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On the road again



Sur Les Oasis de transit d’Yves Rosset

La sensation-vertige d’ubiquité qui caractérise l’homme actuel dans sa relation au monde se perçoit à la fois psychiquement et physiquement (par ce qu’on pourrait dire la physique du processus de lecture) dès les premières pages de ce maëlstrom de notations que constituent Les Oasis de transit d’Yves Rosset, monstrueux journal de bord recomposé d’un voyage autour du monde sillonnant et quadrillant l’espace autant que les strates du temps.
Yves Rosset a voyagé librement une année durant, grâce à la bourse de 100.000 francs suisses (65.000 euros environ) qu'il a obtenue de la Fondation Sandoz, multipliant les allers-retours entre Berlin où il survit d’expédients (notamment barman de nuit) avec sa petite famille et le Japon, Israël et les States, entre autres points de chute d’un réseau tissant sa maille recoupée par le filet de ses mails amicaux round the world
Dès les premières pages japonaises de ce livre profus et bigarré, rappelant Cendrars le curieux de tout et le mange-mots plus que Bouvier l’esthète cultivé, j’ai été saisi par la justesse du titubement initial du voyageur occidental au Japon illico confronté à ce qu’il dit une « fascination particulaire » détaillée en ces termes dès son arrivée à Tokyo : « Je regardais vers le nord, vers l’ouest, en direction de Shinju-ku, de Toshima-ku. Il pleuvait fort, grisaillait, mais le brouillard n’empêchait pas de voir que la ville ne cessait pas jusqu’à l’horizon. Infinies détrouvailles, approfondissements, différenciations, murmures des mercures humeuses, foulances errées. Deux jours auparavant, en revenant de la plage de Kamakura pour rejoindre la gare, nous étions remontés à contre-courant le flot d’une sorte de rush-humanity extraordinairement calme et disciplinée qui, déversée par la mégapole que forment Kawasaki, Yokohama et Yokosuka, se rendait au bord de l’eau pour assister au hanabi, le feu d’artifice de l’été. Chaque visage intriguait comme une nouvelle étoile, chaque corps vibrait d’une tension interne au sein du cosmos, chaque rire éclatait comme l’écho d’une manière de big bang en expansion assourdissante ».
Ces notations m’ont rappelé la même sensation-vertige, exactement, qui m’a saisi la première aube blafarde dans le métro de Tokyo, au milieu de milliers de chauve-souris humanoïdes accrochées d’une main à leur poignée, de l’autre tenant l’attaché-case, chacune avec l’étoile éteinte de son visage, jusqu’au rush-humanity de la lente coulée vers les bureaux…
Ensuite le voyageur est en Judée, qui est celle à la fois d’un croquis rapporté de Chateaubriand (« le paysage qui entoure la ville est affreux »), où voisinent, dans une atmosphère de banlieue décatie jouxtant le désert, bédouins de bidonville et soldats fatigués gardant leur arme proche (« l’ordre existe de tirer dans la tête si l’on soupçonne que l’être qui s’approche peut être un combattant prêt à mourir »), vestiges archéologiques (Qumrân) et zones militaires, baigneurs de la mer Morte perpétuant la « foultitude solidaire du rhumatisme et de la tordue au fils des ans », et c’est parti pour un arpentage d’Israël qui superpose les images du catéchisme de jadis et celles du vrombissant présent ponctué d’explosions…
C’est un livre à lire lentement et en tous sens, dans l’ordre et dans le désordre, mais avec la même attention qui leste chaque observation de l’auteur. Je vais le trimballer avec moi jusqu’à la fin de l’année et peut-être au-delà. Sa lecture est à la fois intéressante, parfois un peu freinée par la pléthore, et vivifiante du point de vue de la langue qu’il touille et travaille au corps.
Voilà ce que ça donne par exemple : « Emporter en soi un morceau du monde et le bercer pieds nus dans le sable de la Méditerranée ou dans un manteau de laine sous les arbres nus de l’hiver brandebourgeois, parmi un rouge de brique nordique et les odeurs infinitésimales du charbon de houille se glissant dans le décor d’un passé prussien. Quatre millions de réfugués. Six millions de morts. Le H Manque sur l’inscription en tubes luminescents au sud du Sheraton. Vitres obscures. Mer léchée de flammes perçant le mur protégeant les vivants dormant encore ou déjà parvenus, sains et saufs, sur la plage du réveil. Drames de la mémoire du Narrateur à Balbec, imagination de l’eau, lumineuse, lustrale, reflétée aux fenêtres muettes de solitude, encore tapies dans l’ombre ».
Or comme il y en a 500 page de ce tonneau-là, on se souhaite bon voyage…

Yves Rosset. Oasis de transit. Bernard Campiche éditeur, 529p.

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