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Les abeilles de Byzance


Où il est question d’un artiste photographié par les journaux dans le cortège de la Gay Pride. De sa vision transfigurée. Que le génie reste méconnu en ce bas monde et que l’enfance est une société secrète.

en pensant à Olivier Charles


Sur la photo de la Gay Pride, Angelin, c’est l’oiseau de funérailles qui se tient à l’écart, là-bas, seul comme personne, tout en noir sur le fond ondoyant des gars presque nus et des filles en pétales, la gueule apparemment verrouillées et le regard invisible derrière les verres plombés de ses lunettes d’architaupe.
Toujours sa façon de donner le change. Comme une tour impénétrable, et dedans se déchaînent cependant les forces et les énergies. Rien d’étonnant alors qu’il ait daté Les abeilles de Byzance du même jour entre deux et trois heures de l’après-midi (la tranche horaire de la photo) alors qu’il semblait complètement absent de tout et plus qu’indifférent: ailleurs.
Quoi de moins engageant que cette face de clergyman à l’enterrement de Dieu ? Et pourtant l’observateur attentif nuance rien qu’à détailler la tenue de l’olibrius. C’est que dans tout ce noir flambe un rouge de boucherie et le bleu des nuits blanches, et c’est surtout que la matière du costar d’Angelin signale une espèce dê dandysme qui lui donne, même ivre mort ou shooté, la dignité équivoque du baron Corvo à la messe, et l’oeil le plus exercé décèlerait comme une malice enfantine dans un certain pli oblique de son vague sourire, signifiant qu’il communique avec ce qu’il appelle tantôt The Great In ou The Big Out pour égarer les poulpiquets de la critique établie.

Chacun, de ceux qui ont vu Les Abeilles de Byzance, comprend illico de quoi il retourne, mais quiconque se casserait la gueule à l’expliquer, ou plus exactement risquerait de se faire casser la gueule par Angelin, comme cet imbécile de chroniqueur du Quotidien bonnement jeté dans l’escalier métallique du loft du maître voyou.
Que dire d’une foule en rut ? A vrai dire Angelin paraît, sur la photo, rester de glace au spectacle de la Gay Pride dont il est plus que sûr qu’il vomit l’esprit grégaire et la collante convivialité, ce côté scout du cul en mal de reconnaissance, alors qu’il se veut lui-même du parti des uniques, et pourtant c’est de cette viande qu’ont surgi tout à coup les abeilles.
Tout à coup, sans crier gare, en noirs essaims dorés surgis des clochers des entrejambes: à toute boule comme des meules de feu fusant du fond du ciel en fusion. Dès le premier char les abeilles ont vrombi en escadrilles, tantôt groupées style Les Stukas attaquent et tantôt disloquées en giclures sonores sous les coupoles du ciel cisalpin fleurant le kérosène et le pollen des jardins suspendus, et de tout ce branlebas qu’Angelin seul a perçu procède donc l’immense toile que chacun prend en pleines tripes comme une baffe sensorielle et métapsychique sans pouvoir n’en rien dire plus que la tortue de mer jouissant tout à coup d’échapper àééé la pesanteur en basculant dans la flotte océane.

Seule la Sagouine, une fois, a dit quelque chose à propos de travaux antérieurs en beuglant, dans un cocktail, que les choses d’Angelin relevaient de la divine Feuille de Rose, et tout le monde, à rire, en a fait trembler sa burette de champagne alors qu’il n’y avait pas de quoi, du moins était-ce le sentiment d’Angelin lui-même qu’il n’y avait pas de quoi rire, et probablement cela explique-t-il que Les Abeilles de Byzance soient dédiées à la mémoire de la Sagouine, défuntée il y a quelque temps de sa chère vieille cyrrhose.

A présent le souvenir de la Sagouine ne laisse de conforter Angelin dans sa conviction qu’un être un peu sensé, par les temps qui courent, ne peut être qu’une créature déclassée aux dehors de monstre de foire ou de cinglé, et telle était aussi bien la Sagouine à la dégaine de poivrote aux nippes de gitane flapie et aux sorties apparemmnent loufoques, dont Angelin et quelques lecteurs de la Vie ouvrière, où elle donnait sa chronique hebdomadaire, appréciaient cependant les fulgurances intuitives et la savoureuse sapience absolument démodée.
«Angelin peint le Désir et la Douleur à l’état d’extrême incandescence, avait écrit la Sagouine au lendemain de la rétrospective de l’Espace Off, son oeil cloué au front d’une locomotive folle nous arrive tout droit de Tolède via la boucherie féerie du Russe Chaïm et de l’Anglais babylonien aux papes cannibales, mais la vision finale nous ramène Da Capo à cette vieille fripouille de Diego, leur maître à tous», et tant l’outrance cryptée de la vieille folle que les observations détaillées qui suivaient lui rappelaient maintenant les quelques bonnes et belles cuites qu’ils avaient partagées, notamment au jour de ses cinquante ans, l’année de la comète, lorsque la Sagouine s’était pointé au loft en compagnie d’un superbe gig brésilien qu’elle tenait en laisse et lui offrit pour qu’il en tirât quelque décharge de haut voltage pictural.

Tout cela se trouve comme précipité dans la vision des Abeilles de Byzance, dernier avatar de l’épouvante de cette fin de siècle plus que sublimée par le peintre: rendue à sa pure Beauté panique.
Ce n’est pas, chacun l’a compris, qu’Angelin dore la pilule, car les abeilles disent à la fois la gloire et la mort de Jo, son ami unique de la vie ici-bas et au ciel céleste, et la grâce et la déchéance de la mère d’Angelin au mouroir, disent par conséquent le lait de toutes les tendresses et les retombées de cendre humaine des camps de la mort, disent les montagnes à l’aube et les pyramides de crânes, disent l’alpha et l’oméga de cette existence de rien du tout et de l’éternité symbolique, disent la viande et le fruit, disent la bête et les fleurs - enfin chacun pige tout et fait silence.

Le noir multiple dont est vêtu Angelin sur la photo de la Gay Pride 98 signifie à la fois qu’il pourrait se flinguer ce dimanche de solitude absolue, dans ce petit pays amorti, et qu’il ne le fera pas car il a encore à faire.
Qu’il n’y a à faire que faire: c’est la conviction dernière d’Angelin. Mélanger ses couleurs est une putain de béatitude. Passer des nuits à genoux dans le chaos d’alcool et de chiffons sales de votre dépotoir aux vitres maculées pour n’en extraire qu’une ombre de l’or de la boue de Rembrandt vous fait rebondir sur vos pattes de derrière, et ce soir y a plein d’étoiles, y a plein d’amis défuntés qui vous zyeutent par les hublots du grand paquebot aux abeilles...

Peinture d'Olivier Charles





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