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Carnets de JLK - Page 202

  • De la critique

    Dans ma fonction de critique, et c’est vrai pour le théâtre plus encore que pour les livres, je me sens essentiellement un médiateur ou plus exactement : un passeur. A la prétention des uns de fonder une critique scientifique, qui me paraît surtout révéler le besoin de soumettre toute observation et tout jugement à l’idéologie, dans une optique aussi réductrice à mes yeux qu’est dépassée la bonne et belle parole de Monsieur le Critique académique, je voudrais opposer le libre exercice d’un franc-tireur également attentif à ce qu’il y a de permanent et de réellement revivifié, dans l’écriture théâtrale ou dans les nouvelles formes d’expression. Autant qu’en art, dont les resucées avant-gardistes ne font plus guère illusion, je tiens à résister aux nouvelles conventions de la pseudo-nouveauté, quitte à passer pour un attardé…


    Ce n’est pas tant ceux qui nous reprochent nos débordements, en matière de critique, que ceux qui nous en félicitent, qui nous en détournent. Ceux-là qui, même d’un jugement nuancé, ne retiennent que les aspects négatifs et nous tapent dans le dos en nous lançant avec quelle douteuse satisfaction: “Ah ça, comme tu l’as descendu...”

     

    Le critique, croqué par Friedrich Dürrenmatt

  • Calaferte par les deux bouts


    C’est en somme par les deux bouts que l’éditeur Gérard Bourgadier, ardent défenseur de la mémoire de Louis Calaferte, nous invite à poursuivre la lecture posthume de ce grand méconnu, dont l’oeuvre compte plus de cent titres dans les genres multiples de l’autofiction (dès son mémorable Requiem des innocents, suivi de Septentrion dont l’érotisme torride lui valut l’interdiction), de la nouvelle (le formidable recueil de Campagnes ou la dérangeante Mécanique des femmes), du théâtre, de la poésie, de l’essai, du pamphlet et des carnets, comptant aujourd’hui 11 volumes.
    Mélange de chroniqueur éruptif à la Céline (quoique plus proche d’un Cendrars ou d’un Henry Miller) et de poète à fulgurances, de contestataire hors-parti et de moraliste, voire de mystique, Louis Calaferte composa les cinq récits de No man’s land à l’époque de Septentrion, dont ils ont le même ton flamboyant et grinçant à la fois, notamment La soirée chez Brandès, où la guerre des sexes et la passion artiste s’enchevêtrent comme des lianes enflammées…
    Tout différent, plus grave d’inspiration, parfois nuancé d’amertume, mais également de mélancolie et de tendresse, est le ton de Circonstances, où nous retrouvons l’homme vieillissant en sa retraite provinciale (il vomit le parisianisme) d’Alceste chrétien affirmant finalement que « si Dieu n’existe pas, nous n’existons pas non plus »…

    Louis Calaferte. No mans’land (récits) et Circonstances (Carnets 1989).Editions Gallimard, L’Arpenteur, respectivement 207p. et 245p.

  • Du vrai travail...

    A La Désirade, ce dimanche 7 août

    En vacances depuis hier, enfin je vais pouvoir travailler un peu sérieusement, j’entends : vivre plus avec L., écrire plus, plus lire, et peindre plus, voir plus de gens et surtout être plus attentif à tout, comme ce soir à cet inimaginable ciel gris orangé formant comme un dais chiné au-dessus d’un autre ciel à l’orient de perle reflétant sa pâleur dans les eaux du lac, là-bas au-delà des frondaisons du val suspendu.
    Le Triple concerto pour hautbois de Bach accompagne ma rêverie tandis que les nuages rougeoient un peu plus et qu’une dernière effusion d’or laiteux se répand du couchant sur tout le bassin lémanique…
    Tout à l’heure je regardais, d’un œil, le Dalaï-lama aux infos du soir (le cher homme prêche la compassion dans un stade de football de Zurich-City) en même temps que de l’autre je lisais Au secours Houellebecq revient !, petit livre vite fait et peut-être prématuré, s’agissant d’un roman que personne n’a encore eu l’heur de lire, alors même que l’auteur, Eric Naulleau, stigmatise l’éditeur et les Inrocks pour l’avant-campagne de marketing démente menée autour de la fameuse ( ?) chose à venir…
    Si je partage entièrement sa virulente critique d’un système qui tend de plus en plus à noyer la littérature dans la masse de n’importe quoi, et substituer, à l’approche attentive des livres, le battage médiatique où il n’est plus question par exemple que des goûts culinaires de l’Auteur ou de son penchant pour les chiens, au détriment de son travail, en revanche Eric Naulleau me semble un peu injuste en ce qui concerne l’apport de Houellebecq, tout de même intéressant, à tout le moins emblématique des névroses d’époque, et parfois aigu dans ses observations et plus encore par leur modulation, surtout dans Extension du domaine de la lutte. Cela étant, apparu cinquante ans plus tôt, un tel écrivain se serait fondu dans la catégorie des seconds couteaux : cela ne fait pas un pli à mes yeux, tandis qu’aujourd’hui les données conjuguées d’un creux de vague et des moyens de valoriser l’insignifiance à grands coups de publicité en fait un « auteur-phare », selon la formule aussi consacrée que débile…

    Ah mais tellement plus importants à l’instant : ces derniers feux de rouge en fusion dans le jour qui s’en va sur les ailes du hautbois - ce ciel me rappelant une fois de plus le regret de Corot sur son lit de mort, qui se reprochait de n’avoir jamais su peindre vraiment un ciel, ce qui s’appelle un vrai ciel…


  • Les pèlerins du blues



    The soul of a man de Wim Wenders
    « Le blues et une musique qui parle à chacun, affirme Martin Scorsese. Son émotion, sa puissance et son rythme sont universels. » Or l'amour du blues, précisément, a poussé le fameux réalisateur à concevoir une collection de films où sept cinéastes passionnés de cette musique, lui compris, célèbrent celle-ci, chacun selon sa sensibilité.
    Premier de la série à être présenté ,le film de Wim Wenders, intitulé The soul of a man (L'âme d'un homme), est un voyage à travers le temps où l'âme du blues revit d'une génération à l'autre et au fil de voix plus belles les unes que les autres, propulsées à travers l'espace comme une poussière d'étoiles.
    La métaphore kitsch n'est pas gratuite, puisque le vaisseau spatial Voyager, lancé en 1997, transporte en effet un enregistrement de la voix du chanteur aveugle Blind Willie Johnson (auteur notamment de The soul of a man), qui va ressusciter ici deux légendes du blues dont les compositions n'ont cessé d'être reprises depuis les sixties, à savoir Skip James, étonnante figure des années 30 longtemps oublié et redécouvert à Newport en 1964, et J. B. Lenoir, autre créateur mythique dont l'art a culminé à l'époque de Martin Luther King et de la guerre au Vietnam, ensuite revisité par nombre de contemporains.
    Plus qu'un documentaire riche en images d'archives, The soul of a man constitue un poème musical, cinématographique et « historique » entremêlant les époques et les voix avec une élégance formelle qui ne vire jamais à l'esthétisme ou aux effets aguicheurs genre clip. Figure émouvante de l'époque de la Dépression, Skip James revit ici lors de son premier enregistrement de 1931, qui ne lui vaudra pas un dollar de droit (la Paramount Records déposant bientôt son bilan), mais Wenders en cite simultanément toutes les reprises ultérieures, de Bonnie Raitt à Bek ou de Lucinda Williams à Lou Reed, notamment ; et de rappeler aussi que c'est le succès du groupe Cream qui permettra au vieux Skip cancéreux de se faire opérer et de survivre quelques années encore ...
    Dans la foulée, c'est sur la piste de John Mayall chantant la mort de J. B. Lenoir que Wenders remonte, grâce au travail documentaire oublié d'un adorable couple de babas suédois, à la source pure de cet autre inspiré du blues, auteur, entre autres, de Down in Mississippi (que reprennent ici Los Lobos) ou de Vietnam blues, dont Cassandra Wilson module une version vibrante. Plus d'âge, ni de race qui séparent, mais de belles voix, de belles images et de belles gens qui conjurent la mocheté des temps qui courent. A vérifier sur le DVD…

  • Au bon jeune temps

    Nos meilleures années, c'est tous les jours ...


    Une belle chanson récente de Charlebois, C'était une très bonne année, rend le même son de nostalgie radieuse qu'un film qui a fait son chemin de bouche à oreille, sans casting d'enfer ni plus d'effets spéciaux que de pub, intitulé Nos meilleures années (La meglio gioventù) et retraçant la chronique des trois dernières décennies vécues par une famille italienne qu'on pourrait dire bonnement une famille humaine.
    Charlebois alignera soixante balais, cette année, dans le grand beau placard de sa vie de « doux sauvage », et sa chanson nous raconte que l'année de ses 20 ans fut bien bonne, mais que celles de ses 30 et de ses 40 ans ne le furent pas moins, et c'est le même sentiment qui se dégage finalement des six heures de bonheur souvent poigné par l'émotion — car rien n'y est omis des douleurs de la vie — que nous fait vivre le film tendre, généreux et plus profond qu'il n'y paraît sous ses dehors de saga télégénique, de Marco Tullio Girardi.
    Ce qui y épate surtout, c'est que pas un instant l'esprit « ancien combattant » si répandu dans la génération soixante-huitarde ne sévit dans cette fresque également dénuée de toute idéologie réductrice. Le parti pris « humaniste » de Girardi, qui s'en tient essentiellement aux retombées personnelles des événements de ces trente ans écoulés, en fait-il pour autant un film apolitique ou même « de droite »? Telle n'est pas du tout non  impression, sans qu’on puisse dire pour autant que Nos meilleures années est un film « de gauche ». Mais comment ne pas voir, par ailleurs, que ce film échappe à la fois au cynisme et au désabusement, et que ses positions fondamentales participent d'un esprit critique lucide et généreux ?
    L'opinion prévaut toujours, pour certains, qu'une œuvre ne peut être dite « engagée » sans dénoncer ceci ou cela et sans se rapporter à telle ou telle position explicite. Tchekhov fut sans doute, à son époque, l'un des peintres les plus radicaux de la misère russe, mais ses admirateurs « de gauche » ne cessèrent de lui reprocher de ne pas se rallier à tel ou tel parti et de ne pas dénoncer plus clairement le mal. Or le bon toubib répondait simplement qu'un écrivain qui peint des voleurs de chevaux n'a pas besoin de dire, s'il a bien fait son travail, qu'il est mal de voler des chevaux. Et les récits de Tchekhov continuent de nous toucher et de nous « changer », alors que les discours des idéologues restent plus que jamais lettre morte.
    Il est cependant un parti pris, dans Nos meilleures années, qui consiste à célébrer la beauté des choses et des gens. Cela ne se répète pas tous les jours dans les journaux et moins encore dans les téléjournaux, et pourtant c'est le dernier mot du film et cela en résume l'orientation et la « lumière ».
    Pour autant, et une fois encore, ce film ne dore pas la pilule. De l'horreur vécue dans certains établissements psychiatriques, à la fin des années soixante, à la terreur mafieuse culminant avec l'assassinat du juge Falcone en passant par les Brigades rouges, le chômage, la drogue et la détresse existentielle aboutissant parfois au suicide, il évoque aussi la face sombre de notre condition. Pourtant, c'est essentiellement un film d'amour que Nos meilleures années, dont tous les personnages, issus de quatre générations, inspirent le même attachement et la même confiance. Le « message » qu'on pourrait en dégager, qui n'a rien d'explicitement politique ou religieux (alors même qu'il s'inscrit dans la communauté vivante et questionne le sens et les fins de notre vie), se résume à ce que vous en direz à ceux que vous aimez et aux autres. Allez voir ce film et parlez-en à vos mômes et à vos vieux. Ce sera comme de parler de nos années bonnes qui parfois le furent un peu moins: de notre « meglio gioventù », de notre jeunesse qui fout le camp et reverdit tous les matins…

  • Eloge du savoir-boire



    La fièvre d’hygiène et de vertu qui sévit de concert avec l’industrie polluante et le commerce de la pornographie ne peut qu’inciter à la réaction vive : à bas tout ça et retour à Baudelaire qui disait qu’« il faut être toujours ivre » sans confondre pour autant ivresse et « défonce » imbécile.
    Dans le même esprit, Georges Picard enchaîne aussi bien : « La seule ivresse qui me convient est singulière. Je déteste les paradis collectifs, fussent-ils d’alcool, de drogue, de prière, d’enthousiasme politique ou sportif ». A l’opposé de la « masse éthylisée », l’ivresse du poète taoïste sous la lune ronde ou la sainte godille de Malcolm Lowry de bars en bars, sous le volcan, relèvent d’une compulsion qui n’a rien de recroquevillant ou d’anesthésiant mais au contraire visent à l’extase, à tout le moins à l’exacerbation joyeuse de la perception. Cela étant, Picard s’inscrit en faux contre l’idée, somme toute bourgeoise, que l’alcool (ou la drogue) aiguisent la pointe du génie, même si quelques exemples prouvent qu’il ne l’avachit pas forcément non plus. « La bonne ivresse ne libère que les meilleurs instincts », relève encore l’auteur, avant d’ajouter que « la plupart des individus boivent bêtement ».
    Confessant illico qu’il n’aura jamais bu pour se désennuyer, Georges Picard n’est jamais ennuyeux non plus dans cette suite de réflexions et de digressions qu’on ponctuera d’autant de verres d’eau claire ou de vin à belle robe, selon l’heure et l’humeur…

    Georges Picard. Du bon usage de l’ivresse. José Corti, 165p.

  • Chocolats pour l'âme


    Le virginal protagoniste du dernier roman de Christian Bobin chemine, très au-dessus des miasmes de notre bas monde, sur une arête de neige pure d'où il hume déjà l'odeur de sainteté des petits petons des chérubins. C'est un parfum à peine moins éthéré, baptisé Madone, qui lui a valu de tomber amoureux de Louise Amour dont la profession est d'être «nez ». Séduite par les livres tout empreints de mysticisme du jeune lettré, la Louise en question leur a emprunté diverses sentences aux fins publicitaires de lancer son produit. Ce trivial usage des sublimités du jeune homme (notre puceau touche à la trentaine, mais il constate qu'il avait oublié de vivre jusque-là) devrait le fâcher un max, tant il fuit la gadoue et ce qu'il appelle gentiment « l'Antarctique des gens normaux ».
    Mais le seul nom de Louise Amour, puis sa rencontre dans la « ville barbare » de Paris, lui révélant cet irrésistible sourire qui « enveloppait son visage d'une chaste cornette de lumière », et leur relation ensuite, vont pas mal bousculer ses saintes habitudes jusqu'au jour, crac, où le cœur de Louise lâche et le laisse là tout veuf, sinon tout bœuf (il lui arrive de voir des saintes en les vaches ruminant au pré).
    Frisant à tout moment le kitsch sulpicien, Christian Bobin nous offre ici ce que son personnage appelle « des chocolats pour l'âme ». A consommer modérément, histoire de savourer de fines touches de candeur bluette et d'assez  lumineuse écriture.
    Christian Bobin. Louise Amour. Gallimard, 150 pp.

  • L'ombre d'Eros

    De même que le narrateur de ce roman, un jeune photographe japonais établi à Cuba, est aussitôt fasciné par la très étrange, voire très cinglée Reiko Sakurai, une compatriote actrice qui débarque en ces lieux à la recherche d’un homme qu’elle appelle « le maître », le lecteur se trouve happé, presque à son corps défendant, par le flux d’énergie d’un récit à multiples enchâssements évoquant parfois les délires contrôlés d’un Thomas Bernhard.
    Sans s’occuper d’abord de l’identité de celui qui l’accueille, qu’elle imagine un envoyé du « maître », Reiko déverse, sur le supposé factotum, un véritable Niagara de confidences salées, frisant parfois la démence et reconstituant pourtant, avec une force d’évocation théâtrale (l’actrice faisant tous les rôles) et quelque chose de cinématographique aussi (dans le montage des séquences), le récit d’une vie chaotique marquée par une relation initiatique sado-maso et le recours à tous les excitants extrêmes.  
    Sous les dehors d’un récit indirect à l’érotisme exacerbé excluant toute intimité réelle, Thanatos, dernier volet de la trilogie englobant Ecstasy et Melancholia, en impose par la radicalité du propos sur les relations de dépendance, quelle qu’elles soient, et sur l’importance des cristallisations culturelles, illustrées ici par le contraste violent entre le fatalisme individualiste à la cubaine et  le collectivisme formaliste des Japonais. Glauque et saisissant à la fois par son écriture à couteaux tirés et son questionnement existentiel sur la valeur de toute vie…

    Ryû Murakami. Thanatos. Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Editions Philippe Picquier, 231p.

  • La maison du poète

    Après avoir achevé, toute jeune fille, la lecture intégrale de la Recherche du temps perdu, lors d’un séjour au Portugal, Evelyne Bloch éprouva le désir de visiter la maison d’Illiers (inspiratrice de Combray) pour y retrouver le fantôme de Marcel, où l’accueillit un certain Monsieur Larcher citant d’entiers paragraphes de Proust par cœur en lui faisant visiter les lieux. Cette même ferveur l’a saisie, à son tour, pour devenir une véritable passion. Ainsi la biographe de Madame Proust et de Flora Tristan a-t-elle réuni une précieuse documentation sur les maisons d’écrivains en France et ailleurs, qu’elle nous fait découvrir ici avec une foison de détails et d’anecdotes.

    Du pavillon minimaliste de Beckett à la « maison-racine » de George Sand à Nohant, en passant par les Charmettes de Rousseau (sans oublier le musée de Montmorency), la maison de Rimbaud tout récemment inaugurée à Charleville, la fascinante villa de Malaparte à Capri, le Paraïs de Giono à Manosque, la cité Véron de Vian au flanc du Moulin Rouge, la « cristal room » de Victor Hugo à Guernesey, la (conjecturale) Devinière de Rabelais à Seuilly, les lieux nomenclaturés mais jamais « possédés » en propre par l’errant Cendrars - cent autres maisons enfin, toutes situées au moyen d’une carte et d’une documentation précise. Rien pour autant de sec dans cette épatante invitation au voyage, renvoyant à autant de lectures…

    Evelyne Bloch-Dano. Mes maisons d’écrivains, Tallandier, 349p

    Les maisons de Pierre Loti et de George Sand

  • L'ange venu des eaux

    Lumière de la lagune, de Hanns-Josef Ortheil

     L’image des jeunes pêcheurs à l’arc de Carpaccio, immobiles sur leurs barques et visant les eaux de la lagune, m'est revenue à la lecture de la première scène de ce beau roman, marquée par la découverte, une aube automnale de chasse au canard en ces mêmes lieux, d’un jeune homme entièrement nu et d’une stupéfiante beauté, tenu pour mort dans un premier temps, et qui se relève bientôt mais sans mémoire de ce qu’il fut. Autant dire que c’est une sorte de revenant d’un autre monde que le comte Paolo di Barbaro, noble Vénitien conduisant la chasse et qui a confié le mystérieux jeune homme aux moines d’un couvent, retrouve peu après pour constater, chez celui qui ne se rappelle ensuite que son nom d’Andrea, des dons bien singuliers voire tout à fait hors du commun. Il y a en effet de l’ondin chez ce nageur prodigieux connaissant tout de la vie animale et végétale du royaume des eaux et capable d’en dessiner les moindres détails avec une virtuosité qui laisse le comte, grand amateur d’art, littéralement baba. Pourtant le grand personnage se laisse tirer l’oreille avant de prendre le jeune prodige à son service, qui l’en supplie avec une insistance têtue. Or le premier mouvement de défiance de Barbaro se justifiera par la suite, l’ange de la lagune se montrant par trop humain à l’approche de certaine jeune fille chère au comte – mais n’en disons pas plus. L’essentiel du roman n’est d’ailleurs pas cette « affaire », si révélatrice qu’elle soit des instances de la chair et de la passion amoureuse, mais tient à l’immersion progressive que l’auteur nous ménage dans l’univers de la peinture, à la bascule de deux époques. Constatant les dons naturel de son pupille, le comte l’initie à la peinture des maîtres vénitiens Guardi et Canaletto, dont Andrea décèle les « mollesses » avec un regard qui s’apparente de toute évidence à celui d’un Turner, préfigurant en outre les visions d’un Monet. Significativement, ce n’est pas devant le motif que le génie pictural d’Andrea s’accomplira, mais dans la réclusion sévère que lui a valu sa « faute » et qui lui donne, du moins, le temps et la concentration requis pour une véritable recréation du monde en ses reflets recomposés dans le tourbillon d’une sorte de remémoration proustienne.

    Les romans qui parviennent à combiner érudition et fantaisie, réflexion sur l’art et mouvement romanesque atteignent rarement le point de fusion (et d’effusion) qui scelle la qualité de Lumière de la lagune, confirmant l’originalité d’un écrivain déjà remarqué à la parution des Baisers de Faustina, où il était question du jeune Goethe à Rome. Ce nouveau roman d’Ortheil n’a rien, certes d’un « pavé de plage », et c’est tant mieux n’est-ce pas qu’il se distingue de trop de sous-produits destinés à « tuer le temps ». Un tel livre, captivant et plein de grâce, rend au contraire le temps plus vivant, et quelle plus belle façon que de rêver à Venise ?

    Hanns-Josef Ortheil. Lumière de la lagune. Traduit de l’allemand par Claude Porcell. Seuil, 332p.

  • Le noir lyrisme de James Lee Burke

    A propos de Purple Cane Road

    C’est notre ami le savant linguiste, l’autre soir, tandis que les fusées et autres feux d’artifices éclairaient le ciel du 1er août, fête nationale des Helvètes, qui m’a donné l’envie féroce de retrouver James Lee Burke, dont il a commencé à nous raconter le dernier roman traduit, Purple Cane Road, que je me suis procuré dare-dare pas plus tard qu’hier et dont j’ai lu déjà les trente premières pages.

    Retrouver le flic alcoolo Dave Robicheaux, beau gosse au grand cœur des bords du lac Pontchartrain, en Louisiane pourrie, est toujours un vieux bonheur, et surtout que cette fois il est touché personnellement du fait qu’un malfrat lui balance comme ça, au passage, que sa mère a été assassinée dans telle circonstance odieuse, il y a des années de ça, sa mère qui n’était pas plus du genre sainte que la mère de James Ellroy, à laquelle on pense évidemment dans cet équivalent romanesque du superbe Ma part d’ombre.

    Mais pourquoi diable James Lee Burke nous manque-t-il de loin en loin ? Parce que son dépotoir est beau. Parce que la nature sauvage de sa Louisiane est belle. Parce que ses personnages ont de la gueule. Parce que sa phrase, parce que ses mots, même traduits, ont du chien. Bref et surtout: parce que ce qu'il raconte est intéressant.
    Un jour Michel Butor, après la parution de ses mémorables lectures en quatre volumes de Balzac, interrogé par Bernard Pivot sur la raison de cet engouement, lui répondit simplement : parce que Balzac est intéressant. Voilà : Balzac est intéressant. De même que le Philip Roth de Pastorale américaine est intéressant. Christine Angot n’est absolument pas intéressante, ni Frédéric Beigbeder non plus, ni moins encore ce néant imprimé que figure Marc Lévy, tandis que Simenon est intéressant, et Michael Connelly dans L’envol des anges, et Ryu Murakami dans Thanatos, et James Lee Burke dans Purple Cane Road.
    Notre ami le savant linguiste, l’autre soir, nous a raconté son étude de l’usage des temps dans le roman policier contemporain, qui lui a fait découvrir la complexité de la narration de Simenon, par opposition aux mécanismes répétitifs et conventionnels d’un Jean-Patrick Manchette, dont je me suis toujours demandé pourquoi il m’ennuyait plus souvent qu’à son tour. N’est-ce pas intéressant ? Ce qui est sûr est que j’aime retrouver, physiquement autant qu’affectivement, la Louisiane de James Lee Burke. Il y a chez cet auteur un mélange de force et de sensibilité, de lucidité désespérée et de bonté, de rage épique et de lyrisme qui l’apparentent à un Faulkner, avec tout ce qui distingue le talent du génie, qui pourrait marquer aussi le saut qualitatif entre un Simenon et un Bernanos…

    James Lee Burke. Purple Cane Road. Rivages, 330p.

  • Retour à Romain Gary

     

    Le philosophe et le romancier

    Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’avait envoyé Christian Bourgois m’est soudain apparu : La fin de l’impossible.
    Or trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne comme un acte de reconnaissance aux « alliés » occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à « l’étrange acoustique du monde spirituel » dont parle Kierkegaard ; tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et tout aussitôt intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une « explication avec la vie » passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le « Moi-même moi-mêmisant » pour embrasser « le Tout de la vie », à savoir Romain Gary, Romain Gary dont je n’ai à peu près rien lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit « J’attends la fin de l’impossible », Romain Gary l’écrivain que le philosophe Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski…
    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers « l’étrange acoustique du monde spirituel », les gens dans le train me semblaient plus beaux et ces mots me parlaient : « Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre »...
    Et du même coup je me retrouvais impatient de découvrir de nouveaux livres, peut-être un nouvel interlocuteur vital, et me voici ce soir commençant de lire L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary tandis que la nuit redescend en grandes ombres sur l’espèce de fjord rougeoyant qui se courbe là-bas…



    A paraître chez Christian Bourgois, le 14 octobre : Paul Audi, La fin de l’impossible, deux ou trois choses que je sais de Gary.
    Paul Audi co-dirige en outre un Cahier de l’Herne en préparation, consacré à Romain Gary.

  • Labyrinthe poétique


    Il y a du rêveur labyrinthique à la Borges, du poète métaphysicien à la Kafka, du conteur paradoxal à la Buzzati et de l'humoriste à la Vialatte chez Eduardo Berti que le très compétent Alberto Manguel déclare, dans sa postface au présent recueil, « l'un des auteurs les plus intéressants et les plus doués de la nouvelle génération littéraire d'Argentine ».

    Plus que des nouvelles développées, les quelque quatre-vingts brefs textes réunis dans ce petit livre épatant tiennent d'embryons de récits ou d'amorces de contes dont le lecteur, à partir du « noyau », est supposé développer tout seul les pouvoirs imaginaires. Le consommateur passif en sera pour ses frais, tandis que l'amateur de rêveries fantaisistes ne laissera de se prendre au jeu dédaléen de l'auteur.

    Du peintre suisse inconnu dont une œuvre ancienne est redécouverte et acclamée à Vienne où il finit par s'apercevoir qu'elle est exposée à l'envers, à la machine à copier des photos qui élimine les sujets défunts du cliché, en passant par les deux vieux jumeaux capables de déchiffrer l'énigme des crimes en « lisant » les traces de sang des victimes, Eduardo Berti — qui dit par ailleurs que la première chose qu'il fait en débarquant dans une ville étrangère est de chercher son homonyme dans l'annuaire — multiplie les pistes à suivre, un peu comme dans un poème topologique à la Escher.

    Eduardo Berti. La vie impossible. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Luc Actes Sud, 181 pp.

  • Casting


    "Je veux les matrones à dix heures pile. Tu les fais aligner dans le studio 7 et je les veux maquillées à outrance mais sans coulures. Ensuite tu m’accompagneras au studio 3 où j’ai quelques nouveaux fortiches à briefer".

    "Tu sais ce que sont pour moi les matrones", avait ajouté le Maestro à l’ancien Carlo devenu Carla.

    Or c’était trop peu dire que Carla savait, qui avait passé de l’état de fortiche à celui de matrone épanouie à larges fesses et mammelles.

    Comme le Maestro, Carla était folle d’Italie matriarcale. Tant qu’elle était Carlo, le petit mâle péninsulaire teigneux, son inquiétude de démériter sous la bannière de la Virilité l’avait empêchée de se réaliser pleinement.

    Depuis l’opération, en revanche, Carla jouissait à fond de la vie romaine, et le Maestro, qui avait naturellement méprisé le fortiche de naguère, apprécia tant la matrone qu’il lui offrit de travailler dans son gang.

    A l’heure qu’il est, Carla dirige ses castings en costume flottant de courtisane babylonienne. On la dirait sortie d’un film du Maestro, lequel n’oserait jamais, soit dit en passant, pincer la joue des fortiches comme elle le fait, parfois jusqu’à laisser sa marque.


  • Polar foldingue


    La fille du samouraï de Dominique Sylvain


    Le lecteur, happé dès les premières pages de ce polar à la française où la saveur du langage, la convivialité des climats et la loufoquerie des situations comptent plus que la vraisemblance de l’intrigue, se demandera plus d’une fois, par la suite, où diable Dominique Sylvain va le mener cette fois, avant de se laisser mener en bout de course où tout se dénoue joliment.

    On pense aux joyeuses cavalcades des compères Starsky & Hutch en suivant l’enquête des deux femmes complices réunies pour la seconde fois par Dominique Sylvain, qui font amie-amie avec autant de punch et de malice que les deux chers ringards. Ingrid Diesel carbure à l’énergie sexy, qui masse le jour et s’effeuille la nuit en brave Américaine saine comme une nageuse en eau claire, tandis que Lola Jost, commissaire en principe rangée des poursuites de voiture, fait plutôt dans l’affectif et la sensibilité vieille Europe cultivant son jardin secret à puzzles zen...

    Sans la tribu de Malaussène, il y a un peu de la loufoquerie sympa style Pennac dans le ton de Dominique Sylvain, dont l’histoire s’entortille, se complique et se développe d’une manière plus surprenante à vrai dire que les scénars du gentil prof, avec des moment frisant l’onirique (les soubassements inquiétants d’un hosto) et un souffle que requièrent évidemment les rebondissements en cascade du roman.

    Raconter celui-ci serait priver le lecteur du plaisir de la découverte, mais disons tout de même que l’enjeu de l’enquête est le rétablissement de la vérité à propos du prétendu suicide de la jeune Alice Bobin, fille d’un certain Papy Dynamite et sosie de Britney Spears (elle en a fait une profession) défénestrée du 34e étage de la tour Astor Maillot et filmée durant sa chute par un jeune vidéaste qui s’est empressé de vendre son bout de film à une chaîne de télévision. Ce thème très actuel de la vie parasitée par le virtuel et les images médiatiques est d’ailleurs au cœur du récit de Dominique Sylvain, lié à toute une série d’observations pertinentes sur les dérives du monde contemporain.

    Ceux qui connaissent déjà l’univers ludique des contes urbains de Dominique Sylvain ne demanderont pas à La fille du samouraï, plus qu’au précédent Passage du Désir, la vraisemblance « réaliste » d’un roman noir ordinaire, et pourtant le canevas et le fil conducteur du récit tiennent plus solidement, à la longue, qu’on ne pourrait le craindre, avec une frise de personnages qui s’étoffent peu à peu et un dénouement plongeant dans les embrouilles mêlées de la basse mondanité à maquereaux de luxe et de la haute parano politicarde.

    Au fil d’une investigation destinée, entre autres, à damer le pion à l’inévitable flic fâcheux, surnommé le Nain de jardin, les épiques péripéties vécues par ces dames ne laissent de divertir tandis que la romancière se paie quelques morceaux de bravoure également appréciables.

    Dominique Sylvain. La fille du samouraï. Editions Viviane Hamy, coll. Chemins nocturnes, 284p.



  • Une visite à Jacques Lassalle


    A propos des Papiers de Jeffrey Aspern de Henry James




    Maître, en ses dernières étapes, d’un théâtre du questionnement de l’être sous les voiles du paraître, de la parole dans ses balbutiements, d’une vérité à chaque fois atomisée en vérités, lecteur du monde autant qu’il est écrivain lui-même, artisan de la scène autant qu’artiste, professeur aussi («on n’enseigne jamais que que ce qu’on cherche», relèvera-t-il à ce propos), et nous pourions enfin dire honnête homme à l’irradiante conversation, Jacques Lassalle a créé à Lausanne la mise en théâtre des Papiers d’Aspern, nouvelle tendrement cruelle de l'inépuisable Henry James que, depuis longtemps, soit par le cinéma soit à la scène, il rêvait d’aborder.

    «L’oeuvre de James est de celles qui m’ont le plus intéressé, au même titre que l’univers de Tchekhov, et d’abord parce qu’elle est essentiellement fondée sur l’ambivalence. Quant aux circonstances qui m’amènent enfin à monter l’adaptation théâtrale de cette nouvelle si caractéristique de l’art jamesien, elles sont liées initialement à la rencontre, à Londres, de Jean Pavans, traducteur de James et connaisseur sans pareil de l’oeuvre. Jean Pavans est ce type de l’homme-livre se consacrant intégralement à un auteur, dont la ferveur m’enchante. De James, outre ses traductions, Pavans a adapté trois nouvelles pour le théâtre: Le retour à Florence, Daisy Miller et Les papiers de Jeffrey Aspern. Or, après une longue conversation avec lui, il m’est apparu que je devais monter Les papiers de Jeffrey Aspern."

    L’action de la nouvelle de James se passe à Venise, dans un palais décati où vivent, pauvres et retirées du monde, une Américaine nonagénaire et sa nièce. On sait que la première fut la maîtresse du grand poète Jeffrey Aspern (figure qu’on peut imaginer un condensé de Byron et Shelley), dont elle posséderait encore une précieuse correspondance. C’est pour mettre la main sur celle-ci que débarque un jeune homme que passionne l’oeuvre d’Aspern, et qui va ruser en sorte d’amadouer la vieillarde par le truchement de la moins âgée, laquelle s’éprend secrètement de lui. Mais que se passe-t-il en réalité sous nos yeux ? Telle est bien l’énigme que Jacques Lassalle a choisi de démêler.

    «Il y a là un concentré de thèmes jamesiens qui n’ont rien perdu de leur intérêt à l’heure que nous vivons. C’est par exemple la fascination de l’Amérique pour la vieille Europe, et la confrontation des âges et des sexes, sur fond de lent engloutissement dans cette Venise fin de siècle. Le thème de la passion littéraire est également modulé, avec tout ce qu’il suppose de passions, de procédures et de vanités. L’étrange relation qui s’établit entre les trois personnages repose sur un malentendu et de constantes incertitudes qui me passionnent. Où est le vrai ? Il est tant de vrais possibles. James nous met dans la situation qui est la sienne même, de l’écrivain dont la vie est papier, et papier vivant, papier chargé d’amour mais papier négociable aussi, papier qui vous fait brûler et que vous pourriez brûler de la même façon. L’oeuvre de James est une enquête interminable sur nous-mêmes. Plus nous y puisons et plus nous nous nous interrogeons sur notre présence au monde. Et c’est cela, comme chez Tchekhov ou chez Molière, qui ne cesse de m’interroger aussi bien. Je crois aimer par-dessus tout l’ambivaence de nos vies. Et le secret. Sous les déterminations les plus simples en apparence, il me plaît de sonder l’énigme...»

    Dans l’appartement parisien de Jacques Lassalle, qu’on pourrait dire rêveusement bourgeois, et donc un peu jamesien, la substance condensée de la conversation nous a transportés comme hors du temps, mais déjà nous imaginons la représentation à venir...

    «Une oeuvre est toujours une énigme. Nous commençons par travailler autour de la table, et c’est l’espace du savoir. Ensuite, ce qui se joue dans la pénombre de la répétition relève de l’inconnu. Toute lecture, vous le savez, est une nouvelle naissance. La mise en scène est partout et nulle part, mais à la fin je la voudrais invisible. La représentation vient nous questionner doucement sur notre secret. Cependant nous avons besoin des autres. Et ce qui me touche peut-être le plus, alors, est ce petit silence, après le dernier mot et avant le premier applaudissement, qui dit si le partage s’est accompli.»

  • Puisse le polar rester paria



    Georges Simenon se plaignait naguère de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière.
    Or s’il est vrai que la France, patrie historique de la Littérature avec une grand aile (c’est elle qui le dit), aime à séparer ce qui est « noble » des genres dits mineurs (polar, science fiction, littérature popu en un mot), il n’est pas moins évident que le rompol a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier. Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient tous schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Lettre à mon juge ou Le bourgmestre de Furnes, La neige était sale, Les inconnus dans la maison, Feux rouges, Les gens d’en face ou L’homme qui regardait passer les trains, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche de certains romans noirs contemporains…



    La confusion s’accentue pourtant aujourd’hui, où le terme de polar englobe des auteurs et des formes extrêmement variés à tous points de vue, et de niveaux qualitatifs oscillant entre le pire (Gérard de Villiers pour aller vite dans le ton vulgaire et démago) et le meilleur (Chester Himes, Patricia Highsmith ou James Ellroy pour citer les plus connus), avec ce dénominateur pourtant commun de l’omniprésence du Mal et de la Mort.

    De la belle énigme sophistiquée classique (Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Allan Poe ou Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux) aux embrouilles glauques du Ripley de Patricia Highsmith, en passant par les enquêtes socio-politiques de Michael Connelly (L’envol des anges, etc.), les incursions dans le monde des Indien pueblos de Tony Hillerman ou les nouveaux auteurs français de Manchette à Fred Vargas, les atmosphères et les thématiques du « polar » sont aujourd’hui aussi diverses, à vrai dire, que celles des romans ordinaires.

    Comme l’illustre le récent et substantiel dossier consacré à la vogue du polar par Le Nouvel Observateur, le genre en question ne fait plus aujourd’hui figure de paria, n’était-ce que parce que certains de ses auteurs (mais pas souvent les meilleurs) « cartonnent » dans les listes de best-sellers et relancent la vogue, plus diluée encore du point de vue de la qualité, des séries télévisées standardisées et bien pensantes du style Julie Lescaut ou Navarro.

    Mais le polar gagne-t-il à se voir acclimaté et promu au rang de « noble » littérature. L’évolution d’un Daniel Pennac laisse songeur, et les élégants pastiches d’un Jean Echenoz ne font guère illusion quand on les compare aux descentes aux enfers des auteurs sondant les ténèbres du cœur humain, tels Patricia Highsmith (qu’un Graham Greene qualifiait de « poète de l’angoisse ») ou Robin Cook dans le terrifiant J’étais Dora Suarez, ce roman noir qui vous fait ressentir quasi physiquement le sort de la victime et de son bourreau dément.

    Du catholique Chesterton au visionnaire Dürrenmatt, les plus grands écrivains ont passé par les rues sombres du polar, pour en tirer parfois des vérités humaines éclairantes et de vraies pages de littérature. Autant dire que le polar en soi n’est qu'une appellation fourre-tout, alors même le Mal et la Mort échapperont toujours aux classifications et autres tendances

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du 28 juillet 2005


    Post scriptum: on découvrira bientôt, dans l'étincelant Dictionnaire égoïste de la littérature française, à paraître chez Grasset sous la signature de Charles Dantzig, des pages très pertinentes sur les rapport de San Antonio avec la langue française en particulier et la littérature en général.




  • Poésie du tout-venant


    Les Arrêts déplacés de Marius Daniel Popescu

    Dans l'amical préambule à ce nouveau recueil de Marius Daniel Popescu, René-Luc Thévoz prétend que la démarche du Roumain établi à Lausanne " n'est pas de la littérature ", ce qu' on admettra à la rigueur dans la mesure où cette écriture est toute de simplicité apparente, mais risque de confiner l'auteur, conducteur de bus atypique et auteur unique du journal Le persil, dans les marges du pittoresque.
    Plus judicieux, le préfacier précise ensuite que " l'objectif poétique de Marius Popescu consiste à faire entendre, à faire voir ". Et d'ajouter qu' " on part à la découverte sensorielle des objets qui nous passent sous la main, sans discrimination, et de là, on s' envole vers des univers plus intérieurs ".
    De fait, c'est à partir des " événements " les plus anodins en apparence, que le poète compose ce collage de sensations et d'émotions dont le premier mérite est de rendre aux mots leur densité première, comme par le truchement d'un rituel.
    Telles des " cellules " poétiques, une suite de petits grains (d'un à onze) cristallisent des instants simultanés, du plus simple (" toutes / les femmes / sont / belles ") à de plus complexes intersections, comme pour faire percevoir tout ce qui se trame à la même seconde, ici et partout. De la chose vue à l'émotion, il suffit parfois d'un lien de mémoire comme celui qui associe, " événement rare dans ces contrées ", ce chien noir et sans laisse errant en ville et l' " un des passages de ta grand-mère parmi une foule d'hommes qui buvaient des bières debout "…
    Arrivé en Suisse en 1990, Marius Daniel Popescu pratique notre langue avec une étonnante maîtrise, alternance de limpidité et de baroquisme inventif, en usant (et parfois en abusant) de procédés formels ou typographiques rappelant les expériences lettristes. Pourtant le noyau vif de cette poésie doit moins aux " trucs " qu' à la perception fraîche (" quand / la pluie sursaute autour de toi / comme une gitane ") et à l'accueil de " cela simplement qui est ", selon l'expression d'un Cingria, restituant la présence des proches (les enfants, la compagne ou les amis), de telle vieille dame assise à la gare de Lyon, de tel moribond étendu sous un drap blanc au pied d'un immeuble, de toutes ces vies qui se croisent (" de plus en plus de gens qui parlent seuls "), et l'on oscille du minimal haïku aux plus amples coulées de La sept ou du Tueur de livres, dans une atmosphère d'intimité collective, si l'on ose dire, rappelant un peu la poésie d'un Raymond Carver (Travail manuel ou Big-bang en sont de bons exemples) ou les icônes profanes d'un Charles Bukowski.
    Parfois insuffisamment transposée, la matière poétique de ces Arrêts déplacés n'en est pas moins habitée et frémissante, fraternelle en son regard et généreusement accessible à tout un chacun, comme l'était celle d'un Prévert. D'ailleurs " les paroles dorment sous les gouttes d'eau comme des moineaux ", écrit Marius Daniel Popescu, dont les pépites du verbe étincellent dans le tout-venant des jours.

    Marius Daniel Popescu. Arrêts déplacés. Antipode, 87p.

  • Fugues nippones


    Premier matin à Tokyo

    Il y a ces jours dans l’air de Tokyo une espèce de tiédeur anachronique d’été indien. Pourtant c’est le moindre des étonnements de quiconque y débarque pour la première fois. Parce que c’est un monde éberluant que celui de Tokyo, dont les images toutes faites qu’on en peut avoir valdinguent aussitôt qu’on y plonge.

    Aux idéogrammes près, on se croirait d’abord aux States. Les buildings, les parkings enterrés ou empilés et les nouveaux quartiers à shopping : tout y est. Sauf qu’il y a ici des congrès de grillons et de drôles d’oiseaux moqueurs dans les arbres, et toutes sortes d’arbres aux feuilles en forme de cœurs ou de petits éventails ; et de ravissants enfants et des collégiennes en uniformes de matelotes mille fois plus mutines que nulle part ailleurs ; et des balayeurs à gants blancs qui ramassent les mégots et les menus détritus avec des soins de préparateurs en pharmacie. Or, en dépit du sentiment d’écrasement qu’on éprouve aussitôt devant son hétéroclite immensité, Tokyo ne laisse aussi de nous immerger dans un fleuve humain bonnement revigorant.

    Le premier matin, ainsi, aux très petites heures, c’est dans les halles ruisselantes et sonores du marché au poisson de Tsukiji que j’ai commencé de flairer ce Tokyo-là. Dans une atmosphère fleurant d’abord les œufs pourris et tournant ensuite à l’air salé du grand large, on découvre là tout un peuple de matinaux aux gueules shakespeariennes maniant coutelas et crocs à longs manches, s’activant entre les rangées fumantes de vapeur de glace de thons et d’espadons la tête ouverte ou les entrailles sondées à la loupiote.
    Mais le choc de ces lieux tient surtout à la criée se modulant en litanies gutturales lancées tout à coup des petits tréteaux dressés de loin en loin dans ce dédale grouillant, qui évoquent tout un monde de luttes élémentaires et de rudes échanges, d’ancestrales angoisses filtrées et modulées en incantations lancinantes.

    Les extrêmes semblent à tout moment s’opposer au pays de l’arc et de la massue. Ainsi du silence bruissant de feuilles de papier de soie des mille bouquineries du quartier de Kanda, puis des vociférations gutturales des extrémistes à mégaphones debout sur leurs blindés noirs, en plein centre d’affaires de Ginza...

  • Retour au Sud profond


    Le vieux dur à cuire est-il un bluesman, malgré son refus de la sentimentalité, un musicien de jazz, ou un routard de la country? Clarence «Gatemouth» Brown lui-même a l'air de se jouer de toutes les catégories en vivant la musique à sa façon de natif du Sud profond (en 1924, à Vinton, Louisiane) qui est ensuite «monté» au Texas, où il s'est frotté à d'autres sons et à d'autres rythmes, avant bien des détours lointains qui l'ont conduit sur les routes de la variété et de tournées impossibles, jusqu'en Union soviétique.
    En l'occurrence, Back to Bogalusa nous propose une assez agréable suite de ballades en hommage à la tradition du blues du Sud, de ses gens et du bayou. On ne dira pas qu'il y a de quoi tomber en syncope d'enthousiasme: le swing est là plus que l'émotion ou l'invention musicale. Au passage, plus qu'un Going back to Louisiana plutôt laminé, diverses reprises bien enlevées, tel un Louisian' très country de tournure, «assurent» bien, de même que la reprise de Dixie chicken.
    Bref, celui qu'on a appelé «le grand prêtre du swing texan» est bien là, avec son charisme, toujours puissant aux States, mais un peu moins agissant sous nos latitudes. Il n'en a pas moins un son «tripal» à lui et une couleur qui peut épater encore les amateurs de folk enrichi de jazz et de blues. Un jour, un bluesman ami de «Gatemouth» a dit que «celui-ci pouvait faire plus avec une guitare qu'un singe avec une cacahuète». Ce disque le prouve. Quant au singe, il est en fuite...

    Clarence «Gatemouth» Brown. Back to Bogalusa. Bluethomb Records.

  • Les mots contre l'oubli


    Le chant du bosco
    d’ Elisabeth Horem




    Lorsqu'on rappelait les crimes de Marat à sa soeur, la brave femme se contentait de répondre: «Ah, que voulez-vous, ce ne sont là que turpitudes humaines, qu'un peu de sable efface...» Or, aujourd'hui plus que jamais, le sentiment qu'un peu de sable suffit à effacer les turpitudes humaines engage certains, que l'oubli révolte, à prendre la parole et à témoigner. Les abominations massives qui ont marqué le XXe siècle ont d'ailleurs cristallisé le fameux «devoir de mémoire» qui n'empêche pas, cela va sans dire, diverses formes d'amnésie de se perpétuer; pourtant, de grands textes contemporains l'ont bel et bien honoré, sous les plumes de Primo Levi ou de Soljenitsyne, notamment.

    Ce thème de la mémoire comme dernier recours de la conscience humaine et comme honneur de la littérature, qui revient de manière insistante chez certains des meilleurs écrivains contemporains, est également le motif central, en de plus modestes largeurs, du bref mais très dense roman d'Elisabeth Horem. A préciser, aussitôt, que Le chant du bosco ne se rapporte pas à tel ou tel drame particulier de notre époque mais évoque des relations humaines pourries par une situation politique qui peut faire penser à l'Albanie d'Enver Hodja, aux républiques bananières ou à moult autres tyrannies de partout.



    Le protagoniste du roman, Peter Vaart, a fui la ville d'Obronna après y avoir vécu les événements dramatiques d'un certain été, durant lequel un attentat a été commis contre le dictateur Basilka. Incarcéré une première fois sans savoir pourquoi, il a été libéré non moins inexplicablement avant d'être jeté dans le quartier de haute sécurité de la forteresse où il a consenti, par force et par lâcheté, à un crime qu'il ne se pardonnera jamais. Tout au long du récit, dont on ne sait d'abord qui le mène, et qui devient peu à peu le témoignage de Vaart lui-même, le souci de tout ressaisir par la mémoire s'affirme alors même que l'incertitude et l'équivoque flottent sur les personnages et les péripéties du roman.

    «Se rappeler toutes les odeurs», note ainsi Vaart en reconstituant une scène. «Ne rien oublier surtout. Il suffirait de trouver un jour les mots justes, pour tout retenir, tout conserver, désormais disponible à volonté, des mots beaux et parfaits, bien polis par l'usage comme le sont les mots précis et poétiques qu'utilisent les marins.» D'où le recours, à la suite de ce passage et dans le titre même de l'ouvrage, à l'image et à la fonction du bosco, ce maître de manoeuvre marine dont le chant pourrait être comparé à celui de l'écrivain menant sa propre barque...
    Cette remémoration, au demeurant, n'a rien de lourdement volontaire, qui structure le roman comme un rêve éveillé. L'errance de Vaart, comme celle de Caïn fuyant l'oeil de sa conscience, est à la fois recomposition alternée d'une histoire d'amour tragique dont les pièces de puzzle se remettent en place sans jamais égarer le lecteur. S'en détachent les beaux personnages sacrifiés de Sana et de Mona, sur fond de confusion et d'abjection, mais aussi d'intense sensualité, avec une puissance émotionnelle qui rappelle les récits politico-poétiques d'un Juan Carlos Onetti; et le même sentiment de dérision désespérée, sur fond de sable effaçant toute chose, laisse au lecteur comme un goût de cendre.

    Il émane des romans d'Elisabeth Horem une atmosphère d'inquiétante étrangeté, qu'on dirait tissée par la couleur et la sonorité des mots, rappelant à la fois les clairs-obscurs du peintre Edward Hopper, les dédales plombés d'Ismaïl Kadaré ou les rêveries topologiques d'Escher, alors même que cet univers envoûtant, dont le centre onirique est la cité insituable d'Obronna (ville portuaire d'un sud nordique rappelant à la fois l'Est et le Proche-Orient) est absolument original. D'une écriture très élaborée, parfois jusqu'au maniérisme (ces phrases soudain coupées ou ces dialogues indirects frisant parfois l'artifice), et construit avec la rigueur d'une composition musicale complexe, Le chant du bosco s'impose cependant, au-delà de ces apprêts littéraires, par une nécessité profonde qui en fonde aussi la beauté.

    Elisabeth Horem, Le chant du bosco. Bernard Campiche, 119 pp.

  • L'échappée belle de M. Personne


    Jean-Louis Ezine dans la foulée de Blondin

    « Le vélo et les mots ont toujours été dans des complots, des réciprocités frauduleuses, des échanges romanesques », écrit Jean-Louis Ezine, qui appartient à la fois au club restreint des chroniqueurs vélocipédiques à la Blondin ou à la Nucéra, et à la congrégation plus débonnaire des cyclistes-poètes « à la paresseuse », mais de grand style, dont un Charles-Albert Cingria reste le saint patron. Chroniqueur absolument épatant (comme le rappelle notamment le recueil Du train où vont les jours), Ezine est un romancier plus rare, mais son dernier livre déploie bel et bien l'espace-temps d'un vrai roman à valeur de peinture d'époque, au lendemain de la Grande Guerre où l'on pouvait lire au milieu des décombres encore fumants des écriteaux qui eussent réjoui cet autre chroniqueur doux-acide que fut un Henri Calet: « Il est interdit de détériorer les ruines » ...

    C'est cependant du côté de Proust, et sur une remémoration toute personnelle, que l'auteur d ' Un ténébreux amorce sa virée romanesque, en se rappelant la scène primitive d'une folle descente vers la mer où l'entraîna, à 3 ans, son père qu'il ne se souvient pas avoir jamais vu par la suite et qui lui aura du moins révélé cela en cet instant de peur mortelle dilué dans une griserie extatique: « J'ai trois ans, j'avale la route déserte et la vitesse est assassine. J'imagine que l'expression « à tombeau ouvert » conviendrait pour traduire en mots la sensation de vertige fatal dont s'accompagne ma course, mais je ne crie pas, je suis sûr de ne pas avoir crié. Je ne connais ni le tombeau ni la mort. Je sais seulement, de toute la force d'une évidence animale qui n'a nul besoin des mots dont je l'habille aujourd'hui, que je vais me briser et m'anéantir, là. Dans ce virage en épingle qui fait une volte-face vers l'éternité de la mer ».

    Sur quoi le souvenir de l'enfant, ignorant du pouvoir occulte de son paternel dont les mains sont posées sur les cocottes de freins, restitue merveilleusement un de ces moments qui marquent une vie: « C'est précisément à cet endroit et à cette seconde que l'inexplicable s'est produit. Le temps a soudain décéléré prodigieusement et tout est redevenu paisible et lent, absorbé dans le silence d'un immobile été, comme cueilli par la main invisible de Dieu et soustrait à toute contingence. C'est là que je suis mort. C'est là que je suis né » ... Or celui qui se croyait aux commandes n'était qu'un passager qui n'aura pas trop d'une vie en selle pour retrouver celui qui lui a fait ce drôle de cadeau.

    « J'ai passé le plus clair de mon existence à rechercher l'homme qui avait le même souvenir que moi », conclut-il après avoir déclaré que sa « vélomachie » serait son combat aussi d'écrivain. Et de préciser enfin sa vocation particulière de comparse, qui le fit certes « tutoyer les dieux » de la caravane du Tour de France, au titre de factotum des champions puis de journaliste, avant d'y revenir à rebrousse-temps par le truchement du jeune Charles Brunel et, si l'on peut dire, dans la roue du scribe Louis Maurélois qui entreprit, dans les années vingt, de raconter le « roman vrai » du Tour de France, avant que d'y renoncer.

    Dans une langue fruitée à la belle découpe flaubertienne, Jean-Louis Ezine sera donc le Narrateur de la Recherche non accomplie par Louis Maurélois, ouvrant Un ténébreux avec la première rencontre inopinée du jeune Charles, en lequel on découvrira tantôt un « quelque chose » peut-être assimilable à de la graine de champion, et du baron Théophile de Fombault appelé à devenir son mentor. Brassant ses propres souvenirs et les riches heures de la légende que lui a rapportées le vieux Louis, entre autres sources, le romancier-chroniqueur entremêle l'histoire des Maurélois, très introduits dans le Tour de France renaissant de l'entre-deuxguerres, et celle de Charles le « ténébreux » (c'est ainsi qu'on appelle les touristes-routiers), en marge de l'histoire de la Grand Boucle dont il écorne quelques mythes au passage.

    Jean-Louis Ezine. Un ténébreux. Editions du Seuil, 185 pp.

  • Un ange gardien


    Le professionnel
    de Dusan Kovacevic

    Chacun sait qu'à l'enseigne du capitalisme, l'homme est un loup pour l'homme, et que sous le communisme c'est le contraire. Or voici qu'à la situation contraire succède la précédente, et que c'est reparti pour un tour de manège.

    Hier encore, Teodor était un écrivain, mais empêché d'écrire. On disait alors: dissident. Supposé planquer de géniaux écrits dans ses tiroirs. Et buvant sec en attendant que les lendemains déchantent. Or voici que, le vent de l'Histoire ayant tourné, le proscrit de naguère se retrouve parachuté au « top » de la nouvelle société, directeur d'édition et chargé de « gérer » les nouvelles valeurs, quitte à opérer quelque « restructuration » dans la foulée.

    A Belgrade, après Tito, Teodor est manager. Et voilà se pointer, entre deux auteurs recalés et / ou furieux, un certain Luka. Qui tout de suite tutoie l'écrivain, ex-maudit, comme un frère. Il est vrai qu'une vieille familiarité relie les deux personnages à l'insu de Teodor: Luka, dix-huit ans durant, a de fait fliqué et enregistré les moindres propos de Teodor. Il fut son ombre et son ange gardien en quelque sorte. Il l'a même sauvé une ou deux fois. En l'occurrence, il lui revient de surcroît avec plusieurs tapuscrits établis par son fils Milos, prof de littérature, constituant les œuvres « orales » de Teodor, recueillies d'une beuverie l'autre. Teodor n'en revient pas: intellectuel et snob, comme la plupart des écrivains, il ne peut imaginer qu'un flic le prenne au sérieux. Or, le flic en question est non seulement plus professionnel que lui: il est plus humain, plus intéressant que ce brillant littérateur à la manque ...

    Dusan Kovacevic. Le professionnel (Théâtre).

  • La splendeur voilée de Kafka


    C’est le propre des grandes œuvres que de susciter de multiples interprétations, mais certaines d’entre elles, jouant sur de multiples strates de sens, telles la Divine Comédie de Dante ou les romans et histoires si énigmatiques de Franz Kafka, y incitent particulièrement. Or le premier mérite de Roberto Calasso, type même de l’essayiste « mitteleuropéen », est de ne pas surajouter une nouvelle grille de lecture à l’univers de Kafka mais plutôt d’en éclairer des aspects essentiels de l’intérieur, si l’on peut dire, en éclairant son mystère « par sa propre lumière », pour reprendre l’expression de Karl Kraus.

    Deux romans majeurs, Le procès et Le château, constituent le « territoire » que l’auteur entreprend d’explorer de façon à la fois minutieuse et tâtonnante, intuitive et incessamment enrichie par les inépuisables connaissances de ce familier des mythologies et, plus largement, des rapports liant l’homme aux dieux, même si Calasso voit en l’univers de Kafka « un univers prémythologique , où la séparation hommes-dieux ne s’est pas encore faite », en deça pourtant du chaos.

    En écrivain, Roberto Calasso s’est livré à un travail de filtrage et de synthèse prodigieux de limpidité « finale », qui nous fait découvrir, sur la trame de ses lectures, ce qu’on pourrait dire l’esquisse du « motif dans le tapis » de l’œuvre kafkaïen, interrogeant les fins mêmes de la littérature.

    Roberto Calasso. K. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Éditions Gallimard, coll. Du monde entier, 382 p.

  • Bouche d'or

    C'est avec la bénédiction de Carol Baker, qui rend hommage au projet de Matthias Winckelmann de ne pas exploiter l'héritage de Chet Baker n'importe comment, que la série The Legacy a été conçue, qui réunit, dans ce quatrième volume, six morceaux enregistrés en public sous l'égide du Südwestrundfunk, le 9 décembre 1978 à Stuttgart.



    Ainsi que le rappelle Hans Thomas, la discographie de Chet Baker (qui contient plus de 140 titres !) est assez inégale dans les dernières décennies, alors que cet enregistrement lumineux retrouve la grâce et le charme des années 1950, à quoi contribue aussi la prestation chatoyante du pianiste Phil Markowitz, aux côtés de Scott Lee à la contrebasse et de Jeff Brillinger à la batterie.

    Cela étant, et autant en chanteur qu'en trompettiste, Chet Baker lui-même se montre souverain de part en part, avec son incomparable douceur mélancolique dès le premier souffle confidentiel de The Touch Of Your Lips, suivi d'une « relecture » originale de Beautiful Black Eyes de Wayne Shorter et d'un Oh You Crazy Moon où alternent un scat et un solo de trompette également inspirés. Dans la foulée, c'est encore un jazz irradiant et vigoureux à la fois que nous valent Love For Sale (de Cole Porter), une interprétation lyrique et moelleuse (mais non mielleuse) de Once Upon A Summertime de Michel Legrand, et, pour dessert, l'incontournable My Funny Valentine enlevé avec une espèce d'allégresse caressante ...

    Chet Baker. Oh You Crazy Moon.

  • Pajak au miroir de Nietzsche


    Orphelin de père, Frédéric Pajak a le culot d'une sorte de voyou « métaphysique ». Au coup de salaud que lui a fait la vie, ou disons carrément Dieu si l'on admet que ce personnage est à l'origine de la vie et reste comptable de ses interruptions les plus scandaleuses (le Père qui permet que vous soit arraché son représentant terrestre, non mais !), le jeune homme a répondu de façon naturelle, en fils révolté se construisant de bric et de broc à la marge de la société des pères. Frustré de présence paternelle à l'âge où ça compte, mais également empêché de le tuer au moment freudien réglementaire, ce fils d'artiste n'est pas devenu fonctionnaire à l'Etat pour liquider symboliquement la grande et belle ombre de son père artiste: au contraire il a fait « comme papa », et ça s'aggrave visiblement avec l'âge. Le bon larron (Campiche, 1987) annonçait un peu maladroitement la couleur (le drôle est le contraire d'un habile en dépit de dons certains) mais le ton et la manière, aigres et purs à la fois, y étaient avec cette rage et ce regard direct qui se sont nourris, au fil des années, d'une expérience et d'une capacité de synthèse qu'aiguise une singulière lucidité.

    A l'ère des spécialistes et des chasses sourcilleusement gardées, Pajak a développé une interrogation personnelle qui mêle ses obsessions intimes et ses curiosités élargies, avec le double instrument du dessin et de l'écriture. Il en a tiré des OVNI artistico-littéraires dont le premier paru, L'immense solitude, convoquait déjà Nietzsche et Pavese « orphelins sous le ciel de Turin ». Or, après Le chagrin d'amour (PUF, 2000), récompensé en Suisse par le Prix Dentan, et la non moins originale « biographie » de Joyce, Humour, composée en complicité avec Yves Tenret, Pajak revient à Nietzsche dont il découvrit les Œuvres complètes dans la Chine « maoïstement antimaoïste » de Deng Xiaoping au fil d'un bref essai aux fulgurances de pensée et d'écriture nous rappelant, par les angles vifs de son style et ses beautés, celles d'un Dominique de Roux.



    La lecture « sauvage » de Nietzsche a révélé à Pajak quel chrétien il restait « au fond » en dépit de son impiété présumée, et combien ce « christianisme » culturel et cette « impiété » de surface lui cachaient « au fond » le Mystère. Il en va sans doute de même de la plupart des prétendus « croyants » et des présumés « mécréants ». En quête naïve du Mystère auquel Nietzsche achoppa jusqu'à s'identifier au crucifié, Pajak devait rencontrer Luther et lui découvrir une « morbidité obsessionnelle » relançant, contre les soleils de la Renaissance, la « haine mortelle contre la vie » de Paul, premier grand écrivain du christianisme et son inventeur en quelque sorte.
    Et Nietzsche là-dedans ? Disons pour faire (très) court: un fils de pasteur « luthérisé » jusqu'à la moelle, qui fut aussi féroce avec sa mère et sa sœur que Luther le fut avec les juifs, et qui n'osa jamais cependant s'en prendre à la figure idéalisée du papounet, mort trop tôt comme celui de Pajak. Du moins le liquidera-t-il « par procuration », « en tuant le Père de son père mort ». Cela pour les grandes lignes, qui feront se froncer maints sourcils ou se hausser maintes épaules paternes. Or ce petit livre, d'une insolence qui n'exclut pas l'engagement profond de l'auteur, vaut à nos yeux par ses pointes, dont les « flèches » devraient stimuler toute pensée inquiète et libre.

    Frédéric Pajak, Nietzsche et son père. Avec 21 dessins de l'auteur. PUF, 92 pp.

  • La poésie d'une magicienne



    Janice Winter de Rose-Marie Pagnard

    D'un livre à l'autre, et comme entremêlant des fils d'encre soyeuse et d'or, Rose-Marie Pagnard poursuit son œuvre romanesque à la manière d'un grand rêve éveillé, dont l'atmosphère relève à la fois du conte populaire et du romantisme allemand, avec une tension constante entre folie et beauté. Le mélange de psychologie des profondeurs et de poésie de Janice Winter rappelle en outre les romans si troublants et si beaux de Pierre Jean Jouve (de Paulina au Monde désert, en passant par Les aventures de Catherine Crachat), sans qu'il soit question pour autant d'aucune imitation.
    De fait, l'univers de Rose-Marie Pagnard est décidément original et unique, et la narration de Janice Winter, dégagée des brumes parfois un peu éthérées du précédent ouvrage de l'auteur, Dans la forêt la mort s'amuse (excellent au demeurant, et gratifié d'un Prix Schiller en 1999), marque une nouvelle avancée.

    Janice Winter est une enfant en métamorphose, qui se raconte cette drôle d'histoire tout en la vivant, comme par mimétisme, au côté de sa sœur aînée Léa dont la récente tentative de suicide étreint les siens d'angoisse latente. Le double printemps inquiet des filles Winter s'accorde par ailleurs à l'ambiance étrange de la maison d'Ida Sommer, la grand-tante dont le fils Horst a disparu depuis huit ans et 235 jours. L'histoire se passant rue des Foudres, il est naturel que le disparu tombe du ciel pour réapparaître aux jeunes filles auréolé de feu et en manteau d'Arlequin, qu'elles serviront chacune à sa manière à la cave où, bâtard en quête de père et bandit pour rétablir l'ordre secret des choses, il s'est planqué quelque temps.

    Dans un climat d'étrangeté qui nimbe tous les personnages d'une sorte d'aura mythique, Rose-Marie Pagnard marque bien la frontière entre les instances de la trivialité et de la norme, du conformisme social et de la conformité psychiatrique, et celles de la fantaisie et de l'imagination, de la liberté et de la poésie. Cernés par l'angoisse, les parents de Léa tremblent à l'idée que leur fille puisse toucher à la drogue, sans imaginer ces « phénomènes inexpliqués » de la nature qui ont toujours fasciné Horst, lequel incarne d'ailleurs la poésie en mouvement perpétuel autour de nous, mais qu'on ne saurait percevoir sans attention fervente, à laquelle Janice ajoute une sorte d'amour sorcier, en deçà de la fusion sexuelle vainement espérée par Léa.

    Pour prolongation radieuse du bonheur éprouvé à cette lecture, un album à quatre mains conjointes, (puisque l'imagier en est le peintre René Myrha, époux de la romancière) vient de paraître, où rebondit un autre colporteur de poésie sous la forme d'un mystérieux passant à manteau d'or. Variation sur les thèmes de la mémoire et du masque, Figures surexposées participe, à la fois par l'enluminure onirique des images et par le récit, à cette transmutation poétique, jouant sur tous les registres du langage, qui caractérise essentiellement l'œuvre de Rose-Marie Pagnard.

    Rose-Marie Pagnard, Janice Winter, Editions du Rocher, 179 pp.
    Rose-Marie Pagnard, René Myrha, Figures surexposées, Le Champ des Signes.


  • Frères ennemis

    Considérée, par Philip Roth, comme « la plus talentueuse des romancières européennes de langue anglaise », l'Irlandaise Edna O'Brien, qui scandalisa son pays d'origine à l'instar de Joyce (auquel elle consacra un essai lumineux) est encore trop peu connue en nos contrées. Or, la réédition en Poche d'un de ses livres les plus significatifs est la bonne occasion d'entrer de plain-pied dans son univers âpre et sensuel à la fois, où se heurtent les préjugés séculaires et les comportements « libérés » de nos jours.



    C'est en effet dans l'Irlande actuelle que Décembres fous réinvente, à sa façon, l'éternelle querelle immortalisée par La querelle des deux Ivan de Gogol.

    Joseph Brennan et Michael Bugler pourraient être les meilleurs amis, si ne pesait sur eux la fatale rivalité des tribus paysannes jalouses du moindre arpent et accrochées aux droits acquis par leurs ancêtres. Le beau Michael revenant au pays, juché sur un tracteur flambant neuf, a tôt fait de susciter le désir de certaines (deux louves du bled, et surtout la sœur de Joseph) et la méfiance, puis la défiance, la haine de Joseph.

    Avec un souffle poétique mêlé de lancinante sensualité (le sexe est omniprésent chez O'Brien), ce roman saisit aussi par son empathie dénuée de tout sentimentalisme, où le goût de la vie le dispute à la conscience du tragique des destinées.

    Edna O'Brien. Décembres fous. Poche 10/18.

  • Une rage libératrice

    L’exorcisme de Carlos Bauverd



    La vie est parfois une étonnante romancière, se dit-on en lisant le récit nullement romancé que Carlos Bauverd vient de publier sous le titre de Post mortem, sous-intitulé Lettre à un père fasciste, et qui constitue, plus encore qu'un témoignage majeur sur la « guerre civile européenne » vue du côté des perdants: un exorcisme personnel modulé avec autant de rage que de tendresse meurtrie, et un acte d'écriture qui élève ce livre bien au-dessus du document, impliquant aussi bien l'affectivité du lecteur que sa mémoire personnelle et son jugement (ou la révision de son jugement) sur le monde qui nous entoure.

    C'est devant la dépouille mortelle de Jean-Maurice Bauverd, son père, que Carlos, à la veille de la cinquantaine, entreprend de « casser le morceau », non tant pour dénoncer le « monstre » à la satisfaction des bien-pensants de tous bords que pour dire ce qu'a été la vie auprès de ce père fasciste, qui fut pour l'enfant un père avant que d'être un fasciste. Or, loin d'édulcorer le personnage avec l'évocation de cette figure aimante et présente durant une assez heureuse première période (en Espagne où l'auteur est né, en 1953, jusqu'au retour à Lausanne en 1960), le fils nous confronte à un mystère glaçant qui relève à la fois d'une complexion personnelle, d'une éducation et d'une époque.

    Devant la maison familiale lausannoise au beau grand jardin, Carlos Bauverd se rappelle l'homme que fut son père: « C'était un idéologue à 100%, qui se flattait de n'avoir pas de sang sur les mains, incapable d'admettre que les mots tuent aussi. Il avait probablement souffert d'une éducation très dure, dans son milieu glacial de patriciens vaudois, libéraux et libristes bon teint. Son engagement frontiste, avec son ami François Genoud, l'opposait autant au grand capital qu'au communisme, à la bourgeoisie et aux juifs. Parmi ses proches, il n'y avait qu'un oncle maurrassien à partager ses idées. Par ailleurs, c'était également un grand amateur de nature et de balades en montagne, très attaché au chalet familial de Gryon. »

    Dès les premières lignes de sa lettre, Carlos Bauverd invoque certes les victimes du nazisme dont sont père fut le propagandiste endiablé et jamais repentant: « Je suis ton héritier, héritier devant l'éternité et la souffrance de ceux dont les âmes et les corps ont été broyés par l'ignominie. » Et d'associer les « âmes blessées » à son témoignage: « Elles seules sauront t'absoudre, si elles le peuvent. Elles seules pourront me tendre la main ou un gobelet d'eau pour étancher l'inextinguible soif à laquelle tu me condamnes. » Cela étant, le procès instruit ici n'est pas que celui d'un idéologue égaré. Devenu « samaritain » pour expier les fautes de son père, l'ex-délégué du CICR, qui a vu sur le terrain les ravages de tous les « ismes », écrit ainsi: « Ton drame aura été celui de tant d'intellectuels de ce siècle mort qui se sont battus avec des formules contre des abstractions, ignorant combien de crimes et de souffrances leur verbe aura générés. »

    Seront alors en cause, dans cette déposition aux angles vifs de pamphlet, tant le calvinisme le plus racorni que les fascismes brun et rouge, tant la mortifère bonne conscience d'une certaine Suisse que le terrorisme et toute violence révolutionnaire « née sur votre fumier d'idées meurtrières ». Est-ce à dire que saint Carlos se campe au-dessus de la mêlée ? Nullement. C'est « de profundis », du fond de notre merdier commun qu'il s'exprime, dans une espèce de chronique noire au verbe éclatant, enragé d'amour.

    Si la destinée de Carlos Bauverd évoque, dans ses parties les plus romanesques, les filiations compliquées de Dickens ou les conflits ravageurs de Dostoïevski, lui-même se défend du caractère trop exceptionnel de sa vie. « Mon histoire est commune par rapport à tous les déchirements de ce siècle, et c'est pourquoi j'ai choisi cette forme très personnelle, qui dévoile un secret de famille tout en racontant une histoire collective qui se répète aujourd'hui. Parce qu'on n'apprend rien, c'est tristement vrai ... »

    Ce qui n'est pas moins vrai, c'est que Post mortem nous apprend une quantité de choses sur la vie de cette « sainte famille » maudite en son exil espagnol, dans les années 1950, au milieu des spectres « à la Goya » du fascisme européen, dans un Madrid franquiste et populeux dont l'atmosphère, tellement plus contrastée que le cocon vaudois de son adolescence, a marqué l'enfance de Carlos. A ce propos, celui-ci se rappelle l'humiliation subie au retour en notre bonne ville du trio maudit, son père subissant l'opprobre absolu des justes tandis que sa mère « devenue un être de glace et de tristesse » courait de ménages en nettoyages: « Pleins d'un tact sans pareil, les tiens déposaient trois fois la semaine les eaux de cuisson des patates pour que l'on en fît des fonds de soupe qui m'étaient destinés. »



    Au fil d'un récit qui entremêle temps et lieux, la trajectoire de Jean-Maurice Bauverd est très précisément reconstituée, de son premier périple en Aéro Sport avec François Genoud, en 1936, à travers l'Allemagne hitlérienne et jusque chez le Grand Mufti avec lequel, quelques années plus tard, à Berlin, Bauverd devenu collaborateur du ministère de Goebbels mettra sur pied une division SS de Bosniaques musulmans. Collaborateur de l'hyperfasciste Je suis partout, aux côtés de Brasillach et de Rebatet, propagandiste à Radio Monte-Carlo dont on a oublié la « glorieuse » origine, passé ensuite dans le camp des vaincus, coffré une première fois en Allemagne, détenu quelque temps au Bois-Mermet, enfui à la veille de son procès, ressurgi dans la Légion arabe, puis réfugié sous l'aile du Caudillo, Bauverd père, d'abord marié à une Roumaine affiliée à la garde de fer, en divorcera pour épouser la mère de Carlos, catholique « noire » de nombreuse famille qui a échoué un peu par hasard dans le mauvais camp après avoir perdu un jeune fiancé républicain. Les Républicains la puniront en la casant dans un bordel de campagne. A la toute fin du franquisme, elle se révoltera contre Franco lorsque celui-ci fera garrotter Puig Antich. Cela la rapprochera de son fils. Mais à celui-ci, menaçant de rompre définitivement avec son père, elle fera aussi l'incroyable aveu: que Bauverd n'était que son père adoptif. Plus tard encore, le double orphelin (dont le père biologique, un novice jésuite (!), n'a jamais pu être retrouvé) apprendra la nouvelle plus incroyable encore: que sa mère était d'ascendance juive ...

    « Moi qui suis en somme un pur bâtard, dit aujourd'hui Carlos Bauverd, je ne me sens pas moins Vaudois. C'est d'ailleurs ce que j'ai voulu dire aussi: qu'il est possible de se reconstruire sur un tel chaos. Ce livre a été une purification. Le fait d'arriver à l'écrire a changé ma vie, à la fois par rapport à mon passé et à mes enfants mais aussi, aujourd'hui, pour la reconnaissance qu'il me vaut, en France surtout, comme écrivain et non seulement comme témoin. »

    Reste une douleur profonde, perceptible jusqu'à la fin de Post mortem, liée au total nonrepentir de son père. « Mon père n'en démordait pas. C'était le déni complet. L'extermination des juifs relevait de la fable et de la propagande. »
    Dans une page émouvante, évoquant un pèlerinage récent au camp de la mort d'Auschwitz, alors que son père était déjà sénile, Carlos Bauverd écrit: « Combien j'aurais voulu t'avoir à mes côtés. Pouvoir te pousser dans ton fauteuil d'infirme à travers les allées de la mort afin que tes yeux hallucinés s'ouvrent enfin sur le paysage du massacre organisé le plus démesuré et effarant que l'homme ait fait subir à ses congénères. Mais tu étais loin, et loin aussi dans la double déraison définitive de ton corps et de ton cœur. »

    Carlos Bauverd. Post mortem. Lettre à un père fasciste. Phébus, 150 pp.

  • Un regard décapant



    Sur le Garçon stupide de Lionel Baier

    Après le succès du Génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier créé la sensation avec un premier long métrage flamboyant, Garçon stupide. Brossant le portrait de Loïc, garçon de 20 ans travaillant en usine, draguant sur internet et se shootant littéralement au sexe homo sans être même sûr d'être gay, puis évoluant d'une prise de conscience à l'autre au fil de vraies rencontres, le réalisateur prend le parti, sans aucun préjugé, de montrer ce qui est, comme c'est, sans plaider ni juger. Nul doute que certains en seront choqués. Le jeune comédien qui incarne Loïc, sans partager ses penchants sexuels, aurait pu se rebiffer le premier. Au lieu de cela: Pierre Chatagny a pleinement joué ce jeu qui consiste à se mettre dans la peau de ce jeune type assez emblématique de notre temps, fils de parents inexistants, et fuyant dans la jouissance mécanique.

    — Lionel Baier, quel est le thème de Garçon stupide ?

    — Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas un film sur l'homosexualité ! Ce que nous voulions raconter, avec mon coscénariste Laurent Guido, c'est l'histoire d'un jeune homme d'aujourd'hui qui passe de l'état de spectateurconsommateur au statut d'acteur empoignant sa propre vie. Au commencement, Loïc est un garçon qu'on regarde et qui se perçoit passivement à travers ce regard. Puis il aspire à autre chose, notamment à travers la photo qu'il pratique d'abord de la manière la plus rudimentaire, avec son téléphone portable ... avant de se procurer un matériel plus adéquat qui lui permettra de faire des images des manifs du G8.

    — Pourquoi recourir à un comédien non professionnel ?

    — Cela s'est fait un peu malgré moi, après que j'eus déclaré dans une interview, au moment de la sortie de La parade, que je pensais tourner avec des non-professionnels. Du coup les offres ont afflué, et c'est ainsi que j'ai rencontré Pierre Chatagny. C'était un garçon complètement hors milieu artistique, attaché à sa Gruyère natale et travaillant dans une fabrique de chocolat. Mais il rêvait de cinéma, et il a tellement insisté que j'ai fait des essais qui m'ont fait découvrir que son visage est de ceux qui « prennent » bien la lumière et passent donc le mieux à l'image. Par ailleurs, il y avait chez lui un mélange de naïveté et de maturité qui m'intéressait beaucoup, alors qu'il sortait juste de l'adolescence.

    — Jouer le rôle de Loïc ne l'at-il pas inquiété ?

    — Pierre a pris la chose avec la distance d'un vrai professionnel, et c'est d'autant plus remarquable qu'il ne savait pas trop où je le menais. A certains moments, il a même dû se demander s'il y aurait un film au bout ... Nous avons énormément tourné. Comme souvent avec les amateurs, le très bon peut alterner à tout moment avec du très mauvais. C'est dire aussi l'importance du travail du montage, auquel j'ai participé de très près avec Christine Hoffet.

    — Le footballeur Rui Pedro Alves est lui aussi un amateur, contrairement à Natacha Koutchoumov. Comment celle-ci at-elle été associée à l'aventure ?

    — J'avais rencontré Natacha Koutchoumov sur un tournage, et j'aime beaucoup cette comédienne française, qui a un mélange de force et de grâce évoquant à la fois Bernadette Laffont et Jean Seberg. Le travail avec elle a été tout différent, dans la mesure où elle connaissait le détail du scénario et participait très activement à nos discussions. Son rôle est celui d'une espèce de grande sœur ou d'amie, qui aidera le mieux Loïc en faisant valoir son droit « égoïste » à mener sa vie à elle. Quant au footballeur du FC Bulle, qui incarne le personnage que Loïc admire, en se figurant que c'est une star, il amène lui aussi un contrepoint intéressant.

    — Votre film repose sur un budget modeste de 430 000 francs. Regrettez-vous de n'avoir pas disposé de moyens plus importants ?

    — Je n'aurais pas voulu un spot de plus ! Mais il va de soi que je parle de ce film et que je n'en fais pas une règle valable pour d'autres. Je m'efforce de casser toute la chaîne ordinaire de réalisation, qui suppose de grandes équipes. Psychologiquement, je ne me sens guère porté vers celles-ci et les problèmes qu'elles représentent. Je crains beaucoup les conflits et préfère travailler avec des gens que j'aime. En outre, comme mes amis Ursula Meier et Jean-Stéphane Bron, je travaille avec une caméra hyperlégère. Pour un film comme Garçon stupide, cela permet une mobilité et une intimité parfaitement appropriées ...

    Une écriture d'aujourd'hui


    L'écriture de Garçon stupide, premier long métrage de Lionel Baier, est immédiatement personnelle et originale, tant par sa rapidité de narration que par son lyrisme et son intelligence cinématographique dégagée de tout intellectualisme, comme on aura pu le dire de celle d'un Daniel Schmid à la découverte de Heute Nacht oder nie.
    « Ecrivain » de cinéma jusqu'au bout des ongles, Lionel Baier construit son histoire en procédant à une espèce de collage « simultanéiste » en phase immédiate avec les types actuels de communication. De même qu'on peut mener trois conversations en même temps tout en zappant parmi ses souvenirs ou en regardant par la fenêtre, le cinéaste-narrateur (dont le visage n'apparaît qu'à la toute fin) zigzague entre présent et passé pour constituer les portraits très contrastés de Loïc et de son amie Marie, au fil d'une relation qui est la vraie clef de voûte du film.
    Revisitant nos paysages (entre Lausanne by night et Bulle de jour ...) trop souvent aplatis par les clichés avec une sorte de bonheur « épique », aussi naturel dans telle scène « tout sexe » que dans l'approche en douceur et en profondeur des êtres, le jeune réalisateur maîtrise admirablement, en outre, l'art très difficile du dialogue, si souvent pataud en nos contrées, ou trop théâtral ou trop « littéraire ». Fourmillant d'observations dures ou douces sur le monde qui nous entoure et les gens qui s'y cherchent, Garçon stupide, dont il serait précisément stupide de parler déjà comme d'un chef-d'œuvre, annonce sans doute l'apparition d'un créateur d'exception.