme de Hitler est bien ultérieure, et rien ne permet d'affirmer qu'il y eut entre les deux garçons un rapport personnel significatif.

    Antoine Billot n'en imagine pas moins une « scène primitive » qui expliquerait l'une des origines du ressentiment mortel de l'artiste raté, humilié par le fils du grand mécène viennois Karl Wittgenstein. Même aventurée, l'hypothèse donne lieu à la rencontre assez fascinante à Cambridge, en avril 1951, d'un jeune homme candide manipulé par d'anciens déportés vengeurs et du philosophe à la toute fin de sa vie, titubant entre lucidité et délires révélateurs. D'une très belle écriture, ce sombre bijou pourrait fâcher certains gardiens du temple, mais tant pis pour eux, n'est-ce pas ?

    Antoine Billot.Le désarroi de l'élève Wittgenstein. Gallimard, col. L'Un et l'autre, 208

  • Les printemps retrouvés

    Rencontre avec Francis Reusser

    C'était en 1976, la chute de Saigon n'était plus qu'un souvenir lointain mais la Révolution culturelle chinoise nourrissait encore maintes illusions chez les gauchistes occidentaux. Au Festival de Locarno, cette année-là, le Léopard d'or fut attribué à Francis Reusser pour Le grand soir, également couronné au Festival de Hyères. L'accueil des camarades du cinéaste, jugé politiquement incorrect, fut en revanche globalement négatif, qui lui reste aujourd'hui encore en travers de la gorge. Un article incendiaire, et non signé, du journal Rupture le traitait ainsi de renégat et lui prédisait un avenir d'infâme suppôt de l'art bourgeois. Un quart de siècle plus tard, l'affreux « déviationniste » n'en a pas moins retrouvé ceux avec lesquels il partagea, au tournant des années 70, maints combats, dont celui du Comité Action Cinéma et de Lôzane bouge. Son dernier film, réalisé pour la télévision, n'a rien pour autant de la commémoration d'anciens combattants ...

    — Quelles sont, Francis Reusser, les origines de votre rébellion ?

    — C'est d'abord l'histoire d'un orphelin (j'ai perdu ma mère en ma deuxième année, et mon père à 13 ans) qui bascula dans la petite délinquance avant de se retrouver en maison de correction. Fils d'ouvrier veveysan, j'avais fait un bout de collège et deux ans à l'Ecole de photographie de la grande époque, avant de me retrouver, chenapan chopé pour un larcin dans les vestiaires du tennis-club, « casé » dans une institution pilote de la région genevoise, où le jeune éducateur Louis Emery, dont le père avait arrêté Mussolini, m'a tenu lieu de substitut paternel. Comme je le dis dans le film, j'ai pris là de salutaires coups de pied au cul, tout en amorçant un boulot d'assistant cameraman à la télé romande, avec des gars comme Soutter et Goretta qui m'ont beaucoup appris. Il n'y avait que le patron de la télé, René Schenker, qui savait où je rentrais le soir ... Par ailleurs, j'avais déjà commencé à écrire et à faire un peu de théâtre. Le cinéma, auquel j'ai été initié par le club Fip-Fop de Nestlé (rires) ne devait venir que plus tard. Question politique, contrairement à l'ouvrier mon père qui ne voyait en l'URSS qu'une horreur absolue, j'ai été proche des communistes genevois et j'ai collaboré à un journal anarchiste. Mais le premier vrai choc, à côté de la guerre d'Algérie, fut l'attentat contre le consulat d'Espagne à Genève, auquel a participé le futur éditeur écrivain Claude Frochaux, le premier de mes « acteurs » à s'exprimer dans le film.

    — Vous définissez celui que vous avez été, dans les années 70, comme un cinéaste maoïste. Que cela signifie-t-il ?

    — En fait, nous avons été plus soixante-huitards avant 68 qu'après ! La date clé, pour moi, fut 1967, où je suis allé à Prague. J'avais déjà réalisé l'un des sketches de Quatre d'entre elles et j'y ai rencontré les cinéastes tchèques que nous connaissions déjà grâce à Freddy Buache. Là je joue au foot avec Forman, je vais voir tourner Jiri Menzel, et c'est le malentendu total: j'arrive avec mon marxisme et je tombe sur des gens qui font un cinéma formidable et ne rêvent que d'Occident parce que Novotny règne sur le pays. En 1967, j'assiste à un récital de poésie d'Allen Ginsberg dans une cave à jazz de Prague, et l'année qui suit ce sont les chars soviétiques ... Quant au maoïsme, après 68, ce sera la perspective d'une alternative. Le premier et le seul groupe auquel j'adhère vraiment sera Rupture, où je vais rester deux ou trois ans. C'est alors toute une aventure politique et humaine que je raconte dans le film, avec l'imprimerie de Vaugondry, Armand Dériaz, le film sur les Palestiniens (Biladi, une révolution, 1971) qu'on va montrer partout en Suisse et en Europe, le journal Rupture qui cristallise la créativité formidable d'un tas de gens.

    — Pourquoi le choix du style carnet personnel ?

    — C'est un vieux débat que j'ai déjà eu à propos de la pseudoobjectivivité de la TV. On n'avance pas masqué: il y a quelqu'un qui dit « je » et qui assume. Par ailleurs, c'est un portrait de groupe qui n'a rien d'exhaustif. J'ai choisi des gens que je connaissais et dont l'expérience de vie m'a paru significative et intéressante. Certains « acteurs » pressentis se sont défilés qui, eux, n'assument pas ce passé-là. L'un d'eux m'a même menacé de représailles si je le citais. Un autre, que je sais l'un des auteurs de mon « exécution » dans Rupture, et qui occupe aujourd'hui une belle place de directeur, a lui aussi décliné. Passons ...

    — Le bilan politique de ces grandes espérances déçues n'apparaît pas vraiment dans le film. Pourquoi cela ?

    — Si je fais ce film trente ans plus tard, c'est faute de n'avoir pu le faire tout de suite, dans une atmosphère de tensions exacerbées entre les groupes. C'est pourtant sur cette base critique que, par le biais de la fiction, j'ai réalisé Le grand soir. Résultat: j'ai été traîné dans la boue et dans des termes inimaginables aujourd'hui ... — d'ailleurs, un Jacques Basler ou une Diane Gilliard reconnaissent qu'il est heureux que le pouvoir ne soit pas tombé entre leurs mains ! Par la suite, la critique de la stratégie révolutionnaire esquissée dans Le grand soir, d'ailleurs modérée, a été largement reprise et partagée. A ce que je sais, le bilan du maoïsme a été fait par le groupe avant sa dissolution, mais je n'y étais plus. Or ce qui m'intéresse, aujourd'hui, c'est ce que ces gens sont devenus. Comment ils restent fidèles à eux-mêmes par-delà le dogmatisme, et ce qu'ils transmettent. Au-delà de toutes les conneries que nous avons dites ou faites, il y a des valeurs que nous n'avons pas à renier dans la société très dure où nous vivons aujourd'hui. Mon film s'achève au printemps 2003, sur les images des bombardements de Bagdad, et je parle d'un film réalisé par mon fils de 20 ans et ses camarades. La vision de ceux-ci, croyezmoi, n'est pas rose. Et la question se pose plus que jamais: « Que faire ?» é

    Le chant des vies non alignées

    La première et la dernière image des Printemps de notre vie est un coin de terre entre lac et ciel, ce que Francis Reusser le ramuzien voit par sa fenêtre d'enfant du pays, et ce pourrait être un cliché, comme toute sa chronique d'une jeunesse rêvant à la révolution pourrait se réduire à de l'imagerie convenue, si celui qui parle et raconte, et l'imagier, et le capteur de sons et de voix, n'était avant tout un auteur: une espèce d'écrivain doublé d'un poète du visible, accessoirement archiviste et témoin vivant du temps présent.Avec la vélocité généreuse de l'impatient qui aimerait tout dire en recollant vite vite tous les morceaux du souvenir et de l'instant présent, ici et partout, mais en suivant la basse continue très précise et sensible d'un texte écrit, Reusser accueille aussitôt d'autres voix dans son patchwork « in progress », et c'est alors une polyphonie d'accents mais aussi de visages. Il y a Claude le visionnaire et Serge l'artisan coachant son Antillaise au football des filles, Marlène la pasionaria de naguère et Jacques le sculpteur à la dégaine de vivant forcené, l'autre Jacques traînant sa patte et portant toujours haut son cœur solidaire, Sylvain se partageant entre drogués et mômes perdus, Daniel que son travail dans l'humanitaire justifie au meilleur sens politique, Philippe qui revient de la délinquance sans abjurer son engagement, d'autres, et Céline et Julie qui, de leur bateau, regardent leurs « vieux » tout en scrutant leur printemps à elles. Car ce poème à la résistance est aussi une histoire de tribu et de filiation, et comme toujours tout reste à réinventer.

    Francis Reusser. Les printemps de notre vie. A voir sur DVD

  • Un ratage intéressant

    A propos d'Irréversible

    Je ne m’y attendais pas, mais ce film est vraiment quelque chose de peu banal, qui tranche sur les proliférantes idioties du moment, sans être du tout un grand film pour autant. C’est un film extrême, qui manque sûrement d’une base de réflexion solide, mais qui montre l’horreur avec une réelle force.
    Il s’agit de l’histoire, racontée à l’envers, d’une dérive amoureuse qui s’achève en viol puis en vengeance. La forme du récit est troublante, et d’emblée on est physiquement secoué par l’incroyable brutalité de la première scène de meurtre, préparée par une véritable mise en condition visuelle et sonore du spectateur, littéralement projeté en enfer. De ce début réellement épouvantable, où un foutoir homo sert de décor à la mise à mort d’un innocent, l’on «remonte» ensuite d’une péripétie à l’autre, en découvrant d’abord la victime d’une agression sexuelle pour assister ensuite au viol puis à la séquence «en boîte» précédant celui-ci, dans une constante marche à contrepied, pourrait-on dire. Tout a l’air chaotique, et véritablement sens dessus dessous, puis un couple émerge de ce chaos, et un autre , et du silence succède au tintammare infernal, puis l’image d’une femme au milieu d’une prairie paradisiaque.
    Or ce qui cloche, là-dedans, tient à la minceur des personnages et à l’absence d’un contrepoids, non tant moral que métaphysique ou philosophique. La formule philosophique, répétée et censée orienter la signification du film, est que «le temps détruit tout», ce qui me semble en l’ocurrence un truisme. On pourrait l’appliquer à L’Ecclésiaste, mais également à n’importe quel constat général établi par les temps qui courent. Et pour l’occurrence, cette «pensée» fait office de gadget.

  • Contre la fausse parole


    Les modes intellectuelles de la deuxième moitié du XXe siècle, avec leur foison de maîtres penseurs et autres gourous concélébrés de cafés en universités, ont complètement occulté certains penseurs de qualité, dont Louis Lavelle est l’un des plus beaux exemples. Ecrivain d’une haute spiritualité et d’un style admirable de fluidité et de claire profondeur, si l’on ose dire, Lavelle est de ces philosophes dont chaque page nous ramène au cœur de l’interrogation sur le mystère de l’être et le sens de la vie, dans une visée à la fois éthique et métaphysique. Des livres tels que L’intimité spirituelle, La conscience de soi ou, plus encore L’erreur de Narcisse, sont à redécouvrir dans leur fraîcheur persistante, au même titre que les ouvrages plus « techniques », tel l’excellent Panorama des doctrines philosophiques de celui qui tint la chaire de philo du Collège de France de 1941 à sa mort, en 1951.
    L’idée de rééditer La parole et l’écriture, traitant notamment de la corruption du langage contemporain, est aussi louable qu’est pertinente la substantielle introduction de Philippe Perrot. Des données fondamentales du langage à sa modulation par la voix (le souffle, le pépiement de l’enfant, la perception du mot comparé à l’ouïe ou à la vue) et aux vertus, mais aussi aux apories de la parole, Louis Lavelle éclaire une fois de plus notre lanterne avec une tranquille sagesse.
    Louis Lavelle. La parole et l’écriture. Le Félin/Poche, 222p

  • Saisons de la terre et des hommes

    Les Paysans de Ladislas Reymont


    C’est sur le thème des adieux que s’ouvre le premier des quatre chants des Paysans de Ladislas Reymont, qui se déploie d’ailleurs tout entier dans la lumière déclinante et nimbée de mélancolie de L’Automne. Quittant le village où elle servait jusque-là, chez des paysans qui lui ont fait comprendre, à l’approche de l’hiver, qu’elle représentait désormais une charge plus qu’une aide, la vieille Agata s’engage, résignée, sur le triste chemin de mendicité qui va la mener « par le monde », seule avec sa besace et son bâton garni de piquants de hérisson. Avec le curé qu’elle rencontre, et qui la bénit en s’étonnant de cet exode, le lecteur commence à s’apitoyer sur ce pauvre sort, mais déjà la vieille s’éloigne dans la vaste campagne, et la vie poursuit son cours de fleuve. Saluant au passage le prêtre qu’ils aiment et vénèrent, les habitants du village dont les toits de chaume se resserrent derrière les vergers, là-bas, vaquent aux travaux de la saison. Ici, c’est une jeune fille qui conduit une vache au taureau du meunier. Puis c’est le marchand de chiffons juif, traînant la patte derrière sa brouette. Ensuite, c’est un mendiant aveugle guidé par un mâtin. Et là, en rangées de fleurs rouges dans les champs, ce sont les paysannes au ramassage des pommes de terre dont les voix montent par intermittence dans l’air tranquille comme celles d’un chœur antique ; et avec elles c’est le village, tout le village, qui prend vie, et la vieille sagesse des uns, se traduisant à tout moment en sentences riches de l’expérience commune, et la sale langue des autres, le bon sens matois et la verdeur truculente, la parole rude et fleurie des gens de cette terre dont on dit qu’elle seule ne ment pas.
    Ainsi le village va-t-il vivre, quatre saisons durant. Avec ses habitants, nous assistons aux messes du dimanche, dans la contrition manifestée, et nous nous retrouvons au cabaret du juif Jankiel. Nous prendrons un parti ou l’autre dans les litiges du tribunal local, en présence de l’huissier aux pieds nus. Nous nous rendrons à la foire haute en couleurs, au bourg voisin, puis nous connaîtrons la « double mélancolie des chagrins passés et des soucis d’avenir », dans la tristesse fantomatique des lourdes journées pluvieuses. Puis ce sera jour de noces, avec ses réjouissances que ne tarderont à étouffer les neiges d’hiver. Alors nous suivrons les travaux éreintants des bûcherons. Et viendra Noël, pacifiant jusqu’aux plus terribles conflits.
    Car les travaux et les jours de la communauté paysanne ressuscitée par Ladislas Reymont ne constituent qu’une toile de fond, sur laquelle se détachent les figures d’une poignante tragédie.
    Demain, nous le savons bien, le printemps refleurira, le vrai printemps semblant ruisseler du ciel, avec le soleil réchauffant les chaumières. Et comme chaque année, Pâques retentira de l’Alléluia des chrétiens. Puis ce sera la verdure de Pentecôte, et reviendront les nuits courtes, chaudes et claires de tous les étés.
    Cependant nous voici, frères humains, dans le temps brisé de nos passions. À Lipce vivait un homme, et c’était le père. Et le père était l’ennemi de son fils. Et telle femme fut entre eux.
    Voici Maciej Boryna, deux fois veuf mais encore solide dans sa carcasse de patriarche à la fois craint et respecté. Voici son fils Antek, au même caractère ombrageux et emporté, qui lui réclame en vain un tant soit peu d’indépendance. Et voici la belle Jagna, dont le père va faire sa jeune épouse, et qui sèmera le trouble et la honte dans le village en enflammant les cœurs au gré de ses caprices.
    Plus que de grandes figures romanesques, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa me paraissent plutôt, à vrai dire, les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne.
    Maciej Boryna représente par excellence l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité et aussi pour faire enrager son fils, n’est en somme qu’un accident de parcours. Tandis que le vrai Boryna se révèle, à l’heure précédant sa mort, dans la scène prodigieuse où nous le voyons se relever, géant hagard, après des semaines passées dans le coma des suites d’une blessure, pour se rendre dans ses champs, en pleine nuit, et y semer une dernière fois sous le vaste ciel tandis que montent à lui toutes les voix de la terre le suppliant de ne pas les abandonner, jusqu’à tomber foudroyé.
    Jagna Dominikowa, pour sa part, dégage toute la sensualité de la terre, la volupté naturelle et glorieuse en son innocence. C’est le personnage le plus libre apparemment, et le plus artiste aussi. Or c’est cela justement que l’ensemble des femmes, trimant et souffrant pendant qu’elle aguiche et resplendit, ne peuvent lui pardonner. Sans doute ne pensait-elle pas à mal en courant d’un amant à l’autre, mais le terrible châtiment qui la frappe finalement, pour avoir des relents de cruauté, n’en est pas moins conforme à l’instinct de conservation de la communauté.
    À cet égard, l’attitude d’Antek Boryna, partagé entre ses sentiments et la loi du groupe, est également significative. Ainsi, lorsque tous le pressent, au cabaret, de se prononcer sur le sort de celle qui fut à la fois sa marâtre et sa maîtresse, s’exclame-t-il : « Je vis dans une communauté, alors je tiens pour cette communauté ! » Et le moment qui nous révèle le fond de son drame est celui qui le voit renoncer tout à coup à tuer son père, lors de la révolte paysanne conduite par celui-ci, pour courir à sa rescousse.
    Ce qui fait, enfin, la grandeur des Paysans, c’est la généreuse sérénité avec laquelle l’auteur peint cet univers de l’ancestrale civilisation paysanne, et la pénétration charitable qui l’aide à nous faire saisir les plus obscurs mobiles humains. Avec une constante objectivité, formellement maîtrisée par la multiplication des points de vue – ainsi la voix d’un conteur populaire alterne-t-elle avec celles du narrateur et de toutes les parties dialoguées –, Ladislas Reymont parvient à fondre les détails minutieusement observés dans la vision d’ensemble de sa fresque.

    Ladislas Reymont. Les Paysans. Editions L'Age d'Homme.