Sur Les contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger
Il est peu d'auteurs romands, dans ce pays culturellement peu porté aux dérives de la fantaisie, qui montrent autant d'imagination poétique qu'Anne-Lou Steininger, dont le nouveau livre épate autant par la buissonnante foison de ses images que par la verve narrative des contes qui s'y succèdent, sur tous les tons: de l'inquiétante étrangeté au sarcasme, du lyrisme fellinien à la charge satirique, de l'humour surréaliste à la poésie, du vertige métaphysique à la loufoquerie de ceux qui «parlent à cloque-langue depuis des plombes, et c'est de la verbaille splendoriphore, de la ronflante à gros bouillons et à petits crevés, point du pipoulet de salon»…
Dès son premier livre, La maladie d'être mouche (paru chez Gallimard en 1996 et plus tard adapté au théâtre), Anne-Lou Steininger s'est signalée par un don d'écriture et un univers poétique tout à fait singulier, même si ses images et ses formulations rappelaient à l'évidence la poésie du génial Henri Michaux. Le rapprochement, certes écrasant, ne ramenait pas pour autant la jeune prosatrice romande (née en 1963 en Valais) au rang d'un épigone, tant on sentait en elle, concrétisés dans les efflorescences «organiques» de son écriture, des thèmes et des motifs tout à fait personnels. Un peu moins d'une décennie plus tard, après diverses tribulations qui ont ralenti la parution de ce livre, et la réalisation intermédiaire d'un autre ouvrage à caractère dramatique ( Le destin des viandes), Les contes des jours volés marque une double et très significative avancée, tant du point de vue de la densité et de la profondeur du texte que de sa lisibilité. Moins baroque, voire artificiel, que l'était parfois La maladie d'être mouche , ce nouveau livre nous entraîne, de fait, dans une suite de contes qu'on pourrait dire cernés d'abysses (du temps, du vertige d'être au monde, de la violence, de la folie et de la mort) rappelant les fables d'un Dino Buzzati.
Un contrat-défi initial en marque le départ dans le même esprit que les contes des Mille et une nuits (le conteur à multiples voix faisant la pige à la mort en nous racontant ses histoires de vie), et voici le lecteur embarqué dans une traversée magique, ponctuée d'étonnants songes éveillés. Dans Face à la mer , c'est le passage du paquebot des morts en apparat de croisière de luxe; Le clin d'œil du lièvre est une magnifique évocation de l'enfance perdue; L'irréparable , une variation sur le thème du double assassin qui hante la tradition des contes populaires; Le musée des mémoires humaines , l'illustration grinçante de la vanité des révolutions; O mon beau château , un envoi final sur la merveille de pouvoir imaginer une «enfance qui s'éternise»…
Parfois moins convaincante dans le délire verbal (Rondisalabalanque mirapolisalice) ou la variation philosophique par trop explicite (Le fleuve, Sur mesure ou La liberté) , Anne-Lou Steininger n'en impose pas moins, dans les grandes largeurs, une vision et une expression d'une remarquable originalité.
Anne-Lou Steininger. Les contes des jours volés. Bernard Campiche éditeur, 219 pp.
Photo: Philippe Pache
Commentaires
J'ai lu " la maladie d'être mouche" et j'avais trouvé ce livre assez saisissant mais impossible d'en parler autour de moi. Je me demandais si Anne-Lou Steininger continuait d'écrire, me voilà rassurée