Rencontre et lecture
Les chemins de la liberté sont parfois imprévisibles, ainsi que l’illustre la trajectoire du fils aux yeux d’ourson de Pascal Jardin, né coiffé dans une famille hirsute où tout le monde aimait qui il voulait dans l’atmosphère la plus fidèlement adultère, si l’on ose dire. Deux exemples parmi d’autres : cet enfant que Pascal Jardin désire que sa femme conçoive avec son meilleur ami, le cinéaste Claude Sautet, qui portera bel et bien le nom des Jardin, demi-frère d’Alexandre. Ou cette messe annuelle du souvenir réunissant le club des trente maîtresses de Pascal, présidé par l’épouse légitime…
De cette éducation jovialement bohème valorisant l’art et la littérature, l’amour libre et plus encore la liberté de penser, Alexandre Jardin se distancia d’abord, construction personnelle oblige, en se coulant dans le moule rassurant du garçon romantique illustré par ses premiers livres, de Bille en tête (1986) pour ainsi dire sorti de la cuisse jupitérienne de Françoise Verny, accoucheuse de ce premier roman gratifié du prix éponyme, au Zèbre (prix Femina 1988) et au Petit sauvage. Vingt ans plus tard, avec quatre enfants de deux femmes, l’écrivain dont on avait senti, déjà, les entournures craquer, notamment dans Le zubial, bel hommage à son père, dit avoir enfin « ouvert les vannes ». Et de fait, Le roman des Jardin s’impose par l’énergie et la verve, mais aussi par la tenue et la santé de son écriture plus encore que par le récit des fredaines carabinées de ses personnages, en somme «inventés » par la vie…
Débarquant en scooter et bermudas chez son nouvel éditeur de la rue des Saints-Pères, Alexandre Jardin raconte la genèse de son livre avec la même faconde, ponctuée d’éclats de rire, et pourtant on sent que cette double ressaisie, existentielle et littéraire, lui tient profondément à cœur.
- Quand votre image de jeune auteur idéal et de bon garçon a-t-elle commencé à vous peser ?
- La fêlure remonte à l’époque de Fanfan, dans lequel j’étais pourtant sincère mais incomplètement puisque, en même temps, paraissait un livre traduit en anglais, sous le nom d’emprunt d’un journaliste connu, où je déversais tout ce qu’il y avait en moi de trouble et de louche. Or ce livre, qui a eu un grand succès mais ne paraîtra jamais sous mon nom, représentait la face d’ombre du chantre de la fidélité conjugale que j’étais alors. Je ne renie pas le rêve de pureté folle que représentait Fanfan, mais enfin je sentais bien que mon mariage avec une fille de notaire était en porte-à-faux avec mon côté Jardin. Depuis lors, je savais que j’évitais d’écrire LE livre qu’il fallait que j’écrive, jusqu’au moment où je me suis lâché…
- Pourquoi intitulez-vous « roman » un livre aussi manifestement autobiographique ?
- Parce que les Jardin étaient un roman ! Le fait d’être normal était considéré par eux comme une tare. J’évoque ce cadre de Nestlé, invité à La Mandragore, qui concrétisait tout ce que ma grand-mère réprouvait. Inversement, elle s’était entichée d’un Neuchâtelois nudiste et ne manquait pas une occasion d’attirer à elle les extravagants de toute obédience, écolos givrés, rabbins ou mages quelconques. Ceci dit, autant les faits exacts sont apparemment improbables, autant j’ai évité la surcharge, et c’est là que j’ai «reconstruit » le roman. Ce qui semble le plus délirant est le plus souvent vrai, mais j’ai dû recourir à un certain recadrage pour équilibrer le récit, quitte à élaguer. C’est ainsi qu’Yves Salgues se contente d’une guenon, alors que sa chienne partageait également son lit… Une de mes grandes craintes était de donner dans la confession et le déballage au goût du jour. Or l’espace du roman, sa fantaisie et son théâtre dialogué me semblaient l’antidote à cette facilité. Lorsque vous lisez le Fouché de Zweig, tout y est « historique », mais c’est un roman captivant ! Tout est affaire de transposition…
- Que vous ont légué les Jardin de plus précieux ?
- A part le goût de la liberté, celui de l’honnêteté. C’est pourquoi j’ai voulu faire un livre intègre. Et puis les Jardin vivaient dans la conviction que la vérité est ce qui est dit. Tout allait vers la création !
- Ne vous payez-vous pas de mot lorsque vous parlez d’absolu ou de pureté ?
- La pureté représente aujourd’hui, à mes yeux, ce luxe incroyable de vivre la vérité. Il est possible que les mots soient encore théâtraux, mais j’ai grandi dans un théâtre. Lorsque mon père est mort, j’ai été subitement privé d’un extraordinaire metteur en scène de notre vie. Il m’a fallu des années avant de rebondir.
- Comment votre mère a-t-elle perçu votre livre ?
- Ma mère a changé de vie. Devenue thérapeute, elle m’a lu dans cette perspective, surtout curieuse de voir ce que je devenais…
- A la fin de votre roman, vous parlez comme si tout commençait pour vous…
-Mais c’est exactement ça ! C’est le premier livre que j’écris sans rien contrôler. Très sincèrement, je pense que Le roman des Jardin est mon premier livre…
Comme une seconde naissance
Il s’en passait des vertes et des pas mûres à La Mandragore, la demeure veveysane où les Jardin vivaient comme hors du temps et bien loin de ce « Tyrol francophone » que représente le pays de Vaud sous la plume d’Alexandre. Avec une grand-mère anarchisante et folle de littérature, maîtresse de Paul Morand et rassemblant toute sorte d’énergumènes autour d’elle dont cet inénarrable débauché toxico d’Yves Salgues, flanqué de sa conjointe guenon ; un aïeul ex-chef de cabinet de Pierre Laval, toujours actif dans les hautes sphères de la politique; une gouvernante surnommée Zouzou se révélant moins sage qu’au premier regard en passant des bras du maître de maison à beaucoup d’autres ; un cabanon réservé aux amours illicites des invités dûment reluquées par les garçons de la tribu: tel fut, côté Jardin, le décor vaudois de l’ « université du plaisir » fréquentée par Alexandre sous le décanat de l’Arquebuse, surnom de sa grand-mère.
Coté Maman, femme « solaire et polygame », dans l’ex-couvent de Verdelot, en Seine-et-Marne, où ses parents « aimaient au pluriel », les leçons de vie ne furent guère plus corsetées, adonnées à une recherche de tous les plaisirs du corps et de l’esprit que la grand-mère distinguait de l’égoïsme en les disant « hantés jusqu’au délire par l’extase d’être soi ».
Etre plus soi : tel est aussi bien le fil rouge de ce Roman des Jardin, qui pourrait souvent basculer dans la chronique mondaine (y passent en effet divers comparses connus, de Gainsbourg en Delon), mais qu’une réelle nécessité personnelle leste de vérité, avec des moments poignants (la solitude juste entrevue de la faraude grand-mère) alternant avec des morceaux de bravoure épiques (la mise en mer de la défunte guenon).
Enfin et surtout, perceptibles dans ses dernières pages, une sorte de nouvelle porosité et de nouvelle puissance d’expression donnent à ce roman sa fraîcheur étonnante, comme d’une seconde naissance.
Alexandre Jardin. Le roman des Jardin. Grasset, 313p.
En librairie dès le 24 août.
Cet article est paru dans l'édition de 24Heures du 16 août.
Commentaires
Intéressant mais je doute néanmoins que le gentil mais mauvais écrivain Alexandre Jardin puisse produire une oeuvre un tant soit peu consistante.
Connaissez-vous le nom de ce livre traduit en anglais sous pseudonyme ?
Comme vous, je n'ai jamais donné bien cher d'une phrase du gentil garçon, mais cette fois il m'a tout de même étonné, et il y a dans ce livre des qualités qui sont bel et bien d'un écrivain à son premier livre. J'ai parié pour ce quelque chose qui commence, mais peut-on se dégager d'une situation telle que la sienne ? C'est toute la question... Quant au titre du fameux livre dévoyé, j'ai bien tenté de le lui arracher, mais pas moyen. Est-ce vraiment intéressant ? Lui-même n'a pas l'air de le croire...
J'ai lu 'le Zubial', aimé les personnages qu'il décrit, et soufflé à chaque fin de chapitre. A 30 ans passés parler comme ça de son père, 'est pas sain!!!
Est-ce qu'il est très sain d'être écrivain ? J'en suis de moins en moins sûr. En revanche je conçois très bien votre réserve sur le Zubial, pour d'autres motifs...