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Carnets de JLK - Page 206

  • Une déchirante empathie

    En lisant L'Adieu au nord de Pascale Kramer

    Il a fait ce dimanche le temps le mieux approprié à la lecture de L’Adieu au nord, le nouveau roman de Pascale Kramer , achevé dans un train fuyant le nord, précisément, et l’énorme pluie faisant déborder les rivières et les lacs, après qu’une très vieille dame, droite comme une figure de Beckett, m’eut fait remarquer qu’il n’avait jamais si bien plu cette année, soulignant ensuite que « quand il pleut il pleut » et qu’« il faut ce qu’il faut »…
    Or il se dégage, de ce dernier livre de Pascale Kramer, et plus encore que les précédents, Les vivants et Retour d’Uruguay, une sensation de malaise voluptueux, si l’on ose dire, qui relève à la fois de l’atmosphère extérieure et de la température des corps des personnages, de l’air et de la peau, de la mer et des humeurs à tout instant changeantes d’Alain, le trentenaire fou de désir à l’approche de la femme-enfant Patricia, et de tous ceux qui gravitent autour de ce couple mal parti m’évoquant ces deux amants de L’Enfer de Dante qui s’accrochent follement l’un à l’autre et s’entraînent mutuellement dans une chute à n’en plus finir.
    C’est l’histoire d’une passion confuse dont le climat rappelle celui du Coup-de-vague de Simenon, avec ce même quelque chose de moite et de sensuel, de tendre et de maladroit, de très physique et d’à fleur de peau où tout est exprimé sans un dialogue, par des gens qu’on pourrait presque dire sans langage mais dont la romancière nous fait ressentir toutes les nuances des sensations et des émotions, de la manière à la fois la plus directe et la plus diffuse, la plus crue et la plus sensible aussi. Cela se passe d’abord dans une espèce de ferme où l’on cultive le cresson, entre terre et mer, puis à Cork où le couple se casse quelque temps, au double sens du terme, enfin retour à la case départ avec un enfant à naître et la conviction croissante d’un gâchis à venir, sans que cela soit sûr.
    Rien n’est jamais sûr dans les romans de Pascale Kramer, sauf qu’on est là et que ça fait mal, surtout ce désir lancinant qu’il y a entre l’homme et la femme et tous les malentendus qui en découlent et l’exacerbent, avec pour Patricia la rage initiale d’échapper à son salaud de père et chez Alain une sorte de « tyrannie masochiste » qui le torture et le pousse à des violences insensées.
    C’est là du vrai roman qui ne veut rien prouver mais qui s’impose par sa chair même, pourrait-on dire, qui fait de chaque phrase et de chaque séquence une suite implacable d’actions, même si ce qu’on appelle l’action se réduit à pas grand-chose d’autre que la vie qui va, comme on dit. Mais quel drame, quand on y regarde de près, quelle affaire que cette guerre des âges et des sexes, quelle douleur que cette passion à n’y rien comprendre, et toute la gamme des sentiments proustiens dans ce trou du cul du monde où la pluie est si mouillée mais nous colle les uns aux autres…
    C’est une bête étrange qu’un romancier, et là ça ne fait pas de doute : Pascale Kramer, à l’instinctive et avec une croissante puissance d’expression, qui n’exclut pas ici et là quelque pesanteur, s’impose comme un véritable médium du roman, proche une fois encore du meilleur Simenon mais avec son registre tout personnel doux et dur, tendre et vrai.
    Pascale Kramer. L’Adieu au nord. Mercure de France, 227p.

  • De fulgurantes approximations

    A La Désirade, ce 21 août 2005

    Il fait nuit encore aux fenêtres de La Désirade, et silence absolu, mais ce mot d'approximation m'a soudain amené à ma table pour y jeter ces quelques propos sur la conversation que me sembe une lecture féconde, comme je la vis ces jours en revenant à tout moment au Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig.

    Une bonne façon de converser, avec soi-même autant qu’avec autrui, tient à ne pas hurler en cas de désaccord. Je ne regrette pas le temps idéologisé à outrance où, lorsqu’une idée ou une position déplaisaient l’on se mettait à hurler. On s’imaginait alors faire preuve de caractère, et c’était évidemment une faiblesse d’endoctrinement. Ces discussions finissant dans les cris et parfois les pleurs, qui étaient le propre de certains groupes ou de certains individus en mal de pouvoir, m’ont vite fatigué, comme tout ce qui hurle dans l’idéologie. J’ai perdu beaucoup de supposés amis qui hurlaient dès que nous étions en désaccord. A l’inverse, mon amitié pour Charles Du Bos n’a fait que se renforcer, même si je ne le lis que rarement, mais je sais que demain je reviendrai à lui comme je reviens ces jours au Dictionnaire égoïste de la littérature française, pour converser tranquillement.
    Tranquillement ne veut pas dire sans passion. Une conversation sans opinion personnelle affirmée, ponctuée de « j’sais pas », « j’veux dire», et autres « tu vois ce que j’veux dire », est aussi assommante qu’un échange de vociférations énervées. La tranquillité est une force, comme disait l’autre scout, et c’est le terme d’approximation, dont Charles Du Bos s’est servi pour intituler la série de ses essais de lecture, qui me semble convenir le mieux à cette disposition intérieure que j’affine à la lecture de Dantzig comme, disons, à la lecture de toute pensée en mouvement.
    Nous ne lisons pas à l’instant tout à fait comme nous lirons tout à l’heure, même si nous changeons peu sur l’essentiel. Nos sentiments les plus personnels ont la finesse et la précision de rayons laser venus de je ne sais où, et je constate pour ma part que l’appareil était prêt lorsque j’avais sept ans, comme celui de Dantzig évoquant ses premières choses sues (qui lui donnaient le culot de corriger au même âge les erreurs de sa prof communiste teigneuse, genre c’est-moi-qui-sais), même si cinquante ans plus tard je me trouve souvent aussi naïf  et niaiseux à d’autres égards qu’à neuf ans et demi.
    Ce que dit Dantzig sur la poésie par exemple, de si férocement pertinent, et qui touche si juste en ce qui concerne plus précisment le culte du vague et de l'ineffable auquel s'adonne l'actuelle poésie romande,  relève à mes yeux d’une vérité fulgurante non moins qu’approximative. Je veux dire que le sentiment-laser, ou la pensée-laser, est absolument juste, pour lui à ce moment-là, comme pour moi à l’instant où ça fait tilt, mais le jugement n’en est pas moins un objet (il parle lui-même de la poésie sous l’aspect de l’objet) qu'on va regarder de tous côtés comme Cézanne la pomme ou la fesse de baigneuse, et reconsidérer au besoin, nuances à l’appui.
    La langue française est appropriée à ces clairs de la pensée, mais c’est souvent le piège des ardents obscurs ou des égomanes furieux, comme l'illustre un Marc-Edouard Nabe entre tant d'autres. Charles Dantzig n’est pas de ceux-là, qui me semble puissamment doux jusque dans ses traits les plus vifs, gentil et modeste en dépit de ses flèches de feu et de son apparente superbe. Dantzig ne craint pas de se rappeler, contre les cuistres prétendant avoir découvert Flaubert et Balzac à trois ans, que c’est La plus mignonne petite souris qui lui a valu ses premiers émois de lecteur, et qu'il a racheté le livre plus tard comme on relit le Dostoïevski de ses seize ans à quarante ans passés, pour faire des retouches à notre lecture. Toute lecture est retouche, me semble-t-il, et à n‘en plus finir. Non pour se déjuger mais pour affiner. D’approximation en approximation nous avançons ainsi dans un univers de plus en plus intéressant, il me semble, à proportion de notre curiosité relancée à chaque nouvelle rencontre.

  • Dantzig en altitude

    A La Désirade, ce samedi 20 août

    Juste en dessous du col de l’Albrunn, l’autre jour, avant de débusquer une gargantuesque marmotte au milieu des hauts gazons, je suis tombé sur deux moutons brun grave, absolument seuls dans le pierrier, qui m’ont considéré d’un air vaguement réprobateur tandis qu’une pensée me revenait à propos de ce que dit Charles Dantzig, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, sur l’incompatibilité entre puritanisme et littérature, mais aussi de sa détestation de la montagne.
    Charles Dantzig dit ne pas aimer la montagne, où cela manque selon lui de cafés et de cinéma. Invité à passer une nuit à Sils-Maria au titre (si j’ai bien compris) de connaisseur de Nietzsche, il s’est laissé tirer l’oreille avant de renoncer tout à fait, en quoi il a eu tort évidemment, car à Sils-Maria, le long du lac, il eût croisé les spectres cinématographiques à outrance de La montagne magique, à un coup d’aile de la maison natale de Giacometti et de cette autre merveille qu’est le village de Soglio, sur son promontoire annonçant déjà l’Italie, où Rilke a séjourné et Jouve situé Dans les années profondes, le premier récit de La scène capitale; là aussi que Daniel Schmid  a tourné son beau film intitulé Violanta.
    Il n’y a peut-être pas de cinémas en montagne, mais il y a du Japon en Engadine et de sévères moutons aux regards de sombres pasteurs bergmaniens sur les roches livides. Or le puritanisme est ce barrage de lourde pierre, semblable à celui qui retient les eaux d’émeraude du Lago di Devero, qu’un écrivain ne peut que se sentir appelé à briser pour lâcher les bondes de ce qui bouillonne en lui, et c’est ainsi que, de Nathanaël Hawthorne à John Cowper Powys ou, au pays de Calvin, à Benjamin Constant et Jacques Chessex, le puritanisme a construit ceux-là même qui en ont fracassé la gangue. Calvin fut un écrivain autant qu’un épouvantable éteignoir, et nous pouvons jouer avec cela comme les Anglais et les Nordiques, Pasolini dans ses Lettere luterane si contradictoires ou Ramuz et ses propres antinomie de lyrique coincé.
    En ce qui me concerne, je me sens typiquement un puritain qui emmerde le puritanisme, comme les moutons sévères du col de l’Albrunn emmerdent le panurgisme prêté à leur espèce. L’horreur serait qu’il n’y ait plus de barrage, n'estce pas, et là je présume que nous nous retrouvons avec Dantzig. C’est d’ailleurs ce que je trouve de plus follement stimulant à la lecture de son livre : que tout ce qu’il dit qui me heurte, m’intrigue, me paraît d’abord extravagant (ce qu’il écrit sur Molière, contre tant de platitudes convenues auxquelles j'ai souscrit trop de fois) en appelle à des retouches de ma part, qui en susciteraient peut-être d’autres de la sienne. Ce livre est une extraordinaire conversation, comme il n’en est plus guère par les temps qui courent sauf, disons, à ces hauteurs, avec un Pietro Citati ou un Marc Fumaroli, si l’on s’en tient aux vivants.
    A son corps défendant j’ai traîné mon Dantzig à travers les forêts de mélèzes et les tourbières, sans cesser de resonger à ce qu’il dit de Morand (magnifique et nul à la fois) ou de Vialatte, de Romain Gary (à propos duquel il fait montre de tant de justesse généreuse) ou de Léautaud (notre passion commune d'une époque, lui à Montmartre et moi entre Batignolles et Butte-aux-Cailles), de Fermina Marquez ou de Montherlant dont il fait le bilan des raisons de la détestation qui le poursuit et celui des motifs de l’admirer quand même.
    Charles Dantzig admire et c'est rare, mais plus encore il fait l’éloge de la transmission, et c’est ce qui me le rend infiniment proche, quand notre époque d’atrophie répand le nouveau provincialisme dans le temps (dont parlait T.S. Eliot) qui nous fait rejeter tout ce qui nous a précédés. Nous sommes tous contemporains de Lucrèce et de Pascal, de Proust ou de Max Jacob au moment de les lire, tandis que le temps perdu dans une page insignifiante est déjà ce qu’on dit un temps mort.

  • Le Lecteur merveilleux

    En lisant le Dictionaire égoïste de la littérature française

    Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer « le livre des livres », mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, qui me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes dans ce monde d’altruistes déclarés…
    J’aime bien pourtant ce décalage entre le mot qui juge d’avance et ce qu’on découvre qu’il désigne : c’est déjà tout un programme. On verra vite qu’égoïste ici signifie surtout personnel, non pas du tout d’un Moi narcissique mais d’un Je qui s’affirme en absorbant à la fois tous les Nous, dont le dandysme consiste à ne penser comme personne dans les mots de tout le monde.
    Sur le premier mot d’Action, Charles Dantzig se présente avec porte-voix et fauteuil à son nom, hollywoodien metteur en scène « regardant l’infanterie des écrivains qui discute, rit, fume, déambule en attendant la première prise », mais son cinéma à lui ne pratiquera guère la tonitruance de l’effet spécial, plutôt du genre Martin Scorsese quand il raconte, merveilleusement, son cinéma italien ou son cinéma américain, à l’égoïste là aussi – je dis bien à l’égoïste et pas à l’égotiste, qui ferait déjà poseur, et notre ami Charles ne l’est en rien.
    Je dis notre ami Charles parce qu’après les 55 pages de la seule lettre A, et sans avoir rien lu de lui jusqu’ici que des articles ça et là, j’ai l’impression de le connaître mieux que beaucoup de mes proches et collatéraux. C’est le fait des livres vraiment personnels et vraiment intimes. Or Dantzig nous le rappelle le premier : que c’est surtout dans le transformisme de la fiction ou de la critique que les écrivains se livrent, bien plus que dans leur journal intime ou leur confidences aux mufles médiatiques.
    Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans ses développements extravagants (mais aussi d'un extravagant bon sens)  et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre la notion de Baltasar Gracian qu’il cite évidemment.
    Il est rassérénant qu’en l’an 2005 on ose de nouveau, malgré l’interdiction de fumer dans les avions et ailleurs, défendre l’adverbe en rappelant les tares qu’on lui prête, et défendre l’adjectif pour montrer aussi que l’adjectif agit parfois comme un verbe, et l’adverbe itou, par exemple dans ce vers où Valéry montre un culot cumulatif : « Humblement, tendrement sur le tombeau charmant ». De même est-il réjouissant d’apprendre successivement , non moins que pertinemmentement, ce qu’est Adolphe de Benjamin Constant (qui « pratique la philosophie du euh… ») et ce que n’est pas A la recherche du temps perdu. Rien que cette suite de définitions par défaut est une pure merveille, mais il y en a comme ça des hottes.
    Or ce tôt matin, tandis que le brouillard enfume encore la montagne nocturne, je ne ferai plus que recopier ici, pour m’huiler les rouages, cette suite de petites définitions que le compère Charles donne sur le thème d’ Air d’époque : «L’air XVe siècle (je le dis par raccourci, les époques ne recouvrent pas exactement les siècles) est ardoise, venteux, violent, sent le sang. L’air XVIe siècle est vert, frais, provinces de France et d’Italie, petit cercle, cahoteux, sent le foin. L’air XVIIe est joyeux, négligé, rieur, mangeur de viande, ciel de Paris quand il est bleu avec trois nuages en croupe de jument, sent la bonne cuisine. L’air XVIIIe est rose et noir, osseux, sec, avec une odeur de gibier. L’air XIXe est violet, charnu, copieux bruyant, sent le ciment. L’air XXe est marron, tussif, marchant les épaules parallèles au mur, col de chemise sale, sentant le bureau mal tenu ».

    Charles Dantzig. Dictionnaire égoïste de la littérature française. Grasset, 961 p.

  • Les délices de Jardin

    Rencontre et lecture



    Les chemins de la liberté sont parfois imprévisibles, ainsi que l’illustre la trajectoire du fils aux yeux d’ourson de Pascal Jardin, né coiffé dans une famille hirsute où tout le monde aimait qui il voulait dans l’atmosphère la plus fidèlement adultère, si l’on ose dire. Deux exemples parmi d’autres : cet enfant que Pascal Jardin désire que sa femme conçoive avec son meilleur ami, le cinéaste Claude Sautet, qui portera bel et bien le nom des Jardin, demi-frère d’Alexandre. Ou cette messe annuelle du souvenir réunissant le club des trente maîtresses de Pascal, présidé par l’épouse légitime…
    De cette éducation jovialement bohème valorisant l’art et la littérature, l’amour libre et plus encore la liberté de penser, Alexandre Jardin se distancia d’abord, construction personnelle oblige, en se coulant dans le moule rassurant du garçon romantique illustré par ses premiers livres, de Bille en tête (1986) pour ainsi dire sorti de la cuisse jupitérienne de Françoise Verny, accoucheuse de ce premier roman gratifié du prix éponyme, au Zèbre (prix Femina 1988) et au Petit sauvage. Vingt ans plus tard, avec quatre enfants de deux femmes, l’écrivain dont on avait senti, déjà, les entournures craquer, notamment dans Le zubial, bel hommage à son père, dit avoir enfin « ouvert les vannes ». Et de fait, Le roman des Jardin s’impose par l’énergie et la verve, mais aussi par la tenue et la santé de son écriture plus encore que par le récit des fredaines carabinées de ses personnages, en somme «inventés » par la vie…
    Débarquant en scooter et bermudas chez son nouvel éditeur de la rue des Saints-Pères, Alexandre Jardin raconte la genèse de son livre avec la même faconde, ponctuée d’éclats de rire, et pourtant on sent que cette double ressaisie, existentielle et littéraire, lui tient profondément à cœur.
    - Quand votre image de jeune auteur idéal et de bon garçon a-t-elle commencé à vous peser ?
    - La fêlure remonte à l’époque de Fanfan, dans lequel j’étais pourtant sincère mais incomplètement puisque, en même temps, paraissait un livre traduit en anglais, sous le nom d’emprunt d’un journaliste connu, où je déversais tout ce qu’il y avait en moi de trouble et de louche. Or ce livre, qui a eu un grand succès mais ne paraîtra jamais sous mon nom, représentait la face d’ombre du chantre de la fidélité conjugale que j’étais alors. Je ne renie pas le rêve de pureté folle que représentait Fanfan, mais enfin je sentais bien que mon mariage avec une fille de notaire était en porte-à-faux avec mon côté Jardin. Depuis lors, je savais que j’évitais d’écrire LE livre qu’il fallait que j’écrive, jusqu’au moment où je me suis lâché…
    - Pourquoi intitulez-vous « roman » un livre aussi manifestement autobiographique ?
    - Parce que les Jardin étaient un roman ! Le fait d’être normal était considéré par eux comme une tare. J’évoque ce cadre de Nestlé, invité à La Mandragore, qui concrétisait tout ce que ma grand-mère réprouvait. Inversement, elle s’était entichée d’un Neuchâtelois nudiste et ne manquait pas une occasion d’attirer à elle les extravagants de toute obédience, écolos givrés, rabbins ou mages quelconques. Ceci dit, autant les faits exacts sont apparemment improbables, autant j’ai évité la surcharge, et c’est là que j’ai «reconstruit » le roman. Ce qui semble le plus délirant est le plus souvent vrai, mais j’ai dû recourir à un certain recadrage pour équilibrer le récit, quitte à élaguer. C’est ainsi qu’Yves Salgues se contente d’une guenon, alors que sa chienne partageait également son lit… Une de mes grandes craintes était de donner dans la confession et le déballage au goût du jour. Or l’espace du roman, sa fantaisie et son théâtre dialogué me semblaient l’antidote à cette facilité. Lorsque vous lisez le Fouché de Zweig, tout y est « historique », mais c’est un roman captivant ! Tout est affaire de transposition…
    - Que vous ont légué les Jardin de plus précieux ?
    - A part le goût de la liberté, celui de l’honnêteté. C’est pourquoi j’ai voulu faire un livre intègre. Et puis les Jardin vivaient dans la conviction que la vérité est ce qui est dit. Tout allait vers la création !
    - Ne vous payez-vous pas de mot lorsque vous parlez d’absolu ou de pureté ?
    - La pureté représente aujourd’hui, à mes yeux, ce luxe incroyable de vivre la vérité. Il est possible que les mots soient encore théâtraux, mais j’ai grandi dans un théâtre. Lorsque mon père est mort, j’ai été subitement privé d’un extraordinaire metteur en scène de notre vie. Il m’a fallu des années avant de rebondir.
    - Comment votre mère a-t-elle perçu votre livre ?
    - Ma mère a changé de vie. Devenue thérapeute, elle m’a lu dans cette perspective, surtout curieuse de voir ce que je devenais…
    - A la fin de votre roman, vous parlez comme si tout commençait pour vous…
    -Mais c’est exactement ça ! C’est le premier livre que j’écris sans rien contrôler. Très sincèrement, je pense que Le roman des Jardin est mon premier livre…


    Comme une seconde naissance
    Il s’en passait des vertes et des pas mûres à La Mandragore, la demeure veveysane où les Jardin vivaient comme hors du temps et bien loin de ce « Tyrol francophone » que représente le pays de Vaud sous la plume d’Alexandre. Avec une grand-mère anarchisante et folle de littérature, maîtresse de Paul Morand et rassemblant toute sorte d’énergumènes autour d’elle dont cet inénarrable débauché toxico d’Yves Salgues, flanqué de sa conjointe guenon ; un aïeul ex-chef de cabinet de Pierre Laval, toujours actif dans les hautes sphères de la politique; une gouvernante surnommée Zouzou se révélant moins sage qu’au premier regard en passant des bras du maître de maison à beaucoup d’autres ; un cabanon réservé aux amours illicites des invités dûment reluquées par les garçons de la tribu: tel fut, côté Jardin, le décor vaudois de l’ « université du plaisir » fréquentée par Alexandre sous le décanat de l’Arquebuse, surnom de sa grand-mère.
    Coté Maman, femme « solaire et polygame », dans l’ex-couvent de Verdelot, en Seine-et-Marne, où ses parents « aimaient au pluriel », les leçons de vie ne furent guère plus corsetées, adonnées à une recherche de tous les plaisirs du corps et de l’esprit que la grand-mère distinguait de l’égoïsme en les disant « hantés jusqu’au délire par l’extase d’être soi ».
    Etre plus soi : tel est aussi bien le fil rouge de ce Roman des Jardin, qui pourrait souvent basculer dans la chronique mondaine (y passent en effet divers comparses connus, de Gainsbourg en Delon), mais qu’une réelle nécessité personnelle leste de vérité, avec des moments poignants (la solitude juste entrevue de la faraude grand-mère) alternant avec des morceaux de bravoure épiques (la mise en mer de la défunte guenon).
    Enfin et surtout, perceptibles dans ses dernières pages, une sorte de nouvelle porosité et de nouvelle puissance d’expression donnent à ce roman sa fraîcheur étonnante, comme d’une seconde naissance.
    Alexandre Jardin. Le roman des Jardin. Grasset, 313p.
    En librairie dès le 24 août.

    Cet article est paru dans l'édition de 24Heures du 16 août.


  • Poésie du noir et blanc

    A La Désirade, ce lundi 15 août



    Il a fait tout gris tout le jour, ou plus exactement il a fait noir et blanc, dans les tonalités  de Jules et Jim que je suis en train de regarder d’un œil tout en classant mes livres et en prenant ces quelques notes.
    Je croyais avoir vu plusieurs fois déjà Jules et Jim, mais ce n’est qu’aujourd’hui, dans le noir et blanc de ce jour pluvieux, me rappelant avec mélancolie la mort de mon ami Reynald, il y aura juste vingt ans de ça dans trois jours, que je vois vraiment ce film si doux et si dur à la fois, si lancinant et si léger, si merveilleusement rapide aussi, si français, si net dans ses plans et si délié, si juste, si naturel dans le passage d’un plan à l’autre.
    C’est Alain Cavalier qui me disait, un jour, que le problème essentiel du cinéma était le passage d’un plan à un autre, et Jules et Jim l’illustre à merveille, sans trace de maniérisme et sans bavardage non plus, ou peu s’en faut. Ce qui est dit là, dans ce récit en noir et blanc, ne peut être dit comme ça qu’au cinéma, avec ces acteurs et avec ces voix, cette pureté tendre et cruelle à la fois. Il y a dans ce conte amoureux quelque chose de Cocteau ou de Morand, mais le charme inquiet des années 60 en plus, avec une sorte de regard à travers le temps, d’un après-guerre à l’autre, qui donne leur profondeur et leur relief aux tableaux de cette jeunesse qui se prolonge…

  • Divagation dominicale

    A la rédaction, ce dimanche 14 août

    Damned, maudits Chinois ! me suis-je exclamé ce matin en découvrant, après avoir lancé mon Dell portable à ligne aérodynamique, que mes fichiers récents les plus précieux (mon dernier livre en chantier, mes carnets d’août 2005 et toute la matière du nouveau Passe-Muraille) s’étaient volatilisés comme par enchantement. Sur quoi, descendu en catastrophe à la rédaction de 24Heures où se situe notre base de données,  j’ai retrouvé cette matière que j’espère pouvoir, si les Chinois me l’accordent, récupérer sur mon outil volant. Mais quelle panique en attendant ! Et quel encouragement, aussi, à la fois à sécuriser à mort, et plus encore à tout écrire à la main de ma belle encre verte.
    Justement, hier, j’avais commencé de tout préparer à cet effet dans mon capharnaüm de livres et de fafs en piles, en tas, en tours, en cairns et en termitières papivores : j’avais entrepris de remplacer ma petite table de travail par une deux fois plus grande, qui n’est autre que la table du fameux Docteur César-Roux, médecin des pauvres et chirurgien-bricoleur de génie qui a donné son nom à l’une des rues les plus polluées de Lausanne et sa table à mon père-grand, lequel me l’a transmise et que j’accable d’encaustique depuis au moins 35 ans. Or donc m’étais-je dit, mon fils, désormais, tu n’écriras sur cette table plus qu’à l’encre verte avant de tout recopier à l’ordi maudit. Je ne croyais pas si bien dire : les Chinois m’avaient à l’oeil et me voici verrouillé dans ma nouvelle conviction sécuritaire.
    Aussi c’est un rappel excellent, à caractère virulemment métaphysique, de la volatilité de toute vacation terrestre et du caractère aussi fugace que vivace de nos infimes écrits quotidiens. Vassily Rozanov l’avait saisi mieux que personne, qui disait incarner la fin de la littérature en sanctifiant du même coup le moindre de ses soupirs et plus encore le moindre soupir des siens. Et voilà le résultat : plus que jamais la littérature devient une affaire privée et personnelle se transmettant d’un individu à l’autre tandis que les camions déversent leur lot quotidien de Marc Levy et de Dan Brown dans la cour des foules.


    Un autre avantage des rangements tient à cela que nous retrouvons quantité de livres que nous avions oubliée, comme cet Aller retour New York d’Henry Miller, dans la collection de la Petite Ourse de Rencontre qui a ressurgi hier soir d’un Ararat de bouquins empoussiérés et que je me suis mis tout de suite à relire. L’énergie de ce formidable bretteur ! Et le rappel d’Alfred Perlès, auquel ce livre est adressé, dont Miller dit que c’était le plus abondant épistolier des terres émergées. Du coup je me suis rappelé qu’il fallait que je fasse un signe à ma chère Asa, qui m’a toujours fait tant de réclame pour Miller, et que je reprenne mon Zambèze d’échange de lettres avec l’impayable Antonin.

    Autre détail: j’ai relevé ce matin, sur le rapport quotidien des visites de ce blog, que j’avais reçu 2071 coups d’œil durant cette première quinzaine d’août, et là encore je me suis dit : gare à l’illusion : un clic et tout ça s’évapore comme neige de baleine au soleil assassin…
    N’empêche que l’on y croit n’est-ce pas, à nos messages à Dieu sait qui, entre autre bouteilles à la mer. Même de plus en plus isolés les uns des autres, ils s’envoient comme ça des signes, les humains. Notre enfant Number One nous balance d’ailleurs, ce dimanche matin, un dernier SMS de Damas. Et hier c’était l’ami Nicolas de son île grecque. Et tout à l’heure un autre texto du jeune Bruno lisant Odon von Horvath au bord du Rhin...

    Eh mais gaffe à toi, camarade : sécurise illico ces divagations, pas que l'Humanité en perde une miette !

  • Le secret de Wittgenstein

    Ludwig Wittgenstein peut-il être soupçonné d'avoir caché, à ses contemporains, le danger que représentait Adolf Hitler ? Le génial logicien autrichien n'était-il pas mieux placé que quiconque pour connaître « le monstre », lui qui l'avait côtoyé en son adolescence, au collège de Linz ? Telles sont les questions qui se posent assez insidieusement à la lecture de ce (remarquable) petit livre, en lequel il faut voir une variation romanesque bien plus qu'un début de mise en accusation.

    Ainsi que le confirme la récente notice biographique du très sérieux Dictionnaire Wittgenstein (Gallimard, Bibliothèque des idées, 2003), le jeune Ludwig fréquenta bel et bien le collège de Linz à la même époque que son aîné (qui semble le citer explicitement dans Mein Kampf), mais on sait que la cristallisation de l'antisémitisme de Hitler est bien ultérieure, et rien ne permet d'affirmer qu'il y eut entre les deux garçons un rapport personnel significatif.

    Antoine Billot n'en imagine pas moins une « scène primitive » qui expliquerait l'une des origines du ressentiment mortel de l'artiste raté, humilié par le fils du grand mécène viennois Karl Wittgenstein. Même aventurée, l'hypothèse donne lieu à la rencontre assez fascinante à Cambridge, en avril 1951, d'un jeune homme candide manipulé par d'anciens déportés vengeurs et du philosophe à la toute fin de sa vie, titubant entre lucidité et délires révélateurs. D'une très belle écriture, ce sombre bijou pourrait fâcher certains gardiens du temple, mais tant pis pour eux, n'est-ce pas ?

    Antoine Billot.Le désarroi de l'élève Wittgenstein. Gallimard, col. L'Un et l'autre, 208

  • Les printemps retrouvés

    Rencontre avec Francis Reusser

    C'était en 1976, la chute de Saigon n'était plus qu'un souvenir lointain mais la Révolution culturelle chinoise nourrissait encore maintes illusions chez les gauchistes occidentaux. Au Festival de Locarno, cette année-là, le Léopard d'or fut attribué à Francis Reusser pour Le grand soir, également couronné au Festival de Hyères. L'accueil des camarades du cinéaste, jugé politiquement incorrect, fut en revanche globalement négatif, qui lui reste aujourd'hui encore en travers de la gorge. Un article incendiaire, et non signé, du journal Rupture le traitait ainsi de renégat et lui prédisait un avenir d'infâme suppôt de l'art bourgeois. Un quart de siècle plus tard, l'affreux « déviationniste » n'en a pas moins retrouvé ceux avec lesquels il partagea, au tournant des années 70, maints combats, dont celui du Comité Action Cinéma et de Lôzane bouge. Son dernier film, réalisé pour la télévision, n'a rien pour autant de la commémoration d'anciens combattants ...

    — Quelles sont, Francis Reusser, les origines de votre rébellion ?

    — C'est d'abord l'histoire d'un orphelin (j'ai perdu ma mère en ma deuxième année, et mon père à 13 ans) qui bascula dans la petite délinquance avant de se retrouver en maison de correction. Fils d'ouvrier veveysan, j'avais fait un bout de collège et deux ans à l'Ecole de photographie de la grande époque, avant de me retrouver, chenapan chopé pour un larcin dans les vestiaires du tennis-club, « casé » dans une institution pilote de la région genevoise, où le jeune éducateur Louis Emery, dont le père avait arrêté Mussolini, m'a tenu lieu de substitut paternel. Comme je le dis dans le film, j'ai pris là de salutaires coups de pied au cul, tout en amorçant un boulot d'assistant cameraman à la télé romande, avec des gars comme Soutter et Goretta qui m'ont beaucoup appris. Il n'y avait que le patron de la télé, René Schenker, qui savait où je rentrais le soir ... Par ailleurs, j'avais déjà commencé à écrire et à faire un peu de théâtre. Le cinéma, auquel j'ai été initié par le club Fip-Fop de Nestlé (rires) ne devait venir que plus tard. Question politique, contrairement à l'ouvrier mon père qui ne voyait en l'URSS qu'une horreur absolue, j'ai été proche des communistes genevois et j'ai collaboré à un journal anarchiste. Mais le premier vrai choc, à côté de la guerre d'Algérie, fut l'attentat contre le consulat d'Espagne à Genève, auquel a participé le futur éditeur écrivain Claude Frochaux, le premier de mes « acteurs » à s'exprimer dans le film.

    — Vous définissez celui que vous avez été, dans les années 70, comme un cinéaste maoïste. Que cela signifie-t-il ?

    — En fait, nous avons été plus soixante-huitards avant 68 qu'après ! La date clé, pour moi, fut 1967, où je suis allé à Prague. J'avais déjà réalisé l'un des sketches de Quatre d'entre elles et j'y ai rencontré les cinéastes tchèques que nous connaissions déjà grâce à Freddy Buache. Là je joue au foot avec Forman, je vais voir tourner Jiri Menzel, et c'est le malentendu total: j'arrive avec mon marxisme et je tombe sur des gens qui font un cinéma formidable et ne rêvent que d'Occident parce que Novotny règne sur le pays. En 1967, j'assiste à un récital de poésie d'Allen Ginsberg dans une cave à jazz de Prague, et l'année qui suit ce sont les chars soviétiques ... Quant au maoïsme, après 68, ce sera la perspective d'une alternative. Le premier et le seul groupe auquel j'adhère vraiment sera Rupture, où je vais rester deux ou trois ans. C'est alors toute une aventure politique et humaine que je raconte dans le film, avec l'imprimerie de Vaugondry, Armand Dériaz, le film sur les Palestiniens (Biladi, une révolution, 1971) qu'on va montrer partout en Suisse et en Europe, le journal Rupture qui cristallise la créativité formidable d'un tas de gens.

    — Pourquoi le choix du style carnet personnel ?

    — C'est un vieux débat que j'ai déjà eu à propos de la pseudoobjectivivité de la TV. On n'avance pas masqué: il y a quelqu'un qui dit « je » et qui assume. Par ailleurs, c'est un portrait de groupe qui n'a rien d'exhaustif. J'ai choisi des gens que je connaissais et dont l'expérience de vie m'a paru significative et intéressante. Certains « acteurs » pressentis se sont défilés qui, eux, n'assument pas ce passé-là. L'un d'eux m'a même menacé de représailles si je le citais. Un autre, que je sais l'un des auteurs de mon « exécution » dans Rupture, et qui occupe aujourd'hui une belle place de directeur, a lui aussi décliné. Passons ...

    — Le bilan politique de ces grandes espérances déçues n'apparaît pas vraiment dans le film. Pourquoi cela ?

    — Si je fais ce film trente ans plus tard, c'est faute de n'avoir pu le faire tout de suite, dans une atmosphère de tensions exacerbées entre les groupes. C'est pourtant sur cette base critique que, par le biais de la fiction, j'ai réalisé Le grand soir. Résultat: j'ai été traîné dans la boue et dans des termes inimaginables aujourd'hui ... — d'ailleurs, un Jacques Basler ou une Diane Gilliard reconnaissent qu'il est heureux que le pouvoir ne soit pas tombé entre leurs mains ! Par la suite, la critique de la stratégie révolutionnaire esquissée dans Le grand soir, d'ailleurs modérée, a été largement reprise et partagée. A ce que je sais, le bilan du maoïsme a été fait par le groupe avant sa dissolution, mais je n'y étais plus. Or ce qui m'intéresse, aujourd'hui, c'est ce que ces gens sont devenus. Comment ils restent fidèles à eux-mêmes par-delà le dogmatisme, et ce qu'ils transmettent. Au-delà de toutes les conneries que nous avons dites ou faites, il y a des valeurs que nous n'avons pas à renier dans la société très dure où nous vivons aujourd'hui. Mon film s'achève au printemps 2003, sur les images des bombardements de Bagdad, et je parle d'un film réalisé par mon fils de 20 ans et ses camarades. La vision de ceux-ci, croyezmoi, n'est pas rose. Et la question se pose plus que jamais: « Que faire ?» é

    Le chant des vies non alignées

    La première et la dernière image des Printemps de notre vie est un coin de terre entre lac et ciel, ce que Francis Reusser le ramuzien voit par sa fenêtre d'enfant du pays, et ce pourrait être un cliché, comme toute sa chronique d'une jeunesse rêvant à la révolution pourrait se réduire à de l'imagerie convenue, si celui qui parle et raconte, et l'imagier, et le capteur de sons et de voix, n'était avant tout un auteur: une espèce d'écrivain doublé d'un poète du visible, accessoirement archiviste et témoin vivant du temps présent.Avec la vélocité généreuse de l'impatient qui aimerait tout dire en recollant vite vite tous les morceaux du souvenir et de l'instant présent, ici et partout, mais en suivant la basse continue très précise et sensible d'un texte écrit, Reusser accueille aussitôt d'autres voix dans son patchwork « in progress », et c'est alors une polyphonie d'accents mais aussi de visages. Il y a Claude le visionnaire et Serge l'artisan coachant son Antillaise au football des filles, Marlène la pasionaria de naguère et Jacques le sculpteur à la dégaine de vivant forcené, l'autre Jacques traînant sa patte et portant toujours haut son cœur solidaire, Sylvain se partageant entre drogués et mômes perdus, Daniel que son travail dans l'humanitaire justifie au meilleur sens politique, Philippe qui revient de la délinquance sans abjurer son engagement, d'autres, et Céline et Julie qui, de leur bateau, regardent leurs « vieux » tout en scrutant leur printemps à elles. Car ce poème à la résistance est aussi une histoire de tribu et de filiation, et comme toujours tout reste à réinventer.

    Francis Reusser. Les printemps de notre vie. A voir sur DVD

  • Un ratage intéressant

    A propos d'Irréversible

    Je ne m’y attendais pas, mais ce film est vraiment quelque chose de peu banal, qui tranche sur les proliférantes idioties du moment, sans être du tout un grand film pour autant. C’est un film extrême, qui manque sûrement d’une base de réflexion solide, mais qui montre l’horreur avec une réelle force.
    Il s’agit de l’histoire, racontée à l’envers, d’une dérive amoureuse qui s’achève en viol puis en vengeance. La forme du récit est troublante, et d’emblée on est physiquement secoué par l’incroyable brutalité de la première scène de meurtre, préparée par une véritable mise en condition visuelle et sonore du spectateur, littéralement projeté en enfer. De ce début réellement épouvantable, où un foutoir homo sert de décor à la mise à mort d’un innocent, l’on «remonte» ensuite d’une péripétie à l’autre, en découvrant d’abord la victime d’une agression sexuelle pour assister ensuite au viol puis à la séquence «en boîte» précédant celui-ci, dans une constante marche à contrepied, pourrait-on dire. Tout a l’air chaotique, et véritablement sens dessus dessous, puis un couple émerge de ce chaos, et un autre , et du silence succède au tintammare infernal, puis l’image d’une femme au milieu d’une prairie paradisiaque.
    Or ce qui cloche, là-dedans, tient à la minceur des personnages et à l’absence d’un contrepoids, non tant moral que métaphysique ou philosophique. La formule philosophique, répétée et censée orienter la signification du film, est que «le temps détruit tout», ce qui me semble en l’ocurrence un truisme. On pourrait l’appliquer à L’Ecclésiaste, mais également à n’importe quel constat général établi par les temps qui courent. Et pour l’occurrence, cette «pensée» fait office de gadget.

  • Contre la fausse parole


    Les modes intellectuelles de la deuxième moitié du XXe siècle, avec leur foison de maîtres penseurs et autres gourous concélébrés de cafés en universités, ont complètement occulté certains penseurs de qualité, dont Louis Lavelle est l’un des plus beaux exemples. Ecrivain d’une haute spiritualité et d’un style admirable de fluidité et de claire profondeur, si l’on ose dire, Lavelle est de ces philosophes dont chaque page nous ramène au cœur de l’interrogation sur le mystère de l’être et le sens de la vie, dans une visée à la fois éthique et métaphysique. Des livres tels que L’intimité spirituelle, La conscience de soi ou, plus encore L’erreur de Narcisse, sont à redécouvrir dans leur fraîcheur persistante, au même titre que les ouvrages plus « techniques », tel l’excellent Panorama des doctrines philosophiques de celui qui tint la chaire de philo du Collège de France de 1941 à sa mort, en 1951.
    L’idée de rééditer La parole et l’écriture, traitant notamment de la corruption du langage contemporain, est aussi louable qu’est pertinente la substantielle introduction de Philippe Perrot. Des données fondamentales du langage à sa modulation par la voix (le souffle, le pépiement de l’enfant, la perception du mot comparé à l’ouïe ou à la vue) et aux vertus, mais aussi aux apories de la parole, Louis Lavelle éclaire une fois de plus notre lanterne avec une tranquille sagesse.
    Louis Lavelle. La parole et l’écriture. Le Félin/Poche, 222p

  • Saisons de la terre et des hommes

    Les Paysans de Ladislas Reymont


    C’est sur le thème des adieux que s’ouvre le premier des quatre chants des Paysans de Ladislas Reymont, qui se déploie d’ailleurs tout entier dans la lumière déclinante et nimbée de mélancolie de L’Automne. Quittant le village où elle servait jusque-là, chez des paysans qui lui ont fait comprendre, à l’approche de l’hiver, qu’elle représentait désormais une charge plus qu’une aide, la vieille Agata s’engage, résignée, sur le triste chemin de mendicité qui va la mener « par le monde », seule avec sa besace et son bâton garni de piquants de hérisson. Avec le curé qu’elle rencontre, et qui la bénit en s’étonnant de cet exode, le lecteur commence à s’apitoyer sur ce pauvre sort, mais déjà la vieille s’éloigne dans la vaste campagne, et la vie poursuit son cours de fleuve. Saluant au passage le prêtre qu’ils aiment et vénèrent, les habitants du village dont les toits de chaume se resserrent derrière les vergers, là-bas, vaquent aux travaux de la saison. Ici, c’est une jeune fille qui conduit une vache au taureau du meunier. Puis c’est le marchand de chiffons juif, traînant la patte derrière sa brouette. Ensuite, c’est un mendiant aveugle guidé par un mâtin. Et là, en rangées de fleurs rouges dans les champs, ce sont les paysannes au ramassage des pommes de terre dont les voix montent par intermittence dans l’air tranquille comme celles d’un chœur antique ; et avec elles c’est le village, tout le village, qui prend vie, et la vieille sagesse des uns, se traduisant à tout moment en sentences riches de l’expérience commune, et la sale langue des autres, le bon sens matois et la verdeur truculente, la parole rude et fleurie des gens de cette terre dont on dit qu’elle seule ne ment pas.
    Ainsi le village va-t-il vivre, quatre saisons durant. Avec ses habitants, nous assistons aux messes du dimanche, dans la contrition manifestée, et nous nous retrouvons au cabaret du juif Jankiel. Nous prendrons un parti ou l’autre dans les litiges du tribunal local, en présence de l’huissier aux pieds nus. Nous nous rendrons à la foire haute en couleurs, au bourg voisin, puis nous connaîtrons la « double mélancolie des chagrins passés et des soucis d’avenir », dans la tristesse fantomatique des lourdes journées pluvieuses. Puis ce sera jour de noces, avec ses réjouissances que ne tarderont à étouffer les neiges d’hiver. Alors nous suivrons les travaux éreintants des bûcherons. Et viendra Noël, pacifiant jusqu’aux plus terribles conflits.
    Car les travaux et les jours de la communauté paysanne ressuscitée par Ladislas Reymont ne constituent qu’une toile de fond, sur laquelle se détachent les figures d’une poignante tragédie.
    Demain, nous le savons bien, le printemps refleurira, le vrai printemps semblant ruisseler du ciel, avec le soleil réchauffant les chaumières. Et comme chaque année, Pâques retentira de l’Alléluia des chrétiens. Puis ce sera la verdure de Pentecôte, et reviendront les nuits courtes, chaudes et claires de tous les étés.
    Cependant nous voici, frères humains, dans le temps brisé de nos passions. À Lipce vivait un homme, et c’était le père. Et le père était l’ennemi de son fils. Et telle femme fut entre eux.
    Voici Maciej Boryna, deux fois veuf mais encore solide dans sa carcasse de patriarche à la fois craint et respecté. Voici son fils Antek, au même caractère ombrageux et emporté, qui lui réclame en vain un tant soit peu d’indépendance. Et voici la belle Jagna, dont le père va faire sa jeune épouse, et qui sèmera le trouble et la honte dans le village en enflammant les cœurs au gré de ses caprices.
    Plus que de grandes figures romanesques, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa me paraissent plutôt, à vrai dire, les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne.
    Maciej Boryna représente par excellence l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité et aussi pour faire enrager son fils, n’est en somme qu’un accident de parcours. Tandis que le vrai Boryna se révèle, à l’heure précédant sa mort, dans la scène prodigieuse où nous le voyons se relever, géant hagard, après des semaines passées dans le coma des suites d’une blessure, pour se rendre dans ses champs, en pleine nuit, et y semer une dernière fois sous le vaste ciel tandis que montent à lui toutes les voix de la terre le suppliant de ne pas les abandonner, jusqu’à tomber foudroyé.
    Jagna Dominikowa, pour sa part, dégage toute la sensualité de la terre, la volupté naturelle et glorieuse en son innocence. C’est le personnage le plus libre apparemment, et le plus artiste aussi. Or c’est cela justement que l’ensemble des femmes, trimant et souffrant pendant qu’elle aguiche et resplendit, ne peuvent lui pardonner. Sans doute ne pensait-elle pas à mal en courant d’un amant à l’autre, mais le terrible châtiment qui la frappe finalement, pour avoir des relents de cruauté, n’en est pas moins conforme à l’instinct de conservation de la communauté.
    À cet égard, l’attitude d’Antek Boryna, partagé entre ses sentiments et la loi du groupe, est également significative. Ainsi, lorsque tous le pressent, au cabaret, de se prononcer sur le sort de celle qui fut à la fois sa marâtre et sa maîtresse, s’exclame-t-il : « Je vis dans une communauté, alors je tiens pour cette communauté ! » Et le moment qui nous révèle le fond de son drame est celui qui le voit renoncer tout à coup à tuer son père, lors de la révolte paysanne conduite par celui-ci, pour courir à sa rescousse.
    Ce qui fait, enfin, la grandeur des Paysans, c’est la généreuse sérénité avec laquelle l’auteur peint cet univers de l’ancestrale civilisation paysanne, et la pénétration charitable qui l’aide à nous faire saisir les plus obscurs mobiles humains. Avec une constante objectivité, formellement maîtrisée par la multiplication des points de vue – ainsi la voix d’un conteur populaire alterne-t-elle avec celles du narrateur et de toutes les parties dialoguées –, Ladislas Reymont parvient à fondre les détails minutieusement observés dans la vision d’ensemble de sa fresque.

    Ladislas Reymont. Les Paysans. Editions L'Age d'Homme.

  • De la critique

    Dans ma fonction de critique, et c’est vrai pour le théâtre plus encore que pour les livres, je me sens essentiellement un médiateur ou plus exactement : un passeur. A la prétention des uns de fonder une critique scientifique, qui me paraît surtout révéler le besoin de soumettre toute observation et tout jugement à l’idéologie, dans une optique aussi réductrice à mes yeux qu’est dépassée la bonne et belle parole de Monsieur le Critique académique, je voudrais opposer le libre exercice d’un franc-tireur également attentif à ce qu’il y a de permanent et de réellement revivifié, dans l’écriture théâtrale ou dans les nouvelles formes d’expression. Autant qu’en art, dont les resucées avant-gardistes ne font plus guère illusion, je tiens à résister aux nouvelles conventions de la pseudo-nouveauté, quitte à passer pour un attardé…


    Ce n’est pas tant ceux qui nous reprochent nos débordements, en matière de critique, que ceux qui nous en félicitent, qui nous en détournent. Ceux-là qui, même d’un jugement nuancé, ne retiennent que les aspects négatifs et nous tapent dans le dos en nous lançant avec quelle douteuse satisfaction: “Ah ça, comme tu l’as descendu...”

     

    Le critique, croqué par Friedrich Dürrenmatt

  • Calaferte par les deux bouts


    C’est en somme par les deux bouts que l’éditeur Gérard Bourgadier, ardent défenseur de la mémoire de Louis Calaferte, nous invite à poursuivre la lecture posthume de ce grand méconnu, dont l’oeuvre compte plus de cent titres dans les genres multiples de l’autofiction (dès son mémorable Requiem des innocents, suivi de Septentrion dont l’érotisme torride lui valut l’interdiction), de la nouvelle (le formidable recueil de Campagnes ou la dérangeante Mécanique des femmes), du théâtre, de la poésie, de l’essai, du pamphlet et des carnets, comptant aujourd’hui 11 volumes.
    Mélange de chroniqueur éruptif à la Céline (quoique plus proche d’un Cendrars ou d’un Henry Miller) et de poète à fulgurances, de contestataire hors-parti et de moraliste, voire de mystique, Louis Calaferte composa les cinq récits de No man’s land à l’époque de Septentrion, dont ils ont le même ton flamboyant et grinçant à la fois, notamment La soirée chez Brandès, où la guerre des sexes et la passion artiste s’enchevêtrent comme des lianes enflammées…
    Tout différent, plus grave d’inspiration, parfois nuancé d’amertume, mais également de mélancolie et de tendresse, est le ton de Circonstances, où nous retrouvons l’homme vieillissant en sa retraite provinciale (il vomit le parisianisme) d’Alceste chrétien affirmant finalement que « si Dieu n’existe pas, nous n’existons pas non plus »…

    Louis Calaferte. No mans’land (récits) et Circonstances (Carnets 1989).Editions Gallimard, L’Arpenteur, respectivement 207p. et 245p.

  • Du vrai travail...

    A La Désirade, ce dimanche 7 août

    En vacances depuis hier, enfin je vais pouvoir travailler un peu sérieusement, j’entends : vivre plus avec L., écrire plus, plus lire, et peindre plus, voir plus de gens et surtout être plus attentif à tout, comme ce soir à cet inimaginable ciel gris orangé formant comme un dais chiné au-dessus d’un autre ciel à l’orient de perle reflétant sa pâleur dans les eaux du lac, là-bas au-delà des frondaisons du val suspendu.
    Le Triple concerto pour hautbois de Bach accompagne ma rêverie tandis que les nuages rougeoient un peu plus et qu’une dernière effusion d’or laiteux se répand du couchant sur tout le bassin lémanique…
    Tout à l’heure je regardais, d’un œil, le Dalaï-lama aux infos du soir (le cher homme prêche la compassion dans un stade de football de Zurich-City) en même temps que de l’autre je lisais Au secours Houellebecq revient !, petit livre vite fait et peut-être prématuré, s’agissant d’un roman que personne n’a encore eu l’heur de lire, alors même que l’auteur, Eric Naulleau, stigmatise l’éditeur et les Inrocks pour l’avant-campagne de marketing démente menée autour de la fameuse ( ?) chose à venir…
    Si je partage entièrement sa virulente critique d’un système qui tend de plus en plus à noyer la littérature dans la masse de n’importe quoi, et substituer, à l’approche attentive des livres, le battage médiatique où il n’est plus question par exemple que des goûts culinaires de l’Auteur ou de son penchant pour les chiens, au détriment de son travail, en revanche Eric Naulleau me semble un peu injuste en ce qui concerne l’apport de Houellebecq, tout de même intéressant, à tout le moins emblématique des névroses d’époque, et parfois aigu dans ses observations et plus encore par leur modulation, surtout dans Extension du domaine de la lutte. Cela étant, apparu cinquante ans plus tôt, un tel écrivain se serait fondu dans la catégorie des seconds couteaux : cela ne fait pas un pli à mes yeux, tandis qu’aujourd’hui les données conjuguées d’un creux de vague et des moyens de valoriser l’insignifiance à grands coups de publicité en fait un « auteur-phare », selon la formule aussi consacrée que débile…

    Ah mais tellement plus importants à l’instant : ces derniers feux de rouge en fusion dans le jour qui s’en va sur les ailes du hautbois - ce ciel me rappelant une fois de plus le regret de Corot sur son lit de mort, qui se reprochait de n’avoir jamais su peindre vraiment un ciel, ce qui s’appelle un vrai ciel…


  • Les pèlerins du blues



    The soul of a man de Wim Wenders
    « Le blues et une musique qui parle à chacun, affirme Martin Scorsese. Son émotion, sa puissance et son rythme sont universels. » Or l'amour du blues, précisément, a poussé le fameux réalisateur à concevoir une collection de films où sept cinéastes passionnés de cette musique, lui compris, célèbrent celle-ci, chacun selon sa sensibilité.
    Premier de la série à être présenté ,le film de Wim Wenders, intitulé The soul of a man (L'âme d'un homme), est un voyage à travers le temps où l'âme du blues revit d'une génération à l'autre et au fil de voix plus belles les unes que les autres, propulsées à travers l'espace comme une poussière d'étoiles.
    La métaphore kitsch n'est pas gratuite, puisque le vaisseau spatial Voyager, lancé en 1997, transporte en effet un enregistrement de la voix du chanteur aveugle Blind Willie Johnson (auteur notamment de The soul of a man), qui va ressusciter ici deux légendes du blues dont les compositions n'ont cessé d'être reprises depuis les sixties, à savoir Skip James, étonnante figure des années 30 longtemps oublié et redécouvert à Newport en 1964, et J. B. Lenoir, autre créateur mythique dont l'art a culminé à l'époque de Martin Luther King et de la guerre au Vietnam, ensuite revisité par nombre de contemporains.
    Plus qu'un documentaire riche en images d'archives, The soul of a man constitue un poème musical, cinématographique et « historique » entremêlant les époques et les voix avec une élégance formelle qui ne vire jamais à l'esthétisme ou aux effets aguicheurs genre clip. Figure émouvante de l'époque de la Dépression, Skip James revit ici lors de son premier enregistrement de 1931, qui ne lui vaudra pas un dollar de droit (la Paramount Records déposant bientôt son bilan), mais Wenders en cite simultanément toutes les reprises ultérieures, de Bonnie Raitt à Bek ou de Lucinda Williams à Lou Reed, notamment ; et de rappeler aussi que c'est le succès du groupe Cream qui permettra au vieux Skip cancéreux de se faire opérer et de survivre quelques années encore ...
    Dans la foulée, c'est sur la piste de John Mayall chantant la mort de J. B. Lenoir que Wenders remonte, grâce au travail documentaire oublié d'un adorable couple de babas suédois, à la source pure de cet autre inspiré du blues, auteur, entre autres, de Down in Mississippi (que reprennent ici Los Lobos) ou de Vietnam blues, dont Cassandra Wilson module une version vibrante. Plus d'âge, ni de race qui séparent, mais de belles voix, de belles images et de belles gens qui conjurent la mocheté des temps qui courent. A vérifier sur le DVD…

  • Au bon jeune temps

    Nos meilleures années, c'est tous les jours ...


    Une belle chanson récente de Charlebois, C'était une très bonne année, rend le même son de nostalgie radieuse qu'un film qui a fait son chemin de bouche à oreille, sans casting d'enfer ni plus d'effets spéciaux que de pub, intitulé Nos meilleures années (La meglio gioventù) et retraçant la chronique des trois dernières décennies vécues par une famille italienne qu'on pourrait dire bonnement une famille humaine.
    Charlebois alignera soixante balais, cette année, dans le grand beau placard de sa vie de « doux sauvage », et sa chanson nous raconte que l'année de ses 20 ans fut bien bonne, mais que celles de ses 30 et de ses 40 ans ne le furent pas moins, et c'est le même sentiment qui se dégage finalement des six heures de bonheur souvent poigné par l'émotion — car rien n'y est omis des douleurs de la vie — que nous fait vivre le film tendre, généreux et plus profond qu'il n'y paraît sous ses dehors de saga télégénique, de Marco Tullio Girardi.
    Ce qui y épate surtout, c'est que pas un instant l'esprit « ancien combattant » si répandu dans la génération soixante-huitarde ne sévit dans cette fresque également dénuée de toute idéologie réductrice. Le parti pris « humaniste » de Girardi, qui s'en tient essentiellement aux retombées personnelles des événements de ces trente ans écoulés, en fait-il pour autant un film apolitique ou même « de droite »? Telle n'est pas du tout non  impression, sans qu’on puisse dire pour autant que Nos meilleures années est un film « de gauche ». Mais comment ne pas voir, par ailleurs, que ce film échappe à la fois au cynisme et au désabusement, et que ses positions fondamentales participent d'un esprit critique lucide et généreux ?
    L'opinion prévaut toujours, pour certains, qu'une œuvre ne peut être dite « engagée » sans dénoncer ceci ou cela et sans se rapporter à telle ou telle position explicite. Tchekhov fut sans doute, à son époque, l'un des peintres les plus radicaux de la misère russe, mais ses admirateurs « de gauche » ne cessèrent de lui reprocher de ne pas se rallier à tel ou tel parti et de ne pas dénoncer plus clairement le mal. Or le bon toubib répondait simplement qu'un écrivain qui peint des voleurs de chevaux n'a pas besoin de dire, s'il a bien fait son travail, qu'il est mal de voler des chevaux. Et les récits de Tchekhov continuent de nous toucher et de nous « changer », alors que les discours des idéologues restent plus que jamais lettre morte.
    Il est cependant un parti pris, dans Nos meilleures années, qui consiste à célébrer la beauté des choses et des gens. Cela ne se répète pas tous les jours dans les journaux et moins encore dans les téléjournaux, et pourtant c'est le dernier mot du film et cela en résume l'orientation et la « lumière ».
    Pour autant, et une fois encore, ce film ne dore pas la pilule. De l'horreur vécue dans certains établissements psychiatriques, à la fin des années soixante, à la terreur mafieuse culminant avec l'assassinat du juge Falcone en passant par les Brigades rouges, le chômage, la drogue et la détresse existentielle aboutissant parfois au suicide, il évoque aussi la face sombre de notre condition. Pourtant, c'est essentiellement un film d'amour que Nos meilleures années, dont tous les personnages, issus de quatre générations, inspirent le même attachement et la même confiance. Le « message » qu'on pourrait en dégager, qui n'a rien d'explicitement politique ou religieux (alors même qu'il s'inscrit dans la communauté vivante et questionne le sens et les fins de notre vie), se résume à ce que vous en direz à ceux que vous aimez et aux autres. Allez voir ce film et parlez-en à vos mômes et à vos vieux. Ce sera comme de parler de nos années bonnes qui parfois le furent un peu moins: de notre « meglio gioventù », de notre jeunesse qui fout le camp et reverdit tous les matins…

  • Eloge du savoir-boire



    La fièvre d’hygiène et de vertu qui sévit de concert avec l’industrie polluante et le commerce de la pornographie ne peut qu’inciter à la réaction vive : à bas tout ça et retour à Baudelaire qui disait qu’« il faut être toujours ivre » sans confondre pour autant ivresse et « défonce » imbécile.
    Dans le même esprit, Georges Picard enchaîne aussi bien : « La seule ivresse qui me convient est singulière. Je déteste les paradis collectifs, fussent-ils d’alcool, de drogue, de prière, d’enthousiasme politique ou sportif ». A l’opposé de la « masse éthylisée », l’ivresse du poète taoïste sous la lune ronde ou la sainte godille de Malcolm Lowry de bars en bars, sous le volcan, relèvent d’une compulsion qui n’a rien de recroquevillant ou d’anesthésiant mais au contraire visent à l’extase, à tout le moins à l’exacerbation joyeuse de la perception. Cela étant, Picard s’inscrit en faux contre l’idée, somme toute bourgeoise, que l’alcool (ou la drogue) aiguisent la pointe du génie, même si quelques exemples prouvent qu’il ne l’avachit pas forcément non plus. « La bonne ivresse ne libère que les meilleurs instincts », relève encore l’auteur, avant d’ajouter que « la plupart des individus boivent bêtement ».
    Confessant illico qu’il n’aura jamais bu pour se désennuyer, Georges Picard n’est jamais ennuyeux non plus dans cette suite de réflexions et de digressions qu’on ponctuera d’autant de verres d’eau claire ou de vin à belle robe, selon l’heure et l’humeur…

    Georges Picard. Du bon usage de l’ivresse. José Corti, 165p.

  • Chocolats pour l'âme


    Le virginal protagoniste du dernier roman de Christian Bobin chemine, très au-dessus des miasmes de notre bas monde, sur une arête de neige pure d'où il hume déjà l'odeur de sainteté des petits petons des chérubins. C'est un parfum à peine moins éthéré, baptisé Madone, qui lui a valu de tomber amoureux de Louise Amour dont la profession est d'être «nez ». Séduite par les livres tout empreints de mysticisme du jeune lettré, la Louise en question leur a emprunté diverses sentences aux fins publicitaires de lancer son produit. Ce trivial usage des sublimités du jeune homme (notre puceau touche à la trentaine, mais il constate qu'il avait oublié de vivre jusque-là) devrait le fâcher un max, tant il fuit la gadoue et ce qu'il appelle gentiment « l'Antarctique des gens normaux ».
    Mais le seul nom de Louise Amour, puis sa rencontre dans la « ville barbare » de Paris, lui révélant cet irrésistible sourire qui « enveloppait son visage d'une chaste cornette de lumière », et leur relation ensuite, vont pas mal bousculer ses saintes habitudes jusqu'au jour, crac, où le cœur de Louise lâche et le laisse là tout veuf, sinon tout bœuf (il lui arrive de voir des saintes en les vaches ruminant au pré).
    Frisant à tout moment le kitsch sulpicien, Christian Bobin nous offre ici ce que son personnage appelle « des chocolats pour l'âme ». A consommer modérément, histoire de savourer de fines touches de candeur bluette et d'assez  lumineuse écriture.
    Christian Bobin. Louise Amour. Gallimard, 150 pp.

  • L'ombre d'Eros

    De même que le narrateur de ce roman, un jeune photographe japonais établi à Cuba, est aussitôt fasciné par la très étrange, voire très cinglée Reiko Sakurai, une compatriote actrice qui débarque en ces lieux à la recherche d’un homme qu’elle appelle « le maître », le lecteur se trouve happé, presque à son corps défendant, par le flux d’énergie d’un récit à multiples enchâssements évoquant parfois les délires contrôlés d’un Thomas Bernhard.
    Sans s’occuper d’abord de l’identité de celui qui l’accueille, qu’elle imagine un envoyé du « maître », Reiko déverse, sur le supposé factotum, un véritable Niagara de confidences salées, frisant parfois la démence et reconstituant pourtant, avec une force d’évocation théâtrale (l’actrice faisant tous les rôles) et quelque chose de cinématographique aussi (dans le montage des séquences), le récit d’une vie chaotique marquée par une relation initiatique sado-maso et le recours à tous les excitants extrêmes.  
    Sous les dehors d’un récit indirect à l’érotisme exacerbé excluant toute intimité réelle, Thanatos, dernier volet de la trilogie englobant Ecstasy et Melancholia, en impose par la radicalité du propos sur les relations de dépendance, quelle qu’elles soient, et sur l’importance des cristallisations culturelles, illustrées ici par le contraste violent entre le fatalisme individualiste à la cubaine et  le collectivisme formaliste des Japonais. Glauque et saisissant à la fois par son écriture à couteaux tirés et son questionnement existentiel sur la valeur de toute vie…

    Ryû Murakami. Thanatos. Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Editions Philippe Picquier, 231p.

  • La maison du poète

    Après avoir achevé, toute jeune fille, la lecture intégrale de la Recherche du temps perdu, lors d’un séjour au Portugal, Evelyne Bloch éprouva le désir de visiter la maison d’Illiers (inspiratrice de Combray) pour y retrouver le fantôme de Marcel, où l’accueillit un certain Monsieur Larcher citant d’entiers paragraphes de Proust par cœur en lui faisant visiter les lieux. Cette même ferveur l’a saisie, à son tour, pour devenir une véritable passion. Ainsi la biographe de Madame Proust et de Flora Tristan a-t-elle réuni une précieuse documentation sur les maisons d’écrivains en France et ailleurs, qu’elle nous fait découvrir ici avec une foison de détails et d’anecdotes.

    Du pavillon minimaliste de Beckett à la « maison-racine » de George Sand à Nohant, en passant par les Charmettes de Rousseau (sans oublier le musée de Montmorency), la maison de Rimbaud tout récemment inaugurée à Charleville, la fascinante villa de Malaparte à Capri, le Paraïs de Giono à Manosque, la cité Véron de Vian au flanc du Moulin Rouge, la « cristal room » de Victor Hugo à Guernesey, la (conjecturale) Devinière de Rabelais à Seuilly, les lieux nomenclaturés mais jamais « possédés » en propre par l’errant Cendrars - cent autres maisons enfin, toutes situées au moyen d’une carte et d’une documentation précise. Rien pour autant de sec dans cette épatante invitation au voyage, renvoyant à autant de lectures…

    Evelyne Bloch-Dano. Mes maisons d’écrivains, Tallandier, 349p

    Les maisons de Pierre Loti et de George Sand

  • L'ange venu des eaux

    Lumière de la lagune, de Hanns-Josef Ortheil

     L’image des jeunes pêcheurs à l’arc de Carpaccio, immobiles sur leurs barques et visant les eaux de la lagune, m'est revenue à la lecture de la première scène de ce beau roman, marquée par la découverte, une aube automnale de chasse au canard en ces mêmes lieux, d’un jeune homme entièrement nu et d’une stupéfiante beauté, tenu pour mort dans un premier temps, et qui se relève bientôt mais sans mémoire de ce qu’il fut. Autant dire que c’est une sorte de revenant d’un autre monde que le comte Paolo di Barbaro, noble Vénitien conduisant la chasse et qui a confié le mystérieux jeune homme aux moines d’un couvent, retrouve peu après pour constater, chez celui qui ne se rappelle ensuite que son nom d’Andrea, des dons bien singuliers voire tout à fait hors du commun. Il y a en effet de l’ondin chez ce nageur prodigieux connaissant tout de la vie animale et végétale du royaume des eaux et capable d’en dessiner les moindres détails avec une virtuosité qui laisse le comte, grand amateur d’art, littéralement baba. Pourtant le grand personnage se laisse tirer l’oreille avant de prendre le jeune prodige à son service, qui l’en supplie avec une insistance têtue. Or le premier mouvement de défiance de Barbaro se justifiera par la suite, l’ange de la lagune se montrant par trop humain à l’approche de certaine jeune fille chère au comte – mais n’en disons pas plus. L’essentiel du roman n’est d’ailleurs pas cette « affaire », si révélatrice qu’elle soit des instances de la chair et de la passion amoureuse, mais tient à l’immersion progressive que l’auteur nous ménage dans l’univers de la peinture, à la bascule de deux époques. Constatant les dons naturel de son pupille, le comte l’initie à la peinture des maîtres vénitiens Guardi et Canaletto, dont Andrea décèle les « mollesses » avec un regard qui s’apparente de toute évidence à celui d’un Turner, préfigurant en outre les visions d’un Monet. Significativement, ce n’est pas devant le motif que le génie pictural d’Andrea s’accomplira, mais dans la réclusion sévère que lui a valu sa « faute » et qui lui donne, du moins, le temps et la concentration requis pour une véritable recréation du monde en ses reflets recomposés dans le tourbillon d’une sorte de remémoration proustienne.

    Les romans qui parviennent à combiner érudition et fantaisie, réflexion sur l’art et mouvement romanesque atteignent rarement le point de fusion (et d’effusion) qui scelle la qualité de Lumière de la lagune, confirmant l’originalité d’un écrivain déjà remarqué à la parution des Baisers de Faustina, où il était question du jeune Goethe à Rome. Ce nouveau roman d’Ortheil n’a rien, certes d’un « pavé de plage », et c’est tant mieux n’est-ce pas qu’il se distingue de trop de sous-produits destinés à « tuer le temps ». Un tel livre, captivant et plein de grâce, rend au contraire le temps plus vivant, et quelle plus belle façon que de rêver à Venise ?

    Hanns-Josef Ortheil. Lumière de la lagune. Traduit de l’allemand par Claude Porcell. Seuil, 332p.

  • Le noir lyrisme de James Lee Burke

    A propos de Purple Cane Road

    C’est notre ami le savant linguiste, l’autre soir, tandis que les fusées et autres feux d’artifices éclairaient le ciel du 1er août, fête nationale des Helvètes, qui m’a donné l’envie féroce de retrouver James Lee Burke, dont il a commencé à nous raconter le dernier roman traduit, Purple Cane Road, que je me suis procuré dare-dare pas plus tard qu’hier et dont j’ai lu déjà les trente premières pages.

    Retrouver le flic alcoolo Dave Robicheaux, beau gosse au grand cœur des bords du lac Pontchartrain, en Louisiane pourrie, est toujours un vieux bonheur, et surtout que cette fois il est touché personnellement du fait qu’un malfrat lui balance comme ça, au passage, que sa mère a été assassinée dans telle circonstance odieuse, il y a des années de ça, sa mère qui n’était pas plus du genre sainte que la mère de James Ellroy, à laquelle on pense évidemment dans cet équivalent romanesque du superbe Ma part d’ombre.

    Mais pourquoi diable James Lee Burke nous manque-t-il de loin en loin ? Parce que son dépotoir est beau. Parce que la nature sauvage de sa Louisiane est belle. Parce que ses personnages ont de la gueule. Parce que sa phrase, parce que ses mots, même traduits, ont du chien. Bref et surtout: parce que ce qu'il raconte est intéressant.
    Un jour Michel Butor, après la parution de ses mémorables lectures en quatre volumes de Balzac, interrogé par Bernard Pivot sur la raison de cet engouement, lui répondit simplement : parce que Balzac est intéressant. Voilà : Balzac est intéressant. De même que le Philip Roth de Pastorale américaine est intéressant. Christine Angot n’est absolument pas intéressante, ni Frédéric Beigbeder non plus, ni moins encore ce néant imprimé que figure Marc Lévy, tandis que Simenon est intéressant, et Michael Connelly dans L’envol des anges, et Ryu Murakami dans Thanatos, et James Lee Burke dans Purple Cane Road.
    Notre ami le savant linguiste, l’autre soir, nous a raconté son étude de l’usage des temps dans le roman policier contemporain, qui lui a fait découvrir la complexité de la narration de Simenon, par opposition aux mécanismes répétitifs et conventionnels d’un Jean-Patrick Manchette, dont je me suis toujours demandé pourquoi il m’ennuyait plus souvent qu’à son tour. N’est-ce pas intéressant ? Ce qui est sûr est que j’aime retrouver, physiquement autant qu’affectivement, la Louisiane de James Lee Burke. Il y a chez cet auteur un mélange de force et de sensibilité, de lucidité désespérée et de bonté, de rage épique et de lyrisme qui l’apparentent à un Faulkner, avec tout ce qui distingue le talent du génie, qui pourrait marquer aussi le saut qualitatif entre un Simenon et un Bernanos…

    James Lee Burke. Purple Cane Road. Rivages, 330p.

  • Retour à Romain Gary

     

    Le philosophe et le romancier

    Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’avait envoyé Christian Bourgois m’est soudain apparu : La fin de l’impossible.
    Or trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne comme un acte de reconnaissance aux « alliés » occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à « l’étrange acoustique du monde spirituel » dont parle Kierkegaard ; tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et tout aussitôt intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une « explication avec la vie » passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le « Moi-même moi-mêmisant » pour embrasser « le Tout de la vie », à savoir Romain Gary, Romain Gary dont je n’ai à peu près rien lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit « J’attends la fin de l’impossible », Romain Gary l’écrivain que le philosophe Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski…
    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers « l’étrange acoustique du monde spirituel », les gens dans le train me semblaient plus beaux et ces mots me parlaient : « Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre »...
    Et du même coup je me retrouvais impatient de découvrir de nouveaux livres, peut-être un nouvel interlocuteur vital, et me voici ce soir commençant de lire L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary tandis que la nuit redescend en grandes ombres sur l’espèce de fjord rougeoyant qui se courbe là-bas…



    A paraître chez Christian Bourgois, le 14 octobre : Paul Audi, La fin de l’impossible, deux ou trois choses que je sais de Gary.
    Paul Audi co-dirige en outre un Cahier de l’Herne en préparation, consacré à Romain Gary.

  • Labyrinthe poétique


    Il y a du rêveur labyrinthique à la Borges, du poète métaphysicien à la Kafka, du conteur paradoxal à la Buzzati et de l'humoriste à la Vialatte chez Eduardo Berti que le très compétent Alberto Manguel déclare, dans sa postface au présent recueil, « l'un des auteurs les plus intéressants et les plus doués de la nouvelle génération littéraire d'Argentine ».

    Plus que des nouvelles développées, les quelque quatre-vingts brefs textes réunis dans ce petit livre épatant tiennent d'embryons de récits ou d'amorces de contes dont le lecteur, à partir du « noyau », est supposé développer tout seul les pouvoirs imaginaires. Le consommateur passif en sera pour ses frais, tandis que l'amateur de rêveries fantaisistes ne laissera de se prendre au jeu dédaléen de l'auteur.

    Du peintre suisse inconnu dont une œuvre ancienne est redécouverte et acclamée à Vienne où il finit par s'apercevoir qu'elle est exposée à l'envers, à la machine à copier des photos qui élimine les sujets défunts du cliché, en passant par les deux vieux jumeaux capables de déchiffrer l'énigme des crimes en « lisant » les traces de sang des victimes, Eduardo Berti — qui dit par ailleurs que la première chose qu'il fait en débarquant dans une ville étrangère est de chercher son homonyme dans l'annuaire — multiplie les pistes à suivre, un peu comme dans un poème topologique à la Escher.

    Eduardo Berti. La vie impossible. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Luc Actes Sud, 181 pp.

  • Casting


    "Je veux les matrones à dix heures pile. Tu les fais aligner dans le studio 7 et je les veux maquillées à outrance mais sans coulures. Ensuite tu m’accompagneras au studio 3 où j’ai quelques nouveaux fortiches à briefer".

    "Tu sais ce que sont pour moi les matrones", avait ajouté le Maestro à l’ancien Carlo devenu Carla.

    Or c’était trop peu dire que Carla savait, qui avait passé de l’état de fortiche à celui de matrone épanouie à larges fesses et mammelles.

    Comme le Maestro, Carla était folle d’Italie matriarcale. Tant qu’elle était Carlo, le petit mâle péninsulaire teigneux, son inquiétude de démériter sous la bannière de la Virilité l’avait empêchée de se réaliser pleinement.

    Depuis l’opération, en revanche, Carla jouissait à fond de la vie romaine, et le Maestro, qui avait naturellement méprisé le fortiche de naguère, apprécia tant la matrone qu’il lui offrit de travailler dans son gang.

    A l’heure qu’il est, Carla dirige ses castings en costume flottant de courtisane babylonienne. On la dirait sortie d’un film du Maestro, lequel n’oserait jamais, soit dit en passant, pincer la joue des fortiches comme elle le fait, parfois jusqu’à laisser sa marque.


  • Polar foldingue


    La fille du samouraï de Dominique Sylvain


    Le lecteur, happé dès les premières pages de ce polar à la française où la saveur du langage, la convivialité des climats et la loufoquerie des situations comptent plus que la vraisemblance de l’intrigue, se demandera plus d’une fois, par la suite, où diable Dominique Sylvain va le mener cette fois, avant de se laisser mener en bout de course où tout se dénoue joliment.

    On pense aux joyeuses cavalcades des compères Starsky & Hutch en suivant l’enquête des deux femmes complices réunies pour la seconde fois par Dominique Sylvain, qui font amie-amie avec autant de punch et de malice que les deux chers ringards. Ingrid Diesel carbure à l’énergie sexy, qui masse le jour et s’effeuille la nuit en brave Américaine saine comme une nageuse en eau claire, tandis que Lola Jost, commissaire en principe rangée des poursuites de voiture, fait plutôt dans l’affectif et la sensibilité vieille Europe cultivant son jardin secret à puzzles zen...

    Sans la tribu de Malaussène, il y a un peu de la loufoquerie sympa style Pennac dans le ton de Dominique Sylvain, dont l’histoire s’entortille, se complique et se développe d’une manière plus surprenante à vrai dire que les scénars du gentil prof, avec des moment frisant l’onirique (les soubassements inquiétants d’un hosto) et un souffle que requièrent évidemment les rebondissements en cascade du roman.

    Raconter celui-ci serait priver le lecteur du plaisir de la découverte, mais disons tout de même que l’enjeu de l’enquête est le rétablissement de la vérité à propos du prétendu suicide de la jeune Alice Bobin, fille d’un certain Papy Dynamite et sosie de Britney Spears (elle en a fait une profession) défénestrée du 34e étage de la tour Astor Maillot et filmée durant sa chute par un jeune vidéaste qui s’est empressé de vendre son bout de film à une chaîne de télévision. Ce thème très actuel de la vie parasitée par le virtuel et les images médiatiques est d’ailleurs au cœur du récit de Dominique Sylvain, lié à toute une série d’observations pertinentes sur les dérives du monde contemporain.

    Ceux qui connaissent déjà l’univers ludique des contes urbains de Dominique Sylvain ne demanderont pas à La fille du samouraï, plus qu’au précédent Passage du Désir, la vraisemblance « réaliste » d’un roman noir ordinaire, et pourtant le canevas et le fil conducteur du récit tiennent plus solidement, à la longue, qu’on ne pourrait le craindre, avec une frise de personnages qui s’étoffent peu à peu et un dénouement plongeant dans les embrouilles mêlées de la basse mondanité à maquereaux de luxe et de la haute parano politicarde.

    Au fil d’une investigation destinée, entre autres, à damer le pion à l’inévitable flic fâcheux, surnommé le Nain de jardin, les épiques péripéties vécues par ces dames ne laissent de divertir tandis que la romancière se paie quelques morceaux de bravoure également appréciables.

    Dominique Sylvain. La fille du samouraï. Editions Viviane Hamy, coll. Chemins nocturnes, 284p.



  • Une visite à Jacques Lassalle


    A propos des Papiers de Jeffrey Aspern de Henry James




    Maître, en ses dernières étapes, d’un théâtre du questionnement de l’être sous les voiles du paraître, de la parole dans ses balbutiements, d’une vérité à chaque fois atomisée en vérités, lecteur du monde autant qu’il est écrivain lui-même, artisan de la scène autant qu’artiste, professeur aussi («on n’enseigne jamais que que ce qu’on cherche», relèvera-t-il à ce propos), et nous pourions enfin dire honnête homme à l’irradiante conversation, Jacques Lassalle a créé à Lausanne la mise en théâtre des Papiers d’Aspern, nouvelle tendrement cruelle de l'inépuisable Henry James que, depuis longtemps, soit par le cinéma soit à la scène, il rêvait d’aborder.

    «L’oeuvre de James est de celles qui m’ont le plus intéressé, au même titre que l’univers de Tchekhov, et d’abord parce qu’elle est essentiellement fondée sur l’ambivalence. Quant aux circonstances qui m’amènent enfin à monter l’adaptation théâtrale de cette nouvelle si caractéristique de l’art jamesien, elles sont liées initialement à la rencontre, à Londres, de Jean Pavans, traducteur de James et connaisseur sans pareil de l’oeuvre. Jean Pavans est ce type de l’homme-livre se consacrant intégralement à un auteur, dont la ferveur m’enchante. De James, outre ses traductions, Pavans a adapté trois nouvelles pour le théâtre: Le retour à Florence, Daisy Miller et Les papiers de Jeffrey Aspern. Or, après une longue conversation avec lui, il m’est apparu que je devais monter Les papiers de Jeffrey Aspern."

    L’action de la nouvelle de James se passe à Venise, dans un palais décati où vivent, pauvres et retirées du monde, une Américaine nonagénaire et sa nièce. On sait que la première fut la maîtresse du grand poète Jeffrey Aspern (figure qu’on peut imaginer un condensé de Byron et Shelley), dont elle posséderait encore une précieuse correspondance. C’est pour mettre la main sur celle-ci que débarque un jeune homme que passionne l’oeuvre d’Aspern, et qui va ruser en sorte d’amadouer la vieillarde par le truchement de la moins âgée, laquelle s’éprend secrètement de lui. Mais que se passe-t-il en réalité sous nos yeux ? Telle est bien l’énigme que Jacques Lassalle a choisi de démêler.

    «Il y a là un concentré de thèmes jamesiens qui n’ont rien perdu de leur intérêt à l’heure que nous vivons. C’est par exemple la fascination de l’Amérique pour la vieille Europe, et la confrontation des âges et des sexes, sur fond de lent engloutissement dans cette Venise fin de siècle. Le thème de la passion littéraire est également modulé, avec tout ce qu’il suppose de passions, de procédures et de vanités. L’étrange relation qui s’établit entre les trois personnages repose sur un malentendu et de constantes incertitudes qui me passionnent. Où est le vrai ? Il est tant de vrais possibles. James nous met dans la situation qui est la sienne même, de l’écrivain dont la vie est papier, et papier vivant, papier chargé d’amour mais papier négociable aussi, papier qui vous fait brûler et que vous pourriez brûler de la même façon. L’oeuvre de James est une enquête interminable sur nous-mêmes. Plus nous y puisons et plus nous nous nous interrogeons sur notre présence au monde. Et c’est cela, comme chez Tchekhov ou chez Molière, qui ne cesse de m’interroger aussi bien. Je crois aimer par-dessus tout l’ambivaence de nos vies. Et le secret. Sous les déterminations les plus simples en apparence, il me plaît de sonder l’énigme...»

    Dans l’appartement parisien de Jacques Lassalle, qu’on pourrait dire rêveusement bourgeois, et donc un peu jamesien, la substance condensée de la conversation nous a transportés comme hors du temps, mais déjà nous imaginons la représentation à venir...

    «Une oeuvre est toujours une énigme. Nous commençons par travailler autour de la table, et c’est l’espace du savoir. Ensuite, ce qui se joue dans la pénombre de la répétition relève de l’inconnu. Toute lecture, vous le savez, est une nouvelle naissance. La mise en scène est partout et nulle part, mais à la fin je la voudrais invisible. La représentation vient nous questionner doucement sur notre secret. Cependant nous avons besoin des autres. Et ce qui me touche peut-être le plus, alors, est ce petit silence, après le dernier mot et avant le premier applaudissement, qui dit si le partage s’est accompli.»

  • Puisse le polar rester paria



    Georges Simenon se plaignait naguère de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière.
    Or s’il est vrai que la France, patrie historique de la Littérature avec une grand aile (c’est elle qui le dit), aime à séparer ce qui est « noble » des genres dits mineurs (polar, science fiction, littérature popu en un mot), il n’est pas moins évident que le rompol a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier. Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient tous schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Lettre à mon juge ou Le bourgmestre de Furnes, La neige était sale, Les inconnus dans la maison, Feux rouges, Les gens d’en face ou L’homme qui regardait passer les trains, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche de certains romans noirs contemporains…



    La confusion s’accentue pourtant aujourd’hui, où le terme de polar englobe des auteurs et des formes extrêmement variés à tous points de vue, et de niveaux qualitatifs oscillant entre le pire (Gérard de Villiers pour aller vite dans le ton vulgaire et démago) et le meilleur (Chester Himes, Patricia Highsmith ou James Ellroy pour citer les plus connus), avec ce dénominateur pourtant commun de l’omniprésence du Mal et de la Mort.

    De la belle énigme sophistiquée classique (Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Allan Poe ou Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux) aux embrouilles glauques du Ripley de Patricia Highsmith, en passant par les enquêtes socio-politiques de Michael Connelly (L’envol des anges, etc.), les incursions dans le monde des Indien pueblos de Tony Hillerman ou les nouveaux auteurs français de Manchette à Fred Vargas, les atmosphères et les thématiques du « polar » sont aujourd’hui aussi diverses, à vrai dire, que celles des romans ordinaires.

    Comme l’illustre le récent et substantiel dossier consacré à la vogue du polar par Le Nouvel Observateur, le genre en question ne fait plus aujourd’hui figure de paria, n’était-ce que parce que certains de ses auteurs (mais pas souvent les meilleurs) « cartonnent » dans les listes de best-sellers et relancent la vogue, plus diluée encore du point de vue de la qualité, des séries télévisées standardisées et bien pensantes du style Julie Lescaut ou Navarro.

    Mais le polar gagne-t-il à se voir acclimaté et promu au rang de « noble » littérature. L’évolution d’un Daniel Pennac laisse songeur, et les élégants pastiches d’un Jean Echenoz ne font guère illusion quand on les compare aux descentes aux enfers des auteurs sondant les ténèbres du cœur humain, tels Patricia Highsmith (qu’un Graham Greene qualifiait de « poète de l’angoisse ») ou Robin Cook dans le terrifiant J’étais Dora Suarez, ce roman noir qui vous fait ressentir quasi physiquement le sort de la victime et de son bourreau dément.

    Du catholique Chesterton au visionnaire Dürrenmatt, les plus grands écrivains ont passé par les rues sombres du polar, pour en tirer parfois des vérités humaines éclairantes et de vraies pages de littérature. Autant dire que le polar en soi n’est qu'une appellation fourre-tout, alors même le Mal et la Mort échapperont toujours aux classifications et autres tendances

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du 28 juillet 2005


    Post scriptum: on découvrira bientôt, dans l'étincelant Dictionnaire égoïste de la littérature française, à paraître chez Grasset sous la signature de Charles Dantzig, des pages très pertinentes sur les rapport de San Antonio avec la langue française en particulier et la littérature en général.




  • Poésie du tout-venant


    Les Arrêts déplacés de Marius Daniel Popescu

    Dans l'amical préambule à ce nouveau recueil de Marius Daniel Popescu, René-Luc Thévoz prétend que la démarche du Roumain établi à Lausanne " n'est pas de la littérature ", ce qu' on admettra à la rigueur dans la mesure où cette écriture est toute de simplicité apparente, mais risque de confiner l'auteur, conducteur de bus atypique et auteur unique du journal Le persil, dans les marges du pittoresque.
    Plus judicieux, le préfacier précise ensuite que " l'objectif poétique de Marius Popescu consiste à faire entendre, à faire voir ". Et d'ajouter qu' " on part à la découverte sensorielle des objets qui nous passent sous la main, sans discrimination, et de là, on s' envole vers des univers plus intérieurs ".
    De fait, c'est à partir des " événements " les plus anodins en apparence, que le poète compose ce collage de sensations et d'émotions dont le premier mérite est de rendre aux mots leur densité première, comme par le truchement d'un rituel.
    Telles des " cellules " poétiques, une suite de petits grains (d'un à onze) cristallisent des instants simultanés, du plus simple (" toutes / les femmes / sont / belles ") à de plus complexes intersections, comme pour faire percevoir tout ce qui se trame à la même seconde, ici et partout. De la chose vue à l'émotion, il suffit parfois d'un lien de mémoire comme celui qui associe, " événement rare dans ces contrées ", ce chien noir et sans laisse errant en ville et l' " un des passages de ta grand-mère parmi une foule d'hommes qui buvaient des bières debout "…
    Arrivé en Suisse en 1990, Marius Daniel Popescu pratique notre langue avec une étonnante maîtrise, alternance de limpidité et de baroquisme inventif, en usant (et parfois en abusant) de procédés formels ou typographiques rappelant les expériences lettristes. Pourtant le noyau vif de cette poésie doit moins aux " trucs " qu' à la perception fraîche (" quand / la pluie sursaute autour de toi / comme une gitane ") et à l'accueil de " cela simplement qui est ", selon l'expression d'un Cingria, restituant la présence des proches (les enfants, la compagne ou les amis), de telle vieille dame assise à la gare de Lyon, de tel moribond étendu sous un drap blanc au pied d'un immeuble, de toutes ces vies qui se croisent (" de plus en plus de gens qui parlent seuls "), et l'on oscille du minimal haïku aux plus amples coulées de La sept ou du Tueur de livres, dans une atmosphère d'intimité collective, si l'on ose dire, rappelant un peu la poésie d'un Raymond Carver (Travail manuel ou Big-bang en sont de bons exemples) ou les icônes profanes d'un Charles Bukowski.
    Parfois insuffisamment transposée, la matière poétique de ces Arrêts déplacés n'en est pas moins habitée et frémissante, fraternelle en son regard et généreusement accessible à tout un chacun, comme l'était celle d'un Prévert. D'ailleurs " les paroles dorment sous les gouttes d'eau comme des moineaux ", écrit Marius Daniel Popescu, dont les pépites du verbe étincellent dans le tout-venant des jours.

    Marius Daniel Popescu. Arrêts déplacés. Antipode, 87p.